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Livre - Page 51

  • Lago delle Streghe, au Devero. Deux visions...

    La vision romantique, dans les années 90.

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    La vision lyrique, avec le recul des années. Mai 2019.

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  • Ceux qui viennent ensuite

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    Celui qui vient et va comme je te pousse dans le va et vient des petites secousses / Celle qui dit « je viens » au Bavarois qui lui demande en allemand si ça va / Ceux qui sont restés en arrière avant de passer les pieds devant / Celui qu’on dit le Poulidor des cyclistes arméniens / Celle qui seconde aux fourneaux le cuisinier manchot / Ceux qui suivent le wagon de tête en grinçant un peu sur les bords / Celui dont le frère est académicien et la sœur première abbesse crossée / Celle qui s’est toujours effacée au moment de régler l’ardoise / Ceux qui n’ont pas inventé l’eau chaude ni le froid aux yeux / Celui qui est de tous les mauvais coups à l’insu de son cousin télévangéliste mafieux / Celle qui va de l’avant en assurant ses arrières appréciés des connaisseurs / Ceux qui se la jouent perdants en espérant que ça cartonne / Celui qui insiste sur son passé de victime de parents trop riches / Celle qui sur Facebook signale chaque don qu’elle fait à ceux qui le méritent selon elle faute d’être connectés / Ceux qui misent sur le fait que selon l’Evangile les derniers seront les premiers et préfèrent donc attendre qua la prédiction se concrétise en se tournant les pouces au fond du verger / Celui qui prend toujours l’avis de l’avant-dernier qui a parlé pour que le suivant s’en inspire / Celle qui  ne se met du rouge à lèvres qu’après avoir bu le sang de Notre Seigneur / Ceux qui  entrent au Paradis à reculons pour mieux sauter, etc.   

     

     

  • Anton Tchekhov - le fabuleux roman d'une vie

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    Bien plus que la seule bio quasi exhaustive du grand écrivain russe, qui modifie de beaucoup son image trop souvent édulcorée, voire diaphane, c’est une traversée de son œuvre de nouvelliste et de dramaturge que nous propose «Anton Tchekhov – une vie» de Donald Rayfield, et un aperçu prodigieusement vivant de son univers familial, du milieu littéraire et théâtral qu’il fréquenta et de la société russe de la fin du XIXe et du début du XXe siècle.

    Anton Pavlovitch Tchekhov (1860-1904) n’a pas signé un seul roman, comme il y aspirait à certains moments et malgré le fait que certains de ses longs récits – à commencer par La steppe qui lui valut sa première grande popularité –, tendent à la dimension romanesque, et ce n’est pas le moindre paradoxe que la vie de ce petit-fils de serfs très peu académique fasse l’objet, sous la plume d’un vénérable prof d’université anglais, d’un aussi formidable «roman» qu’ Anton Tchekhov – une vie

    Comme le relevait Henri Troyat (né Lev Aslanovitch Tarassov), qui lui consacra lui-même une biographie chatoyante parue en 1984, Tchekhov est resté longtemps à moitié méconnu en France, où son théâtre était certes célébré dès les années 1920, notamment grâce à Georges Pitoëff, alors que sa production narrative, comptant plus de deux cent cinquante récits, tantôt très brefs et satiriques (à ses débuts surtout de tout jeune étudiant en médecine), et de plus en plus développés et lestés de pénétration incisive ou de mélancolie, représente une véritable comédie humaine à la russe. 

    Brassant catégories sociales et types humains, Tchekhov y montre une connaissance de notre drôle d’espèce affûtée par sa pratique de la médecine dans les milieux les plus humbles et la clientèle la moins relevée – notamment les prostituées moscovites dont il soignait au mieux les «maladies de peau» –  la syphilis –, après avoir perdu son pucelage à treize ans dans une maison close de son bled natal de Taganrog, sur les rives de la mer d’Azov...

    La myopie d'Elsa Triolet et une certaine méconnaissance 

    Avant Henri Troyat, Elsa Triolet avait été la première biographe de Tchekhov en langue française, dans le premier des 20 volumes présentant l’œuvre aux Editeurs français réunis, dès 1951, mais cette introduction lourdement plombée par les considérations «léninistes» de la camarade évidemment déçue de ne pas voir Anton Pavlovitch, ami du peuple présumé, embrasser la cause révolutionnaire, souffrait en outre d’un manque d’archives qu’on ne saurait lui reprocher – et notamment de l’énorme correspondance divulguée par la suite, que les lecteurs de langue français ont découverte en 2016 dans la collection Bouquins sous le titre de Vivre de mes rêves , avec une préface épatante d’Antoine Audouard. 

    Enfin, l’on se doit de citer une autre biographie antérieure, publiée en 1962 par le médecin et écrivain Quentin Ritzen, dans la collection Classiques du XXe siècle, bien plus fine et détaillée (quant aux récits de Tchekhov) que celle de Triolet, mais sans l’ampleur extraordinaire du (succulent) pavé de Donald Rayfield que chacune et chacun se procurera avec un tube de bonne colle à sa portée vu que sa reliure brochée à la diable se désosse dès qu’on ouvre le bouquin! 

    Un biographe qui scanne l’époque et sonde les cœurs 

    Donald Rayfield, digne septuagénaire professeur de russe et de littérature ukrainienne à l’université Queen Mary de Londres, est sorti de son cabinet capitonné de philologue lettré pour sillonner la Russie, de bibliothèques en centres d’archives et par tous les lieux qui ont gardé des traces de Tchekhov, de Moscou à Taganrog, et de Saint-Pétersbourg à Yalta ou Badenweiler, exception faite de l’île de Sakhaline et de Hong Kong... 

    Comme il l’explique dans sa préface, il a eu recours à l’immense fonds d’archives représenté par les lettres non détruites ou censurées de Tchekvov (cinq mille lettres) et de ses correspondants (sept mille lettres dont la moitié n’a jamais été utilisée), alors que des centaines de lettres du magnat de la presse Alexei Souvorine, protecteur et ami d’Anton Pavlovitch, mais aussi personnage influent proche du pouvoir et des milieux réactionnaires, contenant probablement des secrets d’Etat, restent inaccessibles. 

    Cela pour le travail d’investigation, déjà énorme, de l’historien anglais, ne constituant que la première moitié de sa tâche de biographe, la seconde consistant à raconter tout ça de manière si possible captivante.

    Or c’est là que son «tissage», nourri par les multiples témoignages (notamment) épistolaires et truffé de citations, devient ce «roman» que j’ai dit, merveilleusement vivant et nuancé, avec sa foison de personnages hauts en couleurs et de situations souvent abracadabrantes. 

    L’attention des lecteurs pourrait se noyer dans cet océan de faits rapportés avec la plus grande minutie, et pourtant il n’en est rien: de son enfance de «martyr heureux», si l’on ose cet oxymore correspondant à l’exacte réalité, à sa double carrière de médecin (sa vraie femme, comme il aimait à le dire) et d’écrivain (la littérature étant sa maîtresse), l’invraisemblable saga de la famille Tchekhov et les multiples liaisons féminines d’Anton Pavlovitch esquivant à tout coup le mariage, pour céder enfin à l’opiniâtre Olga Knipper qui l’accompagnera jusqu’à sa dernière nuit:  tout est là ou peu s’en faut – car maints secrets demeurent – et comme Donald Rayley sait également tout de l’œuvre, nous voyons mieux comment le moindre détail vécu devient sujet d’un récit ou élément d’une pièce de théâtre à venir. 

    Peut-on être un enfant «martyr», battu par son père dès l’âge de cinq ans, comme son père le fut par son grand-père, et parler quand même de ce paternel bigot et violent, moralisant et jean-foutre, avec autant de rancune que de respect, non sans vivre de d’inoubliables jeunes années? 

    On le peut en effet quand on a le caractère trempé d'Anton Tchekhov. Ainsi, à dix-neuf ans,  écrit-il à son frère Alexandre: «Le despotisme et le mensonge ont si bien défiguré notre enfance que son souvenir inspire la nausée et l’horreur».  Mais à la même époque il écrit aussi: «Mon père et ma mère sont, pour moi, les seules personnes sur cette terre pour lesquelles rien ne me paraîtra jamais trop beau. Si je parviens un jour à quelque chose, ce sera grâce à eux. Ce sont des gens excellents et, à lui seul, l’amour sans limites qu’ils portent à leurs enfants les place au-dessus de toute louange, fait écran à tous leurs défauts qu’une vie difficile peut faire apparaîtra». 

    Or cette «vie difficile», Tchekhov va la rencontrer partout et l’affronter à sa manière unique faite de réserve solide et d'humour. Soutien effectif de famille à seize ans, après la faillite de son père fuyant à Moscou, il ne rejettera jamais ni l'indigne autocrate ni ses frères – ces ivrognes invétérés – et pariera toujours pour «le progrès» à proportion de l’état lamentable de la société sans se laisser tenter – moujik dans l’âme et sachant les défaut des moujiks – par aucune idéologie, religieuse ou politique. Indifférent? Bien plutôt, méfiant envers le mensonge des beaux parleurs, à l'écoute des gens sans les juger.

    À ce propos, Henri Troyat écrivait très justement: «Du moujik au prêtre, de l'instituteur au marchand, du juge au délinquant, toutes les catégories sociales, tous les métiers, toutes les déchéances, toutes les ambitions sont représentés dans ses récits. L'activité du Tchékhov médecin lui a permis de pénétrer dans les intérieurs les plus divers et d'en capter, subrepticement, les secrets, et quand il aborde un thème, il n'a qu'à interroger sa mémoire pour qu'elle lui restitue l'atmosphère d'un logis, le parler d'un paysan, les minauderies d'une coquette. Lire ces récits aux multiples facettes, c'est accomplir un voyage vertigineux dans le passé de la Russie, avec, pour guide, un homme clairvoyant, moqueur et fort. C'est découvrir non seulement un écrivain, mais un pays».

    L’inatteignable amoureux, la maladie et la mort 

    Ce qui saisit à la lecture de cette somme, c’est la façon dont Donald Rayfield rend compte de ce qu’on peut dire «l’épaisseur de l’Histoire», entre vies minuscules et séismes d’époque. 

    Avec un sens tout anglais, pragmatique, réaliste à qui-on-ne-la-fait-pas, il accumule, tirés des innombrables sources consultées les détails apparemment les plus anodins de chaque vie, tout en insérant chaque personnage dans la fresque sociale entre vertus publiques et vices privés, ou le contraire… 

    Tchekhov se disait lui-même atteint d’ «autobiographophobie» et protégeait farouchement sa vie privée, non sans archiver le moindre bout de papier, et cela vaut pour toutes ses relations, notamment féminines, autant que pour le roman de ses relations avec Alexei Souvorine le potentat «raspoutinien» de la presse nationaliste dont il critiquera vertement les positions antisémites au moment de l’affaire Dreyfus. 

    Et les femmes? Un poème, car il les fait toutes craquer, et le feuilleton n’a rien d’éthéré, qui passe – entre maintes virées chez «ces dames» – par des romances où l’épouse légitime (la médecine) et la première maîtresse (la littérature) dissuaderont le plus souvent les multiples butineuses de façon parfois cruelle, à quelques exceptions près… Le mariage? Non sans malice frottée de cynisme, Tchekhov écrit à Souvorine qui le presse de faire le pas: «Soit! Je me marie, si c'est ce que vous voulez. Mais voici mes conditions: rien ne doit changer, c’est-à-dire qu’elle doit vivre à Moscou et moi à la campagne d’où je viendrai la voir. Un bonheur qui en effet se perpétue de jour en jour, d’un matin à l’autre –je ne le supporterai pas (...) Je promets d’être un excellent mari, mais donnez-moi une femme qui, comme la lune, n’apparaîtrait pas dans mon ciel chaque jour. N.B. Me marier ne fera pas de moi un meilleur écrivain». 

    Et la mort de Tchékhov? On connaît la scène, à Badenweiler où, avec Olga, il achève son combat contre la maladie; la bouteille de champagne rituellement commandée par le docteur Schwörer, et son dernier mot: «ich sterbe», avant de boire son dernier verre et de rendre son dernier souffle comme en s’excusant – comme il s’est excusé après son premier crachement de sang à vingt-quatre ans – on connaissait tout ça. 

    Mais là encore les détails supplémentaires rapportés par Donald Rayfield sur  les relations d’Olga avec la famille avant et après la mort d'Anton, le transport du corps dans un wagon d’huître fraîches, la sarabande des quatre mille pelés et tondues, fervents lecteurs ou curieux sordides, accompagnant la dépouille d’Anton Pavlovitch au cimetière de Novodevitchi sous le regard effondré de son ami Gorki – et Chaliapine s’exclamant en pleurant: «et c’est pour cette racaille qu’il a vécu, pour elle qu’il a travaillé, enseigné, dénoncé», tout ça brassé par une vie et une œuvre – et quelle vie, quelle œuvre! –, tout ça se trouve bel et bien restitué dans Anton Tchekhov – une vie… 

     

    CVT_Anton-Tchekov--Une-vie_6367.jpgDonald Rayfield. Anton Tchekhov – une vie. Traduit de l’anglais par Agathe Peltereau-Villeneuve,et du russe par Nathalie Dubourvieux. Editions Louison, 553p. 2019.

     

    51yDEPZ6rRL._SX195_.jpgAnton Tchekhov. Vivre de mes rêves – lettres d'une vie. Traduites et annotées par Nadine Dubourvieux. Editions Laffont, coll. Bouquins, 1053p. 2016.

  • Plus noir que neige


    A propos de Fargo, du Rat de Venise et de J'étais Dora Suarez

    Un troubadour, en un vers inoublié, pour célébrer l’immaculée blancheur de sa Dame, disait la neige brune, et probablement pensait-il : noire.
    Mais c’est plus noir que neige sous le soleil assassin, cet après-midi derrière mes volets clos, que je discerne le diamant pur de la cruauté et de tout ce qui l’exprime et la conjure au même instant. Je regarde Fargo après avoir relu Le rat de Venise de Patricia Highsmith, je me rappelle en outre ma fascination pour J’étais Dora Suarez de Robin Cook, et je me demande alors: à quoi tient ce goût du noir qui nous transit de joie féroce ?
    Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences qui s’y tapissemt, mais il n’y a pas que ça. Il y a aussi cela que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences, et qu’au plus noir il appelle à la fois l’effroi et le rire – jamais le sourire : le rire.
    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Je ne parle pas des enfants gâtés : je parle des purs enfants de neige noire. Et de toute évidence, le tueur incarné par Peter Stormare, dans Fargo, est un enfant. D’une certaine manière, le marchande de bagnoles que joue William Macy, qui vient de lui demander d’enlever sa femme pour se tirer d’affaire, est aussi un enfant, mais alors : gâté. Il fuit. Il ne veut pas voir les conséquences. De la même façon, les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là : ils pensent déjà comme des adultes.
    Patricia Highsmith, elle, ne pense pas comme un adulte : elle a le même esprit de conséquence que Peter Stormare qui, quand un flic le chicane, le tue, et quand le corps d’un complice l’encombre, le passe au broyeur sans quitter son expression d’enfant mélancolique. Donc Patricia Highsmith se met à la place du rat, nous fait visiter Venise à hauteur de rat, et fait réagir le rat en rat, qui mange donc au passage la moitié d’un visage de joli bébé simplement du fait que le bébé dégage la même odeur que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça.
    L’humour des frères Coen dans Fargo est du plus beau noir, comme l’est aussi, mais à la limite du supportable, l’éclat du scalpel de Robin Cook dans J’étais Dora Suarez, qui frise le gore et me semble donc d’un noir moins pur.
    Le plus beau noir peut être panique, mais pas guignolesque. Les enfants gâtés et les adolescents se font peur avec du gore qui n’est que la face inverse du rose pompon, c’est-à-dire qu’il esquive le réalisme absolu cher à l’enfance. Le noir de la neige s’en ressent.
    L’enfance vous regarde foutus cons que nous sommes. Les filles et les pères américains (dans Fargo autant que dans Le secret de Brokeback Mountain) essaient d’arranger les choses autant que les mères, mais les enfants et les rats l’entendent autrement, qui savent comment doit finir l’histoire…


    Fargo des frères Coen. En DVD. // Patricia Highsmith. Le rat de venise. Et autres histoires de criminalité animale à l'intention des amis des bêtes. Calmann-Lévy. // Robin Cook. J'étais Dora Suarez. Rivages poche.

  • Rites d'amour et de mort

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    À redécouvrir par le texte et sur DVD: la nouvelle bouleversante de Mishima, intitulée Yûkoku (Patriotisme), et le court métrage qu'en tira le grand écrivain japonais écrivain en 1965, cinq ans avant sa mort par seppuku. Avec un entretien complémentaire de Jean-Claude Courdy chez l'auteur, datant de 1966.

    C’est une nouvelle magnifique et terrifiante que Patriotisme d’Yukio Mishima, dont les tenants et l’aboutissant tragique s’exposent dès les premières lignes : «Le 28 février 1936 (c’est-à-dire le troisième jour de l’Incident du 26 février), le lieutenant Shinji Takeyama du bataillon des Transports de Konoe – bouleversé d’apprendre que ses plus proches camarades faisaient partie des mutins et indigné à l’idée de voir des troupes impériales attaquer des troupes impériales – prit son sabre d’ordonnance et s’éventra rituellement dans la salle aux huit nattes de sa maison particulière, Résidence Yotsuya, sixième d’Aoba-Chô. Sa femme, Reiko, suivit son exemple et se poignarda ».

     Yûkoku03.jpgVoilà : c’est tout. Parce qu’il ne supporte pas l’idée de prendre les armes contre ses camarades, le jeune lieutenant se fait seppuku ; et comme il sied à une femme de soldat, Reiko le suit immédiatement dans la mort. S’il avait eu le moindre doute à ce propos, le lieutenant eût poignardé Reiko lui-même avant de s’immoler. Mais il sait que la jeune femme (il y a moins de la moitié d’une année que les noces de ces deux exemplaires parfaits de la race nippone ont été célébrées) est entièrement prête à la totale observance du Décret sur l’Education qui ordonne au mari et à la femme de vivre en harmonie, interdisant ainsi à l’épouse de contredire l’époux, sous la grave protection des dieux et le respect de Leurs Majestés impériales.

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    « Même au lit, est-il précisé, ils étaient, l’un et l’autre, sérieux à faire peur. Au sommet le plus fou de la plus enivrante passion ils gardaient le cœur sévère et pur ».Et c’est exactement ça : sévère et pure est cette histoire d’une toute jeune femme qui fait, avant même de connaître la décision du lieutenant, de soigneux préparatifs de répartition, entre ses amies d’enfance et camarades de classe, de ses kimonos et autres objets chers (un petit chien de porcelaine, un lapin, un écureuil, un ours, un renard exposés sur la radio), après quoi, comme elle s’y attendait, le lieutenant lui annonce son implacable résolution de s’ouvrir le ventre.

     

    Yûoku04.jpgAmélie Nothomb me dit un jour que cette nouvelle qu'elle me fit découvrir,  était l’un des plus beaux textes contemporains qu’elle connaissait, en ajoutant prudemment qu’elle ne cautionnait pas pour autant son côté « facho ». Or je ne trouve rien là-dedans que de conforme absolument à la règle d’un Empire et d’un ordre militaire rigoureux, sans quoi la tragédie n’y serait pas. Le tragique tient au dilemme insoluble devant lequel se trouve le lieutenant, qui sait que l’empereur va lui ordonner de châtier ses frères d’armes, sait qu’il ne peut désobéir au maître sacré ni tuer ses camarades.

    Yûkoku02.jpgSi la nouvelle de Mishima nous prend à la gorge et aux tripes, c’est parce que l’écrivain, si fasciné qu’il soit par ce Japon du Devoir, est également un artiste, un psychologue et un poète d’une extraordinaire porosité, qui nous fait vivre, un instant après l’autre, le drame de Reiko, puis la dernière nuit des amants se chargeant d’un érotisme grandiose, puis l’effrayante boucherie rituelle du seppuku (que Mishima vivra lui-même le 25 novembre 1970) à laquelle Reiko assiste sans faillir, enfin le geste ultime de la jeune femme quand elle s'égorge elle-même.

     

    Tout cela, bien entendu, devrait se lire à la vitesse des idéogrammes, alors qu’on passe ici du japonais au français par l’anglais. Mais la beauté de cette nouvelle, mélange d’inflexible pureté et de tendresse, la fulgurante rapidité du récit, la justesse de chaque sensation et de chaque émotion, passent les cloisons des langues et les obstacles des langues, autant qu’elles passent les barrières de cultures et de mœurs, de nations ou d’époque, participant bel et bien de la ressemblance humaine.

    Du texte de  Yûkoku, Mishima a tiré en 1965 un court-métrage d'une stupéfiante plasticité, dont les images hiératiques reproduisent très fidèlement la dramaturgie finale de la nouvelle, avec la dernière étreinte amoureuse du couple, le seppuku du lieutenant et le suicide de Reiko, sur le fond musical d'une version du Tristan et Isolde de Wagner enregistrée en 1936. Maudit et détruit, ce film bouleversant (véritable mise en scène avant la lettre de la mort de l'écrivain) avait disparu jusqu'en 2005 où une copie en fut retrouvée. Le triptyque du DVD (avec la nouvelle et le film) est complété par un livret de Stéphane Giocanti évoquant la trajectoire de Mishima et la place de Yûkoku dans son œuvre, avec une accentuation exagérée (selon moi) de la composante homoérotique de Yûkoku. La nouvelle et le film sont une chose, où l'élément masculin et féminin s'équilibrent parfaitement, et leur récupération "gay" relève plus ici de la fantasmagorie complaisante que de la substance essentielle de l'œuvre...      

