7. Rue de la Félicité
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Le Grand Tour
7. Rue de la FélicitéMoi j’aime Paris, j'veux dire : les rues de Paris, les maisons de Paris, le blanc des murs des maisons de cinq étages de Paris, et les femmes de Paris : j'veux dire les jambes des femmes de Paris qui sont plus fermes de se faire tous les jours les escaliers des cinq étages des chambres de bonnes de Paris, voilà ce que j' veux dire quand je te dis que j’aime Paris, et le gens de Paris : la vie des gens de Paris qui n’est pas que de Parisiens imbus ou déçus d’un Paris prétendu disparu…Plus que toutes les autres de Paris, pour commencer, je te dirai que j’aime la rue de la Félicité, cette année-là, juste au mois de mai, les jambes en coton de la première fois que je me suis fait mon Paris tout seul, le cœur en coton comme les blancs nuages du ciel tout neufs au-dessus du quartier gris chaulé à toits bleutés, l’asphalte un peu mol annonçant l’été et le café maure d’à côté et la porte vert Véronèse délavé à la fine main de bronze et l’escalier penché de bois craquant jusqu’au comble des combles là-haut au ciel retrouvé par les tabatières, et Paris tout autour, des Batignolles à Monceau et vers Montmartre où le lendemain j’avais, entre le Lapin agile et Ménilmontant, à vérifier qu’Utrillo et Carné n’en auront pas rajouté, et le surlendemain par la rue des Cascades et le long des quais filant le train du chien Macaire jusqu’aux rosiers de Léautaud, de l’autre côté de la Seine, et plus loin les jours d’après en tourniquant de la Butte aux-Cailles à l’impasse de l’Homme armé; et chaque soir, tu peux m'croire, des rues par les ponts et retour par les jardins sous la lune des Tuileries je me retrouve dans ma soupente de la rue de la Félicité, et ce sera pas deux fois, j'te dis que ça : pas deux fois que ce sera la première fois. -
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6. SevillanasÀ Séville, premier confort inouï: l'hostal dont le patron est à la fois concierge, chasseur et sommelier. L'on y pénètre par un long escalier de céramique au sommet duquel se trouve une porte vitrée toujours close. Lorsqu'on a sonné, c'est d'abord un remuement lointain de chaises ou de bouteilles, puis se distingue le flapflap d'une paire de savates et l'écran de verre à lunules se remplit d'une silhouette impressionnante, s'entrouvre et laisse apparaître un faciès qui en a vu d'autres, comme on dit.Dans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.°°°L'oeil qui s'entrouvre à l'aube, qu'on appelle ici la madrugada, est un oeil blanc dont on ne sait si ce sont les rêves de la nuit passée ou les bruits de la ville inconnue qui lui donnent ce blanc d'amnésie. Pas une pensée, pas un mot lui venant à l'esprit pour le détourner de cette espèce de tableau intimiste qu'est la chambre par la fenêtre de laquelle la vue se porte d'une corde à lessive au muret d'une terrasse ne laissant apparaître, de la femme qui étend son linge, que deux bras nus et un immense chignon qu'un mouvement plus vif, de temps à autre, fait osciller comme un chapeau ou comme un nid d'oiseau.L'oeil ne comprend rien mais il épouse, déjà, et le vert écaillé du petit mur lui rappelle alors quelque chose. Il lui remémore un monde clair où les formes parlent, où les couleurs font comme des taches de musique, où voir et contempler n'ont plus de frontière qui les séparent, où le dehors et le dedans s'appellent et se répondent.°°°Ce qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.Non loin de la place d'Espagne, dans un jardin, la nuit, devant une grande vasque. Au ciel, une lune verte. Dans un arbre, des pommes, vertes aussi, mais d'un vert qui se devine à peine. Sur un banc ces deux-là se murmurant des tendresses. Et sur les moires de la pièce d'eau, ce petit canard d'émail qui suit un moment la courbe de l'anneau puis, fantaisie soudaine, vire en silence dans le rayon de lune.L'obscurité retentit d'appels, des quais du Guadalquivir aux frondaisons des jardins de Murillo. Là-bas, autour d'un petit kiosque illuminé où se vendent des amandes grillées et des glaces à plusieurs parfums, ondulent des jeunes filles probablement vierges qu'on dirait vêtues d'abat-jour que l'air du soir fait bomber.°°°Qui appellent-elles, les cigales égarées sur la place déserte ? Le trille impatient des sifflets des agents occupés à évacuer les jardins leur donnera-t-il l'espoir de rencontrer enfin l'âme soeur ?Séville est la ville de tous les reflets, mais chaque reflet semble garder le souvenir infrangible de son image, laquelle naît au foyer d'une infinité d'autres images; et par l'oeil d'une espèce de kaléidoscope apparaît finalement une vision seule, comme le blanc étincelant des venelles du Barrio de Santa Cruz fait la somme de toutes les couleurs de la faïence des corridors, des patios et des fleurs aux murs.Mais Séville n'est pas qu'un décor. C'est aussi un personnage. Et de nouveau, mille personnages en un, avec ce nom de femme qui les résume, et celui du Guadalquivir lui faisant écho, dont les lentes boues dorées se traînent encore vers la mer.°°°Il y a là comme une folie en suspension, qui se perçoit à la fin des tièdes après-midi printanières, ou plus tard dans la soirée - cela dépend des concentrations d'énergies - quand l'on entend soudain des cris lointains, derrière les arènes ou dans quelque rue avoisinante, on ne sait pas très bien; et c'est comme l'exultation de choeurs invisibles, comme la fusée soudaine d'appels incompréhensibles - comme la clameur que le génie des lieux déclenche tout au fond de nous, résonnant longtemps encore par la suite dans notre âme troublée.°°°Par la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible.(Séville, mai 1975). -
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5. Voyager dans le tempsNous avions vingt ans et des poussières et nous étions heureux à nager nus dans les criques des îles bienheureuses, entre Cyclades et Sporades, mais autant que nos élancements de chair ou de chère (le soir au-dessus des moulins dans les fumées de poissons grillés que nous arrosions de vin de Samos), me restent mes errances au-dessous d'un certain volcan mexicain, sur les pas chancelants d'un consul enivré se perdant en sa Selva oscura...Lire en Grèce, à vingt ans, Au-dessous du volcan de Malcolm Lowry ou Le Gai savoir de Nietzsche, vivre bonnement à l'unisson de Zorba dans le sillage des dauphins, se retrouver à Delphes au temps des fulminants oracles et courir ensuite à l'autobus bondé de gens du coin et de tendres étudiants de tous les sexes - lire et vivre aura toujours été, pour nous autres de l'université buissonnière, ce voyage à travers le temps et les lieux - et l'étude joyeuse n'en finira jamais...°°°Longtemps je n'ai pas su voyager: vraiment pas bien, ou parfois pire, trop seul ou trop mal dans ma peau ou fermé aux ailleurs. Ou disons que je croyais voyager en ne faisant qu'imiter et sans partage: ainsi filais-je écrire absolument un livre à Sienne dans la foulée du Condottiere, dont je revenais les mains vides; ou à Grenade retrouver Lorca qui m'échappait non moins dans les enfilades et les illusions; à Vienne au Prater ou au Café Diglas, à Cracovie ou à Sorrente dont, à tout coup, je ne voyais à peu près rien non sans poétiser à l'avenant.Mais la vie ?Or, à Séville elle déborda cette nuit-là, je ne sais comment ni pourquoi mais je m'étais retrouvé là, dans cet obscur caveau débordant d'exubérance piaffante et lancinante, dans ce tourbillon de danseuses et de chanteurs et de chanteuses et de danseurs - mais où était-ce encore, cette Totcha ? Très à l'écart je me le rappelle au moins, loin des estrades fréquentées mais où ? je ne saurais le dire.°°°Me reviennent seulement, montés du tréfonds humain, ces litanies gutturales et ces appels virulents du cante jondo et ces répons, ces croupes ondulées et ces oeillades, cette comédie des regards et ces parodies des trop vieilles ou des trop jeunes - tous ces rites de la séduction dressée dans cet affrontement constant de l'effronté et de la fatale ou de l'enjoué relançant la soumise. Or la transe n'est rien sans être partagée, aurai-je appris cette nuit-là d'un voyage esseulé où, tôt l'aube revenue, comme un nouveau désir de rencontre me fut inspiré.(Des îles d'Ios et Santorin à Séville via Samos, entre 1972 et 1976) -
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4. Lumières du mondeJe me trouvais ce soir-là dans la lumière accordée de Cortone, et de ce balcon je voyais le monde, et je me disais que tout était bien. Je ne connaissais personne et nul ne savait où je me trouvais à l’instant précis dans ce lieu de beauté. Je me sentais pure liberté et pure bonté dans cette lumière intemporelle. Je n’étais que réceptacle, ou qu’alambic, ou que vase communicant. Je ne voyais alors que la face claire du monde, j’absorbais et j’étais absorbé.°°°Un jour je m’étais éveillé à cette conscience et à cette effusion de l’être qui se reconnaît, et cette seconde naissance m’avait vu commencer de balbutier et de griffonner sur des carnets volants avec la gravité de l’aspirant druide retrouvant les antiques formules au bois sacré.À Cortone, ce soir-là, je ne voyais de l’Univers que les couleurs du tableau qui s’estompaient dans la lumière d’éternité : tous les verts assourdis des petits prés suspendus, de l’autre côté de la plaine du fond de laquelle montaient quelques fumées pensives, les touches d’ocre tendre ou de gris rouillé des murets, le gris bleuté des oliviers, les flammèches noir océan des cyprès solitaires ou groupé en rangs de croches sur la partition, et la couleur orange de l’heure diluant les tuiles tièdes et les murs terre de Sienne, et la paille dans le bleu du vert, et le blanc dans l’argile rougeoyante, et tantôt comme un voile de gaze, tantôt comme une feuille de papier huilé brouillaient la vision, puis se distinguaient de nouveaux détails et de nouveaux rapports dont la totalité plénière m’apparaissait comme une figure de l’harmonie pure.°°°C’était à Cortone, ce pouvait être partout mais ce soir-là c’était à Cortone que je m’étais retrouvé dans cet état chantant. J’avais sous les yeux l’image même du jardin humain : non la mythique prairie originelle mais le bocage et le pacage, le champ labouré, la haie, l’amenée d’eau, le plant de vigne arraché aux jachères, et subsistant aussi là-dedans le pavot et l’ortie, la ronce et l’odeur sauvage, la vipère là-bas sous les rocs et, là-haut, le martinet fusant comme une serpe sur le champ d’azur coupé d’or.(Cortone, 1975) -
Quand Alan Ball exorcise la malédiction homophobe
Après «American beauty» et «Six Feet Under», le réalisateur américain aborde un sujet qui lui tient à cœur avec autant d’humour que de profonde empathie.
Cela se passe à la fin des années 40 du siècle passé – si présent encore au demeurant à tant d’égards – quelque part en Caroline du Sud où un brave père de famille très fermement accroché à sa lecture de la Bible, comme il sied en ses régions de petits blancs puritains, surprend son aîné Frank au lit, tendrement enlacé à un autre beau garçon du voisinage au prénom de Sam, et lui lance le lendemain matin qu’il lui interdit absolument de jamais revoir son ami sans quoi il les tuera tous deux comme le recommande le Dieu juste et bon promettant les glaces brûlantes de l’enfer aux pécheurs tombés dans ce vice affreux.
Sur quoi le jeune Frank, terrifié par la double menace de son père et du Dieu qui surveille et punit, de se précipiter auprès de Sam, de l’enjoindre pieusement de ne plus jamais l’approcher et de s’amender sur le chemin de la seule vie normale; et Sam, peu après, de noyer son désespoir dans les même eaux du lac où il a découvert avec Frank l’exultation des corps en leur sensuelle et solaire innocence, laissant au cœur du survivant une blessure inguérissable et autant de culpabilité.
Si ce traumatisme existentiel est évoqué par quelques retours en arrière très émouvants, le récit linéaire de Mon oncle Frank passe par la voix d’une jeune fille de 18 ans, Elizabeth dite Beth, nièce de Frank.
Elle-même passionnée de lecture, Beth s’est toujours sentie proche de Frank, aussi sensible que bienveillant à son égard mais maltraité par son père, sans qu’elle ne se l’explique à chaque fois que, de New York où il a fui depuis des années et a fait une carrière de prof de lettres, Frank revient à Creekville qu’elle-même va quitter pour des études que son oncle-mentor lui a recommandées comme choix de vie personnelle et indépendante.
Un réalisme imprégné de poésie
Alan Ball, dont on se rappelle le «poème» que constituait American beauty, est ce réalisateur capable d’exprimer visuellement la magie d’un instant par la seule «danse» d’un sachet vide tournoyant dans la brise, autant que de dévoiler la part cachée des êtres comme il l’a fait dans la série non moins mémorable de Six feet under, abordant les rites funéraires avec une drôlerie alliée à l’acuité d’une observation très fine des mœurs de la middle class américaine. On se rappelle d’ailleurs, à ce propos que le thème de l’homosexualité se trouvait déjà abordé dans la série par le truchement du plus jeune fils de la famille des croque-morts…
Pour autant, le «thème» en question, traité mille fois par le roman ou le cinéma lors des cinq dernières décennies, et qui alimente aujourd’hui une kyrielle de courts et moyens métrages classé LGBTQ (un genre en soi sur Youtube où le productions asiatiques surabondent en romances à l’eau de rose), ne constitue pas la part majeure et originale de Mon oncle Frank, petite fresque sociale et psychologique incisive et souvent comique qui nous conduit d’abord à Creekville, pour les «présentations», puis à New York où Beth fête son admission à l’université et retrouve son oncle en compagnie de son premier petit ami Bruce, découvrant du même coup le compagnon de Frank de longue date (ignoré de presque tous) en la personne du Saoudien Walid solide et sympa, ingénieur dans l’aéronautique et fatigué du jeu de cache-cache de son couple dont l’existence reste également cachée à sa propre famille.
A l’époque d’un nouveau militantisme fleurant souvent la revanche, Mon oncle Franksemblera peut-être trop gentil au «milieu» par ailleurs très composite que désigne le fameux acronyme à rallonge. Or ce film s’adresse à tout le monde, brassant les sentiments de tout un chacun et sans se moquer particulièrement des «arriérés» naturellement ou culturellement homophobes.
L’oncle Frank lui-même apparaît «comme tout le monde», sans trace des maniérismes convenu à la manière de La Cage aux folles ou de The boys in the band, il n’a jamais fait de coming out - d’ailleurs la chose n’est pas un must en ces années Nixon ─, et lorsque le supposé boyfriend de Beth lui fait des avances en jeune homo-qui-s’assume sûr que sa beauté lisse est irrésistible, il l’envoie paître.
