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Livre - Page 48

  • Ceux qui se coachent de bonne heure

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    Celui qui a établi un listing de ses qualités et défauts qu'il compare à celui de son compagnon de vie Jean-Marcel avant leur entretien ouvert avec leur coach relationnel Hervé Mulot / Celle qui a signé la plupart des coups de coeur rédigés en lettres rondes sur les bandeaux des têtes de gondoles de la librairie Bouquinons Positif ! du quartier des Muguets / Ceux qui pensent idéalisme allemand tout en restant cuisine française / Celui qui va faire coacher ses collaborateurs de la police cantonale afin qu'ils puissent mieux gérer les comportements inappropriés des malfrats globalement étrangers sans vouloir vexer les pays limitrophes où il y a aussi du bon / Celle qui conclut de son étude-genre sur la vie de Rimbaud (poète français d'une orientation sexuelle pluraliste) que le jeune Arthur a manqué d'un coach qui eût pu le mettre en garde contre un individu à la Paul Verlaine notoirement marié et catholique / Ceux qui resteront ressource externe de l'Entreprise dont les RH ont coopté la mutation positive au moment du remaniement du personnel obsolète / Celui qui défend le principe de l'allaitement naturel en dépit de son refus d'adopter un nouvel enfant même dans le besoin /Celle qui a toujours donné le sein au niveau symbolique / Ceux qui font peser le silence dans le living comme s'ils étaient déjà partis / Celui qui fluidifie ses rapports sensuels avec Alberte pourtant branchée Onfray ces derniers temps / Celle qui réalise ce matin gris que d'autres gens habitent dans la grande ville et qu'eux aussi lisent peut-être des poèmes comme elle et sa bru (Vanessa la Canadienne) en complicité au niveau du ressenti / Ceux qui constatent un peu marris (même les femmes) que leur vie se réduit de plus en plus à des listes de choses à faire genre contacter un coach plus performant / Celui qui se sent soudain prince-évêque d'une ville d'empire rien qu'à écouter une cantate de Jean-Sébastien Bach (le père) dans sa Renault Espace 4x4 / Celle qui a lu La course du rat à l'époque sans se rappeler quel chien elle avait alors ni si Fabrice était déjà son ex /Ceux qui montrent du doigt leur collègue qui n'aime pas les ânes et le dit au dam de tout respect humain / Celui qui qualifie les personnages du Loft de "suicidés de la satiété" / Celle qui annonce de nouveaux lendemains qui chantent sur Canal Peluche / Ceux qui vont voter pour le maintien de l'Armée suisse afin de montrer aux Chinois et autres puissances étrangères que nos divisions de banquiers sont soutenues à la base / Celui qui se recroqueville sous sa couette en rêvant d'être lui-même la couette sous laquelle se recroquevillerait une fille rêvant d'être sa couette à lui / Celle qui estime que la notion de respect-des-aînés découle des principes dépassés d'une société patriarcale et ne bronche donc pas quand son fils Kevin lance à son second beau-père qu'il lui pisse à la raie avant de la taper de 300 euros / Ceux qui militent pour le droit à la joie des islamistes même radicaux / Celui qui milite pour la jupe courte mais contre le harcèlement même virtuel / Celle qui milite pour le coaching des violeurs en puissance genre prof de maths brandissant son tinel / Ceux qui affirment que le Seigneur n'eût jamais cautionné l'institution des majorettes si populaire dans les cantons de l'Est pourtant fidèles au diocèse / Celui qui propose le recours à un nouveau mode de coaching spirituel pour pallier le vide laissé par l'accroissement du scepticisme des fonctionnaires de Dieu en milieu moite / Celle qui reproche à son père de se crisper sur son prétendu droit biologique pour lui interdire de découcher un soir de Noël /Ceux qui disent à Marie: coache-toi là !, etc

    Peinture: Robert Indermaur.

     
  • Ce qui ne se peut dire

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    (Ce que Ludwig Wittgenstein, etc.)

    Plus tard il marchera derrière,
    à l’écart de son ombre,
    s’effaçant, fuyant les lumières
    et le tranchant des nombres.

    Il aspire à la transparence
    comme s’il n’avait rien dit,
    et retient ses propres silences
    que nul ne démentit.

    Plus tard il niera les mots
    de sa vie antérieure :
    l’indicible n’est un appeau
    que pour ceux qui se leurrent.

    Le couteau qu’il y a posé là,
    sur la table éclairée,
    n’a rien à dire à l’avocat
    crainte de se couper.

    Écoutez les mots silencieux
    du naufragé des temps
    engloutis dans le bruit des lieux -
    écoutez le plain-chant...

    Peinture: Emil Nolde.

  • Le salubre contre-prêche de Boualem

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    Retour sur 2084 de Boualem Sansal, fable épique et satire tragique du totalitarisme « religieux ». Grand Prix du roman de l'Académie française. Meilleur livre de l'année selon le magazine LIRE, dans la dernière livraison duquel figure un entretien important avec l'écrivain.

    Livre I.

    Une sensation d’immédiate oppression s’empare du lecteur de 2084 de Boualem Sansal, dans une atmosphère d’inquiétante étrangeté et de menace latente.

    Le lieu initial en est, au bout de nulle part, un vaste sanatorium de montagne décati et surpeuplé évoquant à la fois le fort isolé du Désert des Tartares de Dino Buzzati et le Palais des rêves d’Ismaïl Kadaré, avec quelque chose de tout à fait particulier, dans le récit, qui rappelle les contes orientaux.

    Plus précisément, le jeune protagoniste Ati, tuberculeux en fin de traitement en lequel on pressent illico un élément non aligné qui se pose des questions, apparaît aussitôt comme l’éternel (faux) naïf des contes picaresques, recyclé dans une tonalité contemporaine plus ironique qu’humoristique, en « innocent » kafkaïen .

    Or le monde environnant Ati évoque autant un dédale kafkaïen que la fourmilière humaine du 1984 de George Orwell, sans qu’on puisse parler d’influence ou de référence littéraire servile alors même que l’auteur joue à tout moment, par ironie autant que pour lui rendre hommage, avec certains aspects du roman d’Orwell, à commencer par l’invention d’un langage propre à l’Abistan, explicitement démarqué de la novlangue.

    L’Abistan en question, pays aux dimensions improbables, îlot de pureté entouré d’une improbable Frontière au-delà de laquelle se trouve (?) l’Ennemi, est parfois assimilé à la planète entière, mais ce n’est pas sûr. D’ailleurs rien n’est absolument sûr en Abistan, et d’abord ce que signifie le chiffre 2014.

    2014 correspond-il à l’année de naissance d’Abi (à ne pas confondre avec Ati), futur second du Tout-Puissant Yölah, ou bien est-ce en 2014 que le même Abi, à un âge qu’on ignore, a eu la révélation de la Toute-Puissance de Yölah, dont il est devenu le Délégué. Ce qui est certain, c’est que le jeune tubard Ati (à ne pas confondre avec Abi) a toujours été bercé par les formules incantatoires en vigueur en Abistan, telles que « Yölah est grand et juste, il donne et reprend à son gré », , ou plus souvent « Yölah est grand et Abi est son fidèle Délégué », ou séparément « Yölah est patient », et « Abi est avec toi », repris par dix mille ou dix millions de gosiers étreints par l’émotion.

    Ce qu’il faut préciser alors, c’est que Yölah est le nouveau nom de Dieu offert aux générations futures par les instances supérieures de l’Appareil, des décennies après la dernière Grande Guerre Sainte, dite aussi le Char, dans l’Abistan enfin purifié de toute présence ennemie assimilable à la Grande Mécréance.

    Tout au long du roman, l’organisation à la fois très simple et très compliquée de l’Abistan sera détaillée comme en passant, avec une foule de détails rappelant ceci ou cela au lecteur en dépit de l’avertissement initial de l’Auteur selon lequel ce récit n’a aucune espèce de réalité,- tout étant « parfaitement faux et le reste sous contrôle ».

    L’Appareil de l’Abistan est dominé par les Honorables et autres hiérarques de la Juste Fraternité, constituée de 40 dignitaires super-croyants choisis par Abi lui-même. Une Administration pléthorique, on pourrait presque dire pharaonique (l’analogie avec l’Egypte ancienne se fera d’ailleurs dans la foulée), se trouve concentrée en la capitale de Qodsabad, mais la découverte s'en fera plus tard : quand Ati aura quitté le sanatorium pour un long périple caravanier, durant lequel il fera une rencontre décisive.

    Dans l’immédiat, le lecteur en apprend cependant un peu plus sur le système de surveillance généralisée et de répression qui ne cesse de s’exercer en Abistan avec le concours d’une partie de la population pratiquant la délation à haute dose au nom de Yölah et de son Délégué.

    « En Abistan il n’y avait d’économie que religieuse », apprend-on aussi, et bientôt on comprendra comment l’Appareil fait pisser le Dinar, pour parler peuple: pèlerinages incessants, rassemblements monstres, exécutions publiques plus ou moins massives sur un stade devant des foules intéressées à tous les sens du terme, commémorations des innombrables victoires sur l’Ennemi, commerce de reliques fabriquées de manière industrielle : tout est bon dans ce système clos qui ne vise qu’à produire et reproduire de la peur et à exploiter de la soumission.

    Est-ce à dire que la foi soit l’idéal absolu prôné par l’Appareil en Abistan ? Une intuition soudaine fait comprendre à Ati qu’il n’en est rien : « Le Système ne veut pas que les gens croient ! Le but intime est là, car quand on croit à une idée on peut croire à une autre, son opposée par exemple, et en faire un cheval de bataille pour combattre la première illusion. Mais comme il est ridicule, impossible et dangereux d’interdire aux gens de croire à l’idée qu’on leur impose, la proposition est transformée en interdiction de mécroire, en d’autres termes le Grand Ordonnateur dit ceci : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent ».

    C’est au sanatorium, dans le premier des quatre livres du roman, que le noyau du doute a commencé de palpiter en Ati : « Quelque chose cristallisait au fond de son cœur, un petit grain de vrai courage, un diamant. »

    5131019_75f6e038d18632a827b889c99d2df969a4e247ba_545x460_autocrop.jpgCependant, moins que la religion, ce qu’il rejette est l’écrasement de l’homme par la religion, et l’abjection à laquelle il a participé en espionnant les voisins et en faisant comme tout le monde. « Et, tout à coup, il eut la révélation de la réalité profonde du conditionnement qui faisait de lui, et de chacun, une machine bornée et fière de l’être, un croyant heureux de sa cécité, un zombie confit dans la soumission et lpbséquiosité. Qui vivait pour rien, par seinmple obloigartion, èpar devoir inuitile, un être mesquin capable de tuer l’humanité par un claquement de doigts ».

    C’est dans la forteresse de Sin, transformée après la Guerre Sainte en sanatorium où les poitrinaires renplacèremt les cadavres des martyrs, chassés des villes comme des pestiférés coupables de tous les maux du pays, qu’Ati a découvert à la fois la nature du Système et la vision, qu’il croit encore inatteignable d’un autre monde. Or son voyage vers celui-ci va commencer…

    Livre II.

    L’originalité saisissante de 2084, qui distingue très nettement ce roman de la contre-utopie de George Orwell, rigoureuse et limpide dans sa construction et son économie narrative, c’est sa dimension monstrueuse et cauchemaresque, dans un espace à peu près incommensurable (les distances sont comptées en chabirs, et la traversée en diagonale de l’Abistan en compte plus de 50.000…) et une organisation générale et particulière connue des seuls Honorables, des grands maîtres de la Juste Fraternité et des cadres supérieurs de l’Appareil.

    Lorsque Ati quitte le sanatorium pour regagner la capitale de Qodsabad, distante de 6000 chabirs, c’est pour un périple qui va durer plus d’une année, dans un environnement désertique sillonné par des processions de pèlerins et des colonnes de camions porteurs de canons et autres lance-missiles. Or il ne sait encore que peu de chose de l’Abistan, en dépit de ce qu’il a entendu pendant son séjour, et c’est par bribes que le lecteur en apprend plus au fil du récit oscillant sans cesse entre une réalité renvoyant au monde que nous connaissons et un univers plus ou moins absurde.

    Sur la base d’un livre sacré genre Bible ou Coran, intitulée Gkabul, la vie en Abistan est entièrement soumise à la dévotion universelle que scandent les saintes paroles de Yölah et d’Abi. « Il n’est pas donné à l’homme de savoir ce qu’est le Mal et ce qu’est le Bien », est-il écrit dans le Gkabul (verset 618 du chapitre 30, comme chacun se le rappelle), de fait l’homme n’a rien d’autre à savoir que cela: que son bonheur est garanti par Yölah et Abi.

    Dans les migrations géantes observées par Ati durant son voyage, où voisinent des fonctionnaires de l’Appareil et des cortèges de théologiens et autres pèlerins cheminant d’un lieu saint à l’autre, l’on remarque aussi des femmes couvertes de la tête aux pieds de sombres burniqabs, contraintes de marcher loin en arrière des hommes tant elles dégagent d’aigre puanteur.

    Mais voici qu’Ati rencontre, en voyage, un certain Nas, archéologue de son âge qui lui dit avoir découvert un village antique jamais touché par la Grande Guerre sainte, dont la révélation de l’existence risque de bousculer l’édifice des dogmes vu qu’il semble plus ancien que le Gkabul et date probablement d’un temps antérieur à la naissance d’Abi , quand le nom de Yölah même n’était pas encore apparu. Or cet épisode fait apparaître une première fois les terribles rivalités qui divisent les hiérarques de la Juste Fraternité et de l’Appareil, dont on  verra plus tard les conséquences.

    Quant à Ati, arrivé à Qodsabad, il va se lier avec un certain Koa, petit-fils en révolte d’un éminent Honorable, qui a passé des années à lire les saintes écriture sans cesser, comme Abi, de se poser des questions.

    Tous deux se passionnent, en outre, pour la langue de l’Abistan, cet abilang que Koa a étudié àl’Ecole de la Parole divine. Dans un passage relevant de la conjecture parascientifique, qui ravirait un Houellebecq ou un Philip K. Dick , renvoyant aussi à La Fabrique d’absolu de Karel Capek, Boualem Sansal prêt à son héros une découverte, en matière de langage, qui va bien au-delà du paradoxe.

    Evoquant la manière dont « les paroles chargées de la magie des prières et des scansions répétées à l’infini s’étaient incrustées dans les chromosomes et avaient modifié leur programme », Ati a la révélation « que la langue sacrée était de nature électrochimique, avec sans doute une composante nucléaire »…

    Si l’on en reste là, sous couvert d’ironie cinglante, sur l’observation « scientifique » de l’abilang, Ati va mesurer le pouvoir effectif de cette novlangue sur les multitudes au moyen de formules ressassées inlassablement, telles : « Le mensonge c’est la vérité », ou « La logique c’est l’absurde », ou encore « La mort c’est la vie », etc.

    pèlerinage-à-la-Mecque.jpgAutre observation carabinée, à caractère sociologique, marquant l’exploration, par Ati et Koa, du ghetto de Qodsabad : le fait que cette cour des miracles en forme de dédale où grouillent tous le rebut de la société, mécréants de toute sortes, éléments asociaux et autres femmes exhibant impudiquement leurs visages, soit en même temps un quartier d’intense et lucratif commerce que l’Appareil se garde de « nettoyer ». C’est d’ailleurs de son odyssée en ce monde interdit qu’Ati rapporte la preuve qu’un anti-Système cohérent se perpétue dans le ghetto, une « culture de la résistance, une économie de la débrouille ».

    « Il y aurait beaucoup à dire sur le ghetto, ses réalités et ses mystères, ses atouts et ses vices, ses drames et ses espoirs,mais réellement la chose la plus extraordinaire, jamais vue à Qodsabad, était celle-ci : la présence des femmes dans les rues, reconnaisssables comme femmes humaines et non comme ombres filantes, c’est-à-dire qu’elles ne portaient ni masque ni burniqab et clairement pas de bandages sous leurs chemises. Mieux, elles étaient libres de leurs mouvements, vaquaient à leurs tâches domestiques dans la rue,en tenues débraillées comme si elles étaient dans leurs chambres, faisaient du commerce sur la place publique, participaient à la défense civile, chantaient à l’ouvrage, papotaient à la pause et se doraient au faible soleil du ghetto car en plus elles savaient prendre du temps pour s’adonner à la coquetterie. Ati et Koa étaient si émus lorsqu’une femme les approchait pour leur proposer quelque article qu’ils baissaient la tête et tremblaient de tous leurs membres. C’était la vie à l’envers ».

    Comme on le voit dans cet extrait, la prose de Boualem Sansal n’est pas toujours la plus fine, le conteur pratiquant le souffle et l’énergie « dans la masse » plus que le style châtié. Mais peu importe : la vision du roman, et sa substance lestée de sens, le mélange vertigineux de lucidité et de délire imaginatif, de révolte et d’espoir, fondent la beauté sans fioritures et l’urgence de 2084.

    hadj.jpgLivre 3.

    « L’amitié, l’amour, la vérité sont des ressorts puissants pour aller de l’avant, mais que peuvent-ils dans un monde gouverné par des lois non humaines ? »

    À cette question posée en exergue du troisième livre de 2084, il sera répondu de façon de plus en plus explicite, avec l’exposé des méthodes coercitives employée par l’Appareil afin de briser la moindre velléité d’émancipation, sous prétexte de participer à la consolidation de l’harmonie générale. C’est ainsi qu’Ati a subi un interrogatoire serré par le Comité de la santé morale (Samo), sommé de faire son autocritique en bonne et due forme avant de s’entendre dire par les juges. « Va souvent au stade pour apprendre à châtier les traîtres et les mauvaises femmes, parmi eux se trouvent très certainement des adeptes de Balis le Rénégat, prends plaisir à les châtier. »

    Dans le même esprit de salubrité collective, quelques milliers de prisonniers seront exécutés au même stade sanglant (« du renégat, de la canaille, du fornicateur, des gens indignes ») après quarante jours de liesse populaire marquant la prétendue découverte d’un nouveau lieu saint où l’on annonçait d’ores et déjà le pèlerinage de millions de pénitents : « Les réservations étaient prises pour les dix prochaines années. Tout s’était emballé, les gens s’énervaient, les prix flambaient, ceux des burnis, des besaces, des babouches et des bourdons atteignaient des niveaux fous, la pénurie menaçait. Une ère nouvelle était en route ».

    Il y a, dans la verve satirique déchaînée de Boualem Sansal, quelque chose du délire amplificateur d’un Alexandre Zinoviev, dans L’avenir radieux, ou du Swift des Voyages de Gulliver.

    Est-ce à dire qu’il exagère ? Mais comment, alors, ne pas se rappeler les récentes échauffourées mortelles survenues lors des « saints » pèlerinages de La Mecque ? Et comment ne pas faire de parallèle entre les flagellations de femmes en Arabie saoudite (notamment) et le sort de cette jeune femme traquée ici par le Conseil de Redressement, à la punition de laquelle l’ami d’Ati, Koba, est supposé participer en tant que Pourfendeur ?

    On pense aussi au monstrueux Metropolis de Fritz Lang, ou au Château de Kafka, en pénétrant ensuite, avec Ati et Koa, dans le centre vital hyper-sécurisé de l’Abigouv : « La Cité de Dieu était un ensemble architectural comme on ne peut imaginer, c’était labyrinthique et chaotique à souhait, cela a été dit. Et très impressionnant: entre ses murs se concentrait la totalité du pouvoir de l’Abistan, c’était la planète. Selon Koa, qui s’y connaissait un peu en histoire ancienne, la Kiiba de la Juste Fraternité était la copie de la grand pyramide de la vingt-deuxième province, le pays du Grand Fleuve blanc. Le Livre d’Abi apprenait aux croyants que sa construction étaient un miracle accompli par Yölah lorsqu’en ces temps lointains il n’avait d’autre nom que Râ ou Rab ».

    C’est pourtant dans ce cadre hautement paranoïaque que les compères Ati et Koa vont rencontrer un personnage du nom de Toz,  en rupture apparente complète avec la mentalité, les moeurs et jusqu'aux coutumes vestimentaires de l’Abistan, vêtu d’étranges pièces d’habillements aux noms étranges de pantalon ou de chemise, complétés par des souliers étanches…

    Or le même Toz, collectionneur d’objets plus insolites les uns que les autres tels que chaises ou bahuts, tables ou bibelots, évoquera tout un monde disparu aux jeunes compères,leur parlant même d’une entité énigmatique au nom de Démoc ou peut-être Dimouc (« démo… démoc…démon ») dont le seul nom fait encore figure d’incongruité alors même qu’Ati se demande qui peut bien être ce Toz grâce auquel une porte secrète s’est ouverte en lui.

    Et avec celle-ci, ce sera l’intranquillité assurée. « Une fois lancée, la machine du doute ne s’arrête pas. En peu de temps, Ati se trouva assailli par mille questions inattendues ».

    images-2.jpegLivre IV. 

    La quatrème partie de 2084 marque l’apothose de la confusion mensongère entretenue par la hiérarchie de la Juste Fraternité, elle-même déchirée par des rivalités internes comme le furent les pouvoirs totalitaires en Allemagne nazie, en Russie stalinienne en Chine maoïste ou dans l’Iran des ayatollahs, notamment.

    Avant d’apprendre la mort « accidentelle » de l’archéologue Nas, coupable de trop en savoir sur le passé du village antique dont l’Appareil a fait son nouveau lieu de pèlerinage, Ati s’est inquiété de la disparition de son ami Koa, dont on verra plus loin comment il a lui-même été « suicidé » de son côté.

    Entretemps, le message à été transmis des plus hautes sphères à Ati qu’il est pressenti comme futur « membre distingué » d’un clan en train d’en éliminer d’autres, dans une atmosphère de complot qui ne laisse d’inquiéter notre Candide de plus en plus sceptique.

    De fait, tout naïf qu’il soit, Ati ne croit pas une seconde au prétendu suicide de Koa, alors qu’on lui fait croire qu’il a lui-même toutes les polices à ses trousses et qu’il est donc temps qu’il fasse confiance à ses prétendus protecteurs : « C’était le début de la fin, les clans entreraient bientôt dans une longue et impitoyable guerre ». Toute analogie avec quelque guerre de clans déchaînée aujourd’hui étant naturellement le fruit du hasard…

    À ce tournant du récit, une digression assez épatante attend le lecteur avant le tohu-bohu final, avec la réapparition du sympathique Toz, collectionneur  de vestiges des temps passés, qui a reconstitué un Musée de la Nostalgie, « copie au cinquième d’une ancien musée appelé Louvre, ou Loufre » qu’il fait visiter à Ati.

    La visite du musée en question vaut son pesant d’ironie puisque s’y trouvent les reliques de la vie précédant 2084 (il y a donc eu une vie avant 2084, contrairement à la doctrine officielle) où l’on découvre tous les aspects de la vie au XXe siècle, d’une salle d’accouchement à une exposition d’équipements de sports et loisirs et autres objets propres aux divers âges de la vie - toutes choses disparues depuis le Grand Nettoyage consécutif à la Guerre Sainte – et jusqu’à la représentation d’un bistrot français dans lequel « des loubards à l’ancienne taquinent des femmes légères ». À son total ahurissement, Ati a découvert en outre cet objet inimaginable appelé chaise-longue, évoquant un mode de vie peu compatible avec les règles du saint Gkabul…

    Ce livre sacré fait ensuite l’objet d’une réflexion de la part de Toz et Ati, qui tombent d’accord sur le fait que le livre en question représente « le grand malheur de l’Abistan ».

    Or ce Gkabul n’est-il pas le nom fictif donné par Boualem Sansal au Coran de l'islam ? Pas vraiment. Toz en a en effet étudié les tenants philologiques, pour constater que ledit Gkabul, loin d’être apparu en 2084 par génération spontanée, résulte d’un bricolage issu « du dérèglement d’une religion ancienne qui jadis avait pu faire les honneurs et le bonheur de maintes grandes tribus des déserts et des plaines ».

    Les auteurs d’une première mouture du Gkabul furent des aventuriers dont la clique s’intitulait les Frères Messagers, mais il fallait les Sages de la Juste Fraternité pour réviser et parfaire la version désormais établie du Gkabul, signée Yölah et contresignée par Abi son Délégué. Et Toz de remarquer alors, à l’adresse d’Ati, que « la religion, c’est vraiment le remède qui tue »…

    La fin de 2084, féroce queue de fable où culmine la charge satirique, amère et drolatique, du roman de Boualemn Sansal, se décline en « news » émanant des diverses sources médiatiques abistanaises, officielles ou non.

    Ainsi apprend-on, par les écrans géants de Nadir I – station de Qodsabad, que deux cents cinquante criminels ont été condamnés à une prochaine décapitation pour avoir répandu le rumeur d’une évacuation aérienne du Grand Commandeur de la Juste Fraternité, atteint dans sa santé, à destination de l’« Etranger ». Scandale évident : qu’on puisse seulement prétendre que l’ «l'Etranger» existe !

    Plus tard, une autre rumeur, plus déplaisante encore, relayée par La voix des Mockbas, fera état de la soudaine apparition de nouveaux jeunes croyants fanatisés et, pour appliquer plus de justice selon les préceptes de Yölah et son Délégué, décidés à en découdre à coups de bombes s’il le faut – et il le faudra par Yôlah et Abi !

    Bref, c’est le moment pour la lectrice et le lecteur de consacrer de belles et bonnes heures à ce livre à la fois inquiétant et libérateur, qui associe le talent vif et l’imagination débordante du conteur aux vues cinglantes de l’écrivain révolté par l’obscurantisme massifié.

    boualem_sansal_leemage.jpgÀ qui n’aurait pas encore eu connaissnace des romans antérieurs et des essais polémiques du grand écrivain algérien, il me reste à signaler la parution salutaire, en juin 2015, d’un volume de 1226 pages de la collection Quarto, chez Gallimard, rassemblant Le serment des barbares, L’Enfant fou de l’arbre creux, Dis-moi le paradis, Harraga, Le village de l’Allemand et Rue Darwin.

    Préfacé par Jean-Marie Laclavetine, éditeur et ami de la première heure de Boualem Sansal, ce recueil est en outre doté d’un appareil biographico-historique indispensable à qui veut resituer l’écrivain dans son contexte familial et politique, professionnel et littéraire.

    Présentant Le serment des barbares, qu’il a reçu un jour par la poste , Jean-Marie Laclavetine écrit ce qui suit, qui justifie admirablement l’écrivain dès ses débuts.

    Ainsi commençe Le serment des barbares : «Le cimetière n’a plus cette sérénité qui savait recevoir le respect, apaiser les douleurs, exhorter à une vie meilleure. Il est une plaie béante, un charivari irrémédiable ; on excave à la pelle mécanique, on enfourne à la chaîne, on s’agglutine à perte de vue. Les hommes meurent comme des mouches, la terre les gobe, rien n’a de sens »…

    Et Jean-Marie Laclavetine de témoigner :  « Je me souviens précisément du jour où j’ai lu ces premières phrases du Serment des barbares, paquet de feuilles confié en 1999 par un inconnu à la poste algérienne pour arriver quelques jours plus tard entre mes mains. Sans doute le manuscrit avait-il cheminé à bord d’un de ces vieux autocars Chausson que l’on voit circuler à faible allure dans le roman, « transportant plus de bobards et de fausses alarmes que d’honnêtes voyageurs ». Je n’ai pas oublié ma surprise grandissante au fil des pages, ni l’enthousiasme qui m’a envahi au fur et à mesure que je me laissais emporter par le torrent de cette prose animée de remous vertigineux, de pétillements soudains, de grands ressacs de rage noire. Les trouvailles stylistiques fusaient en continu dans unb débordement de verve pantagruélienne et donnaient tout leur élan à l’histoire, Les critiques cinglantes ou cocasses n’épargnaient ni le régime en place, ni les islamistes, ni la société algérienne dans son ensemble. Recevoir un tel manuscrit est, dans la vie d’un éditeur, un cadeau inoubliable. Le Serment des barbares se démarquait du lyrismne habituel aux littératures maghrébines dans ce XXe siècle agonisant, pleines des cris de douleur des populations opprimées, des chants du désespoir, des larmes de l’exil, des cris de la terreur. Il ne cédait rien à la nostalgie ni à la plainte, et puiusait autant chez Voltaire, Diderot et Rabelais qu’à la source de straditions orientales, offrant au lecteur un mélange unique, savoureux, violent, empli d’une force comique incomparable que seule la colère pouvait lui avoir donné ».

    2084-la-fin-du-monde-roman-boualem-sansal-1.jpgBoualem Sansal. 2084. Gallimard, 2015, 273p.

    Boualen Sansal, Romans 1999-2011. Gallimard, Collection Quarto, 2015, 1225p.