    Yûkoku05.jpgYûkoku, rites d'amour et de mort. DVD aux éditions Montparnasse, incluant la nouvelle en Folio, le film et le livret.


     

  • Max Frisch et les avatars du JE

    Frisch04.jpgÀ propos du Journal 1966-1971.

    Pressenti comme Prix Nobel de littérature, titulaire du prix de la Paix décerné par les librairies allemands et de nombreuses autres distinctions littéraires ou académiques, connu bien au-delà de nos frontières - son théâtre a été joué dans le monde entier, ses romans et essais suscitant l'intérêt d'un très vaste public -, Max Frisch représente sans doute un type d'écrivain et d'intellectuel caractéristique de l'Occident contemporain. Incarnant la mauvaise conscience d'une intelligentsia issue des classes favorisées de la société, confrontée aux contradictions du système et mobilisée par l'espoir d'un monde plus juste et plus humain, Frisch nous intéresse autant par son parcours intellectuel, où éthiques individuelle et politique ne cessent d'interférer, que par son oeuvre d'écrivain même si celle-ci devrait primer en dernière analyse. À cet égard, la lecture de son Journal 1966-1971 nous propose un jeu de questions-réponses qui nous en apprendra autant sur nous-mêmes que sur l'auteur...

    Frisch03.jpgPar le singulier morcellement de sa forme, indicatif autant d'un éclatement du discours que de l'interférence concertée de "rubriques" hétérogènes dont l'agencement même et la combinatoire assument une fonction critique, le Journal de Max Frisch investit un espace littéraire (car il faut souligner d'emblée l'aspect très élaboré de l'ouvrage dont toute spontanéité, toute effusion sentimentale ou tout abandon au flux du jour le jour sont absents) que nous pourrions situer aux antipodes du journal intime à la manière introspective et (plus ou moins) rien-que-pour-soi d'Amiel.

    Ceux qui recherchent, dans le genre diariste, la méditation personnelle, les aveux non déguisés ou la chaleur d'une voix ne trouveront rien ici (ou presque) qui les satisfasse, tant il est vrai que Max Frisch, au contraire d'un Amiel précisément, ou d'un Maine de Biran, d'un Julien Green, d'un Gombrowicz ou d'un Ernst Jünger, s'efface quasiment, en tant qu'individu se regardant, pour mieux exercer sa lucidité médiumnique. Cela étant, ne nous y trompons pas, car si "le Max" se retire, ou du moins se tient à l'abri des volutes de ses pipes, ce n'est que pour laisser plus libre cours aux notations, aux observations et aux choix déterminés de son compère "le Frisch" (comparé, par un critique de la Zeit  jouant sur les mots, à un poisson enfermé dans un clapier), docteur en honnêteté intellectuelle et ce nonobstant humoriste des plus corrosifs.

     

    Frisch01.jpgUn anti-personnage

    Dans un ensemble de notations datant de 1970 sur "l'usage du JE", où il relève au passage l'étonnant procédé de Norman Mailer  consistant à parler de soi-même à la troisième personne du singulier, Frisch en vient à préciser la nature de son rapport, non tant à sa propre intimité, qui se manifeste plus librement dans des fictions comme Homo Faber ou Montauk, qu'à la forme particulière du Journal: "Peut-être le JE est-il tout indiqué précisément en cas d'égocentrisme; il est un contrôle plus rigoureux. On pourrait, pour le contrôle, faire usage du JE, puis transporter au IL, afin d'être sûr que celui-ci n'est pas seulement un masque - mais on trouve alors des phrases qui n'acquièrent leur objectivité que par le JE, tandis que transposées mot pour mot à la forme sans malice du IL, elles font l'effet d'une lâcheté: celui qui écrit ne se dépasse pas dans le IL, il se défie seulement".

    Frisch07.jpgCette méfiance, à l'égard de l'empire du JE, sera discutée plus loin à propos de Miller, de Gombrowicz et des frères Goncourt, où sera mise en lumière l'alternative de "l'hypertrophie de l'égocentrisme" et de "l'hypertrophie du politique". A ces deux extrêmes, Max Frisch échappe également. Tout l'intérêt de son Journal tient alors, précisément, au dosage subtil des éléments qui lui sont incorporés, ressortissant aux deux sphères, dont l'ensemble constitue un "carnet de bord" permettant au lecteur de suivre un cheminement - et peut-être aura-t-il la curiosité, ensuite, de remonter au précédent Journal 1946-1949 -, un parcours évolutif inscrit dans le temps le renvoyant à des faits liés à la biographie de l'écrivain, au train du monde ou au travail, en coulisses, sur l'oeuvre en train de se faire.

    "Est-ce que je pense que l'état dans lequel je suis (comment je me suis réveillé aujourd'hui, etc.) soit d'intérêt public ? Pourtant je le note de temps à autre et le publie même"...

    "Le journal en tant qu'entraînement à son propre état  dans la pleine conscience de ce qu'il y  a là de futile", notera-t-il encore. Ni masqué ni transparent, ni subjectif à outrance ni dupe non plus de son illusoire objectivité (car il sait bien que toutes les pages aux allures de rapport qu'il nous livre, autant que les coupures de presse qu'il intègre dans son collage, manifestent autant de choix délibérés voire partisans), celui qui nous parle dans ce Journal 1966-1971 nous apparaît comme l'anti-personnage par excellence, indiquant ainsi la vaine gravité du jeu auquel nous sommes conviés avec un clin d'oeil à Montaigne: "C'est ainsi que je fonds et échappe à moi..."

    "Êtes-vous certain que la conservation de l'espèce, une fois disparus toutes vos connaissances et vous-même, vous intéresse réellement ?", se demande "le Max". En voilà une question ! Or tâchons d'y répondre sans tricher et préparons-nous à rempiler: il y en aura en effet tant et plus, de ces interrogations à la fois inattendues et révélatrices ("Aimez-vous les clôtures") où l'humour et l'ironie de l'écrivain font merveille - enfin, pas tout le temps...

    Frisch06.jpgAu reste, on aura tôt fait de le comprendre aussi: le contenu explicite de ces questions-réponses importe moins que l'effet second implicite qu'elles sont appelées à produire. Un langage est là, en train de se former. Une pensée affleure. Sans doute l'auteur s'ingénie-t-il à tourner ses questions de certaine façon, de sorte à faire "accoucher" l'hypothétique lecteur, mais la maïeutique ainsi fondée est une arme à double tranchant, et les esprits mal embouchés se feront un malin plaisir, aussi bien, de retourner les questions du "maître" aux limites de la tautologie ou de l'aporie. Cependant l'ombre du grand Wittgenstein n'aura fait que passer: des questionnaires paradoxaux, roboratifs ou se mordant la queue, voisinent avec d'autres qui touchent à l'avenir de l'espèce, aux raisons que nous avons de (sur)vivre, au mariage, à l'amitié, à la mère patrie, au trafic d'armes, à la propriété privée ou à la mort, au  discours ou au discours sur le discours, entre autres considérations plus attendues du moraliste citoyen achoppant à l'une des obsessions du XXe siècle: la politique.

     

    De la conscience politique  

    De quand date le concept de "conscience politique" ? On pourrait se le demander. Peut-être vous aura-t-on reproché, une fois ou l'autre, votre manque patent en la matière? Mais sans doute, en l'occurrence, votre interlocuteur ne se référait-il pas à Aristote, Platon ou Machiavel: à croire que le politique date pour nous du siècle passé, et qu'un homo politicus nouveau a fait depuis lors son apparition. On y pense plus d'une fois en lisant le Journal de Max Frisch. Parce qu'il nous semble que la "conscience politique" y prend nettement le pas sur la "conscience du politique": que celle-ci n'est plus seulement un élément de la réalité humaine impliquant le jeu de relations et les interactions d'innombrables autres composantes de la réalité, mais une sorte de substrat historico-social et psychologique dont le primat n'entre même plus en discussion. Or l'examen du phénomène et particulièrement intéressant dans une oeuvre qui, sans être inféodée à aucune idéologie dogmatique, baigne dans un climat moral qui est celui-là même de ce dernier quart de siècle dans l'intelligentsia occidentale.

    Cette digression pour inviter le lecteur à un débat, dont la matière abondante et multiforme du passionnant ouvrage de Max Frisch pourrait constituer la base. Qu'on range en effet l'auteur alémanique dans le grand sac rouge des "gauchistes", ou qu'on incrimine au contraire les nuances de son radicalisme, et la discussion sera close. Tandis qu'en le suivant pas à pas, l'esprit en alerte et si possible aussi critique que peut être le sien, et toute la complexion intellectuelle d'un écrivain hautement représentatif de l'époque nous apparaîtra dans ses multiples aspects.

    Voici donc Max Frisch lors de sa première rencontre avec Brecht à Zurich, en 1947, et ensuite plus tard, au retour de celui-ci sur sol allemand, le temps d'une rencontre puis à la veille de sa mort: tout en finesses, sans complaisance, c'est un portrait d'une intense présence où l'auteur, sans cesser d'être lui-même, rend hommage au grand dramaturge révolutionnaire.Ou le voici à Varsovie en 1966, se rappelant les décombres de 1948; ou bien à Prague, en 1967; à Moscou, un an plus tard; à Zurich après les événements du Globus; en Engadine le jour de l'entrée des Russes en Tchécoslovaquie, Dans le Parc national en compagnie de Friedrich Dürrenmatt ; à la Maison-Blanche où le reçoit Henry Kissinger qu'il avait rencontré à Harvard; ou encore dans sa résidence tessinois du val Onsernone, tentant de pénétrer l'esprit affranchi de la nouvelle génération.

    Observateur, scrutateur attentif, Max Frisch ne cesse d'interroger la réalité qui l'entoure et de la soumettre à la critique, qu'il visite la ville de Gorki en compagnie de l'architecte-idéologue en chef ou qu'il partage le lunch de Kissinger futur prix Nobel de la Paix (!) deux jours après l'invasion américaine du Cambodge. De cet entretien avec Kissinger, il ressortira, notamment, que "les intellectuels sont des cyniques" et que "les cyniques n'ont jamais bâti de cathédrales".On peut ne pas partager toutes les opinions de Max Frisch, mais le cynisme nous semble le dernier des reproches qu'on ait le droit de lui adresser.

    Frisch02.jpgL'écrivain surtout...

    Quoi qu'il en soit, que Frisch le démocrate insatisfait de nos démocraties occidentales ait tort ou raison, que le contempteur des vices de notre société soit ou non une conscience au-dessus de tout soupçon, que le moraliste politique emporte notre adhésion ou que nous nous distancions de ses prises de position de circonstance (la propension par trop utopique de son fameux discours de Francfort), l'écrivain s'impose en tant que tel, auquel nous devons les moments les plus forts de ce Journal 1966-1971.

    Ainsi, les esquisses de romans posant les repères essentiels de quelques destinées humaines, avec les histoires de l'orfèvre zurichois mal dans sa peau (toujours ce poisson rouge égaré dans la cage à lapins ! ), celle du pharmacien de Locarno ou du prof d'architecture, nous touchent-elles plus durablement que les considérations de l'écrivain sur tel ou tel thème d'actualité, alors même que la conscience globale de l'artiste investit l'ensemble de notre réalité.

    L'écrivain Max Frisch n'exclut pas mais englobe l'idéologue de gauche, hors de tout esthétisme et de tout sectarisme, déployant une oeuvre polyphonique dont l'un des grands mérites est de mettre en rapport des langages dont le rapprochement provoque l'étonnement  et l'éveil lucide, comme en une sorte de jeu parodique décapant.

    Max Frisch, "conscience de son époque", vous parle ainsi bien gravement de tel manifeste qu'il a décidé (pas pour la première fois) de ne pas signer, mais tout à l'heure vous aurez droit au numéro de Brother Max constatant, au nom de l'ubuesque Association Suicide: "Dix ans après   la fondation, les sept fondateurs sont encore tous en vie"...

     

    Max Frisch. Journal 1966-1971. Traduit de l'allemand par Michèle et Jean Tailleur. Gallimard, coll. Du monde entier, 1975.

     

    Cet article a paru dans le Samedi littéraire du Journal de Genève, le 27 novembre 1976.

  • Des sorcières et des anges

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    Si nous en croyons l’auteur culte par excellence qu’incarne - avec plus de lucidité lancinante et teigneuse que notre trop consensuel Joël Dicker - le redoutable Bret Easton Ellis à l’ironie aussi mordante que celle de Michel Houellebecq, la gouvernance actuelle des Etats-Unis d’Amérique incomberait moins à son président tweeter Donald Trump qu’au clan des Kardashian, Kim et les siennes.

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    Or il faut prêter attention, je crois, aux propos jugés à tort provocateurs du plus fameux enfant terrible de la littérature nord-américaine de ces trente dernières années dont la traduction française du recueil de nouvelles intitulé The Informers portait le titre quasi programmatique et non moins fondé en réalité réelle de Zombies ; et comment ne pas prendre au sérieux ce connaisseur avéré d’une société dont il est à la fois le produit typé et l’acide observateur, s’agissant de cette autre émanation médiatico-numérique que figure le clan Kardashian, concrétisation en 3D d’un feuilleton glamour mondialisé aux personnages de fées botoxées à griffes de sorcières semblant issues des séries hollywoodiennes des années précédentes, de Dallas en Dynasty.

    Bret Easton Ellis est un garçon plus sérieux que ne le prétendent ses détracteurs médiatiques ou académiques et les brigades de tribades qui l’ont flingué à la parution d’American Psycho (et bien avant et plus encore après), réellement sérieux comme il le relève lui-même - et je propose désormais de prêter autant sinon plus d’attention aux considérations d’un auteur sur lui-même et ses œuvres, vu que la critique est en voie d’effondrement, et particulièrement aux States, en attendant le temps prochain où la présentation des livres dignes d’êtres lus se fera prioritairement, voire exclusivement par ceux qui le sont écrits.

    Mais que veut dire Bret le maudit, stigmatisé pour sexisme et perversité sadique, en affirmant que le clan female Kardashian dirige aujourd’hui son pays, plus que les ponte républicains ou démocrates, et plus que le Président lui-même ?

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    Je le prends, pour ma part, comme une vraie vision d’écrivain, qui pourrait s’étendre à toute la galaxie «occidentale» dominée par la «culture» américaine, selon les même codes désormais intégrés par les clients du Grand Marché mondial.

    Le jeune Bret a été très maltraité par son imbécile de père, de même qu’Anton Pavlovitch Tchekhov a été fouetté tous les jours, dès sa cinquième année, par son père farci de bigoterie, et ce n’est pas perdu pour la Littérature, me dis-je en regardant attentivement, sur YOUTUBE, un webdoc consacré au télévangiste John Filpatrick en train de parler «en langue», comme les prophètes de l’Ancien Testament, avant de vociférer son éloge du Président qui pourrait s’étendre, cela va sans dire, au clan female des Kardashian.

    (...)

    Le prochain livre de Bret Easton Ellis, sous le titre de White, est à paraître ces prochains jours en traduction française sur papier, mais je l’ai déjà sous les yeux en version anglaise numérique, commandée d’un CLIC sur Amazon Deutschland et récupérée sur mon application KINDLE, qui me permet d’apprécier à sa juste valeur le premier tir de barrage de la presse vertueuse criant au misogyne raciste et crypto fasciste par sa façon de taxer les démocrates américains de fachos - le serpent se mordant la queue une fois de plus.

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    Or je suis frappé, une fois de plus, et jusque dans sa bonne mauvaise foi (en laquelle je vois plutôt une grinçante bonne foi d’enfant blessé à la Houellebecq ) par l’honnêteté fielleuse de l’affreux Bret, en somme proche de celle d’un Richard Millet ou de l’amer Michel déjà cité.

    Tout de suite, dans l’espèce de confession morcelée que représente White, le mot de peur apparaît, qui englobe l’enfance de l’écrivain, le quartier du Los Angeles de ses jeunes années ou plane l’ombre sanglante de Charles Manson, et l’atmosphère des films gore dont il raffole comme par exorcisme homéopathique, et j’en viens aussitôt à me demander à voix haute, auprès de la sage Lady L., si les Kardashian ne sont pas aussi dangereux que la clique de Manson, à quoi ma compagne répond que les Kardashian sévissent toujours, au contraire du satanique Charlie.

    Je ne dirai pas que Bret m’est aussi cher et proche que mon ami Anton Pavlovitch, mais je ne jouerai pas celui-ci contre celui-là , pas plus que je ne préfère le paradis de Dante au Purgatoire ou même à l’Enfer.

    Bret Easton Ellis, sur le même rang que Michel Houellebecq , est une sorte d’ange messager des enfers de l’agréable à l’américaine, comme Houellebecq s’est fait le témoin d’une certaine dissociété européenne, et cela aussi fait partie de la Putain de Littérature avec une grande aile.

    Dominique de Roux, dans Immédiatement: « Avoir l’intelligence de la peur ».

    ***

    Enfin comment caractériser, en vue générale, le clan female Kardashian ? Il me semble, comme un Jeff Koons a été le produit d’une mutation interne du marché de l’art contemporain, que le clan female représente un pur produit structuré des médias et de l’INTERNET boosté par les réseaux sociaux, dont la gouvernance virtuelle serait une manière d’État numérique dans l’Etat, où la nation zombie reconnaîtrait l’Eve future en voie de clonage.

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    Cependant un ange passe et j’en note aussitôt ce qu’il me souffle de son enfance : «Un de ces étés-là, lorsqu’on m’emmena dans la maison sur la colline, j’avais déjà appris à lire. En me promenant avec mon jeune père (qui portait sa canne comme un sabre, la poignée effilée dans la poche de son pardessus) dans les rues de la ville où nous passions l’hiver, et en suivant cette canne qui tout à coup se pointait sur les enseignes des antiquaires ou des pâtisseries, j’avais rapidement perçu le rapport, la loi de gravitation qui relie entre elles les lettres».

    Et tant qu’à invoquer les anges, invoquons alors la présence d’un autre auteur paradoxalement très présent au firmament des âmes vives, en la personne de Walter Benjamin.

    Tout entretien sur les anges paraît une lubie futile en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamin au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse à son lecteur d'aujourd'hui le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.
    WB appelait de ses vœux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme, sans rien d'angélique au sens commun ou stupidement californien, est ailleurs: dans la fuite, et la perte, et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

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    Si la discussion sur le sexe des anges, une fois encore, paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge.
    L'ange en pardessus gris muraille Columbo, dans Les ailes du désir de Wim Wenders, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher.

    Je revois aussi Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: « C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre.

    J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pourvoir dire: « et maintenant », et « maintenant », « et maintenant », au lieu de dire « depuis toujours » ou « à jamais ». S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux; quand on sert du vin dans les tente du désert, enfin on simule »...

    À l'angélisme béat, voire inepte, voire obscène (du style «nos petits anges» des mères américaines gavées de sucre poétique) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois.

    Or Bacon, à l’opposé véhément d’un Jeff Koons, relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique, en sa face sombre, qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius.
    Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor-amant de l'époque, le peintre Roy de Maistre rallié de plus en plus au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond d'explosion de couleurs extatiques.

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    Or, le même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrisant de la prose célinienne. Mais ces messages extrêmes n'ont pas, pour autant, à nous détourner des anges de Rabelais, dont les chœurs nous ramènent incessamment à ce qu'on pourrait dire l'état chantant de l'angéologie poétique...

     
  • Révélations d'une nuit

     

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    Le dernier livre de l’auteur belge Michel Lambert, intitulé L’Adaptation, évoque la préparation d’un film inspiré par La jeune fille brune, autre roman du grand écrivain serbe Alexandre Tisma, où il est question de la révélation amoureuse d’une seule nuit, donnant lieu à une quête éperdue. Sensualité et mélancolie, sur fond d’âpre réalité, imprègnent ces deux projections romanesques «en miroir» d’une vibrante humanité.

     

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    Il y a de la scène primitive, d’une folle intensité, dans la rencontre d’une nuit, pour ainsi dire océanique, qui se réduit apparemment à l’effusion sensuelle de deux jeunes gens que les circonstances sépareront au matin, au regret probable de la jeune fille que le jeune homme écervelé n’aura pas su retenir.

    Y avait-il de quoi faire un roman de cette fusion purement sexuelle de deux jeunes gens qui se sont rencontrés le soir même, dans des circonstances dont le côté scabreux frise le sordide ?

    C’est évidemment la question qu’on pourrait se poser «à froid» sans avoir lu les premières pages de La jeune fille brune d’Alexandre Tisma, qui nous plongent immédiatement dans l’atmosphère glauque de ce premier hiver d’après la guerre où le sexe effréné relève de la compulsion collective.

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    Plus précisément, le narrateur de La jeune fille brune, dans le début de sa vingtaine, journaliste localier glanant les nouvelles de province au service d’un grand quotidien de Belgrade, s’est retrouvé dans un bled perdu du nord-est de la Voïvodine où, après une soirée bien arrosée en compagnie d’un courtier en bétail rencontré par hasard, il en est venu à partager avec celui-ci, dans une chambre de pension miteuse, une timide jeune fille brune aussi consentante qu’apparemment timide, etc.

