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Livre - Page 25

  • Pour tout dire (56)

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    À propos de l'académisme suédois et du nivellisme contemporain sous ses multiples formes. Du tragique shakespearien et de Bob Dylan en Ariel. Ce qu'en dirait Stanislaw Ignacy Witkiewicz le grand sampler polonais...

    Le ciel de ce matin est bleu suède, comme les tatanes d'Elvis dans son fameux Blue suede shoes, mais c'est plutôt d'un œil norvégien que je le regarde en me rappelant les propos carabinés de Karl Ove Knausgaard sur les Suédois, dans un Un homme amoureux, dont il raille le sérieux aussi compassé que condescendant, le conformisme désormais verrouillé par le politiquement correct et le tout-bio.
    Bob Dylan se pointera-t-il à Stockholm pour y prononcer un discours comme s'en fendit un autre William que Shakespeare: Faulkner, à peu près ivre mort certes, mais qui fit néanmoins le job en beauté ? Wait and see.
    Comme j'attends volontiers, pour ma part, non sans me repasser Subterranean homesick blues ou Desolation row pour la énieme fois, qu'on m'explique en quoi Dylan peut être comparé à Shakespeare sans donner dans le nivellement le plus démago.

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    Je m'amuse un peu, ceci dit, en assistant à la crise d'indignation académique d'un Pierre Assouline trouvant affligeant le choix du Nobel de littérature de cette année, au nom de cette même prétendue sainteté littéraire qui le fait conchier les milliers de pages parfois magnifique de Knausgaard, dit abusivement le “Proust norvégien”; mais Assouline n'en a pas moins raison “quelque part” même si les textes de Dylan ont “quelque part” un vif intérêt littéraire, autant que ceux d'un Allen Ginsberg qu'on imagine (!) se pointer à Stockholm pour se déculotter devant les altesses et leur hurler son grand poème Howl que je lui ai entendu psalmodier un jour à Paris, s'accompagnant non d'une Fender mais d'un petit harmonium portable à soufflets...

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    Alain Finkielkraut, académicien comme Marc Lambron, et au contraire de son confrère bicornu, estime que Bob Dylan n'a RIEN à voir avec la littérature, mais l'instance de consécration parisienne est-elle plus crédible que la suédoise, que seul un Sartre, jusque-là , s'est permis d'envoyer promener ?
    À mes yeux, la question est ailleurs. Nous tous qui aimons la littérature, quelque goût personnel que soit le nôtre, qui nous fasse préférer Modiano ou Knausgaard (ou les apprécier tous les deux comme c'est mon cas), et Bob Dylan ou Shakespeare, nous sentons “quelque part” qu'il y a une gradation qualitative dans la substance d'une oeuvre, plus ou moins universellement reconnue mais repérable par des critères de jugement qui dépassent le caprice personnel (l'imbécile formule selon laquelle tous les goûts sont dans la nature) et font que les œuvres les plus significatives du journal de bord que représente la littérature pour notre espèce sont aussi les plus traduites et les plus commentées dans le monde entier.

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    À cet égard, je me rappelle cette extraordinaire librairie cosmopolite, dans le quartier de Kanda, à Tokyo, ou des milliers de livres et leurs traductions en diverses langues voisinent en bonne intelligence, les œuvres de Shakespeare s'y taillant la part d'un super Shogun. Or pourrait-on imaginer le même phénomène de reconnaissance autour d’un Dylan ?
    Cela pour dire quoi ? Que le Nobel de littérature, qui a certes honoré un Kawabata et un Kenzaburo Oé, et nous a souvent révélé de remarquables auteurs, comme la Polonaise Wyslawa Szymborska ou la Canadienne Alice Munro, doit être considéré, comme toutes les institutions humaines, avec la distance critique justement incarnée par un Sartre, lequel l'a injustement réduit, en revanche, à sa dimension idéologico-politique.
    Albert Camus a-t-il démérité en se pointant à Stockholm ? Évidemment pas, mais les critères de choix extra-littéraires ne plombent pas moins de nombreuses nominations (ou refus) de l'Académie suédoise, dont la seule composition fait déjà problème, au moins autant que celle du Conseil de sécurité... Combien d’Africains dans l’Académie suédoise, ou de Chinois, ou de Brésiliens ?

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    Bref, quiconque aime et respecte la littérature et les écrivains, à commencer par Bob Dylan lui-même qu'on sait un grand lecteur, sent et sait que quelque chose cloche dans cette nomination, traduisant, quoi qu’on en dise, un nivellement par le bas néfaste à tous les points de vue.

    En 1924, donc avant le prémonitoire 1984 de George Orwell, parut un roman fourre-tout génial du Polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, intitulé L'inassouvissement et prophétisant l'avènement du nivellisme généralisé sur fond de société consumériste où toutes les valeurs , notamment en matière d'art et de littérature, seraient soumises à là même banalisation fade, purement utilitaire et aseptisée. Sur la même ligne contre-utopique Orwell a décrit une société plus coercitive ou le vrai et le faux, le bien et le mal se confondent - ou plus n'a rien d'importance que le consentement servile à la mécanique du Système.

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    Dans la variante cool d’un telle société, tout le monde il est Rimbaud et Björk peut passer pour la Virginia Woolf norvégienne, et Dylan se poser en sampler post- élisabéthain... Shakespeare ne pratiqua-t-il pas lui-même le sampling en remodelant d’innombrables pièces à sa façon et en leur collant bouts rimés et autres ballades de son cru ?
    Or je me disais hier soir, en relisant pour la énième fois le bouleversant récit de La Salle 6 de Tchékhov, tout en écoutant pour la énième fois la lancinante Ballad of a thin man de Dylan, que la cour des miracles décrite par le Russe compassionnel, qu'on pourrait dire l'opposé absolu de Vladimir Poutine, représente fidèlement le misérable asile de fous observé par le plus cher de mes écrivains, comme sa compatriote Svetlana Alexievitch (Nobel de littérature 2014) a témoigné de l’ignominie de la guerre et du nucléaire, nous renvoyant à notre monde de luxe et de profit où sévit peu ou prou la misère intellectuelle et morale de cette société nivelée qu’un autre Russe encore, Edouard Limonov, a justement persiflé sous l’expression d’hospice occidental...

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    J'imagine enfin Anton Pavlovitch Tchékhov, tuberculeux à mort depuis sa vingt -quatrième année, et cependant revenu du voyage au bagne sibérien pour témoigner de la condition des détenus, décrochant le Nobel de littérature et prononçant à Stockholm son discours. Plutôt du coté de Shakespeare ou plutôt de Dylan ? Ni l’un ni l’autre évidemment: parlant juste, sans fausse humilité ni morgue supérieure - juste en serviteur probe et tousseux de la condition humaine...

  • Pour tout dire (55)

     

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    À propos de la confusion et du chaos planifié. Le Nobel des bouffons et la sarabande des "il faut", à la télé romande, pour sauver les martyrs de Syrie et d'ailleurs. L’impossible TOUT DIRE de la littérature en matière de politique, malgré Shakespeare et Dante. Où l’on invoque un nouveau Dunant, retrouvé par Daniel de Roulet sur les rives du lac de Constance. Quand Henry Dunant, premier prix Nobel de la Paix en 1901, fait ami-ami avec Bob Dylan...

    On ne sait plus où donner de la tête, disait hier soir mon coeur à ma raison.
    "On se sent dépassés, même le Président Obama a l'air dépassé", soupirait il y a quelque temps mon vieil ami le sage historien Alfred Berchtold, faisant écho à un autre téléphone, peu avant sa dernière révérence à note cher monde, avec le marcheur du désert Théodore Monod auquel je demandais quel avenir il voyait à notre non moins chère humanité: "Eh bien, mon cher, je ne suis pas sûr que cette idiote ait le moindre avenir, au contraire de certaines espèces d'insectes qui s'en tireront peut-être avant la prochaine glaciation".

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    Cette sensation de tituber au bord d'un gouffre d'où montaient la rumeur confuse d'un concert de rock mondial et d'un débat inextricable entre gens de bonne volonté (mais si...) m'est venue en ce jeudi soir de la nomination de Bob Dylan au titre de Nobel de la littérature 2016, alors que je me repassais l'enregistrement du débat télévisé de la télé romande, à l’enseigne d’Infrarouge, consacré à la tragédie syrienne et conclu sur un beau bouquet d'"il faut" offerte aux martyrs d'Alep et environ: il faut que cesse tout de suite le carnage, il faut obliger les parties en conflit à se plier aux Conventions de Genève, il faut interdire le droit de veto au Conseil de sécurité, mais non tout faux: il faut réformer le Conseil de sécurité, il faut reconnaître que TOUS les belligérants actuels sont coupables et passibles d'un procès devant un Tribunal international, ce qu'attendant il nous faudrait un nouveau Dunant, etc.


    Le TOUT DIRE de la littérature en matière politique est, sans parti pris, strictement inimaginable, si l'on excepte un Shakespeare, et encore, ou un Homère, ou un Dante et quelques autres. Or nous voici à l'heure des bombardements pacifistes des Russes et des Ricains massacrant des civils sous prétexte d'éradiquer un mal que leur rapacité respective a créé comme le monstre de Frankenstein, cependant que tourne à l'infini le Desolation row de Bob Dylan sur un vieux pick up rescapé des années 70.
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    C'est entendu: Bob Dylan est l'un de nos plus chers oiseaux de jeunesse, et sa voix et le contenu plus ou moins compris (!) de ses protest songs fait partie de notre mythologie, mais le hisser soudain au rang d'un Shakespeare à guitare, comme s'y emploie un académicien français, m'a paru aussi grotesque, voire traître par rapport à la double réalité de Dylan et du Big Will, à tout le moins propre à conforter une confusion totale par nivellement et recyclage dans le pire style de la récupération consumériste.
    Les bombes pacifistes américaines pleuvent sur les civils alors qu'un historien français nous rappelle que les States n'ont plus gagné une seule guerre depuis qu'ils ont perdu celle du Vietnam, et les bombes russes ne sont pas en reste, ni le cynisme proportionné de l'Arabie saoudite et des affairistes français ou suisses collaborant avec celle-ci, sans parler des antécédents coloniaux britannique et français qui ont toujours pratiqué le règne par la division - ainsi que le rappelle l'un des livres les plus importants de la rentrée littéraire “française”, ce Judas d'Amos Oz qui me rappelle que l'année même où je venais au monde, en 1947, un visionnaire authentiquement pacifiste, en la personne de Shaltiel Abravanel, s'opposait à la politique anti-arabe d'un Ben Gourion en lui prédisant un avenir de feu et de sang - Alep et Gaza même “combat”...

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    Les opinions les plus contradictoires s'expriment dans le roman d'Amos Oz, qui aurait fait un Nobel de littérature d'une autre stature que le baladin américain, et c'est ce qui caractérise le TOUT DIRE du roman, non par acclimatation du tout et n'importe quoi mais par souci d'incarner les idées en présence et de mieux essayer de comprendre une réalité hors de toute simplification idéologique ou politique.
    Autour de la table d'Infrarouge, il y avait des femmes et des hommes (à commencer par Carla Del Ponte et Jean Ziegler) dont les destinées respectives pourraient nourrir un roman au même titre que le pourraient les destinées respectives des lettrés mondialement inconnus de l'académie de Stockholm.

    Autour de la table d'Infrarouge siégeait, aussi Robert Mardini, le directeur du CICR pour le Moyen-Orient qui, d'entrée de jeu insista sur le sort des civils d'Alep livrés au carnage en dépit des Conventions de Genève symbolisant l'effort des hommes de protéger les civils en cas de guerre. Et d'en appeler à un nouveau Dunant.
    Le TOUT DIRE de la Suisse la traverse de part en part , de Genève au lac de Constance: de Genève où à vécu Le bourgeois Henry Dunant et d'où il s'est fait éjecter pour faillite frauduleuse, à Haiden où il finit ses jeunes vieux jours en contemplant le lac dont le peintre Hodler disait qu'il est "un paysage planétaire ".

    J'ai retrouvé mon ami Daniel de Roulet , dans la chronique de La Suisse de travers où il évoque Henry Dunant au fil du parcours qui relie le bourg appenzellois d'Urnäsch et la bourgade riveraine de Rorschach via le village Pestalozzi des abords de Trogen.
    Henry Dunant, le bourgeois choqué par le massacre de Solférino et décidant crânement d’”humaniser les guerres" , ou Pestalozzi le pédagogue accueillant les enfants abandonnés, ou encore Carla del Ponte et Jean Ziegler rejoints par mon ex-confrères Guy Mettan passionné de culture russe: tels seraient d'autres figures emblématique d'un TOUT DIRE littéraire consacré à la Suisse dégagée de ses clichés.
    Dans un roman phénoménologique où les enseignants de centre gauche suisses ne ricaneront plus à la seule évocation des noms de Guillaume Tell (auquel Guy Mettan consacra une pièce de théâtre et Alfred Berchtold un essai illustrant le rayonnement mondial du mythique personnage nordico-suisse), la fiction se gorgera de la réalité multiculturelle de ce conglomérat de petites nations dépassant leur hybris en esquisse d'Europe, après des siècles de tueries à motifs religieux maquillant d'autres sempiternelles motivations de voisinage ou d'envie basse.

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    Retour à mon ami Daniel de Roulet, aussi fils de pasteur qu'Etienne Barilier ou que Friedrich Durrenmatt , tous trois également typiques d'une littérature Suisse; retour à mon ami Jean Ziegler, ex-camarade révolutionnaire de Che Guevara et secrétaire du Prix des droits de l'homme institué par son ex-pote Khadafi (je n'invente rien de ce réel dépassant la fiction), et dont je me suis rapproché à la parution de son mémorable Bonheur d'être Suisse, ou encore à la géante de ce conte fantastique incarnée par Carla del Ponte, tous figurant les descendants de nos résistants de la forêt des cantons primitifs - retour donc à Daniel de Roulet au village Pestallozzi actuel et au fondateur de la Croix-Rouge:" Le village Pestalozzi, à l'écart de Trogen, recueille des enfants du monde entier. Quand ils grandissent, tibétains ou péruviens, ils aiment tellement la région qu'ils en deviennent appenzellois de souche, attablés comme ce soir au bistrot devant un alcool aux herbes, spécialité du cru".
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    Daniel de Roulet raconte ensuite, après s'être cogné la tête (il est grand) au linteau de la porte de sa chambre d'hôtel appenzellois (ils sont petits ), une compresse froide sur le front, comment Henry Dunant, après un apprentissage de banquier et des investissements dans l'Algérie conquise depuis peu, prit la nationalité française, chercha les faveurs de Napoléon III et, plouf, tomba "en touriste " dans la marmite infernale de la bataille de Solférino, 38.000 soldats ou blessés en deux jours, pas pire qu'Alep mais de quoi secouer un bourgeois genevois, ainsi qu'il le raconte dans le saisissant Souvenir de Solférino publié à compte d'auteur à 1600 exemplaires qu'il distribua autour de lui "pour promouvoir l'idée d'un protocole qui "humanise la guerre".

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    Bref , la Croix-Rouge est créé en 1863 et en 1864, la première Convention de Genève est signée par douze États, trois ans avant que Dunant ne soit déclaré persona non grata à Genève, où le député socialo Jean Ziegler , un siècle et des poussières plus tard, perdit son immunité parlementaire après la parution de La Suisse lave plus blanc, à l'instigation d'une certaine Carla Del ponte, sa collègue actuelle dans le dédale onusien des droits de l'homme - vous suivez au fond de la classe ?
    Mais comme il y a une justice dans la pétaudière mondiale, à laquelle dame Carla à notoirement contribué, Henry Dunant, en 1901, fut gratifié du Nobel, non pas du protest song bluesy frotté de rock mais de la paix, en même temps que Sully Prudhomme inaugurait la procession plus ou moins boiteuse des Nobel de littérature, etc.

  • Notes sur un roman

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    En lisant La plus secrète mémoire des hommes de Mohamed Mbougar Sarr.
     
    À la Maison bleue, ce dimanche 4 novembre 2021. – Après une première lecture « rapide » du roman de Mohamed Mbougar Sarr, qu’il m’importait de présenter cette semaine sur le « média indocile » Bon pour la Tête à l’enseigne duquel j’ai déjà publié 140 chroniques depuis 2017, j’ai repris la lecture annotée de La plus secrète mémoire des hommes comme je l’ai fait d’innombrable autres livres, depuis la fin des années 60 et, particulièrement de quelques ouvrages majeurs dont je garde une centaine de pages de notes, de L’Archipel du goulag de Soljenitsyne aux Humeurs de la mer de Vladimir Volkoff, de Vie et destin de Vassili Grossman aux Bienveillantes de Jonathan Littell, ou de l’Atlas d'un homme inquiet de Chrisoph Ransmayr à 2666 de Roberto Bolano, dont l’exergue du roman de Sarr est tiré des Détectives sauvages.
    Mohamed Mbougar Sarr, qui pourrait être mon fils ou même mon petit-fils, m’apparaît lui-même comme un grand lecteur et tout de suite, en lisant les 100 premières pages de son roman, je me suis retrouvé dans le climat de ferveur et de passions partagées de nos vingt à trente ans, et du même coup sa phrase, la beauté de sa phrase, l’intelligence de sa narration, son allant vif et son immédiate profondeur, sa gravité et sa capacité d’admirer les autres, enfin ce que je dirai la « grâce » qui l’anime, que je n’ai trouvée chez aucun « millenial » de ma connaissance, sauf un soupçon chez un Max Lobe ou un Quentin Mouron, me semble caractériser sa perception du monde autant que l’expression de ses sentiments dans une langue claire filtrant les intuitions et les déductions dialectiques les plus fines.
    Ledit Mohamed disait l’autre soir, sur France- Inter, qu’un bon roman est un miroir où chacun est invité à lire en lui-même - exactement ce qu’écrit Proust (auteur nègre lui aussi à sa façon) dans Le Temps retrouvé, et voici donc mes notes en miroir…
     
    Lecture de La plus secrète mémoire des hommes
    - Dédicace à Yambo Ouologuem (souvenir perso d’avoir acheté Le devoir de violence en 1968, chez Maspéro...)
    - Exergue de Roberto Bolano, tiré des Détectives sauvages :
    « Un temps la Critique accompagne l’Œuvre, ensuite la Critique s’évanouit et ce sont les Lecteurs qui l’accompagnent. Le voyage peut être long ou court. Ensuite les Lecteurs meurent un par un et l’Œuvre poursuit sa route seule, même si une autre Critique et d’autres Lecteurs peu à peu s’adaptent à l’allure de son cinglage. Ensuite la Critique meurt encore une fois et les Lecteurs meurent encore une fois et sur cette piste d’ossements l’Œuvre poursuit son voyage vers la solitude. S’approcher d’elle, naviguer dans son sillage est signe indiscutable de mort certaine, mais une autre Critique et d’autres Lecteurs s’en approchent, infatigables et implacables et le temps et la vitesse les dévorent. Finalement, l’Œuvre voyage irrémédiablement seule dans l’Immensité. Et un jour l’Œuvre meurt, comme meurent toutes les choses, comme le Soleil s’éteindra, et la terre, et le Système solaire et la Galaxie et la plus secrète mémoire des hommes ».
    - Livre premier
    - Le narrateur s’appelle (on l’apprendra plus tard) Diégane Latyr Faye.
    - Première partie: La Toile de l’araignée-mère.
    - Journal du 27 août 2018.
    - Parle à son journal comme à un pote, sur le ton ironique du « cher journal ».
    - Evoque Elimane, l’auteur du Labyrinthe de l’inhumain, qui s’est « enfermé dans la nuit ».
    - Ne sait pas pourquoi l’auteur « culte » s’est tu.
    - Adulé en 1938, puis vilipendé au motif qu’il aurait plagié de grands auteurs.
    - Exactement le sort de Yambo Ouologuem après 1968…
    - Donc on va voir le décalage entre 1968 et 1938, sans assimiler tout à fait le modèle et son double…
    - Diégane dit son désir de « croiser un silencieux ».
    - Se dit en outre épuisé par le récit de « l’araignée-mère ».
    - Puis il se met à son propre récit.
    - I. Evoque aussitôt le souvenir de T.C. Elimane.
    - Dont le livre, Le labyrinthe de l’inhumain, a été dit un chef- d’œuvre, rompant avec la vision idéalisée d’une Afrique seulement victime du colonialisme, avant d’être « scié » par la critique.
    - Parle ensuite de sa rencontre avec Siga D. , romancière sénégalaise connue dont le fascinent les seins…
    - Il le lui avoue d’ailleurs.
    - Et elle lui en montre un avant de l’inviter à la suivre dans son hôtel.
    - Pour elle, Elimane est une « illusion vivante »…
    - Siga D. offre un exemplaire du Labyrinthe à Diégane, sidéré.
    - Diégane cohabite avec un jeune Stanislas Polonais, anarchiste.
    - Son groupe préféré est Super Diamono.
    - II. Explique, après la lecture du Labyrinthe de l’inhumain, combien celui-ci l’a « appauvri »
    - Qu’un grand livre vous « appauvrit » en captant votre attention « pour l’essentiel »…
    - Journal daté (donc) antérieur au 12 juillet 2018.
    - Se pointe à la direction de bourses universitaires.
    - Travaille à une thèse.
    - Découvre que l’année de la parution du Labyrinthe (1938) les noms de Bernanos, Valéry, Sartre, Alain étaient au pinacle, mais nulle mention d’Elimane.
    - Observe qu’un grand livre « ne parle de rien », on comprend : un grand livre ne se réduit pas à un « sujet » ou une « intrigue ».
    - 15 juillet : assiste à la coupe du monde avec son ami congolais Musimbwa.
    - Lequel a déjà publié quatre livres reconnus par « le ghetto », appellation du milieu littéraire africain à Paris.
    - Le milieu français étant appelé « le monde extérieur ».
    - Diégane a d’abord détesté Musimbwa, par jalousie sans doute.
    - Avant de l’avoir lu.
    - Et après l’avoir lu, il l’admire.
    - Le tient pour le meilleur de sa génération.
    - Diégane, pour sa part, n’a publié qu’un livre : Anatomie du vide.
    - Ils partagent la même vison de la littérature, pour le meilleur «entéléchie de la vie ».
    - Ils ne pensent pas qu’elle sauvera la monde mais qu’elle seule leur permettra de ne pas s’en sauver…
    - Diégane parle d’Elimane à Musimbwa.
    - Auquel il confie le livre que Siga lui a confié.
    - Constante évidente dès ici : le thème de la transmission…
    - Très belle page méditative (p.54)
    - Diégane va faire un tour dans le flot parisien pendant que Musimbwa lit le Labyrinthe…
    - Après sa lecture, Musimbwa clame qu’il faut faire connaître ce livre à leur génération.
    - Suit une évocation caustique de la relation des jeunes écrivains africains avec leurs aînés.
    - Avec divers amis, Diégane aborde le thème de la filiation, parfois encombrante, et les rapports entretenus par leurs aînés avec « le monde extérieur », à savoir la France et Paris, où l’on voit bien, lors d’une conversation de bars en tarrasses, l’oscillation des fils entre rejet et reconnaissance :
    - « Nous avions ensuite longuement commenté les ambiguïtés parfois confortables, souvent humiliantes de notre situation d’écrivains africains (ou d’origine africaine) dans le champ littéraire français. Un peu injustement, et parce qu’ils étaient des cibles évidentes et faciles, nous accablions alors nos aînés, les auteurs africains des générations précédentes : nous les tenions pour responsables du mal qui nous frappait : le sentiment d’être incapables de n’avoir pas le droit (c’était pareil) de dire d’où nous venions ; puis nous les accusions de s’être laissé enfermer dans le regard des autres, regard-guêpier, regard-filet, regard-marécage, regard-guet-apens qui exigeait d’eux, à la fois, qu’ils fussent authentiques – c’est-à-dire différents – et pourtant similaires – c’est-à-dire compréhensibles (autrement dit, encore : commercialisables dans l’environnement occidental où ils évoluaient) ; notre lancée critique était bonne, c’est-à-dire impitoyable, et nous ne devions pas nous arrêter en si bon chemin, donc nous déplorions que certains d’entre nos anciens avaient versé dans les négreries de l’exotisme complaisant et d’autres dans les autofictions où ils n’arrivaient pas à transcender leur petite existence, eux qu’on sommait d’être africains mais de ne l’être pas trop (…) ensuite venaient leurs lecteurs occidentaux (osons le mot : blancs), parmi lesquels beaucoup les lisaient comme on fait charité, aimant qu’ils les divertissent ou leur parle du vaste monde avec cette fameuse truculence naturelle des Africains, les Africains qui ont le rythme dans la plume, les Africains qui ont l’art de conter comme au clair de lune (…), les merveilleux Africains dont on aime les œuvres et les personnalités colorées et les grands rires remplis de grandes dents et d’espoir (…) ».
    - Puis se reprochant d’avoir été si cruels, voici les jeunes écrivains africains se reprenant : « Qui étions-nous pour proférer des critiques si dures, intransigeantes, péremptoires envers ceux et celles sans lesquels nous n’existerions pas, qui pour prétendre ne rien devoir aux devanciers à l’égard desquels, pourtant, nous avions une immense et impayable dette ? qui, qui, qui, répétions-nous dans un écho infini même si nous connaissions la réponse, qui ? eh bien, seulement de jeunes imbéciles qui arrivaient à peine en littérature et qui se croyaient tout permis (…)
    - 23 juillet. – Contnue d’évoquer la jeune garde des écrivains africains de Paris.
    - Parle de Faustin Sanza le colosse congolais (dont le nom me rappelle Fiston Mwanza…)
    - Qui a commencé par Le Badamier barbare, poème épique.
    - Ignoré par le lectorat.
    - Faustin qui pense que « rien ne peut être dit »…
    - Et se rabat sur la critique.
    - Il éreinte Noir d’ébène de William K. Salifu.
    - Qui a commencé avec La mélancolie du sable, présumé chef-d’œuvre.
    - Mais dont le livre suivant est un échec salué par tous comme tel.
    - Sanza oppose l’entité que représente « Le Lecteur » à la masse des lecteurs-consommateurs en mal de divertissement.
    - Diégane cite enfin Ewa (Awa) Touré, l’influenceuse franco-guinéenne.
    - Auteure de l’Amour est une fève de cacao, roman nul et non moins couronné de succès.
    - Telle étant la bande…
    - À laquelle Musimbwa fait la lecture du Labyrinthe de l’inhumain.
    - Trois heures de lecture.
    - Et la discussion qui s'ensuit.
    - Diégane et Musimbwa parlent ensuite de la valeur réelle de la poésie de Senghor.
    - Parlent de l’importance vitale de la littérature, chacun à sa façon (p.66)
    - Puis évoquent le livre qu’on vient de lire.
    - Que Béatrice trouve « trop intelligent ».
    - Tandis qu’Ewa fait une photo de groupe qu’elle cale sur les réseaux.
    - 31 juillet. – Diégane appelle ses parents.
    - Sa mère souligne son faible sens de la famille.
    - On sent son oscillation entre distance et affection, souffrance de l’émigré.
    - « Le retour qu’on rêve est un roman parfait – un mauvais roman donc »…
    - Constate que le temps, plus que l’espace, accentue la solitude.
    - Ses parents lui manquent mais il craint de les appeler.
    - « Sur la seule question qui vaille, ils gardaient le silence ».
    - Mais on ne sait de quelle question il s’agit…
    - 4 août. – Son coloc Stanislas, qui reste à distance du cénacle, lui conseille de consulter les archives de la presse pour en savoir plus sur Elimane.
    - Diégane dit à Stan qu’il aspire bel et bien, comme tous ses confrère, à être reconnu par le milieu littéraire parisien.
    - À quoi Stanislas lui répond que toute reconnaissance n'est pas forcément bonne. Qu’il risque d’être récupéré.
    - Diégane ne vise qu’à écrire LE livre qui le « libérera » de la littérature, comme le Labyrinthe pour Elimane.
    - Propos de jeunes écrivains, non sans clin d’œil.
    - Stanislas le traite de naïf.
    - 5 août. – Ils sont invités chez Béatrice Nanga.
    - Dont le physique attire Diégane depuis longtemps.
    - Il y a chez elle un grand crucifix avec Jésus dessus.
    - Ils partagent le ndolé avant de parler du livre d’Elimane.
    - Béatrice estime qu’on devrait le rééditer.
    - Puis elle invite Musingwa et Diégane au lit.
    - Mais Diégane se rebiffe.
    - Refuse de voir « l’ange cubiste », comme Béatrice appelle le sexe de la femme dans un roman érotique qu’elle a publié.
    - Il les entend donc rugir et glapir dans la chambre d’à coté.
    - Constate qu’il est trop timide, trop compliqué, trop cérébral, et ressent ensuite le besoin de les tuer.
    - Mais Jésus bouge sur sa croix, en descend et lui parle, avec la « voix du cœur » un bon moment, le délivrant de sa pulsion meurtrière.
    - Il a l’impression que Jésus est tenté de passer dans l’autre chambre, puis se reproche de fantasmer.
    - Sur quoi Jésus lui dit qu’il a d’autre âmes à sauver, remonte sur sa croix et se recrucifie sans son aide…
    - Alors Diégane se retrouve plus seul qu’avant, reprend son exemplaire du Labyrinthe et rentre à la maison.
    - 6 août. Le lendemain, les deux amis s’expliquent.
    - Musimbwa lui dit qu’il devrait moins réfléchir et baiser plus.
    - Diégane lui demande s’il a des contacts aux archives de la presse.
    - Musimbwa lui dit qu’il n’a pas envie d’en savoir plus sur Elimane et que sa recherche sur l’ identité de l’écrivain maudit cache, chez son ami, une recherche sur la littérature elle-même - vaine démarche selon lui.
    - Diégane pense ensuite au « tragique serment » de l’amour physique, qui la empêché de participer au trio de la veille.
    - Evoque le « serment » que se font les corps, et sa propre loyauté par rapport à une femme qu’il a aimée.
    - Parle de la déception de Romain Gary, exorcisée dans La promesse de l’aube. (p.82)
    - Alors il est question d’Elle.
    - Qu’il a rencontrée sur un banc, nourrissant des pigeons.
    - Ce qu’il lui reproche pour l’aborder. Elle le prend d’abord avec hauteur.
    - De Kundera il a appris qu’une manière de draguer est de faire le simplet...
    - Ils se revoient ensuite ici et là.
    - Puis c’est elle qui fait le pas.
    - Elle s’appelle Aïda. Métisse de père colombien et d emère algérienne.
    - Ils échangent des SMS fiévreux.
    - Puis se confient l’un à l’autre.
    - Vient le premier baiser, puis la première nuit qui le bouleverse.
    - « Je promis la fidélité de mon âme à une autre. Je le fis seul ».
    - 10 août . – Il passe ses journées aux archives de la presse.
    - Lit une enquête de B. Bollème à propos d’Elimane dans la Revue des Deux-Mondes.
    - B.Bollème s’étonne de ce qu’un Africain ait pu écrire un tel texte.
    - B. Bollème se demande qui il y a derrière cet Elimane.
    - 11 août. Diégane se demande si le silence d’Elimane a été sa réponse aux questions de l’Affaire.
    - Puis Diégane découvre un papier de L’Humanité, signé Auguste Raymond Lamiel.
    - Qui voit en Elimane un Rimbaud nègre »
    - Relève une profonde humanité dans le Labyrinthe de l’inhumain.
    - Suivent trois très belles pages évoquant l’amour de Diégane et d’Aïda.
    - Après sa première nuit d’amour avec Aïda l’Algérienne, Diégane, confronté à la volonté de son amante de ne pas s’attacher, désireuse de vivre librement sa vocation de reporter, écrit ceci : «Aïda m’annonça une nuit qu’elle partait en Algérie, son pays maternel, où grondait une révolution historique populaire. Il nous resta soudain six mois à vivre. Je l’appris comme on apprend la détection d’un cancer déjà trop avancé pour être traité. C’est cette nuit-là que, secrètement, j’entamai l’écriture d’Anatomie du vide. Un roman d’amour, une déclaration d’adieu, une lettre de rupture, un exercice de solitude : c’était tout cela à la fois. Pendant trois mois, j’écrivis, et nous continuâmes de nous voir. Pour quelle raison ? L’idée qu’elle fût dans la même ville que moi sans que je la visse m’était plus insupportable que celle de notre séparation à venir. J’aimais l’aimer, j’aimais aimer, amare amabam, je m’aimais l’aimer, je l’aimais me regardant l’aimer. Vertigineuse mise en abîme d’une existence soudain réduite à une seule de ses dimensions. Ce n’était pas un appauvrissement, mais une concentration de mon être tout entier dévoué à une seule chose. M’eût on demandé à ce moment-là ce que je faisais dans la vie que j’aurais répondu avec une modestie fière et tragique : je ne suis qu’amoureux. Je vivais déjà scellé ; et un corps scellé est une servitude aveugle ». (pp.86, 91)
    - Il publie Anatomie du vide peu avant le départ d’Aïda.
    - Suite des critiques du Labyrinthe.
    - Avec un article assez abject du Figaro.
    - Qui polémique en somme contre L’Humanité…Le chroniqueur parle de « bave d’un sauvage » et daube sur la barbarie des Africains durant la Grade Guerre.
    - Affirme que la colonisation doit se poursuivre, et la christianisation pour sauver ces âmes damnées.
    - 14 août. Invité chez Sanza à une soirée entre jeunes écrivains.
    - Il se décrie lui-même en se reprochant de se réfugier dans la littérature au lieu d’affronter la vie.
    - Tout va de travers au cours de cette soirée.
    - Ensuite Musimbwa l’encourage à poursuivre sa recherche.
    - Lui-même s’apprêtant à retourner au Congo.
    - Il parle du Zaïre, qu’il a fui, avec nostalgie et ressentiment.
    - Puis l’interroge sur ce qui l’a amené à écrire.
    - Diégane parle de la lecture comme d’un déclencheur.
    - Il apprend à son ami qu’il va se rendre à Amsterdam pour y retrouver Siga D.
    - Dans La Revue de Paris, un commentateur affirme que le Labyrinthe est « tout sauf africain ».
    - Reproche au livre d’être « trop peu nègre ».
    - Ces papiers me font penser à la réception de Ramuz à la même époque par les critiques français.
    - Les énormités proférées sur l’écrivain romand.
    - 15 août. Suit un entretien de Bollème avec les éditeurs du Labyrinthe.
    - Puis un papier tout positif, dans le Mercure de France, qui voit en Elimane un auteur de valeur à défendre.
    - B. Bollème leur demande si l’écrivain existe vraiment...
    - Ils lui jurent que ce n’est pas un Bon Français masqué… (p.100)