  • Ceux qui restent discrets

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    Celui qui évite de parler de ses rhumatismes articulaires sur Facebook/ Celle qui ne s’épanche qu’auprès de sa confidente sourde et aveugle / Ceux qui évitent toute complicité prématurée / Celui qui se dit une tombe quand on le prie de ne pas divulguer un secret de Polichinelle / Celle qui ne partage ses secrets qu’avec les Trois Personnes de sa trinité familiale et le mendiant mystérieux du métro Pyrénées / Ceux qui alimentent les faux bruits pour mieux savourer le silence des nuits d’hiver / Celui qui poste ses derniers scanners sur Instagram / Celle qui exige d’être enterrée avec son smartphone branché / Ceux qui se font un selfie devant la tombe du tweeter inconnu / Celui qui confisque la tablette du lanceur d’alerte impubère / Celle qui menace ses ex de ne plus les appeler la nuit / Ceux qui se sont rencontrés en 3D grâce aux nouvelles technologies / Celui qui commente le bilan dermatologique de sa cheffe de projet sur la Hotline / Celle qui se plaint de n’être pas regardée dans la rue ni même dans les églises et les piscines / Ceux qui se surveillent et en font un rapport quotidien sur Snapbook et Faceshit,etc.

    Image: Michael Sowa.

  • Les zombies sont parmi nous !

    Vient de paraître aux éditions Pierre Guillaume de Roux: Nous sommes tous des zombies sympas. En librairie tout soudain...

     

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  • Faut-il crucifier Amélie ?

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    Unknown.jpegLe dernier roman d’Amélie Nothomb, Soif,  mérite mieux qu’un prix Goncourt : une lecture attentive…

    Sous ses airs de fée-sorcière belge à la Harry Potter gérant son image à chapeaux de cirque avec une malice de sale gamine, la fine mouche, nièce du savant « bibliste» Paul Nothomb, a poussé le bouchon jusqu’à parler au nom du rabbi Iéshouah, le Jésus de nos catéchismes et superstar de cinéma.

    Mais pour dire quoi ? Lire Soif est la seule réponse à cette question, avec ou sans caution de cette institution littéraire défaillante qu’on appelle le Prix Goncourt.

    D’aucuns ont pris la romancière-à-succès de très haut, avec une condescendance toute parisienne qui ne pèse guère à côté de ce qui est vraiment développé dans ce monologue éminemment culotté, parfois pimenté d’ironie ou roulant des formules semblant « téléphonées » mais recoupant finalement, dans un langage tout simple à la fausse apparence « simplette », les méditations (sur l’incarnation, les miracles, le plaisir, l’amour charnel, la soif d’absolu, le scandaleux sacrifice, le chantage au salut, etc) de certains commentateurs les plus pénétrants des paradoxes du christianisme, de Nietzsche à Simone Weil ou Vassili Rozanov dans La face sombre du Christ...

    Bref, avant de dégommer ce livre sur la base de on-dits médiatiques ou mondains, prenez et lisez…

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    Cela pourrait commencer par un jeu où chacune et chacun dirait ce que le nom de Jésus évoque pour elle ou lui, et ce serait un premier défilé des Christs.

    Il y aurait d’abord, je parle pour moi et mes frère et sœurs, le Jésus de nos enfances, le tout bon gars en robe bleu ciel à longs cheveux et barbe sympa qui nous la jouait tout en douceur en murmurant «laissez venir à moi les petits filous», et ce serait le même dont nos mères et grand-mères nous enjoindraient d’écouter la petite voix ; et ensuite ce serait plutôt le grand frangin confident de l’école du dimanche, puis le Seigneur des sermons protestants et du catéchisme insistant sur l’enseignement moral de ses paraboles,  ou le Jésus des miracles et de la présence réelle invoqué par les curés de nos petits camarades catholiques, qui verraient dans le vin de messe son sang et dans l’hostie sa chair à ne pas mordre.

    Mais il va de soi que ces images eussent été tout autres, ou bonnement inexistantes, selon que l’on eût vu le jour en Nouvelle-Guinée entouré de parents en pagnes, ou dans quelque clinique pédiatrique pour nouveau-nés malformés, au titre des «bavures» de la Création. 

    En outre, 2019 ans après le transit terrestre du présumé Dieu incarné, les avatars de sa représentation, plus que mille Bouddhas plus ou moins dodus, se seraient multipliés de façon exponentielle et parfois contradictoire, jusqu’au Jésus d’Amélie qui en contient d’ailleurs plusieurs, entre le très cool, le plutôt soft et le plus radicalement hard.

    Un inventaire à dérouter l’anticlérical Prévert

    Avant d’évoquer l’inventaire des innombrables interprétations et représentations de la vie et des œuvres du présumé fils de Dieu né d’une vierge avec l’accord tacite d’un certain Joseph, menuisier au bon cœur – enfant surdoué devenu le rabbi Iéshoua, Messie annoncé, Roi des Juifs, chef de projet des évangélistes américains ou tête de turc des mécréants de tout poil, je cite illico ce propos du Jésus d’Amélie Nothomb, scandalisé par la «bévue» de son père sans corps et l’envoyant se faire crucifier pour sauver ses créatures décidément imparfaites: «Mon père m’a choisi pour ce rôle. C’est une erreur, une monstruosité mais cela restera l’une des histoires les plus bouleversantes de tous les temps. On l’appellera la passion du Christ ».

    Et cela d’abord qui annonce des siècles d’imitation, de sacrifices, de martyres, mais aussi de meurtres par « devoir divin » et autres massacres : «Aucune souffrance humaine ne fait l’objet d’une aussi colossale glorification».

    Sur quoi défilent, pour nous en tenir à la tradition chrétienne occidentale, en sculpture ou en peinture, les Christs de bois ou de pierre, les austères Christs romans et les Christs dolents ou maniérés de la Renaissance et du baroque, les Christs évanescents ou les Christs violents, les indigents et les triomphants, le cadavre affreux de Hans Holbein au musée de Bâle qui faisait dire à Dostoïevski que c’était  une incitation à l’athéisme, les crucifiés saignant noir de Louis Soutter ou ceux de Friedrich Dürrenmatt entourés de rats; ou en musique : les Christ du plain-chant orthodoxe ou celui d’un Bach «capable du ciel», l’enfant Jésus de nos cantiques populaires à la Noël ou le Maître en gloire de Pâques et de la résurrection ; au cinéma le Christ pur et dure de Pasolini et le Christ frelaté deLa dernière tentation; en littérature le Christ de Rabelais (mais oui !) et les Christs de Dante, de Pascal et de Bernanos, de Léon Bloy et de Claudel ; le Christ chahuté par Nietzsche et scruté en sa face sombre par Vassili Rozanov ; enfin en théologie le Christ de Thomas d’Aquin et celui de Luther, le Christ des prêtres ouvriers et le Christ des moines ascètes, le Christ politisé à droite de l’Opus Dei ou à gauche par Dom Helder Camara, le Christ de Jean de La Croix, de saint FranCois des Fioretti ou de Simon Weil la juive confrontant la pesanteur et la grâce, etc.       

    Amélie et Jésus ou les malentendus

    Dans un papier  du magazine Marianne aussi railleur que superficiel, genre ouaf ouaf parisien, Amélie Nothomb se trouve qualifiée de midinette écrivant pour des coiffeuses et des ados férus de convivialité molle et de cuisine vegan, accusée, à grand renfort de citations prêtant en effet aux pires conclusions hâtives, de  réduire Jésus aux dimensions d’un mec cool  demandant pardon au figuier qu’il a maudit ou aux poissons qu’il a pêchés, dont la philosophie et la sagesse relèvent plus ou  moins de «la mystique pour les nuls».

    C’est brillant et ça se veut décapant, typique de l’esprit du temps qui ne peut imaginer qu’une auteure à succès soit autre chose qu’une « cruche », je cite, mais c’est aussi pécher par simplisme en ne voyant rien de ce qui est dit avec une rare simplicité.

    Quand le Jésus d’Amélie dit à Marie de Magdala, dite Madeleine, pour  laquelle il en a pincé dès qu’il l’a vue, sachant pourtant qu’elle a eu des tas d’hommes alors qu’il n’a point connu de femme jusque-là, qu’elle est son « gobelet d’eau », ça va pour ainsi dire de soi qu’on s’esclaffe. Trop drôle !

    Or l’esprit du temps, citadin à qui on ne la fait pas, peut-il imaginer ce qu’est un verre d’eau dans ce pays de grande soif et de troubles politiques (déjà !) où Jésus dit qu’il a « choisi » d’apparaître ?  Cela passerait mieux, évidemment si c’était Épicure, cité d’ailleurs par Amélie,  qui s’exclamerait : « Un verre d’eau et je crève de jouissance ! »

    De la même façon, quand le Jésus d’Amélie dit son bonheur d’être au monde, se réjouit du bon goût d’une pomme et du bienfait du sommeil, ou au contraire exprime sa peur de la douleur, le dégoût que la laideur ou la mesquinerie lui inspirent, l’envie d’échapper à son sort annoncé pour aller fabriquer du fromage de brebis avec sa Madeleine chérie à laquelle il fera une flopée d’enfants - quand cet humain dûment voué à l’incarnation  par son « père » sans corps se retrouve flagellé (quel show !) puis cloué à la croix qu’il a portée jusqu’au Golgotha, il semble ridicule qu’il crie «pouce» après avoir espéré couper au supplice à l’aube où il s’est mis à pleuvoir. Imaginer une crucifixion romaine sous la pluie – vraiment cette Amélie est too much. Mais la pluie va cesser et c’est parti pour accomplir la prophétie, au terme de laquelle, comme Gargantua à sa naissance, il s’exclamera : «J’ai soif ! » 

    La dernière question du crucifié

    Jésus croyait-il encore en Dieu sur la croix ? La question peut sembler blasphématoire pour un chrétien, loufoque ou sans intérêt pour un mécréant ou un chroniqueur à la coule, mais le crucifié d’Amélie nous incite à nous la poser. Lui-même ne se la pose d’ailleurs pas que sur la croix, mais aussi après sa mort, quand il se retrouve dans ce « corps » dont on ne sait rien.

    Mais croire ou ne pas croire est-il si important que ça, se dit-il alors. On connaît le pari de Pascal, qui spécule sur la foi comme s’agissant d’une espèce d’à-valoir dont le salut éternel serait l’enjeu. Or le Jésus d’Amélie n’aime pas du tout cette sorte de petit chantage, pas plus qu’il ne souscrit à ce que l’évangéliste Luc lui fait dire avant de rendre son dernier souffle : « Père pardonne-leur car ils ne savent ce qu’ils font », qui lui semble une parole condescendante alors qu’il ressent l’ultime besoin, lui, de se pardonner à lui-même quelque chose d’hyper-important.

    Et quoi donc ? De ne pas s’être assez aimé lui-même, et d’avoir par trop humilié la chair – ce que lui reprocheront justement un Nietzsche ou un Rozanov. Tout à coup, sa parole « aimez-vous les uns les autres » lui semble vaine s’il ne recommande pas à chacun d’aimer en soi-même un être unique et incomparable.  Et de renvoyer alors le diable à son inexistence, en rappelant la formule de Thérèse d’Avila qui disait moins craindre le démon que ceux qui le craignent…

    Pour le Jésus d’Amélie, plus que le traître de la tradition chrétienne, Judas est un type trop cérébral, coincé dans son ressentiment et sa jalousie, qui manque littéralement de corps. Or le manque de corps aboutit au manque de soif, au sens physique ou spirituel – c’est du kif. Et voilà qui relie encore l’intuition centrale de ce roman à ceux qu’a indignés l’interprétation chrétienne étroite et punitive du « péché de chair », alors qu’il est évident qu’un amour sans corps n’a «pas d’histoire», ainsi que le remarque encore le Jésus d’Amélie en rappelant que le handicap majeur de son « père » est de n’avoir pas de corps…

    Notre Amélie a un « grain…de génie », disait son oncle Paul  

    images-2.jpegUnknown-2.jpegIl est trop facile de prendre Amélie Nothomb pour ce qu’elle semble être, genre diva médiatique à tenues voyantes, alors que la personne est tout autre que le personnage qu’elle a fabriqué pour se protéger.

    À ce propos, je me souviens d’une bonne conversation, du côté des Ardennes bleues, avec son oncle Paul, ancien  compagnon d’armes de Malraux et spécialiste avéré (traducteur et exégète) de l’Ancien Testament, qui me dit à peu près, comme je l’avais deviné dès ma première rencontre en 3D avec la romancière après la parution d’Hygiène de l’assassin, son premier roman à fracassant succès : « Voyez-vous, je crois que notre Amélie, avec laquelle j’aime beaucoup parler, a comme un grain… de génie, qui demande encore à pousser !»

    Et de fait, suffit d’un gobelet d’eau et ça « pousse » en donnant Soif

    Amélie Nothomb. Soif. Albin Michel, 2019.

  • Trois foudres de pureté

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    Unknown-7.jpegDans son pénétrant Éloge du génie, Patrick Roegiers célèbre trois grands créateurs que rapprochent leur totale identification à la pratique de leur art, à savoir la peinture (le Danois Vilhelm Hammershøi), la musique (Glenn Gould) et la littérature (Thomas Bernhard). Trois personnages hors norme également taxés d’extravagance, laquelle n’est qu’un effet collatéral de la même exigence absolue.

    Tel l’albatros de Baudelaire, magnifique de grâce en ses évolutions dans le ciel, mais s’empêtrant au sol comme un oiseau mazouté dès qu’il touche terre sans parvenir à rebondir avec ses trop grandes ailes, le génie, qu’il soit artiste ou savant, est souvent mal adapté à la vie sociale, en butte alors au décri des gens dits normaux que sa passion sans partage étonne ou même inquiète, surtout quand le personnage se montre effectivement trop ceci ou trop cela, peut-être asocial ou cultivant des manies, apparemment illuminé ou carrément extravagant selon les codes admis.


    Une idée reçue à la fois du romantisme et de l’esprit bourgeois du XIXe siècle, recyclée par la culture actuelle à la coule, voudrait que tout génie fût un personnage échevelé possiblement rebelle et même fou, qui fasse «rêver», genre Amadeus de cinéma ou Rimbaud aux-semelles-de-vent, et l’on se rappelle les railleries d’un Marcel Aymé, génie avéré mais à cravate et bon sens jovial, contre cette imagerie illustrant un nouveau conformisme.

    Or les trois génies rassemblés, avec quelle affection particulière, par Patrick Roegiers, sont bien moins extravagants qu’ils n’ont pu le paraître, et parfois pour de bonnes raisons, et bien plus émouvants en réalité par leur façon de ne pas se soumettre à des conventions qui les éloigneraient de leur «noyau» existentiel et créateur.

    Les trois « élus » de Patrick Roegiers sont certes trois «inadaptés» à divers égards, mais aussi trois «purs de purs» en leur art respectif et, affectivement, ce qu’on pourrait trois enfants perdus…

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    Dans un dédale de lumière

    Je ne connaissais pas la peinture du Danois Vilhelm Hammershøi - révélée au public français en 1997 au musée d’Orsay – avant de lire le premier chapitre de cet Éloge du génie, intitulé L’épouse modèle de Vilhelm Hammershøi, où Patrick Roegiers, aussi sensible aux arts plastiques (grand connaisseur de la photographie mais pas que) nous fait entrer, littéralement, dans l'univers de ce peintre à la fois austère et traduisant sa rêverie solitaire de manière quasi hypnotique dans une gamme de couleurs réduite où dominent le gris bleu et le brun cendré, notamment,  en un décor mutipliant les espaces intérieurs de son appartement de Copenhague pour ainsi dire «reconstruits » par la lumière, avec le personnage récurrent de sa sage épouse Ida, souvent vue de dos, mais point d’enfants ni d’animaux, point de détails troublant cette «impensable» songerie que l’auteur apparie à celle de Vermeer.

    « Pas de joie ni de drame, l’énigme du silence », et quand Ida se met au piano, une «aphonie absolue». Et pourtant cette peinture, longtemps oubliée comme celle, auparavant, d’un Caspar David Friedrich, taxée de conservatrice ou d’académique, est d’un grand peintre retrouvé dans son «silence entouré de silence»…

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    La musique incarnée

    Le pianiste indéniablement génial que fut Glenn Gould, adulé par l’internationale des mélomanes dès son enregistrement mythique des Variations Goldberg de Bach, en juin 1955, est évidemment plus représentatif d’une certaine extravagance extérieure, à la fois par ses manies et ses phobies, son comportement en société et les bizarreries de son mode de vie de reclus amateur de voitures ultrarapides et d’agoraphobe plus à l’aise avec son putois et ses petits chiens qu’avec ses semblables, mais l’important là-dedans ? Sûrement pas dans la curiosité «scientifique» des experts de psychiatrie se penchant sur son «cas», mais dans ce fait central que Patrick Roegiers énonce simplement, à savoir que Glenn Gould EST la musique.

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    On sourit évidemment au rappel de ses exigences «maniaques», rapport à sa chaise pliable aux pieds sciés remplaçant tous les tabourets du monde, ou à son hypocondrie, son aérophobie et sa façon de s’emmitoufler autant que Marcel Proust gardant au lit ses mitaines, mais Glenn Gould, entré en musique à trois ans, enfant prodige adulé, et interprète semblant composer la musique en même temps qu’il la joue, fou de précision et danseur du clavier semblant diriger un orchestre en même temps qu’il chantonne au vif énervement de certains - Glenn Gould n’est pas réductible à la figure d'une sorte de star cinglée refusant de toucher aux journaux par hygiène: il EST la musique et j’en convenais ce soir en l’écoutant «dialoguer» avec Yehudi Menuhin, parler pendant quatre minutes chrono face à la caméra de Beethoven, selon lui « bifrontal», avant d’interpréter la sonate Nummer 14 dite The Tempest - et demain je ressortirais mes CD et je serai à mon tour DANS la musique.

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    Même détruit, il survit

    En exergue de son Eloge du génie, Patrick Roegiers cite Schopenhauer selon lequel « la simplicité a toujours été l’attribut non seulement de la vérité, mais du génie même», et la formule va comme un gant (moufle de Gould ou gant de pécari du chauffeur de Proust) à Thomas Bernhard, grand blessé de l’enfance qui rata son premier suicide à sept ans et dont le théâtre des opérations, à savoir apparemment l’Autriche philistine et mal dénazifiée, est à vrai dire bien plus large et plus profond, incluant la vie même, la maladie et la mort, sources d’une inextinguible drôlerie, ah, ah, ah.
    Patrick Roegiers, auteur magnifique du Bonheur des Belges, est lui-même une espèce de génie baroque mêlant une immense érudition et une sensibilité tantôt surfine et tantôt à grosse gouaille à la Till Eulenspiegel, mais le vrai Roegiers se retrouve peut-être, en simplicité, dans ce miroir en triptyque où la réserve rêveuse du peintre danois le dispute à la pureté contrapuntique du pianiste canadien et à la mélancolie éperdue de l’imprécateur autrichien, «ami fragile» sous son masque d’ennemi du genre humain…

    ROEGIERS Patrick.  Arléa, collection La rencontre, 108 p, 2019.

  • Larbins des dictateurs

     

    images.jpegÀ propos de la nécessité de "tirer un trait" sur le massacre de Tian'anmen, prônée par le président de la Confédération suisse Ueli Maurer, et de sa caution apportée au régime sanguinaire de l'Arabie saoudite après une "pesée d'intérêt" justifiant sa visite aux princes du royaume en question...

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    images-4.jpegQue se passait-il dans la tête du président Xi Jinping lorsque, le 17 janvier 2017, au Forum économique mondial de Davos, ce pur et dur communiste chinois fit l’éloge du libre-échange devant un parterre de capitalistes durs et purs qui s’en trouvèrent apparemment enchantés ?
    Se poser la question revient à se demander ce qui se passait dans la tête du président de la Confédération helvétique Ueli Maurer quand, en visite à Pékin en 2013, il affirma crânement que, s’agissant du massacre de Tian’anmen, en 1989, donc il y avait plus de vingt ans de ça, il était temps de «tirer un trait» sur cette page «tournée depuis longtemps». Et l’on imagine, passant en battant de ses deux ailes, l’ange Win-Win invoqué in petto par les deux présidents.

    (...)

    Nous sommes, évidemment, et tous tant que nous sommes, portés à tirer un trait sur ce qui nous disconvient, et d’autant plus que nous sommes souvent confrontés à une pesée d’intérêt, notamment lorsque nous exerçons les fonctions délicates de Président d’une Confédération démocratique capitaliste ou d’un Empire communiste néo-libéral.

    Cette pesée d’intérêt a d’ailleurs été invoquée tout récemment au plus haut niveau du gouvernement helvétique et de diverses institutions économiques après le sauvage assassinat du journaliste saoudien Jamal Kashoggi, impliquant là encore une prise de conscience dont les médias suisses ont rendu compte en évoquant l’embarras du gouvernement et l’éventualité de mesures à prendre au cas où le Conseil de Sécurité de l’ONU en fondrait la nécessité, et des condoléances furent présentées à la famille de Jamal alors qu’on manifestait fermement son espoir qu’une enquête en bonne et due forme fût diligentée par les services concernés; mais la pesée d’intérêt excluait en revanche l’interruption de la vente d’armes au Royaume pour l’instant, étant entendu par ailleurs et au total que, depuis 2009, les exportations n’étaient plus autorisées sauf pour les pièces de rechange et les munitions de systèmes d’armement déjà vendus, alors même que le gouvernement appelait une nouvelle fois l’industrie concernée à la plus stricte vigilance «compte tenu de la situation actuelle»…

    (Extraits du libelle qui vient de paraître sous le titre Nous sommes tous des zombies sympas)

     

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  • Mort d'un grand humaniste

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    Alfred Berchtold, lumière de l'esprit et du coeur, s'est éteint durant la  nuit du 26 au 27 octobre 2019.

    Un grand humaniste suisse vient de mourir à Genève en la personne de l'historien Alfred Berchtold, à l'âge de 94 ans. Grande tristesse de perdre cet être merveilleux.
    Adieu, Monsieur Berchtold, et merci pour votre présence irradiante et votre oeuvre sans pareille.

    Je reviendrai dès demain sur la personne et l'héritage culturel et littéraire exceptionnel que laisse l'auteur trop souvent méconnu de quelques livres majeurs, tels La Suisse romande au cap du XXe Siècle, Bâle et et l'Europe.

    Il y a quelques années, notre confrère Gilbert Salem lui avait consacré un bel hommage sur une page entière du quotidien 24 Heures, évoquant notamment le recueil d'entretiens que nous avions publié sous le titre de La Passion de transmettre, paru en 1997 à la Bibliothèque des Arts.

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    Né à Zurich en 1925, Alfred Berchtold a passé sa prime jeunesse à Paris. L'auteur de La Suisse romande au cap du XXe siècle vit depuis plus de cinquante ans à Genève. Son esprit méconnaît donc toute frontière.

    Autant l'interview journalistique devient quelquefois un exercice de routine, vite bâclé, vite écrit, vite lu et qui frustre généralement les personnalités qui s'y adonnent (et par conséquent le lecteur), autant l'entretien qui paraît sous forme de livre peut être conçu,s'il est bien conduit, comme un genre littéraire à part entière. Notre confrère Jean-Louis Kuffer, chroniqueur littéraire à 24Heures, vient d'y exceller en donnant carte blanche à Alfred Berchtold, l'un des derniers érudits suisses à la mode humaniste, l'auteur de deux sommes essentielles sur l'histoire intellectuelle de notre pays: La Suisse romande au cap du XXe siècle, portrait littéraire et moral(1963), et Bâle et l'Europe, une histoire culturelle (1990)*.

    «A l'heure, écrit Jean-Louis Kuffer, des antinomies stériles qui opposent indifférents et fanatiques, prétendus avant-gardistes et supposés rétrogrades, nationalistes chauvins et détracteurs systématiques d'une Suisse caricaturée, Alfred Berchtold tient une position qui est moins celle du confortable juste milieu que d'un équilibre sans cesse réajusté.»

    Esprit affranchi de toute théorie, allégé par un humour naturel bienveillant et sans cesse émoustillé par unesaine curiosité, il s'intéresse non seulement aux œuvres mais aussi aux hommes qui les ont faites. Il se passionne d'une manière générale pour les gens. C'est ce qui transparaît de mieux dans ce livre d'entretiens où l'on aborde les sujets les plus graves d'un ton enjoué.

    «Petit garçon, dit-il, plutôt que de jouer avec des copains de mon âge, je me plantais dans les squares à l'écoute d'un groupe de commères.»
    Plus tard, quand il alla à la rencontre des peintres et des écrivains, Berchtold éprouva beaucoup de joie à découvrir leurs caractères, leurs tempéraments, leurs silhouettes. «La concentration dans la diversité caractériserait peut-être ma démarche. Résumons:mon bonheur a été d'épier et de signaler le passage du poète (au sens le plus large du terme, je veux dire: du créateur) à travers nos cités et nos villages,et jusqu'au-delà des mers.»

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    Né à Zurich le 17 juin 1925, Alfred Berchtold est né dans une famille de souche paysanne. «Or, la paysannerie, si proche, était déjà loin de nous.» Son grand- père était juge cantonal, maire et historien; son père était directeur commercial à la fabrique Landis & Gyr, à Zoug, et fut chargé de créer une représentation générale à Paris. C'est ainsi que cette famille de Zurichois vécut durant quinze ans dans le XVIIIe arrondissement, au pied d'une butte Montmartre encore envahie par les chèvres et dans la proximité du Moulin de la Galette.

    «Une enfance parisienne m'a été donnée, dit-il, qui m'a épargné pour toujours le «traumatisme», allègrement cultivé par certains, d'avoir grandi dans une «geôle helvétique» en rêvant d'évasion.» (Plus tard, il exprimera d'ailleurs une nette réticence à l'égardde la fameuse métaphore de Dürrenmatt, dans sa lettre à Vaclav Havel, évoquant la Suisse comme une prison sans murs dont les habitants sont leurs propres gardiens).

    «La propension d'un de nos censeurs indigènes à prendre l'étranger à témoin me paraît manquer de loyalisme et de tact...»

    Après avoir fréquenté le lycée Condorcet — où il s'intéresse beaucoup à la politique française et mondiale — Alfred Berchtold revient avec les siens à Zurich, où il suit les classes du gymnase et obtient une maturité classique, débarque à Genève en 1944, assiste aux cours de Marcel Raymond, éprouve un choc décisif en écoutant ceux de René Huyghe à l'Athénée et à l'Alhambra sur la psychologie de l'art.

    Et c'est au hasard d'une lecture sur Ferdinand Hodler, dans un quelconque Almanach du Voyageur en Suisse, qu'il trouve, le temps d'une illumination, les choix majeurs de son orientation pour les cinquante années à venir: «Désormais, ce pays (la Suisse donc) qui m'intéressait moyennement, et dont les vertus et les performances ménagères, potagères, fromagères, chocolatières et bancaires me laissaient assez indifférent, ce pays que je jugeais respectable mais plutôt terne, voici qu'il avait une signification sur la carte de l'Europe culturelle; voici que son histoire révélait des lignes de force, des constantes qu'il valait la peine d'étudier; elle promettait des rencontres aussi variées qu'inattendues.»

    Après avoir passé sa licence en 1947, Alfred Berchtold travaillera durant treize ans à l'élaboration de sa thèse de doctorat, présentée en 1963.La publication, la même année, de LaSuisse romande au cap du XXe siècle suscitera d'abord de l'étonnement(l'histoire intellectuelle de la Romandie par un Alémanique de Paris, quelle gageure!), puis de l'admiration.

    C'est une somme puissante qui narre, avec érudition et rigueur, mais aussi avec saveur et bagou, le grouillement extraordinaire d'une vie de l'esprit telle qu'elle s'est manifestée, en une région donnée, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe.

    D'Amiel à Benjamin Vallotton, en passant par le délicieux Paul Budry, Cendrars, Cingria et Crisinel, et puis Gilliard, Pierre-Louis Matthey et tout spécialement Ramuz, sans oublier Roud, Pourtalès et Gonzague de Reynold, il brosse un tableau très coloré d'une période où les lettres, en nos contrées, furent particulièrement fertiles et variées.

    Ouvertures sur le monde du théâtre,de la peinture, de la musique; ouvertures aussi sur la théologie protestante,sur les personnalités catholiques, les psychologues, les penseurs, les moralistes, les créateurs de revues littéraires. L'ouvrage compte près de mille pages et 3333 citations - c'est Madame Nicole Berchtold née Favre, sa meilleure collaboratrice, qui les a dénombrées...