Quant à Beth, qui ne sait rien du traumatisme initial vécu par son oncle, elle se fiche de sa «différence» et cède illico au charme de Walid, lequel fera plus tard craquer la mère de Frank qui a toujours su à quoi s’en tenir à propos de celui-ci – «les mères sentent ces choses», dira-t-elle elle-même.
Que tout s’apaise, faute d’être résolu…
Bref, c’est tout un entrelacs subtil de relations familiales ou sociales qu’Alan Ball fait jouer par le truchement de personnages très finement dessinés, un dialogue souvent piquant et des interprètes d’une sensibilité à l’avenant, qu’il s’agisse de l’irrésistible Sophia Lillis dans le rôle de Beth, de Paul Bettany marquant toutes les nuances de fragilité et de courage caractérisant Frank, ou de l’acteur libanais Peter Macdissi (Walid) dont l’intelligence du jeu n’a d’égale que son aura naturelle.
Si les actions successives se situent à l’aube des année 50 dans un État où l’homosexualité est punissable, puis au début des années 70 où elle se vit plus librement dans les «niches» culturelles des grandes villes, les observations et les questions que pose ce film, impliquant en outre, par Walid, la situation au Moyen-Orient, devraient toucher chacune et chacun en cela que, par delà les «préférences sexuelles», il se rapporte à l’ensemble des réactions que nous vivons dans nos relations intimes, dans nos famille ou nos quartiers, nos emplois ou nos voyages.
Si le mariage pour tous est aujourd’hui légal en Caroline du Sud, en 1973, le testament du père de Frank révèle, à la famille réunie stupéfiée, que son fils ne mérite que d’être déshérité et banni du clan…
Or, paradoxalement, cette fureur vengeresse posthume se retourne contre le patriarche en rapprochant la famille du «maudit», au point que chacun dans l’ultime scène «trouve sa place», selon les mots de Beth.
Est-dire que tout soit résolu? Probablement pas, mais le regard d’Alan Ball témoigne, au moins, d’un essai de pacification – où Beth et Walid ont les premiers rôles – qui relève autant de la bonté de chacun que d’un souci d’équité partagé.
En cette période de pandémie, Mon oncle Frank, qui a obtenu le prix du public au dernier festival de Deauville 2020, est visible en streaming sur la plateforme d’Amazon Prime Video.
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3. Au bord du cielDepuis Arezzo, cité de l’Arétin (poète érotique mineur) et de Pétrarque (poète érotique majeur), où l'on voyage à travers le temps devant les fresques de Piero della Francesca quand elles ne se trouvent plus assiégées par la meute étourdie, j'ai repris mon vélocipède et treize kilomètres plus loin, en contrehaut, s’étagent les murs ocres et les toits roses de Cortone ; une dernière féroce montée et voici, passée l'arche d'entrée, se découvrait la petite place pavée en pente du bourg qu’encerclent le palais municipal et les hautes maisons des notables et trois cafés (il y a là trois partis influents) et le coiffeur (on dit il barbiere) et l’église devant laquelle siège depuis sept siècles le bossu (il gobbo) de père en fils.°°°L’Italie se défait à divers égards mais ses bossus demeurent, et teigneux comme il sied. Les vieux sont aussi là pour accueillir l’étranger, lequel se dirige bientôt non vers l’hôtel voyant dont le prospectus vante le mobilier suédois, mais, à l’opposite, vers l’albergo décati dont les chambres dénuées de tout ne coûtent rien et donnent sur la plaine et les brumes du lac de Trasimène et le lointain mouvant des collines les plus douces de la Terre.Et tout est d’ailleurs comme ça à Cortone : tout est à la fois populaire et civilisé, fragrance de jardin de monastère et vin de pays, tout est nature et culture, boxe et monnaie de chewing-gum, tout est ciel au bord du sud noir.Par exemple on monte le long des ruelles aussi raides que la raide pente de la montagne maintes fois gravie à genoux par les ascètes des déserts d’en dessus et les pécheresses majeures ou mineures, et des maisons de pierre, de part et d’autre de la rampe ardue, s’échappe la même sublime idiote rengaine de Gigliola Cinquetti que reprennent en chœur les jeunes filles alanguies dans la torpeur des pénombres.Un peu plus haut, dans les buissons d’épines, commence le chemin de croix moderniste de Gino Severini au bout duquel gît la béate Santa Margherita dans une sorte de châsse de dame pharaon.L’église manque de grâce dans son genre néo-renaissance byzantinisant un peu mastoc, mais de là-haut se découvre le paysage jusqu’à Pérouse et Jérusalem. La dernière fois que j’y fus, en été torride, j’y avais lu, dans un volume salée d’eau de la mer Egée et tanné par tous les soleils, les lettres de Maxime Gorki à Tchékhov.L’une d’elles évoquait La dame au petit chien et Gorki notait avec une reconnaissance que je fis mienne aussitôt : « Après le plus insignifiant de vos récits tout semble grossier, écrit non pas avec une plume mais avec une bûche. Avec vos petits récits vous faites une très grande chose, vous éveillez chez les gens le dégoût de la vie somnolente, à demi morte, vos récits sont comme des flacons élégamment ciselés qui contiennent tous les parfums de la vie ».Or ceux-ci s’éventent, le soir à Cortone, sous le toit de l’humble albergo où s’ouvre une vaste loggia. Le ciel est cisaillé par le vol et les cris de martinets fulgurants. Les cloches répondent à celles d’Arezzo qui répondent à celle de Sienne qui répondent à celles de Volterra qui répondent à celles de Radio-Vatican. Et dans le ciel bruissent les ailes à la feuille d’or des anges de l’Angelico. La vierge de l’Annonciation, tout à côté, porte une robe tissée de candeur. De même la chasteté règne-t-elle sur le Museo Diocesano fermé à cette heure : divers objets étrusques y reposent dans les limbes poudrés de la douce farine du Temps…(Cortona, 1975) -
Du Coca avec ou sans svastika...
Les romanciers Philip Roth et Philip K. Dick ont imaginé que l’Amérique basculait dans le nazisme, avant et après la guerre. Deux uchronies qui rebondissent en séries télévisées dont les conjectures de base et les observations qu’elles nourrissent ont amplement de quoi nous intéresser sans ressasser pour autant la chanson des « vieux démons »…
Les plus grands romans tiennent souvent à un sentiment fondamental, ressenti par un individu avec une intensité particulière, et dont l’expression, enrichie par une somme d’observations nuancées, fait ensuite figure de vérité générale.
Dès la première phrase, ainsi, du Complot contre l’Amérique, Philip Roth inscrit ce qui est à la fois le plus fictionnel et le plus directement autobiographique de ses romans (le narrateur se nommant Philip Roth dans le roman, Philip Levin dans la série télé), sous le signe de telle dominante émotionnelle : « C’est la peur qui préside à ces mémoires, une peur perpétuelle. Certes, il n’y a pas d’enfance sans terreurs, mais tout de même : aurais-je été aussi craintif si nous n’avions pas eu Lindbergh pour président, ou si je n’étais pas né dans une famille juive ? »
Après la magistrale trilogie que forment Pastorale américaine, J’ai épousé un communiste et La tache, Philip Roth (1933-2018) sans doute l'un des plus grands écrivains américains contemporains, s'est donc livré plus intimement par le détour paradoxal de cette saisissante uchronie historico-politique qui voit les Etats-Unis tomber sous la coupe d’un président pro-nazi en la personne de l’héroïque aviateur Charles Lindbergh. Ce beau roman a fait l'objet d'une adaptation sous forme de série brève, à l'enseigne de la chaîne HBO, dont les premiers épisodes sont actuellement visibles sur la RTS. Dans la foulée, on peut rappeler que David Simon, co-scénariste et réalisateur, avait déjà signé The Wire (À l’écoute), docu-fiction emblématique, et que Philip Roth lui-même adouba son projet d’adaptation dont la pertinence a été relancée avec l’arrivée au pouvoir de Donald Trump.
À préciser aussi que le roman, d’une narration toute calme et précise, ne tire aucun effet spectaculaire de cette peur d’enfant, qui reste le plus souvent latente, pour mieux ressurgir en certaines circonstances dramatiques. Du moins nourrit-t-elle certaines questions que le petit Philip se pose avant de s’endormir : et si les vilains gestes, de rejet ou de mépris, que j’ai vu subir mes parents, si bons et si justes, se trouvaient soudain autorisés voire recommandés ? Et si la haine entrevue ici et là se généralisait ?
Or, en dépit de la fiction historique modulée par le roman (dès la Convention républicaine de Philadelphie, en 1940, qui voit Lindbergh choisi pour candidat à la présidence) et de l’ancrage bien particulier des Roth dans leur quartier juif de Newark, de telles questions retentissent également en nous de manière immédiate.
Et si la Suisse avait basculé dans le nazisme ? Et si nos parents si bons et si justes avaient été antisémites ? Pourquoi ne pas l’imaginer quand on lit, sous la plume de ce héros par excellence que figurait alors Charles Lindbergh, que l’Allemagne nazie menait, en 1939, « la seule politique cohérente en Europe », et que les Juifs présumés «apatrides», aux Etats-Unis, constituaient un danger ? Se rappelle-ton, par exemple, qu’une note écrite confidentielle du général Guisan stipulait qu’il fallait considérer les juifs comme un potentiel « ennemi intérieur » ?
Dans le très substantiel Post-scriptum du Complot contre l’Amérique, Philip Roth détaille les bases documentaires de son roman de pure fiction, qui éclairent notamment le conflit entre isolationnistes (Lindbergh entre autres, qui voyait en l’Allemagne un rempart contre le communisme) et antifascistes, et précise le rôle d’autres protagonistes, comme le journaliste Walter Winchell qui devient, dans le roman, le héraut de l’antifascisme fauteur, malgré lui, de véritables pogroms.
Reste que l’essentiel du roman n’est pas, finalement, de l’ordre de la politique-fiction : il réside bien plutôt dans sa base absolument réaliste et véridique, reprenant et développant, à partir d’une famille et d’une communauté dont l’auteur est devenu le barde, la vaste chronique de l’Amérique de la seconde moitié du XXe siècle à laquelle se voue Philip Roth avec autant de sérieux et de lucidité que de talent littéraire et d’empathie humaine.
Quant à la série tirée du roman de Philip Roth par David Simon et Ed Burns, ses premiers épisodes se focalisent, avec une fidélité de ton qui n'exclut pas les libertés narratives, sur la famille du petit Philip Levin, aussi curieux de nature que l''écrivain en son enfance, et sur le milieu juif dans laquelle elle baigne en partie. Le climat de l'époque est fort bien rendu, et l'ensemble des personnages très soigneusement dessiné dans une ambiance qu’on pourrait dire « vériste ». À voir assurément...
Un visionnaire des distorsions de la conscience
Si l’Amérique de Philip Roth se limite, avec quel visage humain, au cercle proche d’une famille juive, et aux attitudes variées de la communauté « israélite », celle de Philip K. Dick excède au contraire toutes les limites physiques et même psychiques, autant pour ce qui touche à la situation politique bouleversée de l’Union que pour ce qui concerne le récit historique lui-même. Or curieusement, cette explosion des cadres ordinaires du roman se prolonge dans la série qui en a été tirée, qui va même plus loin que l’auteur tout en restant fidèle, sinon à sa lettre, du moins à son esprit.
Dans Le Maître du Haut Château, datant de 1962, l’Allemagne nazie et l’Empire du Japon ont remporté la seconde Guerre mondiale et se sont partagé les États-Unis et le reste du monde. Or, quinze ans après la fin de la guerre, le livre d’un auteur mystérieux, claquemuré dans son château, accrédite une autre version de l’Histoire postulant la victoire des Alliés, le roman en question visant à faire prendre conscience aux Américains asservis par les Allemands et les Japonais que le totalitarisme n’est pas une fatalité et que la résistance s’impose donc…
Dans la série-fleuve d’Amazon Prime Video, où le roman du Maître devient un film séditieux dont les bobines doivent être détruites, la fiction imaginée par Philip K. Dick, comptant déjà plus de 600 pages, se subdivise en une foison d’épisodes aboutissant, dans la quatrième saison, à une conclusion qui dépasse de loin celle de l’écrivain sans trahir pour autant son esprit.
De fait, l’un des grands thèmes de Philip K. Dick est la relation entretenue par l’esprit humain avec l’univers, posant les questions de la conscience artificielle des androïdes (dans Blade Runner), des transits « quantiques » de la mémoire (Total recall), d’un déterminisme programmé (Minority report) ou, dans Le Maître du Haut Château, des rapports de la conscience avec l’Histoire « réelle » qui n’est peut-être qu’une illusion « alternative » dont il faudrait s’affranchir.
Autant dire que, du Complot de l’Amérique au Maître du Haut Château (tant les romans que les séries), les relations avec le «pays réel» sont à la fois tangibles et improbables. Plus précisément le réalisme du premier binôme aboutit à une réflexion plutôt classique sur la montée possible d’un péril dans un contexte à vrai dire peu propice à une massification idéologique ou politique autre que celle du consumérisme unificateur – on a vu que le communisme ne «prenait» pas mieux aux States que le fascisme à l’européenne - , et le débat sur le patriotisme américain des Juifs reste pertinent.
Quant à la saga « visionnaire » du Haut Château elle fascinera probablement les addicts de SF, et autres fans de Philip K. Dick, tout en diluant la matière déjà filandreuse du roman dans une sauce philosophico-technoïde assez caractéristique du Maître souvent « allumé » dans ses illuminations imaginatives…
Philip Roth. Le complot contre l’Amérique. Traduit de l’anglais par Josée Kamoun. Gallimard. Du monde entier, 475p. Série sur la RTS jusqu'au 12 mars.
Philip K. Dick. Le Maître du Haut Château, en poche et sur Amazon Prime Video.