    - 19 août.- Diégane annonce sa venue à Siga D.
    - Détails sur Brigitte Bollème, jurée du prix Femina, la soixantaine solide.
    - Nouvelle attaque contre le Labyrinthe signée par un ethnologue distingué du Collège de France.
    - Crie à l’imposture, parle d’un plagiat de la culture bassère.
    - Cite Marcel Griaule et Michel Leiris pour faire bon poids.
    - 21 août. Avec son coloc Stanislas, Diégane parle de Gombrowicz qui aurait lu le Testament, dont il parle avec condescendance...
    - Un autre lettré du Collège de France conclut aussi au pillage, en reconnaissant l’intérêt littéraire de la démarche.
    - 22 août. Musimbwa quitte Paris pour le Congo. Non sans recommander à Diégane de persévérer. Lequel Diégane saisit le Labyrinthe de l’inhumain sur son ordi et l’envoie à son ami « pour la route »…
    - Le chroniquer de l’Huma tout en reconnaissant le plagiat, persiste à défendre le talent d’Elimane.
    - Parle du plagiat comme d’une composante de la littérature.
    - Diégane rêve d’Elimane, auquel il parle de manière géniale, comme Flaubert dans ses lettres ou les chauffeurs de taxis sénégalais… mais il a tout oublié.
    - Les éditions Gemini retirent tous les exemplaires du Labyrinthe de la vente, comme le Seuil en 1969 le roman de Ouologuem…
    - 24 août. Stanislas se trouvant en Pologne, Diégane invite Béatrice à dîner.
    - Cela se passe très mal.
    - Elle lui reproche de ne pas vivre vraiment, d’être trop distant et trop froid dans sa vie – de ne pas se « mouiller »assez.
    - Il lui donne raison.
    - Ce qui la fait couper court et se barrer…
    - 25 août. – Revient sur la réaction d’Aïda à la lecture de son Anatomie du vide.
    - Elle lui a fait le même reproche que Béatrice
    - Il en convient un an après : « Rien de beau ne se fait sans mélancolie », écrit-il.
    - Dans le train qui l’emmène à Amsterdam, il écrit ceci qui mérite d’être cité (p.115), beau passage évoquant le fond de la mine où creuse l’écrivain
    - Premier biographème
    - Trois notes sur le livre essentiel
    - (Extraits du Journal de T.C. Elimane)
    - Deux pages d’une grande densité poétique, où Elimane évoque plus précisément le « livre essentiel » auquel il aspire et qu’il sait impossible.
    - Evoque l’ombre paralysante de son père que ce livre pourrait l’aider à exorciser…
    - Deuxième livre
    - Première partie
    - Le testament d’Ousseymane Koumakh
    - I. Récit de la chambre du père moribond.
    - Dont on comprend qu’il est le fait de Marème Siga, parlant de son père haï.
    - Parle de lui comme d’une « vieille charogne ».
    - Elle a 20 ans, et lui 92.
    - Il l’a toujours rejetée.
    - La confrontation est âpre (p.126-127)
    - Cela sent la pisse et la crache.
    - Il sait qu’elle va s’en aller.
    - Diégane écoute Siga, se rappelant qu’il a déjà rencontré ce père dans ses romans.
    - « Peu d’écrivains sont restés fidèles à la haine de leurs parents », dit-elle.
    - Elle croit que son père la rejette parce que sa mère est morte le jour de sa naissance.
    - Mais on sent qu’il y a peut-être autre chose.
    - Elle se rappelle les manifestations paternelles de son désamour.
    - Elle pense qu’il l’a haïe avant même sa naissance.
    - Comme s’il savait d’avance ce qu’elle deviendrait.
    - Puis il va être question de Mossane…
    - « Chaque homme su terre doit découvrir sa question », déclare le père à Siga D. avant de raconter Mossane.
    - Laquelle s’est retirée nue sous le grand manguier. Elle a été le premier amour de sa vie, croit-on comprendre.
    - Elle était, comme lui, « destinée à Dieu ».
    - Elle a dérivé dans un autre monde.
    - Ne désirant pas « revenir » malgré ses efforts à lui de la retenir.
    - À l’époque il a commencé d’étudier le Coran.
    - Pour devenir un cheikh respecté alors que Mossane sombrait dans « le grand puits »…
    - Il s’est alors tourné vers d’autres femmes, malgré son âge.
    - « J’aurais pu être le père de toutes mes femmes
    - Le récit se fait comme à l’envers…
    - On est en 1945.
    - Elle vit nue, mais les hommes n’osent pas la toucher.
    - Puis elle revient…
    - Tout cela est à la fois réaliste et quasi mythique…
    - III. Histoire des jumeaux.
    - Là se trouve l’origine du désamour du père pour Siga D.
    - Les jumeaux sont nés en 1888.
    - Le père a été mangé par un crocodile.
    - La mère (grand-mère de Siga) se nommait Mboyl.
    - Evoque la chasse au crocodile tueur, qui voit l’oncle Ngor Toko, frère du père, achever la bête et s’emparer de ses entrailles pour les enterrer sous le grand manguier.
    - Ousseynou parle alors de son frère jumeau.
    - Assane le lumineux, son contraire.
    - Qui, lorsque l’oncle évoquera leur avenir, déclarera qu’il veut aller à l’école des blancs.
    - Ce qui révulse Ousseynou.
    - IV. Suite du récit d’Ousseynou Koumakh.
    - Dont le frère brille, à son dam.
    - Il reste au village auprès de son oncle.
    - Lequel meurt en 1905.
    - Assane sera l’homme instruit.
    - Tandis qu’il est pêcheur resté fidèle à la tradition.
    - Tous deux sont amoureux de Mossane, leur aînée très attirante.
    - Après la mort de l’oncle, ils s’éloignent l’un de l’autre.
    - On les sent rivaux, un peu comme Caïn et Abel.
    - Ousseynou est amoureux de ce qu’il sent « derrière » l’apparence de Mossane.
    - Ousseynou est devenu aveugle à 22 ans.
    - Dans le fleuve, à l’endroit où son père est mort.
    - Mossane lui dit qu’elle sera désormais ses yeux…
    - Mais lorsqu’il lui demande de l’épouser, elle se défile.
    - Elle aspire à d’ « autres possibilités ».
    - Alors il se fâche et l’injurie.
    - Il pense qu’elle se « donne à du vent » pour vivre une « illusion de liberté »
    - Mais il continue à l’aimer
    - Tout en se demandant : « Pourquoi lui ? »
    (p.157)
    - V. Des mois après le départ de Mossane, Ousseynou part pour la grande ville afin de retrouver le couple.
    - Aveugle, il est guidé par un enfant dans les rues dont il découvre les odeurs et les bruits comme amplifiés par sa cécité.
    - Une femme le renseigne sur le lieu où habite son frère.
    - Devant la maison de celui-ci, un gardien le remballe.
    - Avant de lui dire qu’Assane et Mossane sont absents.
    - En dépit de sa fureur, il finit par s’en aller et se retrouve dans une auberge où il réclame une femme.
    - On lui en envoie une qu’il s’envoie…
    - Il s’agit d’une certaine Salimata Diallo, fameuse pour ses fesses.
    - Puis il revient au village, honteux.
    - Et c’est la guerre de 14.
    - Un député noir débarque de France avec d'autres recruteurs.
    - Mais un aveugle ne les intéresse pas.
    - En revanche pas mal de villageois s’engagent.
    - Puis, un soir de fin 1914, Assane et Mossane viennent le trouver.
    - Son frère va s’engager et lui demande de s’occuper de leur enfant à naître.
    - Ce qu’Ousseynou prend fort mal.
    - Il trouve cet engagement pour la France purement égoïste et adresse des paroles très méprisantes à son frère.
    - Se montre très désagréable, mais finit d’accepter pour Mossane.
    - De fait, le changement qu’il perçoit chez elle le touche, au point de l’apitoyer.
    - VI. En 1915 l’enfant vient au monde, qu’on baptise Elimane sur la volonté de son père, disparu entretemps dans les tranchées.
    - Ousseynou ne montre que du ressentiment à l’égard de son frère mort, qu’il estime « dévoré par la France ».
    - En revanche il se demande comment Assane a « accueilli » la mort, curieux de ce dernier regard sur sa vie.
    - La cohabitation avec Mossane reste marquée par le ressentiment.
    - Il se sent cependant responsable d’Elimane,
    - Qu’il va suivre dans son éducation.
    - Le garçon est très intelligent.
    - Mais il lui rappelle Assane et cela lui est pénible.
    - Car il pense qu’Elimane, comme Assane, sont marqués par «l’épine de la civilisation blanche »
    - Mais Ousseynou aime aussi Mossane, autant que son fils.
    - Ils attendent les sept ans d’Elimane pour lui parler de son père.
    - Elimane se montre à la fois brillant, solaire, mais plus mélancolique qu’Assane.
    - Belle page sur la mélancolie de l’enfance (p.173)
    - Elimane apprend vite et bien.
    - Ousseynou lui enseigne le Coran et la culture animiste.
    - Il n’a jamais su ce qu’Elimane pensait de son père.
    - Il pense que le garçon a déjà vécu d’autres vies…
    - Mossane l’inscrit à l’école française, contre l’avis d’Ousseynou.
    - Elimane montre de prodigieuses dispositions.
    - Le père Greusard le prend sous sa protection.
    - VII. À 20 ans, Elimane est envoyé en France pour poursuivre ses études. Il quitte le village fin 1935.
    - Belle scène des adieux (180)
    - Après avoir donné de ses nouvelles régulièrement, il espace ses lettres, puis n’écrit plus du tout.
    - Ce qui mine Mossane, qui dérive vers la folie.
    - On comprend que Siga a ravivé la blessure d’Ousseynou.
    - En 1938, le père Greusard leur apporte des nouvelles d’Elimane, une lettre et un livre qu'il a publié à Paris.
    - Ousseynou cache le livre à Mossane, craignant de la troubler.
    - Par la suite, Elimane ne donne plus aucune nouvelle, la guerre éclate et Ousseynou va s’occuper le mieux possible de Mossane.
    - Puis, en 1945, comme il l’a déjà raconté (la boucle du récit se referme ainsi), Mossane lui revient.
    - Il lui demande alors pourquoi elle a choisi Assane.
    - Elle lui répond que c’est lui qu’elle a choissi.
    - Puis elle lui dit qu’elle a besoin maintenant « que la terre tremble.
    - Après quoi elle disparaît.
    - À tout jamais…
    - Après ce récit, comme son père lui demande si elle lui pardonne, Siga lui répond que non : qu’elle le hait et que ce sera sa façon de lui témoigner son amour : d’être fidèle à sa haine.
    - Ce qu’Ousseynou comprend, mais c’est alors qu’il lui transmet le livre d’Elimane qu’il a caché : ce Labyrinthe de l’inhumain que Siga a confié à Diégane..
    - Deuxième biographème
    - Commence un monologue d’une seule coulée de dix pages.
    - La voix sort d’un « trou » de la terre et l’on comprend bientôt que c’est Mossane qui parle.
    - Elle évoque l’unicité et la solitude de chaque personne.
    - Le chaos qu’elle a dans la tête.
    - Elle évoque la « question de la terre ».
    - Cette question de la « question » est un thème récurrent.
    - Elle fait allusion à un certain « lui », qu’on identifie en la personne d’Elimane.
    - Qui devra choisir entre Assane et Ousseynou.
    - Alors qu’elle pense que c’est elle qui compte surtout pour Elimane.
    - Elle est toute attente.
    - Elle attend ce fils qui ne se signale plus.
    - Elle attend parce qu’elle aime.
    - Et l’identité du père d’Elimane devient la question.
    - Assane croit que…, de même qu’Ousseynou et Elimane croient que... mais elle seule sait.
    - Elle raconte alors ce qui s’est vraiment passé lorsqu’Ousseynou est venu chez eux avant de passer la nuit avec Salimata Diallo.
    -On comprend que Mossane et celle-ci ne font qu'une...
    - Comme Ousseynou ne l’a pas reconnue, il ne sait pas qu’il est peut-être le père d’Elimane.
    - Alors qu’Assane est sûr de l’être.
    - Or Mossane pense qu’elle a conçu Elimane toute seule…
    - Et décide que lui seul saura la vérité, mais Elimane la fait attendre, etc.
    - Bien entendu, tout cela n’a rien d’un vaudeville : l’introuvable vérité relative à la paternité biologique d'Elimane a double valeur existentielle et symbolique, dont on verra sans doute plus loin les conséquences avec l'auteur du Labyrinthe...
    - Le récit de Siga D., cousine d’Elimane, relayant le récit de son père, structure évidemment ledit labyrinthe dans lequel le lecteur progresse sans perdre jamais le fil de la narration à multiples ramifications (P.200).
    - Tout cela est très, très, très remarquable...
     
    - Deuxième partie
    - Enquêteuse et enquêtées
    - Diégane se demande si tous les personnages évoqués par Siga D. avaient conscience de s’agiter pour l’avenir...
    - Pour conclure que non.
    - Estime qu’aucun homme ne pense au futur.
    - S’interroge cependant sur la question lancinante du qu’ »aurai-je fait » au regard de la postérité.
    - Sur la conscience de l’irréparable et sur l’espoir des possibles, de l’ouvert et du miracle.
    - Siga D. lui dit qu’elle a essayé de faire quelque chose de ces histoires, sans y arriver jusque-là.
    - Et reprend alors son récit.
    - Après la mort de son père, qui l’a vue jubiler, elle a lu le Labyrinthe pour la première fois. Sous le manguier.
    - Avec l’impression qu’il était écrit pour elle.
    - Elle racontera cela dans son premier livre, Elégie pour nuit noire, le préféré de Diégane.
    - Un livre d’une « terrible ambiguïté, qui scelle sa beauté ».
    - Siga s’est fait une réputation d’assoiffée sexuelle.
    - Elle y raconte sa déchéance sociale, son exclusion hypocrite de l’université, par un prof qui la dénonce après avoir usé d’elle.
    - Comment elle retourne à Dakar.
    - Sa folie dans le chaos, sa recherche d’un langage primordial, son écriture « au charbon ».
    - Sa perdition et le salut par un inconnu.
    - Puis sa rencontre d'une poétesse haïtienne, qui la protégera.
    - L’aide à reprendre ses études et la soutient financièrement.
    - Elles se jurent fidélité via la poésie.
    - Comme elle n’a pas respecté les règles du masla, base des relations convenables au Sénégal, elle est rejetée.
    - Son livre ne sera jamais admis.
    - Le Labyrinthe de l’inhumain est la troisième instance de son salut.
    - C’est pour Elimane qu’elle est venu en France en 1983.
    - II. Où il est question de la source de Brigitte Bollème, qui lui a peut-être menti.
    - Siga D. a décidé en 1985 d’interroger Bollème.
    - Elle dit à Diégane que c’est l’homme plus que l’écrivain qui l’intéresse en Elimane.
    - Elle est attirée par son silence.
    - Intriguée par le fait qu’il n’ait pas tenu sa promesse envers Mossane.
    - Alore Brigitte Bollème demande à Siga D. de relire son enquête.
    - III. Qui était vraiment le Rimbaud nègre ? Odyssée d’un fantôme.
    - Raconte donc l’histoire de l’ « affaire » de 1938.
    - Elle est allée voir Senghor.
    - Qui lui a dit ne pas goûter ce « roman effroyable ».
    - Mais Senghor lui révèle le mensonge de Bobinal.
    - Lequel est mort à la fin de 1938.
    - Elle se met à la recherche des éditeurs de Gemini après la guerre.
    - Se rend à Tharon où elle retrouve Thérèse Jacob.
    - Qui lui parle d’Elimane comme d'un « démon », à la fois possédé et possédant…
    - Charles Ellenstein et elle l’ont connu au lycée.
    - Brillant et populaire.
    - Une symbiose marque les relations d’Elimane et de Charles,
    - Qui font un voyage dans le Nord de la France, où Elimane cherche les traces de son père mort à la guerre.
    - C’est durant cet été que naîtra probablement le Labyrinthe.
    - De retour à Paris, Elimane a laissé tomber ses études pour se consacrer à l’écriture.
    - Il se fond alors dans la vie de la grande ville.
    - Ses amis l’introduisent dans les clubs libertins.
    - Elimane est « un merveilleux amant ».
    - En 1938, il achèbe le Labyrinthe et le leur lit.
    - Charles et Thérèse le trouvent extraordinaire, mais Charles pointe bientôt les emprunts.
    - Le livre est comme une somme des livres existants…
    - Elimane affirme que la littérature est un jeu de pillages…
    - Charles réclame des guillemets, refusés par Elimane.
    - Après la publication du livre, la réception critique rend Elimane très malheureux.
    - Il s’estime mal lu.
    - Il affirme que ne pas savoir lire est un péché.
    - Thérèse estime que les critiques, Bollème compris, l’ont tué.
    - Charles aimerait écrire un contre-article justificateur.
    - Mais Elimane le refuse.
    - Ils s’accrochent et en viennent aux mains.
    - Sur quoi Elimane disparaît.
    - Ils n’auront des nouvelles de lui qu’en 1940, avec une lettre à la conclusion énigmatique.
    - Charles disparaît à son tour. Thérèse croit qu’il s’est engagé.
    - Thérèse, en 1946, revient à Cajarc.
    - Siga D. revient à Paris et poursuit son enquête.
    - Découvre que le nom complet d’Elimane est Elimane Madag Diouf.
    - Troisième biographème
    - Où finit Charles Ellenstein
    - Charles s’est remis à la recherche d’Elimane, à Paris. Il a entendu parler des rumeurs antijuives.
    - Se dit juif « sans y penser »…
    - On est en juillet 1942.
    - 2. Il cherche Ellenstein à travers Paris.
    - Cauchemarde à propos de son père et de Hitler.
    - 3. Puis il retrouve Claire Ledig, ancienne collaboratrice de Gemini, qui s’est trouvé un homme, un officier allemand francophile à la Jünger.
    - Lequel aurait rencontré Elimane par hasard.
    - Un certain Josef Emgelman.
    - Qui me fait penser, aussi au Max Aue de Jonathan Littell.
    - Engelman voit, en Elimane une incarnation d’Igitur, « celui qui s’est retiré dans la nuit »..
    - Charles et Josef sympathisent apparemment.
    - Mais on sent quelque chose passer entre eux, comme un ange, de la mort ?
    - Après leur rencontre, Charles est arrêté dés son arrivée à son hôtel.
    -
    - 4. Brigitte Bollème estime son enquête ratée.
    - Ce que Siga D. nuance : incomplète…
    - Elles ont chacun un bout de vérité…
    - Bollème a appris la mort de Thérèse Jacob.
    - Qui lui a laissé une lettre d’Elimane et une photo du trio.
    - Siga D. découvre alors le visage d’Elimane.
    - Et croit reconnaître l’homme qui l’a sauvée. Fantasme ?
    - 5. Lettre d’Elimane à ses amis. Dit qu’il a « lancé une colombe dans la nuit ». Se dit « avec un Roi », et que « le livre essentiel ne l’est que parce qu’il tue ».
    - Il y est question de pécheurs punis - les critiques - à l’exception de deux d’entre eux, Vaillant et Bollème…
    - Diégane n’apprécie pas du tout cette rhétorique qu’il taxe de « mystagogie »…
    - Il pense que c’est Thérèse Jacob elle-même qui l’a rédigée.
    - Tous les critiques du Labyrinthe se sont suicidés…
    - On pense au glissement de Roberto Bolaño vers le symbolisme fantastique…
    - Siga D. pense qu’Elimane maîtrisait la magie noire.
    -
    - Troisième partie
    - Nuits de tango par marée haute
    - Retour à Siga D en sa jeunesse estudiantine à Nanterre.
    - Elle étudie la philo et danse seins nus le soir dans un bar, Le Vautrin ( !), pour se faire des ronds.
    - Elle refuse les passes.
    - Se sent grosse de son premier livre.
    - Avec son amie Denise, forme un duo remarqué.
    - Q’un homme solitaire convoite et convoque.
    - Mais Siga D. refuse l’invite.
    - Alors que Denise va disparaître après la rencontre.
    - Siga va la relancer et craint une sorte d’envoûtement.
    - Puis elle rencontre Brigitte Bollème.
    - Qui lui fait un rapport sur les suicides.
    - Il est alors question du glissement de la littérature vers l’anecdote, la publicité et l’inessentiel.
    - Le ton vire à la satire : "W. est le premier romancier noir à recevoir tel prix ou à entrer dans telle académie: lisez son livre, forcément fabuleux.
    - X. est la première écrivaine lesbienne à voir son livre publié en écriture inclusive: c'est le grand texte révolutionnaire de notre époque
    - Y est bisexuel athée le jeudi et mahométan cisgenre le vendredi: son récit est magnifique et émouvant et si vrai !
    - Z. a tué sa mère en la violant, et lorsque son père vient la voir en prison, elle le branle sous la table du parloir: son livre est un coup de poing dans la gueule.
    - C’est à cause de tout ça, de toute cette médiocrité promue et primée, que nous méritons de mourir. Tous: journalistes, critiques, lecteurs, éditeurs, écrivains, société, - tous.
    - Que ferait Elimane aujourd'hui ? Il tuerait tout le monde. Puis il se tuerait lui-même. Je te le redis: tout ça n'est qu'une comédie. Une sinistre comédie". (pp.308-309)
    - Siga D. raconte la suite des tribulations de Denise.
    - Qui souffre de drépanocytose.
    - Elle a eu une une crise à la suite de sa rencontre avec l’homme du Vautrin.
    - Siga va lui rendre visite chez sa tante.
    - Denise lit les Miettes philosophiques…
    - Elle dit à Siga que l’homme prévoyait de tuer quelqu’un.
    - Ce qu’elle n’a pas pris au sérieux.
    - Siga se remet à son Elégie pour nuit noire.
    - Elle prend une dose de «substance pour marée haute»...
    - Et sortant du Vautrin, elle retrouve la trace de l’homme mystérieux qui chante un air de Carlos Gardel.
    - Elle pense qu’il s’agit d’Elimane.
    - Mais elle perd sa trace dans la nuit.
    - Et tombe sur un vieillard fredonnant le même air de Carlos Gardel…
    - Elle pense qu’elle ne retournera plus au Sénégal.
    - L’écriture est sa vraie patrie. Ou plutôt les livres.
    - Le lendemain, on l’appelle de l’hôpital.
    - Denise est morte, tuée, pense Siga D, par Elimane…
    - Et deux jours plus tard, c’est Brigitte Bollème qui meurt d’une crise cardiaque.
    - Choquée, Siga D, se réfugie dans un hôtel miteux.
    - Sur quoi la poétesse haïtienne revient à Paris.
    - Elle découvre la photo d’Elimane chez Siga D.
    - Alors Siga lui raconte tout.
    - Or la poétesse a elle aussi connu Elimane, et fut même son amante.
    - Et c’est lui qui, en somme, les a réunies…
    - Dans l’aurore d’Amsterdam
    - Diégane réclame la suite du récit.
    - Siga D lui raconte sa démission du Vautrin. Où l’homme noir n’est jamais revenu.
    - La poétesse passe une semaine à Paris, avec elle.
    - Siga D achève son roman.
    - La poétesse, de retour en Argentine, se tue en voiture.
    - Cette mort, après celle de Denise bouleverse Siga D alors que son manuscrit est accepté.
    - Elle se rend en Argentine 2 ans plus tard.
    - Et se rend sur la tombe de la poétesse.
    - Elle a compris qu’elle ne percera jamais le mystère d’Elimane.
    - Siga D estime qu’elle a tout dit à Diégane.
    - Elle a quitté la France pour vivre à Amsterdam, où elle attend d’écrire LE livre qu’elle doit écrire.
    - Ils font l’amour.
    - Diégane, dans le train du retour, se demande s’il n’a pas trahi son serment et fait le deuil d’Aïda ?
    - Puis il se dit que Siga ne l’a pas a.t.o.m-i.s.é…
    - Troisième livre
    - Première partie
    - Amitié-amour x Littérature
    Politique.
    - J-5.
    - On se retrouve au Sénégal, où un drame politique est survenu.
    - Le suicide de fatima Diop.
    - Qui cristallise la colère populaire.
    - Son suicide parachève une crise politique majeure.
    - Diégane a débarqué à Dakar la veille de cet événement.
    - Fatima Diop était une militante d’un mouvement de révolte intitulé Jusqu’au bout (BMS = Ba Mu Sës)
    - Une marche est décidée le 14 septenbre.
    - Diégane retrouve ses parents surpris par son arrivée.
    - Il n’ose pas leur dire le vrai motif de sa venu, liée à Elimane.
    - Sa mère est « conservatrice par inquiétude », son père « révolutionnaire par remords »…
    - Son récit bifurque soudain sur Elimane en Argentine.
    - Raconté, en fait, par la poétesse haïtienne à Siga.
    - Elle a connu Elimane à Buenos Aires en 1958.
    - A Dakar, Diégane va relancer un ami d’enfance, Chérif Ngaïdé, théoricien du mouvement de révolte.
    - Comme il se rend à la Médina pour le rencontrer, il reçoit un message d’Aïda, qui se trouve elle aussi à Dakar.
    - Elle est là pour faire un reportage sur la révolte.
    - Ils se retrouvent et rattrapent le temps « perdu » en s'étreignant avec intensité.
    - Belles pages lyriques sur le thème de la révolution qui commence par le corps, yes sir. (Pp. 351-353)
     
    (À suivre)

  • Pour tout dire (54)

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    À propos d'une jeune fille tabassée pour délit de lecture. Stefan Zweig et Marivaux chez les Bougnoules. L'écriture d'immersion et de libération de Magyd Cherfi et de Max Lobe. De la ressemblance humaine.

    Y a-t-il pire mal (haram) pour une jeune fille que d'être surprise en train de lire un livre ? Pour le père et le frère de Bija, la réponse est non, et le seul moyen de l'en empêcher, après lui avoir arraché ce maudit bouquin des mains, sera de lui arracher les yeux.
    Lorsque Bija surgit, le visage en sang, devant ses camarades de la cité, ceux-ci se doutent illico qu'elle vient de se faire tabasser par son père ou son frère, ou les deux, mais le motif de ce quasi massacre auquel les yeux de la belle ont à peine échappé les éberlue tout de même : à savoir que Bija s'est fait choper en train de lire Vingt-quatre heures de la vie d'une femme de Stefan Zweig, découvert sur vive recommandation de son ami Magyd.

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    Et le même Magyd Cherfi de raconter, dans le formidable récit de ses jeunes années dans la banlieue nord de Toulouse , dont les observations relèvent d'un Zola zonard: "Un jour de malheur je lui avais parlé d'un livre démoniaque de Zweig (...) qui raconte l'histoire d'une bourgeoise à qui rien ne manque et qui abandonne tout pour vivre l'amour qu'elle croit vrai et le temps de vingt-quatre heures elle finit par tout perdre.
    "Mon récit l'avait envoûtée et elle n'avait pu résister davantage. Ensuite ils l'ont surprise l'objet entre les mains et après s'être concertés, les deux bourreaux se sont mis en tête de lui arracher les yeux, d'où cette peau pendante des sourcils à la joue"...
    Et Bija de rire, dans son lit d'hôpital , après avoir raconté ça: "Quand ils m'ont attrapée j'avais fini le livre alors je pouvais mourir". Et Magyd d'ajouter: "J'ai maudit cette illusion de croire qu'un livre vous sauve, un livre quartier nord ça vous écourte le passage sur terre."
    Sur quoi l'écrivain évoque la situation de sa mère, Algérienne farouche descendue contre son gré de ses montagnes pour rejoindre son mari installé en France; mais au préalable il a exprimé la révolte des jeunes de la cité confrontés au visage ensanglanté de Bija:"La frayeur un instant effaça les sexes, toutes les différences supposées entre filles et garçons. Nous n'étions qu'un éboulis de coeur brisés. La rage à déferlé dans mon coeur".