    En 1990, paraît un autre livre tout à la fois volumineux, exhaus tif et voluptueux à lire: Bâle et l'Europe.

    «Pourquoi Bâle? Parce que la cité rhénane m'offrait un foyer admirablement concentré une situation géographique privilégiée et l'occasion de grands débats européens. À condition de monter et de descendre l'échelle des siècles, Bâle me permettait de rappeler combien, dans ce pays aux colorations diverses, nous sommes en Europe, quels que soient nos rapportsmomentanés avec telle ou telle institution internationale.»

    «Votre situation d'œil extérieura-t-elle favorisé ou limité parfois vos investigations?», demande Jean-Louis Kuffer.

    «Si je n'ai pas été formé en Suisse romande, je n'y ai pas été déformé, rétorque Berchtold. Mon approche d'un monde neuf pour moi en a peut-être été plus spontanée: j'abordais mes auteurs sans apriori, sans esprit de chapelle de séminaire académique ou de bistrot.»

    La Suisse, Alfred Berchtold l'aime profondément, avec son cœur de poulbot qui lui est resté de Montmartre: «Cette Suisse où l'on est confronté sans cesse à l'autre, où, butant à chaque pas contreune frontière, on est amené sans cesse à dialoguer par dessus celle-ci.»


    Alfred Berchtold: La Passion de transmettre, entretiens avec Jean- Louis Kuffer. Bibliothèque des Arts, collection Paroles vives, 180 pages. Les deux ouvrages susnommés d’Alfred Berchtold ont paru aux Editions Payot, à Lausanne.

  • Perdus

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    (Une si présente absence)

    Il y a ceux qui dorment, de nuit et de jour, et puis il y a ceux dont le regard semble ailleurs, ou tout ramené à l’intérieur, on ne sait pas trop, en tout cas la présence intense d’une absence non moins présente, si l’on peut dire, nous questionne au bord de ce gouffre de silence qui avale tout du bruit des cahots d’un train, d’une rame de métro passant soudain ou des clients du bistrot jacassant alentour.

    L’apparition la plus énigmatique à mes yeux serait alors celle de ce personnage noir dans un compartiment de train rouge, vu de profil et difficile à identifier.

    S’agit-il d’un jeune pirate à l’œil masqué ou d’une créature de genre indéterminé figurant peut-être la mort ? Rien ne permet de l’affirmer à coup sûr : tout est laissé à l’interprétation de qui le regarde, et je suis celui qui le regarde du compartiment voisin.

    Dans les trains et les rames de métro, les gens sont compartimentés, ou disons plus précisément que Czapski est attentif à leur solitude compartimentée, cadrée de diverses façons, mais le titre même de cette toile de 1985 est explicite à cet égard : Le compartiment, 1985, 65x 81cm.

    La dominante des couleurs est au rouge sang de taureau frotté de garance et de suie, qu’on pourrait dire aussi, en moins velouté, le rouge sale d’une loge de théâtre décati, sous la lumière d’une seule lampe à l’orange de jaune d’œuf, donc ce doit être la nuit - le peintre est alors âgé de 89 ans mais on dirait là quelque vision de je ne sais quel jeune sauvage berlinois des année 70, et puis non: pas du tout, c’est autre chose, mais quoi ? C’est «du plus pur Czapski»…

    L’observation attentive des visages des personnages de Czapski révèle l’extrême sensibilité avec laquelle le peintre rend ce qu’on pourrait dire le poids de la chair et, paradoxalement, la nature la plus délicate de la personne, à savoir son âme affleurant la bidoche.

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    Cette épaisse femme, par exemple, derrière son bar, qui a l’air d’une pocharde, entre verres et siphon, semble comme perdue dans un rêve dont on ne sait, bien entendu, rien du tout. Elle est là : elle est un peu là, comme on dit. Elle pèse de tout son poids de présence, dans une lumière et au gré d’une inclinaison qui en adoucissent la puissante, voire l’écrasante affirmation en son tas de viande porcine et mystérieuse.

    Mon regard n’est plus ici latéral et réservé, comme dans les compartiments séparés par quelque espace, mais face à face, avec quelque chose de brutal dans ma façon de dévisager cette tête de brute qui ne m’accorde, par ailleurs, aucun regard, tout occupée à peser.

    Est-ce la patronne qui pionce après le départ des derniers clients de son troquet, comme pourraient le faire penser les bouteilles et les verres alignés derrière elle et le siphon à portée de pogne, ou bien est-ce une habituée, la pauvre pute du coin ? On n’en sait rien.

    Tel marchand s’offusque de ce que Czapski ne peigne point de personnages un peu plus présentables que cette calamité vivante à face ruinée de chair orangée malpropre que marbrent des reflets bleu rose violacé comme des hématomes, mais c’est bien ça que nous regardons et qui nous regarde : c’est là, j’étais là et telle « chose » m’apparut, le regard éperdu ou plus simplement perdu, et le marchand n’en démord pas, ne voyant pas quel salon garnir de ce vilain Au bar, 1956, 46 x 61 et ne trouvant à dire à l’artiste que l’évidence sonnante et trébuchante : invendable !

    Or je vois, pour ma part, tout autre chose qu’une scène misérabiliste à la Zola ou à la Daumier, je vois des couleurs, je vois comme une portée de bois sur laquelle s’alignent les notes de musique d’une dizaine de verres retournés, et d’autre verres au premier plan, ceux-là sur leurs pieds, remplis de doux mélanges de couleur orange, je vois, sous une chevelure d’un brun qu’on dirait de crin chiné, le gros, mol et doux visage aux yeux fermés et telle grosse épaule du solide appui fuyant ensuite en défaite fatiguée de l’autre côté de la robe bleue à l’échancrure laissant voir le blanc d’un probable camisole et la chair tendre de ce corps fatigué par la vie salope, je vois, enfin : je subodore malgré la certitude verticale du siphon et l’affirmation sourdement décidée du gros poing droit serré de la daronne, je bois la couleur à fortes lampées et laisse à d’autres le soin plus subtil et scientifiquement recevable de déconstruire la chose…

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    Sur quoi je découvre cette autre coulée de chair de L’Attente, 1981, 65x 81 cm, dont le regard perdu de la femme encore jeune représentée, profil droit, visiblement en espérance, comme on dit, conjugue une nouvelle fois la présence et l’absence.

    Rien apparemment de commun, du point de vue de ce qu’on pourrait dire la tonalité plastique, entre ces trois toiles évoquées ici dans le désordre de la chronologie et le souci d’échapper à la fois à la psychologie descriptive, plus encore à l’allusion sociologique, voire à la projection métaphysique, suggérant en revanche l’unicité d’un regard confronté à la double multiplicité du réel et des moyens de le transcrire.

    Je regarde le « dessin » très stylisé, voire élémentaire, du personnage du Compartiment me rappelant l’expression célinienne d’ «au bout de la nuit» - et j’y suis revenu à travers les années comme une noctuelle revient vers une lumière affleurant les ténèbres -, pour me trouver ensuite confronté à une rêverie éveillée suggérée dans un tout autre langage « du côté de la vie » pourrait-on dire, avec l’ « événement visuel » que représente la robe-sac de la femme enceinte à bretelles légères, dont le tissu blanc se cloisonne à traits noirs virevoltants et motifs oranges, et les parties visibles du corps de la femme est d’un jaune moutarde à l’unisson de la paroi de la salle d’attente, zigzaguant du visage taché de rose au long bras droit suggérant lui aussi l’attente avec un petit sac bleu nuit prêt à tomber, et ce bas de jambes croisées qui disent elles aussi quelque chose de l’expectative songeuse du personnage perdu dans sa nuit en plein jour.

    Les mots peinent à dire «tout ça», il faudrait plutôt dire «à peindre tout ça», ou bien il faudrait que ce qui est ici pure peinture devienne pur poème, et ce serait peut-être mieux dire, de manière « physiquement » plus suggestive et plus libre, côté lecteur, ce qui est exprimé par le jeu des formes et des couleurs, des lignes et des valeurs, qui ne ressortit ni tout à fait au réalisme ni non plus à l’expressionnisme, tant les «propositions» picturales de Czapski, ses « approximations » et ses « trouvailles », défient tout classement.

    (Ce texte est extrait de Joseph Czapski le Juste, livre en chantier)

  • La fin d'un monde

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    Sur Le Milieu de l’horizon, de Roland Buti. Prix du roman des Romands 2015.

     

    1.   D’ici et de partout

     

    Cette histoire, qui se passe non loin de chez nous dans les années 70, aurait pu se dérouler, à la même époque, en Allemagne ou en France profonde. Par la ressaisie émotionnelle des relations entre ses personnages, elle m’a rappelé les nouvelles des campagnes irlandaises de William Trevor, autant que les changements de mentalités décrits par Alice Munro dans ses récits à elle. Ajoutant à cela les très puissantes évocations de la nature plombée par la sécheresse, à l’été 1976, ou les rapports entre humains et animaux, dans une perception  fortement empreinte de sensualité et une attention particulière aux êtres fragiles ou en rupture d’équilibre, l’on se rappelle aussi, toutes proportions gardées évidemment, l’inoubliable Lumière d’août de Faulkner, sans qu’aucune référence littéraire explicite ne soit décelable pour autant dans ce troisième roman de l’auteur lausannois Roland Buti, complètement dégagé de tout étriquement régional alors même qu’il illustre un enracinement local et temporel avec une justesse de ton sans faille. 

     

    2.   Par delà les clichés

     Dans un récent entretien paru dans Le Monde, Jean-Luc Godard dit que « des trois quarts des films on sait ce que c’est juste par le petit récit qu’il y a dans Pariscope : « Un aviateur aime une dentiste »…

    De la même façon, on sait « ce que c’est » pour trois quarts des romans paraissant aujourd’hui à l’annonce de leur pitch, genre «la brillante paléontologue en pince pour l’astrophysicien».

    En ce qui concerne Le Milieu de l’horizon, cela donnerait : « Drame à la ferme, que l’épouse déserte avec la postière ». Avec sur le bandeau : « Roman paysan suisse et lesbien »…   

    Blague à part, et n’en déplaise à JLG, le roman n’est pas plus mort que le cinéma, et Le Milieu de l’horizon en est une preuve de plus, qui rompt avec les clichés anciens ou nouveaux (la dureté de la condition paysanne ou l’homosexualité sujet porteur) en transposant une réalité donnée, simple et complexe à la fois, par le truchement d’une narration aux multiples nuances et détails, qui sonne immédiatement vrai.

    Dès lors, le fameux pitch des argumentaires commerciaux juste bons à ferrer le client, se dissout dans le flux organique d’une histoire hautement symbolique, du point de vue social et psychologique, où la vie rebrassée bouscule tous les schémas. 

    3.   Le regard de Gus  

    La vie, dans Le Milieu de l’horizon, passe d’abord par le regard d’un ado de treize ans, Auguste Sutter, garçon tenant à la fois de la solide carrure de son père et de la sensibilité délicate de sa mère, associé aux travaux de la ferme par son paternel qui ne l’adoube pas pour autant alors que sa mère ne lui accorde que de froides bises..   

    Toujours est-il que c’est par les yeux hyper-réceptifs de Gus que nous découvrons le monde de cette ferme modeste de l’arrière-pays vaudois (localisée du côté de Possens), dans la cour de laquelle se croisent le semi-demeuré Rudy, lui aussi pétri de sensibilité et en contact quasi magique avec la nature, tandis que la moindre présence féminine l’affole, et le chien Shérif non moins en phase avec la nature.

    Une première grande réussite du roman, s’agissant de Gus, tient à cela que l’auteur en fait un témoin privilégié, au présent de la narration, alors qu’on sent que les faits de celle-ci sont rapportés des années plus tard, donc filtrés et épurés. Pourtant il en résulte un mélange de fraîcheur et de profonde attention, que Gus parle de Rudy et de son père au travail, de son grand-père Annibal dormant dans la paille de la jument Bagatelle, de sa soeur aînée Léa se démarquant de plus en plus de cette vie de « bouseux », de Cécile la postière « libérée » ou de Mado la sauvageonne de son âge qui lui tourne autour et le« cherche »…  

    Maître impérieux et fragile à la fois de la narration, Gus incarne pour ainsi dire l’âme du roman, autant que son corps et ses terminaisons sensuelles ou sexuelles, son atmosphère et ses transformations, sa signification sociale ou spirituelle, de manière organique.

     

    4.   Nature et contre-culture

    Ramuz affirmait que la littérature suisse n’existe pas, ce qui se défend par rapport à une vision nationaliste artificielle qui supposerait des lettres« typiquement suisses » ou des écrivains à vocation de porte-drapeaux.

    Mais une composante culturelle commune aux quatre entités linguistiques de ce pays tient au rapport de ses habitants avec la nature (dans la filiation directe de Rousseau et du romantisme), et, plus particulièrement, à l’ancrage séculaire d’une grande partie de sa population dans l’univers paysan.

    N’en déplaise au regretté Hugo Loetscher, citoyen du monde soulignant la croissante prééminence de la mentalité urbaine dans notre littérature, la culture helvétique reste imprégnée par l’univers terrien, de Jeremias Gotthelf à Ramuz ou Chappaz, et jusqu’à Noëlle Revaz, avec ou sans expérience directe de l’étable ou de l’oreiller rempli de noyaux de cerises… L’on ne s’étonnera pas, par conséquent, du fait que Roland Buti, qui n’a pas vécu dans une ferme à ce qu'on sache, en restitue parfaitement le climat et les odeurs, les heures et les travaux.

    Cela étant, le mérite original de ce roman n’est pas tant de parler de nature et de culture paysanne, comme l’ont fait Ramuz et bien d’autres,  que de le faire dans une nouvelle optique, déjà présente dans Le Pays de Carole de Jacques-Etienne Bovard, où la rupture contre-culturelle des années 60-70 coïncide avec la mutation technologique et le changement des mentalités. Dans Circonstances de la vie de Ramuz, on a vu précisément comment celui-ci « refuse » la ville, et de même retrouvera-t-on cette attitude chez Maurice Chappaz insultant les« maquereaux » de la modernité technique, et chez d'autres auteurs, surtout poètes, esthétisant la nature jusqu'à l'évanescence.

    Quant à Roland Buti, sans verser dans la sociologie, c’est en romancier, avec empathie et finesse, en médium intelligent et sensible, qu’il traite ce phénomène d’acculturation.

    Intelligent et sensible, Jean Sutter, père de Gus, a toujours défendu la noblesse de la paysannerie, et c’est avec courage qu’il aborde la mutation technologique (il investit de très grosses sommes dans l’installation d’un élevage industriel de poulets), tout en restant sur ses gardes. Mais voici qu’à la terrible sécheresse de 1976, phénomène ô combien naturel, s’ajoute, soudain, l’irruption d'un personnage que d’aucuns trouveront «contre nature», ressortissant plutôt à la contre-culture des années 60-70, sous les traits de la vive et très volubile Cécile en veine de libération sexuelle.

     

    5.Question langage    

    Un aspect tout à fait passionnant du Milieu de l’horizon, traité de manière fine par l’auteur, tient au rapport que ses protagonistes entretiennent avec le langage, observés par un Gus qui se montre très sensible, aussi, à la langue des gestes ou des regards, voire des silences.

    Le premier personnage combien significatif, à cet égard, est le valet de ferme Rudy, handicapé léger (il souffre d’une forme atténuée du syndrome de Down, est-il précisé) qui s’exprime au moyen de segments de phrases et répète souvent les fins de repartie de ses interlocuteurs. Or Rudy est doté d’une extrême sensibilité, qui fait de lui une espèce de radar émotif aux réactions parfois violentes. Sa langue-geste, qui rappelle celle des simples d’esprit de Ramuz ou des idiots de Faulkner, est en phase avec sa plus fine fibre affective, autant qu’avec sa sensualité énervée d’homme frustré - il a plus de trente ans en dépit de son air hors d’âge. On verra plus précisément comment, se frottant littéralement à Cécile, lui qui incarne la «nature» se trouve repoussé par la provocatrice imbue de « contre-culture », qui le taxe de perversité en parfaite petite-bourgeoise.

    Le langage de Cécile, alors, dès sa première apparition, décontractée au possible, puis à la table de la ferme où elle se répand en discours abstraits sur la vraie vie, impose une rhétorique péremptoire qui écrase bonnement le pauvre Jean tout en éblouissant la mère et la sœur de Gus. Plus tard,ce sera sans un mot, poussé à bout par les menées obliques des deux amies et l’exaspérant piapia de Cécile, qu’il sautera à la gorge de celle-ci par manière de réponse désespérée.

    6. La revanche des femmes      

    Dans une entretien avec Roland Buti paru dans la revue Générations, l’interlocuteur de l’écrivain souligne, comme pour rassurer ses lecteurs, que l’homosexualité n’est pas le thème du Milieu de l’horizon. Ce qui n’est pas faux, même si la perturbation majeure, dans la vie des Sutter, découle bel et bien d’une relation saphique entre la mère de Gus et Cécile, que le garçon surprend nues dans un ruisseau à se peloter passionnément.

    Mais l’idée ne nous viendrait pas, pour autant, d’ériger cette scène à la fois explicite et plutôt «soft» - même si Gus y voit la souillure scandaleuse de cet Eden forestier -, en thème relevant de ce qu’on appelle aujourd’hui, par retournement de conformisme sectaire, la « littérature gay ».

    De fait, ce détour « bisexuel » de deux femmes mariées évoque plutôt, en l’occurrence, l’échappée sensuelle de deux amies mariées (Cécile est à vrai dire séparée) en mal de liberté, préfigurant l’écart d’innombrables femmes, dans les mêmes années, dont une Alice Munro a détaillé maintes fois les comportements compulsifs, sans parler d’homosexualité. Ce qui ne sera pas admis, pour autant, par le pauvre Jean, doublement humilié par les ricanements de voisins toujours avides de juger les autres.

    Quant à Gus, qui prendra publiquement la défense de son père, au cours d’une fête, en traitant de « salopes » les deux amies narguant plus ou moins le pauvre homme, c’est encore lui qui se fera cogner par celui-ci – tels étant les effets de la honte…

     

    7. Une empathie admirable

    « Comprendre, ne pas juger », était la devise de Georges Simenon. Et c’est aussi, en somme, la position de l’auteur du Milieu de l’horizon, aux yeux duquel aucun personnage ne semble« condamné ».

    Roland Buti n’édulcore pas pour autant la réalité qu’il observe, loin de là. La fin du roman n’a rien du happy end douceâtre, mais le point de vue de Gus, comme pacifié par les années, sur un fond de mélancolie, serre le coeur sans tourner au noir en dépit de la désespérance solitaire, combien compréhensible, du père humilié et offensé.

    Friedrich Dürrenmatt affirmait qu’un écrivain devrait se tenir « entre le cendrier et l’étoile ». Pareillement, le Gus de Roland Buti fait le lien entre la campagne asséchée, « dure comme un biscuit », et le cosmos aux dieux plus ou moins favorables (Jean se rappelle les invocations mystiques des druides en nos régions…), l’atmosphère dantesque d’une poussinière s’écrasant sous l’orage et la bulle de tendresse où deux femmes se réfugient, la mort misérable d’une jument ou d’un chien devant pareillement figures symboliques,  ou la scène lustrale de deux ados se baignant dans le puits d’un château d’eau communal qui répandra, par tous les robinets du villages, la semence tirée du sexe du garçon  par la fille...

    Des années plus tard, Gus retrouve donc le temps perdu à sa façon grâce à l’écriture magnifiquement évocatrice de Roland Buti, dont l’empathie humaine, d’une réalité qui a  très mal, tire un roman qui fait du bien.

     

    Roland Buti. Le Milieu de l’horizon. Editions Zoé, 180p.                    

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  • Je me souviens d’avoir cessé d’être gauchiste en 68

     

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    Où tel jeune homme de 71 ans se rappelle comment il rejeta, à travers les années, les idéologies également mortifères de la révolution et de la réaction, sans trahir son vieil idéal…

     

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    Pour nos enfants nés avant et après 1984.

     

    Je me souviens d’avoir souscrit, en 1967, à l’anniversaire de ma naissance un 14 juin, le même jour qu’un certain Che Guevara, à la phrase de Paul Nizan : « J’avais vingt ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie »… 

     

    Je me souviens qu'à dix-neuf ans, durant mon premier séjour en Pologne, j'ai découvert l'usine à tuer d'Auschwitz et le socialisme réel vécu par la famille de l'ingénieur L. qui nous  avait reçus à Wroclaw, mon compère U. et moi.

     

    Je me souviens d’avoir conseillé à l’ingénieur polonais L., petit con que j’étais, de patienter jusqu’à la réalisation réelle du socialisme socialiste dont il avait, en 1966, quelques raisons de douter…

     

    Je me souviens de la petite fille à l’énorme bouquet de fleurs, au milieu de l’immense stade de Wrocław rempli de jeunes socialistes en uniformes, qui s’écria dans le micro, à propos de l’agression impérialiste des Américains au Vietnam : « Protestujem !»…

     

    Je me souviens des tas de cheveux et des tas de prothèses et des tas de jouets dans l’usine à tuer transformée en sanctuaire de mémoire, et de l’odeur des saucisses vendues à l’entrée, et de leur graisse sur nos mains innocentes…

     

    Je me souviens du terrible choc éprouvé à la découverte, en pleine nuit, des barbelés et des miradors du Rideau de fer à la frontière de Berlin-Est, et de la gratitude des jeunes douaniers polonais auxquels nous avions offert un tourne-disques portable dernier cri et la version originale des Portes du pénitentier par The Animals…

     

    Je me souviens de cette autre nuit, en mai 68, où notre caravane de Deux-Chevaux débarqua dans la cour de la Sorbonne avec son précieux chargement de plasma sanguin destiné aux camarades révolutionnaires blessés sur les barricades…

     

    Je me souviens de la folle animation de cette nuit-là, et des suivantes, dans les auditoires bondés de la Sorbonne, et des Katangais dormant dans les couloirs et ne participant guère plus aux «prises de paroles» que nos camarades filles…

     

    Je me souviens de notre perplexité, avec mon ami R. étudiant de première année en médecine, quand nous entendions parler, sur les terrasses ensoleillées du quartier de l’Odéon, de la Révolution comme d’une chose irréversiblement accomplie…

     

    Je me souviens de la même perplexité ressentie par Samuel Belet, le personnage de Ramuz, quand il entend les communards, en 1870, parler de la Révolution comme d’une réalité non moins irréversiblement accomplie…

     

    Je me souviens de notre semblable perplexité, avec Lady L. et notre ami Rafik Ben Salah, en juillet 2011, quand toutes et tous parlaient, dans les rues encore en liesse de La Marsa, de l’irréversible révolution du Jasmin après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant…

     

    Je me souviens de la reprise en mains annoncée, dès la fin des vacances de l’été 68, par notre leader de la Jeunesse progressiste lausannoise impatient de nous voir nous remettre au Travail, étant entendu qu’il fallait au moins trois ans pour devenir communiste…

     

    Je me souviens de la mine horrifiée de notre chère tante E. pour laquelle le socialisme était «le diable» (ce qu’elle m’avait répondu lorsque je lui avais posé la question vers l’âge de sept ans), alors que le communisme était encore «pire que le diable», quand elle découvrit sur les murs de ma chambre les affiches de mai 68 ramenées des ateliers des Beaux-Arts du Quartier latin dont l’une proclamait : Aimez-vous les uns sur les autres…  

     

    Je me souviens d’un premier doute éprouvé lorsque je me suis vu présenter le sociologue Marcuse, à la télé romande, au titre d’étudiant progressiste conscient du fait que cette pensée devait être «expliquée aux masses»…

     

    Je me souviens d’avoir éprouvé le même sentiment de ridicule en m’entendant parler à une Assemblée extraordinaire de l’université réunie en octobre 1968 dans l’aula du palais de Rumine où j’évoquais la constitution des groupes de fusion et l’urgence de rallier le prolétariat et les camarades paysans de l’arrière-pays - avec la sensation physique d’avoir dans la bouche une langue de bois.

     

    Je me souviens de mon premier papier d’aspirant journaliste de quatorze ans, dans le journal Jeunesse des Unions chrétiennes (YMCA) consacré au pacifisme et à l’objection de conscience…

     

    Je me souviens de la petite revue des Etudes soviétiques que je lisais à quinze ans à la Bibliothèque des Quartiers de l’Est avec l’impression d’entrer en subversion…

     

    Je me souviens du prof et écrivain Jeanlouis Cornuz qui me poussa à seize ans à lire le fameux Jean Barois de Martin du Gard après que je lui eus déclaré que la lecture de son roman Le Réfractaire m’avait conforté dans la conviction que l’objection de conscience s’imposait au niveau éthique…

     

    Je me souviens des Chiens de garde de Paul Nizan dénonçant les philosophes idéalistes du début du siècle, et du commentaire que j’en avais fait dans L’Avant-garde, organe ronéoté de la Jeunesse progressiste, en visant nos profs de philo aux cours desquels je dormais…

     

    Je me souviens de la réprobation de notre leader de la Jeunesse progressiste me surprenant à lire du Céline (ce facho) et du Cingria (ce réac), et de mon excessive timidité m’empêchant de l’envoyer promener…

     

    Je me souviens de ma propre réprobation muette quand mes camarades taxaient Beethoven de musicien bourgeois ou les Rolling Stones de rebuts de la décadence capitaliste…

     

    Je me souviens de mon incapacité totale de suivre les cours d’économie politique du professeur Schaller, que je taxai dûment de valet du capitalisme dans un article de L’Avant-garde…

     

    Je me souviens que la matinée ensoleillée de mon premier examen d’économie politique s’est passée dans une clairière de la forêt de Rovéréaz à lire Je ne joue plus de Miroslav Karleja, et que de ce jour date la fondation de mon université buissonnière…

     

    Je me souviens de mon incapacité de jeune journaliste à parler des débuts du tourisme de masse (mon premier reportage en Tunisie, en mai 1970) en termes marxistes, au dam de mes anciens camarades qui m’estimèrent dès lors vendu à la presse bourgeoise…

     

    Je me souviens de tout ce que j’ai appris de l’anarchiste Morvan Lebesque (l’un des grandes plumes du Canard enchaîné de années 60-70) et des sociologues marxistes Henri Lefebvre et Lucien Goldmann, ces princes de la critique de gauche…

     

    Je me souviens que l’écrivain fasciste Lucien Rebatet, dont j’avais lu Les deux étendards avec passion, et que je suis allé interviewer en 1972 en me fichant de ce qu’on en penserait, me dit que s’il avait eu mon âge, en 68, il eût été maoïste...

     

    Je me souviens du camarade monté sur une table de ce bistrot enfumé dans lequel je me trouvais pour hurler qu’il fallait me tuer au motif que j’avais rencontré cette ordure absolue de Rebatet…

    Je me souviens de mon interview d’Edgar Morin revenu de Californie avec un Journal aux vues prémonitoires…

     

    Je me souviens du roman Mao-cosmique publié sans nom d’auteur à Lausanne et restituant avec justesse et mélancolie le climat de ces années-là dans une communauté frappée par la mort d’un de ses membres – et je me souviens du mécontentement vif de Claude Muret, l’auteur en question, dont j’avais cru bon de révéler l’identité dans un papier fort élogieux de la Gazette de Lausanne

     

    Je me souviens des belles années du bar à café Le Barbare, et de la Fête à Lausanne, et de nos amours mêlées, et du Festival international de théâtre contemporain à l’esprit indéniablement soixante-huitard…

     

    Je me souviens de la réapparition de Lady L. aux abords du Barbare, dix ans après notre premier flirt, dont la coupe de cheveux à la Angela Davis signalait son appartenance au Groupe Afrique, et de nos retrouvailles définitives scellées quelques années plus tard par la naissance de deux futures jeunes filles en fleur…      

     

    Je me souviens de ceux qui sont morts, et de ceux dont je ne suis pas sûr qu’ils soient encore vivants…

     

    Je me souviens que je dois aux dogmatiques de gauche et de droite de m’avoir éloigné de leurs idéologies respectives…

     

    Je me souviens de notre bohème des années 60 avec une tendresse croissante quoique de moins en moins sentimentale, etc.

     

    Dessin: Matthias Rihs. 

     

  • Jouvence de Chappaz

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    Approche de Maurice Chappaz. Un entretien en janvier 2007, à L'Abbaye du Châble.

