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À propos du tueur de masse Anders Behring Breivik, sur lequel un texte de Karl Ove Knausgaard, intitulé L’Inexplicable, a paru dans le deuxième numéro de la revue Courage. Après la dérive esthético-politique de Richard Millet dans son Eloge littéraire d’Andres Breivik, retour à la terrifiante case réel pour y retrouver “l’un d’entre nous”...
Ce dimanche 28 août. – Avons-nous pleuré au soir du 22 juillet 2011, après avoir (plus ou moins) suivi les infos relatives au massacre de masse survenu le matin même sur l’île norvégienne d’Utoya, où 69 jeunes gens tombèrent sous les balles d’Anders Behring Breivik, après que celui-ci eut fait exploser une bombe devant un bâtiment gouvernemental, déjà fatale à 8 civils innocents – Lady L. et moi avons-nous alors réellement pleuré ?
Je ne me le rappelle pas bien, mais je ne crois pas : nous étions trop loin de l’événement à tous égards, partageant (plus ou moins) l’euphorie de ce qu’on appelait encore la « révolution de jasmin », quelque part entre Tunis, Moknine et Sidi Bou Saïd où nous nous trouvions en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, des ses proches et de ses amis.
Karl Ove Knausgaard, lui, a pleuré. Il en témoigne dans un texte paru dans le New Yorker en mai 2015, repris récemment dans la revue Courage de Charles Dantzig, dont le sommaire général est consacré aux Salauds : « Comme beaucoup de Norvégiens, écrit Knausgaard, j’ai pleuré quand j’ai appris ce qui s’était passé et pendant les jours qui ont suivi. Cet événement transperçait toutes nos défenses, car les morts que nous voyions d’habitude dans les médias se produisaient toujours ailleurs, dans des villes et des pays étrangers, alors que celui-ci s’était produit dans notre monde à nous, dans un cadre bien connu et si familier que nous ne l’avons pas vu venir. C’était arrivé chez nous ».

Anders Breivik n’est-il qu’un salaud parmi d’autres ? Est-ce un psychotique, comme une première expertise psychiatrique l’a prétendu, ou était-il en pleine possession de ses moyens psychiques, ainsi que l’a établi une contre-expertise. Son acte est-il celui d’un héros de la chrétienté se sacrifiant pour nous protéger de l’invasion des musulmans, comme il s’est présenté lui-même, ou bien est-il comparable à ceux de Unabomber (alias Theodror Kaczinyki), extrémiste écolo coupable de 16 attentats entre 1978 et 1995), ou de Timothy Mc Veigh, ce vétéran de l’armée américaine qui fit exploser un camion bourré d’explosif au centre-ville d’Oklahoma City, provoquant la mort de 138 personnes ?

Un écrivain de la meilleure souche française pure et dure, en la personne de Richard Millet, dans son très provocateur (et très discutable) Eloge littéraire d’Anders Breivik, a cru voir en ce héraut d’une Europe menacée par l’islam à la fois un produit de la décadence occidentale et un « artiste » poussant le Mal à sa perfection formelle.
Or Millet affirme avoir trouvé de justes arguments dans les 1500 pages du manifeste de Breivik diffusé sur Internet où il expliquait le sens de son combat, de même qu’on pourrait trouver des idées défendables dans les 119 pages de Richard Millet, dont la fascination pour la « perfection formelle » du massacre d’Utoya reste cependant obscène, relevant, selon Charles Dantzig, de la « posture de puceau lyrique qui dure chez certains passée la puberté ».
Pour ma part, je n’ai pas lu les 1500 pages d’auto-justification de Breivik (et je pense d’ailleurs que Millet non plus), mais je rangerais plutôt ce « puceau lyrique » de Richard Millet dans la catégorie évoquée par le roman de l’écrivain russe Iouri Olécha, intitulé L’envie et détaillant la trouble attirance de nombreux littérateurs pour l’homme d’action et la brute sans états d’âme. Des communistes Paul Eluard et Louis Aragon à Jean-Paul Sartre, ou, à la droite plus ou moins extrême, de Drieu La Rochelle à Lucien Rebatet ou Céline ; enfin, plus récemment, de Maurice Dantec et Renaud Camus à Richard Millet lui-même, les exemples de dérives ou de délires idéologiques se recrutent parmi les meilleurs écrivains.
Karl Ove Knausgaard brasse très loin de ces eaux troubles. En un peu moins d’une vingtaine de pages, en écrivain sensible au regard de l’autre, il décrit un homme intérieurement détruit par la frustration et désormais incapable de voir l’humanité dans le regard de l’autre, tirant à bout portant dans la bouche d’une jeune fille regardée les yeux dans les yeux, puis se plaignant à la police d’un éraflure de 5 millimètres occasionnée (explique-t-il tranquillement aux policiers) par l’éclat osseux d’un crâne fracassé par son arme.
En relisant le texte de Richard Millet, j’ai été frappé par l’extraordinaire déréalisation des faits qu’il rapporte, se posant en grand juge juché sur sa colonne de stylite styliste, et que je ferraille sur les sociaux-nordiques pourris, et que je défouraille sur les journaleux moisis du Nouvel Obs & CO. Or cette déréalisation du grand esthète concluant par ailleurs à la nullité de la création littéraire française (à part lui, s’entend) ressemble en somme à la virtualisation croissante de l’univers d’Anders Behring Breivik, jeune homme plus ou moins abandonné voire maltraité par ses père et mère (comme de nombreux jeunes gens qui ne tuent pas pour autant à ce qu’on sache), qui aura de plus en plus souffert de n’être pas vu, jouissant en revanche d’être déshabillé par les flics et de pouvoir prendre devant eux, en slip, la pose imitée des bodybuilders…