    "- Putains d'Arabes, et de bougnoules ! Je vous hais et vomis tout ce qui me lie à vous, je conspue votre race de dégénérés sans âme, je vous encule même et vous renvoie à l'Empire qui vous a vus courber l'échine et léché le pied du maître".
    Est-ce à dire que Magyd Cherfi, avec ces injures grossières, vienne grossir les rangs des casseurs de bougnoules du Front National ? Ce serait ne rien comprendre à son travail d'écrivain, tiraillé entre deux cultures et choisissant de n'en rejeter aucune, que de le prétendre. À cet égard, Ma part de Gaulois illustre par excellence un effort de compréhension de la complexité des situations enchevêtrées du monde actuel, à l'écart de toute idéologie et à l'écoute des gens. Par delà la profusion des observations captées sur le terrain, son récit épate par la vivacité inventive de son écriture, sa drôlerie et son raffinement.

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    Animateur de théâtre et engagé dans le soutien scolaire des enfants de sa cité, Magyd évoque des situations qui rappellent le film mémorable intitulé L'esquive, décrivant la préparation d'une pièce de Marivaux dans une banlieue parisienne
    Magyd Cherfi est un conteur bien plus qu'un témoin sociologisant, dont la truculence et la musicalité des dialogues, ou le sens tragi-comique des situations, rappelle pas mal d'autres auteurs des "périphéries" francophones , dont les plus en vue sont aujourd'hui un Alain Mabanckou ou un Dany Laferrière, ou, plus près de nous, le jeune Bantou Max Lobe dont les trois premiers romans expriment le même type de schizophrénie culturelle dépassée par l'intelligence non dogmatique et le talent poético-théâtral du griot.

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    Même loin des banlieues, cette littérature nous concerne car elle nous ouvre les yeux sur une réalité perçue par la peau et le coeur, tout en revitalisant notre langue commune. Rien d'académique en cela, et "nos " jeunes écrivains feraient bien d'y aller voir de plus près.
    De fait, le livre qui fait pisser le sang de Bija peut aussi aider celle-ci à mieux se défendre, quels que soient les doutes momentanés de Magyd Cherfi.

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    Ma part de Gaulois coïncide enfin avec les années précédant le bac, obtenu par Magyd grâce à l'insistance obsessionnelle et parfois " grave chiante" de sa mère, tandis que la gauche se prépare à la victoire de Mitterrand. Or ce qu'on découvre dans la foulée est que cette perspective est d'abord très redoutée des banlieues maghrébines, tant le souvenir de l'ancien ministre est entaché de sang algérien. Mais ce qui ressort surtout du récit de Magyd tient à sa position personnelle indépendante, en contraste avec celle de son ami marxisant Samir. Une fois de plus, j'y trouve un écho à la méfiance de mon cher Tchékhov à l'endroit des formules toutes faites de l'idéologie et des raccourcis ravageurs ou mensongers de la politique.
    Parlant de sa mère et de son père, Magyd Cherfi nous ramène à la ressemblance humaine. Je n'ai pas besoin de demander à mon ami Max le Bantou qu'elle est sa part d'Helvète: ses livres plaident pour lui mieux qu'un passeport...

  • Pour tout dire (53)

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    À propos du livre qui sépare ou qui unifie. Comment l'ont vécu l'Algérien Magyd Cherfi, le Napolitain Erri De Luca et le Norvégien Karl Ove Knausgaard. Du livre sésame au livre matraque. Qu'un coup de croix sur la gueule peut faire aussi mal qu'un coup de gueule contre la Croix, etc.


    Pour Maveric, Quentin, Sacha, Antoine, Max et les autres...


    "Tu parles comme un livre, mais tu te refermes pas aussi bien ", me lança un jour mon frère, qui vers ses dix-huit ans lut les nouvelles de Jean-Paul Sartre réunies dans Le mur, dont l'une, L'enfance d'un chef, contient une scène de baise homo. Or m'y intéressant à mon tour , mon frère me mit en garde: “Mais fais gaffe hein, pasque Sartre il est pédé, c' est sûr !" Et plus tard ma mère, qui lisait du Troyat et s'étonnait de me voir plongé dans La nausée, de s'inquiéter dans un langage qui n'était pas du tout le sien: "Mais on dit que Sartre est un pédé, tu crois pas que c'est vrai ?"

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    Or voici, dans un tout autre contexte socio-culturel, la réaction violente qu'a provoquée le jeune Magyd Cherfi, dans sa cité de la banlieue de Toulouse, quand ses potes de foot le surprirent en train de lire Une vie de Maupassant:
    “Voilà donc qu’un jour je suis sorti sans cacher l’objet de tous les délits. Je me suis assis, sûr de mon fait. Pour une fois sans trembler j’ai ouvert mon livre et tranquillement j’ai basculé dans les jabots, les hauts-de-forme,, les gilets de soie, less robes à taille haute et remontées sous les seins et largement décolletées du roman Une vie de Maupassant. C’est là qu’étaient les miens, ces héros du XIXe, fardés romantiques et sans muscles.
    “Je lisais depuis quelques minutes quand trois lascars, Mounir, Saïd et Fred le Gitan se sont approchés de moi...
    “- Qu’est-ce que tu fais ?
    - Heu... je lis.
    - T’es un pédé ou quoi ? Pourquoi tu fais ça ?
    - Non mais c’est pour l’école.
    - Qu’est-ce qu’on s’en fout d l’école , tu veux des bonnes notes, c’est ça ?
    - Non, non...
    - T’as qu’à lui dire à ton prof qu’on est pas des pédés !
    - D’accord.
    - D’accord...! T’es français, c’est ça, tu veux sucer les Français ?
    - Non.
    - Et ça c’est quoi ? Montre !
    Il m’a arraché le livre des mains, a lu:
    - Une vie... de Mau...passant, c’est un pédé lui aussi !
    - Mais non, c’est pas un pédé.
    - C’est quoi alors ?
    - Un écrivain.
    - C’est ça , c’est un pédé.
    “Saïd a jeté le livre non sans l’avoir éclaté de la pointe de sa chaussure, j’ai pas bougé et un deuxième coup de pied circulaire me coucha dessus. Le temps de quelques étoiles tournoyantes, je ne savais plus s’il s’agissait de mes rêves récurrents ou d’une banale réalité orchestrée par mes soins. Enfin il était là, le coup de pompe tant attendu. Enfin je le tenais, le prétexte de la rupture.
    “Donner à ma passion de lire, d’écrire, un argument pour exister au grand jour, il en sera bel et bien terminé le “pédé”, la jouer couilles contre couilles”, etc.

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    À défaut de Gay Pride, puisqu'il n'est décidément pas pédé, au risque de décevoir ses petites brutes de potes de foot, Magyd affirmera une façon de Book Pride qui se retrouve chez son pair napolitain Erri De Luca, dont les collègues de chantier considèrent le goût pour la lecture avec la même défiance ombrageuse.
    Cependant ces deux jeunes lecteurs étaient entourée, l’un par sa mère et l’autre par ses parents du peuple napolitain moins illettrés qu’on croirait, comme Karl Ove Knausgaard quelques années plus tard, empêché par sa mère de continuer à ne lire que des bandes dessinées autour de ses sept huit ans, se trouve emmené par elle à la bibliothèque municipale et commence à découvrir l'océan des livres - comme nos propres parents nous y ont incités sans nous interdire pour autant la lecture de Red Canyon et de Vigor l'aviateur.

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    Ce que Magyd Cherfi a vécu à la découverte de ce pédé de Maupassant, Erri De Luca et moi-même l'avons vécu à peu près au même âge avec Céline en son Voyage au bout de la nuit, dont le Napolitain - race de Rital arabisant par le faciès et la langue écrit ceci:
    “Céline l’avait écrit et il avait joué du fifre au groupe d’écrivains de sa génération, les entraînant tous à sa suite pour jeter à la mer les livre des autres, comme Hamelin l’avait fait avec les rats. Son livre résistait entre mes mains sales, sommairement lavées, arrachant des pages en les tournant parce que ni mes doigts ni mes paumes ne sentaient plus rien. Seul Louis-Ferdinand me convenait ces mois-là, seul son Voyage tenait compagnie à mon va-et-vient. Et après, je n’ai plus rien lui de lui qui vaille ce ton de vie empoisonnée, volée aux autres du seul fait d’avoir survécu, une vie restée au-dessus d’un amas énorme de jeunes gens de vingt ans abattus dans les fossés par le gaz moutarde et les éclats d’artillerie”.


    Un livre peut marquer une rupture par sa seule présence. Charles Dantzig observe très justement qu'un seul objet eût paru obscène dans le biotope du fameux Loft, premier parangon de la téléréalité française : un livre ! Le même livre peut n'être qu'un signe de conformité sociale ou mieux pour l'auteur: un méga-tremplin vers la gloire et le forum de Davos ou les bons papiers panaméens.
    Retour à Céline: un livre serait une façon d'aller au bout de la nuit avec les loupiotes stellaires des mots, et le style, la musique, le rythme chers au vieux salopard de Meudon se retrouvent chez Erri le Rital et chez Magyd le Bicot.

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    Une scène brutale, a valeur initiatique, dans Ma part de Gaulois, ressaisit l'antagonisme radical de deux langages - donc de deux mondes - lorsqu'un dur de la Cité surprend le garçon en train de savourer ses alexandrins bien filés.
    Le nommé Gibon, l’un des grands de la cité, taiseux et couturé de cicatrices, l’air d’avoir quarante ans au seuil de sa vingtaine déjà marquée par les sévices en maisons de correction, interpelle donc Magyd:
    “- C’est toi le poète ?
    Je crois ne pas avoir moufté, la peur sans doute d’extraire une syllabe qui le froisserait et me verrait illico écartelé entre les poteaux du gardien de but pour finir rongé par sa mâchoire accidentée, proposé comme cible aux canonniers de la cité, en quelque sorte lapidé par une balle en cuir. C’eût été long.
    “Il ma arraché mon petit cahier de poèmes, a lu et a conclu:
    - Ca vaut chi ça, petit frère, c’est de la merde.
    D’abord je me suis dit: “Il sait donc lire ?”
    “Il a lu et cette image là est encore incrustée dans mon crâne. L’image de Gibon lisant des alexandrins à la con. Un ours lisant Flaubert, c’est ça ! J’ai vu ce jour-là un animal s’attaquer à la lecture d’un roman du XIXe siècle.
    - Prends ton stylo gamin, écris.
    Il a dicté. Me suis exécuté.
    - “Je vais te sucer la gorge et manger ta bouche, ton cul je vais le tordre comme un guidon et tu vas bouger comme une balançoire. Je vais casser ton pépin, de partout je vais t’ouvrir avec les doigts, tu vas couiner comme la bête sous les coups de mon chib, tu va mariner dans la bave, je vais plier tous tes morts et tu vas chier les défunts comme les vivants, tout ce qui vit dans ta peau je vais le torturer et quand il y aura plus que des trous je vais te fourrer à la vaillante, tu vas tourner comme les ailes du moulin, et quand tu seras plus que de la poudre j’vais te lécher l’con. Je vais t’esquinter salope,que les vautours diront y a plus que chi à manger”.
    Et Magyd, sonné, de conclure en ces termes pour lui fondateurs:
    “J’ai dégluti un litre de salive. C’a été mon premier porno, un écran s’était étalé sous mes yeux, immense. J’ai vu le plus beau film qu’il ait été donné de voir à un morveux. Je me souviens, j’écrivais et me surprenais main gauche à gratter ma braguette. Je le voyais lui, nu, gladiateur, fougueux, barbare,je la voyais elle, femelle ardente et repue. J’imaginais la Belle et la Bête. Le vrai conte était là qui sublime la femme et soulage un guerrier, et j’ai compris la baise que les Blancs appellent l’amour. Cet homme valait cinquante imams, cinquante curés et autant de rabbins, il racontait la vie, la preuve... J’ai bandé dur.
    “À la fin il m’a dit: - Dégage, bâtard, va apprendre à écrire sous les couilles à ton père”.

    The Very Question étant alors: comment donc parler français quand on est Beur ou natif de La Guadeloupe, Alsacien de souche ou Vaudois comme Ramuz, dont certain persifleur parisien prétendait qu'il était mal traduit de l'allemand ?
    Débat obsolète ? Absolument pas, et Ma part de Gaulois l'illustre comme l'a fait Sacha Desprès dans La petite galère.

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    L'identité ne se forge pas avec des bons sentiments dictés d'en haut mais avec un récit incarné dans la chair et le verbe du poète.
    Le livre peut être le sésame qui te sort de ta taule (Jean Genet y a pas mal réussi) ou te fait entrer chez Ali-Baba le fameux bibliothécaire. Ce peut être un tapis volant, mais aussi une entrée à la cour des grands et autres auteurs cultes, ou ce peut être une matraque, un Coran qu'on te fout sur la gueule avant de finir le job avec une croix à couronne barbelée.
    En lisant Erri De Luca ou Magyd Cherfi, entre cent autres vrais auteurs du feu de Dieu genre Flannery O'Connor la catho médiumnique ou Amos Oz le Juif peu orthodoxe, j'entends une voix tantôt très douce et tantôt colère que chacune et chacun indentifuera à sa façon, zen ou soufi, délicatesse d'Emily Dickinson ou des Béatitudes évangéliques, à moins que de la même source tonne soudain la voix colère et non moins pure du rabbi Ieshouah dans l'Evangile selon Matthieu de Pier Paolo Pasolini, ce sale pédé à gueule d'Arabe qui faisait du porno communiste, etc.


    Magyd Cherfi. Ma part de Gaulois, 258p. Actes Sud, 2016,
    Erri De Luca. Le Plus et le moins. Gallimard, 2016.
    Sacha Desprès. La petite galère. L’Âge d’Homme, coll. Poche suisse, 2016.


    Peinture murale ci-dessus: Charles Levalet.

     

     

  • Pour tout dire (52)

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    À propos du marcheur-écrivain-ingénieur Daniel de Roulet, le plus suisse des écrivains romands. De La couleur des jours et de la Commedia de Dante. À l'auberge avec Robert Walser.

     

    deRouletPolaroid.jpgLe fils de pasteur Daniel de Roulet, ingénieur multilingue et conjoint légal d'une musicienne, militant antinucléaire et romancier japonais à ses heures, est le plus persévérant et sans doute le plus performant marcheur de fond de la littérature romande voire francophone, et sa qualité de marathonien (il a fait New York et en a tiré un roman bleu) va de pair avec la qualification justifiée, je crois, d'auteur le plus Suisse des écrivains romands. Je le constate sans aucune ironie, au dam du monumental Ramuz qui prétendait que le littérature Suisse n'existe pas. Tout faux: la littérature Suisse existe bel et bien vu que la Suisse existe, contrairement à ce qu'affirme le plasticien démagogue Ben, et Daniel de Roulet le prouve à la fois par le mollet, les deux lobes scientifique et émotionnel du cerveau et le coeur, par ses livres et par la façon dont il défend et illustre les écrits de la littérature Suisse au sens très large puisque Paracelse y trouve sa place à côté de Robert Walser ou de Germaine de Staël.

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    La dernière marche de Daniel de Roulet, transversale, combine la traversée de la Suisse pedibus en treize étapes et la lecture de treize (voire bien plus) livres de plus ou moins illustres auteurs plus ou moins suisses, de Rousseau à Tolstoï en passant par Dürrenmatt et le vacher du Toggenbourg Uli Bräker, notamment. La journée, Daniel le marcheur marche dans sa tenue bleue de coureur de fond, et le soir il se plonge dans un bouquin après avoir savouré un souper Suisse - en Suisse on dit souper pour dîner...


    La série s'intitule La suisse de travers et a paru récemment dans La couleur des jours, publication sur papier journal à laquelle Daniel de Roulet m'a gracieusement abonné et que je découvre avec le plus vif intérêt, merci compère.

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    On sait que le poète latin Virgile compte pour beaucoup dans la marche, de l'enfer au paradis, de son confrère toscan Dante Alighieri, au titre de guide tantôt très tendre et tantôt très sévère. Tout autre était La relation nouée entre le poète bernois Robert Walser et le journaliste zurichois Carl Seelig, lequel a transcrit leurs conversations de marcheurs à travers la campagne dans un inappréciable petit livre intitulé Promenades avec Robert Walser, où il est question de Tolstoï et de Gottfried Keller entre un dîner (en Suisse le déjeuner français se dit dîner) et un souper en quelque auberge Suisse point encore notée par TripAdvisor. D'une façon analogue, le pied léger, Daniel de Roulet fait parler ses compagnons de route aussi vivants que le restent leurs écrits.

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    "Je ne puis méditer qu'en marchant" disait ainsi Rousseau, qui accompagne notre marcheur de Blonay à Charmey via le lac des Joncs et Plan Francey, ce qui fait une sacrée trotte quasiment sous nos fenêtres et à travers les monts et vaux de nos enfances skieuses (aux Paccots) ou toujours portées sur le chocolat (évoqué à l'étape de Broc suivant celle de Gruyères) , et Rousseau de préciser "sitôt que je m'arrête, je ne pense plus, et ma tête ne va qu'avec mes pieds ".
    Je ne sais plus qui a remarqué, avec une partielle justesse, que La littérature romande sortait de La 5e promenade du Rêveur solitaire, du côté du romantisme allemand frotté de lumière lémanique (la prose poétique d'un Gustave Roud ou d'un Jaccottet en sont les meilleurs exemples avant Chessex et Chappaz ), mais nos écrivains plus récents, à commencer par De Roulet, se sont bien éloignés des métaphysiques naturelles et de la mélancolique contemplation. La littérature n'est d'ailleurs intéressante qu'à contre-cliché, et ce qui vaut pour la Suisse réelle, mille fois plus intéressante que ce qu'on en dit le plus souvent un peu partout, s'applique aussi à ses écrivains et ses artistes les plus originaux .

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    Daniel de Roulet entreprend son périple de Genève à la clinique psychiatrique de Begnins pour évoquer le souvenir déchirant de la fin d'Annemarie Schwarzenbach, figure emblématique de l'écrivain-artiste fuyant sa couveuse de fille de patriciens zurichois dans la bohème européenne de haut vol, la drogue et le voyage.
    Échappée du bunker idéologique que défendra plus tard son cousin xénophobe James Schwarzenbach, inspirateur direct de l'actuel milliardaire populiste Christoph Blocher, l'auteure de La vallée heureuse (1940) préfigure la rupture abri-bourgeoise des années 69, proche d'une Ella Maillart ou d'un Nicolas Bouvier. Au demeurant, cette Suisse-là ne se borne pas non plus au nouveau cliché de l'écrivain-voyageur à la mode genre touriste esthète ou bourlingueur se la jouant Cendrars via easy jet.
    En revanche, comme le souligne bien Daniel de Roulet, la façon terrifiante dont Annemarie Schwarzenbach fut livrée, par sa propre mère, aux bons soins des psychiatres, notamment à coups d’électrochocs, avant d’être pour ainsi dire euthanasiée, constitue une métaphore du soft goulag helvétique préfigurant la sombre confession d’un Fritz Zorn dans Mars...
    La marche de Daniel de Roulet est intéressante en cela qu'elle se nourrit de multiples curiosités rétrospectives ou présentes, où le sens pratique de l'ingénieur-architecte le dispute à la sensibilité de l'humaniste cultivé - mélange très Suisse là encore.

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    Je note ces impressions en une région où Hemingway à fait de la luge en hiver et chassé la loutre en été, à l'aplomb d'un val où il a écrit la fin de L'Adieu aux armes. Daniel de Roulet aurait pu faire un bout de chemin avec lui ou chasser les papillons de nos prairies avec Vladimir Nabokov, alors que c'est du côté de Lucerne qu'il a retrouvé un Tolstoï à la fois émerveillé par la somptueuse nature et jugeant sévèrement les riches touristes anglais transformant l'indigène en larbin ...
    Comme il y a des décennies que je pratique ma propre Suisse en zigzags, seul ou en chère compagnie, le parcours de Daniel de Roulet m'est un chemin de traverse de plus, le long duquel se multiplieront les lectures et les rencontres de notre TOUT DIRE partagé - ces premières notes en appelleront donc sans doute bien d’autres....

  • Pour tout dire (51)

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    À propos de la beauté de la nature norvégienne où voisinent visons et marsouins. Une formule du New York Times. Le monde à hauteur d'enfance. La peur du père et les revues pornos. 

    Je n'étais jamais allé au sud ni à l'ouest de la Norvège , dont j'ai découvert la splendeur de la nature par le seul truchement des mots. Les gens ont aujourd'hui besoin de photos ou de vidéos à l'appui, mais avant d'aller faire un tour sur Google Images j'avais vu , ce qui s'appelle voir, le lotissement de petites maisons sur l'île de Tromlyø où les parents de Karl Ove Knausgaard s'installèrent à la fin des années 60 avec leurs deux garçons, me rappelant le même genre de lotissement des hauts de Lausanne où nos parents s'établirent à la fin des années 40, et l'évocation du voyage du quatuor familial jusqu'à la ferme des grands-parents maternels du narrateur m'a bonnement émerveillé par la découverte de ce monde de forêts et de fjords, jusqu'au pied de la montagne sur laquelle le grand-père paysan-pêcheur-apiculteur de Karl Ove, éleveur de visons à ses heures, participa à un sauvetage après le crash d'un avion - tout un univers de féerie naturelle qui m'a rappelé nos équipées familiales dans les Alpes, du pied de l'Eiger au pont du Diable en passant par des cols rappelant les sierras désertes ou les défilés du Far West de nos livres d'enfants.

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    L'originalité profonde de Jeune homme, par rapport à des kyrielles de récits d'enfance (les éditions Gallimard en ont publié toute une collection de grande qualité à l'enseigne de Haute Enfance), tient à son mélange de candeur et d'intensité brute, où le temps hors du temps de l'enfance et les ordres de grandeur propres à celle-ci sont restitués avec une plasticité proche de la 3D.
    Ainsi le lecteur se trouve-t- trimballé sur le petit tracteur à gaz du grand-père, sur fond de haute montagne et de fjord où il emmène les garçons à la pêche au cabillaud tandis que des marsouins surgissent du brouillard, et le soir ce seront les prises de becs des parents et de l'oncle communiste en dessous de la pièce où les frangins sont couchés tête-bêche.
    Et là encore le lecteur se trouve renvoyé à ses propres souvenirs, comme cette nuit de ma petite enfance où, dans la chambre glacée de la ferme d'une grand’tante veuve, j'entendais celle -ci raconter à voix basse, à mon grand-père, les dernières menées d'un malandrin en fuite à travers la campagne du nom de Gavillet. Or je me rappelle aussi que, pour arriver à cette ferme isolée de l'arrière-pays vaudois, nous avions traversé une forêt tapissée de petites jonquilles d'un jaune jubilatoire.

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    À propos de l'édition américaine de l'autobiographie de Knausgaard , un chroniqueur du New York Times écrivait ceci qui rend bien le sentiment qu'on éprouve à cette lecture : “Pourquoi voudriez-vous lire un roman norvégien en six volumes de 3.600 pages, traitant d’un type écrivant un roman norvégien de 3.600 pages ? La réponse en deux mots est que c’est bon à couper le souffle, que vous ne pouvez vous arrêter de lire et que vous ne le voudriez pour rien au monde”...
    Si le regard de Knausgaard se maintient à hauteur d'enfance, comme le miroir promené le long de la vie cher à Stendhal, la lucidité aiguë de l'auteur n'en est pas moins constante, qui met en balance l'investissement total, matériel et affectif, de la mère aux bons soins, et la noire froideur du père, distant ou moqueur, voire parfois violent, à propos desquels Karl Ove fait cet aveu significatif:
    “Elle était toujours là, je le sais, mais je n’arrive pas à m’en souvenir. Je n’ai aucun souvenir d’elle nous racontant de histoires, je ne me souviens pas qu’elle m’ait jamais mis un pansement sur le genoux ou qu’elle ait jamais assisté à une fête de fin d’année.


    “Comment cela se fait-il ?
    “C’est pourtant elle qui m’a sauvé. Si elle n’avait pas été là, j’aurais grandi uniquement avec papa, et alors là, d’une façon ou d’une autre, à un moment ou à un autre, j’aurais mis fin mes jours. Mais sa présence contrebalançait la noirceur de papa. Aujourd’hui je suis en vie, et le fait que ce soit sans joie n’a rien à voir avec l’équilibre de mon enfance. Je vis. J’ai moi-même des enfants et la seule chose que j’ai vraiment essayé avec eux, c’est qu’ils n’aient pas peur de leur père.”
    Cependant qu'on n’imagine pas, pour autant, une enfance de martyr. L’enfance assez banale - et tout à fait unique dans son flux ordinaire - de Karl Ove Knausgaard ressemble en somme aux nôtres, avec leurs lumières et leurs ombres. L'enfance est le temps des premiers émerveillements, mais c'est aussi le temps des petites et des grandes conneries consistant, par exemple à chier du haut des arbres ou à jeter des pierres sur les voitures. C'est le temps de crâner en classe, en se posant comme le meilleur, ou de se faire humilier parce qu'on affecte le genre petit saint. C'est le temps des premiers tours du monde que nous font faire nos premières lectures, - avec de remarquables aperçus touchant ici au mimétisme héroïque ou aux vertiges de l'angoisse existentielle -, mais c'est aussi la soudaine frénésie de curiosité portée à l'examen de revues pornos traînant entre sous-bois et gadoues, etc.

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    Or il y a, dans le TOUT DIRE de Knausgaard, autant d'aspects de la réalité éclairés de manière inattendue et souvent vivifiante, que de zones préservées par pudeur ou discrétion. Imbécile est alors,me semble-t-il, le reproche d'exhibitionnisme fait par d'aucuns à cet écrivain dont le TOUT DIRE, évidemment, ne dit pas tout et n'importe quoi...

  • Pour tout dire (50)

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    À propos du roman vu par Céline et de la série Black Mirror. Proust et la puce intégrée. Du professionnalisme de Michael Connelly et de la poésie dans La Route de Cormac McCarthy.

     

    Avec l'expéditive mauvaise foi dont il était coutumier en parlant de ses chers confrères, Louis-Ferdinand Céline réduisait le roman français de son époque à une variante de la lettre à la petite cousine et, plus intéressant, affirmait que, l'observation du monde contemporain passant désormais par le journalisme ou l'essai documenté, la seule marque d'originalité, pour un romancier, résidait désormais dans le style, et c'est ainsi qu'un Ramuz, fondateur d'un style comme il l'était lui-même, trouvait grâce à ses yeux.

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    Ce qui est assez comique, c'est qu'un Charles Dantzig, qui voit en Céline l'un des apôtres du réalisme littéraire qu'il attaque, fait à peu près la même apologie du style, alors que Céline réduit Proust, dont le style vaut le sien et souvent le surclasse , à du chichi de chouchou.


    À un peu moins d'un siècle de distance, et malgré l'école éphémère qui s'est posée comme le Nouveau Roman, l'on ne saurait dire qu'aucune oeuvre d'envergure n'ait dépassé celles de Proust et Céline sans réduire pour autant maintes œuvres de valeur à la simpliste formule célinienne de la lettre à la petite cousine.


    N'empêche: de Claude Simon à Pascal Quignard, ou des Sarraute et Duras à un Kourouma ou un Chessex, entre tant d'autres dont le vilain canard Houellebecq, c'est bel et bien par l'originalité de leur style, plus que par leur "reflet" réaliste, que la littérature de langue française â été revivifiée et que le nivellement culturel a été limité tant bien que mal.

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    Cela étant, c'est au dam des jugements et autres préjugés académiques, et sans provocation, que je décèle un lien direct entre la modulation proustienne de ce phénomène extrêmement répandu dans notre drôle d'espèce qu'est la jalousie et son observation vertigineuse dans un épisode (intitulé Retour sur image) de la série anglaise Black Mirror.


    De quoi s'agit-il ? De la capacité soudaine, par le fait d'une nouvelle technologie, d'accéder à tout moment au film passé de son existence et de toutes les vies circonvoisines, dans une transparence complète. Avec la susceptibilité soudain délirante du Narrateur de la Recherche du temps perdu, le protagoniste de l’épisode en question en vient, lors d'une rencontre entre amis, à soupçonner sa femme d'en pincer pour l'un des invités se la jouant viveur cynique, et de la harceler ensuite en l'obligeant à projeter sur écran les épisodes d'une ancienne liaison occultée.


    La science fiction à sans doute déjà traité le thème, mais ce qui frappe ici, dans une réalisation émotionnellement forte, c'est la découverte soudaine de ce que pourrait être l'accès permanent et ouvert à tous de nos archives secrètes. Dans l'épisode en question, une puce greffée à chaque individu le relie en outre à une mémoire collective qui permet à tout moment à n'importe quel chef de bureau ou douanier ou flic d'accéder à son "historique " enregistré.


    Comme je suis en train de (re)lire le récit du premier amour du jeune Marcel pour la jolie Gilberte, dans À l'ombre des jeunes filles en fleurs, suivant la relation non moins plombée par la jalousie entre Swann et la mère de Gilberte, ancienne cocotte devenue reine des élégances via l'ascenseur social actionné par le même Swann, j'imagine la folie furieuse qui saisirait un Narrateur disposant soudain d'une sorte de webcam panoptique branchée sur la vie secrète de ses multiples amours - l'horreur pure !

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    Ce que j'en retiens en l'occurrence, c'est que les auteurs des meilleures séries actuelles - américaines, anglaises ou nordiques, pour la centaine que j'ai visionnées -, travaillant en collectifs de haute compétence, font en somme le job aussi bien sinon mieux que des milliers de romanciers peinant à établir le moindre scénario original ou le moindre dialogue crédible, donnant en somme raison à Céline.


    L'étonnante évolution qualitative des séries télévisées condamne-t-elle pour autant les auteurs de cinéma ? Je n'en crois rien. Un Fellini ou un Godard, un Kiarostami ou un Cassavetes représentent autant de regards et de voix uniques, et je ne vous pas pourquoi l'on retirerait l'échelle comme s'y emploient ceux qui (Godard en tête d'ailleurs) concluent à la mort du cinéma après que d'autres aient déploré la mort du roman, la mort de l'homme, la mort de Dieu et l'agonie prochaine de la Barbie d'origine - et ce qui vaut pour le cinéastes vaut pour les écrivains me semble-t-il.


    Comparaison n'est pas toujours raison, mais cela peut éclairer parfois. Je me le dis en reprenant la lecture de Mariachi Plaza de Michael Connelly, impeccable artisan de ce qu'on pourrait dire le polar d'investigation, dont l'observation de reporter sur le terrain à nourri une fresque à multiples strates de la Cité des anges. Un jour que je me trouvais à Los Angeles dans une voiture de louage, c'est ainsi par mes souvenirs des tribulations de l'inspecteur Bosch que je me suis dirigé dans le grand labyrinthe, de Wilshire Boulevard à Venice ou remontant vers Écho Park en passant par Mulholland Drive...
    Mais Connelly es-il un styliste pour autant, au sens où l'entendait Céline ?

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    Je ne le crois pas. En revanche je suis sûr et certain que Cormac Mc Carthy en est un, dont La route est un poème apocalyptique au même titre que les pièces de Beckett. Et The Road a fait un tabac aux States. Donc rien n'est perdu en dépit des apparences, même s'il fait un putain de sale temps bouché, ce dimanche matin, à l’unisson de la météo mondiale.
    Or voilà que Lady L.surmonte sa douleur à la cheville en me proposant de rentrer du bois pour le feu que je vais faire en bon scout, surmontant mes propres lancinances post-opératoires. Et dire qu'il ya encore, au monde, des gens qui en bavent alors que nous avons fait tant de progrès ! Snoopy lèche à n’e plus finir sa papatte endolorie, mais ailleurs les chiens n'ont que des cadavres à se mettre sous la dent. L'art consiste peut-être, alors, à "faire la différence ".

