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Livre - Page 29

  • En mémoire d'un grand passeur

    Dimitri3.JPG Vladimir Dimitrijevic, surnommé Dimitri, s'est tué le 28 juin 2011 sur une route de France. Le fondateur de L'Age d'Homme fut un éditeur de classe européenne. Il publia plus de 4000 livres à Lausanne. En août 1983 parut, à Lausanne, un extraordinaire roman de l'écrivain russe Vassili Grossman, intitulé Vie et destin. Entre autres fleurons des éditions L'Age d'Homme, fondées en nos murs en 1966, ce livre bouleversant confrontait le lecteur à la double horreur totalitaire, au XXe siècle, du nazisme et du stalinisme. Dimitri l'appelait "le livre de nos mères". Or la vie de Vladimir Dimitrijevic, né en 1934 à Skopje, évoque elle aussi un roman scellé par le destin. Fils d’un artisan horloger-bijoutier jeté en prison en 1945, comme nombre de commerçants, le jeune Vladimir, fou de littérature et de football, s'enfuit de son pays à vingt ans sous le faux nom d’un personnage de Simenon. Dans son "autobiographie d'un barbare" parue sous le titre de Personne déplacée, Dimitri a raconté ses années d'enfance et de jeunesse marquées par les crimes des nazis et des oustachis croates, mais aussi par les visites à son père emprisonné. Arrivé en Suisse le 4 mars 1954 avec 12 dollars en poche, le jeune déserteur de l’armée du peuple devint libraire à Neuchâtel puis, à Lausanne, chez Payot, où son passage a laissé un souvenir indélébile. Or, impatient de combler les « vides » d’un catalogue selon son cœur, le passeur de vocation, soutenu par quelques amis et son épouse Geneviève, fonda L’Age d’Homme en 1966. Dans la foulée, il ne tarda pas à tisser des liens avec Paris, où il se rendait régulièrement à bord d' « Algernon », son fourgon d’éternel errant dans lequel il serrait son sac de couchage par mesure d’économie. Les rapports compliqués de Dimitri avec l’argent marquaient d’ailleurs une partie de sa légende. Lui qui était capable de lésiner sur des droits d'auteurs légitimes, alla ainsi jusqu’à hypothéquer sa maison de hauts de Lausanne afin de publier les pavés d’Alexandre Zinoviev, des Hauteurs béantes au mémorable Avenir radieux. Ses positions idéologiques rebutaient également d'aucuns. Orthodoxe croyant et conservateur, il passa d’un anticommunisme résolu à un nationalisme serbe qui le rapprocha, dès la fin des années 1980, de ceux-là même qui avaient persécuté son père. Lorsqu'on lui reprochait d'être "pro-serbe", celui qui eût mérité la citoyenneté d'honneur de notre pays répondait sobrement: "pas pro-Serbe, juste Serbe"... Mondialement connu pour son catalogue slave, L’Age d’Homme redimensionna également l’édition romande. À côté de l’intégrale mythique du Journal intime d’Amiel et des Œuvres complètes de Charles-Albert Cingria, de nombreux écrivains romands contemporains y ont publié leurs ouvrages. Au nombre des auteurs «phares» défendus par Dimitri figuraient le titan américain Thomas Wolfe, idole de sa jeunesse, autant que Chesterton ou Dürrenmatt, Georges Haldas au premier rang des écrivains romands, ou les Français Vladimir Volkoff et Pierre Gripari, entre tant d'autres francophones de Belgique et du Québec. Dans les grandes largeurs, Dimitri était un homme inspiré, proprement génial par moments, qui pouvait se montrer d’une extrême délicatesse de sentiments. Ses intuitions de lecteur étaient incomparables et ses curiosités inépuisables. Mais c’était aussi un «barbare», selon sa propre expression, qui ne savait pas «faire le beau». Malgré les services exceptionnels qu’il rendit à notre littérature et à notre vie culturelle, aucune reconnaissance publique ne lui a été manifestée - honte à nos autorités -, mais il ne s’en plaignait pas, n’ayant rien fait pour flatter. En son antre du Métropole, à Lausanne, nous l’avons connu irradiant et fraternel, puis il s’est assombri. Les lendemains de la guerre en ex-Yougoslavie, la difficulté de survivre dans cet «empire du simulacre» qu’il fut des premiers à stigmatiser, la perte de Geneviève qui l'avait secondé avec une incomparable abnégation, le poids du monde enfin ont accentué la part d’ombre de cette personnalité à la Dostoïevski, complexe et parfois insaisissable, croyant jusqu’au fanatisme, tantôt avenant et tantôt impossible, terroriste ou bouleversant de douceur retrouvée. Enfin, par delà les eaux sombres de sa mort tragique, «ses» milliers de livres évoquent la présence tutélaire de ce grand passeur.

    Vladimir Dimitrijevic. Personne déplacée. Entretiens avec Jean-Louis Kuffer. L’Age d’Homme. Poche suisse No, réédité en 2010. 

  • Un utopiste réaliste

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    À propos des thèses "optimistes malgré tout" de Rutger Bregman...
    Prenant le contrepied du catastrophisme en vogue, entre autres raisons de désespérer entretenues par la gauche perdante et la droite arrogante, Rutger Bregman parie pour les utopies réalistes en affirmant que l’humanité vaut mieux que ce qu’on croit…
    Le constat remonte à la plus haute Antiquité, pour le dire à la façon débonnaire de l’excellent Alexandre Vialatte: il y a ceux qui se lamentent devant le verre à moitié vide, et ceux que réjouit au contraire le verre à moitié plein. Et après ?
    Cette question de l’après s’est posée dès le début de la pandémie, mais l’auteur de best-sellers locaux Nicolas Feuz, procureur au civil comme chacune et chacun sait, n’a pas attendu la troisième vague pour brosser le tableau le plus noir dans son dystopique Calendrier de l’après, évoquant une Suisse romande d’après quelque hiver nucléaire (on pense à La Route de Cormac McCarthy en encore plus pire, la poésie métaphysqiue et la qualité littéraire en moins), où l’humaine engeance s’est trouvée réduite à deux petits milliards à dominante féminine, survivant en deux clans mortellement opposés: les biens-pensants soumis à la gouvernance et les inutiles voués au rebut et à l’extermination par le cube à gaz; et plus rien qui ne fonctionne après l’extinction des médias et du fuel, sauf les drones et les pistolets immobilisateurs pour sauver un brin d’action. Passons sur le détail décidément improbable de cette fable pour ados et public douillet en quête de frissons, pour se demander quand même, si tant est qu’il y croie une seconde, ce que veut dire notre cher procureur neuchâtelois, à vrai dire mieux inspiré quand il traitait des réalités criminelles que son métier lui a fait observer de près que dans ce roman vite fait sur le gaz ? Que la cata est irrémédiable ? Que la dictature sanitaire a gagné ? Que la peur seule peut nous ouvrir les yeux ? Qu’un couple idéal à la love story remastérisé peut nous servir de modèle ?
    Et si l’humanité était moins foncièrement mauvaise ?
    Dans son dernier livre, qui relève de la plus belle synthèse d’investigation, l’historien-journaliste et essayiste néerlandais défend la thèse – il faudrait plutôt dire le sentiment dominant, fondé sur des constats étayés, que l’homme n’est un loup pour l’homme que dans certaine circonstances, et que la fameuse théorie du verni de culture recouvrant à peine une créature naturellement féroce relève plus de l’idéologie que de la réalité. En homme de bonne volonté pragmatique plus qu’en idéologue, assez proche en cela de l’historien israélien Yuval Noah Harari, qui lui a d’ailleurs rendu le plus vif hommage. À l’opposé de toute une tradition spirituelle ou philosophique fondée sur le péché originel, la chute ou la défiance de principe, le voici multiplier les exemples de fausses preuves du naturel foncièrement féroce de notre espèce, à partir de célébrissimes faits imaginls ou observés.
    Ainsi prend-il le contrepied de la fable ultra-pessimiste du roman de William Golding, Sa majesté des mouches, où l’on voit un groupe d’adolescents anglais de bonne éducation retomber dans la barbarie après s’être retrouvés seuls sur une île, en citant plusieurs situations concrètes comparables qui ont abouti à des résultats beaucoup plus nuancés voire opposés.
    De la même façon, à propos d’expériences faisant longtemps autorité en matière de psychologie sociale, comme le test fameux de Stanley Milgram et de sa machine à électrochocs visant à prouver qu’un bourreau sommeille en chacun de nous, Bregman a enquêté et conclut là encore à l’interprétation abusive, voire malhonnête.
    À la question de savoir pourquoi des gens “bien” agissent mal, qu’une Hannah Aredt avait abordée à sa façon à propos du peuple allemand, Bregman apporte de nouvelles explications, s’agissant de la guerre à la guerre, selon lesquelles la plupart des soldats de la Wehrmacht n’agissaient pas par sadisme boche caractérisé mais par esprit de camaraderie, ou rappelant cette observation d’un colonel américain qui découvrit que la plupart de ses hommes ne tiraient pas quand ils le pouvaient, ou que seul l’usage à haute dose de drogues a “aidé” de braves jeunes gens à se transformer en brutes sanguinaires, à Oradour-sur Glâne ou au Vietnam. Et de citer Rousseau, souvent moqué pour son “idéalisme” romantique, qui faisait preuve de plus de réalisme que ses détracteurs en considérant l’invention de l’agriculture comme le moment où les cueilleurs-chasseurs, menant une vie plutôt détendue à en croire les archéologues, furent chassé de leur Eden terrestre ainsi que le raconte la Genèse biblique en son mythe originel de la Chute.
    Un nouveau réalisme basé sur la confiance
    L’optimisme de Rutger Bregman a cela de particulier qu’il se fonde sur un réalisme rompant avec les “assises du désirable” typiques de Mai 68, marquées par les slogans des gauchistes prenant leurs aspirations pour des réalités, avant de déchanter et de déprimer, alors que son réalisme s’oppose aussi à celui d’une droite invoquant aveuglément les Lois du marché
    Donc la confiance , me disais-je en repensant au livre de Rutger Bregman parlant pratique avant toute théorie, sous le titre d’Utopies réalistes, serait la clef du pacte humain, la confiance en l’ingéniosité et la bienveillance humaines, mais assortie à la prudence (en cas de risques d’avalanches , gamin, tu fais gaffe) et au respect mutuel fondant la relation humaine , etc.
    Je ne sais pas si Rutger Bregman , moins « idéaliste » que les idéologiques gauchistes de bonne volonté à la manière de mon ami Jean Ziegler ou de Noam Chomsky et de la très verte Naomi Klein, a raison de faire confiance en ses semblables en se posant, notamment , en champion du revenu de base universel, multipliant les exemples d’applications réussies de celui-ci, mais ce que je sais est que son propos, clair et captivant, fait du bien, non du tout en dorant la pilule mais en exposant des faits têtus, intéressants et encourageants, à l’opposé de tant de jérémiades et de rancœurs stériles qui nous asphyxient par les temps qui courent.
     
    Rutger Bregman, Humanité ; une histoire optimiste. Seuil, 2020.
    Utopies réalistes, pour en finir avec la pauvreté. Seuil, 2017, réédité en Points seuil.

  • Pendant que tu dormais

     
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    « A une époque nous avons tous été des étoiles »
    (Lim Chul-woo)
     
    On n’est pas vivant très longtemps
    sur la terre légère
    qui roule là-bas sous le vent
    des espaces contraires...
     
    Vu du ciel comme on l’appelle
    on a l’air de flotter,
    alors qu’on a les pieds liés
    aux chaînes et nécessités
    du moment à passer...
     
    La relativité partielle
    dont se rient les gazelles
    en sautant à travers le temps
    ne nous empêche pas
    de souffrir de tout ce savoir
    qui nous donne des ailes,
    alors que le temps d’un soupir
    s’est comme évanoui
    le temps a peine de s’éveiller...
     
    Malgré tous nos fous rires
    et nos tendres sourires
    d’innocents venus et passés,
    nous ne pouvons plus oublier
    ce que nous faisions là:
    nous sommes attachés,
    et l’idée seule qu’on nous arrache
    à nos jouets nous fâche -
    nous aimerions nous attarder...
     
    De là je vois mon endormie
    rêver au lent voyage
    dans cet autre pays
    sans âge où toutes les étoiles
    se promènent et surnagent,
    et je bénis le ciel
    comme l’appellent les enfants
    et les sages aussi,
    dans le frémissement de voiles
    des jours et des nuits
    de protéger sa bonne étoile...
     
    Dessin: Lucian Freud.

  • Bulletin de santé

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    Nous sommes un peu fatigués,
    le souffle n’est pas top,
    la douleur n’est pas trop salope
    et tout est sous contrôle,
    comme on le dit au Pôle Santé...
     
     
    Mais les dégâts sont là:
    des fondements au galetas
    le bâtiment tremblote
    et les anges gardiens sanglotent...
     
     
    Ce n’est pas grave, me dit-elle:
    on a vu pire ailleurs
    ou dans les temps de grand malheur
    où tout était mortel,
    et si mortellement
    que les violents l’emportaient...
     
     
    Son ange est moins zen qu’elle,
    le mien est aussi à la peine,
    mais ils n’en montrent rien.
    aussi philosophes que des chiens
    de la volée Diogène...
     
     
    Nous promenons nos deux cancers,
    plutôt côté soleil
    dans la Grand-Rue ou les affaires
    s’affairent à merveille...
     
     
    Elle sourit à tous les masques
    qui jouent les affligés,
    et j’abonde en civilité:
    s’il vous plaît, foutez nous la paix,
    et dites vous ce beau matin
    qu’a part ça tout va bien...
     
    Image: Lady L. à Bangkok.

  • Portrait de Lady L. à la clope

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    Lady L. tient sa clope, sur le plus beau des dessins de T.V. à ma connaissance, comme s’il en était d’un crayon ou d’un diapason de musicien, et tout le dessin semble fait d’un seul trait comme il en irait d’un seul trait de pinceau chinois, mais ce n’est pas tout à fait exact, et peu importe d’ailleurs : c’est un dessin d’une ligne parfaite dont l’épure va jusqu’à figurer, par du vide, le coin de meuble sur lequel Lady L. est accoudée, pesant à peine de tout son corps détendu et paraissant allégé dans sa posture à la fois nonchalante et ferme, rêveuse et la cibiche réduite à un trait oblique qu’on pourrait prendre, sur sa main, pour un anneau d’alliance qu’à vrai dire elle n’a jamais porté...
     
