Georges Haldas, en mars 1993, parlait de la Suisse et du monde comme il va... ou ne va pas. Retour au premier entretien d’une série publiée dans 24 Heures sous le titre d’Ecrire en Suisse, décrire le monde.
Les écrivains contemporains ont-ils encore quelque chose d'important à nous dire par les temps qui courent? Nous en sommes si convaincu que nous avons résolu de transcrire, en ces colonnes, les opinions de ceux qui nous paraissent, ici et ailleurs, les plus ouverts au monde et aux gens. En Suisse romande, avec une œuvre comptant une quarantaine de titres, Georges Haldas s'impose au premier rang de ceux qui nous aident à réfléchir sur le sens de notre destinée personnelle, dans une perspective à la fois intime et globale. A l'écart des partis et des idéologies, mais avec la passion d'une homme engagé au sens le plus profond, l'auteur de L'école du meurtre continue d'accomplir, à 76 ans, un formidable travail d'absorption, de compréhension et d'élucidation de la chaotique expérience humaine.
— Que cela représente-t-il pour vous d'écrire en Suisse?
— Lorsque j'aborde les questions fondamentales —le sens de la vie, la place de la mort dans l'existence, la fonction de chaque être humain, la vocation de l'espèce humaine dans la totalité de l'Univers —bien que travaillant en Suisse, à Genève, je n'en ai pas conscience. Après coup, étant donné que je parle de ce qu'il y a autour de moi et des choses que j'aime dans cette ville, le quartier, la rumeur de l'Arve, une matinée lumineuse quand je traverse le jardin des Bastions, ce sont les autres qui pourront dire si j'ai ou non rendu tel ou tel aspect de Genève. Je n'ai pas plus conscience d'être un «écrivain suisse». Toute appartenance est inconsciente, je crois. Dès qu'elle cesse de l'être, cela devient une affaire sociale...
— Mais n'êtes-vous pas justement un écrivain qui se soucie de la société plus que les autres...
— C'est vrai, mais je m'explique. Pendant la guerre, si je brûlais de m'engager dans l'active, ce n'était pas par fièvre patriotarde, mais parce que l'idéologie nazie allait à l'encontre de ce que poétiquement et humainement je considérais comme le fondement de l'existence, savoir que la vie est sacrée. Pareillement, j'ai été compagnon de route du Parti communiste, non pour des raisons idéologiques, mais parce que les cocos s'opposaient au fascisme et prônaient l'avènement d'une société plus fraternelle — hélas, on a vu le résultat! Plus récemment, je me suis exprimé sur la guerre du Golfe dans la mesure où je me rendais compte que l'Europe ignorait à un degré pyramidal la mentalité arabo-islamique. D'où mon approche de l'islam et des trois faces du monothéisme. Si la tragédie yougoslave me mobilise aussi à un point extrême, c'est parce qu'elle pose des problèmes qui me déchirent au plus profond.
— Que ressentez-vous lorsque vous revenez en Suisse de l'étranger?
— Primo, c'est le simple bonheur de retrouver des choses familières. Il y a des lieux (Genève, les Franches-Montagnes, Lavaux) qui m'émeuvent, mais mon attachement à la Suisse tient aussi à d'infimes détails: la solidité des tasses au petit déjeuner, ou l'épaisseur et la sécurité des loquets de porte en Suisse allemande... En revanche me pèse la somnolence de cet îlot privilégié qui n'a pas été mêlé depuis deux siècles aux guerres, aux conflits sociaux ni même aux grandes catastrophes naturelles du monde, et qui s'abandonne à une certaine sclérose paisible, d'autant plus insidieuse qu'elle se situe dans un cadre idyllique. Donc le sentiment que j'éprouve envers la Suisse est contradictoire. Je ne me sens pas particulièrement Suisse, mais j'aime vivre ici. Je ne supporte pas, lorsque je suis à Paris, d'entendre les Français se gargariser de clichés nullards. A l'opposé de ce dénigrement facile, le travail d'un écrivain, mais aussi d'un journaliste, consiste à montrer la complexité des choses au lieu de réduire la réalité à des schémas débiles.
— Comment percevez-vous la Suisse allemande?