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Le Grand Tour
2. Vélocipédies toscanesJ’avais dormi pendant tout le trajet italien dans la couchette puant la sueur du gros mec d’à côté, j’avais encore l’impression d’être dans un rêve lorsque j’ai récupéré ma bécane à la consigne après avoir enjambé les corps allongés d’une foule de hippies sur les quais, j’ai ficelé tant bien que mal mes trois sacs sur l’engin puis je me suis lancé sur le pavé en titubant, ne me réveillant vraiment qu’avec le sentiment d’entrer dans un autre songe à la Chirico lorsque, par les venelles désertes et absolument silencieuses, j’ai débouché sur la Place de la Seigneurie; et là je ne me suis pas arrêté: j’ai juste tourniqué trois fois en faisant la nique au David bodybuildé de Michelangelo auquel je préfère cent fois le petit Persée à joli cul de Benvenuto Cellini, puis j’ai filé le long de l’Arno, je me suis senti des ailes en trouvant beau tout ce que je voyais, les fleurs et les petites fabriques décaties du long de la route, les matinaux qui commençaient d’apparaître et les bagnoles me dépassant en klaxonnant, puis la pente a commencé de se redresser, à un moment donné Florence m’est apparue tout entière dont je voyais maintenant le dôme et les clochers dans la brume de beau temps, ensuite de quoi j’ai commencé de remonter les rudes pentes du Chianti, tantôt pédalant et tantôt poussant mon espèce de mule roulante sans cesse en déséquilibre, tantôt exultant à la découverte d’une nouvelle enfilade de colline à cyprès et tantôt me traitant d’olibrius anachronique, comme devaient le penser les jeunes gens motorisés me doublant avec des clameurs, jusqu’au sommet d’un petit col où semblaient m’attendre deux gosses trapus aux airs farouches dont le petit commerce m’a fait retoucher terre.Ce devait être passé midi, j’étais plus qu’en nage, je n’avais bu jusque-là qu’au lavabo d’un salon de coiffure où je m’étais fait rafraîchir la nuque en écoutant un discours du Figaro lippu à la gloire de Sa Sainteté Jean XXIII dont l’effigie jouxtait une réclame pour l’Acqua di Selva, j’avais maintenant envie de litres de limonade mais les deux mioches voulurent savoir si j’aurais de quoi payer, puis survint leur soeur aînée, peut-être douze ans d’âge et visiblement la responsable de l’organisation, qui me dit avec solennité le prix d’un litre d’orangeade, et je montrai mes lires et réclamai deux bouteille à boire ici même, ce qui sembla visiblement une énormité au grave trio, mais bientôt j’eus mes deux litres avec l’injonction de restituer le verre sous peine d’une surtaxe, et je m’acquittai de mon dû et n’osai protester lorsque le chef de gang me rendit la monnaie sous forme de bonbons - d’ailleurs j’étais bien trop heureux pour cela, car telle est l’Italie que j’aime, en tout cas je les remerciai in petto sans quitter moi non plus mon air de sombre négociateur, je bus devant eux et je rotai, leur rendis les bouteilles et m’en fus sans les dérider une seconde.Après cette seule étape je n’ai cessé de pédaler dans la touffeur, parfois abruti par l’effort et faisant corps avec ma monture grinçante, puis me saoulant de plats et de descentes avant de mouliner en danseuse ou de remettre pied à terre, jusqu’au dernier plan incliné d’Arezzo, où je suis arrivé en début de soirée tout ruisselant et titubant d’épuisement, pionçant trois heures d’affilée dans une étroite chambre d’hôtel avant de ressortir de songes confus pleins de bielles et de bouteilles pour entrer dans le rêve éveillé de la vieille ville où m’attendait un dernier ébranlement onirique: la Piazza Grande, nom de Dieu, cette place où je n’avais jamais mis les pieds et que j’ai reconnue tout à coup, cette place inclinée comme le Campo de Sienne et que j'étais sûr d’avoir déjà vue quelque part, je ne sais où, peut-être dans mes rêves de maisons ou dans un film (peut-être le Roméo et Juliette de Zeffirelli ?), peut-être encore dans une autre vie - et maintenant j’écris à une terrasse en continuant de m’hydrater (tout à l’heure je buvais l’eau de ma douche) puis en me réjouissant de voir demain les couleurs plus que réelles des fresques de Piero della Francesca.A présent cependant, vidé et vanné comme je le suis, mais en ce lieu comme protégé par les arches séculaires et les lumières trouant la nuit des ruelles, j’aspire à me délester plus encore de toute référence culturelle en sorte de recevoir les choses non répertoriées ni commentées.Et que vois-je ? Je vois une vieille Allemande penchée sur son guide Baedeker rose fané qui demain fera procession, c’est certain, l’air grave, au milieu des étudiant bataves ou norvégiens dont les essaims m’entourent aussi à l’instant, sémillants et séduisants, et je les vois me regarder à les regarder et sourire – je leur souris en effet car même crevé je me sens de leur espèce d’espèces d’anges ailés, et le Frau Professor tiendra la chandelle quand bien nus et réchauffés nous nous enlacerons à ressusciter sur les fresques de Signorelli - mais voici que le culte de la culture culturelle me reprend décidément, allons garçon encore un peu de Chianti !Et qu’entends-je après qu’ils sont partis, tous tant qu’il, sont, seul cheminant par les venelles, qu’entends-je sinon les voix juvéniles ou sans âge de tous les temps, seul titubant un peu de fatigue et de vin grenat, bientôt escorté de tous ceux qui auront foulé le doux pavé de la cité au labyrinthe enchanté, et les voix des vivants aussi, les voix de ce matin et tout au long du chemin, les voix des miens et, de loin en loin, les voix remontées des champs de bataille ou de la mer, ou descendues des collines là-haut où le Très-Bas parlait aux oiseaux...(Arezzo, 1975). -
Le Grand Tour
Murs, au Lubéron. Huile sur toile, 2007.Carnets volants (1967-2017)« Que faire d’un jardin s’il n’a pas la surface entière de votre pays ? Que faire d’une maison si vous ne pouvez pas vous sentir libre ni heureux dès que vous en franchissez la porte ? »(Kamel Daoud, Mes indépendances)1. Rester partirJe m’étais dit cette nuit-là, en subite lucidité d'insomnie, entre trois et quatre heures du matin, que jamais je n'aurai aimé le voyage. Voyager est assommant. La vogue actuelle des récits de voyage m'insupporte presque autant que l'irruption d'un paquebot américain dans la lagune vénitienne, et je me suis rappelé cette nuit que jamais je n'aurai su voyager faute d'oser aborder les gens et de me décarcasser sans argent. Il y a plus de cinquante ans que je me joue la comédie d'aimer ça mais à présent ça suffit: je vais donc essayer vraiment de noter ce que je ressens sans exagérer ni dans le sens de l'exaltation ni moins encore dans celui de la déploration morose, juste dire ce qui est et comment c'est, juste se rappeler ce qui a été et comment cela n'en finira qu'à la fin du tour du jardin.°°°Une certaine année, notre père a constaté qu'il ne pourrait plus désormais faire le tour de son jardin, et ce fut ensuite comme s'il s'éloignait de nous et de lui-même, sans un mot pour l'exprimer, mais je revois son regard et son silence me parle toujours.Je me rappelle aussi leurs voyages de retraités en divers pays lointains, malgré sa maladie à lui, ses multiples opérations et ses angoisses à elle, curieux d'Italie ou de lointains mexicains, remuant leurs vieilles nageoires dans les lagons ensoleillés des Antilles ou les baignoires de boue israéliennes, ne dédaignant ni les groupes ni les troupes et revenant fatigués mais heureux, selon leur expression, comme des milliers et des millions de voyageurs organisés que pour ma part j'ai toujours fuis.Ce qu'il y a de pire dans le voyage c'est de voyager seul, mais voyager à deux n’est souvent qu’un enfer augmenté. Voyager seul quand on ne sait pas bien s'y prendre relève au départ du cauchemar angoissant, car il faut partir et l'on se fait mine à soi-même de s'en réjouir, après quoi ce ne sont que tracas jusqu'au moment où l'on a posé ses affaires et qu'enfin l'on se retrouve là, peu importe où, que ce soit en Andalousie ou au Japon, dans ce pub de Sheffield où sur les crêtes de haute Toscane, et là c'est comme partout : je suis chez moi comme partout et je ne suis plus que reconnaissance devant cela simplement qui m'attendait en silence. Or, en cet état chantant voyager à deux, ou plus si affinités, redevient une grâce...°°°Je décrie le tourisme en cela qu'il est le contraire du voyage quand il se fait à la masse. Le Grand Tour de jadis était une découverte de chaque jour, et lente, et fervente, tandis que l'évasion de la meute est invasion distraite et pillage d'images, ou simulation festive ou festivalière à vomir de plaisir.Bref, le TOUT DIRE du voyage sera poétique ou n'a jamais été. Voyager autour de sa chambre, autour du jardin, ou faire la tournée des planètes revient alors du pareil au même, etc.Peinture JLK: Murs, en Lubéron. -
Mélancolie
(À mon ami le Malappris)Quand paraîtront les corbeaux noirs,ces oiseaux solennelsaux airs de curés militairestournant au bas du ciel,aux frondaisons des arbres rosesdu jardin de la maison close,ami, dans un dernier sourireje vous ferai la confidencequ’entre toutes nos heuresde parlotes immensescelles, passées à rire à gorges déliéespar nos plus allègres humeursme sont restées pareillesà celles, cruelles et puresde ces premières déconfituresdu cœur et de la bagatellequi, de nos larmes adolescentes,glaciales et brûlantes,nous ont comblé de leur saveurà peu près immortelle...Peinture: Martial Leiter. -
Le tango de Ramona
« Il faut à la poésie des ruines et de l’immortalité » (Sylvoisal)L’avenir du tangosera dans sa légende,comme Alcibiade au temps passédanse pour Salomédans les discos de Samarcande...Carlos Gardel prend du reculà chalouper demainen son autobus argentin:l’avenir est à ceux qui reculentlisant Homère et Baudelairedans les allées du tempsoù veillent les tombalesde Maupassant le rastaquouère...La poésie n’est que cela:c’est Ramona, là-basqui nous parlait de lendemainsà la courbe du fleuve vertoù pousse l’éphémère -le Ramona passésoit nos années qui dansent... -
Tel un prince dans l'escalier
(À Pierre-Guillaume de Roux et sa mère,pour Dominique et Dimitri)Grand seigneur, très noble et secret,tu te foutais de la particulequi ne fût qu’un colifichetde morgue ridicule,quand tu habitais ton nomcomme un pays d’ici,comme un lieu sans répit,comme un reflet du Cielauquel tu te fiais…Grand flagada là-haut dans l’escalierde la rue de Richelieuavec tes mains sur les livrestes mains ailées et zélées,toujours je te revoiscette fois d'un autre printemps,dans ton fatras me rappelantcelui de notre ami perdu…Roland le nul et le très preuxm’avait recommandé :va le voir, vieux, c’est ton ami...Un soir passé dans les années,je t’avais vu chez Dimitri :tu avais le chic de Dominiquedans vos pulls de mohairet cet air mousquetaire…Et ce matin : personne :nous sommes en deuil de téléphones,nous sommes sidérés,nous sommes atterrés,mais je t’entends protester,comme notre ami là-hautretrouvé ce dimanche pour l’apéro,tu nous balances : alors ?quoi de neuf les rigolos ?C pas grave : on continue !Nous pensons aujourd’hui, mon cher,surtout à ta mère,les mères sont là pour bénir et dompter,les sacripants écervelésdes saillants et des landescomme tel soir chez l’Irlandaistu parlais en légendes…Guillaume conquérantdes inutiles chimères sanscritesdans un monde reniant toute chose écrite -Pierre-Guillaume, héros de papier,nous te pleurons en souriant.(À la Maison bleue, ce dimanche 13 février 2021, chagrin) -
Mémoire vive (2018)
« En réalité, chaque lecteur est quand il lit le propre lecteur de soi-même. L’ouvrage de l’écrivain n’est qu’une espèce d’instrument d’optique qu’il offre au lecteur afin de lui permettre de discerner ce que sans ce livre il n’eût peut-être pas vu en soi-même. La reconnaissance en soi-même, par le lecteur, de ce que dit le livre, est la preuve de la vérité de celui-ci, et vice versa, au moins dans une certaine mesure, la différence d’entre les deux textes pouvant être souvent imputée non à l’auteur mais au lecteur ». (Le Temps retrouvé)Ce dimanche 1er avril. – J’ai repris la composition de Mon ami Tchékhov, que j’ai modifié dans le sens d’une plus grande intimité, en insistant sur la personne d’Anton Pavlovitch, telle que je l’ai perçue, et sans doute avec justesse, dès les premiers récits que j’en ai lus entre dix-huit et vingt ans, et ensuite sans discontinuer pendant plus de cinquante ans. J’ai raconté, dans la foulée, un épisode militaire qui m’a semblé apporter une touche affective importante en évoquant le partage de la lecture de Tchékhov avec un camarade de compagnie présumé sans culture – mon tendre ami le tringlot Hans, paysan bernois des Franches-Montagnes…Ce samedi 7 avril. – Un papillon s’est pointé hier à l’intérieur de l’isba, comme pour annoncer le retour des beaux jours. Je l’ai salué avant de lui ouvrir la fenêtre.°°°J’ai lu ce matin à ma bonne amie ces notes que Jules Renard, dans son inépuisable Journal, consacre à Paul Claudel, immense poète mais assez détestable personnage à pas mal d’égards.Je cite : « 13 février 1900. – Claudel déjeune. Il parle du mal que l’affaire Dreyfus nous fait à l’étranger. Cet homme intelligent, ce poète, sent le prêtre rageur et le sang âcre.- Mais la tolérance ? lui dis-je.- Il y a des maisons pour ça, répond-il.Ils éprouvent je ne sais quelle joie malsaine à s’abêtir, et ils en veulent aux autres, de cet abêtissement. Ils ne connaissent pas le sourire de la bonté.Sa sœur a dans sa chambre un portrait de Rochefort et, sur sa table, La Libre parole. Elle a envie de le suivre dans ses consulats.Et ce poète affecte de ne comprendre et de n’admirer que les ingénieurs. Ils produisent de la réalité. Tout cela est banal.Il a le poil rare et regarde en dessous. Son âme a mauvais estomac. Il revient à son horreur des juifs, qu’il ne peut voir ni sentir ».Et huit ans plus tard, cette autre petite pique : «Claudel dit de Jammes que c’est le plus grand poète de tous les temps, et Jammes le dit aussi de Claudel ».Et comment ne pas souscrire, aussi, à cette autre notation du 1er février 1903 : «La bonté ne mène jamais à la bêtise» ?Cher Jules Renard ! Il y a plus de quarante ans que je ne cesse de revenir à son Journal, que Dimitri m’a offert dans l’édition de la NRF de 1952, dont l’exemplaire, provenant de la bibliothèque d’Albert Caraco, est enrichi par quelques inscriptions de celui-ci…Je n’en finirai jamais de me rappeler la dernière note du Journal, rédigée le 6 avril 1910, à peine plus de quarante jours avant la mort de l’écrivain à 46 ans, le 22 mai: «Je veux me lever, cette nuit. Lourdeur. Une jambe pend dehors. Puis un filet coule le long de ma jambe. Il faut qu’il arrive au talon pour que je me décide. Ça séchera dans les draps, comme quand j’étais Poil de carotte »…Entrepris la lecture de la Lettre à Ferdinand Hodler que Daniel de Roulet vient de publier chez Zoé. Très bien : très intéressant. Bien documenté et personnel. J’ignorais tout du noir passé de Hodler et de sa reconnaissance tardive, au tournant de la cinquantaine, de ses tribulations personnelles et de la nature réelle de ses relations avec Valentine dont les fameux portraits à son chevet de mourante, constituent le motif central du livre.