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    L’art incomparable d’Alexandre Tisma, illustré par les romans saisissants que sont L’Usage de l’Homme, L’école d’impiété, Le Kapo ou Le Livre de Blam, notamment, tient à sa capacité de transformer la boue en or sans donner jamais, pour autant, dans l’édulcoration ou l’enjolivure. En l’occurrence, la «nuit de révélation et de pleine sensation de soi» que vivent les deux jeunes amants, évoquée en trois pages qui échappent complètement aux clichés «érotiques » conventionnels, concentrera, dans la mémoire du narrateur, la quintessence des «sucs de la jeunesse», et l’on comprendra que ses multiples tentatives de retrouver la jeune fille brune, à travers les années, en revenant dans la bourgade où il l’a rencontrée, n’a rien d’une chimère fantasmatique mais correspond à une quête d’un paradis perdu aussi pure que fut, paradoxalement, cette fameuse nuit de «baise»…

    Un climat à la Simenon

    J’ai parfois pensé aux romans «durs» de Simenon en lisant ceux de Tisma, dont les déchirures existentielles sont à vrai dire plus lancinantes – l’écrivain était de père serbe et de mère juive hongroise, et il fut anti-nazi autant qu’il devint anti-Milosevic -, et La jeune fille brune baigne aussi dans un climat physiquement très évocateur de la grisaille poisseuse des pays de l’Est à la fin des années 40.

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    Or on retrouve aussi cette «épaisseur» physique dans l’atmosphère et la tournure des personnages de L’Adaptation de Michel Lambert, dont le protagoniste est un cinéaste vieillissant fasciné (comme l’auteur au demeurant, qui en a préfacé une réédition) par le roman d’Alexandre Tisma.

    S’il y a une vérité humaine fondamentale dans la recherche du temps évaporé à laquelle se livre le protagoniste de Tisma, qui vivra à sa façon la cruelle découverte du vieillissement, la force du roman de Michel Lambert tient, bien en deça de la réalisation de son film, au récit de ce que vit son réalisateur dans sa propre vie amoureuse. Ainsi, l’espace, d’une nuit, va-t-il vivre lui aussi une fulgurante aventure passagère, dont la suite se développera cependant d’une façon tout autre que dans le roman de Tisma.

    Dans configuration historique et sociale différente, en milieu urbain contemporain (probablement à Bruxelles, où la hantise des attentats est bien présente) où se côtoient les divers artisans du futur film, L’Adaptation passionne par sa façon d’approcher le thématique du film en la vivant dans la réalité du roman, si l’on peut dire, comme un making of en aval.

    La brune et la blonde, deux faces d’un même symbole

    Si la jeune fille brune d’Alexandre Tisma incarne une forme de «quiétude» heureuse quoique imaginaire, bien différente est la fille blonde (amie de la brune) au prénom de Katia, qui s’esquive au début de la nuit fameuse mais que le protagoniste retrouve à travers les années, développant avec elle une camaraderie affectueuse et plus terre à terre.

    Reste alors, pour le cinéaste du romancier Lambert, à distribuer judicieusement les rôles de la brune et de la blonde, en travaillant sur le casting, non sans inclure son expérience amoureuse personnelle et celle de ses collaborateurs ou de son propre fils musicien.

    L’adaptation improvise avec la vie

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    Le roman de Michel Lambert pose, comme entre les lignes et non sans malice, la question du passage de l’écrit à l’écran, ou plus largement celle de notre lecture d’une œuvre et de son interprétation.

    Entre La jeune fille brune de Tisma et L’adaptation, en attendant le film qui s’inspirera, en Belgique contemporaine, d’une histoire remontant à plus d’un demi-siècle en arrière, au fin fond d’une mosaïque multi-ethnique promis à l’éclatement, ce qui perdure relève essentiellement des sentiments, des pulsions, de la passion, de la perception du temps qui passe et de ce qui en reste dans notre conscience avertie de la fugacité des choses.

    Si l’on se rappelle quelques exemples d’adaptations d’œuvres littéraires importantes au cinéma, l’on pourrait dire que la valeur des transpositions cinématographiques est proportionnelle à leur capacité de recréation à partir d’éléments parents. De même qu’une vraie lecture nous fait «manger» un livre, le digérer et en distiller les sucs, l’artiste de cinéma, comme le devrait un critique digne de ce nom, ne réussira son adaptation qu’en se libérant de l’imitation servile sans trahir l’émotion de base, et cela donne Gens de Dublin de John Huston, à partir de la dernière nouvelle (The Dead) du recueil éponyme de Joyce, ou L’inconnu du nord-express d’Alfred Hitchcock d’après le premier roman de Patricia Highsmith.

    Une page de L’Adaptation de Michel Lambert cristallise cette opération relevant de la magie poétique, qui évoque ces transits subtils et souvent éclairants entre des œuvres également inspirées et, souhaitons-le, inspirantes pour le lecteur et le spectateur : « Je faisais provision des lumières de la ville, magnifique titre de Chaplinme suis-je rappelé, jamais je n’en trouverai de pareil, et j’avais revu la scène de retrouvailles entre l’ancien clochard et la fleuriste qui avait recouvré la vue. Je songeai à toutes ces fois où j’avais été aveugle moi aussi, ne voyant pas ou ne voulant pas voir, mais peu m’importait ce soir-là, car il y avait de l’électricité partout, j’aimais ça, l’0agitation frénétique, les mensonges ne lettres de néon sur les enseignes, le coups de frein qui faisaient rougeoyer l’arrière des voitures, les étoiles lancées par les perches des tramways. Betty me manquait. Plus que mon chapeau. Plus que Hem’, plus que Marielle. Et même plus que cette nuit féerique à l’hôtel Ibis, dont on aurait bientôt pu fêter le premier anniversaire.

    Il ya, dans les deux romans de Tisma et Lambert, une dimensions proustienne qui renvoie au tohu-bohu de la recherche et, plus encore, au Temps retrouvé où le narrateur se trouve confronté, dans une scène devenue mythique, aux spectres grimaçants de l’ancienne société supposée la plus brillante du monde.

    Dans L’adaptation, la jeune actrice qui est supposée concentrer les deux personnages de la Maria brune du roman de Tisma, rencontrée au Royal du bled yougoslave, et de la Betty avec laquelle le réalisateur couche une nuit à l’Ibis belge, demande à celui qui incarne le narrateur: «vous voulez que je sois votre petite putain ? Votre petite salope ?». Et ce qui pourrait, là encore, considéré comme graveleux ou sordide, porte « quelque chose de fort, de définitif, de poignant même », qui planera sur le film autant que sur les deux romans à valeur d’élégies.           

     

    Alexandre Tisma. La jeune fille brune. Traduit du serbo-croate par Madeleine Stevanov. L’Âge d’Homme, 1992.

    Michel Lambert. L’Adaptation. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2018.

          

  • Dans la foulée de Jean Prod’hom

     

    « Novembre » s’ouvre à la rêverie...

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    file73znt5nv9pl41ni5lk9.jpg.jpegDéambulant à sa propre rencontre par vaux et collines, le cueilleur de tessons remonte, de ruisseaux en rivières, le fleuve des rêveurs itinérants. Pour nous rejoindre au pays des lacs et des âmes où nous attendent les enfants d’Anker et Walser le vagabond, après moult rencontres et observations. Leçon de choses au fil des mots…

    Je ne sais plus quel lettré diplômé écrivait, j’ai oublié où, que la littérature romande sortait de la 5eRêveriede Rousseau, lequel  disait lui-même – je cite de mémoire -, qu’un homme qui ne marche pas ne saurait bien penser ; et c’est en marcheur pensif, précisément, rappelant un peu les songeries d’un autre philosophe dans les bois, l’Américain Henry Thoreau,  que Jean Prod’hom, un certain 8 novembre, un sac léger sur le dos, s’engage dans un long périple à pied dont il tiendra le soir , sur sa tablette, le compte des « minutes heureuses » et autres moments de doute ou de blues, voire parfois d’énervement au vu des menées humaines.

    Celles et ceux qui ont déjà grappillé les fines notations poétiques émaillant les deux premiers recueils de Jean Prod’hom, à savoir lu Tessons (en 2014) etMarges (2015),retrouveront, en plus ample et dans la continuité d’un journal de voyage rappelant aussi, en mineur, les pérégrination du vieux poète Japonais Bashô (dont Richard Dindo, soit dit en passant, a tiré son admirable dernier film à découvrir ces jours sur nos écrans, ou encore les balades à travers lieux et temps de l’Autrichien W.G. Sebald d’ailleurs cité par l’auteur ; et tant qu’à multiplier les échos littéraires - sans faire assaut excessif de cuistrerie -, que justifie aussi bien une démarche relevant quasiment du genre littéraire, et notamment en Suisse romande, l’on ne peut que rappeler le Petit traité de la marche en plainede Gustave Roud, etc.

    Quand l’instituteur est un poète…

    J’espère ne pas vexer Jean Prod’hom en voyant d’abord en lui la crème des instituteurs, du genre qu’on se rappelle trente après notre dernière course d’école.

    Je ne sais quel genre d’enseignant il fut en réalité durant ses trente ans d’enseignement, mais le type que je suis virtuellement, de page en page,  le long de son chemin pédestre, de jachères à chardonnerets – il m’apprend en passant qu’on appelle « cabarets à oiseaux » certains arbrisseaux – en carrières ou en canaux, le long du Nozon ou de la Venoge puis à travers les paysages cévenols du Mormont sur les falaises duquel nous grimpions en nos jeunes année – ce type qui pourrait être un fastidieux pédant m’apparaît comme le roi des «régents» de nos premiers apprentissages, dans la pure tradition des bons maîtres d’école de notre meilleure littérature (de Gottfried Keller à Ramuz)  ou du cinéma suisse en noir et blanc ou en couleur, tels les instituteurs  de Quand nous étions petits enfants d’Henry Brandt ou du Tableau noird’Yves Yersin.  

    La figure de l’instituteur, et dès Pestalozzi, n’est plus très à la mode depuis que l’enseignant se confronte à des « apprenants », sans parler des profs d’université qui ont (plus ou moins) lyophilisé les lettres en prenant le relais des pasteurs moralisants.

    Or ce qu’il y a de bien avec Jean Prod’hom, c’est qu’il ranime une flamme dans nos yeux de mômes éternels  et garantit une nouvelle façon de transmission, que ce soit avec son blog (https://lesmarges.net) ou en consignant ici ses notes de passant profond.

    Comme il en va dans les récits de Sebald, il y a dans Novembreplusieurs «voyages dans le voyage», si l’on  peut dire, et par exemple, un soir à l’hôtel de la gare de Pompaples, au lieudit le Milieu du Monde  où Alain Tanner filma quelques plans de son film éponyme, Jean Prod’hom évoque, après la « fête des solitudes du vendredi soir », au café, l’émission de télé qu’il regarde après avoir regagné sa chambre et là, à propos du grand ethnologue Alfred Métraux, la citation de Michel Leiris, autre voyageur inspiré s’il en fut, selon lequel son compagnon de route avait été « un poète capable de faire vivre ce dont il fut témoin à celui qui le lisait (…) non point tellement quelqu’un qui écrit des poèmes, mais quelqu’un qui voudrait parvenir à une absolue saisie de ce en quoi il vit et à rompre son isolement par la communication de cette saisie». Or il y a de cela aussi dans la démarche de l’orpailleur Jean Prod’hom, qui relève bel et bien d’une forme de poésie.     

    Une stèle à l’ami défunt et l’immensité des choses

    Le départ du récit de Novembre est hautement symbolique en matière de filiation, puisque c’est à l’incitation de son vieil ami S., rencontré dans l’EMS de Chantemerle et dont les jours étaient comptés, qui l’a alors prié de le laisser s’en aller en paix en le renvoyant pour ainsi dire à lui-même, que Jean Prodhom s’est mis en route, et c’est plusieurs jours après avoir pensé à lui  sur les rives de l’ile Saint-Pierre chère à Rousseau qu’il apprendra sa disparition, le laissant alors dans un double sentiment d’abandon et de libération.

    Il y a donc du voyage intérieur, sinon initiatique, dans le cheminement de Novembrequ’il faut laisser au lecteur le soin attentif d’en découvrir les péripéties, à tout coup surprenantes, et le détail restitué avec ferveur et probité.

    « Laissez venir l’immensité des choses », disait Ramuz, - et la géopoétique de Jean Prod’hom rend bien les grandes largeurs de la nature sans donner jamais dans l’emphase -, à quoi son ami Charles-Albert Cingria répondait avec un clin d’œil : « Ca a beau être immense, comme on dit : on préfère voir un peuple de fourmis pénétrer dans une figue »…  

    JeanProd’hom. Novembre. éditions d’autre part, 315p.

     

  • Une flambée de haine

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    A propos de l’incendie de Notre-Dame et du déferlement, sur les réseaux sociaux, de propos plus abjects les uns que les autres. De l’imbécillité de la meute également déployée sur les plateaux de télé, avec le pompon au crétinisme de Cyril Hanouna.

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre : - Tu m’as l’air encore bien en colère ce matin : l’air des monts n’a pas dissipé ton humeur de massacre d’hier soir, pire que notre tristesse a voir partir Notre-Dame en fumée ?

    Moi l’un : - De l’air, en effet : c’est tout ce que je demande ce matin, de l’air et des fleurs, des fleurs et des mots pour le dire, des mots et des phrases limpides, de l’air et des mots justes, des mots clairs, des mots qui disent la beauté des choses. Dire la tristesse en voyant un symbole de foi, de beauté et de fidélité humaine en proie aux flammes ? Mais cela ne se dit pas : cela se ressent et l’on reste sans voix. En revanche, exprimer sa tristesse, d’un ordre aussi profond que la joie, devant la vilenie des mots, la bassesse des opinions éructées, l’abjection des arguments jetés à la diable par la meute anonyme, cela m’a été impossible sur le moment et me revient ce matin comme un retour de flamme, c’est le cas de dire. Mais tu me connais : je vais flamber de rage et ensuite le jour me verra filer doux comme l’agneau.

    Moi l’autre. – Loin de moi l’intention de relativiser ton indignation. C’est vrai que, depuis l’autre soir devant notre écran de télé, à tomber par hasard sur l’émission probablement la plus hideuse des programmes français, où la meute se déchaînait autour du thème de l’immigration, nous n’aurons pas assisté à une telle flambée de haine tous azimuts, où les mots crachés suggéraient autant de grimaces odieuses. Cela ne t’a pas rappelé une autre scène, le matin du 11 septembre, au zinc d’un certain bar parisien ?

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    Moi l’un : - Ah oui, et comment ! Les tours qui s’effrondrent pour la énième fois sur l’écran du bar en question, et le premier con qui s’exclame : « Sûrement un coup du Mossad ! », puis un autre éclairé : « Plutôt signé Bush, de mèche avec les Saoudiens ! », et hier soir la flèche de Viollet-le-duc en feu ne s’était pas effondrée que ça fusait de partout: «Manœuvre de diversion contre les gilets jaunes ! », « Tout à fait la main invisible des francs-maçons ! », ou encore « la punition méritée des chiens d’infidèles ! », en veux-tu, en voilà…

    Moi l’autre : - Et encore, tu t’exprimes là en langage à peu près châtié et pas dans le volapück avarié de la meute…

    Moi l’un : - Attention mon ami, tu vas te faire traiter de raciste élitique si tu cites texto «C la vergence du dieu contre les racistes coloniales», ou «Vous vous moquer de La Mecque et là vous laver voulu », ou encore l’idiote blanche et belge de service, l’épatante Opaline Meunier sans pseudo: « C’est que des briques, les copains, une charpente ça se reconstruit », etc.

    Moi l’autre. – Opaline Meunier a 2590 abonnés sur Twitter et a viré son tweet après 80 injures subies en 1 minute. Elle s’est un peu rétractée par rapport aux larmes de Stéphane Bern mais elle tient bon sur le thème de l’ «émocratie» sélective. Tu ne la suis pas à ce propos ?

    Moi l’un : - Plutôt mort que sur Twitter, et les tortillements d’Opaline me laissent de bois silicifié, qui participent au chaos de la meute. Le sanglot qui fait son show, larmes de notable comprises, me fait vomir. Voilà mon cher : c’est dit. Et si le feu prenait aux bibliothèques de notre compère JLK, ce serait du pareil au même : des larmes sans doute, comme pour Notre-Dame, mais au bois de mon cœur et à l’écart des réseaux. Would you be my follower ?

    Moi l’autre : - Yes my bro. Et pour Twitter, ce ne sera pas demain la veille. Comme notre compère JLK, j’y vois le parangon de la non-communication et le vecteur parfait de ce qu’Armand Robin appelait la «fausse parole».

    Moi l’un : - Le lieu par excellence de la jactance, où l’opinion jetée fait rage…

    Moi l’autre : - Comme l’autre soir sur le plateau de Touche pas à mon poste ?

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    Moi l’un : - À peu près exactement ! Là encore tu es d’accord avec moi, pour une fois ? Cette émission est un crime contre l’humanité, ou j’exagère ?

    Moi l’autre. – Tu as entendu ce qu’en a dit l’ami Roland Jaccard, l’autre soir, au sieur JLK, à propos de son expérience « sur le terrain » quand il a été convié au « débat » sur la prostitution ?

    Moi l’un : - Et comment ! Mais toi et moi, nous découvrions à peine cette foire d’empoigne : pas une seconde de débat sur l’immigration mais un concert d’invectives, au bord d’en venir aux mains…

    Moi l'autre: - C'était moins une !

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    Moi l’un : - Et c'est ce qui s’est passé au dire de Roland Jaccard : les furies du «contre» ont sauté à la gorge des défenseurs du «pour», et les vigiles sympas ont déboulé à la rescousse…

    Moi l’autre. – Un vrai cauchemar !

    Moi l’un : - Le show absolu. Prochaine édition : pour ou contre le feu à l’Elysée ! Ou peut-être mieux : faut-il cramer le Vatican ?

    Moi l’autre : - Chiche : on na va pas manquer ça. Ni toi ni moi ne sommes de bons paroissiens, mais là ça va flamber !

  • Laudatio mollo

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    Plus je vais en âge et plus m’incommode l’idée d’acclamer Dieu à perpète.

    À douze ans déjà l’obligation d’agiter le fanion national au passage du Président me paraissait fastidieuse, et encore cela ne durait qu’un instant. Mais acclamer Dieu l’éternité durant : non.

    J’ai trop aimé ce monde. J’ai trop aimé les terrasses et les sentiers de moyenne montagne. J’ai trop aimé lire seul sur un banc ou faire ce que mon corps avait envie de faire à tel ou tel moment, mon corps ou mon âme puisque mon âme et mon corps c’est du kif.

    Cette acclamation perpétuelle équivaut à mes yeux à l’Enfer. J’ai bien aimé les concerts des Stones dans les stades, mais les interminables applaudissements des stals ou des élus du dieu Unique : je décline poliment...

  • Le rebouteux magnifique

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    La lecture d'Alexandre Vialatte est à la cure d'âme ce que la musculine Bichon, le baume du Tigre ou l'écaillé de tatou sont à la régénération du corps mortel.

    Lire Vialatte, c'est revivre. Il n'en faut pas abuser: la résurrection doit s'anticiper à petites doses sous son aspect profane. N'empêche que ça fait du bien: on respire; on se croirait un merle à l'arrivée du facteur, pour ainsi dire un ange.

    Ce qu'il y a de prodigieusement revigorant chez Vialatte, c'est qu'il aime le monde. Tout simplement: il aime. L'Histoire incommensurable et dérisoire, selon le point de vue, les petits enfants et les considérables sauriens, les faits divers d'été, les curiosités, les monstres, les exploits, les extravagances d'ici et d'ailleurs, les acquisitions du savoir véloce et les pertes de mémoire opportunes: tout lui est bon.

    Nous avons rencontré des ours qui ont rencontré Vialatte. En dernière estimation, le défunt ne l'est point du tout: il continue, de son nuage, de nous bombarder de ses chroniques. Ainsi s'explique la publication régulière de nouvelles proses qui n'en finissent pas de nous entretenir du monde comme il va: qu'il s'agisse du club des veuves de Rudolph Valentino ou des aléas du surmenage professionnel, du vote des Goncourt ou de Bergman cueillant ses fraises sauvages au bois voisin.

    Vialatte, enfin, nous résume et nous prédispose: demain nous le lirons comme hier. C'est un chrétien des plus chinois.

     

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    Alexandre Vialatte pourrait dire, à sa façon devenue parodique, que la chronique remonte à la plus haute Antiquité, à l'image de la femme des cavernes en veine de confidences et de son macho soucieux de marquer son nom aux Annales de la grotte. 

    La chronique, dont le nom suggère que Chronos la travaille au corps, et qui signale justement le désir de ne pas se laisser croquer par ce monstre vorace, est bel et bien tissée de temps humain, voire trop humain comme disait un philosophe à moustache de fil de fer: elle dit les faits, bienfaits et méfaits imputables à notre espèce dans une série linéaire précisément dite chronologique; elle déconstruit les fake news depuis la nuit des temps et rapièce tout autant de ces vérités momentanées qu'on dit éternelles; elle a varié de forme selon les empires et les tribus; elle ne s’est fixée dans notre langue qu'au XIXsiècle dans la forme que nous lui connaissons aujourd'hui encore, avec ses belles plumes de toute espèce et ses oiseaux bariolés plus rares, tel Alexandre Vialatte.

    Or, l’image du sémillant Auvergnat de Paris, mordant contempteur du politiquement correct avant tout le monde, mais jouant le plus souvent sur l’érudition joyeuse et la gaîté cocasse en concluant invariablement que «c’est ainsi qu’Allah est grand» – cette image de fantaisiste à nœud pap’ élégant en prend un coup à la lecture de la première partie «allemande» des plus de 1300 pages de Résumons-nous, troisième volume, après les Chroniques de la Montagne, consacré à son œuvre par la collection Bouquins. 