Contrairement à Richard Millet, Knausgaard ne prend pas au sérieux les motivations « politiques » de Breivik, pas plus évidemment qu’il n’y voit un « artiste ». « Le monde est plein de gens aux tendances narcissiques – j’en suis un bon exemple – et il est plein de gens dépourvus d’empathie envers autrui. Et le monde est plein, aussi, de gens qui partagent les opinions politiques extrémistes de Breivik, sans pour autant y voir une raison d’assassiner des enfants et des jeunes gens. L’enfance de Breivik n’explique rien, son caractère n’explique rien, ses opinions politiques n’expliquent rien », écrit Knausgaard.
Le monde actuel, de la guerre dans les Balkans au Rwanda, ou de Tchétchénie en Syrie, a vu se développer une culture de la guerre et du meurtre qui, dans un petit pays plutôt harmonieux et prospère comme la Norvège (et ce serait pareil en Suisse) paraît impensable, mais a bel et bien vu le jour dans les ruines intérieures d’Anders Breivik. Sur fond de Norvège fonctionnant comme le meilleur des mondes, « toutes les normes et les règles ont été abolies en lui, une culture de la guerre a vu le jour en lui, et il était absolument indifférent envers la vie d’autrui et absolument brutal ». Mais alors, comment cela s’est-il fait ?

Comment Breivik s’est il transformé en machine à t uer ? À cette question, Karl Ove Knausgaard répond en écrivain, avec la porosité sensible et l’imagination flottante de celui qui essaie de comprendre sans juger, non pas de justifier mais de regarder la réalité en face.
« Les forces les plus puissantes qui soient chez l’être humain sont celle de la rencontre entre le visage et le regard. Là seulement nous existons l’un pour l’autre. C’est dans le regard d’autrui que nous existons et c’est dans notre propre regard que les autres existent. C’est aussi là que nous pouvons être détruits. Ne pas être vu est dévastateur, ne pas voir l’être aussi. »
On sait que, dans les combats rapprochés, les combattants des armées ordinaires sont exercés à ne plus voir en face d’eux des visages d’hommes, sur lesquels ils refuseraient de tirer, mais des cibles. Or Breivik a tué de face et de près des jeunes gens qui le regardaient et dont il ne voyait pas le regard, mais comment en est-il arrivé là ? Comment en est-il arrivé à ne plus voir de ses semblables que des images-cibles ?
Knausgaard rappelle alors la plongée de Breivik dans l’univers virtuel des jeux vidéo, qu’il continue d’ailleurs de pratiquer aujourd’hui dans sa prison avec sa Playstation 3 enfin obtenue sur réclamation – l’Etat suédois ne lui ayant accordé jusque-là que la Playstation 2…

« Breivik n’a pas été vu, cela l’a détruit. Il a alors baissé les yeux, a dissimulé son regard et son visage, détruisant ainsi l’autre à l’intérieur de lui. Cinq ans avant le massacre, il s’est isolé dans une chambre de l’appartement de sa mère ; il ne voyait pour ainsi dire personne, refusait toute visite, ne sortait quasiment pas et jouait seulement aux jeux vidéo, surtout à World of warcraft, pendant des heures, des jours, des semaines, des mois. À un certain moment, ce monde imaginaire a fini par devenir la réalité, non pas parce qu’il a fait une crise psychotique, mais parce qu’il a trouvé des modèles de la réalité qui étaient aussi simples et maniables que ceux du jeu, et ainsi, poussé par la puissance de ses rêves, et surtout par ce qu’ils lui permettaient d’être – un chevalier, un commandant, un héros -, il a pris la décision de leur donner vie. Il n’avait été personne – autant dire, mort – et soudain il se dressait de l’autre côté, il n’était plus « personne », car en accomplissant l’inconcevable qui désormais était concevable, il allait devenir quelqu’un ».
Karl Ove Knausgaard n’aime pas parler de Breivik. Il l’a fait pourtant à plusieurs reprises et il cite à plusieurs reprises le livre d’une de ses amies, Åsne Seierstad, intitulé L’un d’entre nous et détaillant la tragédie d’Utoya sans pathos et sans « littérature », afin d’en restituer la réalité.
« Encore une fois, commente Knausgaard, ce fameux jour redevient quelque chose de concret, pas un phénomène, pas une affaire, pas un argument dans une discussion politique, mais un corps mort penché sur un rocher au bord de l’eau. Et de nouveau, je pleure ».
« For den kroppen har et navn, det var en ung gutt, han het Simon. Han hadde to foreldre og en lillebror. De kommer til å sørge ham resten av livet ».
« Car ce corps a un nom, c’était un jeune garçon, il s’appelait Simon. Il avait deux parents et un petit frère. Ils porteront son deuil le restant de leur vie »...
Anders Breivik, L’inexplicable, traduit du norvégien par Hélène Hervieu. In Courage, No 2. Grasset, 2016.
Richard Millet, Langue fantôme, suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
Iouri Olécha. L’envie. L’Âge d’Homme.

