Le roman de Roberto Saviano, «Piranhas», nous plonge dans l’univers des baby-gangs napolitains qui en remontrent aux pires mafieux. Des ados retombés dans la barbarie de «Sa majesté de mouches», roman anglais de William Golding et film de Peter Brook datant du début des années 60, aux «tueurs nés» italiens, la régression semble cependant contaminer jusqu’à la «dénonciation» du phénomène...
Depuis la parution, en 2006, de Gomorra, dans l’empire de la Camorra, récit-reportage très documenté sur les méfaits de la mafia napolitaine, le nom du journaliste d’investigation Roberto Saviano a fait le tour du monde, partageant désormais le sort d’un Salman Rushdie puisque lui aussi a été condamné à mort, non par des fanatiques religieux mais par les parrains dont il a livré les noms et décrit les crimes par le détail, révélés à plus d’un million de lecteurs avant la transposition du livre en série télévisée.
La série Gomorra, devenue elle aussi «culte», a provoqué, plus que le récit, une controverse mettant en cause l’image «négative» réfractée par ce microcosme criminel au dam de l’«Italie de rêve» des dépliants touristiques — argument, notamment de Silvio Berlusconi —, et l’influence délétère de son contenu sur la belle jeunesse italienne, notamment dans l’épisode ultra-violent intitulé Tueurs nés en écho à un film non moins controversé d’Oliver Stone, mais impliquant cette fois des adolescents et des enfants regroupés en gangs.
Malgré le «contrat» pesant sur lui et fort du soutien de certains intellectuels italiens de premier plan, dont un Umberto Eco, Roberto Saviano, toujours sous protection policière rapprochée, n’a pas cessé de défendre ce qu’il estime un combat pour la défense de la civilisation, à l’écart de la politique politicienne mais au cœur des questions qui déchirent l’Italie actuelle, poursuivant son enquête sur les réseaux mondiaux de la drogue (Extra-pure: voyage dans l’économie de la cocaïne) et prenant position contre la politique migratoire de Matteo Salvini, lequel a menacé récemment de supprimer sa protection policière… Et voici que Saviano «passe au roman» en reprenant la thématique des «tueurs nés» dont les nouveaux parrains ont moins de vingt ans…
Un effet de loupe superficiel
Or le roman Piranhas ajoute-t-il quelque chose de nouveau voire de décisif à l’observation déjà faite par Roberto Savinio sur les tribus ensauvagées des «baby-gangs»? Tel n’est pas mon avis, en dépit de ce qu’on pourrait dire les «arrêts sur images» du roman, qui frappent le lecteur d’une façon plus «intime» que dans le reportage ou sur l’écran, avec l’effet grossissant, et affectivement plus prenant, de la fiction qui s’efforce de dépasser la réalité par le truchement de ses personnages et son alternance d’action et de recul voulu «poétique».
Trois images fortes marquent, entre autres, la folle course au pouvoir du jeune protagoniste de Piranhas, Nicolas Fiorillo dit Maharaja (du nom d’une boîte très encanaillée du Pausillipe), relevant de la «scène à faire» incontournable pour les faiseurs de romans: la première est le «massacre» symbolique d’un gosse au prénom de Renatino qui a eu le front regarder un peu trop son aîné («Regarder quelqu’un, c’est comme entrer chez lui par effraction…» et, pire: de «liker» la copine du chef sur son smartphone de manière trop harcelante au jugé de Nicolas, qui lui chie à la face [au sens propre, si l’on ose dire] au milieu de ses lascars déchaînés.
La deuxième est celle de Nicolas cherchant l’adoubement d’un vieux parrain qui lui impose, pour l’humilier, de négocier entièrement nu, sans empêcher pour autant le défi teigneux du baby-gangster; et la troisième image — scène finale pour ainsi dire «faite pour le cinéma», comme les deux précédentes — est celle de l’enterrement de tournure très traditionnelle du frère de Nicolas que celui-ci a envoyé se faire tuer en lui ordonnant de flinguer un ami proche - tel étant le cercle infernal des relations mimétiques liant entre eux ces petites crevices imitant leurs aînés comme les jeunes djihadistes le font des leurs...
Or le roman, diablement bien ficelé, question technique narrative — comme le sont d’innombrables romans à succès actuels plus ou moins violents, et autant de séries cumulant les talents de superpros avérés —, et certes très efficace, me semble relever finalement, par rapport à l’art romanesque, du sous-produit désormais dominant, saturé de stéréotypes récurrents et sans supplément d’âme ou de style personnel…
Vieille baderne qui parle d’Art!
Ah mais tu oses parler d’Art, et avec majuscule, vieux chnoque? Mais tu ne crois pas que tu retardes? Et comment que je retarde! Au point que je vais te remonter la pendule de sept siècles jusqu’à celui de la Commedia de Dante [renommée Divine comédie par le compère Boccace] qui, de l’Enfer où grouillent les pires crapules politiques ou ecclésiastiques — à côté desquelles les Berlusconi et autres Trump font figure de démons de seconde zone — tire une fresque à la fois effrayante et fabuleuse de paradoxale beauté, qui vous prend aux tripes, au cœur et au plus fin de la corde sensible.
Or voyez les sous-produits de ladite Commedia en ses multiples adaptations «populaires», de vidéos gore en bandes dessinées à bulles «dantesques», et vous distinguerez mieux ce qui relève de ce truc-machin qu’on appelle la poésie depuis la nuit des temps et de ce qui n’en est que la contrefaçon d’habile fabrication usinée.
Une île mythique du roman et du 7e art
Un exemple plus proche [à peine le battement de cil d’un demi-siècle...] me semble aussi probant que celui de La Divine Comédie de ce vieux réac hypercatho de Dante, et c’est celui du magnifique roman de William Golding, Sa majesté des mouches, adapté au cinéma par le grand metteur en scène Peter Brook, spécialiste de Shakespeare et auteur d’un merveilleux essai sur celui-ci intitulé La Qualité du pardon.
Du pardon chez les piranhas? Pas plus que de vrai tragique ou de comique non plus! Question de degree, pour parler la langue du good Will: question de degré dans l’échelle du verbe et de l’émotion; question de hiérarchie qui met, après le roman à valeur de fable, les images cinématographiques des gamins de l’île au sommet de l’expressionnisme tragique, quand la petite bande régresse dans la barbarie d’un culte primitif [la fameuse tête de porc sauvage adorée par la tribu peinturlurée et gesticulante] et se retourne contre celui qui lui résiste au nom de la dignité humaine avant de sacrifier l’innocent.
On sait la vertu purificatrice de la tragédie antique: cela s’appelle la catharsis et cela aussi distingue le pouvoir réel de l’Art avec majuscule — dont les lois n’ont rien à voir avec celles du marché —, des sous-produits dont celui-ci se gave, comme de chair tendre les terribles piranhas...