    De fait, regroupés sous le titre vialattien au possible de Bananes de Königsberg, les textes de sa «période rhénane», courant de 1922 à 1929, témoignent à la fois de l’immédiate originalité du jeune écrivain (il est né en 1901) et de sa progressive désillusion devant l’évolution de cette Allemagne dont il avait une image idéalisée par ce que lui en chantait sa mère en son enfance, et qui se révèle sous un jour de plus en plus inquiétant, jusqu’en 1945 où il chroniquera le procès des nazis du «camp de repos et de convalescence» de Belsen  dont il saura détailler l’ignoble banalité des dépositions plombée par la bonne conscience de ceux qui n’ont fait qu’obéir, n’est-ce pas…  

    Le «Kolossal» au sombre avenir

    En 1922, à Mayence, le jeune Vialatte, dans son bureau de rédacteur de la Revue rhénanecensée rapprocher les peuples allemand et français, écrit à son ami Henri Pourrat, futur arpenteur de la forêt magique des contes populaires, qu'il s'embête à voir «des brasseries pareilles à des cathédrales, des villas pareilles à des châteaux forts, des briquets pareils à des revolvers, des policiers semblables à des amiraux, dans ce pays de surhommes pour lequel il faut des surbrasseries, des survillas, des surbriquets et des surpoliciers». 

    Et cela ne va pas s'arranger avec les années malgré la bonne volonté de l’observateur du redressement économique de l'Allemagne, où tout n'est pas que bruit de bottes. Mais «n'importe quel grain peut germer», écrit-il, dans ce «chaos des genèses sur quoi souffle le vent de tous les enthousiasmes», et le fond d'inquiétude de ses chroniques s'accentuera jusqu'au moment où il deviendra témoin direct de l'atroce.

    Vialatte n’était pas un idéologue mais un artiste, un poète, un honnête homme, une nature aussi joyeuse que sérieuse, et son témoignage n’en est que plus marquant. C’est par respect humain qu’il vomit l’antisémitisme nazi, comme il défendra plus tard les harkis algériens lâchés par la France. Son naturel n’est «politique» que par réaction nécessaire, et la meilleure preuve en est la foison de chroniques égrenées dans son Almanach des quatre saisons, inénarrable brocante où son gai savoir fait merveille autant que dans ses éloges d’écrivains (de Buzzati à Kafka ou Audiberti, notamment) ou ses engouements de cinéphile occasionnel. Quelle sage loufoquerie et quelle lucide générosité!

    Alexandre Vialatte. Résumons-nous. Préface de Pierre Jourde. Robert Laffont, coll. Bouquins, 1325p. 2017.

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  • Ceux qui bluffent

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    Celui qui réalise qu’il n’y a qu’un mot anglais pour qualifier le pire travers des Français / Celle qui a découvert la morgue la plus médiocre des Français au milieu des « métros » de La Guadeloupe / Ceux qui ont oublié l’observation de l’écrivain Louis-Ferdinand Céline selon laquelle la France actuelle continuait à se prendre pour la cour du Roi-Sleil alors qu’elle n’est plus qu’un département du conglomérat mondial où des mortels de carton-pâte se la jouent macaques mâles Alpha / Ceux qui se prennent tous pour Deschamps sans la malice des Deschiens / Celui qui fait chier les Belges et les Tyroliens de l’allée F5 du camping des Flots bleus en revenant une fois de plus à cette affaire Ben Allah et au burkini préférable au bikini / Celle dont le bikini laisse deviner la pilosité d’une Barbie barbouze / Ceux qui roulent les mécaniques en Harley Davidson genre France qui marche / Celui qui relisant Paul Ricoeur se dit que le brave homme aurait su parler au jeune Alexandre pour lui conseiller plus d’alacrité dans l’humilité et au jeune Emmanuel plus d’humilité dans l’alacrité / Celle qui rappelle aux Français devenus Parisiens que Rabelais et Montaigne et Molière et Marcel Aymé venaient tous de la campagne / Ceux qui ont fait du mufle un faciès collectif / Celui qui se flatte d’avoir une vache au prénom de Brigitte dont le Président a affirmé qu’elle honorait la France devant les cadres du Salon de l’agriculture / Celle qui ayant voté Macron a rebaptisé son yorkshire Jupiter / Ceux qui se réjouissent de voir leur Président « faire ses dents » / Celui qui ne se rappelle pas que les souris médiatiques aient jamais accouché d’autant de montagnes / Celle qui estime que la pression de la main droite du vigile sur son bras gauche relève de l’agression caractérisée et en somme du crime contre l’humanité à titre potentiel / Ceux qui rappellent la sentence populaire selon laquelle il ne faut jamais promettre un œuf à deux jaunes ni un ministre de gauche ni de droite à trois couilles / Celui qui n’a jamais prétendu qu’il ne fût ni de droite ni de gauche au motif qu’il a toujours été des deux bords selon les objets et les circonstances à l’exclusion cela va sans dire de tout opportunisme si fréquent à gauche et à droite / Celle qui pouffe en découvrant la dernière Une du magazine Le Point se demandant crânement: est-il sérieux ? / Ceux qui rappellent au chti de l’Elysée que le peuple est bon mais pas poire même s’il faut pas en faire un fromage, etc.

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  • J'étais partout et c'est maintenant

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     (Christoph Ransmayr)
     
    Évoquant la tombe d’Homère qu’il retrouve, perdue dans les hauteurs de l’île d’Ios si présente à mon souvenir, Christoph Ransmayr écrit ceci qui m’évoque toute la Grèce de tous les temps sous le ciel des Cyclades: «À travers le bruissement du vent, j’entendais confusément les si nombreuses voix qui s’étaient élevées au fil des millénaires et jusqu’à aujourd’hui pour affirmer qu’un homme appelé Homère devait forcément être immortel du simple fait qu’il n’avait jamais existé. Nul homme, nul poète ou conteur ne pouvait avoir eu la force d’engendrer à lui seul une foule pareille de héros, de dieux, de guerriers, de créatures vouées à l’amour, au combat, au deuil, nul ne pouvait avoir eu la force de chanter la guerre de Troie et les errances d’Ulysse en usant pour ce faire de tonalités, de rythmes si divers, d’une langue aux nuances si infiniment variées, non, cela ne pouvait avoir été que l’œuvre de toute une théorie de poète anonymes, d’aèdes qui s’étaient fondus peu à peu en une forme fantomatique baptisée Homère par les générations ultérieures. Dans cet ordre d’idée, un tombeau édifié il y a deux ou trois mille ans sur l’île d’Ios ou sur quelque bande côtière de l’Asie mineure ou du monde des îles grecques ne pouvait être qu’un monument à la mémoire de conteurs disparus».
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    Chaque récit de cet Atlas d’un homme inquiet commence par l’incipit m’évoquant la formule fameuse: «J’étais là, telle chose m’advint », mais c’est ici un «je vis» auquel la traduction française donne le double sens de la vue et de la vie : «Je vis le séjour d’un dieu par 26° 28 ‘ de latitude sud et 105° 21’ de longitude ouest : loin, très loin dans le Pacifique, une île rocheuse prise dans un tourbillon d’oiseaux de mer», «Je vis une silhouette lointaine devant une tour de guet délabrée de ce rempart de près de neuf mille kilomètres de long appelé Wànli Chang Chén – mur inconcevablement long dans le pays de ses bâtisseurs, muraille de Chine dans le reste du monde», «Je vis une tombe ouverte à l’ombre d’un araucaria géant», «Je vis un serveur s’étaler de tout son long sur le parking d’un café de la ville côtière californienne de San Diego», «Je vis une chaîne de collines noires, rocheuses, sur laquelle déferlaient des dunes de sable», « Je vis un taureau de combat noir andalou par un radieux dimanche des Rameaux aux grandes arènes de Séville», «Je vis une jeune femme dans un couloir d’une éclatante propreté du service psychiatrique d’un établissement nommé Hôpital du Danube, un vaste complexe de bâtiments situé à la lisière est de Vienne»…
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    Et ainsi à septante reprises et en septante lieux de la planète et des temps alternés de la splendeur naturelle et de la guerre des hommes, de la forêt pluviale et d’un chemin de croix, sur une place de village autrichien où un vieil homme qui fait semblant de dormir ne fait pas semblant de mourir, et c’est le monde magnifié malgré le Laos défolié par les bombardiers, c’est l’humanité partout accrochée à la vie : «Je vis une chèvre noire au bord d’un court de tennis envahi par les roseaux», «Je vis un gilet de sauvetage rouge au bord d’un champ d’épaves flottant dans l’océan indien», «Je vis un homme nu à travers mes jumelles de derrière un fourré de buissons-ardents poussiéreux où je me tenais caché», «Je vis une femme éplorée dans la sacristie de l’église paroissiale de Roitham, un village des Préalpes autrichiennes d’où l’on avait vue sur des massifs portant des noms tels que monts d’Enfer et monts Morts», «Je vis une étroite passerelle de bois qui menait dans les marais de la mangrove sur la côte est de Sumatra», «Je vis une fillette avec une canne à pêche en bambou au bord de la rivière Bagmati, à Pashupatinath, le secteur des temples de Katmandou», «Je vis des îles de pierres plates émergeant de l’eau lisse du lac Kunming au nord-ouest de Pékin», et chaque fois c’est l’amorce d’une nouvelle fugue à variations inouïes…
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    Mais où se trouve-t-on donc ? Dans un film de Werner Herzog ou dans un recueil de nouvelles de Dino Buzzati ? Dans un roman de Joseph Conrad ou dans un récit de Francisco Coloane ? À vrai dire nulle référence, nulle influence, nulle comparaison, ou des tas de comparaisons et de relances, quantité d’images en appelant d’autres et d’histoires nous en rappelant d’autres se tissent et se tressent dans ce grand livre hyper-réel et magique à la fois, accomplissant comme aucun autre le projet d’une géopoétique traversant les temps et les âmes, évoquant les beautés et les calamités naturelles avec autant de précision et de lyrisme qu’il module pudeur et tendresse dans l’approche des humains de partout, pleurs et colère sur les ruines et par les décombres des champs de guerre, jusqu’à l’arrivée sur le toit du monde : « Je vis trois moines en train de marmonner dans une grotte surplombant un lac de montagne aux rives enneigées, à quatre mille mètres d’altitude, dans l’ouest de l’Himalaya».
     
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  • À l'usine

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    Il se passe de drôles de choses dans les vestiaires de l’usine à glottes de tulipes.
    - Surtout dans les vestiaires Messieurs, précise le délateur dont personne ne sait qu’il collectionne les revues spéciales.
    Madame la Directrice ne montre rien de son vif intérêt.
    - Continuez, Monsieur Thielemans.
    - Les jardiniers s’attardent aux douches. On dit qu’il peut y en avoir jusqu’à des équipes entières. Cela fait beaucoup de savon.
    Madame la Directrice sent maintenant qu’elle le tient.
    - Ne me cachez rien, Thielemans.
    - Ils se massent. Parfois il se mêlent aux impubères et se livrent à des concours. C’est dégoûtant.
    - N’avez-vous rien oublié, Thielemans, interroge encore la directrice du personnel en fixant sévèrement le jeune complexé qui, tout à coup, rosit comme une très jeune fille des cantons de l'Est.
    C’est ainsi que Thielemans se coupe et que Madame la Directrice en fait sa chose.

  • Le dire-vrai de Léautaud

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    Sous les dehors d'un clochard atrabilaire, c'était un écrivain raffiné. À lire, réédité en 1986 : son Journal littéraire, et l’évocation de ses rencontres avec Pierre Perret. Ou encore deux joyaux : Le petit ami et In memoriam. Entre autres

     

    S’il appartient en somme à la catégorie des grands écrivains mineurs qui ne seront jamais reconnus — mais alors avec passion — que par un nombre relativement modeste de lecteurs, au même titre qu’un Fargue ou qu’un Jouhandeau, qu’un Vialatte ou qu’un Cingria, Paul Léautaud n’en connut pas moins la célébrité de son vivant, et ce presque à son corps défendant, par le truchement d’entretiens radiophoniques avec Robert Mallet dont la diffusion, de novembre 1950 à juillet 1951, obtint un succès phénoménal. 

    Léautaud4.jpgPresque octogénaire, l’auteur du Petit ami toucha le public, au-delà des seuls cercles littéraires, par sa verve caustique et sa liberté d’esprit, la sincérité sans mélange avec laquelle il parlait de sa vie, et l’alternance de rosserie et d’émotion qui marquait ses propos sur ses pairs les écrivains (de Valéry à Gide, et de Verlaine à  Jules Romains) ou sur les animaux, qu’il préférait ordinairement à ceux-là... . 

    Rappelons à ce propos que Léautaud cohabitait en permanence avec une vingtaine de chiens et une trentaine de chats, tous recueillis sur la rue, et qu’il leur a consacré des pages mémorables. 

    Clarté et naturel

    Cela étant, il serait aussi imbécile de se limiter à cette image pittoresque de l’écrivain que de monter en épingle ses pages de libertin, comme s’y sont complaisamment employés d’aucuns l’an dernier, à la parution du Journal particulier évoquant les relations intimes de l’écrivain avec l’indispensable  Marie Dormoy ou avec sa maîtresse principale dite Le Fléau. En fait, les « séances » érotiques, assurément très crues (Léautaud, comme toujours, appelle un chat un chat) que l’écrivain consigne dans les marges de son journal, sont plutôt rares, et n’ont d'intérêt que par rapport à l’ensemble de ses observations et, plus encore, à l’économie de son écriture.

    Léautaud7.JPGCar c’est essentiellement une mesure que la phrase de Léautaud, correspondant à une civilisation. Plus proche de Voltaire que des surréalistes ses contemporains, de Chamfort que de Camus, ou de Molière que des petits marquis de la « modernité », Léautaud n’en constituepas moins un idéal toujours actuel de clarté et de naturel, de spontanéité (réelle ou feinte) et d’indépendance d’esprit, qui combine les vertus analytiques de la langue française et sa grâce nonchalante, sa précision, sa netteté, son tranchant et ses nuances aussi, sa flexibilité, enfin son génie intact. 

     

    « Rien n’a plus de prix pour moi que la netteté, la concision, et c’est si difficile de n’être pas littéraire, le premier mérite à mes yeux », notait- il ainsi tout en reconnaissant qu’il avait « toujours vécu littérairement ». 

     

    Un monde en spectacle

    Pourtant, que le titre du Journal littéraire de Paul Léautaud n’abuse pas le lecteur, qui lui offre, avec ses quelque 6000 pages, un aperçu de ce que fut la vie a Paris — et non seulement dans le milieu des écrivains —entre 1893 et 1956.

    Léautaud6.JPGPour ne prendre qu’un exemple, relevons l’intérêt tout particulier des observations quotidiennes de Léautaud durant l’Occupation et au lendemain de la guerre : il y a là une mine de notations qui nous permettent de sentir beaucoup mieux le climat de la France moyenne de l’époque; lui-même professant un certain antisémitisme très partagé alors. En outre, maigre sa fréquente monotonie et son absence totale de perspectives métaphysiques, le Journal de Léautaud est un miroir que l’auteur nous tend, où nous ne cessons d’apprendre à nous mieux connaître. Jusque-là, ce monument n’était disponible que dans sa première édition du Mercure de France, en vingt volumes. Beaucoup plus pratique évidemment : celle que voici, en trois tomes sur papier bible assortis d’un volume d’index.

     

    Léautaud30001.JPGÀ découvrir

    Mais tant qu’à découvrir Paul Léautaud, n’en restez donc pas là. Lisez ses savoureuses chroniques théâtrales (d’admirables pages sur Molière et Shakespeare, notamment), parues chez Gallimard sous le pseudonyme de Maurice Boissard ; lisez Le petit ami, évoquant ses tribulations de garçon abandonné par sa mère ,que les grisettes et les trottins consolent ; enfin lisez illico In memoriam, son chef-d’œuvre qu’il griffonna au chevet de son père à l’agonie, et où l’on trouve la clef de sa personnalité profonde alors que, feignant le cynisme, il observe son paternel "en train de décéder un peu plus"...

     

    pierre-perret-marie-trompe-mort_6b9zj_2o7n2t.jpgAlceste et Pierrot

    Pierre Perret avait 20 ans lorsqu’il se pointa, pour la première fois, au portail de la maison délabrée de Léautaud, à Fontenay-aux- Roses. Or il fallait une certaine candeur pour débarquer ainsi chez le vieux misanthrope, d’autant que notre Pierrot lunaire ne connaissait alors, de l’écrivain, que ses fameux « Entretiens ». Cependant sa naïveté, son air pataud et sa ferveur de provincial découvrant Paris, ainsi que leur amour commun de la poésie et du théâtre, auront fait passer aussitôt un courant de complicité entre le jeune artiste et l’écrivain dissimulant son extrême sensibilité sous des allures revêches. À cet égard, le mérite de Pierre Perret est d’avoir perçu, bien mieux que tant de pontes condescendants, que «cet homme pauvre recelait une richesse intérieure insoupçonnée, inconnue de la plupart. Une générosité qu’il dissimulait soigneusement aux yeux de la minorité qui l’approchait. »

    La générosité de Léautaud, on la remarque ici dans la curiosité sincère qu’il manifeste envers son jeune visiteur (qui le ravit aux anges en lui révélant les chansons de Brassens) ou quand il l’accompagne un jour dans les librairies du Quertier latin afin del’aider à se constituer un début de bibliothèque.

    Hommage amical tout imprégné d’intelligence du cœur, Adieu Monsieur Léautaud est, au surplus, une évocation très vivante de l’écrivain au naturel, sans chichis ni flatterie aucune.

     

    Paul Léautaud, Journal littéraire. Mercure de France, 1986. Entretiens avecRobert Mallet Le petit ami In memoriam,  Passe-temps, etc. Au Mercure de France.

    PierrePerret, Adieu Monsieur Léautaud. Lattès, 1987.

     

    Contrepoint,ce 22 mai 2015.

    J’ai découvert le Journal littéraire de Léautaud dans la bibliothèque de la mansarde parisienne que mon ami Germain Clavien m’avait prêtée quelques mois durant, en 1974, rue de la Félicité, dans le quartier des Batignolles. Je gagnais alors un peu de sous en dactylographiant le monumental Journal intime d’Amiel, et je nourrissais une vraie passion pour l’œuvre de Charles-Albert Cingria, qui rencontra maintes fois Léautaud dans le salon de Florence Gould. Si Charles-Albert fut généreux (non moins que lucide) à l’endroit de son pair alcestueux, au point de lui consacrer d’inénarrables portraits (le comparant notamment à une antique tortue broutant sa salade), Léautaud fut plus acerbe,voire injuste, dans son Journal littéraire, à l’égard de ce drôle d’oiseau des îles que figurait à ses yeux Charles-Albert. Après la mort de Cingria, Marcel Jouhandeau évoqua la belle paire qu’il observa lui-même chez dame Gould. Pour ma part, je relis toujours ces trois auteurs avec un égal plaisir.


    (Ce texte a paru dans Le Matin en date du 12 février 1987)

  • Shakespeare et compagnie


    À propos de l'auberge espagnole shakespearienne et des multiples entrées du Globe. L'éclatant fronton de Denis Podalydès et la dégaine de tartare du Macbeth d'Orson Welles. La chape des puritains et le recyclage du politiquement correct.


    Lire Shakespeare, à tous les sens du terme, autrement dit en déchiffrer les 37 pièces et les monter aussitôt imaginairement ou en 3D si l'on est Peter Brook, relève d'une expérience vitale qui échappe à toutes les écoles et tous les snobismes, à toute revendication nationale ou toute récupération politique ou idéologique, étant entendu (dixit Peter Brook lui-même) que le Barde déploie "une réalité faisant concurrence à notre réalité ", non pas en proposant un point de vue sur le monde mais en nous ouvrant un monde en lequel on voit mieux jusqu'à la plus impénétrable obscurité du monde, évoquée par une poésie à multiples voix.

    Denis Podalydès.

    Un acteur français peut-il comprendre cela ? Certes il le peut aussi bien qu'un savetier japonais ou qu'un pêcheur norvégien ou qu'une pharmacienne sarde: la preuve rutilante en est donnée par l'inapprecuable commentaire du comédien-auteur-lecteur Denis Podalydes, dont l'introduction au mirifique Album de la Pléiade paru en mars 2016, donc pile 400 ans et quelques minutes après la mort probablement certaine de Shakespeare, est à citer texto: "La lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen que seules permettent les très grandes œuvres. On y fait l'expérience de l'Histoire, du temps et de la diversité humaine, dans le sentiment exaltant de reconnaître l'un ou l'autre d'entre nous, soi-même enfin, d'exister et de se mouvoir dans une réalité objective dotée de toutes les contradictions, tant la vie de ces personnages, rois, princes, clowns, paysans, soldats, bourgeois, esprits, créatures mythologiques, hommes et femmes formant la plus hétéroclite des populations, nous point, nous déborde, nous bouleverse, nous emporte. Au détour d'une scène ou d'une réplique, à la Cour, sur un champ de bataille, dans une taverne, au Danemark, en Ecosse ou à Venise, dans la forêt d'Ardenne ou dans une île imaginaire, nous sommes saisis par un détail, une image, un trait qui ont à la fois la saveur immédiate du réel et là subtilité immatérielle de la poésie ".

