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Journal des Quatre Vérités

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À La Désirade, ce jeudi 28 mars 2019, 4 heures du matin. – À fleur de sommeil je me disais à l’instant que je devrais essayer de tout me dire de ce qui me hante, ou plus exactement de l’écrire pour cesser d’en être hanté, et ce serait un vrai journal intime, après mes dizaines de milliers de pages de carnets tenus depuis 1965-1966 et constituant les quelque 2000 pages publiées de mes Lectures du monde, un journal où je me dirais enfin mes quatre vérités, un journal sans la moindre concession, – un journal qui dirait non pas LA vérité mais mes quatre vérités.

PROJET. – Mes quatre vérités sont liées aux quatre formes d’expériences dépendantes de ce qu’on appelle le Corps, de ce qu’on appelle le Cœur, de ce qu’on appelle l’Esprit et de ce qu’on appelle l’Âme. Autant dire qu’elles reposent sur des notions bien définies en apparence et très mouvantes voire insaisissables en réalité – il ne suffirait même pas de les traduire en trente-six langues pour les évaluer plus clairement, mais je partirais de là : ce serait ma base.

CONSTAT. – La première vérité de mon corps est qu’à l’approche de mes septante-deux ans je n’ai plus que trois dents, que ma libido est à peu près à zéro après les cinquante-cinq séances d’irradiation de mon classique cancer de la glande masculine à l’accélérateur linéaire, que j’ai perdu les 60 % de mon ouïe, que je ne lis plus sans lunettes et que mes jambes et mon souffle ont l’âge de mes artères, alors que mon esprit reste plus vif qu’il ne l’était entre seize et soixante-six ans.

Quant à mon âme, je ne saurais lui donner un âge, ou dire que j’ai gardé une âme d’enfant serait juste une vérité du cœur, sinon une vue de l’esprit ; et savoir si l’âme est une émanation du corps, ou si le corps est une modalité débordante de l’âme, serait aussi bien l’affaire de l’esprit.

VALET DE CŒUR. – En attendant, plus je vais et plus je me rends compte que la vérité du cœur aura compté, dans ma vie, plus que les autres, comme je me le rappelle ces jours en lisant la meilleure biographie qui soit, en traduction française, de mon ami Tchekhov, sous la signature du slaviste anglais Donald Rayfield1, sans cesser de penser à ce qu’a été pour moi la rencontre de Lady L. et à ce que nos enfants ont fait de nous – tout cela fort bon aussi pour le corps et l’esprit, autant que pour l’âme réjouie.
La vérité du cœur, telle que je la conçois, se garde de toute sentimentalité collante, tant que de la chienne sensualité et de ce que Nietzsche appelle la Schwärmerei : elle est à la fois douce et d’un cristal net.

QUESTIONS. – Ce qu’on appelle le sexe fait-il partie du corps, de l’esprit, du cœur ou de l’âme ? Je me le demande. Si Morel demande cent sous à Robert quand celui-ci le branle ou le suce, cela concerne-t-il le cœur, l’esprit, l’âme ou le corps ? Et qui Saint-Loup trompe-t-il quand il ment à Gilberte ? Et de quoi s’agit-il quand Charlus se fait flageller ou qu’il corrompt un enfant ?
Et mon père eût-il été si timide et doux s’il avait été atteint, comme Simenon ou Paul Morand, de priapisme insistant ?

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RÉSERVE. – Mon incapacité de tenir vraiment un «cher journal» à la manière d’Amiel tient peut-être plus qu’à une pudeur, d’ailleurs légitime, à mon impossibilité quasi physique d’objectiver mon magma personnel, émotionnel et forcément sexuel, par des mots écrits relevant à mes yeux, déjà, d’un langage froid, à la fois technique et doctoral, ne rendant rien ni des vérités sylvestres ou lacustres de mon corps, ni de mes délires imaginaires d’amoureux de dix ou douze ans, ni de mon esprit d’analyse et de mon âme gentille.

AMOR SUI. – X. me disait que le premier garçon avec lequel il avait couché, et la première fois qu’il avait humé du nez au cul tel autre corps que le sien, lui avait laissé l’impression à la fois grisante et vaguement écœurante de s’être étreint lui-même, jusqu’à confondre l’odeur de son sperme avec celle de ce double illusoire, sans ce profumo di donna si particulier que lui fit découvrir, plus tard, le corps de sa première amante : suave et mortelle fragrance du Tout Autre - prélude souvent à la guerre.