°°°Revenir au temps de la peinture et de la poésie. Ne chercher, en amont, et ne viser, en aval, que la beauté et, dans la relation avec autrui, la bonté, sans donner pour autant dans l’angélisme.Ce jeudi 12 avril. – Je suis tombé, en cherchant un livre de Jean-François Duval dans ma bibliothèque romande, sur le roman d’Anne Cuneo consacré à Florio, le prétendu «vrai Shakespeare» dont me parlait Gérard l’autre jour, et cela tombe bien car l’hypothèse Florio me semble invraisemblable au regard de la fresque de Stephen Greenblatt dans Will le magnifique, où l’hypothèse Stratford est corroborée par une quantité de détails convaincants à mes yeux, autant en ce qui concerne son ancrage terrien que son expérience d’homme de théâtre.L’observation des relations humaines, dans Une famille de Pascale Kramer, autant que dans L’implacable brutalité du réveil, relève d’une sorte d’hystérie sensible sublimée par l’expression verbale au pic de sa précision.°°°Au fond de l’Angel’s Bar, à Montreux, en attendant le train de Lausanne d’où je partirai à Paris à midi, ce 17 avril. – Le café au lait coûte 4 francs 50, et le croissant 1 franc 60. Cela me semble excessif, mais c’est la Suisse, où les hôtels sont les plus chers du Vieux-Continent.°°°Je me demande ce que contient réellement le journal de Roland Jaccard, dont le cahier Quarto des Archives littéraires qui lui est consacré donne un début d’aperçu, mais j’aimerais en savoir plus…°°°Très impressionné par la lecture de L’Implacable brutalité du réveil de Pascale Kramer, que j’ai achevé sur le trajet Lausanne-Paris, parfois à la limite de l’agacement tant on est sur l’exacerbation du malaise de cette mère refusant son état, et pourtant non : tout cela tient à la fois psychologiquement et littérairement, dégageant une espèce d’âpre poésie.°°°J’ai reçu ce matin, par mail, les épreuves de La maison dans l’arbre, avec la couverture du livre qui, finalement, me plaît après certaine hésitation. Au premier regard, le graphisme (la typo) me semblait un peu carrée, un peu dure, et puis non : cela me semble plutôt élégant et solide, sans maniérisme. L’idée de publier 70 poèmes à 70 exemplaires pour les 70 ans de ma bonne amie était bien belle. Reste à garder le secret avant le 22 juin…°°°Soirée au Yushi avec Roland et deux écrivains sympathiques dont je n’ai d’abord compris le nom que d’un seul : Patrick Deklerck. Très bien les deux. Nous avons bien ri. Je me sens avec Roland, très naturel et très libre. En fin de soirée j’ai sympathisé avec Mark Greene, l’autre compère, qui me plaît beaucoup et m’a promis de m’envoyer son prochain roman, à paraître chez Grasset.En somme, la qualité rare de RJ est de mettre les gens en relation et de faire apparaître les choses – il incite chacun à sortir du bois. Je l’avais déjà remarqué il y a plus de quarante ans de ça, je ne sais plus où, peut-être à L’Âge d’Homme ou peut-être en Grèce où il m’a dit que nous nous étions croisés en 71 ou 72 sans que je me le rappelle bien. Cette qualité, mélange de curiosité vive et de plaisir plus louche se retrouve dans sa façon de poser et de s’exposer dans son journal, qui recoupe ma propre propension à l’aveu sans aveu…°°°Misogyne moi ? Pas que je sache. Mais plutôt sur la réserve ou plus ou moins en fuite dès que se profile une emmerdeuse du style du Petit bout de femme de Kafka, entre autres numéros du genre. Par ailleurs, aucun goût pour l’érotisation de la femme, sauf au Japon ou au cinéma, et la vision du porno féminin m’est carrément insupportable. Les mecs c’est autre chose : je les vois comme des compères forestiers ou des camarades de ruisseau, style gréco-romain. En fait, le porno homo a quelque chose du cirque hilarant que pointait Nabokov à propos des romans de Genet. Mais à tout prendre je préfère, sublimées par l’art, les fesses rebondies du jeune homme de la Résurrection de la chair de Luca Signorelli, au dôme d’Orvieto. Permission d’enculer de l’œil, si l’on peut dire…« Toutes les choses « à ne pas dire »…Ce sera, selon le degree, ce qu’a suggéré Shakespeare par la voix d’Ulysse, dans Troïlus et Cressida, dont René Girard tire une théorie assez convaincante extensible à tout le jeu des hiérarchies de plus en plus nivelées à l’heure qu’il est.Un pur hasard fortuit, auquel nul joueur d’échecs ou de ping-pong ne saurait croire plus d’une heureuse minute, m’a fait retrouver Roland Jaccard des années après deux ou trois anodines rencontres de jeunesse à telle ou telle terrasse lausannoise ou au bord de telle ou telle piscine ou dans tel ou tel dancing du Valais alpin ou des Grisons ultramontains, et ce sont deux lascars sans âge, pour ne pas dire deux anges qui se sont alors reconnus dans le minuscule établissement japonais à l’enseigne du Yushi, rue des Ciseaux, dans le 6e arrondissements de Paris - et maintenant que je me rappelle ces retrouvailles japonaises me revient l’histoire de l’étudiant polonais en visite chez le littérateur roumain Emil Cioranescu, dit Cioran, tel que me la raconta Joseph Czapski dans sa soupente d’artiste en exil de Maisons-Laffitte, et cette histoire me rappela en outre la sensation vertigineuse que j’éprouvai tel autre jour dans le métro de Tokyo, puis dans le quartier-bibliothèque de Kanda en la même nébuleuse citadine, de n’être rien en un monde absurde et de m’y trouver paradoxalement si bien.De l’anecdote liée à Cioran, j’avais fait déjà le récit à Guido Ceronetti lors de notre dernière rencontre à Cetona, qui l’a fait bien rire. Lui-même avait bien connu Cioran, à Paris, et pouvait goûter mieux que personne tout le sel de la scène.Czapski avait donc, dans les années 70, un jeune ami polonais qui admirait Cioran au point d’être résolu à en finir avec ce triste monde, non sans avoir été adoubé par le maître du désespoir, dont il savait que Czapski le connaissait bien. Alors de lui en demander l’adresse, et Joseph de la lui transmettre et de lui préparer une rencontre sans se douter des funestes projets du jeune homme. Celui-ci se pointa donc tel jour convenu au domicile parisien de Cioran, lequel avait laissé sa porte d’entrée entr’ouverte; et le garçon d’entrer chez l’inspirateur de sa résolution grave qui se trouvait, alors, assis sur un divan en train de manger du chocolat…Ce jeudi 19 avril. – C’est aujourd’hui le jour J pour moi et mes livres, avec la rencontre ce soir de Pierre-Guullaume de Roux, dont j’attends le meilleur. Nous avons parlé de lui hier soir au Yushi, et plus j’entends parler de la fronde des bien-pensants contre le fils de Dominique, notamment après le lynchage hideux de Richard Millet, et plus je me sens conforté dans mon choix de n’être pas du côté de la lâche meute du milieu médiatico-littéraire, mais de celui d’un homme à la vraie passion littéraire, indépendant et courageux.°°°Très crevé ce matin, et peiné à marcher même 500 mètres jusqu’au Luxembourg et retour, après quoi j’ai relu les épreuves de La maison dans l’arbre dont je suis, sans trop de vanité, plutôt content.(Soir). – La rencontre avec Pierre-Guillaume s’est passée au mieux. Je l’ai rejoint à huit heures en son bureau de la rue de Richelieu, auquel on accède par un escalier très pentu et dont le beau désordre m’a rappelé celui de L’Âge d’Homme avec, au mur, en face d’une grande toile incandescente de Mircea Ciobanu, des portraits de son père et de Dimitri, de Pound et de je ne sais plus qui. Je ne me le rappelais pas si grand, je lui ai découvert de très belles mains et une façon de rire presque silencieuse, mais surtout je ne m’attendais pas à signer si vite le contrat en bonne et due forme qu’il avait déjà préparé, ce que j’ai fait en le lisant en croix avant de lever le camp, avec une douzaine de ses livres plus ou moins récents, dont le génial Tarr de Wyndham Lewis, pour un restau italien du quartier où nous avons parlé très librement et pêle-mêle de tant de nos souvenirs communs et de tout ce qui nous importe sans discontinuer, jusque tard.Ce vendredi 20 avril. – Un peu claqué ce soir après un long détour à pied (un interminable souterrain dans le métro, dont le trottoir roulant ne roulait pas), jusqu’à Pernety où le cinéma où je voulais voir Le Lieutenant, film percutant à ce que m’a dit RJ, était désaffecté. Autre désagrément ce matin, devant le Flore où un kiosquier teigneux m’a fait la gueule quand je lui ai demandé le magazine Causeur au prétexte que je ne l’avais pas salué – ce que j’avais bel et bien fait. Et de me lancer, comme ça, que lui s’était levé à cinq heures du matin et qu’il n’aimait pas les impolis. Sur quoi je lui ai demandé de me rendre les dix euros que je venais de lui tendre et l’ai laissé là avec son humeur typique de la France râleuse d’aujourd’hui.«Nous sommes, je le crains, dans la saison des petits bonshommes et des grands mauvais hommes Quand ces grands mauvais hommes sont à bas, il ne reste plus que les petits bonshommes bavards». (Pierre Reverdy, En vrac).Ce samedi 21 avril. – Passablement rétamé ce matin, après une longue et joyeuse soirée au Yushi en compagnie de Roland et de son ami américain Steven Sampson, plus une sympathique et questionneuse Angélique. Pour qualifier mon séjour, Roland s’est exclamé : « Mais c’est un triomphe ! », ce que j’ai nuancé en parlant de mon réel et profond bonheur d’avoir rencontré Pierre-Guillaume.Ce lundi 23 avril. – Drôle de rêve cette nuit, où je me trouvais associé à un groupe de volontaires du tri postal. Les instructions nous étaient transmises par un bleu à peine arrivé en service. Certains s’en vexaient. J’en appelai moi aussi au bonus que représente l’expérience, mais la question de colis remplis de pierres ou peut-être de lingots restait pendante. Réveillé, j’ai tout de suite pensé à la vis comica du rêve, avant de composer deux petits textes pour Les Jardins suspendus, intitulés Corpus et Seconde naissance.°°°Temps à la grisaille. Décidé d’éclater complètement mon texte intitulé En rangeant ma bibliothèque et de le subdiviser en brèves séquences évoquant les diverses parties du corpus de ma bibliothèque, dans une optique plus personnelle et plus organique, voire plus onirique. C’est une option qui vaudra d’ailleurs pour tous les textes intercalaires que je vais ajouter, en jouant du contrepoint, à la suite des Jardins suspendus – probable nouveau titre du livre.Ce mardi 24 avril. – La certitude d’être publié, et dans les meilleures conditions, me donne plus de sûreté dans l’élaboration du livre et, paradoxalement, me place dans une nouvelle distance, plus objective, par rapport à son contenu. À l’ordinaire, c’est sur les jeux d’épreuves que je faisais cette expérience, mais à présent c’est comme si le livre était fait…Ce mercredi 25 avril. – Bonne conversation téléphonique ce matin avec Pierre-Guillaume, qui me parle de notre rencontre avec chaleur. Et dire que nous avons mis tant de temps pour nous retrouver, après son stage à L’Âge d’Homme, il y a bien vingt-cinq ans de ça, et peut-être une rencontre à Paris quand il travaillait au Rocher. Je lui ai envoyé L’Ambassade du papillon, dans lequel il y a beaucoup de pages concernant nos expériences respectives, notamment avec Dimitri, et sur lequel il m’a dit qu’il allait se jeter…«Mais peut-être en est-il des livres que nous avons lus comme de ceux que nous avons écrits : s’ils ne nous ont pas appris à nous en passer, c’est qu’ils n’auront servi à rien ». (Roland Jaccard, Flirt en hiver). -
Féerie en manière noire
À propos d' Invention des autres jours, de Jean-Daniel Dupuy.
C’est un livre extraordinairement insolite et fascinant qu’Invention des autres jours de Jean-Daniel Dupuy. Inventif et déroutant, séduisant à de multiples égards mais exigeant aussi une attention créative de la part du lecteur, ce roman kaléidoscopique saisit par son ton et sa tournure, d’une totale singularité, tout en rappelant de multiples démarches littéraires ou plastiques. Pour le Labyrinthe qu’on y parcourt, la référence aux architectures de Piranèse ou aux dédales graphique d’Escher s’impose, de même que son climat de fantastique urbain et ses personnages humains-animaux peuvent évoquer les univers d’un Druillet ou d’un Enki Bilal. Littérairement parlant, on pense immédiatement à l’univers d’un Antoine Volodine, donc rétrospectivement au fantastique poétique de Borges ou de Cortazar, aux fables onirico-sociales d’un Kadaré ou d’un Buzzati, tant qu’à la poésie crépusculaire de Kafka, enfin à toute une tribu de créateurs d’univers parallèles, de Lovecraft à Jean-Marc Lovay.
Singulier par sa vision poétique et son écriture, sa construction et ses résonances, Invention des autres jours l’est également par sa réalisation, autant par les gravures originales de Georges Boulard que par sa maquette et sa typographie, aux bons soins de Jeanne Willa et Paul Vignes. Il y a là un travail collectif d’une rare cohérence, jusqu’à l’impression des ouvriers luddites (sic) de Corlet, à Condé-sur-Noireau, pour les éditions Attila…
Mais en quoi consiste, plus précisément, cet O.V.N.I. littéraire ? Une excellente description en est faite, dans sa postface intitulée Inventaire/Invention, par Benoît Virot. Avec ceci d’abord pour la forme : « Harnaché de notices et de protocoles, qui s’imposent au lecteur comme s’il devait les ingérer, ce livre est une citadelle de récits croisés, enchâssés les uns dans les autres. Roman-puzzle, aléatoire et contre-utopique, Invention des autres jours est un bréviaire de l’oppression contemporaine… à la frontière de l’Histoire et du contemporain, de l’oralité et du lyrisme, du réel et de l’hallucination ». Toujours pour sa forme, il faut préciser que le livre se divise en cinq sections (PRISON, HéLICES, PONT, ORGUES et ARSENAL), elles-mêmes subdivisées en cinq chapitres dont les titres désignent autant d’inventions (dans PRISON ce sont ainsi Les allumettes de sûreté, Le panoptique, La cortisone, Les cigarettes hongroises et La dynamite), à quoi s’ajoutent de brèves notices sur lesdites inventions où l’on apprend, par exemple, que la première montre automatique Jaeger-Lecoultre date de 1953 - année de la mort de Staline, ajouterons-nous.