À propos de nos premiers morts et de la vie qui continue. Ce qu’évoque précisément La Mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, qui renvoie chaque lecteur à lui-même. Entre autres réflexions sur la “déréalisation du monde”, l’art contemporain et le bruit des tondeuses à gazon.
Lorsqu'on demandait l'heure à la grande voyageuse Ella Maillart, elle répondait "il est maintenant", et maintenant je constate sur l’écran de mon i-phone qu'il est 8h. 47 ce samedi matin 27 août 2016, heure à laquelle je suis né à la maternité de Lausanne, (en Suisse romande, au bord du lac Léman) le 14 juin 1947, le médecin de service amateur de vaudeville annonçant à ma mère qu'arriver avec Le train de 8h. 47, titre d'une pièce de Courteline, augurait peut- être de quelque chose, sans préciser quoi.
Notre mère est morte en août 2002 au CHUV de Lausanne, par une touffeur comparable à celle de ces derniers jours même au vallon de Villard (altitude 1111m.), et j'ai évoqué ses dernières semaines d'inconscience, après un accident cérébral survenu une fin de matinée deux semaines plus tôt dans sa cuisine alors que je me trouvais à Montagnola dans les jardins paradisiaques de la Casa Hermann Hesse, dans un texte intitulé La mort n'existe pas, constituant la litanie finale d'un livre de 438 pages intitulé Les Passions partagées et paru en 2004 chez Bernard Campiche éditeur.
Dire que la mort n'existe pas semble un paradoxe, et pourtant il y là une vérité que j'ai reconnue en lisant les derniers mots d'une grande épopée romanesque serbe intitulée Migrations et que mon ami Dimitri appelait le plus beau roman du monde, à savoir: "Les migrations existent. La mort n'existe pas".
Je dirais plus précisément à l'instant (mon i-phone indique 9h.14) que la mort n'existe qu'aux yeux de la vie humaine, sans préjuger de ce que ressentira notre chien Snoopy devant mon cadavre si je défunte avant lui comme c’est fort probable...
Karl Ove Knausgaard a vu son premier mort à l'été 1998, alors qu'il allait sur ses trente ans, le cadavre étant celui de son père. Tandis qu'il se trouvait là avec son frère Yngve, le bruit d'une tondeuse à gazon, à côté de la chapelle où reposait le défunt, lui fit craindre un instant que celui-ci ne se réveille, sous le regard vaguement narquois de son frère aîné. Et lui de noter une quinzaine d'années plus tard: "Ce fut un instant horrible: Mais lorsqu’il fut passé et que malgré tout le bruit et les émotions mon père demeura immobile, je compris qu’il n’existait pas, Le sentiment de liberté qui m’envahit alors fut aussi difficile à maîtriser que les vagues de tristesse l’avaient été et il trouva la même échappatoire: un sanglot totalement indépendant de ma volonté”.
Or je me rappelle que le même type de sanglot, irrépressible, m'a secoué au volant de notre voiture quand ma nièce (et filleule) Virginie m'a annoncé, sur mon portable, que mon frère venait de mourir, et c'était en 1997, alors qu'il n'était âgé que de 55 ans.
La première fois que j'ai vu mon père nu, c'était aux douches du tennis jouxtant l'ancien cimetière de la Sallaz, et la dernière fut après sa mort survenue le 8 mars 1983 dans notre maison natale des hauts de Lausanne, au terme d'une inoubliable journée passée en famille autour du mourant, notamment marquée par une énorme platée de spaghettis au début de l'après-midi, après la dernière entrevue de notre père et de notre première petite fille âgée de 6 mois - tout cela que j’ai détaillé au fil d’une autre litanie intitulée Tous les jours mourir, dans le recueil de récits autobiographiques de Par les temps qui courent, paru en 1994.
Je note ces détails ce matin d'une parfaite limpidité (nous avons la chance de ne pas avoir de parents ou d'enfants sous les décombres de tel village d'Ombrie ou de telle ville de Syrie) en me rappelant les pages de La mort d'un père consacrées à ce que je viens d'évoquer, où Karl Ove Knausgaard parle aussi de son rapport avec un monde dans lequel on taxe d'irréalité ce qui est précisément le plus réel, et de réel ce qui relève du fantasme.
À cet égard, sa réflexion sur la "déréalisation" du monde actuel, où la fascination pour les jeux de rôles virtuels peut produire un monstre froid à la Anders Breivik, ou tout ce qu'il écrit de très senti sur son rapport personnel à la peinture (notamment sur l'invasion de la composante humaine dans l'œuvre de Munch) me touche d'autant plus que c'est modulé très naturellement sans une once de pédantisme, avec une espèce de candeur sincère qui explique sans doute que cet ecrivain ait touché tant de lecteurs tout en révulsant une certaine critique académique française snob et guindée incapable d'admettre que de la littérature puisse surgir de partout et à tout moment, même en Norvège et sous la plume d'un mec à dégaine de mauvais garçon de série nordique genre Killing ou The Bridge, pour autant que le défi du TOUT DIRE, même inatteignable, soit lesté de sens et d'émotion...


À propos de l'attention portée par l’écrivain aux fringues et à ce que ça dit implicitement ou en clair, de Marcel Proust (mort en 1924) à Karl Ove Knausgaard (né en 1968), avec deux exemples tirés de Du côté de chez Swann et de La mort d’un père...
Tout le monde sait l'attention extrême portée par Marcel Proust (écrivain français marquant le tournant d'un siècle encore très habillé) aux tournures vestimentaires de ses personnages, surtout féminins, et de ce qu’il advient de l’habillement dans la génération des fils décravatés au début des années 1960…
Chacune et chacun se rappelle ainsi la rencontre inopinée de Swann et de la femme du docteur Cottard (l'imbécile fameux qui prescrit la cure de lait à la grand-mère du Narrateur) dans l'autobus, où la dame donne des nouvelles à Swann du petit clan des Verdurin dont il s'est fait jeter.