    Le verbe de cristal de Maurice Chappaz - révélé une première fois dans sa candeur matinale alors que le monde plongeait dans les ténèbres de la Deuxième Guerre mondiale, avec le bref récit rimbaldien d’ Un Homme qui vivait couché sur un Banc, publié dans la revue Suisse romande sous l’humble pseudonyme de Pierre, en 1940 - a conservé toute sa fraîcheur jusque dans les écrits datés de 2006 du poète, aujourd’hui nonagénaire. Entré en littérature avec innocence et comme par défi, à la suite d’un concours de nouvelles, qu’avait précédé un premier poème composé dans les mêmes circonstances pour la revue Mesures, le jeune Maurice Chappaz se signala d’emblée par la saisissante découpe d’un style (voix et griffe, lyrisme et fulgurance d’ellipses, chair et musique) qui ne cessa d’enrichir et de varier ses registres tout en gardant la puissance jaillissante des magnifique premières pages d’ Un Homme qui vivait couché sur un Banc, évoquant immédiatement la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec des gestes libérateurs et quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume du populo. Un écrivain de pure trempe, sous le signe de Charles-Albert Cingria qu’il citait en exergue, se dégageait par la même occasion de la chrysalide d’un étudiant en droit contrarié, acquis à la littérature par ses bons maîtres du collège de Saint-Maurice et la cultivant avec les amis de sa bohème estudiantine, à Lausanne, où le jeune libraire Georges Borgeaud commençait lui aussi d’écrire.

    medium_Chappaz4.jpgL’Aventure d’écrire
    « L’Aventure d’écrire », dit aujourd’hui encore Chappaz en évoquant ces années où perçait une vocation encore inconnue, innommée et qui le sollicitait pourtant, immédiatement traduite par les mots les plus sûrs. Rien en effet de balbutiements adolescents dans les pages témoignant de cette seconde naissance en poésie : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Et plus loin : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ». Et cela encore. « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire »…
    Ainsi s’amorçait donc avec les airs les plus insouciants, sous le mufle de la Bête, le premier inventaire d’une œuvre qui serait d’abord de louange, puis de colère, avec un chant à La Merveille de la Femme entonné par un garçon vierge en sa chair autant qu’en écriture, dont le premier vrai recueil, sous son nom et le titre de Verdures de la Nuit, paraîtrait en 1945, précédé en 1944 déjà par Les Grandes Journées de Printemps aux Portes de France de Pierre-Olivier Walzer et Jean Cuttat, un ancien élève du collège de Saint-Maurice.

    De l’accord à la fêlure
    C’est dans la lumière biblique du Cantique des Cantiques et de Chanaan que s’ouvraient Verdures de la Nuit, avec deux vers de La Tempête de Shakespeare en exergue et cet immédiat envol : « Ô juillet qui fleurit dans les artères/je désire toutes les choses », le jeune poète célébrant ensuite « une immense paysannerie », à l’enseigne de ce que Marcel Raymond qualifia de « contemplation active », dont les derniers vers du recueil annonçaient cependant le désenchantent. Or celui-ci, après les proses poétiques des Grandes Journées de Printemps, nimbées de magie onirique et modulant une quête amoureuse avec une fantaisie proche de celle de Corinna Bille, allait marquer profondément le premier grand livre de Maurice Chappaz, Testament du Haut-Rhône, suite lyrique en prose parue en 1953 où se mêlaient l’amour et la déploration du poète voyant sa terre menacée, laquelle était à la fois le Valais de la modernité et le sol même de l’homme à venir : « Nous portons en nous l’agonie de la nature et notre propre exode »
    Tout au long de l’œuvre, ensuite, à commencer (en 1960) par le Valais au Gosier de Grive, annonçant d’autres éclats polémiques, suivi (en 1965) du Chant de la Grande-Dixence, qui résultait des deux ans passés par le poète sur l’immense chantier en tant que mercenaire aide-géomètre, cohabiteraient ces deux composantes de la reconnaissance et de la mise en garde prophétique.
    medium_Chappaz2.2.jpgSi la popularité de Maurice Chappaz, figure tutélaire des lettres valaisannes et romandes, au côté de Corinna Bille, culminerait au mitan des années soixante avec le fameux Portrait des Valaisans en Légende et en Vérité, en 1965, relancée en 1968 avec Le Match Valais-Judée, en 1974, avec La Haute Route et en 1976 avec Les maquereaux des Cimes blanches, dont les invectives lyrique firent scandale dans le canton de l’auteur, bien d’autres ouvrages moins connus requièrent aujourd’hui notre attention rétrospective, où se concentre souvent le plus pur de son génie poétique. Ainsi de l’ Office des Morts et de Tendres Campagnes, parus en 1966, ainsi aussi (en 1983) des ballades baroques et sarcastiques d’A Rire et à Mourir, évoquant les sarabandes médiévales, ainsi enfin de nombreux textes épars, desquels se détachent Le Livre de C. (1986) à la mémoire de Corinna Bille (décédée en 1979), les non moins poignante pages de journal d’ Octobre 79 et, plus récemment, Le garçon qui croyait au Paradis, paru en 1989, La Veillée des Vikings (1990) dans laquelle Chappaz évoque les grandes figures de sa famille, L’Océan (1993) relatant un grand voyage et sa découverte de New York ou La Mort s’est posée comme un Oiseau (1993) méditation poétique où se retrouve le plus candide de sa voix.
    Si Maurice Chappaz reste relativement méconnu en France, malgré une bourse Goncourt de la poésie, suivant celle de la nouvelle qui fut attribuée à Corinna Bille, et diverses publications, dont le saisissant Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard, sa défense et son illustration doivent beaucoup à Christophe Carraud, qui a publié en 2005, dans la collection Poètes d’aujourd’hui de Seghers, une première étude substantielle soulignant, notamment, l’importance de la tradition catholique dans la vision du poète.
    Ce qui saisit, au demeurant, à revenir par exemple à l’Evangile selon Judas, qui relève de la poésie vécue et de l’expérience spirituelle bien plus que de l’exégèse académique, comme il en va des traductions par Maurice Chappaz de Virgile ou de Théocrite, c’est une fois encore la fraîcheur tonique et constamment inventive, savoureuse, parfois même frisant le délire rabelaisien, du verbe de ce très grand poète à la source duquel le lecteur ne cesse de se vivifier.




    Paroles vives de Maurice Chappaz

    medium_Chappaz12.2.JPGUne rencontre à l’Abbaye du Châble, le 4 janvier 2007.

    Ce ne serait pas une interview, étions-nous convenus avec Maurice Chappaz : plutôt une série de variations sur quelques thèmes. Une ou deux heures à parler, après les grandes fatigues des célébrations officielles ou amicales du nonantième anniversaire, suivies des non moins prenantes fêtes de fin d’année.
    Mon souci était, d’entente avec son épouse Michène, de ne pas harasser le poète, d’autant qu’une pénible bronchite l’indisposait en ce début d’année. Or ce fut bien au-delà du coucher du soleil au fond du val de Bagnes enneigé qu’allait se prolonger ce grand soliloque que je me contentai d’orienter ou de relancer: sept heures durant jusqu’au souper mitonné par l’attentionnée compagne, et tant de choses dites, mais tant d’autres encore qui ne seraient qu’abordées au vol, faute d’y passer la nuit et d’autres journées…
    Et comment transcrire cette masse de notes – j’avais exclu l’usage de la machine – sans trahir le flux et les flous d’une expression aux incessants détours et compléments, ses images spontanées et ses digressions, ses anecdotes et ses saillies - comment éviter l’artifice et les atrophies du système question-réponse ?
    Tel était le problème, auquel j’ai répondu tant bien que mal en alternant l’évocation des thèmes successifs et quelques réponses choisies dont l’ensemble, je l’espère, rendra le ton et le sens de cet entretien peu formel…


    medium_Chappaz6.4.jpgDu pays perdu
    Nous aurons commencé par la fin, ainsi qu’il se devait puisque le dernier texte publié de Maurice Chappaz, merveille de lucidité lyrique, daté de 2006 et constituant le commentaire de La Chute de Kasch, l’un des deux contes de l’Afrique ancienne recueilli par l’ethnologue Leo Frobenius et reproduit dans Orphées Noirs (L’Aire, 2006), évoquait Une Miette d’Apocalypse…
    - Vous dites avoir cherché sans relâche « ce qui est vierge », avant d’affirmer que vous vous trouvez « sur le point d’assister à la catastrophe-résurrection » que vous « appréhendez » et « espérez » à la fois ? Pourriez-vous développer ce thème ?

    - J’ai connu un monde dont nous n’avons plus idée aujourd’hui : une civilisation paysanne que j’ai vécue à la fois du dedans, y étant né et en partageant la vie quotidienne, et du dehors, en l’observant comme un témoin. Ce monde était tel que celui des Géorgiques de Virgile, dont les travaux formaient une totalité jusqu’aux astres, les « planètes », disait ma tante, qui intervenaient autant dans la coupe des cheveux (j’en ai fait l’expérience, mèches toujours rebelles par l’inattention à une phase de la lune et à une autre étoile) que dans le plantage des pommes de terre, de même que la communauté se trouvait liée par des rapports, fondés sur une économie de survie, qui faisaient que si tel domestique de campagne ne pouvait plus assurer sa tâche, son fils lui succédait naturellement. Il y avait, entre maîtres et valets, riches et pauvres, un fond de respect et d’estime que la solidarité scellait dans l’intérêt commun. Le travail ne se discutait pas, et le maître pas plus que le valet, si le temps ou les circonstances les y obligeaient, ne s’y dérobaient sous aucun prétexte. C’était un monde très humain, ce qui ne signifie pas qu’il ne s’y manifestait point de conflits ou même de violences. L’âpreté des gens, en particulier, y était proportionnée à la dureté de leur condition. Lorsque j’ai senti le commencement de la fin de cette civilisation paysanne, il m’a semblé entrer en guerre – ma vraie guerre, contre l’invasion industrielle et touristique. Testament du Haut-Rhône en témoigne. Or il est probable que je n’aurais jamais écrit ce livre si j’avais vécu cent ans plus tôt, dans un monde encore stable et tenu ensemble. Au moment où un pays disparaît et meurt, il y a une parole qui émerge. C’est celle-ci que j’ai été obligé, en toute sincérité, d’incarner.



    medium_Chappaz.10.jpgD’une guerre l’autre
    Si les premiers textes de Maurice Chappaz, composés au seuil et pendant la Deuxième Guerre mondiale, n’accusent guère les secousses de celle-ci, la période de sa mobilisation n’en a moins compté dans sa formation, humainement parlant, autant que dans sa vision de la Suisse, comme il en a déjà rendu compte dans le récit de Partir à vingt Ans.
    - Comment avez-vous vécu la période de la guerre, et qu’y avez-vous appris ?
    - Ce que j’ai d’abord constaté, c’est que la Suisse, j’entends le peuple suisse, face à la guerre, n’a pas eu d’hésitation. Il y avait peut-être, dans sa résolution et sa conviction qu’il tiendrait face aux nations assassines, une sorte de naïveté enfantine. N’empêche : dès 1938, nous étions sûrs qu’elle allait arriver, et résolus à l’affronter. Le nazisme nous semblait l’horreur absolue. Cependant, avant même qu’elle n’éclate, je m’étais déjà immergé dans la vie militaire. De 1936 à 1939, parallèlement à mes études de droit à Lausanne, que je faisais par devoir filial plus que par goût, j’ai passé de plus en plus de temps sous l’uniforme, de l’école de recrue aux périodes où je « payais » mes galons de caporal puis de lieutenant. Et ce temps fut plutôt heureux. Il y avait une timidité en moi, qui faisait que j’avais peu d’amis. La camaraderie que j’ai trouvée alors m’était précieuse. Tel était aussi bien le peuple: cette armée à ras du sol de citoyens. En outre j’y ai découvert le pays, notamment le canton de Vaud où nous avons beaucoup marché et « manœuvré », nous trouvant toujours bien accueillis dans ces modestes grandes fermes si attentives où, chaque jour, une Bible était ouverte dans la pièce commune. Ensuite, jeune lieutenant, je me suis bien entendu avec mes hommes. Pendant la guerre, j’ai été sensible à la situation des paysans et n’ai pas hésité, en douce et en toute confiance, à leur accorder la liberté de passer soudain deux jours chez eux pour les moissons urgentes. Durant toute la mobilisation, je n’ai rencontré qu’un officier fascisant et réellement antisémite, qui n’était d’ailleurs pas aimé. A un moment donné, c’est lui, croyant me punir, qui m’a envoyé sur la frontière du Grand Saint-Bernard, où on me faisait suivre (c’était l’anonymat…) des ordres de refoulement non signés. Je me contentais de les déposer dans une boîte à cigares que j’ai gardée en souvenir, n’obéissant qu’aux ordres légalement signés, dont aucun ne m’a contraint à agir contre ma conscience. Cela étant, je savais que certains des réfugiés que je laissais passer pouvaient être renvoyés à d’autres échelons de l’autorité…

    De l’aventure d’écrire
    Se rappelant ses débuts en écriture, Maurice Chappaz ne manque de témoigner sa reconnaissance à l’enseignement de ses professeurs du collège de Saint-Maurice, tel l’oblat Edmond Humeau, écrivain lui-même. Or c’est à Saint-Maurice qu’il fit la connaissance, aussi, de Georges Borgeaud, avec lequel il allait vivre sa première expérience d’auteur.
    - Un Homme qui vivait couché sur un Banc est-il vraiment votre premier texte d’auteur ?
    - Oui, je l’ai écrit en toute ingénuité, comme ça, parce que j’avais beaucoup aimé l’exercice de la rédaction, au collège, et dans l’espoir intéressé, en l’occurrence, de gagner un concours de nouvelles qu’avait lancé la revue Suisse romande. Si une certaine sûreté littéraire s’y manifeste, c’est que nous lisions beaucoup, avec mes amis, et que l’enseignement de Saint-Maurice nous avait fourni un bagage solide à cet égard. Je ne crois pas exagérer en affirmant que les travaux de maturité de ce collège étaient d’un niveau égal, voire supérieur, à beaucoup de mémoires de licence actuels. A la même époque, j’ai participé à un autre concours, proposé par la revue française Mesures, qui portait à la fois sur la nouvelle, la traduction et la poésie. Comme mes amis de collège Georges Borgeaud et Jean-Louis de Chastonay avaient choisi les deux premiers genres, je me suis lancé dans la poésie pour la première fois aussi, avec La Merveille de la Femme, qui constituerait plus tard la première partie de Verdures de la nuit. Sur quoi la guerre est arrivée, et ce fut la fin de Mesures. Pour moi, écrire était alors une aventure terriblement attirante, qui correspondait à une poussée intérieure encore inconnue, innommée, mais qui me sollicitait fortement. Cette vocation entrait en conflit, évidemment, avec ce que les miens attendaient alors de moi, mais comment refuser d’y croire et balayer une nécessité profonde ?


    Des fidélités opposées
    S’il était proche de sa mère, Maurice Chappaz, aîné de dix enfants, ne s’entendait guère avec son père, avocat valaisan en vue et despote familial qui acceptait de revoir son fils sous l’uniforme mais excluait son retour au bercail sans diplôme de droit en poche. Ce fut auprès de son oncle Maurice Troillet, notamment, que le poète allait trouver un appui et un mentor, à l’Abbaye du Châble où il passa son enfance.
    - Comment votre père a-t-il accueilli vos premiers succès littéraires ?
    - Comme il en va de toute chose, dans la vie, ses réactions ont été mêlées, ambiguës. Bien sûr, il aurait préféré que je finisse mon droit, mais lui-même était un lecteur cultivé, et je crois que c’est avec fierté qu’il a appris le succès de Testament du Haut-Rhône. Auparavant, ce n’est pas sans satisfaction qu’il m’a annoncé un jour qu’il avait vu mon premier livre, Verdures de la Nuit, dans une vitrine de librairie. A la même époque, j’ai appris qu’il avait cité mes vers dans un de ses discours d’homme politique. Pour ma part, je le comprenais d’ailleurs ; je n’étais pas ce qu’on pourrait dire un fils révolté : je le respectais, car c’était un homme intègre, mais je n’en étais pas moins décidé à vivre ma vocation. Lorsque j’ai rencontré Corinna, mon père a été impressionné par sa personnalité et sa prestance, et je crois que cela aussi a joué en ma faveur…

    De l’engagement en littérature
    Les débuts littéraires de Maurice Chappaz datent de l’immédiat après-guerre, marqué par une nouvelle attitude des écrivains face à la politique, en Suisse romande comme ailleurs. Dans les années 50, il fréquenta notamment Georges Haldas, proche à cette époque du messianisme stalinien, puis André Bonnard, qui lança les traductions grecques et latines par les étudiants romands, mais dont les prises de position et les actes aboutirent à un procès retentissant. Et j’ai soutenu la personne, non les idées.
    - Quel sentiment vous a inspiré le communisme ?
    - Comme il en allait du nazisme, ma foi catholique excluait mon adhésion à ce système dont on a découvert plus tard les méfaits. Très courageux et sensible aux urgences sociales, Georges Haldas, avec lequel j’étais alors très lié, prétendait pour sa part que le nouvel Evangile et le nouveau Christ des nations se trouvaient désormais à Moscou. Lorsque je me moquais de la bande des apparatchiks qui y plastronnaient et lançaient leurs oukazes, il me renvoyait à la hiérarchie romaine en affirmant que les princes de l’église faisaient de drôles de représentants du Christ. L’ « engagement » était le mot clef, le billet du salut. Bref, cela a contribué à nous séparer. Des années plus tard, en mai 68, je me suis trouvé à Paris et c’est avec une certaine ironie que j’ai vu, lors d’un défilé, les pontes du parti communiste, Aragon en tête, se faire siffler par les contestataires. De ceux-ci, je me suis senti proche en assistant à leurs débats ; l’utopie m’était réellement sympathique, mais pas les théories à n’en plus finir qui ont suivi, et je ne parle pas, aujourd’hui, de la bonne conscience des médias, si facilement de gauche… dans leurs bureaux.



    Du progrès et de la technique
    Ainsi que l’a justement rappelé Christophe Carraud dans son livre, paru chez Seghers, l’attitude de l’auteur des Maquereaux des Cimes blanches, face à la technique, ne se borne pas à un refus de type réactionnaire. Cela se vérifie, d’ailleurs, dès la lecture de Testament du Haut-Rhône et plus encore dans le Chant de la Grande-Dixence.
    - A quel moment la technique commence-t-elle de vous inquiéter ?
    - Je ne suis pas contre la technique en tant que telle. Je ne nie pas le progrès et la relative libération qu’il représente. Pouvoir parler avec un interlocuteur qui se trouve au Québec, au moyen d’un téléphone portable, est une sorte de miracle si je me replace dans la mentalité d’un paysan du début du vingtième siècle. De la même façon, j’observais l’autre jour le vol gracieux de parapentes au-dessus des toits et à l’autre bout de la rue le travail de terrassiers creusant des égouts, pics, pelles en mains soulevant d’énormes tuyaux, tous d’une dignité si active, si juste, guidés par des machines d’une merveilleuse efficacité. Je ne nie pas la commodité de tout ça, l’exploit, mais il faut que la conscience soit à la hauteur de la technique. Dans l’économie de survie qui caractérisait la civilisation paysanne, le laboureur ou le faucheur devait constamment « penser avec les mains », réfléchir à la persistance de la nature dans tous ses détails, puissance et conscience devaient s’épauler. La destruction de la nature n’était pas le prix de la rapidité et de l’efficience. L’homme de ce monde-là devait être à la fois courageux, intelligent et honnête. Avec la technique inconditionnée, tout risque de nous échapper à tout moment. Cela étant, je ne regrette pas de vivre au XX siècle. A la question de savoir quand il aurait aimé vivre, Claude Lévi-Strauss répondait : au XIXe siècle, parce que c’était le temps de toutes les inventions. Pour ma part, je crois à la vie. Je suis né dans un mouvement. Je suis resté fidèle à mon origine, tout en m’adaptant au monde en émergence. Je lis ainsi très régulièrement les journaux, pour me tenir au courant du changement de civilisation et même de l’abîme. Nous devenons comme des chats sauvages apprivoisés par la mort.

    medium_Chappaz10.2.JPGDu pays rêvé
    S’il y a du catastrophisme prophétique dans la vision de Maurice Chappaz, la révolte du poète se mêle indissolublement à une attente qui en appelle à la valeur et à la régénération, dont son verbe lumineux exprime le sens.
    - Maurice Chappaz, à quel « pays » à venir aspirez-vous ?
    - Au point de vue de la pensée, s’il s’agit de raisonner et d’agir, la Grèce projetant sa beauté m’a nourri autant que Rome pour la littérature et la langue. J’ai aussi emporté de Lausanne le tourbillon verbal d’un fameux professeur de droit romain (Philippe Meylan, en 1939) qui enseignait, comme s’il plaidait, ce droit impeccable qui dans l’ordre ou le désordre devient « la raison écrite2. Cependant bridant ces espérances le pays que j’ai rêvé c’est le Tibet avec les montagnes qui prient, les flocons de neige qui oensent, aperçu comme un Valais mondial hors de l’Histoire. Il a existé pendant cinq ou six siècles, mais il est en train lui aussi de s’évanouir, génocidé physiquement, industriellement. Pour une Apocalypse peut-être. J’ai essayé de le toucher. Je suis allé à sa frontière vers un sanctuaire de pèlerins, dans l’au-delà du Népal. Il disparaît comme le Valais disparaît en moi, avec moi, comme je vois aussi le catholicisme se disperser ou se perdre. J’ai connu un pays auquel je reste viscéralement attaché, tout en comprenant qu’il doit évoluer. Il est évident que le pays que j’ai connu ne pouvait pas ne pas disparaître, mourir en raison même de sa réussite. Telle une graine. J’aimerais qu’il soit remplacé par un pays aussi défendable moralement, politiquement et humainement. Je reste fidèle à des principes qui étaient ceux de mes aïeux, où la parole donnée avait valeur de signature, alors tenue pour sacrée. J’ai connu un monde dans lequel on ne fermait pas les portes à clef. Le vol y était exclu. Ainsi, un garçon qui avait dérobé deux plaques de chocolat, dans l’épicerie de Lourtier, a-t-il été forcé de quitter le village. Aujourd’hui c’est tout différent : on dit que seuls les imbéciles volent, alors qu’il suffit de s’arranger avec la loi… Et ce n’est pas le vol d’argent qui a tellement d’importance. On le corrige. Mais on éteint une âme inconnue qui se cache partout dans les vies. Cela étant, si le lien communautaire est rompu, si ce qu’on appelait le peuple n’existe plus, je ne crois pas, pour autant, que les hommes d’aujourd’hui soient plus mauvais qu’avant, pas du tout. Moins vrais peut-être : la science remplace la foi. On a rétréci arbitrairement le mystère. Et puis je pense que toute chose belle engendre une espérance. Le monde paysan disparaissant a trouvé, en Gustave Roud, un témoin rare. C’est pourquoi Roud m’émeut infiniment : lui qui a fait des études, a choisi de rester attaché à la terre, faisant retour dans la ferme familiale de Carrouge. Il y a vécu une vie de sublimation, sensible à tel paysan avec une pureté relevant de l’amour courtois. Lui-même vivait comme une ombre, mais c’est sa parole de poète qui perpétue sa campagne perdue. A ma façon, j’ai vécu moi aussi cette destinée qui fait que la page d’écriture sera peut-être la goutte d’éternité. D’une autre manière, j’ai trouvé cette grâce chez un Charles-Albert Cingria qui, quoique survivant aux franges de la mendicité, reflétait la même allégresse et le même souci de l’exprimer, devenant par son verbe le nuage qui passait, la fumée que le vent emportait, la fraise dans sa paille, l’oiseau, le chat s’étirant sur un mur, les enfants dans la lumière, le grain de raisin et le cosmos. Noter cosmos : la Ramuzie, puis tous les instants de Corinna.

    - Comment, enfin, Maurice Chappaz, vous représentez-vous le paradis ?
    - Je crois qu’on ne peut évoquer le paradis qu’en relation avec ce qui est visible ici bas, fugacement, par intermittence. Cela peut n’être qu’un visage dans une gare, un brin d’herbe frémissant, l’inattendu d’un nuage ou une goutte de pluie qui tombe dans une sorte de transparence obscure, et vous entendez aussi le bruit infime que cette goutte de pluie fait en touchant terre. Je dirais ainsi que l’image du paradis, telle que je me le représente, serait comme une surprise à l’envers… Le paradis est aussi exigeant que l’enfer ! Cendre et alléluia… Tout à coup l’innocence !

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    Cette présentation et cet entretien ont paru dans la nouvelle revue ViceVersa Littérature, en traductions allemande et italienne, et sur le site Le Culturactif. http://www.culturactif.ch/

    Documents photographique: Maurice Chappaz en 1986 (Gérald Bosshard), Portraits de Maurice Chappaz à divers âges (DR, Jean Mohr). Maurice Chappaz et Michène au Spitzberg (DR). L'Abbaye du Châble. Maurice Chappaz au Châble (Philippe Dubath).

  • La musique de Vivre

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    cinémaA propos d'Ikiru, chef-d'oeuvre d'Akira Kurosawa

    Vivre (Ikiru) constitue en somme le pendant cinématographique de La mort d’Ivan Illitch de Léon Tolstoï. C’est l’éternelle histoire du soudain éveil de la conscience : tu te figurais être immortel et, tout coup, tu te trouves face à ce mur, devant ce toubib froid qui t’annonce que tu n’as plus que six mois ou six semaines à vivre. Et comment les vivre nom de Dieu ?
    Ikiru2.jpgTelle est la question physique et méta qui se pose au haut fonctionnaire Kenji Watanabe (Takashi Shimura), surnommé « la momie » par ses collègues, lorsque le médecin lui apprend que son cancer de l’estomac ne lui laisse plus guère que quelques mois à vivre.
    Vivre : trente ans durant, cela s’est réduit pour lui à la plus sinistre routine, après la mort de sa femme aimée et la désillusion relative à l’évolution de son fils unique, monstre d’égoïsme et de froideur. Vivre alors maintenant : c’est d’abord la fuite au cabaret puis au bordel, dont il revient pantelant et insatsifait. Puis c’est le regard d’une jeune employée de son service, qui lui apprend le surnom qu’on lui donnait et l’aide à se ressaisir. Enfin c’est cet ultime besoin d’une justification, qui va lui faire faire ce qu’il a défait jusque-là en sa qualité de Chef des travaux publics, et par exemple en opposant un refus à toutes les requêtes de bonnes femmes en mal de jardins d’enfants et de parcs publics, dans ce Japon de l’immédiat après-guerre (le film date de 1948-52).

    Ikiru3.jpgAprès un retournement saisissant de la narration, le protagoniste mourant au beau milieu du film, c’est à sa veillée funèbre, passée à grand renfort de saké, qu’on apprend comment le défunt a bonnement ressuscité avant sa mort. Le récit de sa Bonne Action (la B.A. du scout érigée ici au pinacle de l’éthique existentielle, yes Madam) va se faire au fil de la soirée, par une série de témoignages illustrant toute la gamme des sentiments et des caractères humains. Cela commence par le déni des hommes de pouvoir en frac, qui s’attribuent le mérite de l’action de Watanabe, bientôt démentis (l’alcool déliant les langues) par ceux qui ont vraiment connu « la momie » et l’ont vu se transformer sur la fin. Que ferais-tu, mon frère, si demain tu apprenais que tu n’as plus que cent jours à vivre ? Et tous tant que nous sommes, que ferions-nous ?

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    On a parlé de film existentialiste à propos de Vivre, et c’est vrai que Kurosawa oppose, au nihilisme, le choix personnel délibéré et la valeur d’un acte. Mais le film n’a rien d’une thèse sartrienne : la destinée de Watanabe, dont l’ombre irradiante se découpe sur le fond d’un crépuscule dont il dit voir la beauté pour la première fois de sa vie, se confond à toute destinée humaine, et l’on rit, l’on pleure dans ce film tandis que retentit une inoubliable mélopée sous la neige…

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  • Un amour dans les décombres

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    Avec Le semeur de peste, c’est un joyau de la littérature italienne contemporaine qui nous a été révélé en 1985. Et la première occasion de découvrir, en traduction française, le talent, célébré par Leonardo Sciascia, de l’écrivain sicilien Gesualdo Bufalino.

    C’est un paradoxe éternel et de partout que la poésie la plus profonde et la plus vraie tire sa substance non du bonheur humain, mais des épreuves et des larmes.

    « Oh oui, ce furent des jours malheureux, les plus heureux de ma vie», s’exclame le narrateur du Semeur peste en se remémorant ses 20 ans marqués au double sceau de l’amour et de la mort.

    Avoir 20 ans et se retrouver dans le bataillon en pyjama des tuberculeux, tandis que tous fêtent la fin de la guerre, avoir 20 ans et s’enivrer, sous le regard qui en sait trop d’un médecin-sage aux grimaces de vieux singe métaphysicien, des délices empoisonnées de la passion amoureuse: tel fut le sort de de Gesualdo Bufalino qui, quarante après, nous en livre le récit poignant et lyrique, lesté de quelle signification universelle.