— Les brocards des Welsches contre les Suisses allemands m'ont toujours paruinopportuns. J'ai un réel plaisir à me balader en Suisse allemande, tant pourles gens, les maisons superbes, que pour la lenteur, une certaine solidité, etces écrivains remarquables que sont Keller, Got- thelf ou Robert Walser. C'est dire que, au lendemain de la votation sur l'EEE, j'ai été choqué par la première réaction des Romands à l'encontre des Suisses allemands. Après tout, ce sont ceux-ci qui ont créé ce confetti démocratique dans l'orage des grands empires, avec leur sang. Les générations passant, il est possible qu'ils sesoient repliés sur eux-mêmes. Mais est-ce aux Romands de le leur reprocher, euxqui n'ont fait que grimper dans le train à la dernière heure ? Par conséquent,je trouve très légère leur réaction envers un non qui n'était d'ailleurs pas si massif que ça. Cela dit, cette remise en question d'un destin national, lancéepar la votation sur l'EEE, aura peut-être eu l'effet positif d'un électrochoc. La Suisse dormait. À présent, on va pouvoir entamer une conversation sérieuse. Il était temps, car ce pays souffre généralement de ne pas savoir discuter,comme si des opinions contraires suffisaient à faire des ennemis!
— Que ressentez-vous, le matin, lorsque vous lisez les titres des journaux?
— Première impression: saloperie de presse,lamentable, vulgaire! A croire que toute la bande n'a qu'un souci: vendre àn'importe quel prix! Tant de bêtise et de confusion m'enrage! Mais cela tient à la haute idée que je me fais de la presse et du métier. Un journaliste, c'est quelqu'un qui, de tout son cœur et de toute son intelligence, cherche à comprendre ce qui se passe dans l'histoire immédiate si difficilement déchiffrable, puis s'attache à éclairer les faits sans parti pris. C'est parce que beaucoup de journalistes trahissent cette mission que je suis furibard. Et puis il y a un phénomène à mon sens catastrophique: c'est l'aplatissement de la presse écrite devant ce monstre qu'est la télévision. Celle-ci pourrait être un instrument précieux, mais la plupart de ses dirigeants sont des larbins de l'Audimat sans visée globale. Ainsi la télévision mène-t-elle à une banalisation de la vie qu'on peut dire géologiquement stupide. Une fois encore, ce n'est pas par esprit négatif que je fais ce constat, mais parce qu'il se trouve des émissions intelligentes, émouvantes, et des journalistes honnêtes qu'il faut soutenir.
— La multiplication des images, loin de sensibiliser les gens à la réalité, paraîtau contraire les anesthésier. Comment résister à ce phénomène ?
— Les images ne sont qu'un aspect de la réalité. Prenez un match de football: malgré la qualité du reportage télévisé, il ne restitue pas tout ce qui se passe sur le stade, avec les gens, l'atmosphère, les odeurs, les blagues du public, l'attente, la foule qui lévite ou qui gronde. Même remarque pour tant d'images de la misère humaine — famines, guerres, détresses de partout — dénuées de toute épaisseur. A ce nivellement de la réalité, on ne peut résister que si on s'occupe soi-même de gens vivants et qu'on a une expérience du malheur d'autrui. Vous savez: on n'est vraiment sensible qu'à ce qu'on voit de près. Pendant la guerre, dans la rédaction du journal où je travaillais, les nouvelles qu'on recevait des fronts étaient souvent terribles: cent mille morts par-ci, cent mille morts par-là. Et voici qu'un jour un linotypiste que nous aimions bien, un certain Billard, succomba àune crise cardiaque. Or, cinquante ans plus tard, j'ai un souvenir plus ému de la mort de Billard que des nouvelles de Stalingrad. C'est le même constat qui fait dire à Jung que les grands événements sont insignifiants par rapport aux moindres choses qui nous arrivent…
Portrait de Georges Haldas: Horst Tappe.
L'Oeuvre de Georges Haldas, publiée dans ses débuts aux éditions Denoël, le fut ensuite intégralement à l'enseigne de L'Âge d'Homme. Georges Haldas est décédé en octobre 2010.