Plus de détails sur la tournure de Madame Cottard à son apparition dans l’omnibus : «Un jour (…), Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’était trouvé en face de Mme Cottard (…) en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blanc nettoyés ».
Ensuite, après une discussion rassérénante pour Swann, où la brave dame lui a juré qu’on avait dit du bien de lui dans le petit clan alors qu’il pensait le contraire, ces autres détails sur la tournure et les insignes de Mme Cottard au moment où elle quitte l’omnibus pour enfiler la rue Bonaparte « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon »…

Un siècle plus tard, dans une culture vestimentaire uniformisée et mondialisée, on voit mal un écrivain norvégien s'attarder à ce genre de description, et pourtant une page de La mort d'un père est intéressante, qui marque le sursaut de réprobation du fils ado devant le changement soudain de vêtements de son père prof, quadra jusque-là plutôt classique dans son habillement, et qui se la joue tout à coup « djeune » dans une chemise genre hippie chic. Le détail serait anodin s'il ne s'insérait dans l'évolution des relations père-fils qu'on sent plombées par le non-dit (rejet du père, inquiétude du fils, tactique d’évitement croissante entre l’un et l’autre) durant les 2oo premières pages de La mort d'un père, lequel père annonce soudain son intention de divorcer à son fils.

Ce qui donne à la page 225 de l’édition en poche Folio de La mort d’un père que m’a offerte France Rossier, libraire à La Fontaine de Vevey (altitude 383 m., 17.656 habitants en 2008), cette appréciation sévère de Karl Ove à l’égard de son paternel : « Il y avait quelque chose de dégradant dans les vêtements que papa portait ce soir-là. Cette espèce de tunique blanche, ou chemise, peu importe. Aussi loin que je me souvenais, il avait toujours porté des vêtements simples, corrects, assez conventionnels(…). Et le jeune amateur de rock pacifiste, gauchiste à sa façon, d’ajouter à propos de son père « plutôt le genre professeur, certifié traditionnel, sans être vieillot, que le baba cool moderne », ces remarques découlant pour lui d’une question de valeurs : « En arborant soudain des camisoles folkloriques brodées, des chemises à ruches, que je lui avais vu porter au début de l’été, et de chaussures à cuir informes, une énorme contradiction apparaissait entre celui qu’il était et celui qu’il voulait paraître »…

À propos de l'appellation "Proust norvégien" accolée au nom de Knausgaard, entre autres formules publicitaires ou médiatiques du même acabit...
Lorsque la libraire France Rossier m'a offert l'autre jour La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, elle m'a parlé, non sans clin d'œil dubitatif, d'un "Proust norvégien", expression dont, après avoir lu 350 pages de ce récit-roman autobiographique, tout en continuant de (re)lire À l'ombre des jeunes quilles en pleurs, je suis en mesure de mieux apprécier la très partielle justification, aussi défendable (ou indéfendable ?) que l'expression "Tchékhov américain" appliquée successivement à Raymond Carver, John Cheever ou Alice Munro...
Dans un monde où la critique devient de plus en plus le relais de la publicité, il n'est cependant pas plus choquant de qualifier la monumentale entreprise autobiographique du quadra norvégien de "proustienne" que de voir le regretté Fabrizio De André qualifié de "Brassens italien" ou de situer je ne sais quel nouvel "auteur culte" entre Joyce et Kafka.

Lorsque Knausgaard a publié le premier volume de son cycle autobiographique, il pensait ne pas dépasser les 1000 exemplaires, s'agissant d'un genre littéraire moins "porteur" que celui du thriller nordique. Or le succès désormais international des livres de Knausgaard relève du phénomène faisant bel et bien de lui un "auteur culte" tantôt adulé et tantôt conspué pour des raisons qui ont peu de rapport avec le contenu de ses livres, lesquels ont effectivement quelque chose de parent avec la recherche proustienne, comme les chansons poétiques et engagées de Fabrizio De André ont quelque chose de commun avec celles de Brassens, de Brel ou de Léo Ferré.
Comparaison n'est pas raison dit la sagesse des nations, mais comparer aide parfois à mieux saisir les différences et les particularités de tel ou tel objet littéraire ou ménager - pour qui aurait l'idée d'affirmer que Conforama est l'Ikea français en plus toc.

Dans une scéne de La mort d'un père, l'écrivain norvégien, peinant à trouver le sommeil à côté de sa femme Linda enceinte jusqu'aux yeux, accoudé à une fenêtre de leur appart' de Stockholm donnant sur la rue, observe une descente de flics dans une boutique voisine de vidéo-porno dont ressort bientôt, menotté, un type dont les pantalons sont restés sur ses chevilles. Cette observation peut-elle être rapprochée de la scène hyper-fameuse du Narrateur de la Recherche découvrant par un œilleton, dans le bordel homo de Jupien, les fesses nues de Charlus flagellées par un mauvais garçon ? Chacune et chacun répondra "sur pièces" en son âme et conscience, comme on dit, de même qu'on pourra (ou non) trouver proustienne la contemplation des nuages de Constable par Knausgaard, dans un livre qu'il y a là, juste après ses observation relatives aux branleurs du club vidéo-porno.

La sensibilité affective extrême de Karl Ove Knaussgaard suffit-elle à en faire un "Proust norvégien" ? Oui à condition de dire que la sensibilité extrême de l'enfant Kafka en fait un "Knausgaard pragois", et même si cela vexe la Française et le Français moyen en lesquels sommeillent à la fois une concierge, un critique littéraire et un prof de lettres ou un blogueur rêvant de l’Académie française comme Pierre Assouline en sa République des livres qui nous expliquait, en 2014 déjà, pourquoi il ne voyait en Knausgaard, sur la foi d'une photo de magazine, qu’un Brad Pitt du laptop, etc.