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  • Quand la meilleure littérature rassemble le Noir et le Blanc…

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    Le Prix Goncourt 2021, attribué au jeune Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr, conclut une «course» à laquelle Abel Quentin a lui aussi participé presque jusqu’au bout : double révélation littéraire d’auteurs trentenaires de grande qualité. Avec deux romans qui -coïncidence surprenante -, traitent plusieurs thèmes parents et concluent au primat de la parole poétique sur les idéologies partisanes...
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    Après l’attribution du Prix Nobel de littérature 2021 au romancier tanzanien Abdulrazak Gurnah, méconnu du public francophone, celle du prix Goncourt au Sénégalais Mohamed Mbougar Sarr fait également, pour beaucoup, figure de découverte.
    Est-ce par opportunisme idéologico-politique que des auteurs d’origine africaine se trouvent ainsi reconnus ? Et s’agissant du Goncourt, les académiciens se referaient-ils une vertu en couronnant un jeune auteur (recommandation initiale du prix à sa fondation) et en défiant la traditionnelle mainmise du trust virtuel Galligrasseuil ?
    Ces question ne manqueront pas d’être posées, plus ou moins perfidement, dont personnellement je me contrefiche, seulement attentif à la qualité littéraire de la découverte, immédiatement éblouissante à la lecture du quatrième roman de Mohammed Mbougar Sarr, d’une vivacité et d’une limpidité d’écriture, d’une intelligence et d’une puissance d’évocation, d’une sensualité dans l’usage de la langue et d’une originalité de vision immédiatement perceptibles, au fil d’un récit qui vous prend par la gueule dès ses premières pages mais auquel le «grand public», comme on dit, fera probablement morne mine après trente ou cinquante pages dont on ne saurait dire, au vrai, de quoi elles parlent, comme le revendique précisément l'auteur !
    Le « pitch » est pourtant tout simple: c’est l’histoire d’un jeune écrivain, fasciné par un livre oublié - intitulé Le labyrinthe de l’inhumain, premier chef-d’œuvre présumé de l’Afrique noire, qui aurait fait voler en éclats tous les clichés de la colonisation et de la « négritude » - et qui voudrait en faire un nouveau phare pour sa génération.
    Dédié explicitement à l’écrivain malien « maudit » Yambo Ouologuem, qui obtint le prix Renaudot en 1968 pour Le Devoir de violence, admiré par les uns et bientôt vilipendé et anéanti pour motif-prétexte (discutable) de plagiat, le roman de Sarr développe sa fiction en référence à ce drame (Ouologuem s’étant retiré dans son pays pour s’y terrer loin du monde littéraire, et n'ayant plus rien publié sous son nom) autour du thème du livre-fétiche, à distinguer évidemment du « livre-culte » des publicitaires.
    Or ce n’est là qu’un des multiples «thèmes» de la symphonie romanesque de Mohamed Mbougar Sarr, à lire comme un poème épique merveilleux en son détail et aussi impossible à « résumer » que L’Odyssée du jeune Homère – toutes proportions gardées évidemment…
    Disons alors simplement que, sans plus de sujet que le type même du roman-sans-sujet que voulait être Si par une nuit d’hiver un voyageur d’Italo Calvino, évoquant aussi l’ébouriffante chronique-gigogne de 2666 de Roberto Bolaño, d’ailleurs cité en exergue, le roman labyrinthique de Mohamed Mbougar Sarr, plaisir constant pour les amateurs de littérature, est une méditation en actes (donc pleines d’hisotoires qui se racontent dans la foulée) hyperlucide et nimbée de mélancolie sur le sens personnel et partagé de la littérature et de l’art dans le monde, le devoir de vérité du poète sans cesse menacé par la langue morte des clichés et la langue de bois des propagandes religieuses ou politiques, le plaisir des corps et des mots, les apories de la maladie et de la mort, « enfin tout ça quoi, merde », pour parodier l’auteur se la jouant volontiers rilax-max en enfant-soldat de la plume, etc.
     
    L’ex-gauchiste face à la meute « woke »
    Dans un genre qu’on pourrait dire «néo-balzacien» à la Michel Houellebecq, en plus soft et plus scrupuleusement documenté, Le voyant d’Etampes, deuxième roman du jeune auteur Abel Quentin, déjà remarqué avec Sœur - évoquant la dérive islamiste d’une jeune Française -, suit les tribulations d’un ancien militant gauchiste déçu par sa famille politique, qui publie un livre soudain en butte aux attaques de ce qu’il appelle les « Nouvelles puissances » liées au mouvement woke et à la cancel culture américaine, via les blogs et les réseaux sociaux.
    L’occasion d’un portrait de génération bien enlevé, avec toutes les «remises en question» qu’elle prônait et qu’on exige d’elle à son tour. Guerre des sexes, décolonialisme et débats identitaires au menu, mais plutôt qu’un pamphlet binaire lancé contre les nouveaux inquisiteurs: une fiction critique nuancée où la poésie a le dernier mot…
    Ce serait l’histoire d’un certain Jean Roscoff, intello de gauche bon teint de la «génération Mitterrand » qui aurait milité en sa vingtaine dans les rangs de S.O.S racisme, participant aux manifestations mythiques de l’époque de la « marche des beurs », tout en se positionnant déjà par rapport au grandes figures fascinant la belle jeunesse révoltée d’alors, du côté de Camus plutôt que de Sartre.
    Avec l’esprit justicier du premier, il aurait écrit un premier livre en défense des Rosenberg, ce couple de juifs communistes américains accusé d’espionnage au profit des Soviets et exécuté en 1950, mais l’ouvrage serait tombé à plat après que les services secrets américains eurent avéré, sur documents, la culpabilité des Rosenberg. Le flop de cet ouvrage aurait marqué le début d’une dérive de son auteur dans le désabusenent et l’alcoolisme, au dam de sa moitié plus solide, prénom Nicole, mère d’une jolie Léonie intelligente autant et lesbienne. Quant au protagoniste, divorcé et déprimé, il se serait lancé, au mitan de sa soixantaine, dans la réalisation d’un second projet littéraire longtemps laissé en plan: la bio d’un poète noir américain méconnu, lui aussi communiste et débarqué à Paris à l’époque du maccarthysme et des nuits jazzy de Saint Germain-des-Prés - tout cela que je présente au conditionnel, car ce serait une fiction.
    Le thème dominant de celle-ci se trouve lancé, lors d’un rituel dominical entre le père et sa fille, par l’affront qu’il subit de la part de l’amie de celle-ci, une Jeanne à la dégaine de puritaine inquisitrice dont le regard seul contient un premier acte d’accusation muet: vieux con macho qui se la joue toujours ancien combattant progressiste, avant de lui reprocher à haute voix de « confisquer la voix des sans-voix », ou quelque chose comme ça, conformément à l’idéologie woke pour laquelle un auteur blanc ne saurait parler au nom d’un Noir, etc.
    Mais au fait : cet Abel Quentin au pseudo faulknérien, né a l’époque de la marche des beurs, joliment blanc malgré sa barbe et fringant pénaliste de son état professionnel – il travaille ces jours sur le front du procès du Bataclan -, marié à une femme lettrée, est-il vraiment légitimé à parler au nom d’un type qui pourrait être son père, se permettant en outre de broder les vers d’un Noir qui pourrait être son grand-père ?
    Ces questions, apparemment loufoques, le sont beaucoup moins si l’on considère l’extravagante confusion des débats actuels, notamment sur les réseaux sociaux dont le romancier excelle à décrire la terrifiante foire d’empoigne, multipliant les effets de réel.
    Or, revenons à Robert Willow, poète noir américain mort accidentellement « à la Camus », seul sur une route française, ne laissant derrière lui qu’une soixantaine de poèmes dont certains rappelaient les lyriques français médiévaux ( !) et des bribes de bios avérées par de rare témoin survivants. Pourquoi ne pas le redécouvrir, sans arrière-pensée « politique » mais parce que ses poèmes disent, d’une façon qui touche Jean Roscoff en profondeur, la ressemblance humaine et l’émotion ? Telle était du moins son intention première, sans imaginer des conséquences d’abord anodines (en apparence), puis faisant tache d’huile et tournant à l’emballement médiatique et au lynchage virtuel.
     
    Du « réel » à la « poésie », et retour
    Le premier mérite du Voyant d’Etampes, qui «travaille le réel» comme l’ont fait un Michel Houellebecq, à la façon d’un médium sans pareil, ou Maylis de Kerangal, dans Naissance d’un pont, ou Mohamed Mboucar Sarr dans son roman jouant lui aussi d’effets de réel, est de retracer le parcours d’un «antihéros» à la fois attachant et agaçant (notamment par sa façon de se justifier en relançant la posture autocritique que nous avons connue dès les années 60, nous les vioques…), qui découvre en sa chair (son livre) tout ce qui oppose un engagement personnel, même fautif à certains égards, et le jugement de ce qu’on peut dire la meute. S’agissant de son livre : d’autant plus attaqué qu’il n’est pas lu.
    «La politique tue la vie» déclare Jean Roscoff à un moment donné, de même qu’on pourrait dire que l’idéologie tue la littérature, mais un romancier ne saurait se borner à de telles formules binaires, et c’est ce qui rapproche enfin les deux auteurs évoqués ici, le Noir qui vit pour ainsi dire la poésie dans sa chair d’écrivain pur-sang, et le Blanc qui l’évoque en chroniqueur éclairé non moins qu’éclairant.
    Et vous prétendez que les millenials n’ont plus rien à dire, Mesdames-Messieurs les fossoyeurs répétant « après nous les déluge » ?
    Mohamed Mbougar Sarr. La plus secrète mémoire des hommes. Editions Philippe Rey, 448p.
    Aber Quentin. Le voyant d’Etampes. Editions de L’Observatoire

  • Pour tout dire (49)

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    À propos de la doc du romancier réaliste et des chasseurs d'apparts. Que les personnages de Dostoïevski n'ont point de métiers et que certains auteurs sont juste des éponges genre Simenon ou Proust. Des modulations de la beauté avec ou sans belles phrases.

     


    Les lecteurs désireux de visiter un appart de top standing dans le quartier genevois très smart des Tranchées peuvent se rendre direct à la page 159 du rompol de Julien Sansonnens intitulé Les ordres de grandeur, où l'un des protagonistes, le clinquant présentateur de télé Alexis Roch, se fait présenter son futur bien par un agent immobilier qui mériterait les compliments de Stéphane Plaza, animateur vedette de Chasseurs d'apparts sur M6.

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    Le romancier marque alors un point avec sa description du bien présenté au collègue de Darius Rochebin: “L’agent immobilier connaissait son affaire, il lu avait vanté la qualité des matériaux sélectionnés avec soin, la beauté des garnitures en marbre de Carrare dans la salle de bain, l’élégance raffinée des parquets en chêne massif finition brossé des chambres à coucher, l’étonnante luminosité du sol en marbre turquin au niveau du séjour, mais c’était surtout la cuisine qui lui avait fait grande impression. C’était une création particulièrement minimaliste, le genre de travail d’artiste à figurer dans un magazine d’architecture branché. Le plan de travail se présentait sous la forme d’un îlot massif en granit luna grey, au sein duquel était incrusté une pièce de bois Fineline noire avec des veines plus claires. Le bloc mural, également en granit, était d’un dépouillement presque absolu: seul un robinet d’acier était visible au-dessus d’un évier de forme unique, directement découpé dans la masse de la pierre”, etc.
    Et le chasseur d’apparts de commenter dans le pur style de la nouvelle société friquée des temps qui courent: “Une très belle réalisation signée Eggersmann. Toutes leurs créations sont faites sur mesure, bien entendu. C’est un peu comme posséder une sculpture unique,voyez-vous”. Et pour flatter ce client connu comme le loup blanc: “Je vous regarde tous les soirs”...

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    Très pro dans le registre artisanal, comme on pourrait le dire d'une Maylis de Kerangal avec Naissance d'un pont ou Réparer les vivants dans les domaines du génie civil et de la médecine coronarienne, Julien Sansonnens se pose également en connaisseur du wellness chic et de la gastro de pointe autant que des façons de piéger un politicien via les réseaux sociaux à coups de faux profils Facebook.
    De la même façon, le romancier paraît au fait de la psychologie en matière de viol et de violences, il est capable de sensibiliser la lectrice et le lecteur au sort d'une victime intérieurement détruite par une agression ou à la culpabilité lancinante d'un témoin se reprochant sa lâcheté, et l'on retrouve dans le magma vivant de son (très remarquable) récit, de nombreuses traces de fait divers survenus dans nos contrées ou ailleursbet dûment transposés, qu'il s'agisse de tel salarié de la radio romande accusé d'avoir téléchargé des fichiers pédophiles ou de telle jeune fille massacrée dont une rumeur vertueuse abjecte a insinué qu'elle l'avait peut-être cherché, etc.

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    Une documentation factuelle bien étayée suffit-elle à faire un bon roman ? Sûrement pas, dans la mesure où le travail du romancier se distingue à tout coup de celui du sociologue, du psychologue, du policier ou du juge. Cela étant on n'imagine pas un Balzac sans connaissance avérée des mécanismes de la finance ou des débuts du journalisme parisien, ni le commissaire Maigret sans l'expérience du Simenon chroniqueur de chiens écrasés familier des tribunaux ou des coulisses policières. À l'inverse, on peut rappeler que les romans de Dostoievski sont dénués de tout détail relatifs aux métiers de leurs personnages, alors que les récits de Tchékhov en regorgent. Autant dire que la perception et la transposition littéraire de la réalité varient beaucoup d’auteur en auteur...

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    À relever alors qu’un roman bien ficelé ou bien documenté sans odeurs ou sans épaisseur humaine risque de n'être qu'une machine à tourner les pages, comme il en pullule par les temps qui courent. Ce qui a fait le succès mondial d'un Simenon n'a rien à voir avec l'astuce des enquêtes de Maigret ou sa seule connaissance d'innombrables milieux et situations, et tout avec son incomparable porosité et sa façon hyper simple d'exprimer la complexité humaine. De façon très différente évidemment, Simenon et Proust sont de fantastiques éponges, mais l'un et l'autre ajoutent, à leur connaissance de leurs semblables et du monde, ce qu'on pourrait dire une musique personnelle, un ton unique, un charme, un climat moral ou physique, des tics ou des travers, enfin une beauté qui n'obéit pas forcément aux canons des académies ou des esthéticiennes diplômées.

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    Cette question de la beauté est essentielle à mes yeux, irradiant tous les livres que j'ai aimés, jusqu'à l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard dont les observations et les phrases entretiennent, avec la réalité du monde et avec le langage, un rapport qui implique à la fois le sérieux terrible du regard enfantin et l'indulgence acquise d'expérience, la loyauté du récit et la poésie de l'expression.
    À un moment donné, Karl Ove, vers ses sept-huit ans, regarde, avec l’autorisation de son père une opération du coeur à la télé. Et voilà ce que ça donne:
    “Papa se leva.
    - Non vraiment, je ne peux pas regarder ça, dit-il. Comment peut-on montrer une chose pareille à la télé un lundi soir !
    - Je peux regarder quand même ? demandai-je.
    - Oui, si tu veux, dit-il en se dirigeant vers l’escalier.
    Tout au fond, la membrane battait comme un pouls. Le sang la recouvrait et elle le renvoyait, puis elle semblait se soulever jusqu’à ce que le sang déferle à nouveau sur elle et le rechasse, puis se soulève à nouveau.
    Et soudain je compris qu’il s’agissait d’un coeur.
    Que c’était triste.
    Non pas que le coeur batte sans pouvoir s’échapper. Ce n’était pas ça. C’était le fait que le coeur ne se voyait pas, qu’il dût battre en secret, hors de notre vue, oui, c’était évident, on comprenait en le voyant que ce petit animal sans yeux devait battre et tambouriner tout seul, au fond de la poitrine”.

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    Mallarmé avait des raisons de décrier "l'universel reportage" à propos du roman réduit à une image servile de la réalité, de même qu'on peut s'inquiéter de voir la littérature actuelle (ou le cinéma) envahis par le magma des faits positifs ou négatifs non transposés, réduisant l'art à une espèce de drogue suave ( la prolifération de la littérature d'évasion à bon marché) ou compulsive (le déferlement de la violence ou du sexe imbécile) au seul bénéfice de la pompe à fric branchée sur le générateur conso.

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    Par rapport à ce monde avarié, il est alors intéressant de relever que le roman noir (policier, thriller ou polar), jadis décrié par les instances littéraires plus ou moins moralisantes, notamment en Suisse romande, est de mieux en mieux reconnu comme un genre ouvert à la critique sociale ou politique, où certains auteurs surclassent leurs pairs strictement littéraires en matière de réflexion et de positions éthiques sur les dérives et autres délires personnels ou collectifs.


    Mais là encore , la photo brute ou le sermon ne seront rien sans la totalité puante ou souffrante, ou joyeusement radieuse de ce que Montaigne appelait l'hommerie, etc.

  • Pour tout dire (47)

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    À propos de la lecture vécue par Erri De Luca et de ma tenue d'assaut aux poches remplies des livres de Tchékhov. De l'élitisme par arrogance et du nivellisme par démagogie ou sotte paresse. Des nuances qui distinguent un produit de fast food et le ragù de la nonna Emma.

     

    L'épreuve de la réalité salissante des chantiers humains, la révolte contre les pouvoirs établis et la lecture constituent, entre autres, les bases existentielles de la trajectoire littéraire du chroniqueur-romancier-poète napolitain Erri De Luca, assurément l'un des meilleurs auteurs italiens du tournant de siècle dont le dernier recueil de textes brefs traduit en français cristallise merveilleusement les expériences vitales.


    En lisant le chapitre de Le plus et le moins consacré à la lecture, je me suis revu, à l'éte 1967, un an donc pile avant mai 68 - anticipé en Italie en mars de la même année - sur les hauts de la région de Zermatt, à lire tout Tchékhov dont les dix-huit poches de ma tenue d'assaut pouvaient accueillir quelques exemplaires des œuvres complètes dans la série de 20 volumes des éditions sociales de couleur vieux vert à bandes rouges, à l'étonnement plus ou moins gouailleur de mes camarades canonniers ou tringlots de la compagnie IV du régiment 6 de montagne, etc.
    Quoique très tenté dès mes quinze ans par l'objection de conscience (raisons politiques et morales plus que religieuses), je garde le meilleur souvenir de ces quatre premiers mois d'armée passés en compagnie de vignerons et d'apprentis pharmaciens ou typographes (ou coiffeurs ou photographes), de fils de médecins ou de prolos, de gars baraqués ou juste pas assez fluets pour être réformés, de fins connaisseurs en matière de fanfare ou de fans des Doors ou des Stones, tous réunis à la même enseigne et râlant pour la forme, en bonne camaraderie juvénile - mais pas un seul lecteur de La dame au petit chien à part moi, qui n'en tirait ni fierté ni vergogne. Dès ce moment-là, en effet, quoique étudiant en lettres, la conviction que la littérature s'adresse aussi bien à tous qu'à quelques-uns m'empêchait de céder aux deux penchants de l'élitisme culturel et de la démagogie, forts répandus à l'époque en milieu universitaire.

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    Erri De Luca, dans les mêmes années, achoppait au monde du travail sur lequel, petits étudiants gauchistes, nous ne faisions que fantasmer et discourir, mais sa façon de revenir au livre en dépit de ses mains calleuses, au milieu de ses compagnons prolétaires, n'est guère différente de toute passion pour les choses de la lettre et de l'esprit.
    "J'ai appris que les livres ont un meilleur sort que celui qui les écrit" note Erri De Luca dans son chapitre intitulé Qui porte qui ? Ils sont serrés dans les bras, emportés en voyage, sur une île du Sud ou dans une tente en montagne, fixés avec intensité par deux yeux qui feraient aussitôt baisser les miens. Les livres vivent mieux que ceux qui les font".
    Une certaine crétinerie contemporaine voudrait que les livres ne fussent que des tremplins de réussite sociale, des joy-toys d'auto-adulation ou des tickets low-cost d'évasion loin du taf.
    Or De Luca revient aux fondamentaux , selon l'expression chic du moment, de notre relation au livre: "Recevoir d'un livre est une action aussi active que celle de l'écrire".
    Pour celui qui écrit , comme le relève Karl Ove Knausgaard dans Un homme amoureux, donner est la démarche essentielle, même si l'écrivain, semblable à notre chien Snoopy, ne crache pas sur le biscuit.
    Or la tendance actuelle est de tout focaliser sur le biscuit, retours et compliments + droits d'auteur et royalties publicitaires, etc.
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    "En tant que lecteur, ajoute De Luca, je sais que c'est à moi d'apporter les dernières finitions à ce que je lis, en l'associant à mon existence. Le livre pour moi n'est pas une oeuvre achevée, mais un produit semi-fini. Et pour le finir, le temps de loisir d’un lecteur lui est nécessaire. Le rapport entre eux répond à la question: qui porte qui ? La réponse doit être que le livre porte le lecteur. Dans l'autobus de retour, entre les hommes debout après huit heures passées debout, le livre devait me faire oublier le poids du corps et du temps de travail". Et dans cette optique, pas question de moquer les voyageurs du métro de ne pas lire les livres supposés de bonne littérature, pas plus que de railler les foules et les files se pressant dans les musées pour voir les maîtres ancien ou les plasticiens au goût du jour.
    À propos de goût, s'il est trop facile et même paresseux d'affirmer que "tous les goûts sont dans la nature", décréter que tel goût est le bon signale le plus souvent une arrogance de gens prétendument instruits ou à la page. Le repérage de la Qualité , avec un grand Q bien galbé, est autrement délicat. C'est évidemment question d'éducation, de culture à tous les sens du terme - y compris la culture physique et la culture des roses -, mais la perception de la qualité littéraire ou artistique peut s'affirmer hors de toute considération de classe ou d'ethnie.

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    Parlant aussi, dans ce recueil de textes simples et profonds, d'odeurs de cuisine et de cafés populaires, Erri De Luca rappelle que tout n'est pas égal et que le rejet de tout critère de jugement (la scie, une fois encore, que tous les goûts sont dans la nature), sous prétexte d'éviter tout élitisme, revient à niveler toute distinction, par exemple, entre un produit usiné genre fast food et un ragù à la napolitaine, mijoté pendant vingt-quatre heures, dont on puisse écrire comme lui d'un régal dominical chez sa nonna Emma: “Notre arrivée midi dans le vestibule était accueillie par un alléluia de ragù droit dans le nez. Cette sauce était un applaudissement de stade debout après un but, c’était une étreinte, un saut et une cascade dans les narines. Je ne retrouverai jamais plus cet abordage au plus haut de mes sens qui est pour moi dans une glande de l’odorat. À table, devant le ragù accompagné de grosses pâtes, j’étais si bien sagement, mais intérieurement j’étais à genoux devant mon assiette”.


    Erri De Luca. Le Plus et le moins. Traduit de l’italien par Danièle Valin. Gallimard, Du monde entier,194p.

  • Pour tout dire (46)

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    À propos du double don de joie et des larmes. Les larmes de L'Enfant, de Karl Ove Knausgaard et de Pascal Quignard. Donner et recevoir. La poésie des humbles selon Erri De Luca...

    Lorsque j'ai commencé d'écrire vraiment, il y a cinquante ans ou un peu plus, j'ai noté que le don de joie allait de pair avec le don des larmes. J'ai retrouvé cette double instance de notre présence au monde en percevant l'exceptionnelle capacité d'aimer le monde et les gens, et de s'en réjouir, chez l'écrivain Karl ove Knausgaard, qui pourrait être mon fils par l'âge comme le jeune écrivain Quentin Mouron pourrait être mon petits-fils par l'âge, et la non moins rare propension de Knausgaard aux larmes.
    Le fils, dans La mort d'un père de Knausgaard, pleure quasiment du début à la fin de l'évocation de la triste fin de son père, qu'il a craint durant toute son enfance et détesté par la suite; et ses larmes d'enfant sont non moins omniprésentes dans Jeune homme, où il découvre à sept ans cet "autre ciel" qu'est l'amour d'une autre petite personne, fût-elle juste bonne à sauter à la corde, etc.

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    La scène finale de L'Enfant des frères Dardenne m'a également touché en profondeur, qui voit l'abjection du jeune père (lequel a failli vendre son enfant pour se shooter) se noyer dans les larmes qu'il verse dans les bras de la jeune mère, et pas un mot de plus: rien que chialer.
    En me préparant ce matin à descendre à l'hosto de Montreux - double intervention chirurgicale pas trop inquiétante on espère -, je me rappelle l’aube où je me suis réveillé dans le pavillon de traumatologie de l'ancien Hôpital cantonal de Lausanne, après l'accident de moto qui m'avait perforé une jambe et contusionné un peu partout, au milieu d'une salle où gémissaient une quinzaine de jeunes mecs tous bien plus atteints que moi, dont un garçon de vingt ans au sourire insoutenable, condamné à l'immobilité totale pour le restant de ses jours, et qui m'a fait pleurer sur son sort à lui alors que je murmurais les premières phrases de mon premier livre, composé en trois mois après ma sortie de cet enfer.
    "Tu as chialé !", se moque un de ses compères lorsque Karl Ove sort de la classe où l'a retenu son institutrice pour lui reprocher de s'être moqué devant ses camarades du fait que le père de l'un d'eux a été retrouvé ivre mort la veille au soir devant la maison voisine.
    Les larmes, pour un garçon, c'est la honte, mais c'est aussi la honte que nous inspire le monde.
    Je reviens à ce qu'on appelle la meilleure littérature en posant maintenant, sur la table de chevet de ma chambre d'hosto, juste à l'aplomb du Montreux-Palace où Nabokov passa ses dernières années, le dernier livre de Pascal Quignard intitulé Les Larmes.

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    On est toujours surpris avec cet écrivain sans pareil, comme avec tout vrai poète - je me le disais une fois de plus en lisant hier soir les brefs récits-poèmes d'Erri De Luca réunis sous le titre de Le plus et le moins , dont le premier raconte comment l'auteur napolitain a découvert la grisante joie d'écrire en rédigeant une composition immédiatement mal notée par son prof le soupçonnant de plagiat. Or le silence buté que le gosse à opposé à ce typique abus de pouvoir annonçait la lutte implacable qu'il mènerait en ses jeunes années de révolté, contre les autorités incarnant le fascisme en fin de course.
    Pascal Quignard voyage à travers le temps et les mots, les sources et le sang avec une liberté prodigieuse qui fait miel de tous les savoirs savants et profanes. Je relève à l'instant cette sentence du prophète Jérémie faisant écho aux jérémiades de mon voisin de chambre: "Le coeur de tous les hommes est dépravé . Il est inscrutable. Qui pourrait le connaître".

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    Quant à Erri De Luca, vieux fils sans enfants, il se dit qu'il n'a été bon dans sa vie, pour ses admirables parents, qu'à les avoir accompagnés tous deux jusqu'à la mort, sentinelle affectueuse: "Ils sont morts dans mes bras chez moi, au milieu des livres et des arbres plantés ".
    Le père de De Luca, athée et socialiste, accepta pendant des années d'héberger des militants de Lotta continua poursuivis par la police. Aujourd'hui, dans notre pays de nantis, la police est sur le point de punir les mendiants, et ceux qui choisissent d'héberger des migrants passent pour de mauvais citoyens.
    Je lis ces mots de Pascal Quignard dans mon lit d'hôpital entouré de grognards en uniformes chemises blanches à pois bleus: "Le cerf lape l'eau qui brille entre les cailloux de la berge puis il tombe sur ses genoux. Alors la déesse ouvre ses yeux noirs, plus noirs que les corneilles qui gardent le soleil. Elle pleure et c'est ainsi que tout rejoint cette eau qui va au lac sombre de l'Origine".

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    Et dix heures après, dûment coupé et recousu tandis que le jour décline au-dessus du Montreux-Palace et de l'hosto de zone, cet envoi signé Erri De Luca: “Je suis pathétique, je le sais, c’est la faute des bistrots où chacun de nous a posé un jour son coude et s’est apitoyé sur son sort en riant jusqu’à la convulsion des abdominaux, à l’eau de vaisselle des larmes”.
    Pascal Guignard. Les Larmes, Grasset, 2016, 214p.
    Erri De Luca. Le plus et le moins, Gallimard, Du monde entier, 2016,194p.

  • Pour tout dire (45)

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    À propos d'une remarque cinglante de l'éditeur Vladimir Dimitrijevic et de l'emprise durable du pasteur et du prof sur la littérature romande. De la rose bleue visée par Dürrenmatt, de la lucidité sociale de Simenon et du meurtre derrière les géraniums évoqué par Jean Vuilleumier. L'apparition du polar en milieu propre-en-ordre encanaillé. Du feu sorti des naseaux du Dragon du Muveran, du retour du refoulé chez Julien Sansonnens et d'une probable erreur judiciaire....

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    Il manque un Zola à la littérature romande, déclarait en substance l'éditeur serbe Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, dans une interview parue il y a une quarantaine d'années dans les colonnes de la Gazette de Lausanne.
    En clair: la littérature romande esquive l'approche de la réalité sociale, fuyant dans un certain spiritualisme ou dans l'enveloppement rousseauiste de la nature.
    Plus brutalement encore, le grand écrivain alémanique Friedrich Dürrenmatt affirmait à la même époque: Ach, mais la littérature romande, c'est la rose bleue! En clair: la réalité maquillée par l'esthétisme.

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    Ce qui fit un peu frissonner les conseillères et conseillers de la paroisse littéraire en question, mais sans aucun débat. Il faut préciser qu'alors le binôme du pasteur et du prof régentait encore pas mal le milieu littéraire romand, que ces propos carrés voire grossiers ne pouvaient guère inquiéter, pas plus que le pamphlet ultérieur d'un fils de pasteur, en la personne d'Etienne Barilier, intitulé Soyons médiocres et visant la même évanescence puritaine.
    Pour simplificateurs qu'ils fussent, tant il est vrai que la littérature romande connaissait en ces années un remarquable renouveau, ces reproches n'en étaient pas moins fondés, quoi pourrait faire rétrospectivement au plus grand de nos auteurs, Charles Ferdinand Ramuz qui, après cinq premiers romans admirables et marquant une constante avancée vers la réalité de son époque, sembla soudain effrayé par le réel urbain, à savoir la ville, et se cabra au contraire du "moderniste" Cendrars.

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    Cela se voit dans l'image de Paris reflété dans deux de ses plus remarquables romans, Aimé Pache, pache peintre vaudois, et Vie de Samuel Belet, mais également dans l'effroi avec lequel est évoquée l'évolution de la bonne ville de Lausanne dans Circonstances de la vie, après quoi, se détournant de la Babylone urbaine, Ramuz se replia sur son carreau de terre pour y creuser, admirablement d'ailleurs mais de plus en plus loin de Zola...
    Ce qu'on pourrait cependant objecter à feu Dimitrijevic, alias Dimitri, c'est que la terre romande et ses villes de moyenne importance (à côté de Paris, New York ou Los Angeles, Genève reste une entité sociologique moyenne en dépit de la morgue de sa bourgeoisie, et Lausanne un gros bourg paysan sur les bords malgré les prétentions snob de ses autorités culturelles) ne présentaient guère de traits assimilables à la lutte des classes ou des clans qui sous-tend Germinal ou La Terre, entre autres fresques "à la Zola".