    Une prison initiatique

    L’on pense la fois à Dante et à Puccini, au cinéma italien (du temps où le sang était encore une marque noire sur la chair très blanche) et à Thomas Mann en lisant cet admirable poème romanesque dont chaque chapitre s’imbrique dans une sorte de constellation de fulgurant cristal où l’émotion et le sens, le détail concret et son reflet mystérieux, et chaque signe enfin se doublent de valeur symbolique.

    C’est donc l’histoire d’un jeune homme qui découvre soudain, la fin de la guerre, le Minotaure innommable venu hanter sa poitrine, avant qu’il ne se figure qu’il a choisi lui-même ce mal pour nettoyer de son sang les souillures du sang de guerre et guérir, en s’immolant à la place des autres, le désordre du monde.

    Plus tard, seulement, lui sera révélé le sens de sa vocation propre, lui qui survivant a « trahi » ses compagnons en leur survivant : non point en martyr, mais d’un témoin par sang d’encre.
    Au sanatorium, qui évoque l’antichambre des enfers de la Divine comédie, il apparaît comme un « contrebandier de la vie » dont l’identité se résume à quelques radiographies, dans une forteresse où chacun porte ses chaînes en lui-même et où les actes quotidiens se perpétuent à la lisière du réel, avec accompagnement tragi-comique de rires jaunes.

    Au lieu d’un Virgile serein pour guide, il ne trouve que celui qu’on appelle le Grand Maigre, superbe figure de vieux toubib en apparence cynique et blasphémateur, qu’une passion malheureuse et la fréquentation des morts en sursis ont transformé en « archidiable » vitupérant non moins que fraternel.

    Avec celui-ci, et auprès de l’aumônier Vittorio, dont la foi est trouée de doutes vertigineux, le narrateur s’interroge sur le mystère du mal dans un monde semblant une immense bévue du Créateur – et l’on se rappelle alors les conversations essentielles de La montagne magique.

    Et puis, dans cette même prison-cloître, qui a ses recluses inaccessibles et son théâtre amateur - seul lieu où rencontrer celles-là -, voici que le garçon fait la connaissance de Marta, dont il s’éprend aussitôt.

    Sur quoi se noue un lien touchant à la fois au sublime et au dérisoire, entre ces deux orphelins des décombres qui arrachent au crépuscule d’ultimes lambeaux de lumière.

    Jusqu’à la mort affreuse de Marta, qui fait songer au dénouement de La Bohême ou de La Traviata, mais sur fond de « sauvage boucherie ».

    De mémoire et de temps

    Nous l’avons noté, ce n’est qu’au tournant de la soixantaine que Gesualdo Bufalino a publié ce premier livre. Or la réussite exceptionnelle, du point de vue littéraire, du Semeur de peste, doit sans doute beaucoup au filtrage opéré par le temps dans la mémoire de l’auteur, et la capacité de ce dernier, par de multiples références, de transformer un témoignage parmi d’autres en poème riche de mille strates.

    Mais ce qui émerveille de surcroît, à la lecture de celui-ci, c’est que l’érudition de l’écrivain se fond tout naturellement dans un creuset bien vivant où la sensualité cohabite avec le tragique, et la connaissance pénétrante avec un lyrisme tantôt somptueux et tantôt déchirant.

    Il faut lire et relire Le semeur de peste, qui ne s’épuise certes pas à première lecture. L’on y entre comme dans un labyrinthe, pour affronter les grandes énigmes de la vie humaine sous l’aspect de paraboles vivantes, telle la mort du petit Anselmo, le passé voilé d’obscurité de Marta ou la fable des trois chapeaux citée par le Grand Maigre dans un passage-clé.

    Ensuite, lorsqu’on se rappelle ce livre en s’en éloignant, c’est comme d’une vie supplémentaire qu’on aurait vécue dans l’atmosphère physiquement palpable des lendemains de la guerre, cette frontière révélatice où s’interpellent les vivants et les morts.

    À relever, enfin, le mérite de Ludmilla Thévenaz, la traductrice, qui est parv

    enue à restituer la matière verbale, saturée de significations secrètes, et la musique de Bufalino, avec une précision et une justesse rares.

    Gesualdo Bufalino. Le semeur de peste. Traduit de l'italien par Ludmilla Thévenaz. Editions L’Age d’Homme, 1985.

  • Un premier roman sans pareil

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    Kasperliana I

    De Gian Gaspard Kasperl à JLK, à propos de Sam, d’Edmond Vullioud, et d’Abraxas de Jacques Audiberti…

    Soglio, settembre 20**

    Caro Maestro,

    C’est avec mélancolie que je vous ai vu repartir, Lady L. et vous, après votre visite à la Casa de Salis, qui a mis du baume sur mon cœur toujours flagada même trois ans après la disparition de ma chère et douce.

    Du moins votre libelle – dont je vous entretiendrai après mon retour à Sienne -, et les trois livres que vous m’avez offerts, me rappelleront-ils votre présence alors que l’été indien commence de flamboyer sur les roide pentes du val Bregaglia , en attendant la première neige sur la Disgrazia.

    Je vous parlerai plus tard, aussi, des ouvrages bien étonnants de vos amis Antonin Moeri et Gérard Joulié, dit Sylvoisal, mais dans l’immédiat c’est à propos de la lecture de la première moitié de Sam d’Edmond Vuilloud que j’aimerais vous écrire quelques mots, et des premières pages de l’abasourdissant Abraxas d’Audiberti – deux premiers romans qui dérogent à la niaiserie pléthorique de ce que les turlupins médiatiques nous présentent comme les dernières « découvertes ».

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    Je ne sais s’il faut déjà parler de grand livre à propos de Sam, que je situe à la hauteur des deux lectures les plus belles que j’aurai faites en langue allemande et en votre langue ces dernières années, à savoir Atlas d’un homme inquiet de Christoph Ransmayr et Dans Khartoum assiégée d’Etienne Barilier, sans qu’il y ait le moindre rapport entre Sam et ce dernier roman.

    Je ne sais d’ailleurs à quoi comparer Sam, qui me fait penser à certains égards à Robert Walser et à d’autres à Charles Dickens, à la magie de Châteaux en enfance de Catherine Colomb ou à celle des récits de Fleur Jaeggy, un peu aussi à Flaubert pour la folie des inventaires et la découpe de la phrase, mais ces références ne sont que des indications approximatives alors que Sam me semble un roman sans pareil.

    J’ai d’abord frémi, aux premières pages, à l’idée qu’il puisse s’agir là d’un témoignage de plus sur le thème rebattu du fils de pasteur se tapant l’idiot du village, mais je n’ai pas tardé à être rassuré, malgré l’apparente pédanterie du persécuteur de Sam, par la précision de son discours anticipant la précision de Sam lui-même, d’une autre portée.

    L’Auteur a fait don à son protagoniste de la précision, qui est celle-là même de son propre souci de surexactitude en matière de vocables et de dressing code, sans quoi l’on ne fait ni traités de chirurgie ni sonnets sonnants.

    Ce qu’il y a d’unique dans Sam relève d’une sorte de sublimation rêveuse sur fond de lourde réalité, qui nous fait osciller sans cesse entre le monde des philistins, incarné par la figure à la Dickens du notaire Bérard, ou de l’inconsistant pasteur Nicole dévidant ses versets bibliques d’un ton monocorde, et l’univers des innocents plus ou moins fagotés tel Sam et ses petits camarades de l’Institut Meguiddo où il est placé; mais il y a plus, car au don de la précision s’accorde le don de la candeur et de la puissance créatrice qui fera de Sam l’artisan de mille métamorphoses suscitant d’abord quelles réticences (l’incrédulité du notaire) et ensuite quelles bienveillances – à commencer par celle du peintre en lettres Magetti.

    Ce qu’il y a de merveilleux aussi, dans ce roman m’évoquant un conte de féés comme en en a conçus la terrible Madame d’Aulnoy, c’est sa façon d’évacuer toute idéologie ressortissant aux prétendues sciences humaines, au moralisme théologisant ou aux discours actuels sur le pouvoir, la sexualité ou le sort des oubliés de la société.

    Le fait que Sam (ou l’auteur) ne dénonce pas celui qui abuse de lui, dont il préfère certes voir les mains courir sur les touches de son piano que sur les parties sensibles de son corps adolescent, scandalisera peut-être les belles âmes, mais les instances du refus sont chez lui infiniment plus subtiles que celles du ressentiment conventionnel, même s’il couve une manière de revanche qui passera bel et bien par la sensualité et le sexe.

    Dans la foulée, je relève qu’aucune prose, dans votre cher pays, ne me semble irriguée par une sensualité aussi poreuse et radieuse, notamment dans les superbes pages dédiés à la découverte du corps de l’adorable Philomène, puis aux saillies moins juvéniles réclamées par la maîtresse de celle-ci – cette femme faite qui m’évoque la Maja nue de Goya – comme si le cul, réputé sans âme par certains (je crois que c’est Cendrars qui le prétendait) retrouvait ici sa sacralité poétique et son droit au bonheur.

    Sam est un livre d’une musicalité et d’une pureté émotionnelle sans faille, mais c’est aussi un prodige d’organisation formelle, à la fois architectonique (le plan d’ensemble), topologique (l’imagination des lieux et plus précisément des maisons à recoins), à quoi s’ajoute son irradiant bonheur verbal, frotté d’humour comme le sont les inventaires de Bouvard et Pécuchet, et sa très enfantine joie.

    Luc Dietrich a écrit - vous vous en souvenez puisque vous me l’avez offert lors de notre rencontre à Collioure il y a bien des années de ça – un beau roman intitulé Le Bonheur des tristes.

    Or Sam, filtrant bien des tristesses, pourrait être dit le roman du bonheur des joyeux, et je vous en dirai plus après mon retour à Sienne où j’aurai loisir d’en achever la deuxième partie dès le Grand Départ de Sam pour les Amériques…

    Sur quoi je vous embrasse tendrement, Lady L.et vous, en vous recommandant la griffe du diable en onguent pour ces maux de maudites guiches que vous m’avez évoqués dans votre dernier texto…

    Votre affectionné K.

    Post scriptum : je constate que je ne vous ai rien dit d’Abraxas, dont je vous parlerai donc dans mon prochain bref.

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  • Avec l'élégance du coeur

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    Le dandy et l’excentrique pallient toute uniformité.

     
    Champion de la raquette et crack au jeu d’échecs, Denis Grozdanovitch s’est fait, aussi, en vieux sage avant l’âge, le collectionneur des diverses formes de singularités individuelles opposées à l’esprit grégaire croissant aujourd’hui à proportion exponentielle des meutes et des masses. Substantiel et souvent drolatique en dépit de son indéniable sérieux, « Dandys et excentriques » sera votre livre de l’été, à savourer à l’écart des foules…

    La figure idéale du dandy à l’européenne, qui a cristallisé dès la fin du XIXe siècle en symbiose anglo-française, pourrait se représenter sous les traits du poète et activiste Lord Byron, flottant de nuit sur le Grand Canal de Venise dans la position dite de «la planche», un cigare dans une main et dans l’autre une lanterne destinée à signaler poliment sa position aux nautoniers et autres gardiens de l’ordre nocturne vénitien.

    De dix ans l’aîné de Byron, le compatriote de celui-ci, surnommé «le beau Brummel», plus précisément  George Bryan Brummel (1778-1840) passe pour l’initiateur du dandysme britannique, non moins flamboyant de mise et d’esprit que le poète quoique sans génie, qui lustrait ses bottines au champagne et fut célébré par Balzac autant que par Barbey D’Aurevilly mais finit tout perclus de dettes en exil normand, ne se rasant ni ne se lavant plus tout en lançant la mode de la cravate noire qui ne nécessite point de recours trop onéreux à la blanchisserie…

    Arbitres des élégances visible et parfois invisibles, comme le furent plus tard un Oscar Wilde ou un Kenneth Tynan,  avant et après un Robert de Montesquiou (modèle du baron Palamède de Charlus de Proust)  ou un Baudelaire, ces dandys emblématiques conservent une aura que beaucoup de leurs émules plus récents, imitateurs de pacotille à la Andy Warhol ou à la Gonzague de Saint-Bris, n’ont plus qu’aux yeux des philistins amateurs d’extravagance au petit pied.

     

    De l’observation concentrique en milieu foldingue…

    Denis Grozdanovitch s’identifie, au début de son inventaire kaléidoscopique, à Jack Kerouac assistant, le chapeau  discrètement baissé sur ses yeux bien ouverts, à une conversation entre deux de ses amis aussi extravagants l’un que l’autre. Dans son récit-roman Sur la route, sous le pseudo de Sal Paradise, le narrateur fait semblant de dormir pendant le premier échange haut en couleurs de Carlo Marx et Dean Moriarty, lesquels ne sont autres, dans la vie réelle, que le barde beatnik Allen Ginsberg, gourou très barbu de la contre-culture américaine des années 60-70, et Neal Cassady, double  fraternel de Kerouac et personnages mythique de la même époque.

    Or Grozdanovitch, comme Sal Paradise feignant d’être ailleurs sans perdre un mot de la fameuse conversation, qu’il retranscrira tantôt à l’attention de la postérité, a souvent pratiqué de la même façon, lui l’observateur «concentrique» plutôt réservé et «classique» de nature, avec les multiples extravagants des deux sexes qu’il a fréquentés à travers les années.

    Ainsi, se faisant chroniqueur de menées originales dont les unes sont tirées de sa vie et les autres de la littérature, l’auteur de ces «vertiges de la singularité» compose-t-il une espèce de roman tout à fait captivant dont les personnages illustrent, chacun à sa façon, ce que le théologien médiéval Duns Scot qualifiait d’«infiniment singulier», amorçant une interminable dispute entre les tenants de l’unicité fondamentale de la personne et ceux qui parient pour le collectif et la conformité plus ou moins grégaire, disons un  peu grossièrement : les individus et les sectes, les solitaires et les attroupés, etc.

     

    Max, Elise, Serge et les autres…

     

    Des personnages singuliers, il y en a beaucoup plus autour de nous que nous ne croyons, sans parler forcément d’extravagance spectaculaire. Je pourrais vous raconter les tribulations de mon neveu Saturnin initié au chamanisme au tréfonds de la forêt péruvienne, dont le mariage avec une Chinoise ne dura que le temps d’une lunaison, ou les hauts faits mémorables de tel prince polonais richissime qui accoutumait, au Grand Hôtel de Chandolin où il se faisait conduire de Saint-Luc par chaise à porteuses (misogyne, il exigeait de solides Valaisannes costumées), de jeter des pluies de monnaie à la sortie de la messe pour jouir du spectacle des chenapans se jetant sur cette manne, mais les extravagants dont parle Denis Grozdanovitch, observés au fil de sa vie, requièrent une attention d’autant plus vive que leur dandysme est moins voyant et parfois plus profond, voire plus poignant.

    Une douce folie apparente du moins son compère Max, «pion» comme l’auteur dans un lycée parisien, Edouard le génial stratège d’échecs à la  paranoïa galopante, Elise la vieille dame indigne de souche aristocratique retirée dans son manoir avec sa gouvernante Aphonsine et sa ménagerie après avoir envoyé valdinguer sa famille de snobs et rallié la cause internationale du communisme, ou encore Serge le volubile qui met publiquement en boîte le docteur Lacan dont il évente au passage la fumisterie, j’en passe et de quelques autres originaux dont l’écrivain tire la matière d’autant d’esquisses de nouvelles visant à une «théorie générale des exceptions» aussi peu dogmatique que pénétrante et souvent émouvante.

    De fait Gozdanovitch est plus sensible à ce qu’on pourrait dire l’aristocratie du cœur, qui imprègne ses observations de tendresse, qu’aux effets extérieurs de telle ou telle mode vestimentaire ou artistique se voulant «décalée» alors qu’elle participe d’un anticonformisme devenu convention. Son approche des provocations avant-gardistes d’un Marcel Duchamp, au début du XXe siècle dadaïsant, devenues conventionnelles au possible à force d’être répétées, va de pair avec sa critique de l’iconoclasme factice et incessamment recyclé d’un Andy Warhol dont le journal intime révèle un snob de bas étage à l'atterrante stupidité.

     

    Au féminin singulier et au nom du style

    Si la septuagénaire Elise est tirée des souvenirs personnels vécus de Grozdanovitch, celui-ci se plaît aussi à rendre hommage aux femmes dont la singularité personnelle a si souvent été canalisée ou empêchée – dans le peuple plus encore que dans les classes aisées -, et dont certaines grandes figures littéraires témoignent à travers les siècles, de la poétesse Sapho (dont on sait depuis peu que le «saphisme» est une invention tardive et fallacieuse) à la «comète mélancolique»  Annemarie Schwarzenbach, en passant par Madame du Châtelet et Germaine de Staël, Karen Blixen ou – belle découverte au passage – la philosophe bulgaro-américaine Rachel Bespaloff, Virginia Woolf plus forcément que Duras ou encore Louise Brooks dont le « nihilisme érotique » a été célébré par Roland Jaccard, compère de Grozdanovitch aux échecs…

    Et l’on pourrait évidemment citer dans la foulée, entre dandysme profond et féminine extravagance, très au-dessus des postures à la coule voire vulgaires d’une Christine Angot ou d’une Virginie Despentes, le génie subversif des contes étincelants de la terrible Madame d’Aulnay,  la dévastatrice lucidité d’une Flannery O’Connor en son observation de la misère humaine dans ses nouvelles du «Sud profond », le non moins féroce et drolatique aperçu des relations sociales et familiales chez l’Anglaise Ivy Compton-Burnett, entre autres fées et sorcières des lettres.

    La question du style est au cœur de la recherche menée par Denis Grozdanovitch. Qu’un Paul Léautaud, un Arthur Cravan célébré par son ami Cendrars, lui-même peint en personnage de légende par Henry Miller, ou qu’un Charles-Albert Cingria, un Albert Cossery  en dandy germanopratin, fassent partie d’une constellation d’originaux plus ou moins hauts en couleurs : c’est une chose. Mais l’essentiel est ailleurs, qui tient au style.

    Ramuz ne faisait pas que nouer sa cravate comme personne : son écriture est une modulation du dandysme terrien, de même que la phrase de Léautaud est inimaginable hors de l’Île-de-France, inimaginables les nouvelles de Cossery sans imprégnation arabo-levantine fleurant la rue du Caire.       

     

      Grandeur des Bartleby, Oblomov & Co

    Le vrai dandysme n’est pas forcément ostentatoire ni moins encore maniéré, même s’il y avait de ça chez un Oscar Wilde dont le style étincelant jetait mille feux brefs. Mais le grand Wilde est ailleurs : dans l’humiliation et la déchéance, dans le cachot où il écrit, après le crachat des justes, le bouleversant De profundis, joyau débourbé de la fange.

    La singularité est vertigineuse quand elle va jusqu’au bout d’elle-même, comme on le voit chez Edouard, ami de Grozdanovitch sombrant dans le délire de persécution alors qu’il aspire aux plus hautes sphères combinatoires du Noble Jeu, ou chez  Kenneth Tynan le dandy déchu de la critique théâtrale londonienne (c’est lui qui a fait la gloire des culs nus d’O Calcutta…)  se vautrant dans le stupre et l’autodestruction.

    Mais il faut conclure plus aimablement, entre le divan d’Oblomov le divin paresseux et la douceur implacable du scribe Bartleby refusant de jouer le jeu social, dans l’aura polychrome de Pierre Bonnard retouchant à l’infini ses images du bonheur terrestre, ou dans le souvenir ému d'Anton Pavlovitch Tchekhov, pas plus dandy qu’extravagant au sens commun, dont la vie humble et le style, parfaitement accordé à la simple vérité de toute existence, signaient sa noblesse plus qu’aucune particule…

     Denis Grozdanovitch. Dandys et excentriques. Les vertiges de la singularité.Grasset, 383p. 2019.

     

    Dessin: Matthias Rihs.

             

     

  • Jacques Chessex et ses embaumeurs

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    Dix ans après la mort - le 9 octobre 2009, foudroyé par une crise cardiaque -, de l’écrivain, qui fut parfois un impossible personnage, un dossier de 24Heures en partie téléguidé par Daniel Maggetti, directeur du Centre de recherches sur les lettres romandes, nous explique, notamment,  comment le «revisiter». Avec certaine hauteur suffisante, une obsession bourdieusarde des «stratégies» sociales et littéraires de l’écrivain, et un aperçu de son œuvre pour le moins réducteur…

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    Jacques Chessex a-t-il souri, ou peut être même éclaté de rire, par le miracle de quelque communication spirite posthume, en prenant connaissance du dossier de sept pages que lui a consacré récemment le quotidien vaudois 24 Heures avec pour titre, significatif du mélange de fumisterie et de clinquant de notre époque médiatique, résumant le phénomène  à la «Construction d’une idole» ?

    Hélas rien n’est moins sûr, car s’il avait le sens de l’humour et riait parfois de bon cœur, Maître Jacques, grand inquiet devant l’Eternel et le Gros Animal social, perdait de sa débonnaireté quand il s’agissait de sa personne, ou plus exactement de son personnage, au point que, préparant une exposition tirée de ses archive déposées à la Bibliothèque nationale, il pria Marius Michaud, le responsable de l’entreprise, de retirer toutes les photos de lui accusant l’esquisse d’un sourire.chessex2.gif

    J’avais d’ailleurs prévenu le bon Marius : «Tu montes une expo Chessex aux Archives littéraires ? C’est bien, mais prends soin de toi en te faisant prescrire un anti-dépresseur et place ton téléphone sur liste rouge si tu ne veux pas être réveillé toutes les trois nuits pour rendre des comptes à l’énergumène »…    

    Or, débarquant à Berne, je ne fus guère surpris de retrouver l’excellent compère tout soupirant et porteur d’une minerve...  Du moins la superbe exposition en question était-elle à la mesure de la passion que Jacques Chessex vouait au classement du moindre de ses papiers, de ses manuscrits, de ses trophées divers  et de ses peintures, et c’est avec amusement que je  découvris toutes les photos où il pose, grave, ici entre deux chandeliers comme un poète visité par la Muse, là dans un cimetière propice au rappel du thème récurrent de la Mort  dans son œuvre, etc.

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    Quand un ponte bourdieusard se « penche » sur l’écrivain

    Bien qu’il fût un professeur de français très apprécié de ses élèves du Gymnase cantonal de la Cité, Jacques Chessex ne portait pas dans son cœur les universitaires de la faculté des Lettres de Lausanne, exception faite de son ami Jacques Mercanton, grand seigneur de la littérature qui lui-même décriait ses collègues après trois verres de (bon) whisky….

    La littérature suisse de langue française a longtemps été placée sous la double coupe sourcilleuse du pasteur et du professeur, jusque vers 1914, et Mercanton et Chessex font partie des descendants directs des écrivains de forte trempe qui, autour de Ramuz, fondèrent véritablement la littérature romande, notamment à l’enseigne des Cahiers vaudois, pour couper court au moralisme protestant et proposer, par rapport à Paris, une alternative fondée sur la qualité littéraire.

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    Rétif à toute idéologie, Ramuz restait aussi distant de la droite maurassienne d’inspiration latine incarnée par les frères Cingria – artistes géniaux au demeurant – que de l’helvétisme d’’un Gonzague de Reynold. «Littérature d’abord» était son programme, et pourquoi pas avec des éditeurs du cru ? Belle idée qui a connu, au cours du XXe siècle, un remarquable développement avec les éditions Rencontre et la Guilde du Livre, au rayonnement européen, puis avec les éditions L’Âge d’Homme - comptant plus de 4000 titres à son catalogue -,  Bertil Galland,  Zoé, L’Aire, Campiche et bien d’autres. 

    Quant au pasteur et au professeur, ils n’ont pas été écartés de la vie littéraire pour autant. Entre professeurs éminents critiques (tels Marcel Raymond Jean Starobinski ou Jean Rousset) et théologiens ouverts à la littérature (un abbé Gilbert Vincent ou les pasteurs Edouard Burnier et Samuel Dupuis), notre littérature s’est développée en connivence polie entre «créateurs» et commentateurs, dans une culture nettement distincte de celle de nos voisins français, issue de Rousseau et du romantisme allemand.

    Mais ladite société est en voie de disparition, remplacée par celle du spectacle et du rendement commercial qu’affectionnent les médias. Et les profs n’y ont pas échappé, avec cette nouvelle tendance, en phase avec la sociologie, à considérer la critique universitaire comme une «science». Des moralistes à la Alexandre Vinet, l’on a passé aux scientistes à la Pierre Bourdieu, maître à penser d’une génération de profs de lettres qui tend à tout passer au crible de la stratégie sociale et des mécanismes de pouvoir, non sans recourir à leur tour au tam-tam médiatique…

    Jacques Chessex, dans un écrit circonstanciel intitulé Avez-vous déjà giflé un rat ?, répondant à un  pamphlet très injuste de fond et plus encore médiocre de forme, intitulé L’imposture ou la fausse monnaie, signé Charles-Edouard Racine, daubait sur ces pions qui prétendent «posséder la littérature», exerçant un nouveau pouvoir volontiers relancé par les médias. 

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    Or le Dossier que lui consacre 24 Heures dix ans après sa mort en est la précise illustration, dont le message général délivré par Daniel Maggetti, gardien du temple et servant la soupe au journaliste culturel  Boris Senff, se résume est à peu près à cela:  l’approche critique de l’œuvre de Chessex reste à faire (merci pour ceux qui se sont donné le peine de la lire et de la commenter des années durant !), et son caractère inégal ne semble pas mériter l’élaboration d’œuvres complètes, mais nous allons nous pencher sur elle afin de «faire le tri ».

    Oh que de grâces, révérend Maggetti !  

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    Une approche superficielle et réductrice

    Tout n’est pas faux, cela va sans dire, dans les propos magistraux de Daniel Maggetti, et Boris Senff, mon ancien confrère ouaf ouaf à casquette  vissée sur  le crémol,  a joliment bricolé le dossier assorti de témoignages vite cueillis au téléphone, dont celui de Bertil Galland.

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    Cela étant, et Galland va dans ce sens, prétendre que le grand et le «vrai» Chessex est d’avant le Goncourt, avec Carabas pour «chef-d’œuvre», et que ses livres parus chez Grasset sont de moindre importance, en faisant l’impasse sur les très remarquables recueils de nouvelles parues à cette enseigne, ou l’emblématique Jonas, puissant « roman de l’alcool », le  très mordant Rêve de Voltaire faisant la peau à Rousseau, Le désir de Dieu cristallisant les tâtons religieux du poète ou Pardon mère à valeur personnelle testamentaire - en d’autres termes qu’il y aurait un « pur » Chessex première période  et ensuite  un littérateur  « faisant du Chessex », comme le prétend Maggetti, me semble à la fois réducteur et faux. images-6.jpeg

    Il y a certes des hauts et des bas dans l’œuvre de Maître Jacques, et lui-même me disait être agacé par l’adulation faite du Portrait des Vaudois, à ses yeux secondaire. Comme le souligne Amaury Nauroy dans sa contribution, faisant écho au chapitre remarquable qu’il a consacré à sa visite du «maître de Ropraz» dans sa Ronde de nuit (parue au Bruit du temps en 2017) , Chessex, bien plus qu’un romancier, était un considérable poète en prose dont le meilleur s’inscrit dans la filiation d’un Charles-Albert Cingria, auquel il a consacré un livre qui a faite date (dans la collection Poètes d’ajourd’hui de Seghers)  - et j’ajouterai : d’un Audiberti, auquel il a  rendu un superbe hommage peu après sa mort -, styliste éblouissant comme le relève Pascale Kramer et puissant tempérament. Cela n’empêchant sa poésie (trois forts volumes chez Bernard Campiche) de fleurer parfois la rhétorique sinon la fabrication, certains romans (comme Les yeux jaunes ou L’économie du ciel) d’être même inférieurs à L’Ogre (que j’ai eu le toupet, impudent de vingt-cinq ans,  de dire un roman «fait pour  le Goncourt» au lendemain de sa parution), alors que Les Têtes, saisissante galerie de portraits brossés d’une plume étincelante, me paraît une merveille d’écriture, à la hauteur de L’Imparfait publié par Campiche, sans égale dans la prose romande de ces années, si l’on excepte certaines pages du dernier Chappaz.