Pour tout dire (4)
À propos de la modulation des sensations premières et des premiers sentiments amoureux de l'enfant et de l'adolescent en milieu pseudo-libéré. Ce qui a changé de Proust à Knausgaard, hypersensitifs comparables, et ce qui perdure...
Le TOUT DIRE en matière d'intimité, en cette époque d'exhibition exponentielle, licite et consommable à grande échelle, commercialisable et donc industrialisée, est paradoxalement plus délicat, voire difficile, pour un écrivain d'aujourd'hui, et notamment pour ce qui touche aux sensations et aux sentiments réels éprouvés par un enfant ou un adolescent confronté à l'éveil de la sensualité ou à une première passion, au premier sperme ou au premier sang. Je note ce qui précède en marge des pages de La mort d'un père consacrées au premier sperme, dont il remarque l’odeur de mer, et au premier délire amoureux du jeune Karl Ove, suscité par une certaine Hanne, officiellement petite amie d'un autre gars de leur âge, par conséquent plus ou moins inatteignable, mais dont l'intensité folle, plus fantasmatique que réellement incarnée, rappelle les sentiments non moins extrêmes éprouvés par le Narrateur de la Recherche à l'égard de la petite Gilberte Swann qui le chambre, le snobe, l'attire et le repousse comme il le fait lui-même pour attiser et désamorcer puis relancer sa jalousie, etc.
La jalousie est le motif central de la folie amoureuse qui fait l'objet de centaines de pages de la Recherche du temps perdu. Qui n'a pas été une grande jalouse ou un grand jaloux peut-il se sentir concerné par les extravagantes souffrances ressenties successivement par Swann, lors de la maladie d'amour qu'il vit avec sa maîtresse Odette de Crécy, et par Marcel lui-même à l'égard de Gilberte et bien plus encore du vivant d'Albertine ?
En vérité, la jalousie est une plaie de la passion qu'on gratte avec volupté, c’est une donnée humaine et rien de ce qui est humain ne devrait m’être étranger, de sorte que moi qui n’a jamais été un grand jaloux me suis bel et bien surpris à m’intéresser à ces tribulations tordues de la passion amoureuse, dont la fameuse dernière phrase de la partie intitulée Un amour de Swann dit assez la vérité paradoxale : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ».

Avec La mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, on change de siècle, de société et de culture, mais l’auteur exprime sa première exaltation amoureuse, aussi débridée que l’arrivée subite du printemps en Norvège, avec un enthousiasme candide propre à toutes les générations depuis qu’Adam, ou Roméo, ont « grave kiffé » Eve ou Juliette; et la première jalousie se pointe avec cette première passion.

On sait que le snobisme social, lié aux strates des derniers feux de l’aristocratie française, caractérise la Recherche proustienne, jusqu’au Temps retrouvé où il vole en éclats, de même que les notions de classe se sont diluées dans la social-démocratie nordique des années 70-80. Mais l’observation de la société reste légitime pour l’auteur norvégien se rappelant ses flottements entre petites « tribus juvéniles », autant que pour le Narrateur proustien comparant les particularités propres aux bourgeois (ses parents ou les Verdurin) et celles des grandes familles titrées de France ou d’Europe.
Ce qui apparente en outre les deux auteurs, c’est leur extrême sensibilité affective, qui donne à leur entourage proche (pères et mères, oncles et grands-parents) autant de relief, comme vu sous une loupe, qu’aux milieux qu’ils fréquentent, aux castes et aux clans.
Du point de vue formel, et sans qu’il y ait de filiation directe ou de mimétisme imitatif chez Knausgaard, il est également passionnant de voir comment l’autobiographie « frontale » de celui-ci devient, dans l’alternance du récit diachronique et de remarquables digressions sur toute sorte de sujets, avec des parties dialoguées tenant quasiment du théâtre, un véritable roman déployé dans le temps (dont les trois volumes traduits en français comptent plus de 1700 pages) et dont tous les personnages ont gardé leur nom réel alors que les personnages de Proust tirent leur substance de deux ou trois modèles voire plus.
Est-ce à dire qu’il n’y ait aucune transposition dans la représentation de la réalité à quoi s’affaire Knausgaard ? Evidemment pas, pas plus qu’un journal intime quotidien (du genre de celui d’Amiel) ne se borne à la platitude d’un copié/collé quotidien.
Comme il en va du formidable diariste genevois, dont seuls les sots ou ceux qui ne l’ont pas lu réduisent l’immense journal (16.000 pages quand même !) à une activité masturbatoire, Knausgaard n’en finit pas de procéder à des choix significatifs dans sa remémoration et de nous toucher par son ton, sa voix, son regard, ses variations d’éclairage et son humour singulier.
À la première personne du singulier, en son nom propre, Karl Ove Knausgaard, ne parlant que de lui et des siens, nous renvoie à nous et aux nôtres avec un pouvoir déclencheur, du point de vue de nos propres remémorations, sans pareil. Or je n’en suis qu’à la moitié de La mort d’un père, qui compte 538 pages dans l’édition de poche que m’a offerte la libraire France Rossier, auprès de laquelle je me suis procuré ce matin même (nous sommes le mercredi 23 août et il fait superbeau en région lémanique) les volumes suivants intitulé Un homme amoureux (727 pages en Folio) et Jeune homme (581 pages dans la première édition Denoël).