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    Ceci dit, un Simenon , avec Le Bourgmestre de Furnes, a donné l'exemple d'un superbe roman de l'arrivisme social et du tragique humain, qui pourrait très bien se situer à Lausanne ou Genève, où une Alice Rivaz et un Jean Vuilleumier, ou plus récemment une Janine Massard ou un Jacques- Étienne Bovard, entre autres, ont multiplié les observations en prise directe avec la réalité sociale.
    Or celle-ci a refait surface, si j'ose dire dans le roman romand via la satire ou l'étude de mœurs (je pense à La vie mécène de Jean-Michel Olivier ou au Milieu de l'horizon de Roland Buti, à qualité littéraire égale) et plus récemment par le polar, qu'une formule médiatique creuse prétend marquer un "renouveau", pure foutaise.

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    De fait, pour qu'il y ait renouveau, encore faut-il qu'il y ait jamais eu d'œuvres significatives antérieures , qu'on ira plutôt chercher en suisse alémanique avec les romans de deux Friedrich, Glauser et Durrenmatt.
    Dans nos régions, un Michel Bory, avec son inspecteur Berset, ou une Anne Cuneo, avaient certes arpenté le domaine, mais c'est dans la mouvance d'une nouvelle culture , marquée par les séries policières et le roman noir tous azimuts que les polars romands se sont développés récemment avec un succès public effectivement nouveau et une qualité littéraire sans proportion avec celui-ci, pour parler gentiment.
    D'une extrême finesse d'écriture, rappelant la porosité sensible et l'élégance minimaliste d'un Peter Handke, Jean Vuilleumier, l'un des grand méconnus de la littérature romande, aura marqué celle-ci par l'observation exacerbée de ce que son ami Georges Haldas q appelé le meurtre derrière les géraniums.

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    Par loin non plus d'un Simenon pour son attention aux vies perdues, Vuilleumier n'avait pas le nerf dramatique d'un Dürrenmatt - dont La Promesse est un classique du roman noir helvétique, magistralement adapté au cinéma par Sean Penn, sous le titre de The Pledge - ni la pêche d'un storyteller à la Joël Dicker. Mais des thèmes spécifiquement liés à l'atomisation sociale et au malaise existentiel des pays riches, made in Switzerland, sont bien présent dans ses récits hyper-feutrés sur fond de déprime et de carence affective.

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    Dans la suisse au-dessus de tout soupçon de Jean Ziegler, le meurtre se fantasme où se vit non seulement derrière les géraniums mais aussi dans les familles chic et les milieux choc, entre les beaux quartiers genevois et les stations touristiques et à tous les étages de la société.
    C'est ainsi que l'ex-étudiant en théologie Marc Voltenauer, à moitié suédois d'origine et moins hétéro que certains phoques, s'est fait remarquer par un premier roman policier presque aussi gore que ceux de son demi-compatriote Jo Nesbø, situé en partie à Gryon, dans les Préalpes vaudoises dont les légendes n'ont pas toutes été censurées par les pasteurs, intitulé Le dragon du Muveran et travaillant la réalité des abus sexuels de mineurs et les magouilles politico-économiques de la classe moyenne devenue dominante, roulant 4x4 et de moeurs "libérées".
    Si le public (environ quelque 22.222 lecteurs à ce jour) n'a pas été choqué, même pas à Gryon, du fait que le serial killer de Voltenauer se déchaîne aux abords idylliques de nos Préalpes, ni que son enquêteur Andreas Auer soit en ménage avec un ex-chroniqueur économique du journal 24 Heure (dont je suis heureusement retraité depuis 2012), ce n'est pas pour la qualité littéraire de l'ouvrage, pas encore au top, mais pour sa dynamique narrative et pour son observation de la réalité locale et mondiale (le tueur ayant sévi aux States dans la partie la plus sanglante du roman, par trop forcée à mon goût) ou plus exactement mondialisée, à la fois par la circulation de l'argent et sous l'effet des réseaux sociaux.

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    Or les effets pervers de ceux-ci jouent un rôle central dans le roman un peu moins gore mais non moins noir de Julien Sansonnens, intitulé Les Ordres de grandeur et travaillant le réel du milieu médiatico-politique genevois avec une verve descriptive et un sérieux dans la satire, si l'on peut dire, qui en imposent.
    Moins intéressé que Marc Voltenauer par l'intrigue policière, Julien Sansonnens aborde lui aussi le thème du retour du refoulé (en combinant assez habilement deux temps de l'action) tout en cadrant, dans sa partie la plus férocement précise, deux personnages cristallisant l'arrivisme cynique et la violence policée des mondes médiatique et politique.
    Les personnages d'Alexis Roch, présentateur vedette d'une nouvelle chaîne de TV pratiquant l'info en continu style CNN ou Fox News, accusé de stocker sur son ordinateur des fichiers à caractère pedophile alors qu'il brigue un mandat au conseil d'Etat genevois, et de son collègue communiquant Marc Camino , son conseiller stratégique (lui aussi ex de la rédaction de 24 Heures - décidément je l'ai échappé belle !), une véritable ordure léchée, incarnent les arrivistes sans états d'âme d'une société qui est bel et bien la nôtre et dont l'auteur parle frontalement sans moraliser quoique le livre, comme celui de Voltenaur, se fonde sur une éthique implicite.
    Dans cette perspective d'une observation caustique des tares du Gros animal, comme un certain Platon appelait la société , l'on pourrait dire que le roman noir, ainsi qu'on l'a vu chez Chester Himes ou Simenon, Henning Manckell ou Patricia Highsmith, participe bel et bien de la littérature au meilleur sens du terme, quel que soit son niveau de raffinement stylistique.
    Il ne s'agit pas de relancer le réalisme édifiant de quelque bord qu'il soit , mais de témoigner du monde tel qu'il est, avec honnêteté et empathie. Si la littérature est une manière de journal de bord de l'humanité, admettons que celui-ci module son expression en fonction de nouvelles données et demandons-nous comment un Dante, observateur d'une société guère moins corrompue que celle de Berlusconi, avec des pontifes bien pires qu'un Jean Paul II ou qu'un François, se la serait jouée, entre Zola et Stephen King, Balzac ou Houellebecq - évidemment peu branchés en matière de dolce stil nuovo...

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    Dans l'immédiat, faisant retour à la case plus que-réel non encore travaillé par la littérature, j'ai lu hier un autre petit livre, à vrai dire consternant et révoltant, intitulé Un assassin imaginaire (Editions Mon village, 2016) et dans laquelle journaliste d'investigation Jacques Secretan revient sur ce qui est, selon lui, la plus douloureuse et scandaleuse erreur judiciaire survenue en terre romande en ce début du XXIe siècle.

    Jacques Secretan.

    Il s'agit d'un présumé triple meurtre, instruit à charge contre un seul suspect et jugée par deux fois sur la base d'un scénario hypothétique, sans preuves matérielles crédibles et après l'éviction d'un témoin à décharge essentiel.
    Un Simenon, un Zola ou une Patricia Highsmith trouveraient, dans cette très sombre "affaire Légeret", la trame d'un roman noir entrecroisant les thèmes de la rapacité financière, du racisme larvé et du machiavélisme d'un probable manipulateur pointé par l'auteur, à cela s'ajoutant les bévues d'une justice de classe protégeant les nantis et s'acharnant sur un bouc émissaire probable.

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    Or, verrouillée par les convictions intimes d'un procureur échafaudant son scénario accusateur sur des enquêtes bâclées et des témoignages écartés (qui auraient pu disculper le coupable idéal) ou pris en compte (jusqu'au aux rêves de l'épouse du frère accusateur, grand bénéficiaire financier de l'affaire après avoir été déshéritépar sa mère), avec l'appui de juges refusant la présomption d'innocence à l'accusé, cette horrible affaire, qui devrait faire l'objet d'un troisième procès, produit sur le lecteur un effet de réel accablant sans que Jacques Secretan ne sorte de son rôle de scrupuleux enquêteur

  • Pour tout dire (44)

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    À propos des paquets de réalité qu'on prend en pleine gueule, et de la difficulté d'en tirer un récit cohérent. Quelques messages échangés avec Quentin Mouron, le dernier polar de Michael Connelly et celui de l'auteur romand Julien Sansonnens. De la fureur compulsive de Snoopy à lécher sa patte blessée, etc.

    Le retour à la case casa est toujours un moment riche en sentiments-sensations confus, marqué notamment par la retrouvaille des odeurs familières, avec quelque chose de fruité et de vaguement somnolent qui se réveille au réveil des objets que nous retrouvons et qui nous murmurent des choses.

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    Le "Proust norvégien" Karl Ove Knausgaard est particulièrement attentif à ce genre de détails, qu'il capte et restitue, dans sa langue claire et prégnante à la fois, avec la même justesse précise qui lui fait décrire l'épave d'une voiture dans une forêt ou suggérer les relations physiques entretenues par un jeune garçon avec ses parents: "Grand-mère était la seule qui nous touchait, Yngve et moi, la seule qui nous embrassait et nous touchait le bras", etc.

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    Et pour la voiture retournée à l'état de nature: "Oh l'odeur de la vieille épave de voiture dans la forêt humide ! L'odeur de synthétique de sièges lacérés, auréolés et moisis, forte et presque fraîche comparée au parfum lourd et profond des feuilles en décomposition qui l'entourait de toute part. Les joints décollés qui pendaient des fenêtres, noirs comme des tentacules. Le verre en mille morceaux, disparu en grande partie dans la terre, gisant sur les tapis et sur le suis de sportives comme autant de petits diamants mats. Oh les tapis noirs ! Vous les secouiez un peu et une horde de petites bêtes affolées fuyait de tous côtés. Araignées, faucheux et cloportes. La résistance des pédales qu'on ne pouvait pratiquement plus enfoncer. les gouttes qui, traversant le pare-brise, nous tombaient directement sur la figure chaque fois que le vent les faisait dévier de leur trajectoire ou tomber des branches qui se balançaient juste au-dessus. Parfois, on trouvait des choses aux alentours, beaucoup de bouteilles, des sacs plastique contenant des magazines auto ou pornos, des paquets de cigarettes vides, des bidons vides de liquide lave-glace,un préservatif, une fois on avait m'aime trouvé un slip plein de merde. Qu'est-ce qu'on avait ri ! Quelqu'un avait chié sur lui et jeté son slip dans la forêt !"


    Hier soir, juste avant le crépuscule genre décor d'opéra romantique, j'ai continué de lire À l'ombre des jeunes filles en fleurs aux waters de La Désirade, et je me surprenais là aussi d'être scotché à l'incroyable embrouillamini psychologique du petit Marcel fuyant Gilberte pour être plus sûr qu'elle lui revienne et lui dise qu'elle ne l'aime pas histoire de relancer sa passion à lui quitte à la faire décamper - tout ça dans le même paquet de réalité qu'on prend en pleine gueule comme l'autre jour les vagues soulevées par le vent de mer et ma peine à rester debout du fait de la putain de douleur plantaire dont j'espère être débarrassé après-demain sur l'intervention chirurgicale d'un docteur à nom rital, etc.

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    Autre épisode sur la Piste Santé: Notre cher ami et voisin Philip Seelen a passé l'autre jour deux minutes de l'autre côté du miroir, tenu pour mort par l'équipe médicale en train de le travailler au coeur , mais il n'a rien eu le temps de voir de l'outre-monde, ou alors il garde ça pour lui, ce qui est sûr, c'est que cinq minutes lui eussent été fatales, et puis non: ce n'était pas l'heure, ouf le louf...

     

    D'où la bonne conversation que nous avons pu avoir hier soir, chacun en face de son laptop, sur divers artistes peintres-photographes-plasticiens plus ou moins attachés à la représentation critique de l'hyperréalité, tels que le chinois Yan Pei- Ming dont je lui ai montré les images que j'ai faites de ses œuvres exposées à Sète, L'Allemand Gottfried Helnwein qu'il a rencontré perso il ya quelques années, l'italien Luca del Baldo aux portraits rappelant ceux de Lucian Freud et l'Américain Terry Rodgers aux orgies silencieuses et aux bords de mer crépusculaires.

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    À propos d'orgie, j'ai tout de suite été accro à la lecture du polar que Julien Sansonnens m'a envoyé pendant notre absence, intitulé Les ordres de grandeur et entremêlant plusieurs récits (d'une étudiante qui se fait kidnapper au bord du lac et maltraiter ensuite par un taré, d'un présentateur vedette de télé du genre brillamment puant, et d'un couple plus tranquillement en quête de bonheur simple) avec une empathie froide pour les froids et plus chaleureuse pour les chaleureux doublée d'une étonnante maîtrise narrative: travail de pro comme celui, toute proportions gardées, de Michael Connelly, vieux routier du thriller social retrouvant les gangs de L.A. dans Mariachi Plaza.

    Or l'évocation de la partie fine en milieu de riches affairistes à laquelle participe le bellâtre médiatique, dans les cent premières pages du roman de Julien Sansonnens, m'a semblé aussi nette et concise qu'il le fallait vu qu'un tableau plus appuyé de ce genre de partouzes reste l'apanage de Gérard de Villiers & co et pas d'un garçon sérieux...

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    Nous avons en outre pas mal échangé hier soir sur Messenger, avec Quentin Mouron, qui se trouve ces jours au Québec et me demande si cette suite de Pour tout dire, qu'il a l'air d'apprécier, constituera un nouveau recueil genre carnets. Je lui réponds que cette série, se développant depuis un mois à partir de la découverte de l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard, est un rameau indépendant poussé sur le tronc de mes Lectures du monde, qui se propose d'entremêler une narration quotidienne aux côtés de Lady L. et Snoopy , plus nos filles et leur jules, avec l'écho de mes lectures et autres rencontres, Shakespeare devant succéder à Knausgaard avec regards latéraux sur Dante revisité par Alberto Manguel, la catastrophe stratégico-humanitaire du Moyen-Orient et tutti quanti, cela en 1001 pages pour la Saison 1, et ensuite on enchaîne dans la foulée des After d'Anna Todd - tu vises l'ambition...

    Miracle de la technologie de pointe (j'ai pianoté les 135 premières pages de Pour tout dire sur mon iPod, tantôt couché entre Lady L. et Snoopy, et tantôt attablé à une table de café voire dans une salle d'attente d'hôpital, si ça se trouve), Quentin m'apprend ce matin qu'il est "sur" un nouveau roman dans lequel il reprendra sa peinture à l'acide de notre drôle de monde, et voilà qu'à son tour Julien Sansonnens m'envoie un texto où il me remercie d'avance de le lire sans lui épargner d'éventuels commentaires critiques.

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    Tout cela me plaît d'autant plus que l'un des thèmes sous-jacent du Viol de l'ange, dont le premier titre était Roman virtuel, travaille cette nouvelle réalité de la perception simultanée qui fait s'empiler et s'entre couper, se télescoper et se court-circuiter une quantité Q de plans de réel, comme dans un roman d'Antonio Lobo Antunes ou un film de Godard revu par quelque youngster à la Xavier Dolan shooté au Coca Zéro, etc.

    Et Snoopy là-dedans ? Snoopy se lèche compulsivement la patte droite, que Lady L. est obligée de lui bander pour l'en empêcher, avant qu'il ne l'arrache dès qu'elle a le dos tourné. Ainsi était Marcel Proust le grand blessé de la vie, qui grattait sa plaie à qui mieux mieux pour s'en délecter du récit, et nous avec, etc.

  • Pour tout dire (43)

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    À propos de la monstruosité du réel et de la difficulté de réparer des sacs de patates avec des fils de soie. Souvenir d'un congrès d'écrivains à Dubrovnik en 1993. Comment Quentin Mouron a tenté de réparer la nuisette immaculée de la littérature romande avec du fil de jute de sac de patates. Que Tchékhov et quelques femmes de bon sens peuvent aider à calmer le jeu. Une révérence finale d'Erri De Luca...

    La réalité de notre vie, et beaucoup par la faute de notre drôle d'espèce, est d'une monstruosité accablante si l'on s'en tient aux derniers rugissements des dinosaures avant la glaciation ou aux nouvelles nous provenant ce matin d'Alep et prochainement de Mossoul.

    L'horreur est partiellement constitutive du réel, et la littérature doit en rendre compte autant que dela transparence diaprée des ailes de libellules ou de la vue apaisante d'un enfant qui dort. Le problème est de trouver les mots pour le dire.


    93111234_o.jpgDans la littérature française du XXe siècle, un Louis- Ferdinand Céline y est parvenu au fil d'extraordinaires pages évoquant la guerre, donnant du galon stylistique à ce qu'un Guido Ceronetti, à son propos, appelait le fantastique social. On peut vomir les pamphlets antisémites de Céline, relevant de son TOUT DIRE porté au délire paranoïaque, mais ses visions de témoin épique du désastre restent incomparables, et l'on mesure l'affadissement terrible d'une certaine critique faisant la fine bouche devant l'intrusion du réel dans le roman contemporain (le même Céline idiotement taxé de "populiste" dans une polémique franco-française débile) alors que
    la réalité - toute la réalité - est au fondement même de toute expression humaine.

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    En 1993, en pleine guerre en ex-Yougoslave, je me trouvais à Dubrovnik, assistant à un congrès d'écrivains où Alain Finkielkraut , accueilli comme un héros par les Croates, s'exprima en messager des lumières françaises. Or je me souviens de l'image saisissante qui fut utilisée par l'auteur croate Vlado Gotovac à propos de ce beau discours, ramenant celui-ci à un fil de soie au moyen duquel on ravauderait un sac de patates...
    Durant le même congrès du PEN-club, j'entendis nos chers confrères croates vitupérer en bloc la littérature serbe, typique produit de la barbarie selon eux, sans autres arguments qu'idéologiques et nationalistes. Le but caché du congrès était d'ailleurs d'exclure la section serbe du PEN (instance internationale visant à la défense de la liberté des gens de plume...), comme la section allemande avait été exclue à l'époque du nazisme, mais l'opération échoua finalement au dam des manipulateurs idéologues.

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    Au fil d'une confusion sémantique à la fois irrecevable et significative, Céline â été taxé, par Charles Dantzig, l'initiateur de la polémique susmentionnée, de fourrier d'un prétendu nouveau "populisme" littéraire. Or j'ai beau apprécier énormément plusieurs des livres de Dantzig, monuments d'érudition joyeuse et de formidable fantaisie: ce qu'il écrit de Céline, comme ce qu'il écrit d'un Dostoïevski ou d'un Jules Romains, fait décidément faufil de soie sur sacs de patates, et ce d'autant plus que la littérature populiste française, illustrée par de grands livres, tel Le sang noir de Louis Guilloux, et perpétuée par un prix littéraire qui a couronné d'autres romans remarquables, comme Le Faubourg des coups-de-trique d'Alain Gerber, n'a rien à voir avec le populisme politique plombant plus ou moins les pays européens.
    Aux yeux de Pierre Assouline, autre critique français appréciable à bien des égards, et qui n'a jamais prétendu qu'un Simenon fût "populiste" à sa façon, ce qui pourrait se défendre mieux que dans le cas de Céline, l'écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard pécherait lui aussi par manque de finesse stylistique, écrivant en somme comme un sac de patates !

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    Plus proche de nous, le jeune auteur Quentin Mouron s'est déchaîné, il y a quelques années, contre une certaine littérature romande par trop exsangue selon son protagoniste éditeur détestant les auteurs à l'exception de Proust, dans un petit roman intitulé La Combustion humaine (Olivier Morattel, 2014) qui aurait pu être plus percutant et pertinent s'il avait été mieux fagoté dans sa texture de fil de jute de sac de patates, etc.
    Quentin, malgré diverses gesticulations juvéniles, est l'un des rares écrivains sérieux de sa génération de Bisounours, dont on peut attendre beaucoup: il a de la bête et du fruit, la rage au coeur et de l'amour non sentimental à revendre; et puis il pense et il a la papatte. En lisant Knausgaard, j'ai souvent pensé à celui de ses livres que je préfère, travaillant le réel au corps avec une sorte de grâce que traduit son seul titre: Notre-Dame-de-la-Merci, paru chez Olivier Morattel en 2012.
    Cher Quentin, chères petites connes et chers petits cons, (tout jeune auteur est un petit con, m'a répété mon miroir jusque vers l'âge de 33, voire de 66 ans) qui prétendez écrire: lisez les Conseils à un écrivain de Tchékhov et soyez attentifs au bon sens supérieur des bonnes femmes, soeurs Courage et mères supérieures qui ont les pieds sur terre et de la bonté plein le regard.

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    C'est cependant un écrivain, dont l'oeuvre est aussi pétrie de réel que de poésie, qu'il faut citer enfin, en la personne d'Erri De Luca, dans un texte intitulé Guernica, Naples, Belgrade, tiré de Le plus et le moins (Gallimard, 2016): "J'étais à Belgrade pendant le printemps des bombardements de 1999, arrivé la nuit de Hongrie dans une camionnette. C'était pour moi un devoir de déserter mon pays qui faisait décoller de ses pistes les bombardements aériens. Le vingtième siècle se terminait au son de la sirène d'alarme. Je l'entendis arriver cette nuit-là, je la reconnus, telle qu'entendue à travers les voix des femmes de Naples. La tonalité, l'étendue, l'aigu: c'était la même. La sirène d'alarme de Belgrade, en cette nuit d'avril sans aucune lumière allumée, imitait la voix des femmes de Naples, gravée en haute fidélité dans leurs cauchemars. Elles se la racontaient pour la réduire à une histoire. La voix humaine est la seule thérapie qui sache le faire".

  • Pour tout dire (42)

    14520579_10210714233158818_465051496764755982_n.jpgÀ propos du caractère diabolique de l'écrivain de caractère. Ce que m'en dit Georges Haldas à notre première rencontre. Des raisons qui ont poussé certains proches de Karl Ove Knausgaard à l'attaquer publiquement. De la tendance actuelle à recourir aux avocats ou aux juges sur tout et n'importe quoi, y compris les rumeurs infondées, etc.


    "Méfiez vous, JLK: il y a un diable sous le paletot de chaque écrivain", me dit Georges Haldas à notre première rencontre, un jour de 1974 (j'avais 27 ans), à la fin d'un après-midi qui m'avait semblé hors du temps, quasi magique, semblable aux heures denses et hors du temps que j'ai passées avec quelques autres écrivains de forte présence, entre cent ou deux cents littérateurs, tels le Chinois François Cheng, l'Israélien Amos Oz, le Vaudois Jacques Chessex, l'Anglaise Doris Lessing, l'Américaine Patricia Highsmith, l'Ivoirien Amadou Kourouma, ou encore Philippe Jaccottet (vomi par Haldas et Chessex), Nicolas Bouvier (vomi par Chessex et Haldas) et quelques autres à titre occulte, dont Charles-Albert Cingria, Stanislaw Ignacy Witkiewicz ou Robert Walser, et celui qui m'est le plus cher, à savoir Anton Pavlovitch Tchékhov, sans doute le plus pénétrant observateur des démons de petite envergure s'agitant sous le paletot des écrivains de plus ou moins grande envergure.

    L'adulation ou la condamnation des écrivains, assimilés aujourd'hui à des stars cantonales ou mondiales, est un signe de l'égarement collectif excité par l'envie et la publicité, mais le caractère démoniaque de l'écrivain de caractère ( je ne parle pas des littérateurs ordinaires ou des bas-bleus) est une réalité plus profonde, découlant notamment de l'extraordinaire vanité de cet état et du non moins extraordinaire sacrifice que représente aussi ce même état, explicitement invoqués par Henrik Ibsen, qui en savait quelque chose...

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    Ce très grand dramaturge norvégien, qui plaida pour l'émancipation des femmes avant la plupart de ses contemporains, fut aussi un véritable vampire à l'égard de plusieurs jeunes filles qu'il entoura de mille flatteries le temps de les observer avant de les jeter pour en faire des personnages de ses pièces, au point de les compromettre aux yeux du public et de les pousser même au désespoir, avec un cynisme total. 

    Le reproche d'exposer son entourage dans son autobiographie a également été fait à Karl Ove Knausgaard, mais on peut douter que ce procès lui eût été intenté si ses livres n'avaient pas eu le retentissement énorme mais imprévu qui a été le leur. Or le fait a été observé maintes fois ces dernières années : qu'une personne identifiable, à tort ou à raison, dans un livre à succès, tend désormais à réclamer justice à proportion du nombre de lecteurs touchés et du gain personnel qu'elle pourrait en tirer - honneur et bénéfice à la clef.

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    Le tapage médiatique lié à ces interférences se substituant de plus en plus aux qualités propres d'une oeuvre, et la focalisation sur le "personnage" de l'écrivain devenant l'obsession du public même non lecteur, l'on en arrive à "diaboliser" certains auteurs sur la foi de rumeurs infondées, comme celle qui fait de Knausgaard un "Judas" familial, contre toute évidence, car aucune de ses pages (à mes yeux) ne relève de la trahison réelle ou de la délation, en tout cas dans les 1800 premières pages traduites qui nous sont accessibles...

    Cependant Knausgaard, pas plus qu'aucun écrivain de caractère, n'est innocent, et quel lecteur n'a pas lui aussi un diable sous son paletot, mélange de concierge et de juge, de flic et d'espion ?
    Reste à savoir la finalité du droit de certains auteurs, abordant le roman familial ou son secret, à "casser le morceau" et à dire "ce qui ne se dit pas". Georges Haldas lui- même, quand il attaquait tel ou tel personnage connu dans ses carnets, se contentait de le désigner par une initiale, le plus souvent transparente. Entre hypocrisie et respect humain, la nuance est parfois imperceptible. Pour sa part, un Proust façonnait un personnage à partir de cinq ou six "modèles", et la majorité des auteurs en reste aux précautions d'usage en la matière, tandis que maints lecteurs réclament à n'en plus finir "des noms !"
    Or le TOUT DIRE dire d'Haldas ou de Proust, de Knausgaard ou d'Ibsen ne saurait s'évaluer en fonction de critères de bienséance bourgeois ou petit-bourgeois. J'en ai fait la cuisante expérience dans une espèce de journal intime/extime, intitulé L'Ambassade du papillon et où j'appelais les gens connus par leur nom. J'y ai notamment décrit, entre mille autres observations, le glissement progressif d'un ami très proche, le grand éditeur serbe Vladimir Dimitrijevic, dans la paranoïa nationaliste, et j'y ai exposé les riches heures de ma relation avec l'écrivain Jacques Chessex, et les circonstances dans lesquelles il a trahi notre amitié. Or je ne regrette ni ma scandaleuse franchise ni, s'agissant de Chessex, avec lequel je me suis réconcilié des années plus tard, de la chronique abjecte qu'il publia dans un hebdomadaire pour me "tuer". Je l'avais bien cherché: tant pis pour moi !
    Un écrivain de caractère est forcément excessif, et l'évangélique Haldas, se réclamant à qui mieux mieux du Seigneur et fondant son oeuvre sur la "relation à l'Autre", se sera montré mesquin ou même méchant plus souvent qu'à son tour, dans ses carnets, autant que nous tous, pauvres pécheurs.
    Au reste, si tout cela ne relevait plus que des lois et de la justice policière pour les appliquer, le diable qu'il y a sous le paletot de chaque écrivain se tiendrait-il mieux ? J'espère bien que non! Car j'aime ce diable autant que son double candide voire angélique : j'aime qu'un écrivain soit aussi plein de défauts que n'importe quel frère humain, j'aime la littérature parfois aussi monstrueuse que la réalité de notre drôle de monde, etc.

  • Pour tout dire (41)

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    À propos du temps de l'enfance si court et si long. De la lecture automobile et de ses modalités. Des retours nocturnes et des encombrements diurnes. Une sentence d'Ibsen et le portrait du monstre.


    Nos voyages sont plus courts de se faire en lisant. Avec Lady L., qui conduit au motif qu'elle est une invivable copilote, nous avons fait des milliers de kilomètres, ces dernières années, parcourus en un temps à la fois raccourci et dilaté par les milliers de pages que je nous ai lues à haute voix ; et ce jour de retour de la mer, plus précisément: de passages du Jeune homme de Karl Ove Knausgaard et d'un long chapitre du Grand mensonge des intellectuels de Paul Johnson, consacré à un monstre sacré du théâtre européen - qui fut un monstre tout court en tant qu'être humain -, en la personne du dramaturge norvégien Henrik Ibsen.

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    Évoquant le temps de l'enfance, l'auteur de Jeune homme écrit ceci qui rappellera sans doute à chacun une double réalité vécue: « Le temps ne s’écoule jamais aussi vite que pendant l’enfance, jamais une heure n’est aussi courte que dans ces années-là. Toute les possibilités sont ouvertes, on court tantôt par-ci, tantôt par-là, on fait tantôt ceci, tantôt cela, et puis sans qu’on s’en aperçoive, le soir est tombé, on se retrouve dans la pénombre, stoppé par le temps comme une barrière devant soi : oh non, il est déjà neuf heures ? Mais pareillement, le temps ne s’écoule jamais aussi lentement que pendant l’enfance, jamais non plus une heure ne dure aussi longtemps que dans ces années-là »…

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    Lorsque nous descendions à la mer avec nos filles encore petites, il y a plus de vingt-cinq ans de ça, nous divisions l'incommensurable distance, pour elles, des quelque six cent kilomètres à parcourir, en sections représentées, sur la carte, par un stylo, trois stylos représentant la mi-parcours, du côté de Valence. De fait autant que le temps, l'espace de l'enfance est élastique...
    Or notre retour de la mer sans les enfants, en ce vendredi de notables engorgements autoroutiers, nous a paru plus long que l'aller, mais une fois de plus la lecture aura eu cet effet de raccourci et un écho particulier lorsque j'en vins à cette autre page de Jeune homme évoquant les retours nocturnes des sorties dominicales de la famille du petit Karl Ove, où l'obscurité semblait au contraire rétrécir la distance: « Bizarrement, le retour était toujours plus rapide que aller. J’adorais rouler la nuit, le tableau de bord lumineux, les voix atténuées à l‘avant, le halo des lampadaires sous lesquels on passait et qui déferlait sur nous comme autant de vagues de lumière, les longues portions de route toute noire qui surgissaient de temps à autre où toit ce qu’on voyait, tout ce qui existait se réduisait à lasphalte dans la lumière de sphares et au fragmet de paysage éclairé dans les virages. Soudain des frondaisons, soudain des rochers, soudain des baies. Et puis il y avait toujours un plaisir particulier à rentrer à la maison la nuit, le crissement de nos pas sur le gravier, le claquement desportières, le tintement du trousseau de clés et la lumière qui s’allume dans le vestibule, révélant la présence des objets familiers », etc.

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    Certains textes sont mieux appropriés à la lecture automobile que d'autres, soit par leur limpidité narrative ou leur tension dramatique , soit encore par le relief de telle situation où de tel personnage, et pour ne pas quitter la Norvège j'avais prévu de nous lire aujourd'hui , en écho à une sentence d'Ibsen cité par le père de Knausgaard à propos d'un match de foot perdu par son équipe favorite (« On ne possède réellement que ce qu'on a perdu »), le portrait calamiteux de l'homme Ibsen, monstre de vanité et d'égocentrisme qui incarna exactement le contraire de tout ce qu'il avait défendu dans ses pièces visant (notamment) à l'émancipation des femmes et à la lutte de l’individu contre l'oppression politique, sociale ou morale: un despote familial et un sinistre mendiant d'honneurs et de médailles (il avait une passion des décorations poussée jusqu'au ridicule), doublé d'un avare sordide qui traita ses parents, l'un de ses fils illégitime et la mère de celui-ci, entre autres, avec un manque de coeur aussi stupéfiant que son génie et son aura de prophète « ami du genre humain ».