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    Le dernier mot reste aux (futurs) lecteurs…

    Pas plus qu’il n’y a un « avant » et un « après Paris », pour l’écrivain, il n’y a un «pendant l’alcool » et un « après » pour le personnage, dont le dossier de 24 Heures rappelle, non sans insistance, les travers de mégalo manipulateur et de stratège aux jalousies frisant le comique (son dénigrement d’un Nicolas Bouvier ou d’un Philippe Jaccottet avaient quelque chose  de pathétique), capable de trahir un ami s’il ne pouvait le «tenir», comme je l’ai vécu et détaillé dans mes carnets de L'Ambassade du papillon (Campiche, 2000) à sa noire fureur…

    Or me rappelant nos relations en dents de scie (selon que j’écrivais du bien ou du moins bien de ses livres), l’hypersensibilité souvent touchante de la personne (si, si), son engagement total dans la littérature et les côtés lumineux de sa nature ondoyante, je me rappelle la formidable page consacrée par Jules Renard à son «Eloi homme de lettres», convenant parfaitement à cet homme aussi imparfait, n'est-ce pas, que nous tous…   

         S’il est grotesque, à l’évidence , et en somme très sottement provincial, de parler d’ «idole» à propos de Jacques Chessex, reste à espérer que les lecteurs de demain, oubliant le personnage parfois imbuvable qu’il a été, redécouvriront ses meilleurs livres pour leur qualité propre, comme le fait en l'occurrence le jeune Quentin Mouron, sans se demander s’ils sont en phase ou non avec «la modernité », autre tarte à la crème des profs de lettres, avec la fraîcheur qu’ils trouveront, par exemple, dans la célébration  du blues représentant, à mes yeux,  l’une des pages poétiquement les plus parfaites de L’Imparfait…   

  • Jeune fille au miroir

     

    Viens recevoir une caresse,
    jolie fille que voilà,
    toute de grâce et de tendresse
    dans l’orbe de tes bras .

    Telle une chatte tu te coules
    dans la lumière dorée
    fluide et toute songeuse, en boule,
    les paupières baissées,
    feignant un peu l’indifférence,
    jouant à garder un secret,
    défiant le silence
    pour l’intrigue que c’est d’intriguer...

    Jeune fille, ma transparente,
    pose là ton cerceau,
    plonge tes bras dans l’onde lente,
    glisse-toi dans mon eau...

     

     

  • En attendant les zombies (6)

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    6. Nous sommes tous des poètes numériques

    Livia Mattei : - Il me semble ressentir, dans ce chapitre où vous en prenez à la banalisation de la poésie, autant qu’à ses aspects guindés voire prétentieux, une implication très personnelle, voire affective, de votre part…

    JLK : - Je tiens en effet à ce chapitre plus qu’à tous les autres, qui achoppe au noyau de la littérature de tous les temps et de partout, d’abord à l’oral puis à l’écrit. Je me suis adonné sans conseil ni pression de quiconque, entre l’âge de 13 et 15 ans environ, à l’exercice d’apprendre par cœur des milliers de vers dont j’empruntais le contenu à une vaste anthologie de la Guilde du livre trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une préférence marquée pour la poésie imprégnée de sentiments délicats de Verlaine et de Musset, tous deux musiciens de la langue s’il en fut, mais aussi de Baudelaire et avant lui du sommital Victor Hugo dont Audiberti affirme qu’après lui plus grand chose ne résiste, et des choses d’Apollinaire ou plus longues de Saint-John -Perse dont ce vers qui ne veut rien dire me reste en mémoire : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride…

    LM: - Vous écriviez-vous-même de la poésie ?

    JLK : - Non, du tout, ou alors plus tard, quand je me suis passionné pour l’œuvre de René Char, très riche elle aussi en beaux morceaux obscurs, sinon macaroniques voire incompréhensibles à la façon surréaliste, dont je retenais surtout la sensualité tellurique et les aphorismes tranchants ou lumineux, à quoi je m’essayais à mon tour. Entretemps j’avais oublié tout ce que j’avais appris par cœur, mais l’attention la plus vive à la matière et à la musicalité de la langue m’est restée, ressurgie quand j’ai découvert le lyrisme inouï d’un Charles-Albert Cingria, qui n’a pas pondu le moindre vers mais qui écrit et décrit le monde en poète inspiré, en rupture instinctive avec le «voulu poétique»…

    L.M. – Le Printemps de la Poésie, que vous attaquez immédiatement dans ce chapitre, c’est du « voulu poétique » ?


    JLK. - C’est forcément du « voulu poétique » à partir du moment où l’institution plus ou moins étatique s’impose en subventionnant toute sorte d’actions visant à visibiliser du «voulu poétique» sur les murs de Paris ou dans les couloirs des piscines de province, et je brocarde immédiatement l’Université de Lausanne qui fait de son Printemps de la poésie une opération marketing avec cheffe de projet et flopée d’«events».

    L.M. :-Vous êtes contre la popularisation de la poésie ?

    JLK : - Pas du tout, au contraire, mais le « voulu poétique » est le contraire de la poésie, tant au dévaloir quotidien des réseaux sociaux où le moindre coucher de soleil et le moindre état d’âme font ruisseler les sentiments sentimentaux de pacotille, qu’au pinacle de la prétention « poéticienne ». Il existe en effet, ma chère Livia, dans les universités en train de « réseauter » la poésie du monde entier, des unités, voire des pôles de « poéticiennes » et de « poéticiens » qui se prennent très au sérieux – et j’évoque la terrible gravité d’un de ces « poéticiens», du nom de Philippe Beck, ponte respecté de l’institution littéraire française au plus haut niveau et dont je détaille les perles du recueil intitulé Dans de la nature, d’une prétention pseudo-novatrice et d’une nullité musicale confinant au plus haut comique. D’un côté, vous avez donc le « voulu poétique » affligeant du tout-venant numérique, et de l’autre celui des élites se congratulant entre « frères » et « sœurs » de la congrégation poétique où, soit dit en passant, les faux modestes et les vrais teigneux s’affrontent plus fielleusement que dans aucune autre sphère du milieu littéraire.

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    L.M. : - Mais là encore, carissimo, vous ne vous en tenez pas aux piques, puisque la vraie poésie vous tient à cœur…

    JLK : - Je ne sais pas plus que vous ce qu’est exactement la « vraie poésie », mais je sais distinguer, je crois, ce qui n’en est pas. Je cite, à ce propos, un extrait d’un essai d’Adam Zagajewski, poète polonais qui est de ceux aujourd’hui qui me touchent le plus, et qui formule la même perplexité. Je cite aussi le pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie , qui sait lui aussi ce qui n’est pas de la poésie mais dont je crains qu’il ne m’apprenne rien de bien intéressant sur la « vraie » poésie, au contraire d’un Mandelstam ou d’un Brodsky, d’un Yves Bonnefoy ou d’un Claudel qui sont à la fois poètes et penseurs de la poésie sans poser aux « poéticiens ».

    L.M. : La poésie est-elle traduisible ? Vous citez un poème de Zagajewski traduit en italien, puis un autre en français. Pensez-vous que l’un ou l’autre restituent la version polonaise ?

    JLK : - Probablement pas, mais ce que me disent ces poèmes traduits me touche plus que d’innombrables poèmes composés en vers libres ou réguliers français, et je lis le Canzoniere d’Umberto Saba, votre voisin triestin, dans sa jolie version manuscrite italienne avant de consulter la traduction française pour corriger ou compléter le texte dont j’ai goûté la musique sans percevoir mainte nuances et détails.

    L.M. - Que pensez-vous de l’appréciation d’un Michel Houellebecq, qui prétend que la poésie de Prévert est d’un «con».

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    JLK : - Je pense que c’est le jugement d’un occasionnel imbécile, lui-même très mauvais poète et jugeant Prévert sous l’aspect de son petit message anar plus que de son lyrisme réel. Houellebecq intronisé dans la collection Poésie de Gallimard, c’est de la pure foutaise, même si quelques-unes de ses strophes ont un certain charme déglingué à la Bukowski, ceci dit je trouve que les romans de l’amer Michel découlent bel et bien d’une certaine « poétique », qui n’a rien précisément de « voulu poétique »…

    L.M. - Voulez vous enfin, à l’heure du limoncello, nous citer ce que vous tenez pour un beau poème ?

    JLK. Mais bien volontiers, et je le cite d’ailleurs in extenso dans la foulée de mon libelle, que j’emprunte au très pur et très nervalien poète romand Edmond-Henri Crisinel, et qui s’intitule La Folle.

    « Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
    Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
    Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie :
    Les jardins sont absents et morte est la douleur.
    Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
    eau transparente où passe et repasse une fuite.
    Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite.
    Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd ».

     
  • Foudres de la Vertu

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    71107630_10220821851122950_9092879376940269568_n.jpg5. Nous sommes tous des délateurs éthiques

    Suite de l'entretien de JLK avec Livia Mattei, à la Casa rossa des hauts de Trieste, à propos d'un libelle à paraître en octobre 2019 sous le titre Nous sommes tous des zombies sympas...

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    Livia Mattei : - Après les faux rebelles et les faux artistes, vous vous en prenez aux moralistes à la petite semaine, et là ça semble vous faire plus mal, non è vero caro ?

    JLK : - On ne peut rien vous cacher, et c’est vrai que ce chapitre m’a donné pas mal de fil de fer barbelé à retordre vu que le sujet de la dénonciation est aujourd’hui aussi compliqué que délicat. Mais je le devais à Pierre-Guillaume, qui est devenu mon ami principal en un peu plus d’une année et qui a subi, à travers l’un de ses auteurs, un épisode de lynchage médiatico-littéraire d’une indescriptible violence…

    L.M. - Vous voulez parler de Richard Millet…

    JLK : - Précisément. Un auteur que je connaissais assez mal alors que j’ai dans ma bibliothèque plusieurs de ses livres, et qui m’avait un peu agacé avec ses prises de positions publiques sur la mort du roman et la nullité de la littérature française actuelle. J’avais en outre lu, avec un réel intérêt, son essai intitulé Langue fantôme, où il évoque le délabrement de la langue et du style, et son « éloge littéraire » d’Andres Breivik, malgré son titre évidemment choquant au lendemain de l’ignoble massacre d’Utoya, ne m’était pas apparu pour autant comme une défense du terroriste en question, mais je n’avais guère suivi « l’affaire Millet » que de loin, et voilà que Pierre-Guillaume me raconte en détail ce qu’il en a été et m’offre Ma vie parmi les ombres, admirable roman de chair et de terre qui me ramène à La Confession négative et me fait réviser mon jugement avec pas mal de bémols sur le côté parano et catastrophiste des essais de l’auteur, tel L’Opprobre…

    L.M.- Richard Millet n’occupe cependant qu’une partie de votre réflexion sur la délation, qui remonte pour vous en enfance…

    JLK. - J’en ai même fait une affaire personnelle, et c’est en quoi mon libelle est autre chose qu’un pamphlet, puisque j’y implique mon infime personne, évoquant la honte que j’ai éprouvée, à dix ans, dans une chambre d’hôpital partagée avec une vingtaine de jeunes lascars très bruyants, après que j’ai alerté la veilleuse de nuit pour qu’elle fasse taire ces emmerdants qui empêchaient de dormir le petit martyr que j’étais au lendemain de mon opération. J’avais dénoncé et plusieurs jours durant j’ai subi le juste mépris de mes compagnons, et le plus fort est que je leur ai donné raison, et le résultat est que j’en ai tiré depuis un onzième commandement personnel : tu ne cafteras point…

    L.M. : - Vous ne mettez pas pour autant en cause la dénonciation pour juste cause…

    JLK : - J’ai été un lecteur du Canard enchaîné depuis l’âge de 14 ans et ne renie rien des mes indignations, mais la délation est autre chose, et j’en donne des exemples précis…

    L.M : - Vous rappelez le sort subi par votre ami Dimitrijevic, dont vous ne partagiez pas pour autant la passion nationaliste…

    JLK : - Je me suis éloigné de Dimitri pendant quinze ans, mais jamais ne l’ai dénoncé dans mon journal, et ce sont des raisons humaines bien plus que politiques qui m’ont éloigné de lui. En revanche, j’ai trouvé infâme l’attitude de certains, à commencer par le littérateur Yves Laplace, dans un livre hideux, qui l’a accablé et a vilipendé L’Âge d’Homme en se la jouant justicier vertueux. Par ailleurs, il est très intéressant de voir, à ces moments-là, le délateur sortir du bois – on en apprend alors un peu plus sur l’abjection humaine.

    L.M. Vous citez aussi le cas étonnant du cinéaste Fernand Melgar traîné dans la boue par « la profession » alors qu’il dénonçait lui-même les dealers de rue à Lausanne…

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    JLK : - On peut discuter de la façon un peu maladroite de Melgar de s’en prendre sur Facebook, avec des images non floutées, aux dealers illico assimilés à des victimes par les nouveaux bien pensants, et j’ai trouvé répugnante la lettre collective le dénonçant, mais un autre procès, non moins ignoble, lui avait été intenté au festival de Locarno quelques années plus tôt par le président portugais du jury Paulo Branco - la vertu socialisante incarnée , qui avait taxé son film Vol spécial d’ouvrage fasciste au motif qu’il ne dénonçait pas assez les petits fonctionnaire suisses chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés. Il va de soi que le film en question n’est en rien fasciste, mais Branco illustrait parfaitement les relents de stalinisme de sa génération… Tout ça fait mal quand on pense que Melgar est l’un de nos cinéastes qui documente la réalité de notre pays avec le plus d’attention - et non sans sensibilité « de gauche »…

    L.M : - Vous abordez aussi, sans trop vous y attarder, à la vague de dénonciations découlant de l’abus sexuel, et là encore vous y allez d’anecdotes personnelles…

    JLK : - De fait, je me sens pas du tout à l’aise dans ce qui se veut un immense et salutaire débat, et je comprends tout à fait que nos filles abondent dans les sens des indignées pour les motifs qu’on sait ; j’évoque d’ailleurs en passant le classique épisode de l’adolescent mignon pris en auto-stop par un adulte barbu et couillu qui lui fait des propositions, puisque je l’ai vécu, ou cet épisode familial qui nous a forcés à traîner un abuseur caractérisé au procès où il a écopé de quatre ans de prison, mais je me méfie des grand mouvements de vertu collectifs, des gesticulations dans un sens ou l’autre, de l’utilisation opportuniste de ces nobles causes et de tout ce que camoufle ce vertueux combat en matière de ressentiment ou de vengeance. Je ne sais pas… J’ai lu il y a quelque temps Mon père, je vous pardonne, le témoignage de Daniel Pittet qui, enfant de chœur issu de famille défavorisée, se faisait violer quatre ans durant par le curé Joël Allaz de si bonne réputation, et le fait est que Daniel Pittet a dénoncé et fait reconnaître d’autres crimes trop souvent enterrés, et comment le lui reprocher ? Cependant je persiste à croire que la délation est autre chose, et la figure humaine du corbeau me reste odieuse, allez savoir pourquoi…

    L.M. Ne comptez pas sur moi pour vous répondre, caro, et reprenons donc plutôt un verre de cet excellent Brunello di Montalcino…

  • À la très humble vanité

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    (Sotie sardonique au souvenir d’Audiberti)

     

    Le poète dans le miroir
    se regarde marcher
    vers une très humble gloire,
    pense-t-il en prenant la pose;
    et l’idée d’une rose
    au rose tout moiré de moires,
    et moite d’humilité,
    lui descend comme ça du ciel
    où les muses et les appareils
    à sonder l’infini
    toujours ont mêlé leurs outils.

    Aussi le poète, imbibé
    de liqueurs et de cris,
    se croit-il désigné,
    comme c’est écrit dans ces écrits
    où la pose et la rose
    se mirent aux moires du miroir
    dont la queue n’est pas d’une poire...

     

    (Il y a bien cinquante ans, là,
    que je te lis et te relis:
    Race des hommes, race marrie,
    disais-tu, cher Audiberti...)

  • S comme Suisse multiple

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    S. comme Surlej, Silvaplana, Sils-Maria, Soglio et Suisse diverse…

    Fugues helvètes V. À propos d’une énormité de la Présidente de la Commission européenne et de la multiculture helvétique. Une bibliothèque significative à Surlej, chez les S.

    À la veille de quitter l’appart modèle des S. que nous avons loué d’un lundi à l’autre à Surlej, en face de Silvaplana, l’idée de faire l’inventaire qualitatif des quelque 200 livres que nos propriétaire inconnus ont laissés sur les rayons de la bibliothèque de leur vaste trois-pièces m’est venue en complément des multiples observations que j’ai pu faire en Haute Engadine ces derniers jours, et des années durant puisque j’y suis venu diverses fois, seul ou avec Lady L. et nos enfants, pour notre plaisir ou pour les quelques reportages que j’ai consacrés aux régions de la Basse Engadine (de Sent à Guarda) ou du Val Fex, de Sils-Maria et de Stampa et Soglio.

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    De fait, la bibliothèque des S., avec son choix d’ouvrages traitant de nature ou liés à de multiples voyages, mais aussi nombre de dictionnaires et une bonne cinquantaine d’essais ou de romans parfois «grand public» (ce qu’on pourrait dire les typiques «romans de vacances » d’un Stieg Larsson ou d’un Robert Ludlum), mais également de teneur plus pointue, m’ont paru, par leur niveau de culture général élevé et la spécificité propre du choix des S., l’illustration même des curiosités multiples et des exigences qualitatives de la classe moyenne supérieure de nos concitoyens ouverts à la diversité du monde proche ou lointain.

    À la veille de notre départ pour ces fugues en Suisse orientale, j’avais pris soin de découper l’édito de mon ancien confrère Claude Ansermoz, actuel rédacteur en chef du quotidien 24 Heures où j’ai servi (ou sévi, selon les avis) pendant une vingtaine d’années, intitulé À quand un ministère européen de la haine en Europe ? et répondant, aussi vertement que personnellement, à la nouvelle Présidente de la commission européenne, Ursula von Leyen, à laquelle on doit la création d’un poste de commissaire dédié à la protection de notre «mode de vie européen» en lien avec la migration…

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    À très juste titre, me semble-t-il, mon confrère Ansermoz se demande ce que peut-être le « mode de vie européen », et ce qu’ont en commun l’Ecossais protestant des Highlands et le Grec orthodoxe de Patmos, le fonctionnaire français et le plombier polonais, étant précisé que le mode de vie européen en question serait « plus compréhensible » pour le citoyen du Vieux-Continent en y accolant les adjectifs «dignité et égalité pour tous »…

    Et le rédacteur, dont la grand-mère paternelle était une protestante italienne à tendance socialiste et le grand-père paternel un catholique radical, de se demander s’il faut instituer, en Suisse, un département de l’appartenance cantonale pour mieux défendre, face à l’étranger du dehors, les « modes de vie » particuliers des communautés helvétiques aux us et coutumes souvent très différents, sans parler du multilinguisme et de la variété des confessions, malgré quelques points commun tels l’usage de la pâte à tartiner Le Parfait, l’obligation de servir dans l’armée de milice pour les garçons en bonne santé et l’interdiction faite aux filles de se présenter seins nus au bureau de vote…

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    Interrogeant le grand Européen que fut Denis de Rougemont en 1977, à propos du terrorismes des années de plomb (il venait de publier L’Avenir est notre affaire, de coloration très écolo avant la lettre), je l’entendis remarquer, avant le refus des Suisses de rejoindre l’Union européenne, que « son » Europe serait celle des cultures et non pas celle de l’économie et de la finance. Aux yeux de certains, il passait d’ailleurs pour une espèce de «gauchiste», sûrement influencé par une femme plus jeune que lui se la jouant hippie…

    Cette digression pour en revenir au véritable laboratoire du «vivre ensemble» que figure la Suisse, xénophobes compris, depuis sept siècles durant lesquels les conflits entre catholiques et protestants, autant que les oppositions des villes et des campagnes, ont fait ruisseler le même sang «trop humain», comme on se la rappelle par exemple en compulsant les chroniques historiques des vallées grisonnes et tessinoises où rognes entre bourgs et villages d’obédience catholique ou réformée ne cessèrent d’être attisées par les grognes entre États voisins où la papauté, soufflant sur les braises de la haine, exerça souvent une influence fanatisante digne des plus ardents djihadistes.

    Plus précisément, les massacres et les bûchers dressés par l’Inquisition locale, qui ont marqué l’histoire des vallées grisonnes et tessinoises, ont fait l’objet de rapports dévoilant une violence aussi peu conforme au message évangélique qu’aux recommandations des fonctionnaires de Bruxelles en matière de dignité et d’égalité pour tous…

    Et les S. là-dedans ? Visiblement très concernés par la culture hébraïque, à en juger par la présence, dans leur bibliothèque, de la somme que représente A History of the Jews, par l’excellent historien anglais Paul Johnson (auquel on doit d’autres fameux essais de tendance libérale et le savoureux Grand mensonge des intellectuels), mais aussi par un volumineux Tage des Feuers de Samuel Katz, sur les secrets de l’Irgun, Une histoire de 23 siècles d’antisémitisme paru en 1965 sous le titre de The Anguish of the Jews qui a la particularité d’être le premier grand essai en la matière rédigé par un prêtre catholique, ou encore un recueil d’articles d’Erich Fromm paru sous le titre de The Dogma of Christ, un autre texte d’Amos Oz paru en traduction française sous le titre d'Entre amis, ou encore – et la liste est partielle -, The Jewish paradox dans lequel, marqué par un signet du lecteur ou de la lectrice , je tombe sur un chapitre consacré à la mère juive dans le célébrissime Complexe de Portnoy de Philip Roth...

    Comme je le présume, les S. sont des Juifs suisses d’un niveau culturel élevé, probablement de notre génération née après la Deuxième guerre mondiale et qui ont voyagé au vu de nombreux albums illustrés et autres guides culturels évoquant l’Ecosse et le Venezuela – pas mal de livres en langue espagnole aussi, don t une version de la Suite francesa d’Irène Nemirovsky…-, la «wunderschönes» Bavière et l’Autriche (avec une grande affiche au mur du hall d’entrée rappelant un exposition Chagall à la galerie Salis de Salzbourg en 1987), la Sicile et j’en passe.

    Le S., s’ils sont Juifs, sont-il de bons Suisses pour autant, conformes au «mode de vie européen» ? Dans les années 3o du XXe siècle, l’avocat lausannois Marcel Regamey, idéologue de la droite maurassienne vaudoise, publia, dans le journal La Nation, un éditorial à valeur polémique intitulé Défie-toi du Juif ! Il y était expliqué que, même bien assimilé dans un canton de notre pays, le Juif restait essentiellement fidèle à son origine et ne pouvait donc faire figure de citoyen fiable en cas de conflit. On voit combien les mentalités évoluent !

    Or les S. s’intéressent, et passionnément, à la nature et à la bonne et belle vie. La décoration de leur intérieur, les nombreux ouvrages traitant de mycologie fine ou de minéralogie alpine, de fleurs alpines typiquement helvétiques voire bénies par Notre Seigneur, tel atlas des oiseaux ou tel guide des jeunes cuisiniers européens (le seul livre en français de leur bibliothèque !) témoignent multiplement de leurs curiosités plus qu’européennes : mondiales (les oiseaux et les penseurs éminents, tel un Arthur Koestler et un Manès Sperber, également bien présents, ne sont-ils pas citoyens du monde ?), et pour couronner le tout, à mes yeux de fouineur indiscret «fondu en littérature», je relève une Wanderung (promenade) de Hermann Hesse et, constituant une véritable découverte: un recueil de nouvelles de l’auteur allemand Ferdinand von Schirach dont j’ignorais tout jusqu’à ce matin alors que trois de ses livres ont été traduits chez Gallimard dans la référentielle collection « du monde entier », etc.

    Les voyages forment la jeunesse et déforment les valises, dit la sagesse populaire. Or au moment de boucler les nôtres pour quitter demain Surlej, face à Silvaplana et non loin de Sils-Maria, je me sens plein de gratitude à l’endroit de la Suisse des S. dont j’enrichirai tantôt la bibliothèque, promis-juré, par l’envoi du deuxième de mes livres, intitulé Le pain de coucou et évoquant ma double origine alémanique et romande, mais aussi italienne par un trisaïeul prêtre catholique piémontais qui connut (au sens biblique) mon arrière-arrière-grand-mère chassée de son village pour inconduite et qui réapprit le « vivre ensemble » avec un menuisier du nom d’Imsand, avec lequel elle donna la vie à ma bisaïeule devenue l’épouse d’un Monsieur Gretener chauffeur de loco aux CFF et qui inaugura à ce titre la première traversée du Gotthard, - et la mère de douze enfants dont ma grand-mère Agatha drillée à l’âge adulte dans les métiers de l’hôtellerie entre le Ritz de Paris et le Victoria de Glion, et jusqu’à l’hôtel Royal du Caire où elle fit sa pelote avec notre Grossvaterx - et c’est ainsi qu’on fait la nique à Bruxelles en attendant que l’Europe s'intègre enfin à la Suisse…

     
  • Ceux qui tutoient le Surhomme

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    Celui qui prédit que Sarah toussera / Celle qui est à l’origine de la tragédie / Ceux qui se retrouvent à Sils pour le colloque consacré à la pléthore du signifiant chez le Nietzsche de la deuxième période / Celui qui réécrit le Gay savoir en langue inclusive / Celle qui a consacré sa thèse au complexe de la bonne sœur dans la psychologie politique de son frère idéologiquement flottant / Ceux qui préfèrent la chasse au canard du côté d’Isola / Celui qui prétend que le triolisme vécu par Nietzsche est une projection surdéterminée de la fusion trinitaire / Celle qui tient le fouet sur l’image des deux mecs qui la promènent en chariot en invoquant la Salomé biblique déjà décidée à ne pas se laisser faire / Ceux qui ne manquent aucune réunion des bikers nietzschéens de l’Europe nouvelle à venir c'est sûr / Celui qui commente la visite de la Casa Nietzsche en japonais / Celle qu’on dit LA spécialiste du philosophe qu’elle considère à vrai dire comme un poète mystique incompris de ceux qui n’ont pas lu ses ouvrages hélas non traduits à ce jour / Celui qui descend au palace dont les prix sont adaptés à la volonté de puissance de groupe arabe qui l’a racheté au nez et à la barbe des Chinois / Celle qui n’a jamais su ou mettre le z dans le nom du philosophe préféré de son cousin Jean-Paul / Ceux qui remarquent qu’un penseur exaltant le sport quoique de santé fragile et qui embrasse un cheval lombard ne peut pas être tout à fait mauvais, etc,

     
  • Riches Heures en hautes terres

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    Fugues helvètes 3. De Surlej à Poschiavo et retour. Le surprenant museo Console et le réjouissant (!) ossuaire. Des perles dans le brouillard. Orage nocturne en été indien, etc.

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre: - Tu m’avais l’air un peu grinche ce matin. À cause du brouillard ? Ou le mauvais roman contre lequel tu pestais hier soir ? Ou encore nos putain de douleurs jambaires en marchant sous les glaciers ?

    Moi l’un:- En tout cas pas le brouillard ! Tu te rappelles celui de Tarasp, en je ne sais plus quelle année, quand nous avions créché au backpacker de Sent et passé la soirée avec l’adorable Julius: la vision magique du lendemain matin avec le château flottant sur la mer de brouillard gris perle...

    Moi l’autre: - Et comment que je me le rappelle ! Et le brouillard à Salamanque !

    Moi l’un: - À Salamanque c’était du pur Magritte, avec le brouillard dans les rues à mi-hauteur des murs et cette vision des moitiés de femmes et d’hommes qui marchaient en silence comme dans un rêve. Enfin tu me connais: je suis absolument imperméable aux variations météorologiques, au contraire de toi et de Lady L.

    Moi l’autre: - Pourtant de nous trois tu es la part la plus ombrageuse, nous sommes tes âmes gentilles qui n’aimons point trop le vent glacial de la Maloja, qui semble te réjouir au contraire, comme les crânes de l’ossuaire de Poschiavo qui t’ont fait dire, avec ton affreux humour noir, que le petit garçon qui jouait au ballon devant l’église ferait lui aussi plus tard un crâne décoratif...

    Moi l’un: - Merci de me faire l’amitié de ne pas le prendre pour du cynisme, pas plus que ce n’est par penchant pédophile que j’ai photographié le bambin...

    Moi l’autre: - Lady L t’a pourtant mis en garde, vu l’attention que tu portais au mioche, contre l’éventuelle réaction d’une mère aux aguets...

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    Moi l’un: - Détestable parano d’époque que j’encule ! Et je vous laisse le soin d’y ajouter les nuances, comme le bon vieil Anker dans ses délicats portraits d’enfants aux joues roses ou les imbéciles ont vu de la compulsion sexuelle.

    Moi l’autre: - Tu sais que je surabonde et que je partage ta rage ou ta tristesse, selon les cas, devant une croûte de rapin, un poème sonnant le creux ou un mauvais roman...