    Thierry Vernet, Portrait de Lucia K, en 1986.

  • Ce qu'il y a dans les pianos

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    Quand la nuit dort au fond des bois,
    ou des bars, ça dépend,
    on entend les voix des enfants
    qui murmurent là-bas,
    oubliés à travers les années -
    et remonter le temps
    se fait alors comme en détours,
    jusqu’aux lueurs du jour...
     
    Le secret des pianos fermés
    ne préoccupe pas
    les hommes de loi bornés
    ni les champions de la gestion
    ni les mégères des ministères
    trop pressés pour s’intéresser
    à cet humble mystère
    des chambres livrées au silence
    des sonates passées...
     
    Quand tu retrouveras le temps
    de t’arrêter la-bas
    où reposent les instruments,
    tu renaîtras sans le savoir
    dans ces après-midi de pluie
    où souriant tu t’ennuyais
    faute de rien vouloir
    d’autre, immobile et mutique
    à l’écoute de tes musiques...

  • Une fée qui valse avec les mots

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    Où le maestro Sergio Belluz, baritone drammatico et fabuliste polygraphomane, se fait le chantre spontané de La Fée Valse de JLK...
    Dans les quelques cent-trente pièces facétieuses et virtuoses de ce recueil savoureux qu’est La Fée Valse, c’est tout l’humour, toute la fantaisie, et toute l’oreille de Jean-Louis Kuffer qui s’en donnent à cœur joie – un livre que l’OULIPO de Raymond Queneau aurait immédiatement revendiqué comme une suite d’Exercices de style amoureux, tout comme il aurait réclamé à hauts cris la publication urgente et salutaire des fameux Ceux qui – « Celui qui se débat dans l’absence de débat / Celle qui mène le débat dans son jacuzzi où elle a réuni divers pipoles / Ceux qui font débat d’un peu tout mais plus volontiers de rien / Celui qui ne trouve plus à parler qu’à son Rottweiler Jean-Paul / Celle qui estime qu’un entretien vaut mieux que deux tu l’auras... » – que l’auteur dispense de manière irresponsable sur des réseaux sociaux complaisants, sans mesurer les risques de mourir de rire (l’Office fédéral des assurances sociales s’inquiète).
    Une des pièces, Kaleidoscope, explique bien l’esthétique du livre : « Quand j’étais môme je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde ».
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    La Fée Valse, c’est d’abord un amusant portrait fellinien de nos grandeurs et de nos petitesses amoureuses, de nos fantasmes et de nos regrets, qui joue sur l’alternances des narrations, sur l’accumulation des pastiches, sur le jeu des registres de langue, sur les sonorités, sur les cocasseries des noms propres et sur les références autant littéraires que populaires : « C’était un spectacle que de voir le lieutenant von der Vogelweide bécoter le fusilier Wahnsinn. Je les ai surpris à la pause dans une clairière : on aurait dit deux lesbiches. J’ai trouvé ça pas possible et pourtant ça m’a remué quelque part » (Lesbos)
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    On y joue sur les mots, bien sûr : « Les femmes des villas des hauts de ville sont évidemment favorisées par rapport aux habitantes du centre, mais c’est surtout en zone de moyenne montagne que se dispensent le plus librement les bienfaits du ramonage» (Le Bouc)
    On y prépare aussi des chutes hilarantes par la transition brusque entre une tirade en forme de poncif qui termine par un particularisme terre-à-terre, comme dans En coulisses : « Je sais bien que les tableaux du sieur Degas ont quelque chose d’assez émoustillant, mais faut jamais oublier les odeurs de pied et la poussière en suspens qu’il y a là derrière, enfin je ne crois pas la trahir en précisant que Fernande n’aime faire ça que sous le drap et qu’en tant que pompier de l’Opéra j’ai ma dignité » ou comme dans ‘Travesti’ : « ‘Que le Seigneur me change en truie si ce ne sont point là des rejetons de Sodome !’ , s’était exclamée Mademoiselle du Pontet de Sous-Garde en se levant brusquement de sa chaise après le baiser à la Belle au bois dormant qu’avaient échangé sur scène le ravissant petit Renne et Vaillant Castor l’éphèbe au poil noir. »
    On s’amuse des conformismes et des jargons de certains milieux : « ...Après sa période Lichens et fibrilles, qui l’a propulsé au top du marché international, Bjorn Bjornsen a mené une longue réflexion, dans sa retraite de Samos, sur la ligne de fracture séparant la nature naturée de la nature naturante, et c’est durant cette ascèse de questionnement qu’est survenue l’Illumination dont procède la série radicale des Fragments d’ossuaire que nous présentons en exclusivité dans les jardins de la Fondation sponsorisé par la fameuse banque Lehman Brothers... » (Arte povera)
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    En passant, on récrit Proust façon XXIe siècle, comme dans Café littéraire – « C’est pas que les Verdurin soient pas à la coule : les Verdu c’est la vieille paire de la belle époque de Woodstock, leur juke-box contient encore du passable, style Jailhouse rock et autres Ruby Tuesday Amsterdam ou La mauvaise réputation, enfin tu vois quoi, mais tout ça est pourtant laminé sous l’effet des goûts du barman Charlus, fan de divas italiennes et de choeurs teutons. » – et on évoque Foucault – « Sa façon de feindre la domination sur les moins friqués de la grande banlieue, puis de renverser tout à coup le rapport et de trouver à chaque fois un nouveau symbole de soumission, nous a énormément amené au niveau des discussions de groupe, sans compter le pacson de ses royalties qu’il faisait verser par ses éditeurs à la cellule de solidarité. »
    Une suite d’hilarants jeux de rôles, superbement écrits, qu’on verrait bien joués sur scène, tant l’auteur sait capter et retranscrire en virtuose les sonorités du verbiage contemporain, avec ses mélancolies et ses ambiguïtés, aussi : « Le voyeur ne se reproche rien pour autant, il y a en lui trop de dépit, mais il se promet à l’instant que, demain soir, il reprendra la lecture à sa vieille locataire aveugle qui lui dit, comme ça, que de l’écouter lire la fait jouir » (Confusion)
    Vous êtes libre, ce soir ?
    Jean-Louis Kuffer. La Fée Valse. L'Aire, coll. Métaphores, Vevey, 2017.
    ©Ce texte a été copié/collé à sa source, à l'enseigne de Sergiobelluz.com. Sergio Belluz, 2017, le journal vagabond (2017)

  • Courage et choix

    Remarques sur le Journal de Gide

     

    par Ludwig Hohl

     

    (Traduit de l'allemand parAntonin Moeri)

     

    )

     

    D’aucuns ont trouvé qu’il était particulièrement difficile de parler de ce livre à cause de la diversité de ses formes; on pourrait certainement, et non moins légitimement, affirmer le contraire: la richesse, la variété de ses niveaux, la coexistence de lignes innombrables dans ce livre si peu hermétique nous permettent d’en parler très facilement... du moins de commencer. Chacun y trouve d’emblée quelque chose qui l’irrite ou lui convient, - il y a, dès le début et sans cesse, des entrées possibles. On n’est pas obligé, comme pour une oeuvre hermétique, d’étudier d’abord l’ensemble à fond pour parvenir ensuite au noyau secret et en parler à partir de là. Pas obligé? Tiens, et si ceux qui parlent de difficultés avaient raison; il faudrait traverser le fatras de

    détails pour rejoindre le centre caché et ce centre... serait introuvable. Ne le trouve-t-on pas? Pas au point de pouvoir le nommer; il faut d’abord le sentir. On ne peut assurément résumer les différentes lignes de force; la seule possibilité est de s’attacher à quelques détails ou de faire ressortir quelques lignes de cette multitude d’éléments. Mais: quelles lignes? Ou bien: on doit choisir celles qu’on veut montrer. (En effet, tout comme sur un plan où n’importe quelles lignes peuvent être tirées, un très grand nombre de possibilités s’offrent face à cette oeuvre constituée de milliers de détails n’ayant apparemment pas de liens entre eux). Voilà la grande question: quels détails seront en mesure d’approcher, pour en témoigner, ce centre obscur qu’on ne peut jamais nommer mais que nous devons sentir? Nous y parviendrons - - - - - - Il faut avoir du courage: le courage de choisir. - On devra effectivement sélectionner des détails, un petit nombre pour un très grand nombre, il n’y a pas d’autre solution: en fixant notre attention sur chaque détail, nous serions amené à écrire un livre aussi long: 1300 pages; pour quel résultat? Le courage de choisir.

    En inscrivant ces deux mots - courage et choix - ne sommes-nous pas déjà, là, au centre du monde de Gide, ne donnons-nous pas un nom à quelque chose d’essentiel? Ces deux mots indiquent exactement le lieu où l’héroïsme rejoint la pureté des formes, - la création artistique. Ce serait à vérifier chez tout véritable créateur. Mais avec quelle immense clarté se révèle ce processus chez Gide, avec quelle justesse il sait parler dans son journal de chacun de ces deux éléments! - Après une lecture attentive, on trouve cette phrase radicale sur ce que signifie le fait de se mesurer à des comportements ordinaires: «Pour que j’admire celui qui risque sa vie, je voudrais d’abord être convaincu qu’il y tienne». De Napoléon, il cite cette magnifique remarque qui

    trahit un coup d’oeil infaillible: «Le vrai courage, c’est celui de trois heures du matin», et il l’explique: Napoléon voulait parler d’un courage d’où toute griserie, toute vanité, toute émulation seraient exclues; un courage sans témoins, sans complices; un courage à froid et à jeun. - Après ces exemples de lucidité, nous ne serons pas étonnés que Gide commence ainsi sa plus belle page sur le sujet: «Il n’est pas de vertus humaines que je prise autant ou aussi peu, suivant les cas, que le courage».

    Il s’agit là du courage habituel, du courage somme toute humain. Qu’a-t-il à voir avec la création artistique, comment en suis-je arrivé à lier ces deux éléments (et ce n’est surtout pas par hasard que je les relie, comme si la chose venait de m’apparaître comme une expérience cocasse, mais je continue à soutenir l’idée que ce point de rencontre a un sens, qu’il est l’une des plus importantes portes d’entrée dans l’Art)? L’autre terme: «choix» réalise la combinaison. - Car ce courage particulier qui consiste - dans l’univers des formes, des comparaisons - des personnages ou même des mots - à opter pour un choix limité, des plus limités, à prendre uneimage parmi tant d’autres et à les abandonner, ces autres images, à les faire passer au second plan (ce qui n’est jamais facile), à en prendre une seule, celle qui prétend être la plus à même de dominer intérieurement les autres, de les remplacer telle une pointe qui se dresse, seule, pour tenir tout le choc, - c’est ce courage-là qui permet d’atteindre les sommets de l’Art! Ce genre de courage - appliqué soit au plus petit détail de la création soit à un domaine plus vaste - consiste à viser l’altitude la plus haute, il est autrement plus important que ce qu’on nomme talent - car le talent, selon le témoignage de nombreux grands créateurs, est beaucoup moins déterminant, beaucoup plus répandu que ces deux qualités: patience et courage; ce sont les piliers qui

    soutiennent la grande réalisation spirituelle: courage et patience! - Pour éclairer ce point, pour dévoiler ce composé de courage et de choix, il y a un passage dans le Journal que je voudrais citer en entier; plus d’un lecteur n’en a peut-être pas tenu compte, comme s’il s’agissait d’une réflexion faite en passant, d’une remarque certes appropriée mais tout de même un peu accessoire, - alors que, en tout état de cause, je tiens ce passage pour un des plus décisifs de ce livre de 1300 pages; il m’apparut tout simplement comme un de ses centres cachés; non seulement pour sa justesse de vue mais pour son immense et incalculable portée: portée qu’on pourrait dire symbolique.

    (Gide prend ses distances avec Amiel, dont le style hésitant et tatillon lui est proprement insupportable. Puis il cite un passage d’Amiel, dans lequel celui-ci explique pour quelle raison il utilise à la suite plusieurs synonymes, il critique ce passage et conclut:)

    «La touche unique n’est pas forcément preuve d’intrépidité; elle peut résulter aussi bien d’un consentement au sacrifice. Tout choix implique un sacrifice; et l’on ne dessine pas bien sans choisir»20.

    Chaque choix implique un sacrifice; et l’on ne dessine pas bien sans choisir. - Alors, sans doute, on ne dessine pas! On ne fait que reprendre, on ne fait qu’imiter: on ne crée rien. Et il ne s’agit pas seulement de dessin, ici, mais de mise en forme dans un sens beaucoup plus large, oui, dans un sens universel: toute vraie vie, toute valeur réelle ne s’obtient que par un choix intrépide. Goethe, à qui on ne saurait reprocher le moindre goût pour l’équivoque, le dit: «Bien des hommes papillonnent dans les généralités / Mais le plus noble se voue à la chose en soi». Une lumière est ici jetée sur l’accord entre

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    20 Hohl cite en français ce passage du Journal, page 705 dans l’édition de la Pléiade.

    la probité de ce que Gide écrit et la probité de sa vie, un accord qui n’est pas fortuit...