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    À ce propos, l'on a pu lire dans les médias que Knausgaard aussi, dans son autobiographie , aurait malmené les siens au point de susciter la fronde publique de certains membres de sa famille. Or ce qui frappe au contraire, à la lecture des trois premiers volumes traduits qui nous sont accessibles, c'est l'absence totale de dureté de coeur et d'aucune malveillance manifestée à l'égard de ses proches - même si la déchéance finale de son père ou les moments parfois difficiles de sa vie conjugale sont rapportés avec précision -, dans un climat affectif rendu avec une sensibilité remarquable. Knausgaard n’a certes pas le génie d’un Ibsen, mais on irait en vacances avec celui-là plus volontiers qu’avec celui-ci…

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    Bien entendu, comme il en va d'un Rousseau ou d'un Brecht, d'un Shelley ou d'un Marx, d’un Tolstoï ou d’un Hemingway, autres monstres avérés en leur vie privée, tels que les portraiture Paul Johnson sur la base d’une très solide documentation, les travers de l'homme n'éclipsent en rien l'apport intellectuel et artistique de ce Titan au lugubre faciès que fut l’auteur de Peer Gynt ou du Canard sauvage, de La Maison de poupée ou des Revenants, entre autre chefs-d’œuvre de la scène, mais certaines vérités « trop humaines » sont parfois bonnes à rappeler quitte à perdre un peu de ce qu’on croit posséder…


    Paul Johnson. Le grand mensonge des intellectuels. Vices privés et vertus publiques. Robert Laffont. 1993, 361p.

     

    Peinture: Robert Indermaur.

  • L'humour panique d'Amélie et Zadie

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    Quoi de commun entre Amélie Nothomb (Prix Renaudot 2021)  et Zadie Smith ? Plus qu’on ne croirait au premier regard, et d’abord par leur façon de dépasser le premier degré banal du «récit de vie», par l’imagination et la magie du langage, l’originalité du point de vue et un sens du tragique que leur écriture, déjouant le pathos moralisant, irrigue de vitalité et de fantaisie légère ou plus grave. La preuve par la lecture parallèle de «Premier sang» et «Grand Union», leurs derniers livres...

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    Deux écrivains top. Deux auteurs super. Quelque part : deux poètes. On pourrait dire aussi : deux écrivaines, deux autrices, deux espèces de poétesses-prosatrices. Ou encore : deux écrivisses, deux autorelles qui gèrent un max. Deux meufs qui assurent grave – on peut dire ou écrire ce qu’on veut.

    Ou plus exactement : elles écrivent ce qu’elles veulent. Chacune à sa façon : Amélie Nothomb avec sa vieille malice de sale gamine de bonne famille déjantée, et Zadie Smith, plus «popu» d’extraction et de fréquentations,  en grappilleuse sauvage et supérieurement éduquée. La comparaison ne sera raison que si l’on rend  à chacune ce qu’elle a d’unique, à la même enseigne d’une littérature vivifiante où l’observation du monde actuel le dispute aux coups de sonde personnels.

    S’il fallait résumer les deux derniers livres d’Amélie Nothomb et de Zadie Smith dans le langage pycho-social au goût du jour, l’on pourrait dire que Premier sang représente la «quête du père» de la première, et que les dix-neuf nouvelles du recueil Great Union de la seconde «travaillent», notamment, les multiples aspects du «relationnel familial», avec un «focus» privilégié sur la relation mère-fille. Langage d’époque, juste pour le « pitch » mais qui ne dit rien de ce qui fait l’intérêt respectif de ces deux ouvrages, à savoir leur ton, leur étrangeté, leur pénétrante intelligence des réalités humaines, leur indépendance d’esprit, leur mélange de faits très concrets et leur capacité d’abstraction sans pédantisme, leur mordant et leur drôlerie.

     Où Le «roman familial» devient conte de fées et d’effroi…

    Après une trentaine de romans dont certains, comme Stupeur et tremblements, ont un caractère partiellement autobiographique – mais à vrai dire je crois que tous participent de cette transposition - , Amélie Nothomb fait de Patrick Nothomb, son père diplomate et écrivain, le protagoniste de Premier sang, dont le titre évoque la phobie irrépressible de celui-ci, qui s’évanouit dès qu’il voit du sang.

    En tant que diplomate, Patrick Nothomb est sorti d’une prise d’otages au Congo sans verser son sang. En tant qu’écrivain, il a raconté ses expériences variées comme son propre grand-père a raconté les siennes dans une flopée de livres oscillant entre politique nationaliste et poésie plus ou moins assommante. Raconter la saga de la famille Nothomb, célèbre en Belgique bien avant Amélie, demanderait le coffre d’un Balzac. De l’arrière-grand-père ministre à l’oncle bibliste (Paul Nothomb, ancien compagnon de Malraux, est un exégète de l’Ancien testament respecté jusqu’au Japon où naquit Amélie), le feuilleton familial des Nothomb semble «romanesque» à souhait, où virtuellement saturé de curiosités « pipoles », dont Amélie à vrai dire n’a que fiche.

    De fait, Premier sang ne raconte que la détresse d’un petit garçon rejeté par sa froide et belle sorcière de mère à visage de fée  – qui a l’excuse d’avoir perdu trop tôt son  prince charmant -, sa délectable saison en enfer passée chez des oncles-enfants de son âge (la terrifiante tribu Nothomb qu’il adore illico), son aguerrissement dopé par la rage de survivre, son premier amour défiant un grand-père à dégaine d’ogre, et  enfin (j’abrège), son salut à la Schéhérazade quand, devenu diplomate (il se voyait d’abord en gardien de but pro), il empêche ses bourreaux de le tuer en leur racontant des histoires – littérature quand tu nous tiens ! Tout cela en somme ressaisi dans un conte de fées et d’effroi, avec la fulgurante rapidité et le simplisme apparent de tous les livres d’Amélie Nothomb. 

    Zadie et les punks iront au paradis

    Un critique a parlé de «réalisme hystérique» à propos des romans de Zadie Smith, et celle-ci a trouvé ça pertinent en dépit de l’apparence désobligeante de la formule, qui pourrait convenir aussi, dans une configuration de la réalité évidemment très différente, aux romans d’Amélie Nothomb ; mais je dirais plutôt : réalisme panique.

    Ces deux auteures achoppent à la douleur des gens, de quoi vous rendre fou. Mais percevoir la douleur des gens avant de l’exprimer  et peut-être l’exorciser avec des mots sera le job de l’écrivain, du conteur sous l’arbre à paroles ou de la rappeuse dépassant la platitude «réaliste» du rap-qui-dénonce.

    En dix-neuf nouvelles étincelantes de porosité sensible et de vivacité féroce ou tendre, Great Union évoque le monde actuel en ses avatars tendre ou féroces, avec une acuité qui, faisant mal, fait du bien parce que ça sonne vrai. 

    Quand Amélie semble donner dans la «quête du père» en paraphrasant malicieusement Sacha Guitry (« Mon père est un grand enfant que j’ai eu quand j’étais tout petit »), Zadie, dans la dernière nouvelle éponyme de son recueil, évoque la rencontre nocturne d’une femme de même origine (sa mère venant de Jamaïque, comme chacune et chacun sait) et de sa mère ressuscitée le temps de fumer une clope et parlant de leurs ancêtres communs ; et ce thème de la relation mère-fille apparaît déjà dans la première nouvelle, Dialectique, évoquant l’effort que fait une mère de se raccrocher à la mouvance «animalitaire» actuelle pour se rabibocher avec sa fille adolescente, qui n’en a rien à braire.

    Le thème du langage et de ses pouvoirs, explicite ou pas, revient également dans les nouvelles de Zadie Smith, qu’on le « travaille » en atelier d’écriture (elle en est une spécialiste à New York) ou qu’on écoute de vieux punks dans le square d’à côté. Or pendant que foisonnent les «discours sur», l’écrivaine, comme l’ont fait un  Tchekhov ou un Raymond Carver, oublie qu’elle est une universitaire ferrée pour s’ensauvager, comme disait l’autre, à l’observation d’une lycéenne de 19 ans trahissant son boyfriend noir qui file la parfaite amitié avec un dealer blanc – épisode qu’elle revit vingt ans plus tard, et tant qu’à pointer la «racisme ordinaire», la voici relater la mort absurde d’un brave type affligé d’un terrible mal de pouce (ça arrive) que poignarde un poète blanc comme l’autre jour un flic blanc a flingué un jeune métis sur le quai d’une petite ville « riante » de la côte lémanique – de quoi nourrir le « discours » antiraciste, etc.     

     

    Du côté de la vie, avec ou sans prêche.   

    Amélie Nothomb et Zadie Smith sont, au regard des médias mondiaux, deux «stars de la littérature». Mais pourquoi cela ? Pour quoi le plébiscite de tant de lectrices et lecteurs ?  Par le jeu des artifices: thèmes « porteurs » et autres chapeaux rigolos, genre Harry Potter chez Amélie ou turban de sultan pour Zadie ?

    Je n’en crois rien. La première fois que j’ai rencontré Amélie Nothomb, après la parution d’Hygiène de l’assassin, son  premier roman au succès immédiat, elle traversait la cour intérieur de l’immeuble de son  éditeur (Albin Michel, donc) avec une pile de plus de cent lettres sur les bras. Depuis lors, des milliers d’autres lettres lui ont prouvé que ce qu’elle écrit, n’en déplaise à tant de critiques distraits ou de lettrés pincés, touche à quelque chose de profond en chacune et chacun, comme les contes de Madame Aulnoy, n’est-ce pas… Amélie m’annonça alors qu’elle avait plus de vingt romans à paraître dans ses tiroirs, et bien sûr elle bluffait comme lorsqu’elle prétendait relire Le rouge et le noir chaque année. Et pourtant elle disait vrai « quelque part », comme Zadie Smith dit vrai dans toutes ses exagérations métaphoriques de réaliste « hystérique ».

    Telles sont les petites filles demeurées, aux cœurs aussi purs que ceux des vieux punks de toutes les couleurs, fées de la sensibilité et sorcières de la forêt des contes que représente la Littérature…

    Amélie Nothomb. Premier sang. Albin Michel, 2021.

    Zadie Smith. Grand Union. Gallimnard, 2020.

  • Pour tout dire (40)

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    À propos de ce qu'un enfant risque en répondant à son père et comment notre voisin Müller passa de l'Opel Rekord à l'Opel Kapitän. Le suicide du petit junkie et les quartiers de nos enfances vus de la fenêtre de Simenon

    ...

    Lorsque Karl Ove, protagoniste et narrateur de Jeune homme répond à son père, celui-ci le fusille du regard ou lui bat froid ou le punit plus ou moins durement, de façon tout à fait imprévisible.
    C'est cela surtout qui effraie le petit garçon: le caractère changeant et aléatoire de la colère paternelle. Un fils ne répond pas à son père: punkt Schluss, point barre, terminé bâton. Un fils, ça se dresse, et d'ailleurs celui-ci est beaucoup trop sensible, il chiale même quand je ne le cogne pas, une vraie fille manquée mais ça se corrige. Pourtant, si la mère, sans intention mauvaise, par inattention, achète en vitesse un bonnet de bain à fleurs pour bonnes femmes au garçon qui, outré, n'en veut pas, c'est pareil pour le père: tu réponds, malappris, tu porteras ce que ta mère t'a acheté, point final ! Et si les garçons se foutent de toi à la piscine, sois un homme !

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    Quant à John, il se ramasse une gifle de sa mère parce que lui, vraiment, est d'une insolence caractérisée. John est le plus encanaillé des camarades de Karl Ove, réputé pour avoir le plus d'oncles de toute l'équipe. Or un jour qu'il se pointe chez John dont la mère est en bikini, le lascar lui lance: « Ah ah, tu regardes le derrière de ma mère ! ». Ce qui interloque Karl Ove vu qu'il n'en a rien à souder et que c'est faux. Mais la mère en bikini, qui reçoit toujours plein d'oncles à la maison, n'en colle pas moins une baffe à John, lequel ne répond pas seulement à sa mère mais aux maîtres d'école dont l'un d'eux, comme le père Knausgard , jette volontiers les récalcitrants contre les murs…

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    En lisant Jeune homme, je me suis rappelé la Lettre au père de Kafka, même si la famille petite-bourgeoise norvégienne et le père politicien de gauche sont très différents du milieu juif et du pater familias des K., mais la pétoche de l'un rappelle bel et bien celle de l'autre.

     

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    Moi qui n'ai jamais eu peur de mon père ni de nos divers oncles ou maîtres d'école , sauf un peu de Besson quand il brandissait sa baguette, je réagis moins aux petits sévices infligés par le père Knausgaard qu'au climat de méfiance et de crainte latentes évoqué par l'écrivain, qui me rappelle le climat empoisonné régnant chez nos voisins Müller, fatal à l'aîné, drogué et finissant par se jeter du fameux pont Bessières, en pleine ville de Lausanne, suscitant ce seul commentaire de sa mère à la nôtre: "J'pensais pas qu'il en aurait le courage, ce connard", etc.

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    Le monde décrit par Knausgaard n'est pas aussi sordide ou dramatique que la vie de nos voisins si propres-en-ordre d'apparence, dont le fils aîné était non désiré et qui furent « punis » du suicide de celui-ci par la mort en montagne du cadet adoré, mais l'évocation de son enfance par Knausgaard, virtuellement riche d'innombrables échos personnels chez tout lecteur, m'intéresse surtout par la qualité de son observation aux multiples focales, entre loupe et longue-vue, et surtout par son extrême porosité affective et son objectivité "sociologique" et "psychologique ».

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    Avec le même regard, je pourrais faire un plan à la fois riant et terrible du quartier de notre enfance, entre jeux interminables des nombreux enfants du baby boom des années 50-60, les soirs d'été, et comptabilité des suicides dans le même périmètre - sept à ma connaissance -, avant la construction de l'ensemble périurbain de Valmont aux trois tours de 12 étages et à la barre pourrie dont j'ai tiré la matière "sociologique" et "psychologique" d'un roman de plus de 400 pages intitulé Le viol de l'ange et qu'avec le recul je trouve trop littéraire, pas assez Simenon ou assez limpide à la Knausgaard.Simenon2.jpg


    Georges Simenon , presque mon voisin quand je créchais dans une ancienne ferme à moitié en ruine sise au lieudit Grand Chemin, en dessus d'Epalinges, sur les hauts de Lausanne, disait à peu près que le romancier soulève le toit des maisons, comme d'une boîte dont il détaillerait le contenu.
    On a parlé de « Proust norvégien » à propos de Knausgaard, ce qui se justifie à la limite extrême par sa façon de théâtraliser en 3D sa matière de mémoire, mais à cet égard , compte non tenu de l'immense frise des personnages des « romans de l'homme », l'on pourrait rapprocher la saisissante mémoire des lieux et des situations de son autobiographie de la comédie humaine du romancier, sans parler de « Simenon scandinave » pour autant.

    Cependant Knausgaard me ramène au lotissement typique du début des années 50, où mes parents ont investi notre maison familiale en 1947, avec la description « photographique » du lotissement typique de la fin des années 70 dans lequel ses parents se sont installés huit mois après sa naissance, en 1968.

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    Les maisons qu'il passe ainsi en revue, des Gustavsen (dont le père était pompier) ou des Kanestrøm (dont le père était postier), des Christensen (père marin) ou des Jacubsen (père typographe), m'ont immédiatement rappelé les maisons des Spahn (père architecte) et des Rossier (père mécanicien-brocanteur) ou des Jaton (père ouvrier, mère recevant divers oncles l'après-midi) et des Müller (père employé de banque passé en vingt ans de l'Opel Rekord à l'Opel Kapitän, et mère se tapant le facteur dit Verge d'or), et la carcasse de voiture encastrée dans un ravin dont les chenapans norvégiens se servent comme d'un bolide ou un vaisseau spatial est la réplique parfaite de la vieille Studebaker champion rose sortie de la route avant notre naissance et restée au fond du ravin voisin de la Vuachère, ruisseau qu'à l'instar de Karl Ove et ses potes fascinés par les souterrains inondés, nous aurons suivi le long de son long tunnel, de notre quartier à son débouché en amont du mythique Centre mondial de documentation anarchiste aujourd'hui remplacé par un espace arboré où les chiens sont priés de chier dans le carré de sable suisse prévu à cet effet, etc.


    Peinture ci-dessus: Chaïm Soutine.

  • Pour tout dire (39)

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    À propos de notre premier jour d'école et du langage des arbres. De l'hyper-réalisme sans pareil de Karl Ove Knausgaard. Où il est question du réel fantasmé par certains littérateurs style Régis Jauffret et de la réalité réelle transformée par la poésie.

    Est-il digne de la littérature de parler du plaisir d'un enfant à se regarder dans la glace un premier jour d'école ou de certaines chiottes souterraines dans la ville de New York, comme le fait Céline dans Voyage au bout de la nuit ? Un écrivain est-il moins écrivain qu'un autre parce qu'il raconte son envie de mettre le feu au motif qu'il a trouvé des allumettes ou détaille ce que lui disent les arbres ? Et le TOUT DIRE du réalisme ou de l'hyper-réalisme a-t-il des comptes à rendre à la la police des mœurs littéraires à la française ou à l'allemande ou style NSA ou genre KGB ?

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    Comme il fait encore nuit ce matin et que seule la rumeur de la mer toute proche accentue cette sensation particulière d'être au monde que je ressens à l'instant présent avec juste une envie de café, je me trouve en bonne disposition pour clarifier deux ou trois choses sur ce que je vois précisément maintenant (l'écran plat d'une petite télé merdique au-dessus du frigo-congélo de l'espace cuisine attenant à l'espace séjour du studio 27 que nous occupons depuis dix-neuf jours dans la subdivision locative marquée 0 de l'ensemble architectural Héliopolis avec vue imprenable sur la mer et environs trois cent mètres des vingt-trois kilomètres de dunes nous séparant de la cité portuaire de Sète, plus trois mouches qui vont se prendre une claque mortelle - mais là je me réchauffe un café avant de revenir, Tchékhov à l'appui, à mon propos d'avant l'aube.

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    Le 11 septembre 1890,à bord du navire Le Baïkal, dans le détroit de Tartarie, l'écrivain russe Anton Pavlovitch Tchékhov écrit, à son ami éditeur Alexeï Souvorine: "J'ai tout vu. La question n'est donc pas actuellement ce que j'ai vu mais comment je l'ai vu".
    Cette distinction n'a l'air de rien, alors que c'est un double programme éthique et esthétique à valeur universelle, pas moins.
    Tchékhov ne bluffe pas quand il dit qu'il a tout vu. Une enfance qui n'en fut pas une, pourrie par un père ivrogne et confit de bigoterie, soutien de famille pendant ses études de médecine, les yeux grand ouverts sur une Russie de toutes les dèches, la maladie des autres et le sang qu'il commence à cracher à vingt- quatre ans, le bagne sibérien de Sakhaline où il se rend pour en témoigner (on verra qu'il en dit tout et comment), bref la vie comme elle va et les hommes comme ils vont et ne vont pas : tout ca l'autorise, plus que certains littérateurs en chambre, à dire qu'il a tout vu, mais là n'est pas le problème ajoute-t-il: la question est de savoir comment le dire.
    Les réponses à cette question sont innombrablement variées, n'en déplaise aux petits juges et policiers autoproclamés des instances de consécration littéraire qui voudraient qu'un écrivain ne parle que de ce qu'eux ont vu, ou plus exactement cru voir avec leurs lunettes à courte vue.

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    Comme je lis toujours trois ou sept livres à la fois, je gambergeais hier, à une table de l'Hippopotamus enclavé dans l'hyper U du Grand Cap, entre Agde et le canal du Midi, après avoir acheté deux bouteilles de soupe de poisson et de gaspacho ainsi que les nouvelles de Sam Shepard réunies sous le titre d'À mi-chemin et Corniche Kennedy, un petit roman de Maylis de Kerangal que je n'avais pas encore lu, en édition scolaire éclairant la propension de l'auteur à "travailler le réel".
    La première nouvelle de Shepard, intitulée Le guérisseur, "travaille le réel" d'un kid, quelque part dans un trou de l'Amérique rurale profonde, qui assiste au sauvetage imprévu d'un hongre malappris que son père a décidé de liquider, par un inénarrable boiteux qui donne à l'enfant la preuve qu'un type à la coule peut ressusciter un cheval aussi bien que notre Seigneur l'a fait de Lazare.
    Si que tu demandes au docteur Tchékhov ce qu'il pense du "travail sur le réel " accompli par Sam le crack dans ce récit de douze pages, probable qu'il répondra en russe: "good job". Pareil à ce qu'on pourrait dire, dans un autre genre et de plus grandes largeurs, du roman Naissance d'un pont de Maylis de Kerangal, superbe ouvrage d'ingénieure littéraire "travaillant le réel" au dam des littérateurs craignant de salir les mains de la muse fameuse en sa tour d'ivoire.

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    On a lu, à ce propos, la solennelle condamnation du juge Millet (l'écrivain Richard Millet, pas le peintre des bottes de foin au soleil couchant) à l'encontre de Maylis de Kerangal, gravement coupable de "travailler le réel" autrement qu'il l'entend ou que l'entend un Régis Jauffret, dont chacune et chacun se rappelle qu'il faisait partie des rares rescapés du tsunami critique déclenché par le même Millet (alors coiffé de sa casquette d'éditeur chez Gallimard) et feu son compère Jean-Marc Roberts, concluant à l'inanité de la littérature français actuelle - sauf eux et quelques-uns s'entend.
    Or le réel "travaillé" par Régis Jauffret est- il littérairement moins entaché de "lourdeur réaliste " que celui de Maylis de Kerangal, honorant plus noblement la littérature ? Tout dépend de ce qu'on appelle littérature. Pour ma part, ce que je me suis dit, à propos des mille pages de réalisme prétendu littéraire des Microfictions de Jauffret, c'est qu'en effet ce réel fantasmagorique, systématiquement noirci par l'auteur, avérait l'expression courante selon laquelle "tout ça n'est que littérature "...

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    En lisant Sam Shepard, Réparer les vivants de Maylis de Kerangal ou Jeune homme de Karl Ove Knausgaard, je constate à présent, tandis que le jour se lève sur la mer au-dessus de laquelle plane la silhouette noire d'un mouette qui sera blanche tout à l'heure -, que ces auteurs, comme un Tchékhov ou un Amos Oz, sans rapport apparent entre eux, ont en commun un respect quasi sacré de la réalité qu'ils ne se contentent pas de reproduire comme le ferait un photomaton sans âme d'un visage, mais qu'ils transposent avec plus ou moins de précision et d'exactitude ou de justesse modulée par la patte ou la voix de chacun.

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    Je n'en finis pas de m'étonner, à la lecture du Jeune homme de Knausgaard, par la lumière qui émane de ce récit d'une enfance prodigieusement ordinaire, où le premier jour d'école est raconté comme un véritable événement à quoi contribuent la couleur et l'aspect tout neuf des effets scolaires du kid ou ses habits revêtus pour la grande occasion, avant que l'enfant ne découvre en lui l'envie plus ou moins démoniaque de mettre le feu à n'importe quoi ou détaille le langage muet des arbres, chacun selon son essence, etc.

    JLK, Martin le pêcheur. Aquarelle, septembre 2016.


    Lorsqu'un écrivain se pose en idéologue théoricien plus ou moins sectaire, décriant "l'universel reportage" comme le fit un Mallarmé ou prônant le seul "réalisme socialiste", la gratuité sublime de l'art pour l'art ou l'engagement dans la bonne troupe, il se condamne lui-même à l'étriquement au nom d'une prétendue réalité artistique plus réelle que celle de la vie, quand tout devrait se fondre et se dépasser par la poésie non dogmatique mais hyper-précise, dont la beauté se conjugue platoniquement (yes, sir) avec la bonté et la vérité, à moins de crises de dents ou de coups de sang, de révolte primaire ou de chagrins délétères , de contradictions insurmontables comme en contiennent l'art imitant la vie ou vice-versa, etc.


    Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Éditions du Rocher / Anatolia,2004, 238p.
    Karl ove Knausgaard. Jeune homme. Denoël, 2026, 681 p.
    Sam Shepard, À mi- chemin. Laffont, Pavillons poche,2016, 291 p.
    Maylis de Kerangal. Corniche Kennedy. FolioPlus, 2o16, 235 p.

  • Pour tout dire (38)

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    À propos des correspondances ferroviaires et du TOUT DIRE poétique, modulés par la lecture de Lambert Schlechter, d'Olav H. Hauge et d'Adam Zagajewski, tous bien connus (!) des grandes surfaces...


    Le plus court chemin entre mon jardin suspendu et les Crêtes siennoises, via le Campo de Sienne et la Libreria senese dont le rayon poésie est au-dessous de la ceinture et suppose donc la génuflexion, serait le fil tendu du vol de missile, qui exclut hélas l'escale baroque au cimetière de Milan et le goûter de fin septembre auprès du petit Silène des jardins Boboli, donc j'opterai une fois encore pour le Pendolino et la micheline jaune aux vitesses réglées pour l'Italie variable.

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    Lorsque la dernière fois j'ai vu de loin le poète luxembourgeois Lambert Schlechter à la terrasse du bar-brasserie al Mangia, sur le Campo de Sienne, je me suis gardé de le déranger dans sa computation méditative (il annotait le dernier recueil de Guido Ceronetti, Insetti senza frontiere , du biseau de sa Plumix de Pilot) en me hâtant de rejoindre mon propre repaire de papier donnant sur cour à la pension Pianigiani.

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    Vingt ans plus tard je constate, en lisant ses Inévitable bifurcations, que notre chien fou de l'herméneutique buissonnière cite le poète norvégien Olav H. Hauge dont Karl Ove Knausgaard évoque l'interview qu'il en a faite pour un journal d'étudiants, d'abord intimidé par le revêche taiseux qui, après avoir remballé une équipe intempestive de télévision, revint tout docile et tendre au fervent garçon et à son pote photographe, pour leur accorder un entretien jugé plus tard le meilleur dde son press-book par la femme du grand poète dont la belle tête est visible sur Google Images - t'as qu'à cliquer.
    Or voici ce qu'écrit Lambert avant de citer nommément Olav H. Hauge: « on sait qu’on ne dira jamais rien de décisif, mais aux moments où se déclenche l’écriture, la plupart du temps, on pense que cette fois-ci, ça va possiblement être décisif, il y a cette sorte de remue-ménage dans les méninges, ça palpite & tremblote, il se pourrait bien que ça se déclenche, on ne sait pas encore quoi, mais ça promet, il se fait une sorte de table rase, quelque chose va commencer, peut-être, quelque chose d’inouï, littéralement quelque chose de pas encore entendu, et tout ce qu’on avait cogité auparavant, pendant des mois et des années, aura servi à préparer le déclenchement, fallait préparer le terrain, avec ses alternances d’ensemencement et ses friches, ses enchaînements de gueulerie et de mutisme, Olav H. Hauge a eu des moments pareils sans s’en rendre compte, je vis et me consume, sans rien comprendre aujourd’hui la monde qui va avec ses fleurs et ses femmes est à moi, le ciel est tout bleu, avec quelques petits chiffons blancs de nuages, puis de temps en temps une rafale de vent, au loin il se prépare sans doute un orage, d’un coup cette saloperie de parasol s’envole, avec une grosse ficelle je l’attache àma table, et je perds le fil de ma cogitation, reprends le poème de hauge, personne ici ne le connaît, il est mort il y a vingt ans, dans la solitude norvégienne, tu posséderas toute la beauté sur la terre quand moi je serai depuis longtemps parti, parti depuis vingt ans Olav, et ses syllabes viennent me contaminer la page, le monde avec ses fleurs et ses femmes », etc.
    Cela me rappelle quelques vers d'Adam Zagajewski, dans le tendre et poignant poème intitulé L'aéroport d'Amsterdam et dédié à sa mère:


    « Il faut veiller les morts
    sous l’immense chapiteau de l’aéroport.
    De nouveau nous étions des nomades,
    tu cheminais vers l’ouest en robe d’été,
    étonnée par la guerre et le temps,
    par la moisissure des ruines et le miroir où
    se reflétait une petite vie fatiguée »…


    Ce qui traluit des poèmes de Zagajewski (traluire est le verbe romand qui suggère en transparence la lumière du soleil à travers la grappe mûre) c'est la palpitation d'une âme vibrante, et voilà qu'une autre page des Inévitables bifurcations s'impose décidément à la citation: « quand à côté de moi elle dort et que je veille, regardant tout attendri dans la pénombre son visage paisible et infiniment beau, sentant le chaud de son corps dans toute sa fragilité et tout son mystère, j’ai l’impression, dans le noir de la nuit, de veiller sur son âme, si je reste en vie, écrit Chalamov à propos des camps staliniens, c’était la formule consacrée qui préludait toujours aux réflexions portant sur toute période au-delà du lendemain, anima vagula blandula, l’âme nous la sentons, mais ne la voyons pas, alors nous disons, pour simplifier, qu’elle est invisible, mais les conteurs et les peintres ont besoin de nous la faire voir, il n’est d’histoire que de l’âme, dit énigmatiquement Valéry ».

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    Ensuite, les lignes qui suivent, relatives à l'Ange de la mort et à notre âme qui tremblote, ne sont pas moins à tiroirs, mais t'as qu'à commander l'opuscule sur Amazon ou faire un saut au kiosque d'à côté où tu trouveras Tout Schlechter entre Tout Marc Musso et Tout Guillaume Dicker – et le poète aux mains brûlées conclut doucement « et quand je dis des mots d’amour, je dis parfois Séilchen qui signifie petite âme, animula, nous sortons du noir de la nuit, nous vivons, et quand elle me regarde en souriant, c’est qui tremble, c’est mon âme ».


    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations. Les doigts dans la prose, 2016, 161p.
    Adam Zagajewski. Mystique pour débutants et autres poèmes. Fayard/Poésie, 1999, 149p.

  • Pour tout dire (37)

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    À propos de la souffrance enfantine filtrée par le Jeune homme de Karl Ove Knausgaard. Un père atrocement normal et la bénédiction du scorpion dans le Judas d'Amos Oz. Qu'une enfance heureuse peut être aussi source de douleur...


    S'il est de notoriété universelle que la vérité sort de la bouche des enfants, le moins qu'on puisse dire est qu'elle n'est pas toujours exprimée et plus rarement encore entendue. On commence certes, dans nos pays moins soumis que naguère à l'omertà des familles et de la société, à écouter les enfants maltraités et les femmes battues, mais une zone reste grise, où la tristesse d'une enfance ne tient pas tant à la brutalité d'un père ou à la méchanceté d'une mère, mais simplement au sentiment lancinant d'un manque d’amour latent ou d’une peur patente, comme celle qui plomba les jeunes années de Karl Ove Knausgaard et de son frère Yngve.
    Mais de quoi donc se plaint cet "enfant gâté", comme le qualifiait son père, du genre inflexible, bien-pensant de gauche et ne tolérant pas la moindre contradiction de la part de ses fils ?