    Moi l’un: - Nous partageons aussi la saine fureur de Thomas Bernhard, dans Maitres anciens, contre les peintres englués dans les conventions sociales ou psychologiques de leur époque, comme il y en a dans tous les musées, y compris sur les quatre étages du museo Console de Poschiavo où quelques très belles surprises nous ont enchantés, à commencer par les Spitzweg !

    Moi l’autre: - C’est vrai que tout le monde connaît deux ou trois portraits-charge piquants de Carl Spitzweg, comme le vieux libraire perché sur son échelle de bambou, alors qu’on trouve ici un bel ensemble de paysages romantiques qui valent la comparaison avec un Alexandre Calame et quelques autres paysagistes de premier ordre. Et puis il y a cette jeune femme de Segantini, ou ces deux ou trois Anker et autres Hodler qui ont échappé au Marché...

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    Moi l’un: - Une fois de plus, comme au Römerholz de Winterthour ou à la fondation Kroller-Muller d'Arnhem, c'est le goût et la passion d’un homme fortuné, ici le vénérable Signor Ernesto Conrad, comme au Römerholz Carl Reinhardt, qui est à l’origine d’une collection cohérente découlant des choix d’un vrai regard. Cela étant, comme la mauvaise peinture peut contribuer à nous aiguiser le regard pour mieux apprécier les vrais poètes de la peinture, les romans "de carton", selon l’expression de Paul Léautaud , nous aident aussi à mieux repérer le toc et le kitsch, la psychologie artificielle et le style mécanique, par contraste. Mais parlons plutôt de ce que nous aimons...

    Moi l’autre:- Je te vois venir avec notre autre lecture d'hier soir, en contraste justement avec le piètre roman dont nous ne parlerons pas, à savoir le recueil d’essais critiques d’Audiberti réunis sous le titre de La forteresse et la marmaille...

    Moi l’un : - Merveille dont je me suis réjoui de parler avec notre ami pierre-Guillaume, tout à l'heure au téléphone, lequel m’a recommandé dans la foulée la meilleure traduction de La montagne magique, par Maurice Betz - merveille du regard fulgurant d'Audiberti sur ses pairs, que ce soit Valéry ou Antonin Artaud, le pachydermique Claudel ou le cosmique Hugo, merveille de discernement du romancier-poète qui ne peut être qu’un bon critique puisque le roman et la critique sont des variantes du poème universel qu’est l'unique vrai Livre, etc

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    Moi l’autre: Te revoici lyrique !

    Moi l’un : Comment ne pas l’être après l’incroyable orage silencieux d’hier soir dans le ciel surplombant là-bas le val Bregaglia au ciel tout tailladé d’éclairs blancs sur fond de sombres nuées en mouvement, bref du Wagner en turbulence pour nous rappeler son jeun ami de Sils-Maria à moustache de paille de fer...

  • Avatars du pays parfait

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    Nos fugues helvètes nous conduisant dans l’Engadine de Nietzsche et de Daniel Schmid, de Thomas Mann et de  Hermann Hesse, nous ressentons soudain, devant le vide  de l’hors-saison touristique, le manque d’esprit et de cœur d’une société occidentale repue et autosatisfaite. Mais la poésie du monde reste accessible…

    L’image d’une Suisse parfaite, tip-top-propre-en-ordre et forcément au-dessus de tout soupçon, comme disait l’autre, trouve son accomplissement  dans le splendide ensemble de résidences essentiellement secondaires à la majestueuse architecture d’inspiration romanche, comme posées sur l’admirable gazon grison de l’Engadine des lacs, et que dire d’autre de l’appart élégant et spacieux, décoré avec le meilleur goût par ses propriétaires, que nous louons en ce «lieu de rêve» d’un lundi à l’autre pour la somme en somme raisonnable de 903 francs suisses, taxes comprises, soit un vaste salon-salle à manger et cuisine ouverte, cheminée et grande baie donnant sur un balcon donnant lui-même sur un petit ruisseau où s’abreuvent écureuils et mésanges, deux chambres à coucher et deux salles d’eau, garage souterrain et silencieux ascenseur – tout cela donc pour une semaine au prix que coûterait une seule nuit dans une suite de surface équivalente de n’importe quel palace de Saint-Moritz, cette horreur de ville à la montagne faite de bric et de broc immobilier sans âme et dérogeant à toute semblance de perfection made in Switzerland ?

    Ainsi nous sommes-nous réveillés ce matin, Lady L. et moi, au milieu de cet admirable décor où l’harmonie du bâti le dispute à celle de la nature environnante, entre lacs de cristal miroitant et nobles sommets saupoudrés d’une première neige, genre tableau lustral à la japonaise, et c’est juste avec une pointe d’ironie - mauvais esprit que je reste en toute circonstance -, que j’ai imaginé ce que pourrait ressentir, par exemple, une jeune Brésilienne trépidante de pétulance sensuelle soudain parachutée en ce lieu à peu près désert en ce moment de basse saison, ou quelque Africain en quête de fêtes, quelque Russe en mal de drague – ce décor de rêve se trouvant en effet pur de toute présence enfantine, sans un ado joyeusement mal élevé ni de ces bandes de véliplanchistes multisexes qui s’abandonnent en été au vent fou de la Maloja, et point encore de bandes de skieuses et skieurs dévalant du sommet de la Diavolezza, etc.  

    Prière de ne pas cracher sur la pelouse...

    L’idée d’une perfection typiquement suisse m’a toujours paru plus que suspecte, mais je n’aurai pas l’indécence hypocrite de cracher sur le confort et l’élégant agencement de l’appart que Lady L. nous a dégoté après avoir réservé, sur Booking.com, deux belles chambres «avec vue sur le lac» ou «en forêt romantique» pour les premières escales de nos fugues helvètes, au bord du lac de Thoune et en lisière du Rhin alpin de Bad Ragaz; non : je ne vomis pas du tout cette «Suisse de rêve» qui, personnellement, ne m’a jamais fait rêver, mais dont je «profite», comme tout un  chacun (et chacune, n’est-ce pas ?) de la remarquable organisation et de la non moins indéniable liberté d’en dire éventuellement pis que pendre en tout bonne conscience.

    Il fut un  temps, que l’on pourrait dire celui du récit Mars,de Fritz Zorn, où il était politiquement correct de penser que la société capitaliste, jusqu’en ses occurrences familiales, nous vouait «naturellement au cancer», comme on le lit au début du livre «culte» en question, mais cette interprétation idéologique et déterministe de la maladie ne m’a jamais convaincu non plus, trouvant en revanche plus de pertinence à la très impertinente métaphore de Dürrenmatt selon lequel la Suisse serait une prison sans barreaux dont les habitants feraient double office de prisonniers et de geôliers se surveillant eux-mêmes – vision provocatrice de poète, comme la mémorable parabole de la vieille dame revenant au pays, et c'est dire que  la «folie» de Dürrenmatt le visionnaire résiste mieux au temps que les discours des intellectuels «engagés» des années 60-80  réduisant la réalité, suisse ou mondiale, à ses dimensions sociales ou économiques.

    Bienvenue aux enfers de l'agréable...

    J’y pensais hier à bord de notre Honda Jazz Hybrid lancée sur la trépidante autoroute du Gotthard, de Bad Ragaz à Coire (Lady L. conduit et je nous fais la lecture: telle est notre façon de voyager) dont les encombrements récurrents, aux portails nord et sud de nos admirables tunnels censés conduire à plus de bonheur encore, symbolisent ce que Dino Buzzati, autre visionnaire , appelait les «enfers du XXe siècle». Des hauts de la rive sud du lac de Zurich venait d’apparaître la «côte dorée» d’en face et sa concentration prodigieuse de villas ultra-cossues et hyper-sécurisées, et je pensais au retour de la vieille dame pourrie de fric au milieu des faux-culs qui ont usé et abusé de sa naïve jeunesse, et la vision relancée de cette fable m’est réapparue au souvenir du formidable film, intitulé Hyènes et réalisé par le Sénégalais Djibril Diop Mambéty, tiré justement de La Visite de la vieille dame de Dürrenmatt et prouvant que la pièce reste exportable et signifiante partout où il y a ce que Montaigne appelait de l’«hommerie », à savoir de la volonté de puissance et de la cupidité, de la bonne conscience prête à trahir au nom de son confort et de l’aveuglement devant sa propre abjection; et à la fin de la même matinée, sur une terrasse ombragé du bourg de Sarnen où passa cet autre fou saint et guerrier que fut Nicolas de Fluë, je pensais à cette story du même Dürrenmatt qui, de l’abus sexuel d’une enfant, dans La Promesse, a tiré un rom’pol d’une profondeur humaine si radicale qu’elle a inspiré Sean Penn dans The Pledge, avec un Jack Nicholson combien émouvant dans son rôle de vieux flic désabusé mais ne renonçant pas pour autant à enquêter au tréfonds de la vilenie humaine…

    Que la vie est plus qu'un panorama... 

    Et voilà ce qui nous manque, me disais-je tout à l’heure sous l’azur parfait de cette Engadine d’une beauté à couper le souffle, selon l’expression consacrée à la fois par les grands poètes, Nietzsche en tête, et les concepteurs de pubs touristiques : voilà le vrai sérieux de l’Art, la vraie folie qui nous manque terriblement en notre époque frelatée par la consommation à outrance, le profit devenu pour chacun une obligation vacancière (tâchez donc de «profiter» de ce paradis terrestre !), la fuite en avant dans la quête d’un confort bien pire que celui de nos fesses bordées de coussins et de nos ventres repus: celui d’une éternité transhumaine dans le bien-être généralisé des clones évoqués par le clown Houellebecq dans La possibilité d’une île… 

    « La vie n’est pas un panorama », disait gravement cet emmerdeur génial d'Arthur Schopenhauer, mais la douce folie des poètes qui ont sillonnée nos merveilleux paysages - du chevrier Thomas Platter, au temps de la Renaissance, descendu de ses alpages pour devenir l’un des grands humanistes européens, au plus joyeux des dépressifs qu'incarna Robert Walser, en passant par l’indomptable adversaire de la bête nazie  que fut Kurt Tucholsky en séjour au val Fex, Pierre Jean Jouve transformant le Soglio du val Bregaglia en Sogno dans l’une des ses plus belles nouvelles intitulée Dans les années profondes, j’en passe et de quelques autres jusqu’au cinéaste Olivier Assayas célébrant l’esprit des lieux dans son évocation de Sils-Maria -, cette douce folie visionnaire est la meilleure preuve que le panorama, plus qu’un leurre, peut être apprécié, et mieux : contemplé, ou mieux encore: aimé par n’importe laquelle ou lequel d’entre nous moyennant un grain de cette même folie qui résiste au morne désespoir ou à l’avachissement, pire encore que la mort physique, du consentement béat - wellness de la meute imbécile -, à la transformation de l’humanité belle et bonne en compost du néant.

    Mais quelle chance nous avons de vivre encore, amies et amis de partout, dans l’Engadine adamantine de ce monde que ce vieux birbe réactionnaire de Soljenitsyne, revenu des camps, s’accordait lui aussi à dire parfait !         

     
  • Joseph Czapski, peintre de l'essentiel

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    C’est avec les mots les plus simples que nous aimerions dire ici notre reconnaissance à Joseph Czapski. Parce que l’homme, autant que l’artiste, désamorcent à l’avance toute célébration factice. Pas plus qu’on n’imagine Czapski en uniforme ou faisant le beau dans les mondanités, il n’y a dans sa peinture la moindre séduction facile, ni le moindre faux-semblant.

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    Dans ses conversations comme dans ses toiles, Joseph Czapski coupe court à tout bavardage pour aller à l’essentiel. Cependant qu’on se garde de se figurer un ascète farouche écarté de la vie ordinaire et de ses semblables. Bien plutôt – et cela tient du miracle – le vieil homme revenu du bout de la nuit, qui a traversé le siècle et ses tragédies, a gardé toute la fraîcheur d’une âme candide  et cet humour, cette sensibilité attentive, cette malice parfois, cette inextinguible curiosité, ces coquetteries aussi, ou quelle juvénile capacité d’indignation et de révolte, qui nous rendent sa compagnie si revigorante et si pleine, si vivante, si chère.

    Miracle, ah vraiment, que cet homme à la destinée exceptionnelle, et dont nous tenons l’œuvre pour l’une des plus vivifiantes et des plus nécessaires de ce temps, survive au milieu de l’esbroufe et de la confusion, inflexible veilleur dont la peinture, plus qu’aucune autre aujourd’hui, nous ouvre les yeux, nous alerte l’esprit et nous réchauffe le cœur ! 

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    Aussi, comment ne pas voir quelque chose de miraculeux dans le fait que la première rétrospective officielle de l’œuvre de Joseph Czapski, au Musée Jenisch de Vevey, en 1990,  se soit tenue quelques mois après que l’affreux mensonge qui faisait insulte à la mémoire de 15.000 prisonniers de guerre polonais disparus à tout jamais, ait enfin été reconnu formellement par l’Union soviétique nous savons ce que le seul nom de Katyn représentait pour Czapski, rescapé de la tragédie et témoin de la première heure, qui a contribué pour beaucoup à défendre la mémoire de ses camarades massacrés.

    Mais sans doute faut-il rappeler, avant d’évoquer l’œuvre du peintre, quelques étapes décisives de la vie de Joseph Czapski, pour mieux approcher les sources vives d’une œuvre quotidiennement irriguée et nourrie par les vicissitudes et les joies de l’existence.

    Unknown-4.jpegÀ travers le siècle

    Autant par ses origines que par sa formation intellectuelle et artistique, sa participation à la tragédie polonaise, son exil et son œuvre, Czapski incarne le type même de l’humaniste européen. Héritier spirituel des grands écrivains russes, il parle aussi bien l’allemand que le polonais et le français, Proust lui étant aussi familier que l’univers de Dostoïevski ou de Mickiewicz.

    En peinture, il s’inscrivit d’emblée dans la réaction contre le réalisme académique et la tradition « littéraire » de la peinture historique, au bénéfice de ce qu’il appelle la « peinture-peinture », à ne pas confondre avec l’art pour l’art. Trop habité par les questions éternelles de la religion et de la métaphysique, Czapski n’a jamais pu croire, même en sa jeunesse, aux belles promesses du communisme.

    «J’ai toujours vécu dans une aura religieuse», nous disait-il un jour. Néanmoins, ses souvenirs de la Russie de 1917-1918, lorsque les foules discutaient dans la rue des partages terriens ou de l’existence de Dieu, lui restent dans toute leur intensité. Par la suite, il fut l’un des premiers  à découvrir l’existence du Goulag avant d’être contraint à l’exil. Or celui-ci, comme ses périodes de guerre, fut pour Czapski l’occasion de poursuivre, en marge de son œuvre personnelle, une activité inlassable d’animateur intellectuel, d’écrivain et de chroniqueur. Ainsi aura-t-il représenté, pour beaucoup de Polonais de cette fin de siècle, une conscience vivante. Mais retraçons, brièvement, les grandes lignes de cette destinée.

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    Né à Prague le 3 avril 1896 dans la famille noble des Hutten-Czapski, le garçon a passé son enfance dans la maison familiale de Przyluki, dans l’actuelle Russie soviétique. De 1909 – 1916, le jeune Czapski se retrouve à Saint-Pétersbourg où il entreprend, après son baccalauréat, des études de droit. Mobilisé à la fin de l’année 1916, il est affecté en octobre 1917 à un régiment de soldats polonais incorporés dans l’armée russe pendant la révolution de février. Après quelques mois, il quitte cependant l’armée en invoquant des motifs de conscience et revient à Petrograd où, avec ses deux sœurs, il participe à une communauté religieuse et pacifiste. C’est là qu’il va connaître , pour la première fois, la famine et la terreur, à l’enseigne du premier hiver bolchévique.

    En 1918, il retourne en Pologne et s’inscrit à l’Académie des Beaux-Arts de Varsovie. Cependant, son patriotisme l’engage bientôt à reprendre du service non armé. Il est alors chargé d’une mission qu’il accomplira par deux fois dans sa vie, au terme des deux carnages du siècle : ses supérieurs le chargent de partir à la recherche de cinq officiers et soldats disparus en Russie. Après des mois d’investigation, il ne peut qu’établir le constat d’exécution de ses compatriotes; mais deux décennies plus tard, c’est sur la disparition de milliers de prisonniers qu’il enquêtera…

     De retour en Pologne, il réintègre l’armée en tant que simple soldat et participe à la guerre russo-polonaise de 1920, au terme de laquelle il obtient une décoration militaire. 

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    Après ces premières tribulations liées aux tumultes de l’Histoire, Joseph Czapski va pouvoir se consacrer à la peinture. De 1920 à 1924, il reprend son apprentissage à l’Académie des beaux-arts de Cracovie. C’est là qu’il se lie avec Cybis, Waliszewski et Jarema, entre autres, qui formeront le groupe des kapistes (Komitet Pariski, Comité de Paris). Le groupe a décidé de se rendre à Paris, considéré comme le foyer artistique de l’époque, pour y étudier la peinture. En réaction contre la peinture polonaise d’inspiration historique, les kapistes récusent également la peinture non figurative. Dans la foulée de Cézanne et de Van Gogh, ou encore des fauves, leur mot d’ordre est « peinture-peinture ».4-Portrait.jpg

    Cette aventure parisienne s’apparente à la légende de Montparnasse, où ces jeunes gens débarquent avec des moyens leur permettant de survivre six semaines, pour demeurer plus de six ans dans la capitale artistique. Au jour le jour, les kapistes vivront de gagne-pain hasardeux, peignant des abat-jour et des manches de parapluies, collaborant à des revues de mode ou bien encore organisant des manifestations de soutien, tel ce bal légendaire, sur un bateau-mouche, que parrainait un certain Picasso.

    À noter au passage que, dans le groupe des kapistes, Joseph Czapski fait alors figure d’organisateur plus que de mentor artistique : « Mes camarades ne croyaient pas du tout à ce que je faisais ». Et d’insister sur le fait  qu’il n’a commencé à voir vraiment, avec un œil de peintre, que vers 1927.  En 1929 et 1931, les kapistes exposent avec succès à la galerie Zak de Saint Germain-des-prés et à la galerie Moos de Genève. L’année suivante, après une nouvelle exposition personnelle  à la galerie Maratier, à Paris, Czapski retourne en Pologne, imbu de nouvelles idées et prêt au combat. Il devient alors l’un des chefs de file de la peinture moderne en Pologne. Il est aussi l’un  des plus actifs parmi ceux qui vivent pour la peinture et qui parfois « divaguent génialement », devient un des rédacteurs d’une revue d’avant-garde, Voix d’artistes (Glos plastykow), à Cracovie, et assume la rédaction d’une colonne dédiée à la peinture dans les Nouvelles littéraires de Varsovie. Suivront, en 1935, une monographie sur Pankiewicz, maître de Czapski et ami de Bonnard ; et, en 1936, un essai sur la philosophie de Vassily Rozanov, penseur russes des plus originaux dont Czapski préfacera la première traduction française de La Face sombre du Christ, chez Gallimard, en 1964. Quant à la peinture de Czapski, elle n’en est alors qu’à sa Préhistoire, si nous osons dire.

    Or voici que, le 1erseptembre 1939, tandis que les troupes allemandes déferlent sur le territoire polonais, s’ouvre une nouvelle grande parenthèse historique dans la vie de Joseph Czapski.  En qualité d’officier de réserve, celui-ci gagne Cracovie et y rejoint son régiment, qui se dirige aussitôt vers l’Est.

    Le même jour, Stanislaw Ignacy Witkiewicz , génial écrivain-peintre-philosophe polonais que Czapski a rencontré à plusieurs reprises, se présente lui aussi aux armées, dont les recruteurs le renvoient à cause de son âge et de son état de santé – il se suicidera le 18 septembre.

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    Le 27 septembre, Czapski est fait prisonnier par les Soviétiques et interné successivement à Starobielsk, Pawlichtchew-Bor et Griazowiez. Il passera dix-huit mois dans les camps soviétiques où il connaîtra la promiscuité, la maladie et la sous-alimentation. Cependant, Czapski ne cesse, durant cette période et celle qui suivra, de tenir scrupuleusement son journal et de reproduire de mémoire ses toiles d’avant-guerre. Par ailleurs, avec ses co-détenus, Czapski met sur pied toute une organisation de lectures et de conférences sur les sujets les plus divers. De cette époque datent ses remarquables causeries intitulées Proust contre la déchéance, prononcées au camp de Griazowietz et éditées en 1987 aux éditions Noir sur Blanc.68d96b3db844e7c8a5c229c0b38af028.jpg

    Quant à son séjour dans les camps soviétiques, Czapski en rendra compte dans ses Souvenirs de Starobielsk dont Gustaw Herling dit avec raison « qu’ils ont été vécus par un Polonais, médités par un Européen et écrits par un peintre »., avant de se reprendre et d’ajouter que ces souvenirs « ont été écrits par quelques milliers d’homme que nous ne reverrons jamais, Czapski les ayant « seulement portés sur notre terre plus abritée».

    Or ce qu’il faut ajouter, c’est que ce petit livre arraché aux tumultes sanglants de l’Histoire nous touche à la fois par la justesse chaleureuse des portraits que Czapski trace de ses camarades et par la qualité de ses observations, où l’on sent évidemment l’œil du peintre.

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    « Il y a dans les Souvenirs de Starobielsk», ajoute Herling, « le secret de la force polonaise. Ces conversations si fidèlement notées par Czapski, ces discussions, leçons, prières chantées en chœur, ces célébrations de fêtes, tout témoigne de la solidité de la résistance polonaise ».

    Au fil des pages, nous voyons revivre quelques-uns de ces hommes, jeunes ou vieux, que Staline fera bientôt assassiner d’une balle dans la nuque, et qui n’auront pour sépultures que d’ignobles charniers, d’anonymes steppes ou Dieu sait quelle fosses marines.

    Inoubliables figures que celles du commandant Adam Soltan, patriote qui, s’il le pouvait, reviendrait « à genoux en Pologne, du bout du monde », et qui participe aux séances de lecture du camp en s’efforçant de faire partager sa passion enfantine pour la trilogie de Sienkiewicz; de Thomas Checinski, propagandiste zélé d’un fédéralisme européen avant l’heure et se plaignant de la vie trop aisée du camp: « Personne ne nous frappe, disait-il, on n’exige pas de nous de pousser des brouettes dans les mines, cela n'est pas bien, il est honteux de vivre ainsi » ; du poète d'avant-garde Piwowar, dont Czapski a conservé un recueil de poèmes transcrits au camp sur des petites feuilles de papier à cigarettes, du lieutenant Raksi, auquel ses joues roses et joufflues valaient le nom de « bébé Cadum », naturaliste capable d’oublier le froid et la famine de la steppe tant le captivait l’observation des herbes ; et tant d’autres personnalités de valeur, savants, médecins, professeurs, qui tous disparurent...

    À Starobielsk, le jour de l’évacuation du camp, le 5 avril 1940, se  trouvaient trois mille neuf cents vingt officiers polonais. « De tous ces prisonniers », note Czapski, soixante-dix à peine échappèrent au massacre; je suis l’un d’entre eux ».

     C’est dans ces mêmes Souvenirs de Starobielsk, dont la première édition parut à Rome en 1945, que nous apprenons comment le capitaine Joseph Czapski, le jour de l’an 1942, décida de gagner Tchaïkov, en Russie, ou avait été déplacée la direction du Goulag, au titre de « chargé des prisonniers non rentrées », plénipotentiaire du général Anders. Par la suite, Czapski reviendra sur ces années tragiques dans un livre de plus grande envergure, Terre inhumaine, publié à Paris en 1949 et réédité  en 1978 à l’Âge d’Homme. 

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    Si Joseph Czapski n’avait écrit que Terre inhumaine, son nom mériterait de figurer au panthéon des grands témoins du XXe siècle. Plus encore qu’un document exceptionnel sur une période mal connue, voire occultée de l’histoire de notre siècle, c’est un témoignage véridique et stimulant sur les capacités de survie de l’homme et sur la solidarité qui anime une « communauté humaine dans le malheur».

    Comme dans les Souvenirs de Starobielsk, Czapski y entremêle ses observations quotidiennes qu’il consigne dans son précieux Journal – lequel représente aujourd’hui, soit dit en passant, la valeur de plus de vingt mille pages de textes assortis de dessins et d’aquarelles – le récit de ses pérégrinations et la chronique d’épisodes marquants de l’histoire contemporaine.

    Ainsi suivons-nous Czapski dans ses démarches auprès des autorités soviétiques, à la recherche de ses compagnons d’armes disparus. Le premier, il conclut au massacre des 15.000 Polonais disparus, et acquiert la conviction de la responsabilité soviétique dans le massacre de Katyn.

    Puis c’est le récit de l’immense périple à travers l’URSS, l’Irak et le désert lybien, des 200.000 militaires et civils de l’armée Anders, dans laquelle Czapksi fait office de « ministre de l’Information et des Loisirs». À cette enseigne, il organise la survie spirituelle de cette caravane en quête d’une terre promise, par le truchement de conférences et de toute une infrastructure scolaire et culturelle. De cette mission, Gabriel Marcel, ami de longue date de Czapski, rappelle l’importance dans sa préface à terre inhumaine en citant au passage une parole du poète Slovacki : «Nous autres Polonais devons apprendre à respirer sous l’eau». Et le philosophe d’ajouter : « Joseph Czapski, d’âme si libérale, si ouverte aux idées et aux êtres, et plus encore, peut-être, aux êtres qu’aux idées, aida les 200.000 Polonais exilés dans les steppes à continuer cette respiration sous l’eau par laquelle survit, à travers les épreuves, le génie de leur nation ».

    Enfin nous voyons dans quelles circonstances héroïques les Polonais participèrent à la campagne d’Italie, et notamment à la bataille du Monte Cassino, avant d’être lâchés par les Alliés.  « Personne d’entre nous, écrit Czapski, ou presque personne, ne prévoyait Yalta ».

    Ce n’est qu’après la guerre – durant laquelle tous ses tableaux restés en Pologne furent détruis -, que Czapski recommence de peindre. Définitivement installé à Paris, il participe à la rédaction du mensuel polonais Kulturaqui deviendra l’un des foyers intellectuels de l’émigration polonaise. C’est d’ailleurs au siège de la revue, à Maisons-Laffitte, que Joseph Czapski vit encore aujourd’hui dans une soupente où s’entassent ses toiles et ses livres.

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    En outre, Czapski entreprit, dans les années 1950, une tournée de conférences aux Etats-Unis destinées à récolter, auprès des Polonais d’Amérique, des fonds destinée à l’établissement, en Europe, d’une université qui devait permettre aux jeunes Polonais déracinés par la guerre d’accomplir une formation adéquate. Après un début prometteur, l’institut en question périclita faute de pouvoir faire reconnaître ses diplômes. Du moins Czapski aura-t-il participé une fois de plus, et avec quel dévouement, à la cause commune.

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    À côté de nombreux articles dans Kultura, Joseph Czapski publia encore deux livres durant ces dernières décennies : L’œil, un recueil d’essais sur la peinture dont l’édition en polonais date de 1980, et la traduction à l’Âge d’Homme de 1982; et particulièrement cher à l’auteur l’autre recueil de Tumulte et spectres, paru à l’institut littéraire polonais de paris, en 1981, où Czapski complète le récit de ses tribulations. Enfin, l’exilé  de Maisons-Laffitte n’a cessé de suivre le déroulement des événements en Pologne, entretenant des liens d’amitié avec certains ténors de Solidarnosc et se liant avec de jeunes écrivains polonais établis à Paris, tels Adam Zagajewski ou Wojciech Karpinski.

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    Mais c’est à la peinture que Joseph Czapski devait consacrer l’essentiel de son temps depuis 1950, exposant à Paris et à  Genève, à New York, Rio de Janeiro, Londres ou Toronto, avant de réserver, depuis 1976, l’essentiel de sa production aux expositions annuelles de la Galerie Plexus à Chexbres. Enfin, notons que dix toiles de Czapski furent très remarquées à la Biennale de Paris, en 1985, et qu’une exposition au Musée archidiocésain de Varsovie lui fut consacrée du 6 mai au 28 juin 1986.

    Au terme de ce bref survol d’une vie si profondément mêlée aux grandes tragédies du siècle, nous aimerions souligner, une fois encore, l’inaltérable fraîcheur qu’à su conserver Joseph Czapski, que ses désillusions répétées eussent pu vouer à la désespérance ou au désabusement.

    « Il faut tout recommencer chaque jour », nous disait-il lors d’une de nos rencontres. Or chaque nouvelle toile de Czapski nous prouve que celui-ci ne se paie pas de mots : que chaque nouveau jour est comme le premier matin du monde pour qui sait voir.