    Parmi d’autres échelles à trois niveaux qui me sont apparues dans le monde, j’ai découvert un jour celle-ci. Sur le premier niveau, le plus bas, j’ai discerné le plus grand nombre d’êtres humains, la masse des gens ordinaires; sans hésiter et dès le début, ils ont pris tel parti (même s’ils changent d’avis: ce qui arrive sans problème); leur appétit primitif et leur amour primitif les plongent sans autre dans l’agitation: une chose leur paraît ainsi et pas autrement; leurpoint de vue est le seul point de vue. On trouve au deuxième niveau les esprits plus subtils, ceux qui ont appris à voir; «halte!», dit un tel individu, «ce n’est pas simple»; il signale un autre aspect de l’affaire; il expose les motifs du parti adverse, il explique que, là aussi, il y a de la vie, des rapports de causalité, du bien-fondé: à lui les choses ne se présentent pas simplement mais dans leur diversité. Il patauge dans un grouillement et ne va jamais s’en sortir; il est incapable de prendre une décision (cette indécision a pourtant beaucoup plus de valeur que la détermination du premier niveau). Mais ce n’est pas tout. L’avocat s’est engagé pour une partie, le juge examine la diversité des opinions - or le juge le plus sage, le plus haut dans la hiérarchie, genre Salomon, après avoir envisagé tous les mobiles sans se laisser influencer par la moindre considération d’ordre matériel (rémunération, inclination personnelle), ce juge-là devra cependant prendre tel ou tel parti. Il y a un certain scrupule dans cette capacité à faire un choix; seul ce choix permet d’avancer (car envisager tous les aspects empêchera éternellement d’agir: rien ne se produira dans le monde, le monde s’arrêtera, oui: l’homme ne laissera subsister rien de réel). Cette faculté de choisir consiste donc à reconnaître la multiplicité des points de vue, à en détecter beaucoup; mais être capable de faire

    jaillir de cette diversité, au bon moment, ce qui est juste - même en s’opposant aux autres, à leur détriment et en toute responsabilité - , ce pouvoir diffuse un scrupule encore plus grand. Lorsque je développai cette pensée, lorsque j’envisageai la chose sous cet angle, je dus aussitôt songer à Gide, il surgit aussitôt dans mon esprit (malgré le fait que, à cette époque-là, je n’eusse plus rien lu de lui depuis des années). Une série de figures est à sa disposition; il n’est pas l’aveugle ne voyant pas la série et ne saisissant que la première venue parce qu’il pense que c’est la seule; il a examiné l’ensemble de loin, de près et de tous côtés: mais il sait également qu’un être humain ne peut avancer que sur unchemin et que seul ce cheminement a de la valeur. De manière apparemment naïve, spontanée - car on ne perçoit pas la douleur du choix, on ne la décèle pas dans l’acte même - il sortira de manière enfantine, voire divine, une des figures de la série. Voilà qui est le plus important. Ce qui se passe alors ne diffère pas de je ne sais quelle action ordinaire du premier niveau: mais le fait de choisir, ici, présentera tout autrement la temporalité, les conséquences. Il ne s’agit pas seulement d’une action; la réaction sommaire du premier niveau disparaît, tombe dans l’anonymat; or l’autre prise de décision dispensera par la suite une lumière qui brillera à travers les liens qu’elle aura établis dans le monde, elle donnera lieu à une surprenante conclusion, prouvant ainsi qu’elle devait prendre appui sur un grand savoir, et elle s’apparentera à ce visage que Karl Kraus évoque dans ses vers énigmatiques, visage «renvoyant une lumière qui ne l’éclaire jamais / Livré à un monde qu’il fait naître par enchantement».

    (1943-1947)

  • À peine un souffle sur l'eau bleue

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    A la Maison bleue, ce mercredi 14 juin. – 74 ans aujourd’hui, et qu’est-ce à dire : le masque et la déprime ?
    Tout le contraire : frais et léger comme l’aube de ce jour de juin aux doigts de rose. Cinquante fois plus présent et clairvoyant qu’à la vingtaine, moins égaré dans mon esseulement qu’à la trentaine, plus décidé et délié qu’à la quarantaine, plus obstiné et détaché qu’à la cinquantaine, plus indulgent et plus amusé qu'à la soixantaine, et chaque jour plus reconnaissant d’avoir passé par tous ces âges et ces avatars, chaque jour mieux fait à l’idée que tout passe…
    Reconnaissance alors à cela simplement qui est ce matin: le sourire d’L. ces jours toute fragile qui me dit qu’elle m’aime et le mien qui lui répond pareil au même, la présence de nos deux infantes et de leurs chevaliers servants, l'impatience de vivre de nos virevoltants chenapans - l'émouvance de nos vivants aimés et de nos chers défuntés...
    A peine un souffle sur l’eau bleue et ce fut, ce sera notre vie...

  • À peine un accroc dans le ciel

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    « On n’est pas sérieux quand on a dix-sept ans » (Rimbaud)
     
    (Au petit noyé du 11 juin, devant la statue de Freddy Mercury)
     
    Tout à coup la nuit s’est remplie
    de ta stupeur muette
    à l’a-pic de lumière en vrille,
    le froid te montant à la tête
    et comme au cou ce noir caillou
    t’empêchant de crier...
     
    Mais là-haut ce sont les appels
    que tu n’entendras plus
    des vivants soudain affolés
    et déjà comme figés ,
    par un mauvais pressentiment...
     
    Car te voici là, repêché,
    lamentable gisant
    sur lequel pour le ranimer
    les soignants se font suppliants:
    s’il te plaît, on se réveille
    Monsieur le Japonais,
    ce n’est pas l’heure encore
    de céder au dernier sommeil...
     
    À peine un accroc dans l’eau claire,
    comme un éclair livide
    sous le soleil indifférent,
    tu as sombré, limpide,
    à l’âge ou l’on aimerait vivre
    à l’unisson de la lumière ...
     
    Et les voici sans voix
    ceux pour qui tu n’es plus en somme
    qu’un reflet d’océan
    apparu le temps d'un instant
    et bientôt disparu
    dans l'insondable flot -
    à peine le temps d'un sanglot...
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Ainsi va toute beauté sur terre

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    À propos de Migrations de Milos Tsernianski.
     
    Première traduction de ce chef-d'œuvre de la littérature serbe : 850 pages d' un lyrisme et d' une richesse incomparables. Le roman de l' exil, de la fidélité, de l' espoir et de la mélancolie. Reportage en Serbie avec Vladimir Dimitrijevic, en 1987.
     
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    Il émane de ce livre une lumière la fois intime et cosmique, chaleureuse et spiritualisée, comme d’une icône orthodoxe. Mais c’est également un poème épique de chair et une fresque romanesque pétrie de chair et de sang que Migrations, de Milos Tsernianski, constituée de deux parties publiées respectivement en 1929 et en 1963 : la chronique des tribulations du peuple serbe au milieu du XVIIIe siècle ou, plus précisément, l’évocation d’un exode massif en Russie auquel participa la tribu des Issakovitch, dont les figures inoubliables se dressent au premier plan plan de la narration.
     
    En outre, outre, par-delà le seul destin des des Serbes, c’est par excellence le roman du déracinement et de la fidélité, de l’errance et de la nostalgie de ceux qui ont été arrachés à leur mère patrie ou des mélancoliques en exil dans ce monde, qui tous aspirent à quelque terre promise. Or, ce qui c’est distingue premièrement ce roman, c’est son aura, l’empreinte très pure qu’il laisse au cœur, et sa profonde beauté. Sans doute y a-t-il, la littérature, des romans plus géniaux, plus novateurs ou plus éblouissants dans telle ou telle de leurs parties. Mais la beauté de Migrations nous paraît sans égale, qui ne comble pas, au reste la seule exigence esthétique. De fait, le sentiment de plénitude que nous éprouvons à la lecture de chef- d’œuvre procède à la fois de sa sensualité terrienne et de ses résonances affectives, où le détail le plus minutieusement observé s’intègre dans l’ensemble comme la pierre scintillante d’une immense mosaïque en mouvement - et de la mélancolie qui l’imprègne, de l’extraordinaire plasticité de sa langue. Et de sa symbolique spirituelle. Il y a, dans Migrations, un alliage subtil et rare d’éléments opposés qui se confrontent et se complètent à la fois. C’est ainsi que se mêlent l’épique et le poétique, la vérité du chroniqueur et celle du romancier, le froid de l’Univers et le chaud des intimités, les séductions enivrantes et les aspirations inaltérables, la chevauchée des héros et la patience vigilante des mères et des épouses, la gloire des empires et le sacrifice des minorités, l’innocence des purs et la duplicité des malins, le temps des vivants et celui des morts - et c’est à ce jeu de tensions et d’équilibres que ressortit la beauté de Migrations, ressaisie de par l’énergie transfiguratrice de la poésie.
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    Beauté barbare d’un départ à la guerre : et c’est le formidable première scène du premier livre, où l’on voit le commandant Vouk Issakovitch, sabreur vieillissant sous ses dehors d’auroch, s’arracher à l’étreinte et aux soupirs de sa jeune femme afin de rejoindre son régiment dans les brouillards fantomatiques de l’aube danubienne. Beauté fatale de Daphina, séduisante en ses atours de princesse gitane, mais humiliée par Vouk, et se consolant, pour leur malheur à tous, dans les bras du disgracieux Archange, son beau-frère le négociant. Beauté terrible de la guerre à la veille des batailles ou dans l’hallucination du combat. Beauté même de ces visions de néant : « Ils ont vagabondé comme des mouches sans tête, ils ont mangé, ils ont bu, ils ont dormi pour, finalement, enjambant le vide, courir à grands pas vers la mort, selon le bon vouloir et pour le compte des autres ». Et déjà le rêve d’une terre plus accueillante illumine la fin de ce premier livre, et quelle promesse de beauté c’est encore…
     
    Beauté de la créature. avec ses qualités individuelles et ses ombres aussi. Beauté des femmes de Migrations, de l’amante enjôleuse à celle qu’on n’a pas su aimer, ou à cette autre demeurant inatteignable.Unknown-17.jpeg 
     
    Beauté plus fruste des Issakovitch. de Et voici l’irradiante figure de Pavle dont l’éclat, resplendissant tout au long du deuxième et du troisième livre, n’est jamais entamé, mais au contraire humanisée par les termes mordants que lui valent son allure et ses attitudes. Combien nous l’aimons ainsi, cet échalas plein d’orgueil, ce paon ombrageux, cet ours perdant tous ses moyens devant les femmes mais narguant les puissants de ce monde, et combien nous aimons, aussi, la candeur mal dégrossie de ses trois cousins : Petar le jeune faraud, Yourat le bon vivant et Trifoun le simple en proie au démon de midi. Beauté de ces soudards au bon cœur, sanglés dans leurs uniformes de poupées rococo, floués plus souvent qu’à leur tour et qui mourront pour la gloire d’empires ingrats, sans sépultures connues. Et miracle cependant que tout cet arroi de joies et de peines s’élève et converge dans la lumière au lieu de se disperser en cendres sous le ciel rampant de l’amertume et du ressentiment. protagonistes Migrations, se d’archives perdre dans la poussière des bilans évoquant les généalogies légendaires de l’Ancien Testament Morts. Mais ou leurs de visages quelque Livre restent des nous et, de même que la langue serbe aura ensemencé la terre russe de ses graines verbales, le nom des Issakovitch nous tiendra lieu désormais de signe de reconnaissance. Beauté de tant de souvenirs comme incorporés notre mémoire. fut le grand cercle parcouru par Vouk Issakovitch durant sa dernière campagne, du printemps 1744 à l'été 1745. Souvenir d’une sorte de cauchemar éveillé, jusqu’en Lorraine, avant que Vouk ne ramène ses braves dans leurs masures de Tserna Bara. Et, pendant ce temps, ce fut la mort de Daphina. Ce fut ensuite, dix ans plus tard, la migration des Issakovitch entraînés par Pavle, fils adoptif de Vouk, accomplissant le rêve que nourrissait celui-ci de fonder une Nouvelle Serbie par-delà les Car- pates. Souvenir du défi de Pavle, se dressant contre l’émissaire de Vienne chargé de de signifier aux Serbes la volonté l’impératrice de les établir comme sujets paysans et de les sépultures connues. Et miracle cependant que tout cet arroi de joies et de peines s’élève et converge dans la lumière au lieu de se disperser en cendres sous le ciel rampant de l’amertume et du ressentiment. Il est vrai que, après les avoir finalement accompagnés les et aimés, nous verrons les protagonistes perdre dans la poussière des bilans d’archives évoquant les généalogies légendaires de l’Ancien Testament ou de quelque Livr des Morts. Mais leurs visages nous resten et, de même que la langue serbe aura sensemencé la terre russes de ses graines verbales,, le nom des isskovitch nous riendra lieu dlsormais de signe de reconnaissance,m Beauté de tant de souvenirs comme incorporés à notre propre mémoire…
    Ce fut le grand cercle parcouru par Vouk issakovitch durant sa dernière ca,mpagne du printemps 1744 à l’été 1745. Souvenir d0une sorte de cauchemar éveillé , jusqu’en Lorraine, aavnt que Vouk ne ramène ses braves dans leurs masures de Tserna Bara. Et pendant ce temps, ce fut lamort de Daphnia. Ce fut ensuite, dix ans plus tard, la migration des Issakovitch, entra’inés par Pavle, fils adoèptif de Vouk, accomplissant le rêve de celui-ci de fonder une Nouvelle serbie par delà les C. Souvenir du défi de Pavle, se dressant contre l’émissaire de Vienne chargé de signifier aux Serbes la volonté de l’impératrice de les établir comme paysans et de les convertir au catholicisme, arpates. convertir dans au la catholicisme. Sur quoi ce fut, dans la prison où Pavle s’en alla croupir, l’apparition en songe de sa jeune femme morte en couches et dont il découvrit soudain qu0il n’avait jamais su l’aimer de son vivant. Souvenir de cette révélation, et de la fuite de Pavle sur chevaux fous. Ce fut tout ce que Pavle raconterait plus tard aux siens ses tractations à Vienne, dans un monde futile et corrompu, les missions dont le chargea l’ambassa-deur de Russie et la suite de ses démarches à Tokay. Ce fut aussi ce qu’il tairait à sa tribu ses amours ancillaires et sa rencontre d’une certaine Eudôxie aux charmes évoquant Rubens. Souvenir, aussi, de la Monténégrine aux yeux verts rencontrée dans un lazaret et qu’il ne retrouva que pour la perdre à jamais. Et du côté de la tribu, pendant ce temps-là, ce furent des chamailleries à n’en plus finir. Enfin, ce fut la migration, le passage des Carpates dans une féerie automnale faire à chanter une pierre, et ce fut l’hiver, Pavle cinglant sur Kiev en traîneau, et l’inimaginable printemps de Russie et là-bas, dans la mer infinie où s’était déversé le fleuve des Serbes, ce furent d’autres humiliations, d’autres désillusions et le rêve probable, un jour, d’autres migrations…
     
    Milos Tsernianski (Crnjanski) Migrations. Editions L’Age d’Homme/Julliard, 1986. Traduit du serbo-croate par Vélimir Popovic. Introduction de Nikola Milosevic.
     