    On a compris, en lisant La mort d'un père, premier des sept volumes de la monumentale autobiographie romanesque de Knausgaard, que celui-ci et son frère aîné détestaient leur paternel, sans que le portrait de celui-ci ne soit détaillé dans ces quelque 600 premières pages. Or Jeune homme est plus explicite, sans nous proposer pour autant le portrait d'un monstre. Ce qui frappe en revanche, c'est la peur terrible qu'il inspire à l'hypersensible Karl Ove. Parce qu'il le gifle, le pince, lui pique le dos de la pointe de son couteau de cuisine, ou le cogne, le rabaisse ou l’ignore ? Pas seulement. À vrai dire, ses colères froides, sa façon d'humilier l'enfant et de le dominer d'un seul regard tueur ou d'une parole blessante, sont pires que les dégelées d'un paternel brutal mais capable de tendresse.


    Nous avons eu, à l’école primaire de Chailly, sur les hauts de Lausanne, un instituteur de cet acabit qui, dans sa blouse blanche immaculée et avec ses cheveux noirs brillantinés, incarnait le maître d’école « sévère mais juste », pratiquant encore l’alternative des mille lignes à recopier ou des coups de baguette, poussant même la rigueur jusqu’à la menace de la fessée à « culotte baissée ». Mon souvenir de ce Monsieur Besson n’est d’ailleurs pas tout négatif, tant il savait aussi nous intéresser à mille choses, mais je lui en voudrai toujours, petite humiliation cuisante, d’avoir accueilli, avec quelle surprise dépitée, la nouvelle de mon examen d’admission au collège réussi, moi qui n’étais que le fils d’un banal employé d’assurances, alors que mon voisin François, rejeton de médecin très en vue, restait sur le carreau contre toute logique sociale, n’est-ce pas…

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    La force du récit de Jeune homme ne tient pas à la noirceur du tableau, mais à l'accumulation de petits faits mesquins attestant le caractère totalement égoïste et froidement convenable de ce père dénué de toute empathie. Deux exemples : de manière inattendu, le père se pointe dans la chambre du fils en train de se livrer à des patiences, et lui propose de lui enseigner un nouveau jeu de cartes. Et de s’emparer de celui-ci, de jeter les cartes en l’air et d’ordonner au gosse de ramasser. Ou encore, quand Karl Ove emprunte la nouvelle pelle à neige paternelle pour aider son vieux voisin dans un bel élan de charité chrétienne (le garçon a décidé d’être bon dans ce monde méchant), voici le père surgir et injurier son fils coupable d’avoir volé SA pelle, etc. On sait déjà, longuement évoquée dans La mort d’un père, la déchéance finale du personnage, sombré dans l'alcoolisme et crevant auprès de sa propre mère, mais c'est surtout entre les lignes et entre les signes que se forme ici son portrait complété de triste Occidental social-démocrate propre sur lui et glaçant.


    14322419_10210583873699913_2064777347146797636_n.jpgUne enfance plus sombre, à la limite du sordide, fut celle du jeune Shmuel Ash à tête d'homme des cavernes et coeur de tendron, l'un des trois protagonistes du dernier roman d'Amos Oz, sûrement l'un des rares grands livres de cette rentrée d'automne. Or cette enfance, marquée par la mésentente des parents de Shmuel et son confinement dans un corridor moisi lui tenant lieu de chambre, est comme illuminée par un épisode tragi-comique qui rappellera à chacun le confort délicieux de ses convalescences enfantines, quand la maladie fait de vous un roi ou un princesse...
    Plus précisément, la piqûre d'un scorpion, à vrai dire assez promptement soignée, pousse l'enfant à s'imaginer mort et recevant l'hommage plein de regrets de ses parents désolés d'avoir été si nuls à son égard, avant le défilé, devant son cercueil, de la parentèle et de ses petites amies également effondrées et repentantes….
    « Heureux ceux qui ont souffert étant enfants » écrivait feu mon éditeur et ami Vladimir Dimitrijevic dans la postface dont il gratifia mon premier livre, au déplaisir de notre chère mère qui ne voyait pas en quoi notre enfance avait été souffrante. Or elle avait raison, autant que mon ami qui savait qu'un enfant catastrophiquement sensible peut très bien souffrir dans un environnement stable voire harmonieux.
    De la même façon, une enfance objectivement calamiteuse, comme celles de Tchékhov ou de Dostoïevski, ou marquée par la dureté mesquine, comme celles de Jules Renard ou de Knausgaard, peuvent donner lieu à des transposition littéraires « heureuses », dont le petit Marcel Proust, choyé et n'en finissant pas de se délecter de son malheur au fil de la Recherche du temps perdu, est l'exemple inégalable…


    Karl Ove Knausgaard. Jeune homme. Denoël, 581p.
    Amos Oz. Judas. Gallimard, 347p.

  • Pour tout dire (36)

     

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    À propos de la notion de chef-d'oeuvre. L'éclairage appréciable de Charles Dantzig. Un crétin nommé Gérard de Villiers. L'admirable Judas d'Amos Oz et le très attachant Homme amoureux de Karl Ove Knausgaard...  

    Notre époque d'hystérie consommatrice et de délire publicitaire raffole des superlatifs, qui le plus souvent n'enveloppent que du vide. L'appellation de chef-d'œuvre, en matière de littérature, signale assez cette inflation, qui voit proliférer les livres incontournables ce matin et promis à l'oubli ce soir.

    L'excellent écrivain et critique Charle Dantzig a fort bien traité du sujet dans À propos des chefs-d'œuvre, dont il montre la relativité des critères de définition et l'impossibilité d'en établir des listes fixes.

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    La seule idée de la réussite absolue ou de l'objet parfait est même contraire à ce qu'il y a de souvent très imparfait dans une oeuvre géniale, dont les romans de Dostoievski, à l'obscurité fuligineuse desquels le stendhalien Dantzig est peu sensible, sont la preuve multicéphale. Et la Recherche du temps perdu de Proust, chef-d'oeuvre pour son ensemble ou seulement dans Le Temps retrouvé ?

    À propos de cette somme romanesque sans équivalent au XXe siècle, le très raffiné Gérard de Villiers, juste pour me river mon clou (il sentait bien que j'étais venu l'interviewer comme on va voir quelque monstre au musée des horreurs), me lança comme ça que forcément un Proust devait me faire saliver, que lui-même estimait un crevard nul. Et l'auteur des immortels S.A.S d'affirmer que le chef-d'oeuvre contemporain par excellence était Love story, etc.

    6589936.jpgEn écoutant le crétin en question formuler ce jugement, je regardais, songeur, la statue stylisée qu'il y avait au milieu de son bureau, dans son hôtel particulier de l'avenue Foch, représentant une femme dans le sexe de laquelle le sculpteur avait soudé un kalachnikov...

    On connaît l'origine du terme, qui appelle chef-d'oeuvre l'ouvrage accompli d'un artisan aspirant à être reçu par les compagnons de son métier. Georges Simenon aimait dire de son oeuvre qu'elle était d'un artisan, mais lequel de ses centaines de romans peut être dit son chef-d'oeuvre ? Le Bourgmestre de Furnes ? Ou Les gens d'en face ? Ou vingt autres ?

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    Ce qui me semble défendable, c'est de conclure au chef-d'oeuvre "absolu" dans le cas d'une oeuvre-somme du genre de La Divine Comédie de Dante, enclose sur elle-même comme une grande sphère, tels aussi Don Quichotte ou Anna Kamarazova de Tolstoïevski.

    En lisant ces jours Judas,  le dernier roman de l'écrivain israélien Amos Oz, qui ferait un super Nobel en octobre prochain, je me disais que ce livre admirable en tous points, tant par l'originalité de sa thématique (Judas supposé le plus fervent disciple pré-chrétien de Jésus, qui se pend de désespoir en constatant que le Rabbi ne descend pas en gloire de la croix) que par l'intensité tragique de son atmosphère (Jérusalem en hiver à la fin des années 50) ,la formidable présence de ses personnages et la beauté de sa langue, a bel et bien l'étoffe des chefs-d'œuvre, mais deux autres romans au moins du même auteur Seule la mer et Histoire d'amour et de ténèbres, sont du même tissu.       

    Ce que je ne dirai pas, en revanche d'Un homme amoureux de Karl ove Knausgaard, que j'aime tout autant que Judas mais qui ne me semble pas avoir cette espèce d'accomplissement hors du temps qui caractérise à mes yeux le chef-d'oeuvre littéraire, ou Mona Lisa en peinture ou la 9e de Ludwig Van en musique, etc.

    Comme il en va des paysages habitables, la meilleure littérature n'est pas faite que de pics sommitaux et c'est tant mieux, d'autant que l'air respirable se raréfie là-haut. Pareil pour le Paradis de Dante, par trop saturé de lumière et de cantilènes en gelée divine.

    Quel chef-d'oeuvre dans l'ensemble des récits ou du théâtre de Tchékhov ? Les douze pages de L'étudiant, nouvelle cristallisant peut-être le noyau spirituel de cet écrivain qui fut autant l'honneur de la littérature que de l'humanité bonne ? La réponse devrait faire la pige à  la question...

    Conclusion d'un dimanche matin nuageux à couvert au bord de la Grande Bleue dont le doux ressac berce les ondins : révérence au paon littéraire et à l'oiseau de paradis, mais n'oublions pas le reste de la volière et la foule du métro, etc.

  • Pour tout dire (35)

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    À propos des notes de mémoire, d'un mot de Jean Dutourd et du TOUT DIRE quotidien de Iouri Olécha. Des phobies enfantines de Karl Ove Knausgaard et des considérations croisées d’un jeune Russe et d’un jeune Norvégien sur la mémoire, à un siècle d’intervalle...


    « Une idée notée est une idée perdue », me dit un jour l'académicien fumeur de pipe Jean Dutourd, ronchon de droite au style tonique et aux coups de gueule parfois bienvenus. Il le disait en romancier, et c'est vrai que le meilleur de l'invention romanesque se fait le plus souvent sans notes ou en les oubliant au moment de l'écriture.
    Une nuance peut être faite, cependant, en ce qui concerne l'écriture qu'on pourrait dire « diurne », par opposition à une composition plutôt « nocturne ». Le poète et romancier néerlandais Cees Nooteboom écrit ainsi que la rédaction d'un journal personnel ou d'un essai se caractérise par le fait qu'on sait ce qu'on va écrire, alors qu'un poème ou qu'un texte de fiction nous viennent souvent comme tombés du ciel, ou dictés de nos profondeurs.
    Cela m'est arrivé pendant les quinze ou vingt mois de composition d'un roman en vue duquel j'avais pris des cahiers entiers de notes, mises de côté tous les matins où, dès cinq heures, encore à fleur de sommeil, et jusqu'à huit heures, mes pages se remplissaient d'encre verte quasi sans ratures...

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    Le 5 mai 1930, le jeune auteur russe Iouri Olécha, déjà célèbre pour un premier roman qu'on dirait aujourd'hui « culte », intitulé L'Envie, entreprit la rédaction d'une sorte de journal par fragments qu'il poursuivit des années durant sans le publier (il fut longtemps en butte à là surveillance stalinienne) et qui se développe de son enfance à sa vieillesse, suite kaléidoscopique à la fois très réaliste et pleine de charme à laquelle j'ai repensé en lisant le troisième volume de l'autobiographie de Knausgaard évoquant son enfance. Le grand critique russe Victor Chklovski parlait de « rayon laser » à propos du regard porté par Olécha sur le monde environnant, au gré d'une technique inédite. « Olécha maîtrisait le moyen de réveiller la fraîcheur de la perception », écrit Chklovski « il maîtrisait le caractère premier des sensations. »

    Au début de son journal, Iouri Olécha écrivait : " Au lieu de commencer à écrire un roman, j’ai commencé à tenir un journal… À quoi bon inventer, « composer ». Il vaut mieux honnêtement, jour après jour, noter le véritable contenu du vécu, sans chercher à finasser autrement. Puisse tout le monde écrire son journal : employés, ouvriers, écrivains, illettrés, hommes, femmes, enfants… Quel trésor ce sera pour le futur ! Nous, qui vivons aux premiers jours de fondation d’une nouvelle société humaine, devons en laisser une multitude de témoignages ».
    Et d’ajouter vers la même époque : « J’extrais en ce moment des morceaux de ma mémoire, je les trie et les emmagasine. Il faudra ensuite en confectionner des plaques du genre de celles qu’on glisse dans les lanternes magiques et inventer un appareil qui puisse les illuminer et les projeter ».


    Dès le début de la première partie consacrée à son enfance, Olécha précise encore sa démarche : « Un jour, j’ai prêté une autre oreille au vieil adage qui dit qu’un écrivain ne saurait vivre un jour sans écrire au moins une ligne. (allusion à la phrase de Pline l’Ancien : Nulla dies sina linea, précise le traducteur). J’ai décidé de commencer à m’en tenir à cette règle et j’ai sur-le-champ écrit la première « ligne » en question. Il en est sorti un fragment assez court et, ainsi qu’il me semblé, parfaitement achevé. La même chose s’est reproduite le lendemain, et ainsi de suite, jour après jour, je me suis mis à écrire ces « lignes ».
    Et de conclure non sans candeur: « Il me semble que l’unique œuvre que je puisse écrire qui soit de quelque importance et utilité pour les gens, c’est le livre de ma propre vie ». Ce livre, jamais publié du vivant de l’auteur, mort en 1960, a été reconstruit à partir de ses archives, publié en russe en 1965 et dans sa traduction française signée Paule Lequesne, en 1995 à L’Âge d’Homme, avec une préface de Victor Chklovski. Celui-ci, insistant sur la fraîcheur très frappante des images de la « lanterne magique » d’Olécha, trouverait maints point de rapprochements entre la vision de l’enfance russe de celui-ci et celle, un siècle plus tard, de l’enfance norvégienne du jeune Karl Ove.
    Le Russe écrit : « En fait, qu’est-ce exactement que nous premier souvenir ? Vraisemblablement ce que nous prenons pour tel et qui certainement est loin d’être le premier. Nos premiers souvenirs se sont inscrits dans nos mémoires sous la forme, qui sait, de ces cauchemars qui nous visitent parfois la nuit au plus profond de notre sommeil, quand nous nous réveillons terrifiés, sans rien pouvoir nous rappeler de ce qui nous est arrivé, bien que notre cœur cogne si fort et si vite que force est de penser que l’horreur était encore avec nous à la seconde où nous avons réussi à sortir du sommeil ».

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    Et le Norvégien. « Chiens, renards et tuyaux étaient des menaces concrètes et tangibles et de ce fait elles restaient à leur place soit elles étaient là, soit elles ne l’étaient pas. Mais l’homme sans tête et le squelette grimaçant appartenaient au monde des morts, donc impossible de les maintenir à leur place de la même façon, ils pouvaient être partout, dans l’armoire qu’on ouvrait dans le noir, dans l’escalier qu’on empruntait, dans la forêt et même sous le lit ou dans la salle de bains. J’associais mon propre reflet dans les vitres à ces créatures venues de l’au-delà, peut-être parce qu’il n’apparaissait que quand il faisait nuit dehors, mais c’était horrible de voir mon reflet dans la vitre noire et de penser que ce n’était pas ma propre image mais celle d’un mort me regardant avec insistance ».
    S’ils n’ont rien de convenu ou de sucré, les regards portés sur leur enfance par ces deux auteurs ont enfin cela en commun que leur puissance d’évocation éveille en nous maints souvenirs qui nous sont propres. Ainsi de ce que raconte Knausgaard à propos de son attrait pour les souterrains ou de sa peur des ondins, de la quête à plusieurs camarades des trésors enfouis aux pieds de l’arc-en-ciel ou des odeurs respectives des maisons, etc.
    Le jeune Russe à propos de la mémoire : « Le travail de la mémoire est étonnant. Nous nous rappelons certaines choses pour des raisons qui nous sont parfaitement inconnues. Dites-vous : « À présent je vais me souvenir de quelque chose de mon enfance ». Fermez les yeux et dites-le. Vous retrouverez un souvenir que vous n’aviez absolument pas prévu. Toute participation de la volonté est ici exclue. Une image s’allume, branchée par on ne sait quels ingénieurs en arrière de votre conscience. Le diable l’emporte, ma propre volonté réside à peine en moi-même ! Elle est plutôt à côté ! Aussi, combien peu d’influence elle peut avoir sur mon être tout entier ! Combien le moi conscient, qui possède nom et désirs, occupe peu de place dans mon moi entier qui lui n’a ni désir ni nom ! Je fais la conversation, mais dans le même temps j’appartiens tout entier à la nature, et la nature ignore que pour parler je reste assis sur le divan de mon bureau. Je suis une sorte de particule électrique dans le flux d’électricité qui parcourt l’univers, dans le flux de la matière ».
    Et le jeune Norvégien : « La mémoire n’est pas un élément fiable dans la vie, pour la simple raison que la vérité n’y est pas primordiale. Et ce n’est jamais l’exigence de vérité qui détermine si la mémoire se souvient fidèlement d’un événement ou pas, mais l’intérêt de chacun. La mémoire est pragmatique, elle est traître et rusée bien que sans animosité ni méchanceté, au contraire, elle fait tout pour satisfaire son hôte. Elle refoule certaines choses dans le néant de l’oubli, en déforme d’autres jusqu’à les rendre méconnaissables, se trompe galamment sur d’autres encore, et pourtant elle se souvient de quelques-unes clairement, correctement et exactement. Mais voilà, il n’est jamais donné à personne de savoir ce dont on se souvient correctement »…


    Iouri Olécha. Pas un jour sans une ligne. Traduit du russe par Paul Lequesne. Préface de Victor Chklovski. L’Age d’Homme, 1995, 278p.


    Karl Ove Knausgaard. Jeune homme. Traduit du norvégien par Marie-Pierre Fiquet. Denoël, 2016, 579p.

    Peinture ci-dessus: Joseph Czapski.

  • Des Illusions perdues qui nous font retrouver Balzac

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    La France déprimée, en perte de créativité, va-t-elle rebondir en retrouvant les ressources d’énergie constructive de son passé ? C’est ce qu’on pourrait espérer en découvrant le film tiré, par Xavier Giannoli, d’Illusions perdues, chef-d’œuvre dont l’implacable aperçu critique de la société des années 1820-30 nous renvoie en 2020-30. A voir, malgré les raccourcis et la précipitation du film, avant de revenir à La Comédie humaine et à un essai récent, Notre monde selon Balzac, signé Alexis Karklins- Marchay, qui la traverse et l’explicite en toute clarté.
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    Si vous avez bien en mémoire ou que vous venez de (re)lire l'un des plus formidables romans de Balzac (et du XIXe siècle français), et que vous vous pointez au cinéma pour découvrir Illusions perdues dans l’adaptation signée Xavier Giannoli, peut-être crierez-vous à la trahison après un premier quart d'heure de projection en constatant que Lucien de Rubempré, Chardon de son vrai nom et végétant à Angoulême, n'a plus ni parents ni «frère» (son ami David Séchard, essentiel parmi ses proches), zappés comme l'est tout l'arrière-plan de sa jeunesse, le scénario le plantant dans les prés fleuris au moment de ses premières compositions poétiques, en pleine campagne angoumoise bucolique; et plus tard vous rugirez encore en constatant que la moitié de ses amis parisiens, dont le très important Daniel d'Arthez (double partiel de Balzac lui-même) et les membres du fameux Cénacle ont également passé à la trappe - mais en cours de route vous vous serez peut-être fait emporter par le maelstrom du roman retravaillé pour le cinéma, l’élan dynamique voire frénétique de la narration, la forte présence des personnages servis par de remarquables acteurs, les magnifiques images relevant parfois de la fresque en mouvement, entre autres scènes fortes où se retrouve le génie de Balzac, jusqu'à la conclusion mélancolique dans le ton du roman, même si la fin du protagoniste est beaucoup plus noire, un roman plus tard, dans Splendeurs et misères des courtisanes…
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    À préciser, alors, que l'adaptation de Xavier Giannoli module un point de vue tout personnel et temporellement cadré - limité à la partie centrale du roman où le jeune poète provincial débarque d'Angoulême à Paris et réalise ses ambitions pour le meilleur et le pire - et thématiquement resserré et accentué jusqu'à la polémique voire au pamphlet, sur l'évolution du Journalisme en lien avec la Publicité naissante et les enjeux économiques et politiques des journaux soumis à la Finance, la critique virulente de la Presse (la Monographie de la presse parisienne de Balzac serait à relire…) et un aperçu diversifié de l'arrivisme et de la complaisance voire de la corruption des gens de plume, notamment.
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    Comment un jeune homme rêve de gloire, d'abord toute littéraire, et cède ensuite au goût de la réussite à tout crin, comment il se trahit lui-même d’une compromission à l’autre, trahit celle qui l'a protégé, trahit ses plus chers amis, sans cesser jamais d'être (un peu) tourmenté par une conscience vive et un cœur tendre (Balzac voyait en Lucien une moitié de nature féminine), voilà bien la ligne de fond d'Illusions perdues, ou plutôt l'une des lignes issue d'un ensemble de thèmes beaucoup plus ample, portés dans le roman par une quantité de personnages mémorables, dont quelques-uns se retrouvent ici, avec moins de nuances et de profondeur, dans cette adaptation cinématographique aux ellipses et aux mouvements parfois si précipités qu’ils tournent à certaine confusion.
    Cependant le roman est tout de même là et Balzac, avec sa grande générosité naïve et rouée à la fois, apprécierait peut-être, malgré ses manques, ce film plein de juvénile énergie, de verve verbale évidemment démarquée de la sienne, de panache visuel et, aussi, de non-dit mélancolique lisible de part en part dans le regard du jeune et beau Benjamin Voisin incarnant Lucien de Rubempré avec fougue et finesse.
     
    Une œuvre-charnière, sur une période de mutation
     
    Dans la suite polyphonique de La Comédie humaine, à la fois très concertée et parfois chaotique d’apparence, Illusions perdues me semble constituer un roman central, et cela aux deux points de vue d’une trajectoire personnelle et d’un tableau social élargi.
    C’est d’abord le roman d’apprentissage d’un jeune poète pur et fou, typique de l’ère romantique, qui rêve de devenir le Pétrarque de son « canton ». Talentueux et beau comme un ange, adulé par sa mère et sa sœur, encouragé par son double amical au prénom de David, c’est le « jeune premier » idéal en lequel Honoré le ventripotent projetait un avatar avantageux du petit provincial pataud qu’il fut lui-même, rêvant de lancer à la capitale, comme l’un des personnages d’un roman antérieur (Le Père Goriot) au nom de Rastignac, le défi d’«à nous deux Paris !».
    Ensuite, suivant en partie cette ligne personnelle, avec la conquête de Paris, les succès fracassants et les désillusions cuisantes de Lucien, Illusions perdues, après la romance déchirante d’Eugénie Grandet, marque le passage fortement contrasté de la province à dominante mesquine à la capitale de toutes les réussites et de toutes les perditions. Or ce transit personnel va de pair avec une transformation collective de la société française, deux générations après la Révolution, que Balzac, en écrivain, qui a besoin de papier, d’imprimeurs, d’éditeurs, de critiques et de lecteurs, va observer de près et en mettant la main à la pâte puisqu’il sera lui-même imprimeur, éditeur, feuilletoniste, inventeur aussi génial que foireux - il invente le livre de poche, le club du livre et la collection de prestige préfigurant la Bibliothèque de La Pléiade, mais toutes ses inventions seront autant d’échecs dont profiteront d’autres après lui alors même qu’il compense ses échecs en écrivant tant et plus. Comme l’a bien montré Stefan Zweig dans sa biographie magistrale, chaque fois que Balzac se casse la figure dans ses entreprises matérielles, son œuvre progresse…
    Illusions perdues raconte donc l’irrésistible ascension d’un jeune plumitif surdoué quittant sa province avec une comtesse plus âgée que lui (Madame de Bargeton), qui débarque à Paris où il zigzague entre le milieu snob de son amie, dont il est plus ou moins tenu à l’écart, et celui des écrivains et journalistes, libraires-éditeurs et autres gens de théâtre où les actrices et les courtisanes se mélangent volontiers. Dans les cafés «littéraires», Lucien rencontre de bons jeunes gens partageant son idéal, qui l’intégreront à ce qu’ils appellent le Cénacle. Un certain Daniel d’Arthez fera figure d’auteur incorruptible – en lequel on peut voir une projection du désir d’intégrité de Balzac. Mais Lucien, faible de caractère et ne rêvant que de briller s’alliera plutôt avec Etienne Lousteau, désabusé cynique et lui indiquant le meilleure chemin pour « réussir », la frime, la triche, l’abdication de toute sincérité, etc.
     
    Un Balzac mal lu à redécouvrir…
     
    Il est intéressant de comparer, à plus de cinquante ans d’intervalle, la version télé des Illusions perdues, réalisée dans les années 60 par Maurice Cazeneuve, en noir et blanc, où le très angélique Yves Renier tient le rôle de Lucien, tandis que le sardonique François Chaumette joue celui du baron de Châtelet – à voir sur Youtube -, avec le film de Xavier Giannoli. De la lecture de Cazeneuve assez respectueuse, sensible mais d’une sorte de rigidité réaliste, à celle de Giannoli, on saute vraiment d’un monde à un autre: du noir et blanc «janséniste» aux grands coups de pinceaux polychromes et aux bandes-son tonitruantes, et, surtout, de la lenteur à la vitesse.
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    Je viens de relire Illusions perdues en plusieurs semaines, à passé 70 ans... J’avais lu ce roman deux fois déjà, et j’estime qu’il est difficile de le saisir vraiment avant 25 ou 50 ans, sans expérience de la vie active et sans recul. Par ailleurs la lecture de Balzac a souvent été «plombée» dans la seconde moitié du XXe siècle, relevant de l’obligation scolaire voire de la « punition » alors que l’auteur, même « incontournable », était classé par certains profs et autres critiques, patriarche de droite lourdement catho. Un Henri Guillemin avouait d’ailleurs n’y être jamais entré, trouvant ses romans « barbants », mal écrits et idéologiquement suspects, témoignant d’une myopie plus générale où l’idéologie, précisément, faussait l’approche de La Comédie humaine.
    Mais peut-être sort-on de ce malentendu ? C’est ce qu’on peut se dire à la lecture du vaste essai-panorama d’Alexis Karklins-Marchay paru tout récemment, qui mérite lui aussi qu’on prenne le temps de le lire attentivement, loin des bruyants.
     
    Le bruit du monde, entre « claque » et « canards »
     
    Dans sa Monographie de la presse parisienne, Balzac a brossé une douzaine de portraits de journalistes dont la galerie invite aux identifications actuelles avec « le jeune critique blond », le « rienologue », le « Grand Critique », « l’auteur à convictions », etc. Or on retrouve ces «types» dans Illusions perdues (le roman) autant que dans le film avec deux scènes carabinées de celui-ci: quand ces messieurs, autour du libraire-éditeur Dauriat (Gérard Depardieu en grand écrabouilleur très subtilement nuancé), font assaut de mots d’esprit (où Balzac voyait une tare de la mentalité française), et quand Lucien et Lousteau détaillent en rafale toutes les formes d’arnaques verbales de la critique opportuniste et sans scrupules.
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    Dans la foulée, côté théâtre, Xavier Giannoli focalise l’attention sur le personnage abject du chef de la «claque », qui dirige les applaudissements et les huées à proportion de ce qu’on le paie, et coté rédactions, l’on voit des canards vivant se dandiner sur les copies avec un clin d’œil au cher Honoré qui consacre une page à cette nouvelle pratique de la vraie-fausse nouvelle, appelée alors « canard » et aujourd’hui «fake news»…
    Mais tout cela, au cinéma, me semble aller trop vite, en alimentant l’opinion, fausse elle aussi, que «tout est pourri» dans le journalisme ou le milieu littéraire – ce que ne dit pas Balzac malgré la virulence des ses attaques.
    Et c’est là que le point de vue partiel, mais aussi partial, de ce film «qui en jette» me semble pécher, sans les contrepoids (dans le roman) de David Séchard le «frère» réaliste, soutien financier et bon conseiller moral de Lucien, de la mère et de la sœur Eve de celui-ci, enfin des amis du poète au Cénacle, remplacés par Etienne Lousteau (Vincent Lacoste, parfait lui aussi en «coach» amicale virant jaloux) et par le brillant écrivain à succès Nathan (Xavier Dolan, dont les regards coulants font peut-être allusion à la composante homosexuelle de Lucien, qu’on verra resurgir plus explicitement dans Splendeurs et misères des courstianes avec l’immense personnage de Carlos Herrera, alias Vautrin ), auquel les scénaristes prêtent la voix off de la dernière séquence…
    Bref et pour conclure, autant cette interprétation d’Illusions perdues épate par sa vitalité et sa fastueuse imagerie, sa verve truculente limite vulgaire ici et là et sa délicatesse de touche (ah, le tendre visage de Coralie que lui prête Salomé Dewaels en délicieuse boulotte, ah les expressions de Cécile de France en comtesse de Bargeton…), autant ses lacunes renvoient à la lecture de Balzac, très pertinemment guidée par Alexis Karklins-Marchay dans les grandes largeurs de son essai, et bien sûr dans La Comédie humaine elle-même dont les bonheurs de lecture qu’elle nous réserve ne sont pas illusoires…
     
    Honoré de Balzac. Monographie de la presse parisienne. Pauvert, coll. Libertés, 1965. Réédité maintes fois…
    Alexis Karklins-Marchay, Notre monde selon Balzac. Relire La Comédie humaine au XXIe siècle. Editions Ellipses, 520p. 2021.

  • Pour tout dire (34)

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    À propos de nos souvenirs d'enfance, bruts ou reconstruits. D'une affirmation discutable de Roland Barthes. Des bribes de mémoires sauvées des six premières années de l'enfance de Karl Ove Knausgaard dans Jeune homme, et des contre-exemples proliférants.

    La mémoire est une drôle de machine qui fonctionne très différemment selon les individus. Roland Barthes prétendait que nos souvenirs d'enfance relèvent de la fiction reconstruite, et Karl Ove Knausgaard, dans les premières pages de Jeune homme, troisième des sept tomes de son autobiographie, réduit les souvenirs de ses six premières année à quelques séquences réminiscences étonnamment pauvre chez un hypermnésique de son espèce.

    À preuve de contraste, je sais de nombreux auteurs, à commencer par moi-même en personne, et sans compter de non moins nombreux individus qui n'ont pas l'outrecuidance d'écrire, qui ont des souvenirs bruts, relevant parfois de sensations vagues ou parfois de perceptions imagées ou verbales plus nettes, remontant aux premières années voire aux premiers mois de leur existence.

    L'exemple le plus stupéfiant, à ma connaissance, est celui du récit de l'écrivain russe Andrei Biély, intitulé Kotik Letaev, dont la première lecture a exhumé, dans ma propre mémoire, quantité de pépites enfouies dans le tout-venant obscur de ce qu'on pourrait dire notre archive dormante.

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    J'ai tenté d'évoquer , dans mon deuxième petit livre intitulé Le pain de coucou (plante forestière sous laquelle est supposé un trésor enfoui), mes plus anciens souvenirs d'enfance liés à l'écho des premiers mots entendus, ou à de premiers effrois, ou à de premiers régals lactés ou sucrés.