À préciser que l’ensemble est regroupé sous le titre provocateur (et naturellement controversé) de Mon combat, qui se traduit en allemand par Mein Kampf et en lequel je ne subodore pour l’instant qu’une façon de se moquer des bien-pensants et de rompre avec les conventions hypocrites puisque, aussi bien, le jeune Karl Ove, qualifié un peu hasardeusement d’ anarchiste par son amie Hanne qu’il emmène dans un réunion politique de jeunes travaillistes, où ils s’ennuient autant l'un que l’autre, se démarque à la fois de son père de la gauche-comme-il-faut de l’époque et de toutes les formes de violence, persuadé que les ennemis s’appelaient capitalisme et puissance de l’argent mais méprisant les lunettes rondes et les pantalons de velours et pull-overs tricotés des intellectuels du bon bord – « en d’autres termes, j’étais pour la profondeur et contre le superficiel, pour le bien et contre le mal, pour la douceur et contre la dureté, avec le Journal du voleur de Genet dans une poche et deux tickets de cinéma pour aller voir 37°, 2 le matin avec Hanne, et voici le résultat: « Le film commença. Un couple baisait. Oh non ! Non, non. Non ! Je n’osais pas la regarder mais je me doutais que c’était la même chose pour elle, qu’elle n’osait pas me regarder. Elle tenait fermement les accoudoirs en attendant que la scène se termine. Mais ça n’en finissait pas. Ils n’arrêtaient pas de baiser sur l’écran. Merde alors ! Merde, merde, merde »,…

Pour tout dire (3)
À propos du roman familial, de ses détracteurs et de ses rebonds éclatés dans la nouvelle société des temps qui courent. Comment La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard aborde la question par le truchement d'une vraie-fausse autobiographie, entre trivialité et féerie.
Où étions-nous durant la nuit de Saint-sylvestre marquant la fin de l'année 1984 et le premier jour de 1985 ? C'est là question que nous pourrions nous poser en lisant l'évocation féerique de cette nuit vers les pages 155 et suivantes de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, qui m'a fait penser à certaines scènes de réjouissance collective de Fellini, par exemple au tout début d'Amarcord ou à l'apparition magique du paquebot...
J'ai forcément noté, dans mes carnets, ce que nous avons fait cette nuit-là, mais ce que je retiens de l'évocation de Knausgaard se rapporte essentiellement à la féerie de cette célébration nocturne et à l'attention portée par l'écrivain à l'univers, même éclaté (surtout éclaté) des familles; en outre, le seul chiffre de 1985 signifie à mes yeux la naissance de notre second enfant et la mort en montagne, trois mois auparavant, de mon ami Reynald.
Les écrivains qui attaquent le roman familial (dont un Philippe Sollers) ou le réalisme prétendument « populiste » (un Charles Dantzig) me font sourire, me rappelant un Alexandre Zinoviev fustigeant l’idéologie soviétique avec une furia d’idéologue soviétique, ou tous ceux qui brocardent le nombrilisme des autres avant de tout ramener à eux. Knausgaard n'écrit pas un roman familial : il écrit la vie.
À un moment donné de sa vie (il a 16 ans en 1984), il se documentait à fond sur les groupes de rock de l'époque, initié par son grand frère Yngve, tâchait de reproduire les accords de tel ou tel morceau sur sa guitare et se demandait comment attirer l'attention d'une certaine fille, peut-être présente à l'une des fêtes de cette nuit-la.
Se rappelant la maison familiale, il décrit le sentiment d’étrangeté, voire d’hostilité, des murs et de objets à son égard, qu’il éprouvait quand il était seul en ladite maison, alors que tout redevenait accueillant quand l’un ou l’autre des membres de sa famille y pénétrait. Or tout cela nous ramène forcément à nous, par ressemblance ou par dissemblance.
Il est clair, à mes yeux, que la meilleure littérature me ramène à moi, mais ce moi est propre à tous. L'on voit ces jours un collectif de jeunes écrivains romands, attroupés sous le sigle de l’AJAR, s'en prendre au moi sempiternel de l'auteur « classique » pour lui opposer leur travail de groupe tellement plus convivial et libéré du nombrilisme, n’est-ce pas. Or cette niaiserie « jeuniste » à peut-être du bon momentanément, comme tout exercice sportif ou artisanal, classe de violon ou atelier d’écriture à Missoula. Mais ensuite ? Qui fait les vrais livres ? Qui d’autres que des cinglés solitaires, des âmes sensibles perdues sur un atoll au milieu de la foule, un Bouvier ou un Cendrars et pas un collectif de groupies de Bouvier ou de Cendrars, etc.
Une chose est de construire une bonne série télévisée, genre Six Feet under, et ça peut se faire en collectif de pros de haut niveau, mais autre chose est d’écrire la première page de La mort d’un père, où se trouve décrit le mécanisme inéluctable de la mort d’un corps humain au milieu des objets qui l’entourent, globalement indifférents au phénomène, ou le début du Voyage au bout de la nuit ou la scène de la mort du prince André dans La guerre et la paix, etc.