     
    Sur les traces des Issakovitch
     
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    De la colline surplombant la petite ville de Verchats, la frontière roumaine du Banat yougoslave, nous découvrons une vaste plaine qui se perd dans les brumes d’automne. Â moins d’une journée de cheval, au nord, se trouve Temichvar, l’ancienne Timisoàra, la petite Vienne d’où partirent les Issakovitch. Mais nous ne verrons pas les acacias qui frémissaient sur la mahala, le quartier turc de jadis. En revanche, nous étions hier sous les acacias des bords de la Drina aux galets multicolores. Et là, nous avons rencontré le dernier des Issakovitch, la soixantaine recuite et l’air matois, en jeans...
    Le même jour, du côté de Tserna Bara, le camarade-président du Parti local recevait, l’œil fuyant sous l’effigie de Tito, l’apatride Vladimir Dimitrijevic, ennemi du peuple de naissance, exilé notoire et néanmoins éditeur de la première traduction française de Migrations,. Or, d’une tournée de raki l’autre, de tel jardin merveilleux au club des écrivains de Belgrade où surgit tout coup la figure fellinienne du cinéaste Alexandre Petrovic nous annonçant le prochain tournage de Migrations, en coproduction yougoslave, ou des hauteurs de la Fruska Gora, chère à Trifoun Issakovitch, au monastère de Studenitsa, haut lieu des origines de la nation et de la culture serbes, nous pensions à cet immense brassage de sang et de larmes, et d’espoir et de foi, qui amarqué cette terre meurtrie, dépecée et recousue, envahie et reconquise. Et tout l’heure, assistant la rencontre de notre ami l’éditeur et de l’évêque du Banat en son petit palais austro-hongrois un personnage imposant, en dépit de sa jeunesse, aux yeux de mystique et connu dans tout le pays pour son intelligence et ses terribles exigences en matière de desserts nous ne pouvions qu’associer, l’alliance de ces deux regards frères, celui de cet autre exilé que fut Milos Tsernianski, qui écrivit une partie de son chef-d’œuvre Londres et mourut de tristesse Belgrade, en 1977. À charge pour nous de témoigner à notre tour, à ces hommes de courage et de cœur, notre reconnaissance. (JLK)

  • Le coup de dé de Kleist

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    À propos de Michael Kohlhaas.
    par Ludwig Hohl
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    (Texte inédit en français, traduit de l'allemand par Antonin Moeri)
     
    Michael Kohlhaas: Un chef-d’oeuvre unique pour son époque et, peut-être, pour toutes les époques; une perfection sur tous les plans: sens du récit, fil conducteur, style, audacieuses trouvailles de détails. Des détails qui ne brisent ni n’affaiblissent à aucun moment la ligne narrative mais confèrent à telle ou telle partie un intense et flamboyant rayonnement. (Quel lecteur de cette histoire oublierait les deux chevaux noirs? Ils sont pourtant présentés en peu de mots. Et la scène dans laquelle Kohlhaas pousse le valet en le rossant du plat de son épée pour qu’il aille délivrer les chevaux du hangar en feu? Ou les deux pleines pages relatant l’attaque du château de Tronka; «l’ange du Jugement dernier fondit du ciel». Quel lecteur n’exploserait pas de colère et de dégoût face à ce qui se passe dans ce château et face au baron en personne, comme si on lui avait fait subir les ignominies à lui, le lecteur?) Une oeuvre d’un exceptionnel degré de dureté; elle pourrait nous faire penser à un morceau de granit gris: à cause de son incomparable dureté résistant à tout et parce que, tel le diamant, il scintille de tous côtés. On pourrait en même temps la comparer à Bach ou à des oeuvres de l’Antiquité; l’impassibilité, l’absence de sentimentalité et la rigueur de la voix font songer à Bach; ainsi que la construction sur le modèle de la fugue (quand Kohlhaas, à la fin, avale la lettre, reprenant à nouveau et en miniature l’idée de la totalité...); à des oeuvres de l’Antiquité, certes pas à celles de la splendeur et de la jubilation débordante, mais aux oeuvres héroïques mettant en scène la grandeur surhumaine d’une action humaine. Kohlhaas n’est-il pas un des plus grands personnages que nous connaissions? Son sens aigu de la justice peut le conduire à tout, à n’importe quelle extrémité: et il meurt en paix avec l’éternité et avec le temps; il a trouvé en lui-même un équilibre qui touche au divin.
    On raconte ici et là qu’avec son Robert Guiskard, dont nous ne possédons qu’un petit fragment, Kleist aurait voulu créer une oeuvre qui fusionnât grandeur antique et grandeur moderne; avec Michael Kohlhaas, il a réalisé son désir.
    Penthésilée, une oeuvre non moins puissante, qui n’a cependant pas la même perfection, la même unité. Je crois que Goethe ne fut pas le seul, devant la scène où Penthésilée s’avance avec des éléphants, un char de combat armé de faux et des chiens pour déchiqueter méticuleusement son bien-aimé, à ne pouvoir se départir d’un sentiment de malaise; si l’événement insoutenable est indubitablement à sa place dans la construction, il n’en reste pas moins, pour nous, l’impression d’une exagération confinant au manque de goût et même, d’une certaine manière, au manque de justesse (ces séquences sont trop systématiques, trop longues). Et à part ça, un autre passage donne la sensation d’une certaine lourdeur, de traîner en longueur. Ce que Kleist dit de Penthésilée n’en reste pas
    moins vrai: «J’y ai mis le plus profond de moi-même... à la fois toute la souffrance et le splendeur de mon âme». Les beautés, les moments tragiques dominent largement, et de façon incomparable.
    Aucun personnage n’a permis à Kleist de s’exprimer aussi sûrement. (On pourrait remarquer que cela devait se réaliser dans un personnage féminin). Les principaux traits de caractère sont communs aux deux: force indomptable, don de soi; et une impatience folle, foudroyante («Maudit soit le coeur qui ne peut se modérer!» Et porsque, après sa mort, on dit de Penthésilée: «C’est un bonheur pour elle! Car elle ne pouvait rester plus longtemps parmi nous», cela rappelle tellement la célèbre phrase que Kleist écrivit à sa soeur le matin avant sa mort: «La vérité est que je n’avais plus rien à gagner sur cette terre»).
    Que Kleist soit Penthésilée - dans la mesure où l’on pourrait prétendre qu’un personnage imaginé par un vrai poète fût l’auteur lui-même - , plus personne ne pourrait en douter; mais qui est, alors, Achille? J’ai cru sentir une étrange incertitude dans la mise en scène de ce personnage; aussi bien motivées que soient certaines de ses réactions, je ne parviens pas à le comprendre tout-à-fait. Ce n’est pas du tout incompréhensible: la transposition va trop loin. Car Achille n’était pas n’importe qui pour Kleist, il était le monde. C’est le monde avec lequel il ne voulait pas se réconcilier prématurément, qu’il ne voulait pas laisser venir à lui mais qu’il voulait vaincre dans un élan de fureur.
    On a souvent cité ces vers pour Kleist lui-même:
    Le plus haut que l’homme puisse atteindre,
    Je l’ai accompli - en tentant l’impossible - J’ai tout misé sur un coup;
    Le dé décide, il roule puis s’arrête:
    Je dois enfin comprendre - que j’ai échoué.
    Il voulait certainement dire qu’il avait perdu. Mais nous, pouvons-nous partager cet avis? Les oeuvres sont là; un homme capable de créer Michael Kohlhaas, à côté de tout le reste, n’a pas échoué. Qu’on lise Les Fiancés de Saint- Domingue. Qu’il soit jeune ou vieux, cultivé ou non, celui que cette histoire ne bouleverse pas, Dieu devrait le prendre en pitié. Mais celui qui possède une culture artistique, plus il l’analysera, plus il admirera l’implacable pouvoir d’une langue qui n’appartient qu’à Kleist, plus il admirera la fluidité d’une construction où rien, pas la moindre petite pierre, n’est de trop (car seule la justesse peut conférer la force - ce à quoi il aspire et ce qu’il érige a les justes proportions d’un temple grec dressé devant un ciel bleu - ), plus il admirera la pureté ivoirine des transitions. Toutes les nouvelles de Kleist sont parfaites sur le plan formel, les deux plus belles étant Michael Kohlhaas et Les Fiancés de Saint-Domingue; mais celle-là surpasse celle- ci grâce à l’immense richesse de son thème, la dimension spirituelle, qui la place au rang des plus grandes nouvelles de la littérature mondiale - je pense à La Mort d’Ivan Illitch de Tolstoï, à La Fin de la Jalousie de Proust, ou même à L’Homme au cheval blanc de Storm. - Que l’auteur dramatique Kleist ait été, par bien des aspects, rapproché de Shakespeare comme aucun autre, on l’a parfois prétendu et cela ne me semble pas exagéré. «La Cruche cassée» est une très bonne comédie, impeccable et délectable sur le plan artistique, mais avec laquelle on ne sait vraiment pas quoi faire; l’autre comédie, Amphitryon, est grandiose - l’oeuvre dramatique de Kleist la plus réussie, à part Penthésilée et la merveilleuse Petite Catherine de Heilbronn.
    Qu’il ait fait naufrage ne nous semble pas important; ou alors important dans un sens tout différent; c’eût été tragique, et non pas lamentable ou triste, qu’il n’ait pas pu écrire ses oeuvres -. Quand le monde va-t-il enfin comprendre que la dimension tragique n’est pas un petit plus mais la bride insécable, la condition pour créer? Que l’aléatoire et l’inattendu ne caractérisent en rien la vie d’un Kleist, d’un Nietzsche, d’un Hölderlin ou d’un Michel-Ange - et de presque tous les autres - , mais plutôt la grandeur et la «joie» - une joie qui n’est d’ailleurs qu’apparente - . L’existence d’un Goethe? Hebbel s’est suffisamment moqué de la dimension tragique qui, dans la représentation de certains, ne devrait pas l’être; il aimerait enfin savoir ce que ces gens entendent par réconciliation tragique, écrivait-il en ricanant: Que tout aille bien? La réconciliation n’advient qu’après, à la suite du naufrage, peut- être même pendant le naufrage, mais pour l’artiste elle s’accomplit dans l’oeuvre.
    Les vers cités ne sont pas les derniers de Penthésilée. Ceux que prononce l’amie la plus fidèle au sujet de Penthésilée morte, pourquoi ne les a-t-on pas utilisés comme étant les plus à même de décrire Kleist:
    Elle a sombré parce qu’elle grandissait
    avec fierté et vigueur!
    Le chêne mort se dresse dans la tempête,
    Alors que le chêne prospère, elle le fait violemment tomber,
    Ayant pu atteindre sa couronne.
    Il s’en alla en grande paix, beaucoup plus à la manière des célèbres Romains qu’à la manière d’un désespéré ou d’un banni («Que le ciel t’accorde une mort qui ne fût qu’à moitié
    aussi joyeuse et ineffablement gaie que la mienne», lit-on dans la lettre déjà mentionnée). Il était, outre et malgré toute la monstruosité de sa vie, de son tempérament, beaucoup plus sage que n’ont bien voulu le croire tant de critiques littéraires qui, au lieu de lire et surtout de comprendre ses oeuvres, ont toujours préféré revenir obsessionnellement sur sa vie. On trouve déjà dans son premier drame une variante des vers que je viens de citer, mais avec un ajout lourd de sens:
     
    ... bien sûr Certains sombrent parce qu’ils sont forts:
    Car le chêne malade, mort se dresse
    Contre la tempête qui fait tomber le chêne florissant,
    Ayant pu atteindre sa couronne.
    - L’homme ne doit pas endurer tous les coups,
    Et celui que Dieu désigne, me dis-je, celui-là a le droit de
    sombrer,
    - et de soupirer. Car l’égalité d’humeur n’est la vertu
    Que des athlètes. Nous, nous les êtres humains ne tombons pas
    Pour de l’argent ni pour le spectacle.
    - Or Nous devrions constamment nous relever, Fiers du regard porté sur nous...
    Fier du regard porté sur lui, Kleist ne s’est-il pas relevé?
    (1941)

  • Le noir de Michael Connelly renvoie aux couleurs de la vie

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    Avec ses Séquences mortelles, le maître californien du thriller d’investigation aborde  les thèmes très actuels de l’industrialisation et du trafic illicite des tests d’ADN,  entre autres méfaits de prédateurs sexuels en réseaux sur le Darknet. Effrayant et captivant à la fois…

    C’est un étrange paradoxe qui fait que, parfois, ce soit dans le plus noir que nous trouvions le réactif à un moment de déprime, j’entends : dans la littérature la plus noire; et je me rappelle alors  tel soir de blues juvénile où j’étais prêt à me jeter au lac, dont quelques pages des Nuits difficiles de Dino Buzzati me firent soudain rebondir, ou telle descente aux enfers à la lecture de J’étais Dora Suarez de Robin Cook d’un effet tonique non moins inattendu, comme m’ont revigoré les nouvelles insoutenables du recueil Catastrophes de Patricia Highsmith, juste avant de la rencontrer dans sa maison de sorcière des bords de la Maggia où elle m’avoua qu’elle avait renoncé à la télé par crainte du sang, elle qui ne portait pas non plus le «polar» en haute estime – autre paradoxe !

    Or je me demande à l’instant, après avoir été scotché par la lecture du dernier thriller de Michael Connelley où surabondent les turpitudes humaines, à quoi tient ce goût pour le noir chez quelqu’un d’aussi naturellement optimiste voire débonnaire que je le suis  ? Est-ce un penchant morbide ? Nullement. Une façon de cynisme ou de délectation maussade ? Pas non plus. Non : je crois que c’est une histoire d’enfance. Cela tient sans doute au besoin de l’enfant d’entendre, à l’orée de la forêt de sa nuit, d’affreux contes qui lui permettent d’apprivoiser les présences mauvaises qui rôdent alentour : Cependan il n’y a pas que ça : il y a aussi le fait que le noir exprime les choses telles qu’elles sont, les causes et les conséquences.