    Le regard de Czapski

    692770f765ed17a6b5bf1b20113ad086.jpgApprendre à voir, Joseph Czapski nous y aide pour l’essentiel. Depuis que nous avons découvert son œuvre, dans les années 70, il nous semble que notre propre regard sur le monde s’est modifié. Il y a un « regard Czapski », dont nous avons constaté maintes fois l’effet de rayonnement contagieux. Voyez la rue, voyez les gens, regardez autour de vous à la sortie d’une exposition de Czapski : tout se passe alors comme si vous étiez soudain plus attentif et plus ouvert à la vibration des couleurs et des matières, plus sensible à l’énigme de chaque passant ou plus reconnaissant à la vue d’un simple pan de ciel vert entre deux murs lépreux. Immédiatement cette peinture affirme une présence intense et vibrante, qui tient à la fois à l’usage de la couleur et à un art de la composition tout à fait particulier.47099220_10218240974522648_8249046941841752064_n.jpg

    Mais avant même l’expression artistique. Il nous semble qu le point de vue de l’artiste sur le monde, et sa façon de le cadrer, signale déjà l’acuité et l’originalité de ce regard.

    Aux cadrages de Czapski, Murielle Werner-Gagnebin a d’ailleurs consacré une partie de la monographie qu’elle a publiée en 1974 à L’Âge d’Homme, sous le titre Czapski, la main et l’espace. Mais plutôt que l’aspect technique des constructions de l’artiste, c’est leur signification pour l’essentiel, une fois encore, que nous aimerions mettre en évidence, en insistant sur la portée métaphysique de cette œuvre. 

    À cet égard, ses cadrages insolites, voire paradoxaux, signalent immédiatement le bond créateur dans son immédiateté et la position de l’artiste dans le temps et l’espace : « J’étais là, telle chose m’advint ».czapski-jozef-1896-1993-poland-procida-898157.jpg

    Et du coup, à l’instar de Rozanov notant une pensée sur la semelle d’une savate parce qu’il n’a pas de papier à portée de main, le peintre fixe l’apparition de la toile possible sur le petit bloc qui ne le quitte jamais. Or les dessins de Czapski, comme les « feuilles tombées » de Rozanov, vibrent de ce souffle spontané, léger, fragile, intime, essentiel. Et de même les tableaux de Czapski conservent-ils, par le truchement de leurs cadrages, cet aspect « saisi au vol », où celui qui regarde pénètre soudain dans une vie entrouverte sans pour autant se faire voyeur. 

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    Chaque toile de Czapski, si banal ou même trivial qu’en semble parfois le sujet, nous apparaît comme une tentative éperdue de transmettre une révélation. Mais qu’on ne s’attende pas aux visions d’un illuminé, même si le regard de Czapski procède aussi de l’illumination.

    IMG_3478-2.jpgCe que nous dit implicitement l’artiste, c’est que la vraie vie est partout où nous sommes. Inscrite dans les choses ou les êtres les plus ordinaires, la merveille se trouve soudain révélée aux yeux du peintre par le truchement d’une émotion mêlant l’enthousiasme pictural, et toute sorte d’autres sentiments. Car si Czapski continue de revendiquer le primat de la peinture-peinture, il ne s’est jamais contenté du seul jeu de la matière ou des formes. Ce qu’il exprime serait inimaginable dans une forme abstraite, même si ses compositions accusent parfois l’influence de l’abstraction. De la même façon, nous ne pouvons entrer dans cette peinture en nous bornant à une délectation passive. À son élan vers le monde doit forcément répondre notre élan vers elle, pour que s’accomplisse l’effusion ou le choc d’une vraie rencontre.  

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    La vie est là, simple et terrible, nous dit la peinture de Joseph Czapski. Et parcourant le dédale de ses expositions, c’est dans le grand labyrinthe de l’existence que nous nous retrouvons, avec son cortège de misère et de solitudes, de chairs meurtries et de souffrance muette, mais également avec ses lumières infiniment variables et se reflets d’éternité – avec ses «minutes heureuses», pour reprendre l’expression de Baudelaire reprise à son compte par un Georges Haldas.images-5.jpeg

    Au théâtre de la vie quotidienne, Czapski emprunte des scènes apparemment quelconques qu’il élève au rang d’une dramaturgie essentielle, avec ses gouffres et son mystère. Chaque tableau de czapski est une station du même pèlerinage intérieur en quête de quelle invisible Vérité. Avec Czapski, nous redécouvrons la ville et ses lieux de rencontre (ou de non-rencontres), ses zincs de bars dont le peintre aime faire « parler » les dos de ceux qui s’y accoudent, ses cafés aux recoins évoquant des loges de théâtre, et le théâtre est partout, avec ses figurants à la chair fatiguée. 2192020127.jpg

    « J’ai toujours aimé peindre les gens quand ils ne savaient pas que je les voyais, nous disait encore Czapski. Je ne puis les faire poser ».

    Et voici défiler nos frères humains : cet Ouvrier de 1952 aux mains immenses et au regard perdu, dont la densité de la présence semble exprimer le poids du monde, plus perceptible encore dans la pathétique représentation de la Femme seule de 1979, sur son banc jaune, ou dans la Maison de vieillards de 1980, avec l’apparition, au fond du couloir sinistres, d’un infime personnage symbolisant toutes les détresses.

    Si Czapski touche, en expressionniste, aux grands fonds psychiques de notre époque de cruauté et de violence, celle-ci n’est jamais l’objet d’aucune représentation directe à la manière des scènes évoquant les désastres de la Grande Guerre. Certes l’état de meurtre, quoique allusivement désigné sous les apparences de l’esseulement, du déracinement ou de la déréliction, aboutit à quelques visions saisissantes, telle que la scène intitulée Chez l’oculiste, datant de 1982 et rappelant les plus sombres visions d’un Goya. Cela étant, on aurait tort de voir, en Czapski, un peintre à vocation doloriste. Bien plus que le malheur en soi, c’est la densité existentielle, la charge d’être de l’individu marqué par l’épreuve qu’il nous semble privilégier dans ses figures humaines. Ainsi peut-il se faire que, sans connotation dramatique aucune, tel Jeune homme bleude 1980, affalé dans un compartiment de train de banlieue, remplisse soudain le lieu de sa présence et sollicite l’attention vive du peintre.IMG_3494.jpg

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    À propos de cette attention de tous les instants qu’il manifeste devant le monde alentour, notons alors l’importance, dans l’œuvre de Czapski, des milliers de dessins qui émaillent son journal et préparent, ou complètent, le travail du peintre. Czapski paraît vivre la plume à la main, soit qu’il inscrive des réflexions au passage, soit qu’il esquisse un dessin – et quel émerveillement c’est alors que de voir la vie surgir de ces notes et de ces écheveaux de traits rapides mais jamais bavards.

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    « Chaque dessin est un murmure, une confidence ou une parole de l’artiste », écrivait Richard Aeschlimann  à propos de l’œuvre dessiné de Czapski. « Pareil aux artistes préhistoriques des grottes de Lascaux, Czapski réinvente cet acte de création instinctif dans sa fraîcheur première. Ces dessins sont littéralement taillés dans la mémoire de la terre, de l’eau, de l’air, ils envahissent notre conscience comme un lave en fusion ».

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    Et puis il faut parler, aussi, des paysages de Czapski. Dans les Souvenirs de Starobielsk, nous relevons cette page qui en dit long sur les rapports du peintre avec la nature et témoigne simultanément de la rare capacité d’évocation picturale de l’écrivain : « Ma longue activité de peintre avait développé en moi, au cours des dernières années d’avant-guerre, un sens vif et presque ininterrompue de la nature. Indépendamment du pittoresque, je réagissais tout simplement à la lumière, aux arbres, aux nuages, aux murs. Mais après le mois de septembre, pendant quelques semaines, j’eus l’impression d’avoir perdu tout contact avec la nature, tous mes liens avec elle étaient rompus. Les plus beaux couchers de soleil, les plus étranges effets de lumière m’étaient devenus complètement étrangers. Aussi, le premier paysage qui m’impressionna resta gravé d’une manière particulièrement vive dans ma mémoire. C’était la fin du mois de novembre. Le soleil se levait derrière le murs rouges de notre édifice, allumant tout à coup un bouquet d’artifice dans le ciel chargé de nuages rosés, étincelants, « électriques », traversé de bandes bleu d’azur. Sur ce fond embrasé, une haute palissade, dressée depuis peu avec des poteaux aiguisés, resplendissait comme de l’or, et une cabane plus proche en bois, dans l’ombre, avait la couleur d’un saphir. De grands arbres aux troncs d’un bleu plus clair que celui du ciel s’alignaient dans le fond, couverts de milliers de corneilles et de corbeaux. Puis petit à petit, d’une semaine à l’autre, je recouvrai la perception des formes et des couleurs. C’était le signe d’un lent retour à la vie et même à la joie de vivre, malgré tout ».

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    Cette joie de vivre « malgré tout », qui participe de la simple reconnaissance de l’homme envers la Création (rappelons le fidèle attachement de Czapski à la vision  judéo-chrétienne de celle-ci), l’artiste nous la fait partager, dans ses paysages, avec autant de mobilité que de hardiesse, et croissantes avec les années, tantôt de folle exubérance et tantôt de profond recueillement.

    Du paysage académique si souvent voué au cliché conventionnel, voire touristique, dont on peut comprendre que les peintres du début du XXe siècle  l’aient délaissé, Czapski est arrivé à renouveler l’approche en combinant et en dépassant, à sa façon toute personnelle, l’héritage de Cézanne, des impressionnistes, de Bonnard et de Matisse, ou bien encore de certains expressionnistes - nous pensons notamment à un Nolde.

    Quel jeune artiste oserait, aujourd’hui, peindre des vaches dans un pré ? Le défi paraît considérable, et notamment en Suisse où le sujet constitue l’emblème par excellence de l’académisme champêtre. Or il n’est pas jusqu’à ce motif «impossible » que Czapski ne recharge de quelle lyrique et candide intensité dans ses Vaches blanches de 1970 au ciel gris serpillière traînant sur la profusion de verts des pacages, où les taches blanc crème évoquent les jouets de bois léger de notre enfance.

    De la même façon, le peintre ose représenter, avec un mélange de feinte naïveté et d’audace picturale, tel Arc-en-ciel tout semblable à ceux qui nous ont émerveillé jadis, ou bien exalter les associations de couleurs les plus extravagantes dans tel Coucher de soleil, dans un dégradé, du vert nocturne impérieux au céladon le plus délicat, qui transite par un rouge semblant emprunté au lipstickde quelque star hollywoodienne.

    Ou enfin, dans le Paysage or et violet de 1980, c’est toute la couleur du monde qui semble exulter, non point sous l’effet d’une euphorie artificielle ou d’une excitation seulement esthétique, mais dans le même élan qui fait de chacun de ces paysages une rencontre avec la poignante et mystérieuse beauté du monde.     

    Contemplation et fulgurance

    La peinture de Czapski ne délivre pas, cela va sans dire, de message, mais incite à une expérience personnelle pleinement vécue, d’ordre à la fois esthétique, affectif et spirituel.

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    Plus que la « littérature » liée à ses thèmes, c’est, nous le répétons, la peinture elle-même qui nous touche en profondeur dans l’œuvre de Joseph Czapski.

    Pour mieux nous expliquer, prenons encore l’exemple précis des Poires sur fond rouge,datant de 1973, et qui représente à nos yeux l’une des plus belles images de contemplation qui soient. De ce tableau, avec lequel nous avons le privilège de vivre depuis des années, ce sont aussi bien les couleurs, puis la composition, puis la touche, l’incandescente matière picturale qui nous ont saisi au premier regard.1858999720.2.JPG

    Plus que la représentation de cinq fruits sur un guéridon, c’est un poème, à la fois un chant de louange à la beauté des choses et un cri de nostalgie évoquant le paradis perdu et le mal chevillé à la condition humaine. Car ici, autant que dans toute l’œuvre de Czapski, la beauté se trouve mêlée de douleur, voire de souillure. Jamais elle n’est seulement ornementale ; toujours elle exprime une présence et son ombre. En dépit de son harmonie paisible, le tableau nous hante de sa musique grave et lancinante. Ainsi le vert tendre de ces fruits est-il circonscrit par un cerne noir qui impose une espèce de basse continue à l’ensemble de la toile. Si l’on se rappelle l’évidente filiation de Bonnard à Czapski, comment ne pas voir aussi que la palette radieuse, mais déjà comme ombrée de mélancolie, du maître aimé, paraît irrémédiablement marquée, chez Czapski, par la conscience tragique de l’artiste revenu des enfers du XXe siècle ? 

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    La double tendance de la contemplation et du bond que nous constatons à l’approche de son œuvre, Czapski l’a finalement dépassée, mais non sans difficultés : « Quant à moi, j’ai longtemps souffert de ce dualisme des approches, l’une analytique, cérébrale, issue de la tradition des Flamands, et, dans une certaine mesure, de celle des pointillistes, et l’autre, folle, inattendue à elle-même – un véritable saut dans le vie ».

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    Cela étant, le peintre est parvenu, à l’âge où tant d’artistes ne font que se répéter, à concilier ces deux tendances par le truchement d’admirables synthèses, dont les meilleures illustrations nous semblent les natures mortes des années 80.   

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    Au demeurant, l’on aurait tort de se figurer l’évolution de Czapski comme ordonnée par un progrès linéaire. Bien plutôt, en comparant sa façon d’approcher les objets au cours des deux dernières décennies, nous constatons que le peintre est capable, à la même époque, de traiter la matière la plus moelleuse et la plus riche, d’une façon très sagement élaborée, ou de jeter sur la toile des couleurs plus crues ou plus frustes apparemment.

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    Mais est-il bien important de dissocier ces deux « vitesses » créatrices, dans la mesure où le peintre réussit, par l’une autant que par l’autre, à dire l’essentiel. Quelle que soit la densité de la matière qui tisse l’objet, celui-ci vit et vibre à tout coup. Le même guéridon, qui réapparaît maintes fois (et maintes fois différent) sur les toiles de Czapski, n’est pas plus ni moins présent quand il détache ses noirs à reflets argentés et telle corbeille de fruits veloutés sur fond pourpre, dans une tonalité qui évoque les contemplatifs espagnols, que lorsqu’il paraît comme réduit à sa quintessence dans une substance qui relève presque de l’aquarelle. Ce qui est sûr, c’est que « prompte », ou plus « lente », la touche de Czapski vit et vibre à l’unisson de l’être, au point de donner l’impression que la « personne » de l’objet palpite à la surface de la toile. Simultanément, la couleur exprime l’être intime de l’objet, et la forme, l’architecture du tableau participent elles aussi de cette fusion mystérieuse. De sorte que nous ne sommes plus devant tel vase, telle carafe ou tel groupe de mandarines, mais devant des êtres ressaisis dans leur nature profonde, devant des fenêtres ouvertes sur notre propre chant intérieur.

    Si nous parlons de Joseph Czapski comme d’un peintre de l’essentiel, c’est parce que son art aboutit à un approfondissement de notre relation fondamentale avec le monde. Peut-être tous ses tableaux n’atteignent-ils pas à une égale densité, mais tous nous paraissent obéir à la même visée. Quoique d’une saisissante variété, par ses gammes de couleurs autant que par la façon du peintre  de traiter toute la matière picturale, l’œuvre de Czapski participe d’une aventure artistique et spirituelle d’un seul tenant. Songeons, devant certaines toiles de ces dernières années, telle la vision des Deux bols blancs de 1987, qu’il s’agit là de créations d’un nonagénaire menacé de cécité : mais loin de conclure au phénomène ou à la performance, sachons à notre tour en voir l’essentiel.Czapski10.jpg489595193.jpg

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  • Fugues helvètes

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    IMG_6604.jpg1. Du Pays d’En-haut à Silvaplana, via Bad Ragaz. Ce que signifie rêver à la Suisse et comment s’en sortir. De la réalité réelle, du kitsch et des nuances de l'authentique...

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre: - Et toi, tu rêves encore à la Suisse ?

    Moi l’un : - Autant que toi , ce qui ne veut à peu près rien dire ou tout ce qu'on veut puisque le dictionnaire français nous rappelle que l'expression « rêver à la Suisse » signifie ne penser à rien. Et le fait que la Suisse, pour beaucoup de Français, ne vaut guère mieux qu’un rêve creux, ou la preuve, dans le pire des cas, de l'incapacité de penser la réalité réelle telle qu’elle est, comme l’a illustré cet imbécile de Yann Moix...

     

    Moi l’autre :- Mais la réalité réelle de cet étrange pays a-t-elle encore de quoi faire rêver ?

    Moi l’un :- Tout dépend de ce qu’on entend par rêver et de ce représente en effet la réalité de ce pays en relation multiple avec les réalités du monde. Ce qui est sûr, c'est que faire de la Suisse un "pays de rêve" est aussi mal fondé, sauf à ne juger que sa réussite économique, que de le dénigrer sans connaissance de cause, à partir de clichés ou de généralités aussi mal venues que celles qui nous font juger la France ou la Russie, les Italiens ou les Brésiliens, etc. Bref, tout cela relève de préjugés idéologiques ou d'un certain kitsch touristique contre lesquels nous n'aurons à produire, lors de ces nouvelles fugues, que des détails relatifs à ce que j'appelle la réalité réelle.

    Moi l'autre: - Tu as parlé du kitsch touristique, et notre première étape a été une visite au petit musée du vieux Pays d'En-Haut, à Château d'Oex, que d'aucun pourraient regarder de haut au titre de kitsch nostalgique, précisément...

    Moi l'un: - Le Routard lui consacre deux lignes insignifiantes et c'est, précisément, significatif, puisque le guide en question suit plus volontiers les pistes du néo-tourisme branché que celles des cultures régionales non encore récupérées par le marketing bobo. Je n'aime pas du tout, pour ma part, les mises en scènes de ce qu'on pourrait dire une Suisse-musée, mais la présentation qui est faite à Château-d'Oex des us et coutumes de la paysannerie de montagne, des objets ménagers ou artisanaux replacés dans leur contexte ancillaire , des collections d'outils de forgeron aussi belles que celles des dentelières ou des serruriers, entre autres pièces de mobilier illustrant la contiguïté des artisanats et de l'art populaire - tout cela documenté avec le plus grand soin, n'a rien à voir avec le kitsch des bazars touristiques, comme si chaque objet conservait, avec son charme, la trace de la main humaine. Il en va de même des découpages constituant le fleuron de ce musée.IMG_6597.jpg

    Moi l'autre: - Eh bien, justement, ne trouves-tu pas que certains de ces découpages, surtout récents, devenus objets de vente touristique à très grand prix -jusqu'à 20.000 francs la pièce !, frisent le kitsch !

    Moi l'un: - C'est l'évidence ! Et c'est lié, naturellement à un mode de vie archaïque où le temps de la "création" et la visée de celle-ci n'avait rien de précipité ni de commercial, et l'on ne parlera pas forcément de Grand Art, avec majuscules, à propos des merveilleux découpages d'un Hans Jakob Hauswirth, qu'on pourrait dire une sorte de facteur Cheval du ciseau fin manié à gros doigts de journalier rural, à coté desquels tant de découpages actuels techniquement parfaits, réalisés au cutter, font un peu froide figure...

    Moi l'autre: - La même gradation se marque d'ailleurs, aussi, dans les arts populaires de partout et même entre les artistes dits bruts. Mais comment définirais-tu le kitsch ?

    Moi l'un: - Est-ce que la distinction du vrai et du faux se mesure et se définit ? Je n'en sais rien. Ce qu'on tient parfois pour Authentique n'est souvent que belle imitation, comme il en va des produits relevant des arts dits "premiers", mais je m'en tiens volontiers à la distinction du joli et du beau. Je ne sais plus qui disait que le propre du petit-bourgeois (ou du bourgeois genre philistin) est de trouver joli ce qui est peu et beau ce qui est joli. Quant à édicter des règles en matière de goût, c'est une autre affaire. On révisera sûrement un jour, les jugements de la "branchitude", notamment à propos de culture dite alternative ou d'art contemporain, dont la jobardise aura nourri tout un conformisme qui paraîtra peut-être ultra-kitsch à nos descendants...

    Moi l'autre: - Notre première étape, jusqu'au bord du lac de Thoune cher à Robert Walser et à Ferdinand Hodler, nous a amenés au pied du Niesen, pyramide parfaite , à l'aplomb du village originaire de "Fritz" Sauser, devenu célèbre sous le nom de Blaise Cendrars. Or dirais-tu que les peintures "historiques" ou "symbolistes" de Ferdinand Hodler relèvent du kitsch ?

    Moi l'un: - Absolument pas. Elles ne sont peut-être plus de notre goût, du fait de leur "sujet" et de leur tournure patriotique ou spiritualisante, mais elles n'ont rien de "joli"... Et pour ses paysages, qui iront jusqu'à une quasi abstraction lyrique à la fin de sa vie, jamais au grand jamais ils n'ont donné dans le kitsch.

    Moi l'autre: - Tu n'en diras pas autant de Heidi et de la Heidi-mania, que nous avons découvertes sur les "lieux du crime" ce matin, lors de notre deuxième étape sur la route des Grisons, au-dessus de Maienfeld où la "maison du grand-père" voit défiler des processions de touristes, d'écoliers turbulents et de sémillantes Japonaises...

    Moi l'un: - Bien entendu. Mais il faudrait être un peu cuistre pour en rajouter, même si Heidi est le cliché par excellence d'une certaine Suisse. D'ailleurs le site est moins puant et pollué que d'innombrables lieux de pèlerinages touristiques ou religieux, et j'aime bien que, des divers parkings, les visiteurs doivent en passer par un long sentier d'alpage avant de parvenir à la supposée demeure fleurant plus ou moins l'Authentique.

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    D'ailleurs , nous n'aurons fait qu'y passer, mais je ne suis pas sûr qu'en termes d'authenticité l'espèce de formidable parodie de tour de Babel rouge sang de boeuf qui se dresse au milieu des pierriers du col du Julier, où se sont donné cet été les spectacles de ballet les plus sophistiqués et à la page, vaille beaucoup mieux que la masure du vieux patriarche - sauf aux yeux des followers du Routard...

  • Amarcord II

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    Dans le petit bois aux fougères,
    les garçons rien qu’entre eux
    se font des choses passagères
    dont ils ne parleront
    que plus tard en clignant des yeux.

     

    Or ce n’était qu’au nez levé
    qu’il jouaient dans le bois,
    se le tirant dans les fourrés
    jusqu’au petit aboi
    de la bête accédant aux cieux
    par le trait malicieux
    du serpent sorti de sa niche,
    pour cette éternité
    qu’on dit à portée des caniches.

     

    Les filles n’aiment que les fortiches,
    comme il en va des dieux,
    mais les garçons à s’exercer
    font ainsi de leur mieux;
    et plus tard autant qu’a l’amour.
    ils penseront toujours
    à ces très doux jeux de vilains
    de leurs tendres années...

     

  • Crépuscule et transfiguration

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    Par Jil Silberstein

    Dans Le viol de l'ange, toute la hideur et la détresse d'un monde décervelé, qui fuse vers l'abîme. Et puis, comme d'un excès du Mal: ces gestes oubliés qui s'esquissent, cette rédemption qui s'amorce.

    C’était des temps terribles et ordinaires. Des temps où rien ne pouvait plus surprendre les créatures peuplant la terre. Les assassins prétendaient-ils que leurs victimes s'entretuaient afin de faire passer l'agneau pour une hyène? On finissait par avaler ce genre d'énormité à tout bout de champ répercuté sur World Info. Il n'en pouvait aller autrement dans un contexte où tout vous sautait à la gorge... exacerbant, avec la lassitude à l'endroit d'une terre farcie d'horreurs et de mensonges, avec le sentiment  de votre insignifiance, une folle avidité à jouir. Où Virtualité et sa cohorte d'illusions, éperonnant les âmes déboussolées, mettaient k.-o. ces concepts désuets qu'étaient mesure, réalité... pour la plus grande satisfaction des promoteurs de rêves planifiés et autres forcenés du dieu Pouvoir.

    Dès lors, ce 12 juillet 1995, que les Serbes du général Mladic s'emparent de l'enclave musulmane de Srebrenica pour y commettre leurs atrocités: comment ce fait divers aurait-il suffi à perturber les habitants d'un grand ensemble suburbain d'Europe occidentale; à les tirer de leur enfer quotidien (esseulement et agonie) ou de leurs petits vices les isolant les uns des autres: hygiène maniaque, obsession de la superforme, voyeurisme, culte de l'excellence, érotomanie forcenée (cassette X à l'appui), consommation de tabloïds à sensation ou de feuilletons télévisés, opium distillé par d'habiles hommes d'affaires travestis en gourous — pour ne rien dire du shoot au sexe virtuel et autres perspectives interactives ouvertes par le réseau des réseaux.

    «Tout deviendra possible, avait expliqué le physicien (...) tu refais le monde à ton idée, toi qui regrettes d'avoir eu une mère conne et pas de père, tu te rebidouilles un programme à la carte! Et t'imagines la thérapie pour les tarés du genre sérial killer ! Les mecs, ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes queça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des foetus? Il a qu'à louer le programme! tu vois l'hygiène sociale à long terme? Après ça, le snuffmovie c'est bon débarras! Et c'est qu'un début, parce qu'ensuite tu passes aux dommages, et là c'est carrément l'Avenir...» 

    Tant de détresses

    Dans les alvéoles de béton, on tâtonnait, endurait, s'abusait, ricanait, hurlait, tentait de s'offrir une tendresse que nul ne donnait. C'était Rudolf qui «se faisait baiser par la ville entière mais n'était aimé que de son chien» et se consumait du sida. C'était Martial, paraplégique teigneux et insomniaque scrutant chaque fenêtre et s'épuisant à dialoguer avec ce Dieu fait Grand Salopard.

    C'était Muriel et c'était Jo, champions d'une existence jouissive mais qui ne parvenaient jamais à se rejoindre — même au cours de leurs méga-baises. C'était Pascal, le journaliste qui trompait dans l'alcool ses frustrations professionnelles et l'obsédante vision de sa mère démente. C'était la vieille et bonne Madame Léonce murmurant ses rapports quotidiens à feu son compagnon. C'était Joaquim, cherchant refuge chez les sectateurs de la Nouvelle Lumière. C'était Cleo, désespérée et suicidaire, dont le petit Ariel venait de disparaître, alimentant les pires craintes. C'était tant d'autres détresses...

    Qu'était-ce pourtant que la cité des Hespérides, sinon un concentré de dérives identiques à celles qu'enduraient, dans les maisons avoisinantes, ou à Paris, ou à San Francisco, tant d'esseulés qui s'efforçaient de tenir bon ou de se fuir en explorant n'importe quelle brèche?

    Dans ce climat d'affolante déréliction, qu'attendre? Un événement, pourtant, ferait irruption — si abject que, pénétrant au plus intime des âmes gangrenées, il conduirait à une rédemption.

    Structure polyphonique

    Sur cette trame, Jean-Louis Kuffer bâtit une fable d'une rare

    densité émotionnelle. Un livre qui, par la profusion des destinées qui s'y croisent, par la complexité de sa structure polyphonique, par le travail sur la langue, par le lyrisme, la générosité et la pénétration psychologique ne ressemble à rien de connu en Suisse romande.

    Les références qui s'imposent? S. I. Witkiewicz, pour l'ampleur de la fresque sociale, l'affolement apocalyptique et le débridement de tous les sens. Thomas Wolfe, pour l'immense nostalgie d'une fraternité perdue avec l'Eden que nous quittâmes... «nus et solitaires». Wim Wenders, pour l'éperdue miséricorde des Ailes du désir. Tomaso Landolfi, pour la magie et la tendresse  simultanés au coeur du village humain. Antonio Lobo Antunes, pour l'entrecroisement des trajectoires où se mesurent, comme en un ultime jeu d'où dépendrait le sort des hommes, ténèbres et lumière.

    Quant à la construction labyrinthique du récit où se confrontent le romancier, les personnages, le voyeur mémorialiste, le pédophile pétri d'ésotérisme, l'auteur des hypertextes et «celui qui écrit ces lignes», elle constitue une investigation d'une stimulante complexité sur la virtualité ouverte par l'art du roman et les réalités qui le nourrissent.

    Dans une petite entité culturelle comme la Suisse romande où, légitimement, chacun peut craindre complaisance, exagérations, renvois d'ascenseur ou règlements de comptes à l'endroit des auteurs du cru, Le viol de l'ange ne souffre que d'un handicap pour susciter l'enthousiasme qu'il mérite: ne pas nous venir des Etats-Unis ou d'une autre contrée où nulle méfiance ne ternirait

    son impact…

    Jean-Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.