     

     

    C'est entendu: tout le monde aujourd'hui à une opinion et se croit obligé de la produire illico sur Twitter. Mais une opinion n'engage à rien sans examen patient et précis de l'objet. Parler de Shakespeare ou de Proust fait peut être chic dans les salons ou les réseaux sociaux qui en sont un nouvel avatar plus chaotique, mais cela n'a pas plus de sens que de n'en rien savoir et le dire tranquillement vu qu'on a déjà sa vie à vivre. Or Shakespeare est précisément la vie qu'on est en train de vivre ou plus exactement le miroir à la fois externe et intérieur que nous traînons depuis toujours le long de notre bonhomme de temps, de notre enfance ultrasensible et jusqu'à notre mort tout à l'heure.
    Tolstoi à proféré l'opinion la plus stupide, même pas digne d'un perroquet numérique, en affirmant qu'il donnerait tout Shakespeare pour une paire de bottes nécessaire à un moujik va- nu-pieds. C'est dire que le cher comte ignorait que les gueux qui assistaient à Londres aux spectacles gratuits des scènes ouvertes construites à côté des bordels et parfois avec passages communicants, comprenaient Shakespeare sans avoir appris le russe.
    Ainsi que le rappelle encore Denis Podalydes dans cet indispensable Album, l'histoire des théâtres construits dans les quartiers populaires, au temps de Shakespeare & ci, est indissolublement liée à une production d'époque florissante, en concurrence-opposition directe avec l'Université et l'Eglise, et s'explique autant alors le pseudo mystère de l'immense savoir humain et juridique, moral ou politique, littéraire ou théâtral (au sens de l'artisanat) de Shakespeare, et son succès phénoménal d'auteur bientôt capable d'offrir à ses enfants des play stations dernier cri.


    Dans la version d'Orson Welles, Macbeth à la dégaine d'un cavalier tartare et le film semble russe à outrance, mais l'essentiel est là, contrairement à ce qu'ont prétendu les philistins américains ou français à la sortie de ce film "maudit" , et l'essentiel n'est pas moins totalement ressaisi par Akira Kurosawa dans Le château de l'araignée.
    La réception de Shakespeare selon les époques en dit plus long sur celles-ci que sur celui-là. Je ne dirai pas que je donnerai tout le puritanisme anglais pour une pièce de Shakespeare, pas plus que celui-ci n'est anticlérical au sens des nouveaux réducteurs de têtes, mais le fait est qu'une terrible chape a pesé sur cette œuvre à mes yeux vitale et même "sainte" en sa profonde bonté, comme le calvinisme en nos régions, avec l'appui massif du Pasteur et du Pion, a congelé les imaginations et surveillé les conduites publiques et privées jusqu'à brûler des corps et traiter des âmes à l'électrochoc. Shakespeare, pas plus que Rabelais d'ailleurs, n'est pourtant obscène ni subversif sauf à s'opposer moralement et politiquement à l'obscénité et au terrorisme étatique des hypocrites et des imposteurs.
    Il m'a fallu à peu près un demi-siècle, durant lequel j’aurai vu des quantités de versions de nombreuses pièces du Barde, pour découvrir la simplicité profonde d'une œuvre ressaisissant la complexité humaine dans un langage que ses multiples registres font parler à tous au gré de ses degrés, et sa communicative vitalité. Oui, comme le dit Denis Podalydès, “la lecture des pièces de Shakespeare est un voyage odysséen” et demain je passerai des tragédies aux comédies, à la rencontre à Venise de Shylock, tout en ne cessant de multiplier les regards latéraux sur le théâtre du monde...

  • Une magie intemporelle

     

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    À propos de la poésie T'ang

    Arrêtons-nous un instant, si vous le voulez bien. Ouvrons une grande parenthèse de silence dans le vacarme de notre vie quotidienne, et là, devant la fenêtre où le jour décline, bien calme et l’esprit disposé à vagabonder dans le temps et l’espace, reprenons le grand livre informel de notre bibliothèque idéale.

    Cette fois nous serions en Chine, en plein âge d’or poétique. À l’époque des T’ang. Jamais la poésie chinoise n’aura été aussi féconde, aussi ferme et aussi pure qu’en cette période dont les poètes nous parlent aujourd'hui encore, notamment pour la raison que René Grousset formule ainsi : « Alors que le poésie chinoise, faite en partie d’allusions littéraires, nous échappe trop souvent, les lyriques T’ang nous semblent plus accessibles parce que les sentiments qu’ils évoquent participent d’un humanisme universel ».

    Mais avant de poursuivre cela encore : pourquoi cette enjambée dans les lointains orientaux et, surtout, dans un passé si reculé ? Goût précieux pour l’exotisme ? Passéisme suspect ? On serait presque tenté d’acquiescer en sorte de clouer le bec de ceux qui ne s’intéressent qu’à la nouveauté fugace des modes, et cependant la raison de notre choix n’est pas là. Disons plutôt que, s’il faut parler d’actualité, encore s’agit-il de parler de toute l’actualité, et par conséquent de ce qui continue d’agir aujourd’hui, des choses du passé, pour peu que nous sachions nous ouvrir à elles.

    clip-image0034.jpgIl n’y a pas une poésie du passé et une poésie du présent : il n’y a qu’un émerveillement manifesté par l’être qui se reconnaît au monde, avec ses racines, et qui parle, et qui transcende les contingences du lieu et de l’heure.

    Ainsi un poète tel Li Po nous paraît moins étranger, voire moins anachronique que nombre de morts-vivants d'entre nos contemporains. Par delà les siècles, tout comme Sappho ou Pétrarque, et rejoignant, plus proches de nous, Verlaine ou T.S.Eliot, ou encore Reverdy, il continue de vivre et d’agir, n’ayant rien perdu de sa fraîcheur.

    Tendons aussi bien à l’ouverture, mais férocement exigeante, comme nous y engage un Etiemble. « Cela signifie qu’au lieu de gaspiller son temps à lire mille mauvais livres dont tout le monde parle, on saura choisir parmi les dizaines d emilliers de grandes œuvres qui n’attendent que notre bonne volonté ».

    Une ère de gloire

    La dynastie des T’ang (616-907), débutant par l’assassinat du dernier des Souei – lesquels accomplirent la réunification de l’empire – compte parmi les plus grandes époques de l’histoire chinoise. La Chine est alors la maîtresse incontestée de l’Asie. Sans être féodal, le système social repose sur une aristocratie bureaucratique disposant d’un puissant appareil administratif. Dans le domaine littéraire, marqué par les débuts du roman et la floraison du conte, ce sont les poètes qui s’affranchissent le plus heureusement de l’emprise de l’Etat sur la culture.

    N’en citons que quatre sur le millier qui illustre cette période. Trois d’entre eux glorifient le règne de Hiuan Tsong : Li Po (701-762), taoïste inspiré au génie spontané, tour à tour dionysiaque et mystique ; Tou Fou (712-770), sage d’inspiration confucianiste dont les commentateurs relèvent la constance des préoccupations sociales ; Wang Wei (699-759), rêveur exquis d’inspiration surtout bouddhiste, également célèbre pour sa peinture ; et, un siècle plus tard, Po Kiu-yi (772-846), qui fustigea les vices de la Cour dans ses célèbres ballades satiriques.

    La plus parfaite des quatre périodes de la poésie T’ang est la deuxième, qui correspond au règne de l’empereur Hiuan Tsong (712-755), dont Li Po fut le poète favori, et qui était lui-même grand lettré, poète et musicien, vivant dans le faste et le piétinement entêtant des quelque deux mille petits pieds féminins qu’abritait alors le palais impérial.

    Une grande rêverie cosmique

    Cela dit, si la temporaire image de la félicité éternelle (la capitale, T’chang Ngan,porte le nom de paix Eternelle) transparaît bel et bien dans la quiétude sensuelle des œuvres de poètes T’ang, lesdites œuvre ne témoigneront pas moins, peu après, des nouveaux troubles marquant la fin du règne de Hiuan Tsong, lequel sera tué au cours d’une terrible rébellion.

    Notez alors la différence de tonalité de ces deux courtes pièces de Li Po, tout d’abord, et ensuite de Tou Fou :

    « Des jeunes filles se sont approchées de la rivière ; elles s’enfoncent dans les touffes de nénuphars. On ne les voit pas, mais on les entend rire ; et le vent se charge de senteurs en passant dans leurs vêtements ».

    Et puis : « À la frontière, le sang humain se répand, formant des lacs. Mais l’ambition de l’empereur n’est pas satisfaite ! »

    Dans un autre poème, Tou Fou dira l’émotion du peuple au passage du recruteur, personnage cristallisant la révolte des paysans à l’endroit de la trop brillante capitale, et nous pourrions aussi mentionner, se rattachant à la même veine protestataire, qui fait de Tou Fou un poète très apprécié de la Chine contemporaine, son fameux Chant deschars guerriers.

    Mais la vision du monde que traduit la poésie T’ang ne procède pas uniquement de faits extérieurs, il s’en faut de beaucoup.. Si nous sommes touchés par la granderêverie cosmique se manifestant à cette époque, c’est que, d’une part, son enracinement dans le monde sensible la rapproche de nos romantiques, et que, d’autre part, le type d’expériences auxquelles elle fait écho nous est immédiatement perceptible : profondeur, mais simplicité de l’expression ; communion mystique avec le monde, mais naturel, voire bonhomie, parfois même faconde humoristique.

    Et Li Po d’envoyer valdinguer la littérature aux étoiles : « Il n’est vraimentque les buveurs dont le nom passe à la postérité ».

    Le mysticisme sans contour de la poésie T’ang, ses élans perpétuels vers l’ineffable, et les plaintes continuelles de l’esprit concevant la vanité des choses et les regrets – regrets de l’empereur dont la favorite a été assassinée d’une bien atroce façon, regrets de l’exilé, regrets de l’épouse songeant à son lointain Ulysse, regrets des amis forcés de se quitter, regrets des amants séparés, regrets d’autant plus amers que la vie est alors conçue comme une espèce de grâce – ont un arrière-fond religieux où se mêlent le vieux taoïsme, le rationalisme confucéen et le bouddhisme. 

    Citons à nouveau, à ce propos, l’indispensable René Grousset. « Le taoïsme avait appris aux poètes T’ang à retrouver, dans un élan éperdu, le principe de toute chose. Le bouddhisme renforçait et humanisait ce sentiment de la vie universelle en ajoutant à l’idée – déjà taoïque – de la fraternité de l’homme avec la plante et l’animal, une immense tendresse pour toute la création. Aussi tous les écrivains du VIIIe siècle cherchent-ils à s’unir dans une communion mystique à l’âme de l’univers. Leurs œuvres sont pleines d’élévations romantiques situées généralement en montagne, dans la solitude nocturne et aux heures indécises de l’aube et du crépuscule : le poète, assis au pied de quelque ermitage, sur quelque rocher désert, laisse sa pensée planer dans l’espace, au-dessus des abîmes, perdue dans l’essence des choses ».

     

    tumblr_m6u1fajhsv1qchk7to1_1280.jpgSensualité et mélancolie

    Plus d’une fois,l’opposition douloureuse des joies de la vie et de l’action corrosive du temps,chez les poètes T’ang, nous aura fait penser aux lyriques français de la Pléiade, qui ont ressenti et exprimé de la même façon la fuite des heures et la mélancolie entachant toute passion terrestre.

    Ces vers ne font-ils pas écho, à l’évidence, à ceux d’un Joachim Du Bellay. 

     

    « Sil e ciel et la terre sont immuables, / Que le changement est rapide sur le visage de chacun de nous »…

    Ou bien ceux-ci : « Où donc s’enfuit la lumière du jour ? / Et d’où viennent les ténèbres ? »

    Et ceux-là, encore n’évoquent-ils pas des sentiments du même registre que ceux d’un Ronsard ?:

    « Le prince avait de belles jeunes filles ; / Elles ne sont plus que terre jaune ».

     

    La séparation

    Dans les poèmes des T’ang, le thème de la séparation ne cesse de revenir. Mais remarquons, à ce propos, un détail intéressant pour le lecteur occidental : il s’agit de l’usage que le poète fait parfois des thèmes amoureux, réputés intimes, pour exprimer une déception d’un tout autre ordre – politique au premier chef. Cette jeune fille dont on pleure ici la perte n’est peut-être qu’un ministre chassé… 

    À côté du thème récurrent de la séparation, relevons encore ceux de l’amour familial (la famille, avec le cultedes ancêtres, est alors la plus solidement enracinée des institutions chinoises), de l’attachement au sol natal (d’où le spleen de l’exilé), de la vénération pour le passé, et, enfin, les thèmes sociaux, qui font des poètes les meilleurs témoins de l’évolution des idées et des mœurs de leur époque, alors même que, souvent, les historiens et autres chroniqueurs se trouvent contraints d’arranger les faits, de travestir la vérité.

    Enfin, quelle meilleure conclusion donner à cette trop brève évocation qu’en attirant l’attention du lecteur sur l’étonnant présence des paysages dans la poésieT’ang ?

     

    Voyez ce tableau de Lieou Tch’ang K’ung :

    « Au crépuscule la montagne bleu sombre semble plus lointaine, / En hiver, la maison blanche paraît plus pauvre ; / Le chien aboie derrière la porte depaille : /Dans la nuit pleine de vent et de neige, quelqu’un retourne chez soi ».

    Et puisque nous avons commencé notre lecture au déclin du jour, quittons-nous à cette même heure mystérieuse d’entre chien et loup,sur ces vers de Li Po, dont la légende raconte qu’il périt noyé, un soir        d’ivresse, en voulant saisir dans une rivière le reflet de la lune :

    « Le soir étant venu, je descends de la montagne aux teintes bleuâtres,/ La lune de la montagne semble suivre et accompagner le promeneur, / Et s’il se retourne pour voir la distance qu’il a parcourue, / Son regard se perd dans les vapeurs de la nuit. »

     

    Repères bibliographiques.

    M.Kaltenmark.Littérature chinoise. La Pléiade,1956.

    P.Demiéville. Anthologie de la poésie chinoise classique. Payot, 1948.

    Lo Ta-kang.Cent quatrains des T’ang. La Baconnière, 1947.

    Lo Ta-Kang.Homme d’abord, poète ensuite. Présentation de sept poètes chinois. La Baconnière, 1949.

    Arthur Waley. The poetry and career of Li Po. Allen & Unwin, 1950.

     

    Ce texte a paru dans le magazine Construire, en 1976. 

  • Un grand poème de cinéma

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    Le Voyage de Bashô, de Richard Dindo.
    Avant-première ce mardi 2 avril au cinéma Capitole, à 20h.30, à Lausanne, à l'enseigne de la Cinémathèque suisse

    Tenant de l’élégie lyrique, du récit de voyage semé d’incantations contemplatives ou du journal de bord «en miroir», le dernier film de Richard Dindo, après son adaptation mémorable d’Homo faber de Max Frisch, «sonne» plus personnel que ses ouvrages précédents en cela que le réalisateur zurichois, auteur lui-même d’un monumental journal intime rédigé en français, arrive lui aussi à l’âge des bilans, comme le vieux poète Bashô (1644-1694), maître japonais du haïku qui s’est retiré depuis une décennie de la vie publique pour mener une vie d’errance et de méditation.

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    On sait ce qu’est un haïku, poème bref concentrant en trois vers une image qui oppose, sur fond de sérénité, un subit éclair fixant l’instant, par exemple: «De temps en temps / les nuages nous reposent / de tant regarder la lune», ou bien: «Devant l’éclair / sublime est celui / qui ne sait rien», ou encore: «Dans le vieil étang / une grenouille saute / un ploc dans l’eau».

    Ces «minutes heureuses», ou parfois mélancoliques, lues par Bernard Verley, ponctuent un parcours où Matsuo Bashô apparaît (sous les traits de l’acteur Kawamato Hiroati) comme une sorte de moine laïc, juste pourvu de son nécessaire à dormir et écrire, et dans les pas duquel nous cheminons de rivages en monts perdus, de forêts de bambous en temples vénérables, en double symbiose avec la nature et avec la parole du poète, d’une simplicité et d’un naturel parfaits.

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    Il retrouvera en chemin des amis et des disciples, il se liera d’amitié profonde avec un autre pèlerin plus jeune, il regardera des enfants jouer et des courtisanes se recoiffer, il s’interrogera sur le sens de tout ça et surtout il fera de tout un poème.

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    «En matière d’art, notera-t-il en passant, il importe de suivre la nature créatrice, de faire de ses quatre saisons des compagnes, pour chasser le barbare, éloigner la bête». Pas un instant cependant il ne posera ou pontifiera, nous précédant sur son cheval ou s’épouillant sur sa couche d'été, rendant grâces aux fleurs ou saluant une araignée, un papillon, un femme en train de lavec des pommes de terre dans la rivière, et la lune là-haut («Rien dans ce monde / qui se compare / à la lune montante») ou l’arrivée de la neige («Matin de neige / Tout seul je mâche / du saumon séché») avant le retour du printemps et le prochain automne scellant le passage du temps non sans humour: «Année après année / le singe arbore / son masque de singe»…

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    Littérature filmée? Absolument pas: rien que du cinéma dans ce Voyage de Bashô, ou plus précisément de la poésie de cinéma qui fait rimer image et cadrage, et montage et sublime «bruitage» d’un automne à l’autre, jusqu’à la fin sereine et triste à la fois («Rien ne dit / dans le chant de la cigale / qu’elle est près de sa fin»), mais là encore la nature inspire le poète, et cette fois c’est Richard Dindo, prenant le relais de Bashô, qui montre la lune ronde se fondre dans la nuit…

  • Ceux qui ont fait du stop

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    Celui qui se rappelle les hauts de sa ville vers 1963-1973 quand des centaines de stoppeurs s'alignaient chaque jour le long de la route de l'Est destination Florence ou Katmandou / Celle que des tas de mecs ont embarquée à l'époque sans la violer ni même la décapiter / Ceux que tu as retrouvés d'Amsterdam à Vienne et de Pise à Delos / Celui qui a voulu te convertir à la mouvance Hare Krishna au motif que tu l'avais embarqué dans ta 2CV qui doit encore puer le santal et la sueur de pieds / Celle qui a profité de ta distraction pour te faucher ton portefeuille entre Schleswig et Holstein / Ceux qui parlaient politique à poil au bord du lac de Trasimène à l'époque de Pasolini et des Brigades rouges /Autostop5.jpg Celui qui a attendu 7 heures au bord de l'Autoroute du Sud avec son ami grimpeur Anicet en compagnie duquel il s'est ensuite éclaté dans la calanque d'En Vau sur les voies de Vsup / Celle qui a mis du noir aux lèvres pour flasher les routiers punkophiles / Ceux qui ont trouvé refuge dans une container de maquereau au péage de Marseille / Celui qui a traversé l'Andalousie à l'époque de la Movida / Celle qui a rencontré des tas d'amants possibles sur la route du stop mais a dit stop le plus souvent / Ceux qui se reprochent quelques occasions manquées / Celui qui a beaucoup appris en lisant sous les ponts / Celle qui n'a jamais cédé aux sirènes des ambulanciers / Ceux qui sont morts dans l'Europe-Express alors que le stop est si sûr / Celui qui n'est pas monté dans le Van noir du sadique en sweat rilax dont on a vu le faciès sur les tabloïds / autostop4.jpgCelle qui n'a jamais lâché son tricot pendant les trajets même quand le type lui demandait de le sucer / Ceux qui préfèrent l'Oldsmobile à la Topolino pour des questions de commodité / Celui qui a apris à décrypter les profils droit / Celle qui a bien aimé partager l'ordinaire des routiers / Ceux qui ont fait des feux de camps sympas avec les routiers-c'est-sympa / Celui qui a pêché le Verdon dans le Gardon ou le contraire tant le mec à la Vodka lui a avait fait siffler de l'Alfa ou le contraire / Ceux qui ont participé en bandes au sauvetage de Florence cette année-là / Autostop.jpgCelui qui n'a jamais répondu aux avances des bourgeoises en manque que voulez- vous cruelle est la jeunesse / Celle qui a fait un peu de voltige dans les roulottes des trapézistes ambulants / Ceux qui ne pensent pas que jeunesse jamais passera / Celui qui fait encoreunpeu de stop dans les vallées reculées / Celle qui a savouré de l'émincé de stoppeur sans s'en douter tant la sauce du Hell's Angel texan était relevée / Ceux qui ont perdu le goût de la liberté en se la jouant libertins / Celui qui se fait arrêter pour avoir dépanné un gosse en retard sur le chemin de l'école / Celle qui voit le mâle partout / Ceux qui estiment que forcément une stopeuse est une pute et un stopeur forcément un pédé / Celui qui continue de lever lepouce sur Facebook / Celle qui se fait encore quelques bons moments comme ça / Ceux qui espèrent que ça reviendra avec la Toute Grande Crise, etc.    

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  • Mémorialiste de l’émouvance

    cinéma,littérature


    Rencontre avec Richard Dindoen 2006. À ne pas manquer: la projection de son dernier film, peut-être son chef-d'oeuvre, Le Voyage de Bashô, au cinéma Capitole de Lausanne, le 2 avril à 20h.30.