    L’esprit de conséquence des enfants

    Les enfants ne vous laissent aucune chance lorsque vous leur racontez des histoires: ils sont conséquents. Mais  ils peuvent l’être à la fois en victimes virtuelles et en bourreaux réels, comme le sont les enfants du Rat de Venise de Patricia Highsmith, qui ne peuvent même pas imaginer les conséquences du fait qu’ils aient crevé un œil et coupé deux pattes à un rat passant par là dans la mesure où ils pensent déjà comme des adultes.

    Or Patricia Highsmith, qu’on croit si cruelle mais qui a peur du sang à la télé, réagit en enfant conséquent quand elle se met à la place du rat vénitien martyrisé par un groupe d’enfants, et fait réagir le rat en rat, qui mange donc au passage la moitié du visage d’un joli poupon simplement du fait que celui-ci dégage la même odeur humaine que ses bourreaux. C'est comme ça: le monde est comme ça. L’enfant, comme l’animal sauvage en constante alerte de défense, est réaliste, et c’est pour exorciser  sa peur qu’il aime les contes effrayants et en redemande, comme il apprécie les histoires de justiciers à proportion de son  goût pour la justice; et tels sont me semble-t-il, des auteurs tels que Patricia Highsmith et Michael Connelly, dont le réalisme se fonde sur l’effroi que suscite le sang et la violence, la révolte contre l’injustice et la compassion pour les victimes. Ceci dit pour distinguer, aussi, les auteurs «noirs» aussi conséquents que des enfants par rapport aux réalités de la violence et de l’injustice, de ceux qui, par complaisance morbide ou cynique recherche du lucre et de la gloire, flattent nos plus bas instincts en noircissant gratuitement la réalité.

    L’enfer de la cité des Anges

    D’aucuns estiment aujourd’hui (et d’aucunes, pour le dire en bonne équité inclusive) que l’Internet est un enfer et le journalisme un métier de putes. Ces préjugés aident à supporter la réalité en se la masquant, mais sont moins intéressants que celle-ci, Internet et «journaleux» compris. Les lectrices (et lecteurs, puisque certains mecs lisent aussi un peu) de la trentaine de livres de Michael Connelly, journaliste d’investigation passé au roman dans le foulée d’un James Ellroy, ont exploré, grâce à l’inspecteur Hieronymus Bosch (Harry pour les dames), toutes les strates d’un conglomérat urbain de quelque 10 millions d’âmes multipliées, comme en miroir, par le truchement numérique d’Internet. Tous les milieux de la nébuleuse sociale de Los Angeles leur sont ainsi devenus familiers, autant que les lieux géolocalisés par les noms de Mulholland Drive ou de la Valley, d’Echo Park ou du Civic Center, entre mille autres sites soleilleux ou sordides, et mille personnages bien silhouettés, mille situations renvoyant à mille dossiers de crimes résolus ou en attente de l’être; et l’on circule dans ce dédale en retrouvant parfois de « vieilles connaissances » comme il en va dans ces Séquences mortelles qui renvoient au mémorable Poète alors que Bosch s’est retiré et que le journaliste Jack McEvoy reprend du service au double titre de correspondant d’un site internet de défense des consommateurs et, soudain impliqué dans un crime dont il est accusé, d’enquêteur de plus en plus engagé.

    De l’implication à l’explication

    En quoi le romancier se distingue-t-il du journaliste ? Disons en gros que celui-ci pratique une certaine technique, tandis que celui-là tend à un certain art. Sans placer forcément l’un plus haut que l’autre, l’on pourrait dire que le premier est plutôt dans l’implication subjective, quitte à donner raison à tous ses personnages, et le second dans l’explication objective, sans exclure la plus large compréhension. Or Michael Connelly, romancier «balzacien», participe des deux espèces, sans avoir certes le génie universel de l’auteur d’Illusions perdues (je cite ce titre parce que je suis en train de relire ce roman prodigieux éclairant, notamment, la naissance du journalisme contemporain,  et en juge donc « sur pièces ») mais avec une curiosité non moindre  et une intelligence de la société actuelle qui nous a éclairés sur les névroses collectives et les psychoses individuelles de celle-ci, où la technologie de pointe va de pair avec les «vieux démons» de notre espèce et l’ambivalence du progrès - ainsi des nouveaux « outils » de l’Internet et du test ADN apparaissant, dans Séquences mortelles,  sous leur double aspect positif et négatif. 

    Côté «vieux démons», Michael Connelly s’est livré, romancier,  à une sorte de « copy cat » du drame vécu par son pair Ellroy (jamais remis du meurtre de sa mère), en imaginant le même traumatisme vécu par Harry Bosch, tandis que le journaliste amorçait son immense enquête sur tous les aspects de la criminalité, de la justice en fonction, de la corruption, de la misère sociale ou morale, des faux semblants hollywoodiens ou de la prostitution banalisée sur Internet qui alimente une industrie pornographique des plus juteuses en cette galaxie urbaine à réseaux mondiaux, etc.

    Dans Séquences mortelles, les multiples observations accumulées par Connelly sur les utilisations frauduleuses de la technologie aboutissent à une forme de criminalité particulièrement sophistiquée, qui joue sur l’utilisation des réseaux sociaux et l’accès facilité aux tests ADN répondant à une nouvelle demande « sociétale » de curiosité généalogique intensive.

    Comme chacune et chacun l’a constaté au fil des enquêtes de l’inspecteur Bosch, les analyses d’ADN ont représenté, lors des dernières décennies, un apport majeur dans l’élucidation des enquêtes policières, permettant de conclure des affaires non résolues. Mais ce qu’on découvre ici, qui profite d’une zone grise du point de vue légal,  c’est un trafic de données hautement confidentielles lié à un profilage numérique de «proies», qui permettent à des prédateurs sexuels, voire à de tueurs, de tendre des pièges via Internet.

    Plus précisément, en l’occurrence, un biologiste misogyne et un hacker s’associent pour livrer des femmes à la vindicte d’un nouveau groupe social d’ «incels» - célibataires involontaires dont les déboires sexuels alimentent leur haine du sexe dit faible – en se servant de leur accès aux laboratoires d’analyses, divulguant ensuite leurs listes de « cibles » par le truchement d’un site du Darknet auquel accède un tueur en série connu sous le pseudo d’Écorcheur… Les premiers opposent, à l’hashtag Metoo, celui d’Ellesleméritaient, et le second, figure démoniaque et sans nom, est pour ainsi dire «agi»par son instinct vengeur de probable enfant maltraité, à l’image du rapace du même nom qui tord le cou de ses proies d’une façon analogue.

    Si l’aspect documentaire de ces Séquences mortelles vaut déjà le détour, c’est une autre composante, à la fois très noire et très chargée du point de vue des affects d’empathie, qui nous captive ici comme dans la plupart des romans de Michael Connelly, avec un protagoniste qui lui ressemble comme un frère, journaliste-romancier passant finalement du laptop au podcast, donc très «en phase » avec son époque comme voudrait l’être, n’est-ce pas, le média indocile BPLT…            

    Michael Connelly, Séquences mortelles. Traduit de l’anglais (USA) par Robert Pépin. Calmann-Lévy / Noir, 432p. 2021.

    Patricia Highsmith, Le rat de Venise, Catastrophes et autres titres, Chez Calmann-Lévy et au Livre de poche.

     

  • Le roman en miroir

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    À propos de Jette ton pain d’Alice Rivaz



    Très lente remémoration du vécu par l’écrit, qui fait songer à Tchekhov pour l’émotion et à Proust pour la façon d’adhérer au flux du temps au gré de longues phrases tout en méandres et en retours amont, le dernier roman d'Alice Rivaz, Jette ton pain, réserve au lecteur un véritable envoûtement, tenant à la fois à la musique du texte, parfaite sublimation d’une lancinante souffrance, et à la densité existentielle de son contenu.

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    « On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part », écrivait Tchekhov à Maxime Gorki vers la fin de sa vie. À ces  mots font écho ceux que cite Alice Rivaz en exergue de la deuxième partie de Jette ton pain, tiré du journal d’Eugène Dabit : « Au fur et a mesure qu’on avance dans la vie, le chemin se rétrécit, il n’en est plus qu’un : le sien, sans qu’il soit possible d’aller à droite ou à gauche ».

    Or ces deux thèmes de l’implacable resserrement d’une destinée et du recours à l’écriture pressenti comme vital, constituent précisément les deux courants de fond de l’ouvrage.

    Tout le livre se donne comme un prélude aux écrits à venir de Christine Grave, qui n’accède qu’à la dernière page à la liberté de réaliser enfin son rêve lancinant, à l’accomplissement d’une sourde nécessité («car, après moisson finie, blé vanné et engrangé, vient le moment de moudre le grain, puis de pétrir et cuire son pain, quitte a jeter « ce pain sur la surface des eaux », selon la parole de la Bible si belle et si énigmatique»).

     

    Cela étant, le présent récit se développe lui-même bien au-delà de l’expérience morcelée de la protagoniste, dans le temps « pur » de la création littéraire, à égale distance entre la trop froide objectivité et la complaisance intimiste – d’où ce mélange de netteté dans l’analyse et de flou poétique, de lucidité et de tendresse, qui est d’ailleurs le propre d’Alice Rivaz.

    De la même façon, l’auteure de La paix des ruches, de Comptez vos jours ou de L’alphabet du matin, ne fait que reprendre des thèmes maintes fois traités –mais n’est-ce pas le lot de tout écrivain cherchant dans l’écriture une réponse aux quelques questions insoluble que lui pose l’existence ?

    Le poids des bons sentiments

    Comme la lecture de Mars de Fritz Zorn à pu nous le rappeler tout récemment, il est des apparences, dans la société propre-en-ordre que nous connaissons, dont le moins qu’on puisse dire et qu’elles sont trompeuses. À cet égard, l’une des observations les plus perspicaces de Zorn nous montre comment, à l’enseigne des bons sentiments, s’exerce parfois une insidieuse tyrannie dont certains individus feront les frais. Ainsi, dans son cas, le conformisme étroitement borné de ses parents – de riche bourgeois zurichois, notons-le pour mémoire – se présente-t-il sous les dehors de l’harmonie la plus souriante. Si l’on dit bonjour à tout le monde dans le quartier, ce n’est pas par cordialité, mais parce que de l’omettre serait mal jugé. De même se montre-t-on de temps à autre à l’église, dont on n’aurait pas l’idée de critiquer l’institution, alors qu’on ne croit pas le moins du monde en Dieu, ou encore se contente-t-on de taxer de « compliquées » toutes les choses qui risqueraient de faire réfléchir ou plus précisément de rompre la belle ordonnance de telle enclave angélique.

    Pour ce qui concerne Christine Grave, il en va certes tout autrement. Contrairement à Froitz Zorn, elle a toujours senti, toujours aimé à sa façon. Même si son père, le Dr Grave, ne voit en le piano qu’un « art d’agrément », autant dire un caprice, elle a conscience de ce que représente vraiment, pour elle, la musique. Parallèlement, en dépit des recommandations de sa mère, qui la pousse à devenir l’épouse de tel jeune homme bien-sous-tous-rapports dont elle est aimée, s’obstine-t-elle, parce qu’elle ne le lui rend pas, à n’en faire qu’à sa tête et selon son cœur, quitte à en souffrir la première.

    Néanmoins, c’est également par les bons sentiments  – et sans doute fondés sur une véritable générosité, en tout cas sur une conception plus sincère de la charité que ce n’est le cas dans le milieu de Zorn – qu’elle se fait « piéger ». Il est vrai qu’elle y contribue notablement, à la fois par manque de caractère et parce qu’elle craint de faire de la peine à des êtres qu’elle aime. Toujours est-il que les années passent, qui ne connaissent, elles, aucune pitié. Or, que reste-t-il de ce qu’elle a vécu ? Cela ne se résume-t-il qu’aux angoisses qui l’arrachent prématurément à la paix du sommeil, une nuit après l’autre ? Et les petits carnets qu’elle tient jalousement serrés dans un coffre ne sont-ils pas que vaines est « paperasses » à liquider, comme sa mère le lui conseilla plus d’une fois ?

    Au centre de la roue

    Lorsque commence son récit, telle nuit de décembre d’où elle peut déjà évoquer « l’autre bout de la vie », bien qu’elle n’ait guère que 56 ans, Christine Grave se trouve encore dans la situation qui aura marqué son destin, semblable à cet égard au sort d’innombrables autres femmes: la dépendance. Après s’être toujours comportée en « bonne petite » à l’égard de ses parents, même si elle a grandement déçu les espérances professionnelles que son père a placées en elle, la voici chargée de veiller jour et nuit sur sa mère, de plus en plus mal portante depuis son veuvage, et maintenant menacée de paralysie.

    Quoi de plus normal, de la part de quelqu’un qui a bénéficié, en d’autres temps, maints « sacrifice », comme sa mère ne se fait pas faute de le lui rappeler ? Plus même, n’est-ce pas une sorte de privilèges, pour elle qui n’a jamais dû endosser les responsabilités d’une mère ou d’une épouse, de pouvoir ainsi se rendre utile ? Aussi bien l’éthique maternelle se réduit-elle à prôner que tout est vain qui ne vise pas à « rendre service à son prochain, à aider les plus déshérités que nous ».

     

    Là-dessus, les méditations et les songeries de Christine ne la ramènent pas moins, irrépressiblement, à la « spirale quel parcourt inlassablement depuis qu’elle a pris conscience d’elle-même ». Dans ses carnets secrets, elle retrouve un autre aspect de sa constante dépendance, avec les motifs sans cesse repris de la présence ou de l’absence de l’homme aimé – il y en a trois qui ont compté dans son existence. En outre, tous les objets qui l’entourent sont reliés entre eux par les fils invisible de sa mémoire à elle. Aussi, en dépit de l’apparent disparate de ses sentiments, pressent-on la cohérence d’une vie intérieure dont l’écriture devrait rétablir l’unité.