Pour autant, cet inventaire d’inventions n’a rien de systématique ni de limité. Loin du programme documentaire, chaque titre d’invention fait plutôt fonction de touche musicale, sur le grand orgue de l’Auteur, dont on verra qu’il est hydraulique et peut jouer tout seul à l’eau de pluie.
Benoît Virot parle de « citadelle de récits » à propos d’Invention, mais il faut préciser alors que ce château de l’Imaginaire est largement ouvert à tous les vents de la narration.
Tout se passe après une Catastrophe initiale : l’explosion d’une Centrale dont les causes et les conséquences ne sont pas vraiment expliquées. Tout, d’ailleurs, est aléatoire dans ce roman, à commencer par les personnages, et le principal d’entre eux : ce nommé Décembre à l’identité changeante, auquel on s’attache et qui s’esquive, à la fois révolutionnaire et criminel, rêvant d’accomplir un crime gratuit et fomentant son propre assassinat, participant à la création d’un Nocturama salvateur pour les papillons de nuit et disparaissant comme il a surgi.
Le lecteur en mal de logique ordinaire, qui chercherait une allégorie sociale ou politique dans cette fresque visionnaire pourtant saturée de « signes » critiques, ne peut se reposer ici sur aucune certitude. « Il n’y a plus de programme politique, seulement des forces de répression qui réagissent aux sauts d’humeur de l’opinion publique », lit-on certes dans la dernière section où les forces obscures de la guerre et de la répression contre les marginaux, les chiens-hommes et les hommes-singes, semblent dominer et vaincre. Mais là encore rien n’est sûr, comme si tout restait ouvert dans la nuit des lucioles. D’ailleurs la dernière section du livre est chronologiquement la première…
Enfin il faudrait décrire, bien plus en détail, la « manière noire » de Jean-Daniel Dupuy, exactement prolongée par les gravures de Georges Boulard, qui filtre la lumière de ce roman plein de fantaisie et de surprises ludiques, nullement cafardeux. Sur le noir d’une inquiétude latente, l’art du conteur, généreux et candide, comme celui du graveur au saphir, est porteur de lumière.
Jean-Daniel Dupuy. Invention des autres jours. Attila, 225p.
Cet article a paru dans la livraison d'été 2010 du Passe-Muraille, N0 83, dont l'ouverture était consacrée à un extrait du roman en chantier de Jean-Daniel Dupuy, sous le titre de Noctogrammes.
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Oiseaux de papier
Je ne vous parle pas d'un coinmais de tous les recoins.L'angle mort n'est jamais loin,mais la vue sur l'étangs'étend à l'étoile perduedans la fusion des eauxque les reflets font essaimersous le ciel renversé.Au biseau du diamantla parole se pulvériseen éclats de lumière,ou dans la nuit des réverbèresen muettes banquises.L'ermite allumé parle en langue,et le poète dort.À la radio les haut-parleursremâchent le bois mortdes discours sans clairières.Je vous parles d'antennesconnectées aux mobilesdans le ciel à l'écoutedes avions bientôt éclipsés.Le temps ne faisait que passeren silencieux oiseauxquand enfants, médusés,nous suivions de nos yeux ses cerceaux . -
À la vie à la mort
Elle surgit avec son poignard,ses ongles jaillis du brouillarddes corps ensommeilléssans crier gare: c’est un éclairdans la nuit de la chairque de ses dents noires elle fouailleen souriant aux dieux...Dieux naturels que je bénis,je vous maudis parfois,et vos sourires de culs bénitsau dam des innocentsenfants ou pieux grabataires;semant la pierre ou le déliredes microns cellulaires,vous reniez pour mieux séduire...Car nous aimons cette salopeplus encore que souffrirelle nous enveloppe à mourirde son désir ardentde maudire tout en adorantla vie - mortellement.Peinture: Louis Soutter, Obscure est ma passion. -
À la vie à la mort
Elle surgit avec son poignard,ses ongles jaillis du brouillarddes corps ensommeilléssans crier gare: c’est un éclairdans la nuit de la chairque de ses dents noires elle fouailleen souriant aux dieux...Dieux naturels que je bénis,je vous maudis parfois,et vos sourires de culs bénitsau dam des innocentsenfants ou pieux grabataires;semant la pierre ou le déliredes microns cellulaires,vous reniez pour mieux séduire...Car nous aimons cette salopeplus encore que souffrirelle nous enveloppe à mourirde son désir ardentde maudire tout en adorantla vie - mortellement.Peinture: Louis Soutter, Obscure est ma passion. -
À la vie à la mort
Elle surgit avec son poignard,ses ongles jaillis du brouillarddes corps ensommeilléssans crier gare: c’est un éclairdans la nuit de la chairque de ses dents noires elle fouailleen souriant aux dieux...Dieux naturels que je bénis,je vous maudis parfois,et vos sourires de culs bénitsau dam des innocentsenfants ou pieux grabataires;semant la pierre ou le déliredes microns cellulaires,vous reniez pour mieux séduire...Car nous aimons cette salopeplus encore que souffrirelle nous enveloppe à mourirde son désir ardentde maudire tout en adorantla vie - mortellement.Peinture: Louis Soutter, Obscure est ma passion. -
Alors là, tu m'étonnes !
À propos d’un certain blasement morose sévissant par les temps qui courent, notamment en zones privilégiées, et de l’importance de s’y opposer. Comment y parvenir quand on a toute la vie devant soi et plus si affinités, dans le sillage d’un sublime vélocipédiste du nom de Charles-Albert Cingria…De Dieu mais tu vois ce que je vois ce matin dans les rues de ce matin et sur les places de ce matin et aux guichets de ce matin : j’en crois pas mes yeux, non mais je me pince, et sur les arbres de ce matin, et le long du fleuve et des heures de cette matinée, t’as déjà vu tout ça toi, et là dans les snacks et les cantines, et là-bas dans les hostos de midi et les baraques de l’asile, et l’après-midi les enfants dans les jardins municipaux, non mais dis-moi pas, toi, que t’as déjà vu ça…Tu me dis que tout a été dit et qu’on ne te la chantera plus, tu me dis que tu viens de « refaire Cuba » et que c’est plus ça, tu me dis que le cinéma est fini et qu’y a plus rien à attendre des kids, et moi je te réponds que tu te fourres le doigt dans l’œil, mais je sais même plus à qui je parle tellement t’écoutes pas et ne veux rien voir – et pourtant je vais pas te lâcher mon cher toi…Non mais t’as lu ça : « Et puis il y a une descente, jusqu’à un torrent et un pont. Je crois que c’est une frontière de rossignols, cet endroit, car l’on ne peut s’empêcher de prendre pied pour rendre hommage à un concert d’oiseaux si impressionnant… Ou bien c’est ce grand frémissement subit d’en haut des peupliers qui n’est pas des oiseaux mais le vent que je ne sens pas parce que je vais avec, qui me pousse et fait que je vais si vite » ?T’as déjà lu ça d’un type en vélocipède qui te le griffonne juste en passant : « L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini », avant de faire étape au café suivant et de constater : « Le vin, c’est quelque chose d’arabe et d’immatériel d’abord » ?T’as déjà lu ça de n’importe qui le soir qui se retrouve dans n’importe quelle ville : « Il y a un droit à exister et à se perdre dans la foule sans avoir à rendre compte de rien ni à personne. Sa vie, on la fait. Pas une vie de famille, une vie de fil d’astre et d’itinéraire précis dans le moite piétinement humain » ?Et toi qui te dis perdu si t’es pas connecté, ça te rappelle rien ce que note aussi le même vélocipédiste au coin du bois, vers la frontière des rossignols : « Ce qui me passionne dans la vie – qui est poème, rien que poème, mais n’allez pas me demander une définition de la poésie que vous ne comprendriez pas – est d’un ordre tellement précis et impérieux que je m’étonne que l’on puisse accorder une seule minute à cette insupportable station dans le piétinement et le gloussement que le bavardage vous commande » ?T’as déjà lu ça dans ta boutique râleuse de boutiquier de la routine : « Ainsi est le cri doux de l’ours dans la brume arctique. Le soleil déchiqueté blasphème. Le chien aboie à théoriques coups de crocs la neige véhémente qui tombe. Les affreuses branches noires s’affaissent. La glace équipolle des fentes en craquements kilométriques. Un vieux couple humain païen se fait du thé sous un petit dôme. Un enfant pleure. C’est le monde » ?Dis-moi, camarade, t’as déjà lu quelque chose comme ça : «On se promène ; on est très attentif, on va. C’est émouvant jusqu’à défaillir. On passe, on se promène, on va et on avance. Les murs – c’est de l’herbe et de la terre – ont de petites brèches. Là encore, on passe, on découvre. On devient Dante, on devient Pétrarque, on devient Virgile, on devient fantôme. De frêles actives vapeurs, un peu plus haut que la terre, roulent votre avance givrée. Je comprends que pour se retrouver ainsi supérieurement et ainsi apparaître et ainsi passer il faut ce transport, cet amour calme, et ce lointain feutré des bêtes, ce recroquevillement des insectes et cette nodosité des vipères dans les accès bas des plantes ; ces bois blancs, légers, vermoulus ; cette musique tendre des bêtes à ailes : ces feux modiques et assassins d’un homme ou deux arrivés de la mer, qui ont vite campé et qui fuient » ?Tu tombes des nues mais je me réjouis tellement de te voir tout à coup t’étonner : « Les arbustes s’évasent, font de larges brasses à leurs bases. Il y a là des places où des oiseaux ventriloques, simplement posés à terre, distillent une acrobatie infinitésimale. C’est à perdre haleine. L’on n’ose plus avancer. Pourquoi se commet-on à appeler ça mystique ? C’est dire trop peu. Bien plus loin cela va et bien plus humainement à l’intérieur, au sens où ce qui est humain nécessite aussi un sang versé des autres, dont le bénéfice n’est pas perdu puisqu’il chante et appelle et charme et lie ; véritablement nous envahissant comme aucune écriture, même celle-là des orvets, cette anglaise pagayante, appliquée, construite, rapide, fervente, au couperet de la lune sur le doux trèfle, n’a le don de le faire. On a cru tout découvrir : on a poétisé la note subtile avec des coulements persuasifs entre les doigts. Ce n’était rien. Le cœur n’était pas en communication avec d’autres attaches profondes, ni le pied avec une herbe assez digne, ni ce cri enfin, ce cri désarçonnant de l’Esprit qui boit l’écho ne vous avait atteint, malgré de démantibulés coups de tambour, faisant véhémente votre âme, marmoréens vos atours, aimable votre marche, phosphorescente votre substance, métallique votre cerveau, intrépide votre cœur, féroce votre conviction, apaisé, concentré, métamorphosé votre être. Il fallait cette avance, ces lieux, cette modestie, ces atténuations, la paix, la mort des voix, l’insatiable fraîcheur du silence et de l’air et de l’odeur de mousse et de terre et d’herbe de ces nuits saintes. Sans retour possible, sans lumière, sans pain, sans lit, sans rien… »Tu n’en crois pas tes yeux et je t’aime un peu mieux de le recevoir, et pour cette fois ça finira comme ça : «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment ».(Toutes les citations de ce texte sont de la main de Charles-Albert Cingria; dessins de Jean Dubuffet et Géa Augsbourg; peintures de JLK) -
Un trésor littéraire à transmettre
La Bibliothèque de LK & JLK, à La Désirade.(Offre globale gracieuse ou vente détaillée à bas prix)Aperçu d’une proposition de cession gracieuse ou de vente partielle à prix réduits de notre bibliothèque, comptant plus de 15.000 volumes à caractère principalement littéraire.Cette bibliothèque revêt un caractère tout personnel lié à sa constitution, sur plus de cinquante ans, où la passion de mes jeunes années s’est poursuivie et enrichie du fait de mon activité de critique littéraire et d’écrivain, dès le début des années 1970.Ce corpus, fondé sur ce que j’ai gardé, est le résultat de choix incessants qui m’ont fait donner – notamment à l’institution Bibliomedia - ou vendre, à prix symbolique, des milliers de livres reçus au titre de services de presse durant toutes ces années. Il se distingue donc par une cohérence interne et une « personnalité » qui justifierait, dans l’idéal, une transmission intégrale et gratuite, en l’état, à telle ou telle institution, médiathèque ou centre culturel, qui l’accueillerait tel quel et le mettrait à la disposition du public.Idéalement, j’imagine un espace aménagé accueillant les sections diverses de cette bibliothèque (littérature de langue française, littérature romande, domaines russe et slave, domaine germanique, domaine anglo-saxon, domaine italien, domaine hispanique, essais, sciences humaines, collections multiples (Pléiade, Bouquins, Cahiers rouges, Le Dilettante, Quarto, etc.) à consulter ou à emprunter selon le système ordinaire des bibliothèques publiques.L’idéal se réalisant, je m’engage à transmettre ce véritable trésor de mémoire sans aucune forme de compensation financière. L’espace en question serait du moins intitulé Bibliothèque de la Désirade, avec la mention souhaitée en lettres discrètes : Donation de LK et JLK.Faute de trouver preneur, cette offre « totale » se transformera en offre partielle ou en vente détaillée à prix réduits.Inventaire de la bibliothèque de LK & JLK. A La Désirade.Inventaire sommaire1. À la DatchaAu lieudit La Désirade, domicile principal de LK et JLK, sis au vallon de Villard.Littérature romande : (nombreux ouvrages dédicacés),Environ 2500 volumes.Littérature française : (nombreux ouvrages dédicacés)Environ 1500 volumes en ce lieu, collections non comprises.Littérature russe :Environ 700 volumesLittératures slaves :Environ 400 volumesLittératures italienne, espagnole et portugaise :Environ 700 volumesLittérature allemande et alémanique750 volumes.Poésie :200 volumesCollectionsLa Pléiade, 150 volumesActes Sud, 400 volumesBouquins, 200 volumesQuarto, 50 volumesVoyage, 50volumesMontagne, 20 volumesBeaux-Arts, 250 volumesPoches diversFolio, 10/18, Rivages, Cahiers rouges, etc., 1000volumes.2. À l’isba d’été, bergerie de montagne réaménagée par JLK en bibliothèque- Environ 2000 volumes, tous genres et domaines confondus.3. À l’Atelier de la Ruelle du Lac, à Vevey.- Ce lot d’environ 2700 volumes se subdivise en 1200 volumes de la collection blanche des éditions Gallimard, généralement à l’état de neuf.+ 5oo volumes environ des collections d’essais de Gallimard Sciences Humaines, Bibliothèque de l’inconscient et autres ouvrages de référence en matière philosophique ou historique,+ 200 volumes de Journaux intimes+ 500 volumes du domaine littéraire anglo-saxon+ 200 volumes distribués entre les collections littéraires du Dilettante, de L’Imaginaire, de la Haute Enfance du Promeneur et de L’Un et l’autre, notamment.Nota bene : ce troisième lot occupe une pièce et demie non habitable mais pourvue d’un évier et de l’électricité indispensable à son éclairage, au deuxième étage d’une modeste maison du XVIIIe siècle dont les fenêtres donnent sur une cour intérieure. Le coût de sa location est de 300 CHF par mois. À qui reprendrait la location de cet espace, moyennant accord avec la gérance, l’intégralité de son contenu serait acquise gratuitement. -
De mémoire incertaine
À Venise nous étions trois
à nous tourner autour:
la solitude, l’amitié et l’amour...