    L’œuvre de Richard Dindo, riche de plus de vingt films, est à la fois très actuelle et « travaillée » par une (re)lecture extrêmement sensible de vies du proche passé, le plus souvent rebelles, du « traître à la patrie Ernst S. » à Che Guevara, ou des combattants suisses dans la guerre d’Espagne aux étudiants contestataires massacrés au Mexique. Si Dindo a participé à la mouvance du cinéma engagé dans l’esprit de mai 68, ses films ne se sont jamais bornés pour autant à cette dimension politique.

    cinéma,littérature

    L’émotion liée aux destins humainement ou artistiquement exemplaires (Paul Grüninger le sauveteur de Juifs ou Charlotte la merveilleuse imagière déportée, et Max Frisch, Rimbaud ou Kafka, Genet ou le Matisse d'Aragon), la défense de valeurs fondamentales et l’affirmation d’un langage personnel spécifiquement cinématographique, où le sens et la beauté fusionnent, marquent également le travail de ce maître du documentaire qu'il dit lui-même « épique ».

    cinéma,littérature

    - Quel a été votre premier rêve de cinéma ?
    - Je peux dire que je suis un enfant de la littérature et du cinéma. Autodidacte, je me suis fait grâce aux livres, aux films...et aux femmes. J’ai commencé de lire vraiment vers douze ans, pratiquement seul au monde. Ma mère avait quitté la famille, mon père ouvrier n’était jamais présent. Je ne pense pas avoir échangé plus de trente ou quarante phrases avec lui de toute ma vie. Mon cinéma est d’ailleurs marqué par l’absence paternelle. J’étais donc seul, avec un frère, dans une maison vide, et je me suis fait tout seul. C’est ma faiblesse et ma fierté. J’ai donc lu La Guerre et la Paix de Tolstoï à douze ans. A seize ans, j’ai découvert Proust dans une librairie d’occasion. Je vivais dans une maison de jeunes où nous touchions 15 francs d’argent de poche par mois. Je suis tombé sur un texte qui s’intitulait Combray, qui m’a tout de suite fasciné par l’écriture, et je suis assez fier, moi qui n’était qu’un fils d’ouvrier, d’avoir compris cette écriture dont la musique n’a cessé de me hanter depuis lors. Entre Tolstoï et Proust, j’ai été marqué par la lecture d’Hemingway, de Brecht et surtout de Frisch qui figurait le mieux mon rapport à la Suisse. Dès ma vingtième année, lorsque j’ai commencé à rêver de cinéma, j’ai désiré rencontrer Frisch et faire un film avec lui et raconter ce qu’il y a d’autobiographique dans ses romans. Max Frisch était ma figure paternelle. C’est l’homme qui m’a réconcilié avec la Suisse. Le premier Journal m’a tout de suite passionné. Grâce à Frisch je me sentais un peu chez moi à Zurich. Sinon je m’y sentais en exil. Frisch était la personne que j’avais le plus envie de rencontrer dans mon adolescence, comme le père inconnu. Avec Kafka, c’est le seul écrivain de langue allemande avec lequel je me sens absolument familier, dans un rapport filial et fraternel: filial avec Frisch, fraternel avec Kafka. Je crois les comprendre à travers le langage. Sinon je vis dans la littérature française. En langue anglaise, un tel rapport ne s’établit qu’avec Henry Miller. Lorsque je suis allé à Paris, à vingt ans, j’avais deux raisons principales: devenir un enfant de la Cinémathèque et lire Proust en français. J’ai appris le français en lisant Proust. Je n’ai jamais fait d’études.

    cinéma,littérature
    - Fréquentiez-vous le milieu intellectuel ou artistique zurichois ?
    - Absolument pas. J’ai toujours été un sauvage. Lorsque j’ai commencé à faire du cinéma, j’ai rencontré Fredi M. Murer, qui m’a beaucoup aidé au départ. Je n’ai jamais fréquenté aucun milieu. J’ai passé ma vie à faire des films et à courir après les femmes. Mais je vis en dehors de la société. Je lis trop. Par ailleurs, je n'ai aucune ambition sociale.

    - Quels ont été vos premiers chocs, question cinéma ?
    - Je dirai : Huit et demi de Fellini et Vivre sa vie de Godard, vers l’âge de dix-huit ans. Ces deux fois, en sortant de la salle dans la rue, le monde me semblait avoir changé - la couleur du monde me semblait avoir changé. A partir de là j’ai commencé de rêver de cinéma, de penser cinéma.
    - Votre premier rêve a-t-il immédiatement été le documentaire ?
    - Oui. Je suis un enfant de la fiction. Mais un fabricant de documentaires. Je ne sais pas inventer une histoire. L’imaginaire ne m’intéresse pas. En plus, je n’avais pas le bac. Aucune formation .Aucune école de cinéma ne m'aurait accepté. Mais  j’avais vu Pierrot le fou en allemand. J’ai compris la nouveauté, la radicalité de ce film. Et j’ai décidé de venir à Paris, à cause de Godard. J’ai appris que les cinéastes de la Nouvelle Vague allaient à la Cinémathèque. Donc j’ai décidé d’y aller à mon tour. Sur quoi j’ai rencontré une femme qui m’a nourri et logé. Je n’ai jamais travaillé. Pendant des années, je n’ai fait qu’aller au cinéma et lire. Mon film sur Kafka sort ainsi du cinéma classique : de John Ford et de Hitchcock. Je suis un homme de la deuxième nature. Nietzsche disait qu’il y avait une première nature, fixée par le hasard de la naissance et de l’éducation, après quoi se construisait la deuxième nature, par choix personnel, souvent dans une autre culture. J’ai choisi la culture française et de devenir un autre, d’une certaine manière. A ce propos, mon Rimbaud est maudit en France, parce qu’il va contre le cliché. Sauf à l’anniversaire de Rimbaud, à Charleville, où il a fini par être accepté, mon Rimbaud n’a pas eu une projection publique depuis 1991.  Le Kafka aura probablement le même sort en Allemagne. C'est que je détruis l'image convenue de Rimbaud et de Kafka.

    medium_Dindo1.2.jpg- Et la fiction là-dedans ?

    - J’ai raté un film sur la guerre d’Espagne, parce que je n’ai pas suivi ma première idée. Dès qu’on commence à hésiter, on perd sa conviction. En 1982, je suis allé en Espagne avec le fils d’un combattant d’Espagne, Je voulais faire ce film en super-8 et puis j’ai pris un acteur et j’ai détruit ce film avec un acteur. Là j’ai compris que je suis né pour le documentaire. Mais un documentaire débordant, un documentaire qui cherche sa propre fiction. Je crois que le documentaire est limité, qu’on déborde forcément par la fiction.

    medium_Kafka.jpg- Quel est l’origine du film sur Kafka ?
    - Durant toute mon adolescence, j’ai eu envie de marcher sur les pas de l’écolier Kafka. Il raconte ce chemin dans une lettre à Milena, et j’aurais toujours voulu le refaire. Cela m’a pris presque quarante ans. Je connais ce chemin par cœur. Lorsque j’ai envie de connaître vraiment quelqu’un, je fais un film sur lui. Pour moi, faire du cinéma consiste à rencontrer des gens et des paysages, puis de mémoriser ces rencontres et ne plus jamais les oublier. Je suis attaché au lieu de mémoire. Le lieu de mémoire est forcément émouvant. C’est pour ça que je dis mon cinéma cinéma de l’émouvance. C’est peut-être bête, mais je suis ému de savoir que Kafka a vécu dans cette maison. Pour moi, la mémoire est fondamentalement émouvante. Je travaille sur cette émotion. J’ai attendu longtemps de faire ce film car j’essaie d’enrichir mon territoire de cinéaste avec chaque film. Chaque fois je vais plus loin. J’ai toujours une vingtaine de projets en tête. Je rêve parfois mes films des décennies à l’avance. Moi qui suis très impatient, j’attends le bon moment pour faire un film juste par rapport à mes moyens. Chaque film est un élément de l’œuvre. Chaque film a sa place dans l’oeuvre. D'ailleurs je commence à ressentir un contentement à l’idée que j’ai créée une œuvre qui tient debout.

    cinéma,littérature

    - Comment construisez-vous un film comme le Kafka ?
    - C’est totalement intuitif, mais j’ai en moi une logique de montage, que j’ai acquis en 35 ans d’expérience. J’ai toujours monté mes films moi-même. L’idée principale du Kafka, c’est les acteurs. L’idée-clef est ici l’acteur. Je travaille sur la parole des morts. Je réveille les morts et les fait mourir. Le jeu des surimpressions mime cette arrivée et cette disparition permanente des protagonistes et correspond à une réflexion sur la résurrection par la parole. « Par où commence le monde, par la parole ou par l’image ? », se demande le poète Edmond Jabès. Les gens du cinéma essaient toujours de nous faire croire que le cinéma se réduit à des images qui bougent, et donc que le monde a commencé par l’image. Moi je crois qu’il a commencé par la parole. Avec Kafka, comme avec Rimbaud, j’ai choisi un certain nombre de phrases qui sont des phrases que je rêve moi-même à travers Rimbaud ou Kafka, qui les définissent. Je travaille comme un analyste écoute son patient. Je pense que l’apprentissage de l’autre commence par la parole. Vous ne sauriez jamais rien de quelqu’un en ne faisant que le regarder. L’image ne dit rien de vous. Mon cinéma est un travail de lecture. Chaque phrase est objet de lecture. L’image devient parlante par tout ce qu’on en sait à travers la parole : ainsi du visage de Kafka. Bien entendu, il y a déjà des images dans le texte, et des paroles dans l’image.  Dans un documentaire sur un mort, il n’a que la parole, les paysages et les documents. Comme les témoins oculaires étaient morts, je les ai remplacés par les acteurs. Enfin, je donne des choses belles à entendre et à voir dans le film.
    - Qu’est-ce pour vous que la beauté ?
    - C’est une longue histoire. Moi, fils d’ouvrier, j’ai compris ce qu’était la culture à Bagdad, il y a très longtemps. Je me suis retrouvé, à vingt ans, au musée national de l’Irak, tout seul. Là j’ai compris ce qu’était la culture en regardant les magnifique figurines d’albâtre de l’époque sumérienne. J’ai compris que la culture signifie fabriquer de beau objets qui sont en même temps des objets de mémoire. C’est ça pour moi la culture : la beauté et la mémoire. Ce que nous pouvons savoir de Sumer tient à cela, Je crois beaucoup aux objets qui ne périssent pas.
    - Quels sont vos rapports avec l’écriture ?
    - J’écris un journal, à la manière de Léautaud, représentant des milliers de pages et que seules mes filles liront un jour. J’écris beaucoup, en outre, autour de mon travail.
    - Qu’est-ce qui lie l’ensemble de vos films si divers ?
    - Contrairement à ce qu’on croit, je travaille toujours dans l’émotion, et c’est pourquoi je revendique la filiation d’un John Ford. Par ailleurs, je suis un homme à projets. Je rêve mes films à l’avance. Le moteur de mon existence, à travers toutes les tribulations, c’est le projet : le rêve d’un prochain film. Comme je n’ai aucune ambition sociale, c’est le projet qui me donne de l’énergie.

    cinéma,littérature
    - Quel est alors votre projet actuel ?
    - J’aimerais faire un film grand public, sur des Américains qui pensent qu’il faut coloniser Mars. Ce serait à la fois un constate de situation sur tout ce qui nous attend sur terre, en termes de catastrophes, et l'aperçu de ce rêve fou de recréer une Amérique sur une autre planète Ce ne sera pas une fiction mais un documentaire en partant de portraits de gens que je vais rencontrer aux Etats-Unis. (Zurich, le 12 janvier 2007)

    (Cet entretien, à l'état d'émincé, a paru dans l'édition de 24 Heures du 17 janvier 2006. En 2016, Richard Dindo préparait un film sur le poète japonais Bashô.)


    Richard Dindo en 10 dates

    1944 Naissance à Zurich. Origine italienne. 1964 Débarque à Paris. « Etudie » le cinéma à la Cinémathèque.1970 Premier film : La répétition.1977 L’exécution du traître à la patrie Ernst S, avec Niklaus Meienberg. 1981 Max Frisch Journal (I-III), avec l’écrivain.1986 El Suizo, un Suisse en Espagne. Seule fiction, « raté » selon Dindo…1991 Arthur Rimbaud, une biographie. Film « maudit » en France.1997 L’Affaire Grüninger. Portrait d’un résistant.1999 Genet à Chatila.2003 Ni olvido ni perdon. Dernier film « politique ». Liste à compléter...

  • Le gai savoir de l'anar

     littérature

    Portrait de Claude Frochaux, éditeur et écrivain, auteur de L'Homme seul et de L'Homme religieux suivi de L'Homme achevé.


    L’humanité, pour Claude Frochaux, se divise en deux catégories: les simples et les compliqués. Les simples ne croient qu’à la matière; Dieu n’est qu’une création de l’homme, animal évolué dont l’âme meurt avec le corps. Les compliqués, eux, croient en une transcendance, et tout se complique.

    Mais Claude Frochaux là-dedans ? S’il se dit du parti des simples, son portrait n’en est pas moins compliqué à tracer simplement. Car il y a de l’aventurier chez cet octogénaire à l’air de père tranquille, et de l’anarchiste jamais rangé des idées subversives en ce fils de marchand de vin du Landeron qui, dans la nuit du 21 février 1961, avec trois compères, réveilla la cité de Calvin en attaquant le consulat de l’Espagne franquiste au cocktail Molotov...

    littérature


    Pas si simple à admettre pour des parents catholiques traditionalistes qui avaient espéré que leur fils aîné reprendrait l’affaire familiale. Dès 18 ans cependant, le très mauvais élève du collège Saint-Michel de Fribourg, plus nul encore au gymnase de Neuchâtel, s’était révélé … simplement compliqué, ajoutant à sa nullité scolaire une crise d’identité carabinée. Du moins sa mère, institutrice et portée sur la lecture, avait-elle flairé un avenir au précoce fou de livres : la librairie…
    «J’ai eu beaucoup de chance dans ma vie !», s’exclame aujourd’hui le libraire-éditeur-écrivain. « J’ai toujours fait les bonnes rencontres au bon moment. De Lausanne, où j’ai appris mon métier de libraire chez Payot, dès 1954, à Zurich et Londres (chez Foyles) ou nous travaillions beaucoup mais dans le bonheur, puis à Genève où j’ai rencontré le plus extravagant ami en la personne de Jean-Jacques Langendorf, à Paris où je me suis plongé dans la bohème de Saint-Germain des Prés comme employé du légendaire Jean-Jacques Pauvert, enfin à Lausanne où j’ai repris la petite librairie des Escaliers du Marché avant de me lancer dans l’aventure des éditions L’Âge d’Homme, au côté du génial Dimitri, j’ai toujours fait ce que je voulais et ce que j’aimais ! »

    littérature
    S’il se dit rationaliste et déterministe, Claude Frochaux n’en est pas moins un romantique à sa façon, intarissable sur ses folies de jeunesse, dont il exalte les années où il partit avec Langendorf sur les traces de Lawrence d’Arabie, fomenta l’attentat de Genève, entre orgies de cinéma et nuits blanches à refaire le monde ou à parler de livres, notamment avec un homme qu’il dirait aujourd’hui le compliqué par excellence : Vladimir Dimitrijevic qu’il accompagna trente ans durant malgré l’opposition totale de leurs opinions politiques et philosophiques. « J’ai vite compris qu’avec ce conservateur anticommuniste et chrétien jusqu’au mysticisme, la cohabitation serait impossible sans réserve mutuelle…» Et l’interlocuteur privilégié des auteurs romands de rappeler l’enjeu de cette aventure : un catalogue au bilan fabuleux, sans pareil en Suisse romande et bien au-delà.
    Et l’écrivain Claude Frochaux lui-même, entré en littérature la trentaine passée avec un roman préfigurant une œuvre singulière, intitulé Le lustre du grand théâtre et parrainé par le seigneur du style qu’était André Pieyre de Mandiargues ? « Le lustre représentait bien cette menace magnifique que je sentais au-dessus de moi, qui pourrait me tomber dessus et que j’imaginais me traverser sans me blesser… En fait, je me suis toujours senti vulnérable», ajoute ce doux subversif qui n’en défia pas moins l’ordre établi (dont témoigne le délectable récit d’Aujourd’hui je ne vais à l’école) pour s’en prendre à l’être sans doute le plus compliqué de la Création, identifié sous le nom de Dieu.
    «À vrai dire je n’ai rien contre Dieu », précise alors l’auteur de l’immense et dérangeant Homme seul, qui vient d’aggraver son cas avec L’Homme religieux. «Si j’ai perdu la foi à 18 ans, le sujet m’a toujours passionné. J’ai toujours voulu savoir « comment ça marche », et le fait est qu’en tuant nos dieux nous avons réduit nos cerveaux, car la religion a bel et bien été le tremplin de notre plus haute imagination et de la grandeur humaine »…



    DATES

    1935 Naissance à Berne, de parents neuchâtelois.
    1954 Apprentissage de libraire à Lausanne
    1956-64. Libraire à Zurich, Londres (Foyles) et Genève. Voyage au Moyen-Orient avec Jean-Jacques Langendorf.
    1961-62 Attentat anarchiste contre le consulat d’Espagne à Genève. Procès et prison.
    1962-64 Libraire à Paris, au Palimugre.
    1967 Le lustre du grand théâtre, premier roman, paraît au Seuil. Dix livres, romans et essais, suivront, tous à L’Age d’Homme.
    1965-68 Reprend la librairie Rieben à Lausanne.
    1979 Naissance de Sylvain, suivi de Marc en 1981.
    1996 Parution de L’Homme seul, essai. Prix Lipp 1997.
    1968-2001 Editeur avec Vladimir Dimitrijevic, à L’Âge d’Homme.

  • Brando le mouton noir

    Avec Le bel obèse, Claude Delarue  signe un livre à la fois captivant, cinglant, amusant, émouvant, profond sans jamais peser.

    16281552.jpgQui fut vraiment Marlon Brando ? L’un des plus grands acteurs du XXe siècle ? Certes, mais encore ? Un mufle odieux à ses heures ? Sans doute. Un mégalo dépressif chronique ? Sûrement. Un interprète génial crachant sur le cinéma ? Un tombeur de femmes crachant sur le sexe ? Un boulimique à jamais inassouvi ? Un rustre capable de respect humain ? Un révolté sincère mais incompris ? Un extravagant ascète à sa façon ? Tout cela et bien plus, autant dire la complexité tordue faite homme, immense comédien et mec perdu : monstre fragile.

    Or son autobiographie en dit-elle beaucoup plus que la douzaine de bios qui lui ont été consacrées jusque-là ? Et que peut nous en apprendre un roman ? La réponse  est dans Le bel obèse, le plus extraverti (en apparence) et le plus puissant des romans de l’écrivain genevois de Paris, qui « sculpte » un grand fauve humain, aussi attachant qu’indomptable, dans la masse mouvante d’une destinée «inventée» mais toujours plausible, entre deux femmes et un ami constituant eux aussi de magnifiques figures romanesques.

    1033389664.jpgQu’est allé chercher Brandès sur l’île suédoise de Fårö cher à Bergman, où il se planque seul dans une propriété en bord de mer ? Est-ce en hommage au cinéaste qu’il adule en regrettant de n’avoir jamais joué pour lui ? A d’autres ! pense Laure Danielli, quadragénaire italo-franco-américaine qui vient de s’installer dans une grande maison toute proche de celle du «monstre», avec lequel elle a un compte à régler depuis plus de vingt ans. Humiliée sur un lieu de tournage par «l’Empereur», la jeune actrice qu’elle voulait devenir a sombré dans l’autodestruction avant de rebondir dans la fabrication de romans dont le succès international l’étonne la première, car elle se trouve plutôt médiocre romancière. Sa propre présence à Fårö, où elle a racheté la demeure du mari architecte d’une amie de jeunesse, est liée à ce passé, et comme une connivence teigneuse s’établit dès sa première visite à Brandès, qu’elle aide à se couper les ongles des doigts de pieds (pas facile pour un gros tas de 130 kilos) avant de lui offrir de l’aider à rédiger son autobiographie. Dans la foulée débarque une espèce de vieil hippie, porteur d’une drôle de sacoche tissée au mystérieux contenu : David pour son vieil ami Brandès, l’inoubliable Alkan pour ses anciens étudiants du Collège de France où il enseignait l’ethnologie, censé rejoindre l’acteur avec l’une des rares femmes qui aient à peu près « dompté » le fulminant étalon. Mais Emerinda Ullman n’est pas là, ou pas tout à fait. Car son fantôme, et pas seulement, apparaît parfois à Brandès, lequel a loué cette maison (où elle a passé son enfance) pour se racheter d’on ne sait encore quoi. On le verra : mais gardons-nous d’en «raconter» plus…

    S’il a les ingrédients d’un thriller, avec des « scènes à faire » carabinées, Le bel obèse impressionne pour d’autres raisons que l’« efficacité » : c’est que tout y sonne humainement vrai, jusqu’au grotesque spectaculaire qui va si bien à Brandès-Brando (son « vrai nom », issu de l’alsacien Brandeau…) et au tragi-comique grinçant dans lequel baignent quatre personnages hors norme en quête d’eux-mêmes et en proie aux mêmes démons : la solitude, le manque d’amour, le vieillissement, le besoin compulsif de créer, la maladie et la mort qui font les folles sur le carrousel du Happy End.

    Il n’y a actuellement, parmi les romanciers suisses, que Martin Suter (notamment dans le splendide Small World) pour combiner, avec autant de maestria, un scénario si captivant et un « sous-texte » si riche, des personnages si fouillés et une masse d’observations si pénétrantes sur l’époque, la « vraie vie » et ses illusions, la comédie humaine et les à-pics qui la cernent, l’émotion pure enfin d’un dénouement à chialer. Solidement ancré sur ce rivage nordique où Rabelais broute des fraises sauvages avec des moutons menacés de tremblante, riche d’évocations lyriques, tour à tour grinçant et poignant, scabreux parfois mais avec une sorte d’élégance, le sourire du désespoir aux lèvres, Le bel obèse, sans peser, a le poids des grands livres…    

    2098775535.JPGClaude Delarue. Le bel obèse. Fayard, 357p.

    Cet article a paru dans l’édition de 24Heures du 15 avril 2008.

     

     

     

  • Et si l'on révisait le procès de Judas ?

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    Après le romancier israélien Amos Oz, Maurice Chappaz et tant d’autres auteurs, Anne Soupa, dans sa substantielle enquête sur «Judas, le coupable idéal», remet en question l’image du traître qui a cristallisé l’antisémitisme chrétien des siècles durant…

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    La couverture provocatrice de L'Obs de la semaine passée posait en susbstance la question: faut-il réécrire la Bible et le Coran?, relançant pour la énième fois le débat sur le contenu de certains textes dits sacrés et supposés intouchables par d’aucuns, et par exemple sur ce qu’on pourrait dire des apologies de la violence, notamment dans certaines sourates du Coran ou dans le Livre de Josué de l’Ancien Testament.