     

    « Je ne suis qu’une vieille orpheline à la recherche de trésors perdus », écrivait Alice Rivaz dans Comptez vos jouzrs. Et l’on voit ici, derechef, que cette quête s’est poursuivie sous une autre forme, le roman prenant le relais de la confession dont il  module plus librement les thèmes.

    Ce que sont ses « trésors perdus » ? Chacun en décidera à sa guise en assistant à la recomposition des images de cette vie, dont l’essentiel a décané dans les « vases profonds ».

     

    Madame Grave eût-elle jamais pu comprendre que sa fille se rêve, immatérielle, comme une sorte de pure sensation voguant à la surface d’une mer paradisiaque ? Et le lointain Dr Grave, ou tel amant si peu attentif, ne se moqueraient-ils pas d’elle à l’instant de la voir se pencher sur la feuille blanche ? Comment savoir ? Chaque histoire n’a-t-elle pas diverses versions possibles; et chaque personnage ses aspects encore inaperçus ?

     

    L’important n’est d’ailleurs pas là. De fait, comme il arrive que la seule question contienne la solution, le mouvement même du livre, sa respiration mentale et son bruissement nocturne, la souffrance qui se trouve comme exorcisée et les musiques y entremêlant leurs thèmes nous incitent à notre tour à quelque plongée au fond de nous-même. Tout cela que l’auteure suggère au reste en évoquant ce que représente les livres aux yeux de Christine, pour l’essentiel : « Ce qu’il lui reste après une lecture, c’est une saveur, une odeur, des couleurs, des images, des êtres, une sorte d’aura, ou encore un sentiment d’horreur ou de beauté, ou de pitié, ou tout cela à la fois, un grand désir de créer à son tour un univers. Un amour renouvelé des autres, le ravissement et l’angoisse d’être envie, la révélation de ce qu’elle est, mais aussi de ce qu’elle pourrait être»...

    Alice Rivaz. Jette ton pain, Gallimard, collection blanche, 1979.

    (JLK, La Liberté, 18 janvier 1980)

     

     

  • Gerhard Meier le sage

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    Venu tard à la littérature, mais consacré par de nombreux grands prix, l’écrivain alémanique, mort à l’âge de 91 ans en juin 2008, mérite d'être (re) découvert...

    C’est une figure à la fois attachante, humainement parlant, et très importante du point de vue littéraire, son œuvre ayant connu ces dernière années un retentissement public croissant dans les pays de langue allemande (un Peter Handke l’a placé au premier rang des prosateurs contemporains), qui s'est éteinte à l’hôpital de Langenthal le 22 juin 2008.

    À l'été 2007, au festival de Locarno, la présentation d’un beau film de Friedrich Kappeler, Das Wolkenschattenboot, préludait à la célébration du nonantième anniversaire de l’écrivain, né en 1917 à Niederbippe, dont les dernières années de la vie furent assombries par la mort de son épouse, à laquelle il consacra un petit livre très émouvant, Ob die Granatbäume blühen, à découvrir en traduction cet automne aux éditions Zoé. Suivant le couple durant plusieurs années, le cinéaste l’avait notamment accompagné en Russie, sur les traces de Tolstoï qui, dans l’œuvre de Meier, joue un rôle marquant. C’est d’ailleurs sous le signe de Guerre et paix que nous avions découvert, en 1989, ce superbe livre de Gerhard Meier intitulé Borodino (chez Zoé, dans une traduction d’Anne Lavanchy), faisant suite à L’Île des morts, premier volet de la trilogie (1987) complétée ensuite par la Ballade dans la neige,  où apparaissaient deux vieux amis emblématiques, sexagénaires restés vifs d’esprit, dont le romancier a fait les messagers de sa dialectique : Baur le libertaire bien ancré dans la réalité, romantique d’action incarnant une Suisse à la fois réaliste et rebelle, et Bindschädler le rêveur, plus attiré par les songeries philosophiques.  

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    A préciser, alors, que les débats des compères de Meier n’avaient rien d’académique. Lui-même était venu  à la littérature sur le tard, à 54 ans, après première période poétique, une interruption due à la tuberculose et une carrière d’architecte puis de cadre d’usine. Sans trace de pédantisme, avec la bonhomie que manifestent souvent les écrivains venus à la littérature par la « vie pratique », tels un Pizzuto ou un Camilleri, Gerhard Meier développa par la suite son dialogue de Baur et Binschädler au-delà de la mort de Bindschädler, dans le village d’Amrain où demeurait Baur. Du petit village bernois à la Russie, et jusqu’en Israël où à l’île de Rügen chère au peintre romantique Caspar David Friedrich, le mémorable Terre des vents (Zoé, 1996), suivant la trilogie initiale, étendait la méditation de Baur en cercle concentriques de plus en plus larges.

    « Aucune autre auteur suisse n’est aussi universel que Gerhard Meier », écrivait Peter Handke qui n’a visiblement pas lu Ramuz, tout de même plus ample dans son œuvre que le Bernois, sans parler de Gottfried Keller, Robert Walser oui Frisch & Dürrenmatt...

    Mais  Handke de préciser fort justement, au demeurant : « Il a une manière toute naturelle de parler de l’existence et de sa paix. La mort, la disparition des amis, la présence de l’épouse, le jour, la nuit, il est impossible de raconter cela sur un rythme rapide. Chez Gerhard Meier la lenteur n’est pas une idéologie mais un rythm,e respiratoire ».

    Cette tranquillité, ce sérieux sans cuistrerie, cette façon d’aborder les « grandes questions » avec la fraîcheur d’esprit d’un jeune, cette grâce aussi de la phrase à longue et lente vrilles rappelant celle d’un Claude Simon, en moins abstrait, auront sans doute contribué à attirer un nombreux public à Gerhard Meier, dont l’œuvre lui survivra sans doute.           

     

      

  • Ceux qui restent discrets

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    Celui qui ne pense pas que tout le regarde / Celle qui n’en manque pas une / Ceux qui viennnent aux nouvelles / Celui qui affirme qu’il ne veut pas s’imposer au moment où il s’y apprête / Celle qui informe illico ses contacts de ce qu’elle a appris en confidence / Ceux qui jouissent de leurs condoléances / Celui qui demande plus de détails / Celle qui fait toujours une caresse aux chiens de ses amis d’Instagram / Ceux qui t’expliquent que tu as des obligations de transparence sur le Réseau et que ne pas partager en dit long sur le travail qu’il te reste à faire sur toi mon pauvre chat / Celui qui s’est fait une cuirasse d’amabilité pour échapper aux sollicitudes les plus invasives / Celle qui referme son éventail pour leur montrer son lupus et les faire rougir de honte si ça se trouve / Ceux qui se retrouvent en formation continue sur le darkweb / Celui qui filtre les infos qu’il fait fuiter / Celle qui vous demande ou en est la tumeur de votre parente dont elle savourait les trouvailles sur Twitter / Ceux qui sont tellement au parfum qu’ils en puent, etc.

  • Pensées en chemin (4)

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    De l’origine. – Ce qu’on voyait d’abord était le jardin, et la maison dans le jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semblait flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi l’on se disait que cette image relevait peut-être d’un rêve…
     
    Du souvenir antérieur. – Ce rêve aurait été celui d’une première réminiscence, revenue par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on leur aurait fait de ce temps-là, ainsi le jardin sous l’eau relèverait-il d’une vision plus ancienne – ils le comprendraient peut-être plus tard sans se l’expliquer…
     
    De l’autre vision. - On aura donc anticipé : avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant on se rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…
    De la véracité. – Or ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin relancent bel et bien le récit plausible de tout ce passé qu’on retrouve à chaque aube avec plus de précision : les passerelles sont faites de planches de chantier disposés sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux, après quoi le jardin séchera au soleil de cet été -là…
     
    Des rapprochements . – Et chaque détail en appelle un autre : tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge, mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent : on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus…
     
    Du présent continu. – Tant de temps a passé, mais en chemin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à présent que je l’écris que ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce premier jour, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre, ces visages étranges que des lampes éclairent ou qui semblent éclairés du dedans, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îlots dans l’eau de la maison – et je note tout ce que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent...
     
    Du mot LUMIÈRE. – Ainsi tôt l’aube me revient cette lumière d’un mot toujours associé à l’initial chant du merle dont je retrouverai la limpide évidence dans la musique coulant de source en source dès le diamant de la neige première, et je sais en moi cette musique, et cette musique en moi fait de moi sa lumière.
     
    Peinture: Magritte.

  • De l'autre côté

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    Il s’était déjà retiré
    tout en étant présent,
    il nous regardait tendrement
    comme pour s’excuser...
     
    S’en aller ne va pas de soi,
    même quand cette croix
    qu’est devenue ta propre chair
    te fouaille les viscères,
    mais on s’était habitué
    à la vie, mine de rien,
    et l’on était un peu aimé,
    autant qu’on aimait bien,
    nous disait-il de son regard
    où l’ironie pointait
    de savoir qu’il se faisait tard...
     
    Le premier qui s’en va,
    et ce n’est pas une première
    laisse allumée la lumière
    qu’on voit de ce côté...
     
    Peinture : Robert Indermaur.

  • Pensées en chemin (3)

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    Du tréfonds. - Chaque mot définissait la chose, et la jugeait à la fois. De cela non plus on n’est guère conscient durant les années et les siècles que durent nos enfances, ni de ce que signifie le fait de déchiffrer un mot pour la première fois, puis de l’écrire. Plus tard seulement viendrait la conscience et la griserie plus ou moins vaine de tous les pouvoirs investis par le mot, mais la magie des mots relève de notre nuit des temps comme, tant d’années après, je le découvrirais dans l’insondable Kotik Letaiev d’Andréi Biély. « Les traces des mots sont pour moi des souvenirs», nous souffle-t-il en scrutant le labyrinthe vertigineux de sa mémoire. Avant de signifier les mots étaient rumeurs de rumeurs et sensations de sensations affleurant cette mémoire d’avant la mémoire, mais comment ne pas constater l’insuffisance aussi des mots à la lecture du monde ? »
     
    De la difficulté.- Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile. Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit. Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et de jouissance à la diable, chose facile. Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…
     
    De la multiplication. - Lire serait alors vivre cent fois et de mille façons diverses, comme le conteur de partout vit cent et mille fois à psalmodier sous l’Arbre, et cent et mille fois Rembrandt à se relire au miroir et se répéter autrement, cent et mille fois l’aveugle murmurant ce qu’il voit à l’écoute du vent et cent autres et mille fois un chacun qui admire, s’étonne, adhère ou s’indigne, s’illusionne ou découvre qu’on l’abuse, s’immerge tout un été dans un roman-fleuve ou s’éloigne de tout écrit pour ne plus lire que dans les arbres et les étoiles, ou les plans de génie civil ou les dessins d’enfants, étant entendu que ne plus lire du tout ne se conçoit pas plus que ne plus respirer, et qu’il en va de toute page comme de toute chair…
     
    De la surprise. - Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos contrées inconnues. La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail machinal qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté; et ce travail alors repose et fructifie…
     
    De l’appétence. - Bien avant Cendrars déjà je savais que l’esprit du conte est une magie et plus encore : une façon d’accommoder le monde. Seul sur l’île déserte d’un carré de peau de mouton jeté sur l’océan du gazon familial, j’ai fait vers mes sept ans cette même expérience du jeune Samuel Belet de Ramuz, amené aux livres par un Monsieur Loup et qui raconte non sans candeur à propos du Robinson suisse : « Je me passionnai surtout pour quand le boa mange l’âne»…
     
    De la sublimation. - Lorsque le Livre affirme, par la voix de Jean l’évangéliste poète, que le verbe s’est fait chair, je l’entends bien ainsi : que le mot se caresse et se mange, et que toute phrase vivante se dévore, et que du mot cannibale au mot hostie on a parcouru tout le chemin d’humanité comme en substituant à la pyramide des crânes de Tamerlan celle de gros blocs taillée au ciseau fin des tombeaux égyptiens...
     
    Peinture: Robert Indermaur.

  • Pensées en chemin (2)

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    De la découverte.- L’intuition de ce qu’on est ici et maintenant, ou les mots de Vol à voile de Blaise Cendrars, à l’adolescence, m’ont révélé que le voyage est d’abord l’appel à la partance d’une simple phrase. Je lisais : « le thé des caravanes existe », et le monde existait, et j’existais dans le monde. Ou je lisais : « Il y a dans l’intérieur de la Chine quelques dizaines de gros marchands, des espèces de princes nomades », et déjà j’étais parti sur ce tapis volant qu’est le livre, déjà je me trouvais dans cet état chantant que signale à mes yeux cette espèce d’aura que font les êtres quand ils diffusent, et les livres qui sont des êtres.

     

    De la page vécue. - Pour moi, la frontière fut toujours imperceptible entre les livres et la vie dès lors qu’une présence se manifestait par le seul déchiffrement des lettres inscrites sur une page, et j’entrais dans une forêt, j’étais sur la route d’Irkoutsk avec Michel Strogoff, soudain la chanson de ce vieux babineux éthylique de Verlaine tirait de mes yeux d’adolescent de treize ans des larmes toutes pures, ou j’avais seize ans sur les arêtes d’Ailefroide et je prenais chez Alexis Zorba des leçons de vie.

     

    De l’échappée. - Je fuyais, évidemment que je fuyais, je fuyais le cercle trop étroit de mon petit quartier de nains de jardin : un jour, j’avais commencé de lire, trouvé parmi les livres de la maison de l’employé modèle que figurait mon père, ce gros bouquin broché dépenaillé dont le titre, La Toile et le roc, me semblait ne vouloir rien dire et m’attirait de ce fait même, et pour la première fois, à seize ans et des poussières, je m’étais trouvé comme électrisé par la prose de ce Thomas Wolfe dont j’ignorais tout, le temps de rebondir à la vitesse des mots dans les câbles sous-marins destination New York où grouillaient le vrai monde et la vraie vie, et peu après ce fut dans la foulée de Moravagine que je m’en fus en Russie révolutionnaire.