Tu m’avais dit que tu m’attendais chez Florian,
mais il n’était pas dans l’annuaire,
et tu t’es moqué;
ou c’était plus tard, une autre année
quand je croyais encore à l’amitié,
et l’amour n’était pas chez Florian non plus -
qui m’attendait ailleurs...
La première fois j’étais venu seul,
il neigeait sur la lagune
et déjà tu me manquais
d’amitié ou d’amour, je ne sais -
on ne sait rien à Venise
quand l’eau monte dans la nuit nocturne;
j’étais seul et dans le miroir
l’ombre a failli m’emporter...
Une autre fois, aux Zattere,
quelqu’un me dit qu'il m'attendait,
qui peut-être m'aurait aimé,
mais là encore j’étais ailleurs...
Et après ? Où est celui que je serais
si nous nous étions attendus
sous le haut ciel de Tiepolo
où les eaux se diluent ?
Au vrai, seul reste enfin l’amour
aux amis qui se rappellent,
et le vieil Ezra, aux Zattere,
dans le temps infidèle,
depuis toujours regarde ailleurs...
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Les familles qui s'aiment
Deux séries télé remarquables, respectivement suédoise et australienne, Une si belle famille et La Gifle, nous proposent, avec humour acide mais tolérant ou plus noire lucidité, des aperçus diversifiés de l’évolution des relations familiales.
«Toutes les familles heureuses se ressemblent , mais chaque famille malheureuse l’est à sa façon », écrivait Tolstoï à l’amorce d’Anna Karenine son grand roman qu’on pourrait dire de l’éternel bonheur malheureux de l’humanité, et nous ne sommes pas sortis de la bonne auberge, me disais-je ces jours en songeant à l’apparent chaos de la famille humaine honnie par les uns (le fameux « familles je vous hais ! » d’André Gide) et vénérée par d’autres comme un modèle unique alors qu’elle se disloque et se recompose aujourd’hui tantôt pour le pire et parfois pour le meilleur.
Or, après avoir visionné récemment les quatre épisodes épatants de la série suédoise justement intitulée Une si belle famille, qui s’ouvre sur Je mariage de deux jeunes jolies lesbiennes (l’une blanche et blonde et l’autre chocolat foncé) et s’achève par le baptême de la petite demoiselle conçue par la mère de l’une des mariées et le père de l’autre au soir foireux du mariage de leurs filles respectives, je me suis demandé ce qu’en eussent pensé mes gentils parents, plutôt tolérants mais non sans perplexité de bon sens alors que je suis de ceux qui « font avec »
Si la tonalité d’Une si belle famille est plutôt débonnaire, dans cette Suède apparemment plus évoluée, où le mariage pour tous semble ne faire aucun problème, contrairement à maints « cantons » helvètes ou européens, l’humour réellement réjouissant de la petite fresque nordique, qui a fait un « carton » chez les Scandinaves avant sa diffusion sur ARTE, relève d’un optimisme modéré qui tranche pour le moins avec l’acidité d’une autre série tournée aux Antipodes, intitulée La gifle et proposant huit points de vue sur un même incident qui eût paru dérisoire en d’autre temps et qui devient capital à l’ère du politiquement correct.
En résumé bref : au cours d’un barbecue d’anniversaire, le cousin du quadra fêté (deux machos grecs) flanque soudain une baffe à l’insupportable rejeton d’un couple genre intellos socialement fragilisés, après que le gamin a menacé son propre fils avec une batte et lui envoie un coup de pied dans les tibias.
Résultat : la fête virant cata, le macho traité de facho, plainte illico déposée, toutes rancoeurs de classes et de races soudain réveillées, et le bilan sera pour tous amer, quoique les uns et les autres auront peut-être appris quelque chose ? Chacune et chacun le dira…
Or la situation de La Gifle pourrait se transposer dans notre pays et partout où la pratique du barbecue n’a rien d’exotique. Et qu’arriverait-il alors aujourd’hui chez nous ou à côté de chez vous ? Telle est, entre autres, la question que pose La Gifle, série tirée d’un roman au considérable succès dans les pays anglo-saxons et qui se comprend, avec des réponses impliquant autant d’occurrences personnelles vécues, modulées avec une espèce honnêteté hyperréaliste très impressionnante.
Or c’est en écoutant les raisons individuelles, comme le propose l’auteur de La Gifle (l’immense Kurosawa avait suivi le même chemin multiple et convergent dans Rashomon), qu’une réflexion vivante me semble possible. Dans une grand roman, disait quelque part Henry James, tous les personnages ont raison, après quoi la lectrice et le lecteur se pointeront au prochain barbecue en meilleure ( ?) connaissance de cause…
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Rebond de la prairie
(Comme un salut matinal)L’indien me rejoint dans l’horloge:le vivant pendulaireaux intitulions de broussea encore des choses à me direen intenses secousses.Une boussole nous manquaità tous deux ce matind’aube neuve au lancer du chemin.Je le vois revenant d’Afrique,mon Sénégalais à sagaies de sagesse,aux yeux tendres de Népalais,aux manières exquisesd’Inuit stylé sur sa banquise...Je l’attendais sur ma poutrelle,là-haut d’où je vous vois tousà toutes vos affaires,en sensibles ribambelles vues de la stratosphère,tellement émouvants, mes vivants,à piétiner les serresoù songent les dormants.Je savais qu’il me viendrait ce matin d’hiver où tout semble exclu,mais l’horloge attendaitce retour de rivière.Et le voici que je salue... -
Qui cherche trouve
À propos d'une polémique relancée par Michel Onfray, de l'admirable film The Dig de Simon Stone, et de deux enfants du siècle à venir...Ce dimanche 31 janvier. – Me réveillant beaucoup trop tard ce matin (10 heures, shame on you !), je relève, sur Messenger, un mot gentil de l’ami Quentin qui me propose de « partager » un texte de Michel Onfray à propos de la pandémie, qu’il me dit « pertinent », et comme ni lui ni moi ne sommes des adulateurs aveugles du « philosophe national » de la France plus ou moins profonde, j’y vais voir illico en commençant par lire les commentaires de la meute, plus que jamais divisée par l’esprit binaire de nos chers voisins de palier; après quoi je lis l’entier de l’écrit de l’Onfray, qui m’impressionne en effet par son argumentation détaillée et sa défense de la notion de fraternité, assez à l’opposé de sa crânerie « libertaire » habituelle. Ce qu’il dit en appelle en somme à ce que Peter Sloterdijk a déjà appelé de ses vœux dans ses multiples éloges de la « collaboration » entre frères humains – au dam évidemment des « collabos » et autres idiots utiles -, et sa façon de déculotter ses confrères intellectuels (Comte-Sponville, BHL, Beigbeder et Nicolas Bedos, notamment) prônant plus ou moins la sélection naturelle et le seul cluster des « catégories à risques », m’a paru recevable même si je sens là-dessous un relent de querelle d’influenceurs médiatiques.« Affaire française », me dis-je aussi en estimant que les Helvètes s’en sont un peu mieux tirés dans leur gestion du chaos, et surtout avec moins de justifications idéologico-politiques stériles. L’exemple de Quentin, participant à la Protection civile non sans égrener ses proses acides, m’en semble d’ailleurs une preuve sympathique – mais voilà que le mignon se fait porter pâle, j’espère sans occurrence virale...Sur quoi voici débarquer nos petits garçons pour un frichti dominical sans masques mais non sans précautions…DE LA POÉSIE. – Resongeant à ce que j’ai lu jusque-là de Michel Onfray, je me dis qu’en dépit de son très grand savoir et de sa belle intelligence polémique, ce brasseur et classeur d’idées remarquable manque de deux qualités pour me convaincre à tout coup, et c’est la fibre poétique et la sensibilité fine à la langue , qui ferait de lui un véritable écrivain, et le sens de l’humour qui lui permettrait, par delà la tendance tellement française à exclure en fonction des critères binaires me semblant dépassés, au lieu d’inclure comme en étaient capables Rabelais et Montaigne, Molière et Victor Hugo dont le Shakespeare est le dernier mot en la matière…LE TRÉSOR. – C’est à l’un des plus beaux livres du monde, à savoir L’Île au trésor, que me fait penser The Dig qui raconte, avec une sorte de candeur rarissime aujourd’hui, une quête analogue associant quelques personnages de tous les âges et aux motivations variées, qu’il s’agisse des deux protagonistes (l’archéologue amateur Brown et la riche veuve elle aussi passionnée en la matière qui l’engage à creuser sur son domaine privé où elle pressent que des vestiges historique intéressants sont enterrés), le petit garçon de celle-ci aux curiosités inter-galactiques bien de son âge, l’archéologue attitré du British Museum, une paire de jeunes gens qui se trouvent en participant aux recherches, notamment.Tous ces personnages sont admirablement dessinés, autant dans le registre « taiseux » que par le dialogue, et la poésie des images (le magnifique travail du chef op) se trouve immédiatement en phase, comme chez Stevenson, avec la triple métaphore de la recherche du trésor perdu (un bateau enfoui sur les hauteurs du fleuve, daté bientôt de l’époque des Anglo-saxons et battant en brèche l’hypothèse locale des Vikings), du sens affectif et métaphysique de la vie personnelle de chacun des personnages et enfin des destinée liées à la communauté humaine puisque l’histoire (histoire vraie, mais le poème sublime le documentaire) se passe dans les premiers jours de la Seconde Guerre mondiale, laquelle risque d’effacer une fois de plus les traces singulières de nos frères humains.Est-ce un chef d’œuvre du 7e art que ce film infiniment délicat, aux interprètes aussi inspirés que sa scénariste et son réalisateur ou son imagier ? Je n’en sais rien, mais ce dont je suis sûr, en l’occurrence, comme je l’ai éprouvé toute proportions gardées -, en découvrant Retour du printemps et première neige de Germinal Roaux, c’est de me trouver dans la plus-que-présence de ce qu’on appelle l’Art, ou la Poésie à l’état pur, dont la compréhension apparie chez Simon Stone un enfant et une femme en butte à une maladie mortelle, deux vieux fous passionnés et deux jeunes gens amoureux, sous le signe précisément de ce qu’on appelle l’amour…TONY ET TIM. - Enfin ce bonheur paisiblement turbulent de Midi, avec nos petits lascars d’un et trois ans. Tim ne prononçant encore que quelques mots, alors que sa langue-gestes s’affirme autant que son caractère, je demande à Tony de répéter le mot difficile d’héautontimorouménos, sur lequel il trébuche un peu avant de répondre sans hésiter à sa mère qui l’interroge sur la signification du mot magma : « mélange de gaz et de roches brisées », et voilà pour nos deux volcans à domicile en période de très aléatoire confinement… -
Reconnaissance à la Qualité
Sur les bienfaits de la clémence illustrés dans les drames historiques de Shakespeare, la tendance néfaste au dénigrement de tout ce qui se fait aujourd’hui, et la découverte d’un très beau film de Simon Stone intitulé The Dig, à voir absolument sur Netflix.La Maison bleue, ce samedi 30 janvier. - Il faisait moche et mouillé ce matin et je croyais que nous étions dimanche, après un rêve de vertigineuse désescalade sur une arête où je me trouvais encombré d’un vieux vélo couleur pruneau, sur quoi je me suis rappelé que ce samedi notre fille aînée et son julot viendraient nous rendre visite avec de quoi nous régaler selon les normes nouvelles (hamburgers végétariens et tourte aux poires) et fixer les nouveaux rideaux de notre pièce commune en échangeant les dernières nouvelles de nos fronts variés; et ce furent de belles et bonnes heures entre filles et garçons aimants et discrets, à la distance requise par le Gouvernement mais sans masques...LA BEAUTÉ DU PARDON. - J’avais vu, déjà, la version du dernier des drames historiques de Shakespeare, consacré au règne d’Henry VIIII et finalement baigné par la lumière d’une certaine rédemption, avec la naissance de la petite Elizabeth, après les très sombres scènes qui opposent la reine répudiée et le redoutable cardinal Wolsey, mais à la revoir ces jours, alors que je lis parallèlement les pages de René Girard sur Shakespeare, cette pièce me touche plus profondément que jamais par le rôle qu’y jouent les médiateurs de bonté et de réconciliation.Les deux scènes de terrible affrontement, qu’on pourrait dire entre l’honnêteté et le cynisme, la droiture et la cautèle opportuniste, la bonne foi et la ruse, oppposant d'abord la reine Catherine et le cardinal Wolsey, puis l’archevêque de Cantorbéry et les prélats ligués contre lui, ne se bornent pas à la lutte du Bien et du Mal mais s’inscrivent dans une dynamique sociale et personnelle qui fait des uns des faucons lancés contre les colombes, sans que celle-ci ne soient forcément toutes pures.Le dernier mot n’est pas à la conclusion moralisante mais au geste d’apaisement que Peter Brook illustre, maints exemples à l'appui, dans son très remarquable commentaire shakespearien de La Qualité du pardon (Seuil, 2014).NOS RAISONS D’ESPÉRER. - J’ai argumenté longuement au téléphone, ce matin avec Patrick V. qui s’est occupé de mon dernier livre paru à L’Âge d’Homme et partage visiblement mon sentiment, pour m’opposer à ceux-là qui, concluant à la décadence voire à la nullité de tout ce qui se fait aujourd’hui, tirent l’échelle derrière eux comme l’a fait un Godard en déclarant le cinéma mort et enterré, un Buache dans sa foulée, un Régis Debray se lamentant dans ses catacombes, un Claude Frochaux prétendant que la culture occidentale a lancé ses derniers feux dans les années 60, ou un Dimitri brûlant ses vaisseaux à sa façon sans souci de rien transmettre que le fabuleux héritage de son catalogue, enjoignant tout le monde de « continuer » mais avec une sorte de Schadenfreude désabusée peu encourageante à vrai dire.Or sans rien ignorer de tout qui se défait autour de nous, et jusqu'au sacrifice justifié ou non des derniers liens sociaux, je parie néanmoins pour le renouveau et trouve plus de raisons de me réjouir malgré tout que de gémir - d'ailleurs tant hier qu'aujourd'hui j'ai fait de vraies découvertes, comme à peu près tous les jours...LE NAVIRE DU TEMPS. – Ainsi ce midi, un peu au hasard, au moment d’enfourcher mon vélo de chambre pour accomplir mes dix bornes quotidiennes non sans visionner un film ou une série par la même occasion, j’ai commencé de regarder The Dig, du réalisateur australien (né à Bâle en 1984) Simon Stone, dont la densité des images et du récit, et plus immédiatement encore la beauté des cadrages et des plans, la fluidité de la narration et la profondeur croissante de l’approche des protagonistes m’ont saisi au point que je n’ai plus pu m’en détacher par delà les 35 minutes ordinaires de mon exercice.Là encore on peut me dire que Netflix est une grande machine à déréguler les lois du marché du cinéma et à détourner le public des salles, mais celles-ci sont fermées et je « fais avec » et ne vais pas me priver de la découverte d’un ouvrage qui rompt absolument avec tous les standards de la consommation alimentée par la plateforme en question. Or je compte bien y revenir en détaillant les qualités rares de ce troisième long métrage du Bâlois...L’époque est aux extases convenues à répétition, mais pourquoi ne pas se réjouir immédiatement de l’accueil très favorable, finement argumenté et traduisant la même émotion chez les critiques que chez les spectateurs. Non, décidément, tout n’est pas à jeter ou à rejeter de ce qui se fait aujourd’hui, et je parie pour ce qui se fera demain. -