« La littérature me semble ce qui fait essayer de sortir de soi pour parler de tous », écrit fort justement Charles Dantzig dans Les écrivains et leur mondes, paru récemment dans la collection Bouquins et constituant un exceptionnel creuset de jugements (et parfois de préjugés) sur la littérature précisément, avec le défaut ( ?) de tous les écrits personnels de privilégier les goûts personnels de l’auteur. Mais tout ça peut changer, comme ont changé les goûts du jeune Karl Ove en matière de rock ou de cinéma, de sa seizième année à sa toplist de ce matin…

Or ce matin je lisais ceci, à la page 170 de l’édition en poche Folio de La Mort d’un père que m’a offerte la librairie France Rossier, à propos de la nuit de la saint-Sylvestre 1984 en cette contrée urbanisée de la côte sud de la Norvège : « Perché sur une hauteur avec une vue imprenable sur toute la baie, le carrefour était un lieu naturel de rassemblement. Il y régnait un chaos complet car une masse compacte de gens, la plupart ivres, voulaient lancer des feux d’artifice. Ca crépitait et explosait partout, l’odeur de poudre prenait à la gorge, les bancs de fumée dérivaient et sous les nuages bas les feux éclataient les uns après les autres en une multitude d’étoiles bariolées. Le ciel vibrait de lumières et de bruit, il aurait pu se fendre à tout instant ».

Pour tout dire (2)
À propos de ce qui est dicible, ou non, dans une autobiographie conservant les noms des protagonistes. Sur la démarche radicale de Karl Ove Knausgaard et ses éventuels dégâts collatéraux...
Si j'étais Knausgaard, je n'hésiterais pas à écrire une page de mon autobiographie à moi sur la gêne que j'éprouvais en bandant dans ma culotte courte de petit collégien, coincé entre mes sœurs à l'arrière de la première Volkswagen de notre père, donc vers mes dix ans, certains dimanches après-midi où l'on ne pouvait échapper à la promenade familiale, mais je ne suis pas Knausgaard qui, lui, n'hésite pas à décrire ses érections d'ado inquiet de se voir la queue « un peu tordue et de travers comme une horrible souche de la forêt », et plus tard la situation grotesque dans laquelle il s’est trouvé de ce fait lors d’une première semi-baise mal barrée .

Si je ne suis pas Knausgsard, je ne reconnais pas moins, dans le parti pris de son TOUT DIRE - dont la composante physiologique ou mécanique de la sexualité n'est qu'un détail infime dans le magma de la réalité qu’il brasse -, une exigence d'honnêteté qui nous le rend immédiatement très proche, et cela s'avère à tous égards, qu'il parle de l'évolution de ses relations ambivalentes avec son père, de son irrépressible besoin d’écrire, de sa première guitare de rocker raté ou de sa deuxième cuite et du « quelque chose d’inépuisable » que l’alcool lui a fait entrevoir alors.
La façon dont Knausgaard parle, la quarantaine passée, du premier regard porté sur les jeunes filles en fleurs de son adolescence, m’a aussitôt projeté quarante ans en arrière, comme la première apparition de son père, en train de jardiner, m’a rappelé le nôtre retournant un carreau de terre pour y trouver tantôt un tibia et tantôt un crâne – la terre de notre jardin provenant de l’excavation de l’ancien cimetière de la Sallaz sur les hauts de Lausanne…

De la même façon, son évocation des jeunes filles en fleurs mâcheuses de chewing-gum, dans sa Norvège des années 80, m’a rappelé les filles de notre quartier et, plus précisément, l’homonyme de France Rossier, notre voisine coiffeuse dont je ne préciserai pas le prénom vu qu'elle vit encore (dixit ma sœur aînée), et qui, peu après mon bac, m'a saoulé pour que je la saute un soir de vacances d'été où tout était tranquille dans le quartier…
Le génie de Proust, je le conçois chaque jour un peu mieux, se manifeste (notamment) par l'imagination dont il fait preuve dans les mises en rapport des innombrables situations concrètes ou fantasmées de ce qu'il appelle les intermittences du coeur. La librairie France Rossier se demandait si j'allais trouver du Proust chez Knausgsaard ou réagir comme ces critiques français s'offusquant (à la télé ou à la radio) de ce qu'on pût comparer le Norvégien au cher Marcel ? Il est vrai que le vécu de celui-ci n'a rien à voir avec celui de Knausgaard, et que l’écriture de ce dernier n’a pas la grâce artiste de la phrase proustienne, mais l'attention au plus-que réel des deux écrivains les apparente autant que leur façon tâtonnante de se raconter.
Ainsi les situations les plus quotidiennes, voire les plus banales, dans le milieu très classe moyenne nordique de Knausgaard, relèvent-elle d'une porosité et d'une plasticité quasi hyperréaliste, qui n’ont rien à voir avec le beau monde du faubourg Saint Germain et qui n’en sont pas moins proches de certaines observations proustiennes, tant par la précision que par l'humour sous jacent lié aussi au décalage du temps de la vie vécue et de sa transposition littéraire…
Peinture: Stéphane Zaech.