     

    De la palpite. - Je ne sentais autour de moi que prudence et qu’économie alors que les mots crépitaient en noires étincelles sur le mauvais papier du divin Livre de poche : « Vivre, c’est être différent, me révélait le monstre ravissant, je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle. » Je lisais en marchant : « Au commencement était le rythme et le rythme s’est fait chair». Mes camarades de ruisseau raillaient le papivore et moi je les narguais de la place Rouge où je venais de débarquer : « Moscou est belle comme une sainte napolitaine. Un ciel céruléen reflète, mire, biseaute les mille et mille tours, clochers, campaniles qui se dressent, s’étirent, se cabrent ou, retombant lourdement, s’évasent, se bulbent comme des stalactites polychromes dans un bouillonnement, un vermicellement de lumière ».

     

    De la balance. - Des années et des siècles d’enfance avant nos parcours d’arêtes j’avais découvert que le mot est un oiseau qui tantôt se morfond dans sa cage et tantôt envoie ses trilles au carreau de ciel bleu. Par les mots reçus en partage j’avais nommé les choses – et de les nommer m’avait investi de pouvoirs secrets dont je n’avais aucune idée mais que chaque nouveau mot étendait –, et leur ombre portée. Je prononçais le mot clairière et c’était évoquer aussitôt son enceinte de ténèbres – sans m’en douter je tenais déjà dans ma balance le poids et le chant du monde.

  • Mon amour à la lampe douce

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    15442154_10211477896289919_961855217992433748_n.jpg(Pour conjurer maintes vaines tentative de faire un portrait)
    Mon amour à la cascade ensoleillée - le premier soir dans ce bar.
    Mon amour longtemps attendu, sitôt reconnu, son visage irradiant le noir, affleurant comme un dahlia bleu dans le blanc des fumées.
    Mon amour à notre premier rendez-vous – l’adolescente au cinéma.
    Mon amour à la première soirée de neige passée seul à seule.
    Mon amour au corps qui se donne et s’abandonne avant les mots prononcés.
    Mon amour à l’élan torrentiel.
    Mon amour après l’amour dénouant nos aveux comme des cheveux de l’enfant la mère défait les nœuds.
    Mon amour à l’enfance blessée – mon amour au lourd secret.
    Mon amour à la première aube nue – devenue mon amour.
    Mon amour au serment aveugle, ce matin-là, au jour réinventé ce jour là.
    Mon amour à la Deux-Chevaux bleue arrêté au bord d’une prairie fleurie de la route de Paris – notre première équipée.
    Mon amour sur ce pont de la Seine dont l’ange de pierre blanche était là qui l’attendait pour la photo.
    Mon amour sur un banc, le vrai cliché, dans le jardin du Luxembourg.
    Mon amour essayant des chapeaux aux puces, la cloche puis le canotier, la vieillerie à fleurs variés, camélia ou cattleyas, trucs à plumes, machins à fruits, ou le béret, le feutre mou de Maigret - puis recoiffant son bonnet de coton de marin breton, et le soir abandonnant ses cheveux au vent de la rue.
    Mon amour à la paresseuse, à la chaise-longue et au Canard enchaîné dans le bocage de ce premier été à Buicourt.
    Mon amour en madone à l’enfant.
    Mon amour sous la neige à Venise, où nous ne sommes jamais allés.
    Mon amour à l’enfant dans la brume de lait.
    Mon amour exténué d’enfant ce premier hiver.
    Mon amour vomissant le lait d’enfant.
    Mon amour adoptant son premier enfant dans la lumière du printemps.
    Mon amour écartelée sous le drap vert, les mains gantées et les bras musclés des chirurgiens, et le second enfant soudain brandi comme un lapin écorché.
    Mon amour à la coiffure afro de sa période groupe Mozambique, sur une photo jaunie.
    Mon amour en larmes pour un mot de travers.
    Mon amour en marinière de nuit.
    Mon amour aux petits noms naturels, mon bijou, mon caillou, ma choute, ma loute, ma veloutée.
    Mon amour dans le jardin d’hiver d’un palais d’été cet automne viennois à l’air printanier
    Mon amour au milieu des princes afghans où somalis, des Roméos serbe et des Juliette des hauts plateaux du Kosovo, des rappeurs noirs du Cap-Vert et des filles voilées d’Arabie - mon amour leur faisant réciter l’alphabet français.
    Mon amour affrontant la colère d’enfant de son père, et celui-ci baissant le nez.
    Mon amour découvrant le Waterloo de l’appartement à son retour de quelques jours entre filles et son nez fouinant dans mon linge et mon air digne, mon air innocent, mon air de Napoléon chicané par son gouvernement.
    Mon amour chantant Dactylo rock avec Eric Arnoult, en littérature Orsenna.
    Mon amour d’amour est d’eau claire, au Périgord, se gorgeant de foie gras et de vins bordelais.
    Mon amour à ses hauts fourneaux, en bleu de chauffe, aux gestes de maestro dirigeant une brigade de lutins ailés.
    Mon amour en gisante aux grands pieds.
    Mon amour s’endormant au concert.
    Mon amour et sa mère à la mer, deux amies portées par le vent sous le ciel.
    Mon amour au nom de lumière.
    Mon amour à la lampe douce...
    (Cette variation est extraite du Sablier des étoiles, paru en 1999 chez Bernard Campiche)

  • Pensées en chemin

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    Du jardin.- l’évidence de la première donnée du dedans ne va pas sans l’immédiate perception du dehors que suggère indiciblement ce premier rayon comme on l’appellera dans ce qu’on appellera la chambre avant qu’on ne l’appelle ta chambre, et tu pressens déjà que le rayon procède d’une source et qu’il y a donc deux lumières et qu’elle étaient en toi et hors de toi bien avant toi...
     
    De la présence.- ILS ne le comprendront jamais avec les mêmes mots que tu trouveras en chemin par eux ou malgré eux, parfois contre eux ou elles, souvent sans rien comprendre toi-même et d’ailleurs tes moi sont si nombreux que c’est à n’y rien comprendre au sens où ILS l’entendraient avec leurs seuls mots alors que l’évidence vous apparaît à tous d’une façon ou d’une autre en chemin...
     
    De l’étonnement .- Cela ne vous sépare pas, mais cela distingue vos façons de le ressentir et de réagir ou pas, d’exprimer ou non ce que vous percevez en découvrant cet indicible vide bleu (l’explication suivra sans rien éclairer qui se rapporte à ta perception première) et ce vert d’une si vigoureuse plénitude que tu t’y roulerais d’aise en jeune chien ...
     
    De la curiosité.- La question ne se posera jamais comme on l’entend car tout fait question et c’est par les questions qu’on bouge et qu’ensuite on se bouge, comme on dit, question de savoir, d’abord, et sans savoir même que c’est une question mais je vais y voir à quatre pattes et demain je sauterai par la fenêtre en imagination et le sommeil relancera mon élan quand le jour m’aura surpris à sa tombée...
     
    Du chemin.- Votre pensée ne sera libre qu’à la débridée, que vous disparaissez à l’insu de vos mères attentives en laissant là-bas vos plots de bois pour filer par le trou de loup de la haie direction la forêt en quête d’un autre chez vous dans les arbres ou que plus tard vous vous cassiez en stop destination Goa - mais là encore ne prononcez pas le mot de liberté qui n’a jamais souffert qu’on prenne son nom en vain ici ou ailleurs...
     
    De l’écart.- Tu ne te targues de lui ni n’endures l’esseulement, et vous qui êtes des livres vivants vous n’avez jamais été ni ne serez jamais seuls, si tristes que vous ayez pu vous sentir à la mort du premier oiseau de votre enfance ou de votre ami-pour-la-vie plus tard ou de tous ceux qui vous seront arrachés ou des livres que vous aurez ignorés et que d’autres brûleront sans les lire...
     
    De l’élan .- Tout départ matinal toujours fut à la fois angoisse et griserie, et repartir une fois encore à Paris ou en Italie, larguer les amarres, piquer des deux ou sentir dans ton siège sécurisé le Boeing échapper aux lois de la pesanteur et viser l’Asie ou l’Amérique te voit toujours triompher momentanément comme un enfant que son père lance au ciel qui le lui rendra en douceur…
    Image: Philip Seelen

  • Pays de Ramuz

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    Au chemin de la Dame, en Lavaux.

    Je descendais ce soir le chemin de la Dame qui serpente le long d’une falaise de grès tendre surplombant le vignoble de Lavaux cher à Ramuz ; le contre-jour du couchant donnait aux vignes un vert accru presque dramatique, et d’autant plus que tout le coteau a été saccagé il y a peu par la grêle et que la récolte sera nulle cette année ; les montagnes de Savoie viraient au mauve puis à l’indigo tandis que le Léman, parsemé de fines voiles, semblait figé dans sa laque bleutée, et je repensais à cette phrase de Ramuz, justement lui, qui fait presque figure de lieu commun tout en trouvant ici sa résonance immédiate puisque je distinguais, au Levant, le clocher de Rivaz et, de l’autre côté, la pointe de Cully déjà plongée dans l’ombre.
    Cette phrase achève Raison d’être, le bref essai que le jeune écrivain publia par manière de manifeste précédant, après un long séjour à Paris, son retour définitif en terre vaudoise.
    Avec une œuvre dont la langue est elle-même un geste fondateur, Ramuz investit une position qui marquera une distance croissante, par rapport à la culture française, n’excluant pas la plus vive reconnaissance et n’impliquant pas pour autant la soumission à une idéologie helvétiste par trop artificielle à ses yeux.
    «Laissons de côté toute prétention à une littérature nationale: c’est à la fois trop et pas assez prétendre », écrit-il à la fin de Raison d’être, datant de 1914, et de préciser ensuite: « trop, parce qu’il n’y a de littérature, dite nationale, que quand il y a une langue nationale et que nous n’avons pas de langue à nous; pas assez, parce qu’il semble que, ce par quoi nous prétendons alors nous distinguer, ce sont nos simples différences extérieures.» Et l’écrivain, faisant écho à un Faulkner lorsque celui-ci prétendait concentrer l’histoire de l’humanité sur le timbre-poste de sa terre natale, d’appeler de ses vœux une littérature qui soit à la fois d’ici et reconnaissable par delà nos confins cantonaux ou nationaux.
    Or voici la phrase fameuse : «Mais qu’il existe une fois, grâce à nous, un livre, un chapitre, une simple phrase, qui n’aient pu être écrits qu’ici, parce que copiés dans une inflexion sur telle courbe de colline ou scandés dans leur rythme par le retour du lac sur les galets d’un beau rivage, quelque part entre Cully et Saint Saphorin – que ce peu de chose voie le jour, et nous nous sentirons absous.»

    Lavaux3.JPGTout ça se discute évidemment, car il n’est pas sûr qu’il n’y ait pas, en Suisse, une voix commune aux quatre régions linguistiques qui dépasse, précisément, la langue tout autant que l’idée figée de nation, pour exprimer une façon de vivre la démocratie et la négociation, le contrat et le rapport à la nature, mille autres choses encore, parfois impalpables, qui cristallisent cet habitus particulier dont parlait Cingria et qui fait qu’à chaque passage de frontière on perçoit, comme je l’ai perçu cet après-midi encore en franchissant celle de Saint-Gingolph, un imperceptible mais très réel changement. En outre, on pourrait trouver bien limitée cette aspiration de Ramuz à rendre le son et le ton d’un coin de terre, à l’instant même où l’Europe allait basculer dans la tragédie...


    Pourtant l’œuvre est là, dont certains livres touchent bel et bien à l’universel, et ce soir la courbe de la colline engloutie par le crépuscule, autant que le beau rivage, là-bas, me semblaient signifier beaucoup plus qu’un recroquevillement régionaliste : à la fois ce pays, le pays de Ramuz, mon pays et le pays de chacun…

  • Pensées de l'aube

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    De la personne. – Le jour se lève et la bonne nouvelle est que ce jour est une belle personne, j’entends vraiment : la personne idéale qui n’est là que pour ton bien et va t’accompagner du matin au soir comme un chien gentil ou comme une canne d’aveugle ou comme ton ombre mais lumineuse ou comme ton clone mais lumineux et sachant par cœur toute la poésie du monde que résume la beauté de ce jour qui se lève…
    De la solitude. – Tu me dis que tu es seul, mais tu n’es pas seul à te sentir seul : nous sommes légion à nous sentir seuls et c’est une première grâce que de pouvoir le dire à quelqu’un qui l’entende, mais écoute-moi seulement, ne te délecte pas du sentiment d’être seul à n’être pas entendu alors que toute l’humanité te dit ce matin qu’elle se sent seule sans toi…
     
    Des petits gestes.– Ne vous en laissez pas imposer par un bras d’honneur ou le doigt qui encule : c’est un exercice difficile que de se montrer plus fort que le violent et le bruyant, mais tout au long du jour vous grandirez en douceur et en gaîté à déceler l’humble attention d’un regard ou d’une parole, d’un geste de bienveillance ou d’un signe de reconnaissance…
     
    De la rêverie. – C’est peut être de cela qu’ILS sont le plus impatients de t’arracher : c’est le temps que tu prends sur leur horaire à ne rien faire que songer à ta vie, à la vie, à tout, à rien, c’est cela qu’ils ne supportent plus chez toi : c’est ta liberté de rêver même pendant les heures qu’ILS te paient - mais continue, petit, continue de rêver à leurs frais…
     
    Des chers objets. – ILS prétendent que c’est du fétichisme ou que c’est du passéisme, ILS ont besoin de mots en « isme » pour vous épingler à leurs mornes tableaux, ILS ne supportent pas de vous voir rendre vie au vieux tableau de la vie, cette vieille horloge que vous réparez, cet orgue de Barbarie ou ce Pinocchio de vos deux ans et demie, un paquet de lettres, demain tous vos fichiers de courriels personnels, d’ailleurs ILS supportent de moins en moins ce mot, personnel, ILS affirment qu’il faut être de son temps ou ne pas être…
     
    De l’à-venir. – Nos enfants sont contaminés et nous nous en réjouissons en douce, nos enfants mêlent nos vieilles affaires aux leurs, Neil Young et Bashung, les photos sépia de nos aïeux et leurs posters déchirés des Boys Bands, ils découvrent le vrai présent en retrouvant le chemin des bois et des bords de mer, ils admettent enfin que tout a été dit et que c'est à dire encore comme personne ne l’a dit…
     
    De ce cadeau.– Tout avait l’air extraordinairement ordinaire ce matin, et c’est alors que tu es sorti du temps, enfin tu l’as osé, enfin tu as fait ce pas de côté, enfin tu as pris ton temps et tu as vraiment regardé le monde qui, ce matin, t’est enfin apparu tel qu’il est…
     
    Photo JLK: Crêtes siennoiss, vers Asciano.