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    Même si l’on relance ce débat qui n’a rien de nouveau pour des motifs le plus souvent liés à des querelles idéologico-politiques momentanées, le fond de la question – qui a trait à l’interprétation et à la relecture critique des textes anciens ou plus récents, jusqu’au fameux pamphlets antisémites de Louis-Ferdinand Céline –, n’en demeure pas moins digne d’attention et de discussion bien au-delà des seuls cercles de spécialistes.

    C’est du moins ce que je me disais en lisant le dernier livre d’Anne Soupa, après Les pieds dans le bénitier et Dieu aime-t-il les femmes?, consacré au personnage maudit par excellence que représente Judas dans la tradition chrétienne, qui implique d’abord la «construction» d’un personnage à sa source évangélique, immédiatement diabolisé par l’apôtre Jean – alors que Paul de Tarse, témoin plus proche du Christ, l’ignore complètement – et devenant ensuite l’image par excellence du traître et du Juif cupide, pour ne pas dire la figure emblématique à nez crochu du peuple déicide.

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    Dans la Divine comédie de Dante, qui représente le sommet de la pensée catholique à la bascule du Moyen âge et de la Renaissance, Judas brûle dans les glaces de l’Enfer, condamné à être dévoré à perpète par Satan. Or faut-il prendre les visions du poète florentin à la lettre? Ou faut-il réécrire la chant de l’Enfer dans lequel Mahomet, coupable selon Dante d’avoir semé la zizanie sur le pourtour de la Méditerranée, apparaît comme un démon schismatique, au chant XXVIII de L’Enfer, fendu en deux, bonnement «crevé du col jusqu’au trou d’où l’on pète»?

    À ce taux-là, il faudrait réécrire non seulement la Bible et le Coran, mais aussi Tintin au Congo et tous les textes «inappropriés» selon les termes des censeurs actuels impatients de tout ramener au même dénominateur commun d’on ne sait quelle morale mondiale zoophile et gay friendly, ouverte au développement personnel et à la permaculture...

    Une jupe qui en a sous le chapeau... 

    maxresdefault.jpgAnne Soupa est une catholique aussi fervente que non alignée, fondatrice du Comité de la Jupe et militante pour la féminisation des hiérarques du Vatican. Chacune et chacun se rappellent que, le 6 novembre 2008, Monseigneur André Vingt-Trois, archevêque de Paris, déclara, à propos du rôle des femmes dans l’Eglise catholique que «le tout n’est pas d’avoir une jupe, c’est d’avoir quelque chose dans la tête». La réponse à cette énormité ne se fit pas attendre: le Comité de la jupe apparut. À terme, on pourrait imaginer Anne Soupa soutenant une future papesse, après qu’elle a salué l’avènement du jésuite François comme une «divine surprise». Cela étant, son ouvrage sur Judas, le coupable idéal prouve qu’une jupe peut avoir quelque chose dans la tête. 

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    Blague à part, ce livre constitue la base d’une réflexion très fertile, nourrie par une véritable enquête, sur les avatars d’un personnage-clef. Dans l’imaginaire collectif, Judas est le salaud par excellence. Le méchant du western. Le Mal. Un terme le caractérise: traître. Or Judas a-t-il vraiment trahi? N’a-t-il pas fait que livrer? C’est la première mise au point à laquelle se livre Anne Soupa. Vous ne voyez pas la différence? Elle est pourtant notable. Elle marque la nuance entre un homme faux qui renierait son ami – et l’apôtre Pierre, fondateur de l’Eglise, n’y manquera pas par trois fois! - et un disciple qui agirait sous l’impulsion d’une force supérieure avant de se suicider sous l’effet du repentir. 

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    Selon certains, Judas pensait que Jésus triompherait de ses adversaires et même de la mort, et c’est pourquoi il l’aurait «livré». L’évangile de Jean, cependant, lance la première flèche contre un Judas supposé diabolique. Jean est-il cependant à prendre au pied de la lettre? On ne va certes pas «réécrire» son évangile, mais le problème est que la question de l’identité du, ou des rédacteurs du quatrième évangile reste incertaine, la probabilité d’une école johannique genre atelier d’écriture étant aujourd’hui reconnue par de nombreux exégètes, qui alimente l’hypothèse d’une «fabrication» a posteriori du personnage maudit. 

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    Ce qui est sûr, c’est que la figure du traître, auquel a été assimilé le peuple juif non convaincu de la messianité de Jésus, a connu la plus formidable expansion à travers certains textes des Pères de l’Eglise, à commencer par les invectives de Saint-Jean Chrysostome (au IVe siècle de notre ère) dans son Discours contre les juifs. Pour mémoire, on peut alors rappeler qu’il aura fallu attendre les conclusions du concile Vatican II pour mettre un terme officiel à des siècles d’opprobre frappant les coreligionnaires, explicitement déclarés «perfides», de Judas. Mais est-ce à dire que les chrétiens puissent donner aujourd’hui des leçons de vertu aux musulmans antisémites? 

    Du bouc émissaire de René Girard au frère humain de Maurice Chappaz

    Exiger qu’on réécrive aujourd’hui la Bible ou le Coran, et tous les textes anciens qui ne seraient pas conformes à l’idéologiquement correct selon nos codes humanitaires, revient à faire l’impasse sur la relecture critique constante des textes en question et leur réinterprétation. À cet égard, Anne Soupa a le mérite de rappeler les multiples approches, parfois très contradictoires, qui ont été faites du personnage de Judas.

    Avant que le nationaliste français Maurice Barrès relance la figure du félon en la personne de l’officier juif Alfred Dreyfus, dans La Parade de Judas datant de 1902, Ernest Renan, dans sa Vie de Jésus, en 1863, avait remis en question le processus de diabolisation, mais c’est dès 1853 déjà que Thomas de Quinecy, fumeur d’opium notoire et grand esprit, avait «fait de son héros un impatient en attente d’une libération de type politique».

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    Unknown-2.jpegPlus près de nous, après Claudel et sa Mort de Judas où celui-ci, tourmenté, livrait Jésus à contrecœur, Maurice Chappaz, dans son remarquable Evangile selon Judas (Gallimard, 2001), évoque la figure sacrifiée de naissance, assez bouleversante en somme, d’un frère humain soucieux de bien terrestre plutôt que de mystique aspiration, qui vit son trouble pour mieux rendre hommage à la lumière.

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    Entre autres interprétations contemporaines, non citée par Anne Soupa, on pourrait retenir aussi celle de l’écrivain russe Leonid Andreev, qui en fait, dans Judas Iscariote, un homme plus intelligent et brillant que les autres disciples, type du zélateur orgueilleux et fanatique jusqu’à l’hystérie, qui aimerait faire du Christ un roi régnant. Quant à Amos Oz, dans son roman éponyme, il fait carrément de Judas le plus chrétien des apôtres, qui pensait lui aussi que Jésus allait régner sur un monde pacifié…

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    Autre approche non conformiste citée par l’auteur de Judas, le coupable idéal, reprenant la théorie mimétique de René Girard: celle d’un double sacrificiel, sombre certes, mais sans lequel l’autre bouc émissaire que deviendrait Jésus n’aurait pu accomplir son destin présumé divin.

    Au lieu de caviarder ou de censurer: pratiquer le libre critique

    1828570909.JPGIl y a quelques années, une polémique virulente fut lancée contre Shakespeare au motif que Le Marchand de Venise, à travers le personnage de Shylock, relèverait du pur antisémitisme. Or c’est ne pas entendre le virulent plaidoyer pro domo dudit Shylock, qui tend aux antisémites vénitiens un miroir glaçant.

    De la même façon, de belles âmes en ont appelé, en Italie, à l’interdiction de lire la Commedia de Dante en classe, sous prétexte que l’homophobie y voisine avec l’islamophobie. Mais là encore, une relecture attentive suffirait à montrer que Dante, condamnant doctrinalement la sodomie et l’hérésie de l’islam, rend le plus bel hommage aux grands esprits musulmans (Averroès et Avicenne, notamment) et pleure sincèrement de ne pouvoir serrer dans ses bras ses nombreux amis homos casés dans le septième cercle de l’Enfer, à commencer par Brunetto Latini qui fut son cher mentor. Ô complexité humaine!

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    Il fut un temps où un Index catholique et apostolique frappait certains écrits d’interdiction. À travers les siècles, les flammes des livres brûlés se sont mêlées à la fumée des bûchers cramant les hérétiques. Quinze siècles après le feu à la bibliothèque d’Alexandrie bouté par les iconoclastes chrétiens, les nazis ne furent pas en reste, et l’on ne compte plus aujourd’hui les fatwas lancées contre les auteurs non alignés de l’Oumma.

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    Salman Rushdie et ses Versets sataniques, Abdelwahab Meddeb et ses Contre-prêches,Kamel Daoud et ses Indépendances, Boualem Sansal et son pendable 2084? Tous de Judas!

    Or le livre ne serait-il pas lui-même, en fin de compte, un coupable idéal? Peut-être faudrait-il alors, plutôt que de le réécrire, le limiter aux 144 signes de Twitter ou aux émoticôns de Facebook? S’agissant enfin de Judas, on aurait le choix une fois pour toutes: Bonus ou Malus, j’m ou j’m pas, point barre, terminé bâton!

     

    Dessins de Matthias Rihs. ©Rihs/Bon Pour La Tête.

  • Joseph, modèle noir

    51s2IDpxFdL.jpgAVT_Bona-Mangangu_1850.jpegEntretien d'Hélène Combis avec Bona Mangangu

     

    Il surplombe le légendaire tableau de Géricault, mais qui a déjà remarqué la couleur de sa peau ? L'homme qui a permis à Géricault d'incarner ce personnage s'appelait Joseph, et était Haïtien. C'est l'un des rares modèles noirs de cette époque dont subsistent quelques traces biographiques.

    Etude d'homme d'après le modèle de Joseph, Théodore Géricault, vers 1818-1819, huile sur toile
    Etude d'homme d'après le modèle de Joseph, Théodore Géricault, vers 1818-1819, huile sur toile

    Aviez-vous déjà remarqué que la figure conquérante et optimiste qui surplombe le légendaire tableau du Radeau de la Méduse, et qui tranche avec les autres naufragés prostrés et capitulards, était un Noir ?

    Nous non plus... et alors que le Musée d'Orsay propose jusqu'au 21 juillet une exposition sur le modèle noir, nous avons voulu en savoir plus long sur celui qui a posé sous l’œil de Géricault pour incarner cette victorieuse figure de proue : il s'agit du "Nègre Joseph" (tel qu'on le baptisait à l'époque), venu de Saint-Domingue, et dont la petite histoire s'inscrit dans la grande sur fond de prémices abolitionnistes découragés par Napoléon, et de révolution haïtienne.

    Nous avons donc rencontré l'écrivain Bona Mangangu qui, en 2016, a publié chez le Tiers Livre un texte poétique inspiré de la vie de Joseph, sur laquelle il s'était largement documenté. Entretien.

    Qui était « Joseph le Maure », auquel vous avez consacré un texte littéraire ? D’où venait-il, quel a été son parcours de vie, et qu’est-ce qui l’a conduit à Paris, puis dans l’atelier des peintres romantiques du XIXe siècle, à commencer par celui de Géricault ?

    Bona Mangangu. Que sait-on vraiment de lui ? Pas grand-chose. Peu d’indices biographiques nous sont parvenus. Nous savons par Emile de la Bédollierre, dans son livre Les Français peints par eux-mêmes, encyclopédie morale du dix-neuvième siècle paru en 1840, qu’au début de la Restauration, il débarque à Marseille, après la libération d'Haïti en janvier 1804. De Marseille, il gagne Paris où il vit de petits boulots et d’expédients. Il se fait engager dans la troupe acrobate de Madame Saqui, née Marguerite-Antoinette Lalanne, danseuse de corde, pour jouer les Africains. Son succès au sein de cette troupe le conduit au petit cénacle des artistes de la rue des Martyrs. Par quelle voie a-t-il rencontré et trouvé les faveurs de Géricault ? Je l’ignore. En tout cas, grâce à ce dernier, il fréquente de nombreux ateliers de peintres de l’époque romantique. A quel âge est-il arrivé en France ? Est-il resté en France ? Quels genre de petits boulots faisait-il ? La peinture avait-elle beaucoup d’importance dans sa vie ? Où vivait-il ? De quelle manière est-il mort ? A ma connaissance, on l'ignore.

    Pour quels autres peintres a-t-il posé, et pour quels sujets ?

    Il a servi de modèle au peintre Adolphe Brune, élève de David, pour une toile intitulée Joseph, le nègre, visible au musée de Cahors. Une Etude de Nègre peinte en 1838, huile sur toile commandée au jeune Théodore Chassériau par Ingres, se trouve au musée Ingres à Montauban. Ingres forma le projet de réaliser une oeuvre à partir de cette étude mais ce projet ne vit jamais le jour. Il existe quelques dessins préparatoires au musée. Il rencontra Delacroix chez Géricault. Je me demande si la tête du Nègre vu en buste, la tête coiffée d'un turban rouge de Delacroix, qui date de 1826, ne serait pas celle de Joseph.

    "Joseph, le nègre", peint par Adolphe Brune durant la seconde moitié du XIXe siècle
    "Joseph, le nègre", peint par Adolphe Brune durant la seconde moitié du XIXe siècle

    Pourquoi connut-il un tel succès, en tant que modèle ?

    Son physique est proche de statues antiques. Mais ce n’est pas pour cela qu’il a les faveurs du peintre du Radeau. Dans le volume VI du livre de La Bédollierre (Émile de La Bédollière, écrivain et journaliste, NDR) l’auteur affirme que Joseph s'attire les préférences par son charisme. Il est vrai qu’il est très beau, possède des épaules larges, des dents très blanches et un torse effilé, et qu’il sait séduire n’importe qui par son bagout, son charme et son sens de la répartie. Ce qui amène un tel succès à Joseph ? C’est plutôt le Naufrage de la Méduse. C’est une toile immense. Aucun amateur de peinture, aucun peintre n’échappe à ce corps, cette "éminence" noire au sommet d’une pyramide humaine. À partir de-là, les propositions se multiplient.

    Le Radeau de La Méduse (détail), de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819. En haut, brandissant un chiffon, le personnage pour lequel Joseph a servi de modèle
    Le Radeau de La Méduse (détail), de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819. En haut, brandissant un chiffon, le personnage pour lequel Joseph a servi de modèle

    - Dans Le Modèle, en 1840, Émile de La Bédollière écrit : "Pensez-vous que l’Haïtien, brûlé par le soleil des tropiques, va demeurer tranquille dans sa pose comme Napoléon sur la Colonne ? Non : vous voyez tout à coup sa figure s’épanouir, ses grosses lèvres s’ouvrir, ses dents blanches étinceler ; il se parle à lui-même, il se conte des histoires, il rit à gorge déployée ; il songe à son pays natal ; réchauffé par la chaleur du poêle, il rêve le climat des Antilles ; au milieu des émanations de la tôle rougie et de la couleur à l’huile, il respire le parfum des orangers. O illusions !" Qu’est-ce que cette vision de l’homme noir reflète de l’époque ? 

    Il y a une donnée simple, à peu près partagée par le commun des mortels de l’époque : le Noir est de race inférieure, c’est un esclave. S’il est toutefois parmi nous, il n’est pas des nôtres, il ne se comporte pas comme nous. Comme vous le notez, certains clichés et stéréotypes perdurent. De la Bédollière ne fait que mettre en relief certains préjugés. Joseph est renvoyé à sa singularité nègre, telle que perçue par l’homme occidental. On dirait un extrait du Traité de physiognomonie, une science antique méconnue où l’individu est soumis à un examen sur son apparence physique, ses mœurs et ses origines. De grands esprits, comme Buffon, quelques années plus tôt, avaient rapproché l’intelligence du Noir à celle des animaux. Le Noir est d’intelligence inférieure, il est cannibale. On pointe du doigt sa "différence" pour mieux nier son altérité et son appartenance à la communauté des hommes. En 1848, les députés, à leur tête Victor Schoelcher, finiront par abolir cette cruauté rétablie par Napoléon en 1804.

    Justement, que dit ce succès de Joseph (et plus largement celui des modèles noirs) des réflexions de l’époque sur l’esclavage?

    Il est vrai qu’on note une certaine présence des Noirs, venus des Antilles, à Paris au début du XIXe siècle, dans la rue et dans l’iconographie de l’époque. Sont-ils admis auprès des cercles d’artistes à cause de la récente abolition de l’esclavage – que Napoléon rétablit aussitôt après – et de la libération de Haïti ? Suscitent-ils de la sympathie, ou une forme de reconnaissance, en tant qu’individus et figures de l’autre ? Je ne pourrais établir un lien de cause à effet. Modèles, "héros muets", ils ne font que coopérer à la mise en forme des tableaux et des sculptures. Ils font cela pour survivre. 

    Une chose est certaine : le succès de Joseph n’est qu’auprès des peintres ou des sculpteurs, surtout les proches de son ami Géricault, et auprès des amateurs d’art. Les uns le choisissent comme modèle par nécessité intérieure, connue d’eux seuls. Les autres parce qu’il ressemble à un dieu grec par sa corpulence – l’époque est sans doute à une résurgence des modèles antiques, musculeux, puissants, divinement beaux. Son visage est extraordinaire. Géricault l’a pris en affection. C’est son ami. Les raisons de toute amitié sont inexprimables. Le grand public l’ignore, ignore son identité, tout comme il ignore celle d’autres modèles africains, italiens ou juifs. "Vil métier", diront certains, car le modèle est payé trois francs par séance, une misère. Ça ne nourrit pas correctement son homme. Docile, il pose. Sans bruit. Il ne réclamera à l’artiste aucune part de sa gloire.

    - La représentation de modèles noirs dans la peinture, a-t-elle eu une incidence sur la perception des Noirs par la société française ?

    Sur le plan iconographique, c’est vrai que l’époque romantique vient de se débarrasser du grotesque que le style Rococo a exalté. Les têtes de nègre grotesque, en vogue dans la décoration de l’époque, ont disparu. Ignacy Sachs souligne dans son essai que l'“on accorde au nègre individuel des traits humains voire sympathiques”. Les artistes qui épousent la cause abolitionniste veulent rendre aux Noirs leur dignité. Par militantisme, ils dénoncent la traite négrière et luttent, pinceaux en main, pour réhabiliter leur condition humaine. Je pense à Géricault et son Radeau. Le bouleversant portrait de Jean-Baptiste Belley, esclave affranchi, devenu député noir de Saint Dominique à la convention par Anne Louis Girodet Trioson (1797), frappe également les esprits. Quant au peintre Marie-Guillemine Benoist, elle a peint magistralement sa Négresse (1800) comme une madone nourricière. “Sa peau rendue avec un soin particulier” nourrit, si je puis dire, l’imaginaire du spectateur. Selon Luce-Marie Albigès, "assise dans un fauteuil à médaillon drapé d’un riche tissu, elle occupe la place traditionnelle d’une femme blanche."

    Ce succès des modèles noirs témoignent-ils des débuts d'une affirmation de l’identité noire ?

    C’est aller vite en besogne. Le monde noir est vaste. Les royaumes africains seront peu à peu réduits au silence par la ruse et la brutalité des puissances occidentales. Les seuls qui se soulèvent, jusqu’ici, ce sont les Haïtiens. Toussaint Louverture chasse les Anglais de Saint-Domingue en 1795 puis les Espagnols en 1798. Mais la Révolution française conserve sa colonie. En Guadeloupe, les officiers Delgrès et Ignace tentent une résistance, ils sont écrasés par les troupes de Napoléon qui rétablit l’esclavage en 1802. Il faut attendre 1804 pour parler de débuts de la vraie affirmation de l’identité noire aux Antilles. En effet, Toussaint Louverture ayant réussi à écarter ses rivaux blancs et mulâtres, s’empare du pouvoir et proclame l’indépendance en janvier 1804. La première république noire est née : Haïti. On connaît la suite… la cellule du Fort de Joux dans le Jura etc.

    Dans votre texte, vous semblez dire que pour Géricault, peindre Joseph au centre de son Radeau de la Méduse était un acte d’émancipation… Pouvez-vous revenir sur cette représentation, et sa force symbolique ? Pour le peintre, était-ce réellement un choix politique ?

    Détail du Radeau de La Méduse, de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819
    Détail du Radeau de La Méduse, de Théodore Géricault, peint entre 1818 - 1819

    Je crois que c’est un choix politique. J’ai appris qu’il aimait se faire conter les exploits héroïques d’insurgés haïtiens. Le rétablissement de l’esclavage par Napoléon aux Antilles françaises l’avait sans doute révulsé.

    C’est la fin de l’Empire. Nul, au sein de son entourage proche ( le colonel Bro, Dedreux-Dorcy, Horace Vernet, Jamar...) n’ignore ses sympathies pour la cause abolitionniste. Ils aspirent tous à des changements politiques, surtout artistiques. Géricault peint Le Radeau en six mois. Entre 1818 et 1819. Vu sa dimension, on ne peut que s’émerveiller devant une telle force, une telle rapidité d’autant qu’il n’use pas de brosses. Pour les rôles héroïques, dans ses tableaux, il choisit plutôt les Africains. Le personnage de Joseph est bien placé, au centre du Radeau. Son corps, c’est la matière première mise en oeuvre par le peintre, la figure de proue "élue" par celui-ci pour envoyer des signaux au bateau l’Argus venu à la rescousse. C’est un corps noir, puissant, en bonne santé, qui s’élève au-dessus des corps blancs, survivants du radeau affaiblis par la maladie et la fatigue. Le symbole est très fort.