À propos de la (folle) démarche autobiographique de l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard. De l’absolu inatteignable du TOUT DIRE, avec ses modulations décentes ou scandaleuses, dans la filiation de Proust. En lisant La mort d’un père, premier volet d'une trilogie comptant actuellement plus de 1700 pages...
À La Désirade, ce samedi 20 août 2016. – Il m’est arrivé hier quelque chose que je n’imaginais pas avant-hier, consistant à découvrir un livre d’un écrivain norvégien quadra qui pourrait être mon fils par l’âge, comme je pourrais être le petit-fils de Marcel Proust si la Providence en avait eu la fantaisie, et dont la démarche autobiographique visant l’inatteignable absolu du TOUT DIRE, à la fois courageuse et vouée au scandale, recoupe celle des carnets que je tiens depuis la fin des années 60 - où, précisément, cet auteur du nom de Karl Ove Knausgaard a vu le jour -, dont j’ai publié plus de 2000 pages sur lesquelles seules 500 pages, dans le volume intitulé L’Ambassade du papillon, traduisent cette aspiration au TOUT DIRE puisque je n’y ai fait aucune retouche en dépit de coupes nécessitées par le format du livre, entre autres pages jugées impubliables par l’éditeur.
Or Knausgaard a poussé le bouchon bien au-delà de ce qu’on pourrait dire la ligne rouge de la pudeur ou de la protection de son entourage, et d’emblée la lecture de La Mort d’un père m’a saisi et passionné, mais à la fois conforté dans mon actuelle position de réserve personnelle qui aurait dû m’interdire, en principe, de blesser des personnes vivantes en les nommant dans un livre publié - ce que j’ai pourtant fait dans L’Ambassade du papillon...
Ce qui m’intéresse alors dans le cas de Knausgaard, dont la démarche est aussi radicale et peut-être détestable (lui-même dit détester ce qu’il écrit et regretter de se comporter en « tueur ») que littéraire, c’est précisément que son apparence « brute de décoffrage » va bel et bien de pair avec une démarche littéraire de type proustien transposée dans notre époque de langage avarié et d’indiscrétion généraliseée, avec une vivacité narrative, une limpidité et une originalité dans les variations de focale de son observation qui relève de la littérature considérée comme une sorte de journal de bord de l’humanité, ainsi que la définissait John Cowper Powys.

C’est à cause de Proust que j’ai découvert hier Knausgaard, ou plutôt grâce à l’une de mes libraires préférées, du nom de France Rossier, à la librairie La Fontaine de Vevey (on parque sur la Grand’Place et c’est à droite au début de le rue du Lac très prisée ces jours par les touristes de partout), à laquelle j’ai d’abord dit mon peu d’empressement de lire les livres de la rentrée, assez occupé que je suis ces jours à (re)lire l’intégrale de la Recherche du temps perdu à raison de dix pages par jours, et cinq ou sept autres livres de la pile de cinq ou sept cents qui attendent.
Du moins lui ai-je acheté, par curiosité, le roman écrit à dix-huits mains par les kids de l’AJAR, sous le beau titre de Vivre près des tilleuls ; le dernier recueil de textes d’Erri De Luca intitulé Le plus et le moins, deux récits de l’écrivain-voyageur Richard Kapuscinski (Il n’y aura pas de paradis et Le Christ à la carabine) et un roman islandais que m’a recommandé un vieil ami de Facebook, le tout jeune Maveric (moins de 20 ans), D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, signé Jón Kalman Stefánnson.

Or au moment où j’allais payer cette (bonne) pioche, France Rossier me dit « attendez voir ! », et la voici se diriger vers le rayon des poches d’où elle revient avec cette Mort d’un père de Knausgaard qu’elle tenait à m’offrir gracieusement, me promettant la lecture d’une autobiographie tellement hors du commun, voire invraisemblable, qu’on pouvait subodorer une affabulation, mais enfin j’en jugerais, en tout cas si ce n’était pas Proust ça y faisait penser parfois.
Et de fait, deux quarts d’heure plus tard, attablé devant une Suze sur la terrasse du café du Signal (à gauche en montant la route qui conduit au Vallon de Villard par les Bains de l’Alliaz, dont le patron est top sympa), je trouvai, dans les premières pages de La mort d’un père, consacrée à notre façon de planquer les morts sous des draps (au bord de la route en cas d’accident de voiture, ou à la morgue) et d’en évacuer la réalité physique sous terre, etc., puis dans les pages qu’il consacre à l’immuabilité des yeux dans un visage (on vérifie au selfie ou sur les derniers portraits de Rembrandt), ou encore à la redoutable réalité que représentent les soins d’une enfant en bas âge et les vacations ménagères d’un père moderne, au détriment de sa passion d’écrire, quelque chose d’effectivement proustien chez cet écrivain qui confesse d’ailleurs avoir « bu la Recherche du temps perdu » et dont un thème de la réflexion narrative porte immédiatement sur notre situation dans le Temps…




Journal de 1983 à 1988.

















(Lectures du monde, 2021)







Celui qui se défonce en Ultra-trail / Celle qui gère sa libido frustrée par les entraînements non-stop de son winner potentiel / Ceux qui stressent à l’idée de ne pas figurer dans le top-team / Celui qui compte le nombre de pas qu’il fait de chez lui au bureau / Celle qui gère son temps de phone avec Jackie / Ceux qui sont bien partis pour un simili Vent des globes dans l’étang des Mollusques / Celui qui se lance dans la gestion des affects au niveau de la paroisse / Celle qui propose un audit sur le dysfonctionnement des RH depuis la nomination non cooptée du nouveau responsable d’origine africaine / Ceux qui au briefing de la rédaction du Grand Quoitidien recommandent l’avis d’un expert sociologue pour analyser les composantes numériques limites populistes des témoins du meurtre d’un métis par la police locale plutôt bien vue des clients du journal / Celui qui se dit conseiller en estime de soi / Celle qui monétise ses témoignages à la bodycam / Ceux qui ont fait sociologie comme leurs oncles ont fait théologie / Celui qui prend sur lui en tant que gendre responsable / Celle qui estime qu’un second mariage à la quarantaine peut être une affaire win-win / Ceux qui tirent le meilleur parti de leur gestion des éléments positifs du donné, etc.










Dans un roman qui a le charme brillant et la profonde malice des comédies de Billy Wilder, Jonathan Coe fait revivre celui-ci par la voix d’une femme subissant, un peu comme la fameuse Fedora mais sans mélo, un début de vieillissement, lequel est aussi celui du cinéaste et du romancier – et le nôtre à toutes et tous. Un superbe roman à lire si possible après avoir vu le film qui l’inspire…