  • Par monts et magies

     
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    Le chaudronnier et le facteur
    Quand le charbonnier apparut dans la vallée, il y a un peu plus d’un siècle de ça, les gens du Pays-d’Enhaut se demandèrent d’abord probablement «qui c’était pour un»...
    C’est qu’il y avait quelque chose de pas ordinaire, chez ce plus ou moins vagabond, dont la taille de colosse et la lourde démarche contrastaient si singulièrement avec ses airs farouches. Au départ, on l’avait donc regardé avec une certaine méfiance. Puis, les années passant, celui qu’on appelait tantôt « Trébocons » et tantôt « le Grand Fleitche, ou encore « le Vieux des Marques », s’incorpora pour ainsi dire au paysage.
    On s’était avisé de cela qu’il ne ferait jamais de mal à personne ; et même on aimait le voir arriver, dans l’une ou l’autre maison, avec son sac de cuir et ses papiers découpés. Ainsi, lui offriez-vous le gîte, qu’il vous remerciait en vous laissant de ses vignettes et autres « marques » ornées de toutes sortes de motifs ou de scènes de la vie alpestre : la transhumance ou la forêt au « billonnage », le bal ou les travaux des champs - tout cela qu’il avait découpé en fines dentelles à l’aide de ciseaux auquel il avait adapté d’ingénieuses boucles de fil de fer, de sorte à pouvoir y enfiler ses doigts énormes. Mais quelle sensibilité manifestait-t-il, digne du plus raffiné des poètes, et qu’elle candeur !
    Or, ce dont on ne se doutait pas, à l’époque, et l’intéressé sans doute moins que quiconque, c’est que les papiers découpés du charbonnier seraient appréciés, des années plus tard, comme des authentiques chefs-d’œuvre de notre art populaire...
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    De cette sublime guipure en papier que Johann Jakob Hauswirth - tel était le nom du charbonnier – n’eut même pas l’idée de signer, vous trouverez des échantillons en faisant étape au musée du Vieux Pays-d’En haut de Château-d’Œx. Par la même occasion vous pourrez également admirer les œuvres de Louis David Saugy le facteur de Rougemont. Tels sont en effet les deux grands précurseur de l’art «psalistique», comme l’appellent les spécialistes , si différents qu’ils soient cependant l’un de l’autre.
    De fait, si le charbonnier apparaît comme un solitaire déraciné qui transfigure tout par la magie de son art – lequel évoque tantôt la grâce mozartienne et tantôt le mystère des contes – le facteur, lui, est un enfant du pays parfaitement intégré à la communauté dont les illustrations disent la joie de vivre.
    Comme le relève Charles Apthéloz dans le livre magnifique qu’il a consacré à ces deux imagiers du Pays-d’Enhaut, Louis David Saugy «décrit les événements qui réunissent les siens au pays de sa naissance : la traditionnelle fête du tir de l’Abbaye, le remuage, les bals populaires de la Mi-été, la chasse, le bûcheronnage, la boucherie. Il célèbre les quatre saisons de la vie heureuse du Pays-d’Enhaut et enjolive son récit de saynètes et d’anecdotes humoristiques».
    Bref c’est un conteur, tandis que Johann Jakob Hauswirth est un visionnaire, un créateur. «Lui n’observe, pas relève encore Apothéloz, il exprime. Chez lui, tout est signe. Il se sert de ce qu’il voit des scènes de la vie quotidienne et de la nature non pour raconter mais pour créer des formes parfaites à l’image d’un monde d’harmonie, d’équilibre et d’unité, un monde sans faille dont il porte en lui l'exigence et l'espoir».
    Et puis cela encore : « Saugy témoigne de la vie au Pays-d’En haut, Hauswirth proclame l’urgente nécessité d’amour pour tous ceux qui hantent le séjour des vivants » (…) «En vérité, tout sépare Johann Jacob et Louis David, même le papier qui les a réunis au-delà de leur âge et de leur état, qu'ils découpent sans en faire le même usage. Saugy ne serait rien sans Hauswirth, qui lui a tout donné. Nés et morts à quelques kilomètres l’un de l’autre, les deux hommes n’étaient pas seulement d’une époque et d’une condition différentes. C’est leur qualité d’âme (ou la grâce ?) qui les a distingués. Et il est très émouvant qu’à la fin de ses jours le charbonnier ait, à son insu, légué au facteur les grands bouquets multicolores qui disent qu’enfin réconcilié avec le monde il a fait sa paix avec les hommes auxquels il offre, dans la sérénité gagnée, la ferveur de ce témoignage d’amour que sont des fleurs assemblées»...
    Charles Apothéloz. Deux imagiers du Pays-d’Enhaut. Editions de Fontainemore. Paudex, 1978.
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  • Pensées de l'aube (17)

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    De l’opprobre.– La nuit vous a porté conseil : vous ne répondrez pas ce matin à la haine par la haine, car la haine que vous suscitez, mon frère, n’est que l’effet du scandale : la lumière est par nature un scandale, l’amour est un scandale, tout ce qui aspire à combattre le scandale du monde est un scandale pour ceux qui vivent du scandale du monde.
    De la foi.– Ils vous disent comme ça, avec l’air d’en savoir tellement plus long que le long récit de votre vie dans la vie, que l’unique vrai dieu qu’ils appellent Dieu a créé le monde en 7777 avant notre ère, un 7 juillet à 7 heures du matin et c’est pourquoi, sœurs et frères, le Seigneur vous recommande d’éliminer tous ceux qui ne croivent pas comme nous ou qui croillent n’importe quoi…
     
    De l’exclusive.– Non merci, je ne veux pas de ton Paradis, ni de votre Enfer méchant, ma vie n’est qu’un Purgatoire mais j’y suis bien avec ceux que j’aime bien, l’Enfer j’ai compris : ce n’est rien, c’est juste un jacuzzi, et le Paradis je ne sais pas, vraiment je ne sais pas si ça vaut la peine d’en parler si ce n’est pas ce qu’on vit quand on aime bien et qu’on est bien aimé…
     
    Du tout positif.– Chaque retour du jour lui pèse, puis il se remonte la pendule en pensant à tous ceux qui en chient vraiment dans le monde, sans oublier tout à fait ses rhumatismes articulaires et la sourde douleur au moignon de sa jambe gauche amputée en 1977, après quoi les gueules sinistres des voyageurs de la ligne 5 l’incitent à chantonner en sourdine zut- merde-pine-et-boxon, et c’est ainsi qu’il arrive bon pied bon œil à l’agence générale des Assurances Tous Risques où sa bonne humeur matinale fait enrager une fois de plus le fondé de pouvoir Sauerkraut…
     
    De l’aléatoire. – Il me disait comme ça, dans nos conversations essentielles de catéchumènes de quinze ans découvrant par ailleurs le cha-cha-cha, que le hasard n’existe pas et que la mort même n’est qu’une question de représentation culturelle, c’était un futur nouveau philosophe brillantissime qui fit carrière à la télévision, et comme j’étais un ancien amant de sa dernière femme, qu’il aima passionnément, je fus touché d’apprendre, aux funérailles de Léa, que c’était fortuitement qu’il l’avait rencontrée à Seattle et que son décès accidentel remettait tout en question pour lui…
     
    De la déception.– Certains, dont vous êtes, semblent avoir la vocation de tomber de haut, naïfs et candides imbéciles, mais de cela vous pouvez tirer une force douce en apparence et plus résolue qu’est irrésolue la question du mensonge et de la duplicité de ces prétendus amis-pour-la-vie, qui vous disent infidèles faute de pouvoir vous associer aux trahisons de l’amitié…
     
    Du petit cerisier en fleurs. – Il faisait ce matin un ciel au-dessous de tout, la trahison d’un ami continuait de me plomber le cœur en dépit de mes anges gardiens et voici que, dans le brouillard tu m’es apparu, mon sauvageon, tendre rebelle à maxiflocons de neige recyclée et tout tatoués du pollen de demain…
     
    De la duplicité. – Sous leur sourire tu ne vois pas leur grimace, crétin que tu es, tu ne sens pas l’empreinte encore froide du couteau dans leur paume moite, mais il te glace, le murmure de serpent qu’ils t’adressent en toute amitié : venez, cher ami, vous asseoir à la table des moqueurs…
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    Du passant passereau. – Qu’est-il venu te dire, adorable, se la jouant franciscain à légères papattes, de l’évier au piano et de la vieille horloge à l’ordi, entré par la porte ouverte sans déranger le chien patraque - qu’avait-il à te dire à cet instant précis, le rouge-gorge au jabot jabotant, avant de se tirer d’un coup d’aile vers le ciel mauvais de ce matin ?
     

  • Ce qui ne se dit pas

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    On dirait le ciel sans étoiles
    quand on ferme les yeux,
    et ce qu’on voit au fond des cieux
    n’est que cette ombre pâle...
     
    Celle qui parle peine à dire
    ce qui lui pèse au cœur
    à celui qui n’est que soupir
    quand s’annulent les heures...
     
    Il dit: sois sage ô ma douleur,
    mais elle ne répond pas,
    leur silence est comme une peur
    qui ne s’exprime pas...
     
    Peinture: Edvard Munch

  • Par monts et magies

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    Les servants
    Quand ils se manifestent, la nuit, les gens du pays disent qu’on y entend…
    Cela commence à l’origine par quelque craquement lointain, dans le silence de ces hauteurs, et qui suffisent à vous tenir en haleine si vous ne dormez encore. Puis ce sont comme des frôlements, à la fois légers est parfaitement audibles, après quoi vous reconnaissez leur trottement caractéristique, sur le toit du chalet, au faîte duquel, le soir précédent, vous avez pris soin de déposer le tribut que vous réservez à leurs bons offices.
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    De fait, les servants ne sont pas difficiles : pour un baquet de bois rempli d’un peu de lait de votre dernière traite, et moyennant une certaine discrétion à leur endroit, il vous secondent merveilleusement. Durant tout le temps de votre repos s’activent-ils, ainsi, à entretenir votre ménage, à battre le beurre, à récurer le chaudron ou à balayer la soupente, et même parfois à épouvanter d’éventuels malandrins de passage ou à prévenir quelque danger.
    Peut-être ces esprits familiers ne sont-ils pas des plus conformes aux enseignements du catéchisme ou des leçons de choses du régent, dont on prétend qu’ils naissent d’un œuf couvé par un coq, mais qu’à cela ne tienne, et gare à qui parlerait d’un servant de travers. ! Ainsi maintes histoire évoquent-t-elle leurs facéties, mais aussi leurs vengeances; leur bon naturel pour peu qu’on les traite avec des égards, mais également leurs humeurs fantasque et leur susceptibilité à vif.
    Au Pays-d’Enhaut, l’un des servants les plus connus, et des plus malins à ce qu’on disait, était celui du chalet des Martines, à l’Etivaz. D’un caractère particulièrement moqueur, il se plaisait à se signaler par des roulades hilares montant de l’obscurité des galetas, et ne dédaignait pas de se montrer sous les formes les plus diverses, lors même que l’idéal du servant tend plutôt à l’invisibilité.
    Or, passant à proximité du chalet, alors désaffecté, un habitant de Château-d’Œx s’étonna d'y voir une nuit de la lumière à l’une des fenêtres. Il s’en approcha donc, et qu’y vit-t-il ? Un renard, placidement assis sur une chaise, et qui filait une quenouille en adressant toutes sortes de mimiques narquoises à celui qui l’observait.
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    Une autre fois, un chasseur s’apprêtait à tirer un renard dans les mêmes parages. Pourtant, avant que le coup ne parte, l’animal se mit à grossir en se dirigeant tout droit sur lui, jusqu’à dépasser la taille d’un cheval, plongeant le chasseur dans des transes de terreur et s’évanouissant comme une vision à l’instant où retentit la détonation.
    Et puis on raconte, aussi, au Pays-d’Enhaut, l’histoire de ce servant devenu si paresseux et si mauvais que son maître résolut de s’en débarrasser. Ainsi le malicieux farfadet se fit-il enchaîner, au jour dit, son maître le traînant ensuite le long des chemins. Mais c’est qu’il résistait, le chenapan ! Et tous ceux qui voyaient le pauvre homme suer sang et eau en tirant sur sa chaîne sans rien au bout, comment on s’en doute, de l’encourager de la voix et du geste en vitupérant l’invisible…
     
    (Gazette de Lausanne, 23 juillet 1980)

  • Cette céleste onction

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    La verte fraîcheur des prairies
    au premier jour de mai
    se grise de gris et de pluie
    aux subtiles sagaies…
     
    La douce sensation de vivre
    nous revient étoilée
    dans tout ce bleu des herbes ivres
    du ciel éparpillé...
     
    L’averse et sa très tendre onction
    en cette matinée
    est bénie: bénédiction
    des hauts gazons lustrés...

  • Pour que Raison s'égare

     
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    (Dédié à la femme au cigare)
     
    La porte devient plus étroite
    à mesure qu’on s’avance
    aux abois et qu’on boite
    plus bas et perdant la cadence...
     
    On titube entre jour et nuit,
    on mesure ses pas,
    on voit l’ ombre lente qui suit
    et tantôt s’enfuira...
     
    Mais dans la foulée des issues,
    dans le bleu des idées
    vous délivrent de la berlue
    de vos yeux fatigués...
     
    Plus légère alors tu regardes
    le jardin des lointains
    qui survivra à la Camarde
    et tu vas ton chemin...
     
    L’amusement alors domine,
    qu’on détaille à foison
    et l’on retrouve alors la mine
    des vives illusions...
     
    On est si vivant ce matin
    qu’on se sent tout léger
    au point d’oublier les raisons
    de ne point s’envoler...