Ce vendredi 4 avril. – Je me réveille à 6 heures et vais faire pisser Snoopy dans le sublime paysage tout clair au quart de lune, comme incurvé, luminescent sous l’épaisse couche de neige, le lac d’argent bleuté et les montagnes comme sculptées au couteau dans la glace vive.
Tout à l’heure je descendrai à Montreux où Lady L., de retour de San Diego, a passé la nuit pour éviter de brasser la neige fraîche, ce qu’attendant je lance les feux et me replonge dans la lecture de La Trahison  d’Adam Zagajewski.

PARADOXE. – La trahison selon Zagajweski relève à la fois du corps, du cœur, de l’esprit et de l’âme, tout entière impliquée dans notre obligation de naissance de nous occuper à vivre en oubliant notre immortalité, et je l’entends comme une évidence métaphysique vrillée à mon physique mortel dont j’exorcise le lancinant rappel en pratiquant jogging sur jogging et, pour laisser un peu respirer mon esprit et mon âme avec le consentement de mon cœur, force méditations et tentatives de prières, peut-être vaines ou peut-être pas ?

CORPS ET ÂME. – Le sentiment que mon corps est le temple de mon âme sous la double garde de mon esprit et de mon cœur ne doit rien, je crois, à aucun catéchisme inculqué, et tout au sens du sacré qui a suscité ma terrible pudeur d’enfant et l’intensité de mes sensations à monter aux arbres en les pressant entre mes cuisses ou à m’oindre de l’eau des cascades à l’insu des rôdeurs et des censeurs, dans les bois des hauts de notre ville – tout cela (presque) sans relation avec aucune instance de pureté commandée, en dépit de l’Œil me jugeant évidemment coupable depuis ma naissance.

MALENTENDU. – Mon ami R. me disait qu’il lui arrivait de se branler jusqu’à dix fois par jour, et que cela l’épuisait en même temps que cela le rapprochait de l’infini, précisait-il en guettant ma réaction, d’autant que le saint homme dont il avait espéré d’abord une parole de condamnation, lui répétait chaque fois : « continuez, petit, continuez ! », avant de le bénir.
Et de fait comment juger cette recherche éperdue d’une extase dont on n’a rien dit en la qualifiant de « petite secousse » ou d’« infini à la portée des caniches », comment en juger si l’on ne se borne pas à son job de confesseur commis à l’exorcisme tarifé de l’impureté ?

Ce dimanche 7 avril. – Mon frère aurait eu septante-sept ans aujourd’hui, et je me dis : pauvre toi dont la fin de vie a été si triste et si pesante pour les tiens, tes cendres dispersées au jardin du souvenir – tu n’as aucune tombe hors de quelques cœurs, et nos bons moments partagés remontent surtout à nos enfances ; puis je me rappelle ma confusion lorsque, sous son lit, dans notre chambre commune, je découvris, avant les miens et n’ayant jamais vu les siens, les poils du triangle des femmes dans le magazine Paris Sexy qu’il feuilletait d’une main à mon insu.

CET INCONNU. – Après sa mort, j’appris que mon frère avait été un homme à femmes, et je me suis rappelé que la seule fois où nous aurons été un peu complices date de peu de temps avant ses derniers jours lorsque, libérés par la tendresse (moi) et la morphine (lui) nous nous sommes raconté nos voyages autour du monde sans rien évoquer de trop personnel, retrouvant cependant la forfanterie (lui) et la disposition rêveuse (moi) de nos adolescences respectives, jusqu’au souvenir d’une sauterie où il m’avait saoulé et qui lui fit se rappeler que le lendemain de cette nuit-là, malgré l’écart de nos âges, nous nous étions parlé comme deux frères de dix-huit ans (lui) et de treize ans (moi), puis il délira pas mal à propos d’une escale à Anchorage où il prétendait avoir vu des Aléoutes en scooter des neiges voler au-dessus des vasières gelées...

PRIVACY. – Je ne sais ce qui m’a toujours empêché de me confier trop intimement au papier, quoique l’introspection me fût naturelle, ou peut-être était-ce à cause de cela justement, craignant de la trahir d’une façon ou d’une autre, ou d’en ternir l’aura en la livrant à d’autres regards, que je gardais « ça » pour moi, en outre convaincu que les aveux explicites ne relèvent le plus souvent que d’une sincérité aléatoire ou même faussée par ceci ou cela – et d’ailleurs quels aveux ?