Chroniques des temps présents
À propos de la paranoïa ambiante et des moyens de la dépasser. Divers exemples à l'appui entre grêlons et pluies limpides.Ce vendredi 29 janvier. – Un poème à la logique folle me vient ce matin en deux temps trois mouvements tandis qu’il tonne et que se déverse soudain une pluie de grêlons sur les palmiers et le lac.Dans la foulée, Lady L. m’apprend qu’un cluster de contamination a été décelé dans l’immeuble voisin de l’école internationale d’hôtellerie majoritairement fréquentée par de jeunes Chinois qui m’adressent tous les soirs des sourires de connivence, à vrai dire destinés au fox Snoopy, quand j’en croise des grappes ou des groupes au cours de notre rituelle balade. La logique folle étant bien celle-ci : que des Chinois de provenance probable de Singapour ou de Taïwan, soient contaminés quoique jeunes, ou l’inverse, par des adultes responsables de l’Administration de leur école longtemps fermée les mois derniers et réouverte on ne sait trop pourquoi – à vrai dire l’incertitude règne et voici mes contrerimes :Malicieux logiciens(Pour Fabrice P., majordome au CNRS)Au vrai le mal imaginairefaussement déniépar certains experts achetéset leurs commissionnaires,ne s’était répandu de fait,au dam des lois anciennes,que par des ingénusne sachant rien des recettes.Au lobby concernédu palace aux drapeaux en berne,certains des préposésconseillèrent l’usage de clefsaussitôt décriépar ceux-là de l’autre partiequ’on aura dite adverse,mais sans autre preuve établie.La certitude étant malade,on ne la nourrit plusque de maigres salades,on la sevra de jus,on lui mit des menottesaprès lui avoir interdittout voyage au piano,toute forme d’écrit,au mépris de tout allegro.Le mal qui sans l’être l’étaitpar la faute des banquises,ou des lémures, ou des athéeset autres yeux bridés,ne fut oublié qu’à la finde ce temps suspenduà un fil si blanc et ténuque jamais on ne sutsi vraiment il avait disparu...FÉE ET SORCIÈRE. – Je me suis attelé hier à la lecture de L’Amérique, de Joan Didion, après avoir vu, sur Netflix, le documentaire à la fois passionnant et émouvant que lui a consacré son neveu Griffin Dunne, enrichi de très nombreux documents d’archives et vibrant aussi de la présence de la vieille dame très émaciée, au faciès de musaraigne ridée. J’avais lu, il y a quelques années, son poignant récit de deuil, que j’ai repris l’autre soir sur Kindle, et je crois avoir lu aussi, mais en surface, sans qu’il ne m’en soit rien resté, ses essais des années 60-80, mais y revenir en même temps que je lis Samedi d’Ian McEwan me semble aujourd’hui d’un tout autre intérêt, en phase avec mes réflexions personnelles sur mon roman en chantier.Personnel : c’est le mot-clef relatif à la position intérieure de Joan Didion par rapport à sa génération, mais aussi en ce qui concerne celle-ci par rapport aux générations précédentes, qui ont vécu la guerre, et suivantes, un peu perdues et titubant entre drogue et politique, fugues et culture alternative. Joan, née en 1934, se sent proche des « enfants » nés dix ou quinze ans plus tard, qu’elle se garde de juger mais qu’elle observe avec des yeux dénués de la complaisance convenue avec laquelle les journalistes ordinaires de l’époque parlaient des hippies ou de l’underground, notamment. Or je me suis trouvé, entre 1966 et 1973, à peu près dans la même situation, vivant comme les gens de mon âge mais incapable de m’identifier aux discours de ma génération, parfois même taxé de « vieux » ou de « réactionnaire » à vingt-cinq ans…Joan Didion, sans jamais user des concepts ou des termes courants dans la gauche radicale de l’époque, pratique une observation intuitive qui va plus loin et plus profond dans la perception du malaise américain (ou occidental) d’époque, toujours valable aujourd’hui à ce qu’il me semble. Il y a chez elle un réalisme aussi incisif que celui d’une Patricia Highsmith, de dix ans son aînée, ou d’une Alice Munro dans une autre configuration sociale. Trois exemples, soit dit en passant, qui tranchent violemment avec les journalistes et autres femmes de lettres françaises, si souvent coupées de la réalité avec leurs besicles freudo-marxisantes et leurs bas bleus…SHAKESPEARE & CO. – Les théâtres sont fermés mais pas pour tout le monde, me disais-je la nuit passée en visionnant et annotant la dernière des 37 pièces du Good Will enregistrées par la BBC, dans laquelle figure la bouleversante confrontation d’une femme de bonne foi en voie de répudiation par son roi de mari, Henri VIII plus précisément, et d’un prélat félon cristallisant tous les vices de cupidité et d’hypocrisie, de cruauté machiavélique et de bassesse sous ses dehors de suave servilité, à quoi le redoutable Timothy West au faciès de boucher à grimaces prête son immense talent aussi imposant dans l’abjection glorieuse que dans le retournement final du proscrit repenti, prodiguant alors ses conseils de modération à Cromwell ; et Claire Bloom en Catherine d’Aragon est à la lumière ce qu’il est aux ténèbres.AVEC LES MOYENS DU BORD. - Comme le fait Germinal Roaux avec son téléphone portable, Quentin Mouron multiplie les notations quotidiennes dans les espèces de croquis-nouvelles qu’il balance par courriel ou sur Facebook, et j’y vois le meilleur exercice qu’on puise faire à l’heure qu’il est pour pallier la paranoïa ambiante et dépasser la procrastination gémissante, comme d’autres l’ont fait en Iran ou en Corée du nord, il y a pas mal d’années déjà, au titre du témoignage plus ou moins sauvage en terrain surveillé, ou comme Alain Cavalier en filmeur attaché lui aussi à enrichir le « journal de bord de l’humanité » en lequel John Cowper Powys voyait l’une des justifications de la littérature et des arts. Tout cela relève d’une nouvelle pratique que je dirais presque «de guerre», et Germinal, autant qu’Alain Cavalier, ou Quentin à sa façon, prouvent que les objets qui en procèdent peuvent relever d’un nouvel art… -
Solitudes
Sur le nouveau court métrage de Germinal Roaux, Première neige, en temps suspendu. De cet hiver fertile...Ce jeudi 28 janvier. – Il y d’abord, dans les intenses murmures d’un vent froid, ce qu’on dira un pèlerin à cause de sa pèlerine sur le fond blanc et gris ou noir d’un austère paysage un peu lunaire de pierriers et de rochers dans lequel apparaît une espèce de sévère bâtisse rectangulaire dont une petite croix sur sa barrière d’entrée indique que c’est peut-être un refuge hospitalier ou un sanctuaire, et c’est donc comme dans un refuge que le pèlerin pénètre pour trouver à l’intérieur une sorte de silence blanc – ainsi commence Première neige, le dernier court métrage que Germinal Roaux a réalisé avec son seul téléphone portable à l’hospice du Simplon, une année après y avoir tourné Fortuna en compagnie d’une jeune Erythréenne et de Bruno Ganz auquel il dédie ce nouvel ouvrage qu’il m’a envoyé hier soir en m’évoquant la solitude douce ou dure vécue par les gens en ces temps de pandémie.D’UNE ENCRE PURE. – L’écriture de Germinal n’a jamais été aussi épurée, telle qu’elle l’était déjà dans Icebergs à l’évocation d’une banlieue de béton sans rivière, mais ici, avec plus de vif, le noir et blanc cisèle la glace et la pierre, et comme on est au cinéma cela chuinte et bruisse et roule comme le vent en houle et plus tard cela craquera dans le lac gelé dont les strates d’eau plus ou moins dures par effet de froid se heurteront comme des plaques tectoniques aux lignes de faille, avec de sidérantes détonations.Puis il neige des diamants dans le carré noir de la fenêtre de pierre, et ce que m’écrivait Germinal hier sur Messinger de la solitude qu’il est allé chercher là-haut me fait soudain me rappeler le nom qu’on donne au diamant taillé pour éblouir tout accessoirement les plus élégantes enchères: le Solitaire.AU PLUS SIMPLE. – J’écris à Germinal que la glace qui tonne dans le blanc du lac cerné de noir, tandis que ses trois moines esseulés prient et chantent chacun pour soi en invoquant « le Seul », me rappelle les observations de cet autre fou de Dieu qu’était Teilhard à genoux dans le sable des déserts chinois à gratter la poussière des vanités, remarquant qu’à certains moments de la croûte terrestre semblaient émaner des flammèches - oui la terre flambait aux yeux très ouverts de ce cinglé en quête de très vieux os et autres anses de tasse de thé d’empereurs oubliés.Sur quoi je reviens au plus simple d’Une poignée de sable (*) où je lis au hasard aussi précisément choisi qu’un plan de cette Première neige inspirée par quelle maladie de vivre : « À l’épave de bois étendue au pied de la dune / regardant tout autour/ je me mets à parler »…Enfin en moins d’un quart d’heure, à la lumière de la fenêtre donnant sur le ciel gris et le lac blanc, je consigne ce matin ces quelques contrerimes que je dédie à Germinal :Devant le SeulCe n’est pas une goutte de sangsur la robe du soir,ce n’est pas l’orbe d’un ciboireà la marge du temps;nul besoin de s’agenouiller:suffit de faire silencequand plus rien ne se voit que ça,sans qu’on sache pourquoi,ni quoi dire, ni commentdans l'inexistence du vent -ce que c’est n’a pas d’importance.(*) Ishikawa Takuboku, Une poignée de sable. Philippe Picquier, 2016. -
Les faits et la fiction
À propos d'un film signé Andy Blubaugh, intitulé Dans ma chambre et traitant d'amours illicites et des façons d'en parler, d'un roman-pamphlet de Quentin Mouron et du grand art de Ian McEwan...Ce mercredi 27 janvier. - En même temps que je regardais hier soir un film passablement inaccompli dans sa forme - faute de moyens -, mais passionnant par sa thématique, je pensais au roman réellement exceptionnel dans lequel j'allais me replonger ensuite en me disant une fois de plus que tout communique - en l’occurrence : le making of du film d'un certain Andy, prof dans la trentaine enseignant le cinéma à un groupe d’ados et projetant de raconter la relation illicite qu’il a entretenu à seize ans avec un trentenaire devenu son mentor ; et, pour le roman de Ian McEwan, le récit d’un samedi terrible rappelant Orange mécanique dans sa partie la plus dramatique.Avec la question qui s’impose de plus en plus aujourd’hui : comment distinguer les faits bruts et leur interprétation par la fiction, comment rétablir la hiérarchie qualitative entre photomaton et portrait d’artiste, reportage et roman, confession brute et littérature ?MOREL LE MUFLE.- L’ami Quentin Mouron a abordé le thème dans son troisième roman, également inaccompli à mes yeux, faute de bouteille, mais très intéressant, intitulé La Combustion humaine (Olivier Morattel, 2014) et posant la question du point de vue d’un éditeur aussi exigeant qu’irascible : quand y a-t-il littérature ?Aux yeux de ce Morel mal embouché qui méprise à peu près tous les auteurs qu’il publie, sauf un énergumène genre Artaud local, il n’y a vraiment littérature que selon son goût furieusement sélectif qui rappelle celui des jugements sommaires selon lesquels il n’y aurait que Proust ou que Duras, que le Nouveau Roman ou que Charles Bukowski, etc.Bref, il y’a chez cet intempestif vitupérant à juste titre le nivellement des critères de qualité vers le bas, une tendance non moins fâcheuse à les niveler par le haut en niant la prodigieuse variété de la littérature - ce qui fait d’ailleurs de ce petit livre hâtif un pamphlet de jeune impatient plus qu’un roman.Du moins Quentin l’a-t-il fait, et c’était une façon pour lui d’avancer, même en boitant, ce qui vaut mieux que de rester trop prudemment sur place comme trop de jeunes littérateurs timorés.Par la suite, en obsédé textuel pugnace et un peu folâtre, à la fois régulier et irrégulier, sérieux dans ses lectures et ses réflexions tout en gesticulant sur les estrades et les réseaux sociaux, Quentin a multiplié les expériences sans cesser de capter et de réfracter la réalité complexe du nouveau monde avec des écrits où il y a parfois littérature et parfois pas , faisant feu de tout bois comme on le voit dans ses écrits récents et préparant en somme quelque chose que je crois important: disons pompeusement la littérature à venir...LES DILEMMES D’ANDY .