    Que peut-on trouver comme documents biographiques sur Joseph, aujourd'hui ? Pourquoi l'histoire n'a-t-elle retenu que son prénom ?

    Pas grand-chose. Emile de La Bédollière fournit quelques indices dans son livre. Ils sont malheureusement maigres. Adrien Goetz dans son roman La Dormeuse de Naples lui donne un rôle assez prépondérant. Il le fait admettre dans un cercle philosophico-artistique appelé "la société Antonine" dont font partie de nombreux peintres célèbres de l’époque. Il le fait invraisemblablement voyager à Rome et Naples en compagnie de Géricault et Ingres.
    Mais sinon... une biographie uniquement pour celui qui exerce un "vil métier", que le grand public ignore ? Allons donc ! Il n’est ni soldat de l’Empire, ni général aux cotés de Delgrès, de Dessalines ou de Toussaint. On ne passe pas du jour au lendemain de la troupe acrobate, de l’atelier de la rue des Martyrs au Fort de Joux dans le Jura. Non. Il demeure tranquille dans sa pose pour trois francs la séance, le jour, et amuseur le soir au troquet. Pourquoi l’histoire n’a-t-elle retenu que son prénom ? Qui connaît Cadamour, le roi des modèles, ? Qui connaît Brzozomvsky, le doyen des modèles, et Dubose, modèle de formes irréprochables, et Céveau le beau dentelé, le favori d'Ingres ? Que sait-on de la Femme noire du célèbre tableau de Marie-Guillemine Benoist au Louvre? Et le nom de la servante aux fleurs dans l’Olympia de Manet, qui le connaît ? On prétend que la mode est à l’anonymat pour les modèles...

    https://www.franceculture.fr/peinture/qui-etait-joseph-modele-noir-du-radeau-de-la-meduse

     

  • Ceux qui sont mal élevés

    10735622-444710229001063-1759913221-n.jpgCelui qui rote pour défier la sœur visitante / Celle qui fait assaut de petite vertu / Ceux qui jettent de la poudre aux vieux / Celui qui dit tout haut qu’il ne supporte pas la couleur de rôti brûlé du tablier de la jardinière d’enfants / Celle qui accueille le compliment de Monsieur Palamède par un horion et des lazzis / Ceux qui mettent leur doigt dans le nez de leurs voisins de dortoir / Celui qui se vante d’avoir vu Catherine Deneuve en culotte de cheval et sans rien dessus / Celle qui se la joue cynique genre jeune écrivain très con / Ceux qui injurient les jurés du Prix du plus mauvais poème qui les ont félicités sans autre / Celui qui louche sur le potage de sa voisine guindée / Ceux qui ont le courage de leur anonymat pour écrire dans le courié des lecteur ce qu'ils pansent des femmes / Celui qui s’est assis sur la politesse de tout son poids de mufle de juste trente ans signant son premier roman juste magnifique écrit-il sur Twitter / Celle qui glapit genre Virginie Despentes indisposée par un fumeur de cigare dans le vestiaire des nubiles / Ceux qui l’ouvrent pour montrer leurs dents cariées par la mauvaise humeur / Celui qui recommande plus de décence à sa grand-mère soixante-huitarde sur le retour libidinal / Celle qui se jette sur le poitrinaire supposé avoir quelque argent à gauche / Ceux qui préfèrent les buffles et les nèfles au bluff des mufles, etc.

  • Le dandy voyou et la fée sorcière


     
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    Le printemps de la poésie est-il plus qu’un gargarisme publicitaire ? On voudrait le croire, même si, de tout temps et partout, les vrais poètes ont toujours échappé aux organisations, sublimant toutes les formes avec la grâce jamais perdue de l’enfance et la maîtrise imperceptible du chant. Publiés ces jours à l'écart des réseaux, William Cliff, le voyou dandy, et Sylvoisal, le dandy voyou, nous rappellent aussi bien à l’ordre de l’anarchie lyrique... 

    Sans l’enfance et la folie, entre autres composantes non formatées, la poésie ne serait rien qu’une enjolivure verbale creuse, une espèce de jouet de luxe ou de babiole décorative, bref une façon flatteuse de dorer la pilule - et dire que la poésie est partout, autant que dire que nous sommes tous poètes ne fait qu’alimenter le dégobillage de vers creux dont les réseaux sociaux sont noyés par les temps qui courent.  

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    Est-ce dire que la poésie est rare ? Oui. Réservée à une élite ? Absolument, mais pas du tout celle qu’on croit, car l'aristocratie de la sensibilité traverse les strates sociales et les races. Doit-elle être accessible à tous ? Pas forcément. Hermétique alors ? Le moins possible, mais peut-être secrète et mystérieuse. Populaire ? Et pourquoi pas ? Des foules vibrent aux vers d'Adonis ou de Mahmoud Darwich et des classes entières à ceux de Rimbaud ou de Prévert qu'il faut être un Houellebecq mal luné pour trouver con.

    Définissable la poésie ? Peut-être par approximations.

    Explicable ? Sûrement pas plus que ce qu’on éprouve au tréfonds du chagrin ou au pic de la joie, dans l’effusion amoureuse ou dans la mélancolie du temps qui passe. 

    Alors qu’en dire ? Y aller mollo, si possible en toute subjectivité et avec des exemples chantés.

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    Une citation pour la route? Volontiers : du poète en prose velocipédiste Charle-Albert Cingria à propos du poète en vers Pétrarque: «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment»…  

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    La poésie vue alors comme une cristallisation, pour dire en peu de mots, et le plus souvent avec d'autres vocables que ceux qui font poétique. Ce qui n’exclut pas, cela va sans dire, que Rossignol se prenne les ailes dans les barbelés de Gaza, ni la poésie désespérée de Paul Celan ou de Sylvia Plath.  

    Y aurait-il donc un noyau sensible commun à tous les poètes ? J’en suis, pour ma part, convaincu, mais là encore les exemples sont requis, qui me font rapprocher aussitôt, entre cent autres, deux jeunes poètes morts à la fleur de l’âge, comme on dit: le Belge Odilon-Jean Périer et le Japonais Ishikawa Takuboku.

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    Odilon-Jean Périer (1901-1928), dont la pureté limpide de la poésie réduit à l’état de vidures d’évier les injures démentes de Baudelaire adressées aux Belges, écrivait ceci dans son Histoire d’une amitié: «Le sable et les arbres jouaient / À m’égarer / Le vent et les oiseaux jouaient au plus léger / Plaisir des dunes / Une canne de jonc / Une cravate Un papillon / Écume de mer Pipe d’écume / Avec l’amitié pour enjeu / ces jeunes gens ne sont pas sérieux»…  

    Et le mélancolique Ishikawa Takuboku (1886-1912) d’évoquer lui aussi l’amitié dans les tercets des tankas de Ceux que l’on oublie difficilement : «Mon ami venait m’emprunter quelques sous / il s’en retourne / les épaules couvertes de neige». 

    Ou encore : «Cet ami avec qui / je peux parler sans feinte / je voudrais commencer à lui parler de toi»…  

    Ou pour mettre tout le monde à l’aise, on pourrait rapprocher aussi ces vers exquis de Serge Gainsbourg, dans Initials B.B. : «À chaque mouvement / On entendait / Les clochettes d’argent / De ses poignets », et ce vers de Dante que Jorge Luis Borges considérait comme le plus beau de La Divine comédie: «Douce couleur du saphir oriental / un nouveau jour se lève », etc. L’enfance poétique ressent plus qu’elle n’explique… 

    Le noyau de la poésie est évidemment émotionnel, lié au premier cri et au premier chant du primate «augmenté» que nous sommes peu ou prou; il est tellurique et céleste, musical dans sa modulation, à la fois candide et de plus en plus savant à travers les siècles au point de susciter des traités à n’en plus finir dont le moindre, récemment, n’est pas Le sexe des rimes d'Alain Chevrier, qui nous apprend que l’alternance des rimes masculines et féminines est un de fondamentaux de la versification française. Or les règles non écrites de l’harmonie se retrouvent, yes sir, chez certains (rares) slameurs de nos jours... 

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     Ladite harmonie et ses lois, écrites ou non, ont longtemps régné sur la poésie française, puis tout a éclaté, mais Rimbaud savait le latin avant de l’envoyer valdinguer et bien étrangement, aujourd’hui, c’est un mouvement contraire qui se dessine chez certains, par delà la déstructuration formelle voire le n’importe quoi - retour par exemple au sonnet ou à l’alexandrin, comme chez Sylvoisal et William Cliff. L’extravagant Sylvoisal ! L’anachronique énergumène, qui vous apprend comme ça, mine de rien, que la poésie est une affaire d’enfance, avant l’adolescence des philosophes, à savoir : la sensation première avant l’explication. 

     

    1523096891_doublelivres2-1.jpg Or Sylvoisal, dans ses Poèmes à moi-même, déroge à tout infantilisme dans une remarquable suite poétique qui se pense et se ressent et s’écoute puisque c’est de la musique verbale bonne pour la tête et les entrailles - à ce recueil s’ajoutant la non moins folle liste de La Forêt silencieuse, que l’auteur français (établi à Lausanne depuis les années 60) a publié en même temps ces jours à Vevey, chez les éditeurs–imprimeurs-artisans-artistes du Cadratin. 

    Poèmes à moi-même de Sylvoisal, alias Gérard Joulié, est un recueil en forme de tryptique (La vieillesse d'ŒdipeLes enfants prodigues et Pour avoir préféré) d’une qualité sensible et d’une puissance d’expression qui stupéfient chez un être d’aussi frêle apparence. De fait, Gérard Joulié est une sorte de vieil ange septuagénaire tout à fait étranger au train du monde, traducteur de l’anglais au long cours (G.K. Chesterton, Ivy Compton-Burnett, John Cowper Powys, Ronald Firbank, Gore Vidal, etc.) et ne vivant que par et pour la littérature, comme un honnête homme du XVIIe siècle (il ressemble un peu à Pascal de profil) ou un Jésuite en poste à la cour de l’Empereur de Chine. 

    Le début de La vieillesse d’Œdipe est d’emblée très plastique et charnu: «Je suis le grand Oedipe innocent et coupable / Sans fille auprès de lui pour lui servir à table / Pour refaire son lit et le regarder nu, / Pour lui masser le gland et lui torcher le cul». Après quoi c’est une vie qui défile et se résume, ample et magnifiquement dérisoire comme nos existences à tous. 

    Puis ce sont Les enfants prodigues et cela donne ça : «Nous sommes des enfants enragés de plaisirs / Dont le cœur est gonflé d’insatiables désirs. / Le blâme, l’infamie, la tragédie, le drame / Occupent notre ennui et captivent nos âmes». Et Sylvoisal baudelairise ensuite: «Pour aimer une morte et rallumer sa cendre/ Nous serions descendus dans la cave nous pendre / Tant nous aimons souffrir puisqu’aimer c’est souffrir/ Aussi bien que mourir aux cimes du plaisir». Et le recueil s’achève en incantation à la fois élégiaque et franciscaine, tout en humble douceur. 

    Quant à La Forêt silencieuse, c’est une seule phrase de plus de deux cents pages, comme un inventaire de la vie ressaisi par une liste inouïe, où la musique des mots et l’enchaîné des images se font pure poésie. 

     1523096174_avt_williamcliff_2428.jpgPendant ce temps le vagabond errait… 

    De Baudelaire à Rimbaud, ou de François Villon à Jean Genet, le couple opposé, et plus ou moins kitsch, du dandy (Baudelaire) et du voyou (Rimbaud), du messager des dieux ou du clochard céleste à semelles de vent n’en finit pas d’alimenter une mythologie relancée au féminin entre fées et sorcières, veilleuses attentives ou filles du feu, etc. 

    On peut certes trouver ces clichés éculés, sinon débiles, mais il me plaît au contraire de les recycler pour faire image, surtout s’agissant de vrais personnages du genre de Sylvoisal et William Cliff. 

     Âpre et lestée de douleur existentielle, hypersensible et sensuelle à la flamande, d’un réalisme à fleur de terre et de chair, la poésie de William Cliff est à la fois d'un savant artisan de la langue et d'un vagabond. Né André Imberechts à Gembloux, en 1940, Belge comme Odilon-Jean Périer, William Cliff me semble l'un des poètes francophones les plus marquants des temps qui tanguent, tant par la profondeur vibrante de sa perception du monde que par son effort de transfigurer le quotidien le plus trivial en matière chantante et pensante. 

     

    Grand voyageur mais sans jamais sacrifier au genre à la mode, chez lui partout et nulle part, William Cliff voit et dit les choses, voit et dit les gens, avec une sorte de probité émotionnelle sans faille. La France lui a décerné le prix Goncourt de la poésie : c’est bien. Mais c’est encore mieux de le lire, et son dernier recueil tissé de 217 sonnets en huit liasses, Matières fermées, dont le titre est emprunté à son premier mentor catalan, Gabriel Ferrater, est lui aussi l’ouvrage d’un enfant prodigue développant, en alexandrins, une espèce de roman-bilan familial et mondial d’une bouleversante attention aux êtres et aux choses perdues et retrouvées, où il est de nouveau question d’enfance et d’errances, de rencontres et de marchés de la poésie fleurant la frime, du terrible poids du monde et du chant du monde. 

     On croirait entendre du Villon en lisant d’abord ça : « Me voilà déjeté, misérable séquelle, / méprisé, conspué, honni de tout le monde, / regardant cette pluie du ciel continuelle /où pataugent les girls avec leur rire immonde ». 

     Toute la vie en alexandrins, mais sans que jamais on ne sente la machine à coudre du rythme mécanique. Le grand art ne se voit pas. De Jean-Sébastien Bach à Thelonius Monk on se la joue pied-léger. 

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     Retour donc en douce au pays natal et dans la foulée de Baudelaire injuriant les Belges : «Quand partons-nous pour le bonheur ?», sur quoi voilà le jeune amant de beaux corps de naguère, voire de jadis, en vieux prodigue revivant à Venise ou ailleurs l’invitation au Voyage, lisant Oberman de Senancour dans la foulée, suppliant Dieu de garder à l’enfant son regard si émouvant, enfin remerciant ses mère et père de l’avoir jeté «dans ce pays de malheur» où demain peut-être il sera encore aimé de quelqu’un: « Me voilà écrivant, misérable poète / grâce à vous, oui j’écris ces vers alexandrins / par lesquels je voudrais déjouer ma défaite / sous le poids de ce soir qui me crève les reins »… 

    Sylvoisal. Poèmes à moi-même et La Forêt silencieuse. Le Cadratin, Vevey, 2017. 

    William Cliff. Matières fermées. La Table ronde, 2018. 

    Dessin ci-dessus: Matthias Rihs. ©Rihs/BPLT.

     

  • Rhapsodies de l'univers

     

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    Lire et relire Cendrars...

     

    En 1992, Anne-Marie Jaton, mondialement connue sous le surnom de la Professorella, publiait un livre magnifiquement illustré,  consacré à Blaise Cendrars. Actuellement encore, cet ouvrage reste l'introduction la plus attrayante, et la plus chaleureuse, à la vie et aux œuvres du formidable écrivain.

     

    Le nom de Cendrars évoque à tout coup l'image d'un bourlingueur au long cours parti en son adolescence de La Chaux-de- Fonds pour le bout du monde, via le Transsibérien et l'Amazonie grouillante d'Indiens bleus, la bohème parisienne où il fut de toutes les avant-gardes, la Grande Guerre qui lui coûta sa main droite, et trente-six mille épisodes légendaires dont on disait parfois que la moitié relevait de l'affabulation, sans que le prestige du conteur n'en fût d'ailleurs entamé.

     

    cendrars2.gifOr plus on revient à Cendrars, après avoir brûlé de juvénile ferveur pour Moravagine ou pour ses récits des quatre vents, et plus on s'aperçoit qu'au mythe —fondé, mais insuffisant — du grand voyageur et du «personnage», s'ajoutent les multiples facettes d'un individu complexe et tourmenté, romantique et violent, sensuel et mystique, certes mille fois plus ouvert au monde que la plupart des hommes de lettres, mais passant autant de temps dans les livres qu'à l'Université de la rue, et vivant l'écriture comme une seconde respiration. 

     

    De ce Cendrars en vérité, sa fille Miriam a dévoilé l'essentiel dans la biographie qu'elle publia en 1984 chez Balland. Or à celle-ci s'ajoute désormais, pour le public non spécialisé autant que pour le lecteur ferré en cendrarsologie surfine, ce qu'on pourrait dire l'introduction idéale à l'homme et à l'Œuvre, en cela que l'ouvrage d'Anne-Marie Jaton a le triple mérite de raconter la vie de Freddy Sauser (que l'état civil de La Chaux-de-Fonds fait naître «du 29juillet  au 4 août 1887»...), littéralement enluminée par une profusion d'images combien évocatrices; de retracer parallèlement la saga du poète, de ses premiers tâtons aux chefs-d'œuvre de la cinquantaine; enfin de commenter lesdites œuvres avec autant d'enthousiasme communicatif que de pertinence dans l'aperçu critique et la synthèse. 

     

    À lecture de Vol àvoile, plus d'un lecteur s'est imaginé le jeune Cendrars se carapatant de chez lui pour aller courir le vaste monde à la manière d'un beatnik avant la lettre. Or il va de soi que l'histoire de son émancipation est plus compliquée,même si Cendrars s'est choisi précocement un destin «tout autre» et si le thème de l'errance (mais en famille...) s'inscrivit très tôt dans son existence. 

     

    Cendrars77.JPGSans doute le jeune Sauser a-t-il vu du pays dès son âge tendre, mais le présumé baroudeur n'en est pas moins un garçon souvent tourmenté, romantique et introverti, dont les relations avec les femmes seront toujours bien singulières en outre — il n'est que de citer son amour platonique pour Raymone, compagne de sa vie. 

     

    De la nature antinomique de Cendrars, Anne-Marie Jaton déchiffre d'ailleurs les traits à visage ouvert, si l'on peut dire, en appliquant la lecture physiognomonique de Lavater — auquel il faut préciser qu'elle a consacré un autre volume des Grands Suisses. Ainsi note-t-elle chez Cendrars l'opposition d'«une intense spiritualité dans les traits tourmentés» et d'«une sensualité trouble et douloureuse dans les lèvres épaisses qui veulent gober le monde», puis «la violence dans les sourcils, la générosité indulgente dans le nez épaté, la mélancolie, la recherche de l'âme et de la profondeur dans le dessin du front, la concentration enfin, l'ardeur et le feu dans l'ensemble du visage». 

     

    Parallèlement, le rapport graphologique de Julien Dunilac, étudiant l'évolution de l'écriture de Cendrars «de la main droite à la main gauche», n'est pas moins éclairant et significatif... 

     

    A ce portrait de l'homme, l'auteur ajoute en outre, nous l'avons dit, un commentaire sur l'œuvre visant à en ressaisir l'unité profonde. Par-delà son apparente dispersion, l'on voit aussi bien cristalliser un grand dessein poétique. Abeille faisant son miel de toutes les manifestations de lavie — des saveurs les plus immédiates aux spéculations les plus élevées —,Cendrars travaille sans cesse à la transfiguration verbale du cosmos. «On nepeut faire l'analyse d'un grain de blé sans démonter l'univers», écrit-il. 

     

    Frère poétique de Nerval mais aussi du feuilletoniste Gustave Le Rouge, Cendrars vit dans sa parole même l'opposition d'une espèce de sauvagerie bouillonnante et du besoin civilisateur de tout filtrer dans les arcanes du symbole et du signe. 

     

    Cendrars33.jpgGrand lecteur du monde, dont il s'est appliqué à ressaisir le mystère et les merveilles dans sa grande tétralogie (amorcée avec L'homme foudroyé, poursuivie dans La main coupée et Bourlinguer, puis conclue sur Le lotissement du ciel), Biaise Cendrars nous convie à partager son émerveillement et ses angoisses d'enfant, ses révoltes d'adolescent éternel et son amour, les cendres de la vie et le feu de l'art. 

    Anne-Marie Jaton, Cendrars. Collection Les Grands Suisses, Editions Slatkine, 160 p.

     

  • Aux Fruits d'or

     

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    Aperçu de la fonction apaisante de la bouquinerie Les Fruits d’or : Palliant le froid social de l’époque, certains lieux étaient devenus, dans les villes de moyenne et grande taille, des îlots d’humanité où les gens pouvaient se retrouver sans être assaillis par le bruit ou l’agitation. 

    Ainsi la bouquinerie Les Fruits d’or, avec son mélange de très jeunes gens très curieux de tout et de veuves lettrées, d’érudits ferrés en langues anciennes et autres beaux vivants de toute sorte, représentait-ellel’une de ces clairières existentielles indispensables à la survie de la Personne en milieu hostile. 

    À préciser que l’arrière-boutique des Fruits d’or était réservée à l’appréciation des préparations culinaires de la Maréchale et aux réunions du Shadow Cabinet, aux projections de diapositives vintage et à l’exercice du racontar. 

    La simple conversation y était très vive et fluide et de temps à autre un bon blues-rap déchirant ou une cantate finlandaise y trouvaient libre cours. 

    Le silence de bunker des âmes asservies et collectivisées, sur fond d’individualisme accroupi, y était défié de la première à la dernière heure du jour.  

    (Extrait du roman La Vie des gens, inspiré par le souvenir de la librairie La Proue, aux escaliers du Marché, dans le vieux quartier de Lausanne, sous la cathédrale, à gauche en montant. Après une période de purgatoire chrétien, La Proue va renaître en décembre 2015.)