PURETÉ, MON CUL. – Je ne me rappelle pas ce qui m’a fait « tomber », entre seize et dix-huit ans, sur les Journaliers de Marcel Jouhandeau, auxquels j’ai pris goût au point d’en lire de nombreux volumes, jusqu’à l’écœurement que m’a inspiré Du pur amour où, vraiment, l’effort du vieux faune catholique de magnifier son imaginaire amant hétéro, certes fringant à la trompette, m’a semblé se délayer dans la même sauce suavement frelatée que les Pages égarées, au tirage confidentiel, dans lesquelles le grand styliste touche au kitsch en célébrant, en termes qui se voulaient sublimes, les fermes rondeurs du fessier masculin et la fière mentule qu’érige l’éponyme et non moins improbable Amour Pur...

MÉLANCOLIE ARDENTE. – Autant l’onction quasi sacerdotale de Jouhandeau, mais aussi sa sensualité de souche paysanne, convenaient au quasi-catholique d’un certain temps que j’ai été – disons entre mes vingt-cinq et mes trente-cinq ans –, autant la sèche probité de Paul Léautaud m’a ramené, protestant d’origine, à certaine injonction d’honnêteté mêlée de détachement non exempt de pénétration, plus encore : de vive sensibilité restée, chez le vieil Alceste ricanant, de son enfance blessée ; et mon naturel revenait au double galop de Voltaire et de Rousseau dans le Journal littéraire tout extime.

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En outre, point de cérémonie chez lui dans l’évocation de ses séances avec sa maîtresse, aimablement surnommée Le Fléau, qu’il trousse debout, et son Journal particulier m’a paru à côté des Pages égarées de son ami Jouhandeau, d’une obscénité décidément plus réjouissante.

AVATARS. – J’eusse aimé n’en avoir qu’à la personne, qui relie naturellement toutes les instances du cœur et de l’esprit, le corps et l’âme accordés, l’amitié vive et l’amour à l’avenant, à visages nus. Cependant ce sacré bouc de corps, à de certains moments de marées montantes, certains mois estivaux de certaines années, n’en aura fait qu’à sa tête et sans cœur ni pesée d’âme, tout entier voué à la saillie entre les globes durs ou tendres – tout soumis aux fantasmes appariés aux plus aveugles pulsions et ne s’en délivrant qu’en pure jouissance giclée.

AMIEL. – L’image d’un type assommant, passant son temps à se scruter le nombril et à s’épancher, une vie durant, sur les cahiers de son Journal intime, colle aux basques du vieux jeune homme à longue barbe, avec son diplôme au mur de champion toutes catégories d’indécision morose, et il y a en effet de ça chez Amiel, mais pas que.
Je le sais d’expérience, pour avoir passé pas mal de temps à dactylographier, avec trois calques violets, des centaines de pages du fameux Journal intime en voie d’édition complète.

RETOUCHES. – J’avais vingt-cinq ans et des poussières, cela se passait dans une mansarde parisienne où il faisait une chaleur de four, je gagnais cinq francs suisses par page copiée dont chacune me demandait au moins une heure de travail ; cependant quelle expérience passionnante que de se couler dans cette prose certes répétitive mais souvent ponctuée de développements inouïs, d’évocations de la nature aussi belles que chez un Rousseau, de portraits parfois vitriolés de ses sœurs ou des bonnets de nuit de son entourage genevois, quels morceaux de critique littéraire et quels aperçus pénétrants de la littérature et des philosophies de l’époque, quels récits d’immenses promenades, ponctuées de baignades, conduisant ce présumé casanier autour du Salève ou sur les hauts de Montreux, par Chernex où il rêvait de se faire enterrer, et jusque sous nos fenêtres actuelles du vallon de Villard...

L’UNIQUE OBJET. – Bref, j’ai fait une première cure d’amiélisme intense dans une soupente des Batignolles, à la rue de la Félicité bien nommée, en vue de l’édition complète du Journal intime en douze volumes, aux éditions L’Âge d’homme, je me suis imprégné de cette écriture d’une sensibilité proustienne océanique, mais sans le fabuleux théâtre vivant du « petit Marcel », j’ai maudit son côté flanelle et cafard, mais ses pires travers se mêlaient si indissolublement à ses qualités et à ses charmes que je ne l’ai jamais rejeté, y suis revenu maintes fois sans m’en droguer jamais, j’ai beaucoup appris sur l’animal humain en le lisant et je sais gré à ses proches de ne pas avoir jeté son journal au feu comme il l’avait souhaité...

(Cet extrait se retrouve dans le recueil de journaux intimes suisses rassemblés par Gilbert Moreau dans sa revue Les Moments littéraires, dont le no 43 vient de paraitre. En Suisse, la revue est diffusée par les éditions Zoé).

 

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