- Le prénommé Andy, autour de ses seize ans, a entretenu quelque temps des rapports intimes avec un certain Peter, son aîné âgé de trente ans, et voici qu’à ce même âge, devenu prof et n’ayant plus vu Peter depuis plus d’une décennie, il entreprend, avec quelques amis plus ou moins amateurs, de tourner un film sur ce sujet alors qu’un scandale vient d’éclater à Portland (Oregon) dont le maire a fait état publiquement du même genre de relation en battant sa couple devant son Conseil et les médias réunis.Or le projet d’Andy, qui ne vise pas à la dénonciation de Peter mais au récit honnête d’une liaison consentie, n’excluant pas pour autant un rapport de domination, est-il plus justifié que celui, quand il était lycéen, de raconter ce qu’il vivait avec Peter dans une composition scolaire ?La question se pose à lui dans la mesure où, dans son cours de cinéma, il a charge d’adolescents avec lesquels il exclut toute relation ambiguë, et aussi du fait qu’il recherche l’assentiment de Peter avec lequel il a plus ou moins renoué.Exposer sans accuser est-il concevable en pareil cas ? C’est de ça que discute le film en question : thématique combien actuelle, et abordée en multipliant les points de vue, où la réalisation du film en train de se faire, à très peu de moyens, devient le film lui-même au gré de plusieurs mises en abyme révélatrices.La chose, quoique bien fragile dans sa réalisation, a le double intérêt d’un reportage tissé de vues éclairantes et d’un essai de fiction à valeur probable, pour le réalisateur Andy Blubaugh, d’exercice et d’exorcisme ; en tout cas, c’est le genre de courts ou moyens métrages ici et là remarquables qu’on trouve dans l’immense panier-foutoir de la nébuleuse Youtube, sous le titre de Dans la chambre, que j’aurai dégoté tout par hasard hier soir et regardé jusqu'au bout…LA QUESTION DU « DEGREE ». – S’il est vrai que tout n’est pas comparable, au dam du tout-égalitaire qui voudrait qu’un tag mural fût jugé selon les mêmes critères qu’une fresque de la Renaissance, j’aime assez, pour ma part, les mises en rapport sans préjugés « élitaires » qui nous permettent, par exemple, d’examiner tranquillement les qualités respectives d’une série télé ou d’un chef-d’œuvre de cinéma, quitte à trouver ici et là plus d’intérêt dans un ouvrage déclaré « mineur » que dans tel «must » du moment, et c’est vrai de la littérature comme des arts visuels ou des diverses musiques.Ceci dit, l’évaluation de ce que Shakespeare appelait le «degree», (dans Troïlus et Cressida, Ulysse s’en explique plus précisément), à savoir le degré de qualité possiblement reconnu par le sens commun, reste fondamental pour éviter la dilution de tout et n’importe quoi dans les formules vagues revenant à dire que « tous les goûts sont dans la nature»...En commençant de lire Samedi de Ian Mc Ewan, j’ai tout de suite senti que j’avais affaire à une chose sérieuse, et plus j’avançais dans ma lecture plus cette conviction s’étoffait au point qu’hier soir, atteignant le chapitre où la minutieuse approche de tous les protagonistes, avec les incidents avant-coureurs qui ont ponctué la journée (un avion en feu dans le ciel nocturne de Londres, puis un accrochage de voitures dans une rue interdite à la circulation pour cause de manifestation de masse), aboutit soudain à l’apogée d’une crise où tout est mis à nu, au propre et au figuré socialement symbolique opposant celui qui n’a rien ou en est persuadé et ceux qui ont tout comme il le croit.En termes de « degree », je dirais alors que ce roman hausse le niveau d’intelligence du monde et d’empathie humaine à un point bien rare par les temps qui courent, mais il faudrait détailler cette appréciation et ce serait, après le plaisir de la lecture, la meilleure façon de le prolonger en y ajoutant la satisfaction du partage -
En plein chaordre
Du désordre régnant et de nos façons de l’interpréter. Que l’ordre de la nature appelle des cantiques autant qu’un nouveau regard à clin d’œil quantique…La Maison bleue, ce mardi 26 janvier.- Si je voulais être exact, je parlerais de la maison blanche, ou plus précisément de la maison style fin XIXe au crépi blanc cassé à bordures de gris tendre dont les stores des quatre étages sont cependant d’un beau bleu balnéaire qui me rappelle les cabines de bain de la plage de Balbec, devant le Grand Hôtel d’une des fenêtres duquel le jeune Marcel zyeutait les jeunes filles en fleur dont certains prétendent sans fantaisie que c’étaient des garçons, comme d’autres ne comprendraient pas que je parlasse de maison bleue pour cet immeuble blanc bordant la Grand-Rue, à la hauteur du marché couvert de la ville de M. dans lequel nous créchons momentanément. Or je me rends compte à l’instant que ce besoin de mise au point procède directement du désordre ambiant…PRESCRIPTIONS.- Tombées en cascade hasardeuses des hauteurs de l’Autorité sanitaire plus ou moins autoproclamée, les interdictions frappant ces temps commerces divers et clients finiront par énerver ceux-ci et ceux-là dont la patience, proportionnée à une prudence sans doute justifiée, pourrait un de ces quatre virer à la désobéissance civile – j’en viens pour ma part à l’espérer dans l'esprit du philosophe dans les bois dont l'anarchisme protestait précisément contre le désordre établi.Or je notai, hier, en parcourant telle grande surface puis en longeant telle rue, que dans les rayons de celle-là la culotte et la brosse à dents étaient en accès libre tandis que le linge éponge se trouvait proscrit, et que les jouets d’enfants restaient absolument interdits à la vente alors que les lunettes de lecture ou de plongée étaient autorisées ; puis au kiosque voisin je constatai que les journaux et revues feuilletés par mille mains restaient accessibles au contraire des livres aussi prohibés en ce lieu que dans les libraires d’ailleurs fermées.Et qui avait décidé cela ? Qui avait trouvé sanitairement juste d’autoriser l’entraînement des nageurs de 5 à 7 ans mais de l’interdire aux 8 à 88 ans ? Quelle andouille de fonctionnaire avait décidé que les enfants des garderies seraient punis par le Gouvernement s’ils chantaient dans tel canton de la Confédération et autorisés dans tels autres ?L’ORDRE DE BABEL ? – En me baladant cette nuit par les rues de Séoul en compagnie de deux jeunes amis musiciens, puis en les accompagnant sur le toit en jardin d’une maison de bois d'un quartier plutôt modeste, non sans admirer la vue sur les buildings absolument immodestes du centre d’affaires, je me rappelai aussi que nos deux petits-fils, à peine âgés d’un et trois ans, ont déjà « fait » le Cambodge et la Thaïlande, donc entendu la musique particulière des langues parlées dans ces pays, sans les comprendre mieux que je ne le pouvais de la conversation de mes deux amis virtuels, musiciens de leur état et parlant de leur passion en des termes que seuls les sous-titres du film que je regardais me permettaient de saisir et de partager réellement puisque nos trois entités sensibles reliées par Netflix ressentaient à peu près la même chose de ce qu’on appelle la musique - or la musique échappe aux raisons de la statistique...Une heure auparavant, toujours via Netflix, je me trouvais à Malibu, en pleines années 70, dans la maison surplombant l’océan de la journaliste et romancière Joan Didion, apparaissant ensuite en reportage au Salvador, selon elle « terrifiant », puis dans les couloirs de je ne sais quel hôpital new yorkais où venait d’être transporté son cher John foudroyé cette nuit-là par une crise cardiaque probablement liée à l’hospitalisation récente de leur fille Quintana, laquelle ne se remettrait pas non plus de sa maladie aux symptômes assez semblables à ceux du coronavirus…Sur quoi j'ai repris la lecture (sur Kindle cette fois) du très beau récit de la même Joan Didion (L'année de la pensée magique) consacré à son deuil, où elle s'efforce de retrouver l'ordre de la bonne vie dans le chaos de sa douleur. Et si ce chaos apparent n’était qu’un aspect de l’Ordre cosmique ? me dis-je à présent.QUELLE CONSPIRATION ? – « Nous ne somme pas désespérés », écrivait cet homme très sage que fut Charles du Bos, « nous sommes dans la perplexité », et c’est ce que je répétais ce matin à Lady L. en lui proposant de rapporter l’idée d’un complot aux pouvoirs abusifs du monde entier, hors de toute concertation entre de fantasmatiques « états profonds » mais bel et bien conformés à l’enrichissement privé et à l’abrutissement public des masses.Pour ma part je n’ai qu’à tourner la tête vers L. pour constater que l’ordre des campanules dans la lumière du matin, l’ordre des sourires d’enfants préservés du malheur, l’ordre musculaire accordé au galop de cheval déconstruit par Leonardo sur ses dessins de dissections, pareil à l’ordre tourbillonnaire des cascades et à celui du sourire serein de la Joconde, ressortissent à une certaine harmonie échappant de plus en plus à tous les discours jusques et y compris à celui de la critique d’art se croyant branchée, comme le Marché a détruit l’ordre de celui-là.Oui, la culture actuelle est un lamentables désordre, mais l'ordre nouveau se conformera aux mouvements de l'Univers et la vieille notion de progrès linéaire devra cesser de freiner nos curiosités...S’il y a conspiration, tout désordre dénué de style en est le signe, et ça nous concerne avant tout le reste. Par conséquent voyons les choses comme elles sont, sous le microscope ou à la longue- vue, et préparons-nous surtout à changer nos façons de voir et d’interpréter ce que nous voyons, soyons stylés et gentils, etc. -
Miel de tout
À propos de la poésie d’Amarcord, d’un diagnostic-éclair de neurochirurgien et de la ressaisie d’une réalité complète échappant aux simplifications idéologiques…Ce lundi 24 janvier.- La neige de ce matin, sur la pelouse publique visible de nos fenêtres, où jouaient un jeune homme et son petit chien noir, entre les palmiers bien découpés sur fond blanc et les eaux gris vert étales du lac, m’a rappelé la fin du plus purement poétique des films de Federico Fellini, qui finit comme il commence avec les aigrettes du retour du printemps, après le plan silencieux et magique du paon faisant la roue et les derniers cris et chuchotements, joyeuses fanfares et folles vrilles d’accordéon narquoisement nostalgique saluant la départ de la Gradisca avec son carabiniere d’opérette..GÉNIE POPULAIRE. - Quel poète contemporain, ou plus précisément quel poète de cinéma a poussé, plus haut et loin sous le chapiteau céleste du cirque mondial, le méli-mélo cénesthésique à ce point de fusion et d’effusion lyrique ?Je revois ce film pour la 27e fois (25 fois au Colisée ou j’étais placeur a quinze seize ans et la 26e à Venise sur fond de rumeur de manifs dans les années 70), mais ce n’est qu’aujourd’hui qu’il me semble tout voir (ou presque) et tout entendre de ce prodigieux concert mnésique rebrassant souvenirs de jadis et naguère ou de tout à l’heure, sensations primaires et réfractions affectives secondaires, bribes de chroniques et confidences sur l’oreiller, ragots de coiffeuses et pics d’humour shakespearien comme quand la nonne naine vient débusquer le zio dingo sur l’arbre du haut duquel il n’en finit pas de s’exclamer « voglio una donna ! »Je me rappelle l’embarras d’un Freddy Buache, notre maître ès cinéphilie au dogmatisme frisant parfois le stalinisme intellectuel, quand il s'agissait de dégager le « message » de Fellini ou de reconnaître, malgré ses réticences idéologiques (est-il de gauche ou de droite ?) , le génie tout populaire du Maestro, montreur de marionnettes sociales évidemment plus débonnaire que l’esthète marxisant Luchino Visconti.Quant à moi je m’en foutais, appréciant Rocco et ses frères ou Senso avec la même candeur enthousiaste que je revoyais Amarcord ou les Vitelloni, regimbant en revanche devant l’intellectualisme psychanalisant de Juliette des esprits.Mais les tendres engueulades du père de Titto vitupérant Miranda et son sacripant de fils, l’humiliation du même Aurelio contraint ensuite par les fascistes d’avaler de l’huile de ricin au motif qu’il aurait tenu des propos séditieux – son beau-frère l’avait peut-être mouchardé -, la Gradisca dans les escaliers du casino où son père l’envoie séduire le prince pour arranger ses propres affaires, les garçons tourniquant autour de la Volpina, le passage du Rex, sublime paquebot figurant la fierté du Régime, devant le peuple flottant dans ses petites embarcations à l’attente en pleine nuit, tout ce bric et ce broc de brocante onirique déconstruit à partir du récit initial et recomposé à 24 images/seconde, échappe complètement à l’idéologie politique pour dire la vie de la cité et des gens, etc.LA CRITIQUE EN BERNE. – Là-dessus c’est toujours avec tendresse que je me rappelle le vieux Freddy au premier rang des salles où nous avons vu tant de films ensemble en visions de presse, son dogmatisme n’étant que de surface et d’époque alors que sa compétence était d’un vrai connaisseur sensible et d’un pionnier militant de ciné-club dont nos même écoles ont profité des lumières.Lui-même assez piètre poète, sentait la poésie cinématographique d’un Daniel Schmid ou du dernier Godard (il avait conspué le premier…), d’un Bresson ou d’un John Ford, d’un Bergman ou d’un Polanski, de son ami Bunuel et de tant d’autres malgré les préjugés qui le faisaient rejeter un Melville ou tel réalisateur israélien (souvenir de Locarno) qui avait le tort de ne pas épouser la cause palestinienne, etc.Mais jamais Buache n’a donné dans ce qu’est devenu la critique cinématographique (ou littéraire) actuelle, à savoir la servante du succès de tendance et du lucre publicitaire aux formules creuses, de la mode et de la bien pensance de tous bords sous le verni de la pédanterie plus ou moins frottée de spécialisme. Plus une patte, plus un fou, plus un idiot inutile qui aime les belles et bonnes choses et le dise avec feu et finesse !DE LA COMPÉTENCE. – L’examen quotidien du désastre des expressions, notamment par l'Internet nous ouvrant d’innombrables fenêtre sur le vide (mon effarement candide à la vision des huit épisodes débiles de L’Empire du bling, en même temps que je découvrais hier le beau film intelligent et très documenté consacré à l’essayiste et romancière Joan Didion), n’entame pas du tout, chez moi, la reconnaissance du talent et des compétences.Je me le disais une fois de plus hier soir en poursuivant la lecture du remarquable Samedi de Ian McEwan, dont le récit, comme chez le meilleur Fellini d’Amarcord ou d’Otto e mezzo, fait tout avancer en même temps : l’affectif et le scientifique, la météo et le sexe, les humeurs conjugales ou familiales et la politique internationale, un neurochirurgien qui pense à la vie qu’il mène dans la Mercedes censée le conduire à sa partie de squash dans une rue interdite à la circulation pour cause de manifestation monstre, la soudaine flèche rouge d’une voiture percutant la sienne et le début de bagarre avec trois jeunes arrogants dont le plus agressif montre les signes hyper-nerveux (à l’oeil du spécialiste) d’une maladie dégénérative en voie d’aggravation, le basculement soudain de la relation entre ces quatre mecs et la vie qui continue - tout cela raconté dans la fluidité parfaite d’une ressaisie de la réalité la plus complexe ou plus exactement : la plus complète…