    Proust se souvient-il du goût du lait de Maman ? Je ne me le rappelle pas. En revanche je me souviens très bien de la chaleur odorante du petit poêle à bois, marqué Le Rêve, dans la cuisine où je trônais sur une chaise de bois dépliée à la verticale, genre tour de contrôle, , d'où j'observais ma mère en train de préparer un Stollen ou des cuisses de dames, faute de m'obéir à la confection d'une des pâtisseries aux tournures glacées ou crémeuses dont , sans déchiffrer le texte écrit par le Dr Oetker, j'admirais, médusé, les photos en noir et blanc dans le livre du magicien.

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    Autres souvenirs des trois ou quatre premières, donc avant l'écriture et la lecture: la lunette du fourneau à charbon de fonte par laquelle apparaissaient les lueurs du feu aux plus glaciales matinées d'hiver / l'odeur des Parisiennes Super du père perçue jusque par terre où j'alignerai des plots de bois / l'odeur d'eau de rasage Pitralon du Dr Cordey déboulant avec sa Porsche pour nous faire une piqûre où me soulager de l'étouffement après que j'ai avalé un verre de sirop et une abeille / l'eau qu'il ya autour de la maison où nous allons-nous installer mais ce doit être plutôt le souvenir du liquide amniotique dans lequel je flotte comme un cosmonaute, etc.

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    Plus de vingt ans après Le pain de coucou, j'ai remis ça dans L'enfant prodigue, confrontant les premières sensations vraies des prétendus verts paradis et celles de nos âges successifs, et ça commence comme ça:

    « Ce que je vois d’abord est un jardin, et cette maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve?

    Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, et il est probable que ce soit bel et bien le premier souvenir réel qui m’est revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là et qui aurait filtré dans le rêve, peu importe à vrai dire, sauf que le jardin sous l’eau relèverait alors d’une vision plus ancienne, je le comprends maintenant.

    J’aurai donc anticipé: avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…

    C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incertitude dans cette première remémoration, mais ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin me suffiront pour fixer les premiers éléments d’un récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision: les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.

    Et chaque détail en appelle un autre: tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent: on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.

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    Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.

    Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.

    Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant: cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il: moi? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.

    Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela a-t-il vraiment commencé?

    Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses? Mon besoin de tout réparer? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent: peut-être une conscience? Une première intuition personnelle? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement: de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans? Que sais-je?

    Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère?

    Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.

    On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.

    Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de halos de réverbères, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.

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    En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.

    Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.

    Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.

    C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire: vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba-Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus: plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.

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    Dans les premières pages de Jeune Homme, Knausegaard consacre de remarquables pages à deux aspects de notre devenir personnel. En premier lieu, il constate que nos périodes successives sont si différentes les une des autres, genre période rose et période bleue de Picasso , qu'il faudrait peut-être que nous changions de prénom à chaque mue; puis il observe que la reconstruction de nos souvenirs dépend souvent de déclencheurs extérieurs, qui peuvent être de soudaines réminiscences remontant à la conscience comme des méduses, souvenirs involontaires « ramenés à la vie par une odeur, un goût, un bruit particulier... Il s'ensuit toujours immédiatement un sentiment de bonheur intense ».

    Ou ce sont des souvenirs liés au corps , à tel ou tel sentiment ou aux paysages : « Il me suffit en pensée d'ouvrir la porte et de sortir pour que les images m'assaillent. Le gravier de l'allée, presque bleu en été. Oh, les allées de notre enfance ! Et les voitures des années 70 qui y stationnaient ! Des coccinelles, des DS, des Taunus, des Granada, des Ascon, des Kadett, des Consul, des Amazon »...

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    Avant la parution du Pain de coucou aux éditions L'Age d'Home, mon éditeur et ami Vladimir Dimitrijevic, alias Dimitri, m'avait fait remarquer qu'il était curieux que, si profondément marqué par l'univers de l'enfance, je n'évoquasse jamais la mort. Et de fait, après m'être cru immortel jusqu'à l'âge de 35 ans, ce ne fut qu'au matin de la naissance de notre premier enfant que je pris conscience du fait que j'allais mourir. Ensuite j'écrivis donc ce petit livre pendant les deniers mois de la vie de notre père, qui en lut presque l’entier et l'aima, parfois les larmes aux yeux, mais dont les dernières pages, évoquant sa figure aimante et aimée, ne me sont venues qu'après sa mort...

  • Pour tout dire (33)

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    À propos de la mortelle indifférence et des 1300 première pages du roman autobiographique de Karl Ove Knausgaard. De la beauté de la nature et des enfants. De la sainteté et du monde des femmes.


    "L'indifférence est en fin de compte le plus grand des sept péchés capitaux car il est le seul à pécher contre la vie", écrit Knausgaard à la toute fin des 728 pages d'Un homme amoureux, rejoignant l'observation de Maurice Chappaz qui me déclarait, à la toute fin de sa vie, que l'inattention était le plus grand péché de notre époque.

    Le mot "péché" sonne chrétien à nos oreilles et c'est très bien comme ça. Maurice Chappaz était un catholique pur alors que Knausgaard, très anticlérical en ses jeunes années, ne sait pas trop ce qui lui arrive lorsque, au baptême de sa fille, il se retrouve à communier avec les croyants, mais ce qui mobilise la même réaction chez les deux écrivains se résume en deux mots, s'agissant d'indifférence ou d'inattention: manque d'amour.

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    C'était hier jour d'équinoxe , j'ai marché sur le sable pour assister au miracle du lever du soleil en compagnie de trois pêcheurs silhouettés en noir pur sur le ciel bleu virant à l'orange tandis que le vieux beatnik qui m'avait suivi avec son chien hirsute s'était assis face à la mer dans la position du lotus; et quand le disque de feu est sorti de la mer pour nous inonder de lumière dans le vent tournant de l'aube, je me suis senti défaillir de tendresse pour la pauvre humanité victime de l'indifférence glaciale des puissants et l'inattention meurtrière des prédateurs.
    Cette même tendresse, dénuée des trémolos convenus d'une sentimentalité moite de pure façade, imprègne le roman autobiographique de Knausgaard dont le miroir à deux faces se promène le long de notre vie en même temps qu'il reflète celle de l'auteur et des siens.

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    J'écris "roman" parce que la construction très élaborée dans l'espace et le temps, aux scènes admirablement dialoguées, de ce récit qui est littérairement beaucoup plus transposé qu'un ordinaire "récit de vie", relève bel et bien de la reconstruction romanesque tout en restant fidèle à ce qu'on dit le réel.
    Lorsque la libraire France Rossier, il y a un mois de ca, m'a offert La mort d'un père en me parlant d'un "Proust norvégien", ce fut en remarquant que parfois l'on se demandait si Knausgaard n'affabulait pas tant ce qu'il raconte saisit par l'aspect quasi fantastique de ses évocations, telles la déchéance alcoolique du père avant sa mort ou la scène du premier accouchement de Linda.

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    Or je ne crois ni à l'invention ou à l'exagération du récit de Knausgaard ni moins encore à la prétendue recherche du scandale de l'auteur, dont l'immense succès, tout à fait imprévisible, a fait délirer certains commentateurs inattentifs bien plus que l'écrivain, qui sait le premier ce qu'un emballement de ce genre à de trompeur et de dérisoire au vu de la vraie littérature plus durable que le temps d'une mode ou d'un buzz sur les réseaux sociaux.

     

    Un homme amoureux est-il le "chef-d'œuvre inexplicable", selon l'expression de David Caviglioli, annoncé par le bandeau publicitaire de l'édition française ? La question est de savoir ce qu'est "un chef-d'oeuvre inexplicable qui plus est magnétique et hypnotisant, selon les mêmes termes de notre fringant confrère de l'Obs qui compare par ailleurs la forme du livre à de la prose de blog cousue de clichés et sans aucune reconstruction littéraire.
    Cette sympathique foutaises en dit long, même en mode enthousiastique, sur l'inattention supérieurement éclairée d'une certaine critique dans le vent bien intentionnée mais à court d'"explications "

    Pour ma part, je n'irai pas jusqu'à comparer Un homme amoureux à cet autre "chef-d'œuvre" aussi mal foutu que difficile à "expliquer" que représente Les Frères Karamazov, cité à plusieurs reprises par Knausgaard, lequel serait le premier à vitupérer une telle comparaison tant il se juge peu de chose à côté des grandes œuvres littéraires. À un moment donné, appelé à donner deux conférences sur son "oeuvre" - les guillemets sont de lui -, il se demande d’ailleurs quels livres ont réllement compté en Norvège durant les trente dernières années précédant la parution des siens. Réponse: deux ou trois au max, alors qu'on a encensé des centaines de bouquins oubliés d'une rentrée à l'autre.
    Nulle fausse humilité chez Knausgaard, et nulle blessure de vanité quand il prononce sa première conférence devant quatre personnes (la suivante en drainera quarante), mais une lucidité frottée d'honnêteté caractérisant ce protestant (le mot est de son ami Geir) dont l'innocence fait une espèce de saint (dixit Geir itou) dont les deux compères se rient de concert, ah, ah...

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    Chef-d'oeuvre ou pas: on s'en balance, s'agissant d’un roman autobiographique exprimant merveilleusement, et à chaque page, les émerveillements étroitement emmêlés aux emmerdements de la vie. Un jour de février, lors d'un séjour chez la mère de Linda, ex-actrice du théâtre national qui n'aime rien tant que de s'occuper de la petite Vanja, Karl Vve note ceci qui relève de l’épiphanie profane :
    “Je regardai au loin. La luminosité du ciel était devenue plus mate. Inévitablement répartie dans le paysage, l’obscurité imminente était absorbée encore plus avidement par ce qui était déjà sombre, comme les arbres à l’orée du bois, leurs troncs et leurs branches étaient maintenant tout noirs. C’est sans combat, sans résistance et sans même pouvoir offrir un dernier embrasement que la faible lueur de février disparut dans une longue et imperceptible agonie, jusqu’à ce qu’il fasse nuit noire. Tout à coup un sentiment de bonheur”.
    Cependant, un peu plus tard, le même Karl Ove sera fou de rage quand il découvrira que la même Ingrid picole en s'occupant de Vanja, etc.


    Un homme amoureux est un roman d'amour et d'amitié (la relation avec Geir, bouclier humain à Bagdad et écrivain lui aussi, donne lieu à des scènes dialoguées d'une justesse sans faille) qui module tous les sentiments, fusionnels au début et plus conflictuels quand de la passion on passe à l'amour-tous-les-jours parfois plombé par les soins requis par un, puis deux, puis trois enfants, et voilà que tout va mal et que le père en fait plus qu'il n'en faut pour punir la mère de sa fatigue (alors qu'elle en fout moins que lui, c’est évident, non mais !) laquelle explose de son côté vu qu'elle n'attend de lui que de l'amour, etc.


    Chef- d'œuvre ou pas, Un homme amoureux, plus encore que La mort d'un père , innove assurément par sa façon, tout à fait explicable, de restituer les temps alternés de la vie quotidienne et de la réflexion sur le sens de notre existence, avec un art consommé dont la fluidité et le naturel (apparent mais très travaillé) se combinent dans l'inflexion d'une voix unique qui filtre à merveille dans la traduction française plastique et musicale de Marie-Pierre Fiquet.

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    Bon mais c'est pas tout ça: faut maintenant aller prendre l'air - on avait pensé à Sète avec Lady L. qui marche pour l'instant le long de la plage "ou le sable est si fin", vaillante sur sa malléole en voie de réparation, et ce ne sera pas pour s'arrêter au cimetière marin, mais non: rien que la vie à Sète, et merde pour les sceptiques et la littérature aseptisée...

  • Pour tout dire (32)

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    À propos de Pierre Assouline, qui dénigre méchamment Karl Ove Knausgaard et se rachète avec Pajak, Jaccottet et Thomas Bernhard, entre beaucoup d'autres, dans son injuste, lacunaire, subjectif à outrance et non moins passionnant Dictionnaire des écrivains et de la littérature, qui honore à sa façon l'art du TOUT LIRE...

    Il a fait ce matin une aurore aux doigts de rose telle que l'a chantée le jeune Homère il y a un peu moins de trente siècle, à peine un battement de cils dans le long récit du monde, et je me suis dit "encore une journée divine !" en écho à la vieille peau de cet intraitable soiffard solitaire de Sam Beckett, et ensuite: " oh le beau jour !" pour faire bon poids et à plus tard la fin de partie par manière d'envoi .


    À propos de Beckett, ce qu'en écrit Pierre Assouline dans son Dictionnaire de la littérature et des écrivains est assez faible, réduisant le personnage à l'arbre sec de Godot, à la sécheresse et à l'incommunication. Courte vue archi-convenue de jacteur superficiel, comme on en trouve dans les pages de cet ouvrage relevant parfois du pire piapia parisien, heureusement compensées par la majeure partie d'entre elles, intelligentes et sensibles, pertinentes et réellement amoureuses.

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    Comme je suis en train, depuis un mois, de lire le magnifique "roman" autobiographique de Karl Ove Knausgaard, dont Assouline a parlé avec une condescendance proportionnée à sa totale inattention - il aura lu cette "lettre à mézigue", comme il qualifie idiotement cette grande entreprise littéraire, en diagonale, pour la qualifier avec cette vulgarité qui ne lui est pas coutumière - je me trouve bien placé, après quelque mille pages marquées au sceau d'une attention au monde quasi sacrée et d'une tendresse farouche, pour juger de la sottise distraite des quelques lignes consacrées ici sous la rubrique de "Proust norvégien " taxé en trois lignes de "juste assommant, interminable et dénué d'intérêt ".

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    Par contraste, même un peu bref, ce qu'écrit Assouline à propos de Proust montre assez la capacité de pénétration de ce grand lecteur doublé d'un écrivain à pappatte surfine à ses heures. À la rubrique Céline, même qualité de l'éloge avec le bémol obligatoire sur les pamphlets antisémites. Mais les pages les plus intéressantes de ce Dictionnaire sont ailleurs, me semble-t-il.
    Pierre Assouline, objectivement parlant (des recherches scientifiques l'ont prouvé, etc.) est un fou de littérature intéressant, aussi considérable que le sont un Philippe Sollers (qu'il expédie en huit lignes nous ramenant au foutage de gueule parisien, où l'œuvre de son confrère pontife est réduite au Dictionnaire amoureux de Venise lui-même réduit à un auto-portrait de Sollers) ou un Charles Dantzig, lequel vient de rééditer, dans la collection Bouquins, son propre Dictionnaire égoïste de la littérature française, augmenté d'inédits très intéressants et de La guerre du cliché.

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    Comme ces deux autres polygraphes en vue, auxquels on pourrait ajouter M. Angelo Rinaldi qu'Assouline gratifie de deux entrées très louangeuses (on sait que les voies de l'Académie française passent par plusieurs portes, et la révérence à l'incontournable Finkielkraut en fera trois), Pierre Assouline est un connaisseur amoureux dont la passion profonde dépasse les ronds-de-jambe et les éternuements de plus ou moins mauvaise foi. Il est d'ailleurs en bonne compagnie avec maints grands écrivains (à commencer par un Nabokov) qui multiplièrent les âneries en condamnant des œuvres échappant à leur compréhension ou à leur simple attention.

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    Pierre Assouline, parlant des auteurs ou des livres qu'il aime vraiment, peut être un compagnon de route épatant. Si vous aimez être confirmé dans vos goûts (étant entendu qu'un chroniqueur qui pense et ressent comme vous ne peut être que très très très bon...), vous aimerez ses pages consacrées à Marcel Aymé, Saul Bellow, Thomas Bernhard, Nicolas Bouvier, Joseph Conrad, Amos Oz, Philip Roth, Frédéric Pajak, Sebald ou Walser, notamment. Si vous souscrivez au littérairement correct à la française vous vous sentirez en compagnie chic à la lecture, les yeux au ciel, des longues tartines qu'il beurre à la gloire de Pierre Michon, Patrick Modiano ou Pascal Quignard, non sans excellents arguments d’ailleurs, avant de balancer le coup de pied de l'âne à un Houellebecq outrageusement caricaturé.
    Pour ma part ce que je préfère, chez Assouline, ce sont les surprises, et par exemple d'être bousculé dans mes préjugés. Avant de lire son article consacré à Elfriede Jelinek , je pensais pis que pendre de la nobélisée autrichienne. Eh bien au temps pour moi: j'inscris le titre d'Enfants des morts dans la liste de mes lectures à venir ces sept prochaines années.
    Et puis, comme Knausgard le dit à propos de l'art contemporain, incluant tous les discours même à propos de minimalisme ou de fumisteries quelconque, les caprices de la mode et les fluctuations du marché, la littérature est aussi faite d'une nébuleuse d’épiphénomènes comme les agents littéraires ou l'argent, les blogs et les best-sellers, la censure et les liseuses, que le journaliste Assouline traite avec souplesse et légèreté.
    Nettement moins substantiel que les recueils monumentaux du Sollers lecteur, et avec moins de charme personnel et de fantaisie qu'un Dantzig, Pierre Assouline n'en a pas moins un ton à lui, une capacité de synthèse parfois aussi éblouissante que son expression, et des plaidoyers aussi inattendus qu' originaux (pour Tony Duvert le pédophile au style stylé, l'éditeur Robert Laffont ou la chèvre de monsieur Séguin) qui font de son Dictionnaire un remarquable magasin de curiosités et une incitation tonique au TOUT LIRE.

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    Ce grand défenseur de Simenon conseille la lecture de Pedigree à qui voudrait entrer dans l'univers d'un des plus grands romanciers de langue française du XXe siècle. Pour ce qui concerne la lecture d'Assouline, - mais seulement après l'intégrale de l'autobiographie de Karl Ove Knausgaard, cela va sans dire -, je conseille son mémorable recueil d'essais intitulé Rosebud , ses biographies magistrales deGeorges Simenon et Gaston Gallimard - on peut se passer de son pléthorique Hergé avant 77 ans-, et ce Dictionnaire des écrivains et de la littérature qui a lui aussi valeur, a l'évidence et comme il en va pour Sollers à Venise, d'un autoportrait en constellation avec trous noir et percées de lumière...
    Pierre Assouline. Dictionnaire des écrivains et de la littérature. Plon, 882 p.
    Charles Dantzig. Les écrivains et leurs mondes. Dictionnaire égoïste de la littérature française. La guerre du cliché. Laffont, collection Bouquins, 988p.
    Karl Ove Knausgaard. Jeune homme. Denoël & d’ailleurs. 581p.

  • Pour tout dire (31)

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    À propos de la mousse-party de samedi et du puritanisme stigmatisé par Janine Massard dans son dernier roman Question d’honneur. Des simulacres de plaisir et de l'obsession des confesseurs. De la nécessité de détendre l'atmosphère…


    Des grappes de bulles savonneuses s'élevaient l'autre jour de l'invisible piscine du Jardin d'Eden d'à côté, sur fond de tonitruantes basses binaires, les libertins autoproclamés se défonçaient en toute liberté dans l'enceinte des hauts murs les protégeant des supposés puritains, et je contemplais le vol gracieux des hirondelles, peu soucieuses visiblement de débats sur le burkini ou l'accouplement en public, en pensant à l'horrible nuit évoquée par Janine Massard dans son livre récemment paru sous le titre de Question d'honneur.

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    Janine Massard raconte, sur la foi d'un témoignage brisant tardivement un secret de famille, l'histoire affreuse d'une jeune fille violée à la fin d'un bal de campagne, qui se retrouve enceinte et immédiatement stigmatisée par son père instituteur et notable de la paisible localité lémanique où se passe l'histoire - ledit père étant le parangon de ce qu'on appelle dans ces régions un « mômier », équivalent protestant du bigot catholique, aux yeux duquel l'honneur familial et social doit être défendu avec une rigueur sans faille, en vertu de la doctrine salafiste du coin que représentait le calvinisme en ces années point trop éloignéesJanine . Janine Massard invoque le souvenir de feu son ami Jacques Chessex dans le prologue de son roman, qui aurait excellé dans le traitement de ce thème.

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    De fait, Maître Jacques figure par excellence l'écrivain à la fois puritain et anti-puritain qu'on retrouve dans les sociétés moralement très corsetées, reproduisant à l'envers la logique du surveiller et punir comme l'ont fait, au rebours du catholicisme le plus rigoureux, un Sade (qui fascinait d'ailleurs Chessex) ou un Jean Genet transformant le rituel de l’eucharistie en messe noire.
    Le regard de Janine est moins « théologique » et érotomane que celui de Maître Jacques, surtout attaché à la condition des femmes, qu'elles soient soumises par consentement conventionnel, comme la mère de la pécheresse, ou vouées à l'opprobre et au châtiment des Justes.

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    Les grappes de bulles poisseuses d'une pool-party marquent-elles un progrès par rapport aux braises du feu purificateur dans lequel un père invoquant la Loi du Seigneur fait disparaître le fruit du péché avant d'envoyer sa fille se faire voir ailleurs ? Je n'en suis pas sûr, violence mise à part, dans la mesure où le simulacre de plaisir me semble aussi douteux que la parodie de pureté, tous deux soumis à un code conformiste.


    Si l'on regarde tranquillement ces phénomènes que sont la soumission ou l'insoumission obligatoire, ce qui frappe est la même tension frisant souvent l'hystérie, comme dans le moralisme obsessionnel du Docteur Tissot faisant de l'onanisme plus qu'un péché: une terrible maladie détournant le jeune ouvrier ou la jeune paysanne de son Devoir, le voyeurisme de droit divin des confesseurs ou l'immoralisme furibond d'un Sade prônant la sodomie des tout-petits.
    Tout ça est lassant pour qui aime la vie, la nature, les bonnes et belles gens ou les bains à poil (ou en costume à bretelles et volants) dans la mer marine sous le ciel céleste. Cela étant, la parole des écrivains, quand elle ressaisit la complexité humaine au-delà des schémas bien-pensants, est plus que jamais nécessaire et possiblement libératrice, mais les « mômiers » se retrouvent dans toutes les religions et les idéologies, aujourd'hui autant que naguère, comme l'avaient bien vu et dit Rabelais ou Montaigne.

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    À la page 104 de ses Inévitables bifurcations Lambert Schlechter cite Lucrèce à propos d'Epicure: « La vie humaine, spectacle répugnant, gisait / sur la terre écrasée sous le poids de la religion / quand pour la première fois un homme, un Grec / osa la regarder en face, l’affronter enfin », etc.
    Oui, on peut dire ca. Mais on peut dire aussi que n’importe qui peut aujourd’hui se réclamer d’Epicure à trop bon marché, ou que le Sermon sur la montagne nous a peut-être fait plus avancer, en tant que frères humains que les délires énervés du divin marquis - et la dispute s'emballe sur Facebook tandis que les hirondelles se préparent à migrer au dam des frontières et autres plus ou moins fantasmatiques chocs de civilisations.


    En reprenant les Inévitables bifurcations de Lambert Schlechter, avec une pensée amicale rétrospective à la pauvre Gisèle de Question d’honneur, on lit que « la concupiscence, comme dépravation, comme péché, saint Augustin, le grand maître à penser de l’Occident, la voit déjà à l’œuvre chez le nourrisson, dans le VIIIe chapitre du premier livre des Confessions, où il se place sous les auspices de la Bible en citant le livre de Job : car nul n’est pur de péché, non pas même le petit enfant dont la vie n’est que d’un jour sur terre (coup de blues d’un scribe aussitôt pris pour parole de Dieu) et pour le nourrisson qui ne demande qu’une chose, boire le lait de sa mère, Augustin utilise à dessein le verbe de la concupiscence « convoiter » : était-ce un péché de convoiter le sein en pleurant, et il répond que oui, c’était répréhensible, c’était une avidité mauvaise, la malédiction est déjà sur l’enfant avant qu’il naisse, et Augustin de citer le psaume 51 : j’ai été conçu dans l’iniquité (c’est-a-dire par l’accouplement de mon père et de ma mère) et c’est dans le péché que ma mère m’a porté, dans les manuels de confession et de pénitence, libri poenitentiales, en vogue depuis le Moyen Âge, et jusqu’au XIXe siècle et au-delà, une part importante est consacrée à la sexualité, on a dénombré au cours des siècles plus de 400 ouvrages de ce genre, de façon souvent très détaillée & explicite ils dénombrent et décrivent les péchés commis dans ce domaine, tout ce qui n’est pas pure mécanique de procréation est péché, les positions autres que la missionnaire sont « contre nature » et donc péché, les caresses buccales, cunnilingus et fellation, sont péché, l coït anal est péché, l’accouplement pendant les menstrues est péché, c’est péché aussi pour les époux de se voir mutuellement nus, les célibataires frustrés qui rédigent ces manuels à l’adresse des confesseurs qui ont pour mission de terroriser les croyants reprennent l’idéologie de saint Paul et des Pères de l’Eglise : haine du monde, haine du corps, haine de la femme, haine du sexe et obsession de la virginité, et ils ont beau mentionner que Jésus, en principe, n’a rien contre le mariage, puisqu’il a au début de sa vie publique, pris part à un festin de noces, mais uand Jésus se met à parler de sexe, voir Matthieu XIX, 12, il valorise ceux qui en vue du Royaume des Cieux et sont coupé les parties génitales, quand j’ai passé quelques heures à étudier les manuels de confession et de pénitence, j’ai hâte de lire quelques pages de Montaigne, Essais, livre III, chapitre 5, « sur des vers de Virgile », cinquante pages magnifiques, lucides et ludiques, sur les choses du corps »…

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    Enfin, les menées infernales n’étant pas éternelles, le barattement binaire de la disco d’à côté a pris fin dimanche soir, et comme la bonne vie ordinaire continue nous continuons de pécher, à poil ou en soutanes seyantes, le long des dunes de Sète ou ailleurs en remerciant la vie de faire la pige à la mort et à tous ses suppôts, ce que nous nous réjouissons d’exprimer dans la langue du Grand Inquisiteur, gracias a la vida...


    Janine Massard, Question d’honneur. Bernard Campiche, 2016, 217p.
    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations, Les doigts dans la prose, 161p.

  • Pour tout dire (30)

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    À propos de la prochaine glaciation, d’un roman en chantier de Karl Ove Knausgaard évoquant le prophète Ezéchiel, des fringues de Madame Swann et des cornflakes de Lambert Schlechter. Où l’on voit que tout communique plus ou moins quand par amour on s’efforce de « faire chier la mort », etc.


    Le « Proust norvégien » peut toujours gratter : jamais il ne fera parler les étoffes comme le divin Marcel qui jamais, soit dit en passant, ne parle de Dieu, alors que Lambert Schlechter y revient à tout moment à sa façon entre l’annotation de deux paperoles style : « d’ici trois quatre milliards d’années le soleil va devenir encore plus chaud, mais je sais que je ne serai plus là, ça me rassure, je note sur un Zettelchen :patates persil cornflakes lait, ferai mes achats, puis lirai, encore, Sloterdijk, du musst dein Leben ändern », etc.

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    « Tu dois changer ta vie », se répètent tous les jours ces « fourmis papivores », selon l’expression de Zorba le Grec raillant son ami le scribe sirotant son verre de sauge, et même Henning Mankell se le sera seriné une année avant sa mort, tout en écrivant son Sable mouvant qui m’a touché bien plus que le Mars de Fritz Zorn à l’époque où celui-ci venait de succomber à son crabe, car Mankell reste impatient de changer sa vie même s’il sait que la prochaine glaciation en Suède, vers l’an 3333, limite notre devenir - comme Peter Sloterdijk il fait tous les matins son fitness gymno-poétique de mec attaché à travailler son immunité joyeuse, comme Lambert Schlechter il dit à la femme qu’il aime, « tu existes donc je suis, j’aime la vie où nous sommes, la mort c’est pour un autre jour », et v’là que me reviennent les mots de notre ami Thierry Vernet dans ses carnets : « La mort, ma mort, je veux la faire chier un max à attendre devant ma porte, à piétiner le paillasson. Mais quand il sera manifeste que le temps sera venu de la faire entrer, je lui offrirai le thé et la recevrai cordialement ». C’est la version soft de notre ami Thierry, avec laquelle contraste la version hard de Lambert Schlechter, qui publie un recueil de poèmes sous le titre d’Enculer la camarde

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    La mort d’un père, premier tome du cycle autobiographique de Karl Ove Knausgaard, s’ouvre sur trois pages évoquant la mort physique du cœur humain avec l’objectivité froide d’un légiste ou d’un employé des pompes funèbres comme on en trouve dans l’épatante série Six feet under. Mais cet aspect strictement physiologique ne nous apprend rien sur le père de Karl Ove, pas plus que les débats à n’en plus finir « autour de Jésus » ne nous instruisent vraiment sur la nature du présumé Sauveur.

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    Pendant que sa femme attend leur premier enfant, l’écrivain Knausgaard travaille comme un damné sur un roman maintes fois recommencé et dans lequel il sera question du prophète Ezéchiel et des deux frangins mythique Caïn et Abel en version scandinave. Il est très peu question de Dieu dans l’autobiographie de l’écrivain norvégien, extrêmement attentif en revanche à tout ce qui relève de ce qu’on appelle la transcendance, et sa façon de parler des gens, de son père (par défaut et dépit) et de son frère Yngve, puis de sa future seconde femme Linda et de leur petite fille aussi adorable que despotique, avec une attention bonnement religieuse qui s’accentue au fil des 1000 premières pages de son autobiographie (j’en suis à la page 512 d’Un homme amoureux), en attendant le retour à son enfance dans le troisième tome intitulé Jeune homme.

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    Dans la foulée, alors que la phrase de Knausgaard se distingue absolument des extravagants chichis de la prose proustienne, l’on pourrait dire tout de même que l’attention de l’auteur norvégien aux objets et aux gestes rituels de la vie quotidienne procède de la même ferveur amoureuse qui, à un moment donné, amène le Narrateur à faire « parler » les toilettes de Madame Swann, comme lorsqu’il souligne qu’ « on dirait qu’il y avait soudain de la décision dans le velours bleu, une humeur facile dans le taffetas blanc, et qu’une sorte de réserve suprême et pleine de distinction dans la façon d’avancer le bras avait, pour devenir visible, revêtu l’apparence, brillante du sourire des grabds sacrifices, du crêpe de Chine noir »…

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    Le romancier israélien Amos Oz reprend la balle du jeune homme au vol, pour en faire une sorte de grand pataud hirsute à barbe noire fleurie de talc de bébé, qui renonce momentanément à ses recherches sur la figure de Jésus dans la tradition juive, s’engageant comme lecteur du soir chez un très vieil érudit du nom de Gershom Wald auprès duquel il rencontre la « maîtresse » de celui-ci (au sens dominant et non amoureux), la belle Atalia qui le traite aussitôt comme un ado prolongé.
    Au cours d’une de leurs premières soirées de discussion, le vieux Gershom vitupère les pamphlets anti-chrétiens que lui cite le jeune Shmuel, notamment La polémique de Nestor le prêtre, remontant au Moyen Âge, en affirmant que, « pour argumenter avec Jésus-Christ (…) il convient de prendre de la hauteur et non de se vautrer dans la fange ». À propos, alors, de l’amour universel qu’on suppose au cœur du message de Jésus, Gershom s’interroge non sans bousculer les petites objections du jeune homme : « Pouvons-nous nous aimer les uns les autres sans exception ? Jésus a-t-il aimé tout le monde sans exception ? Y compris les changeurs aux portes du Temple quand, aveuglé par la fureur, il renversa leurs tables ? Ou lorsqu’il déclara, « Je ne suis pas venu apportera paix sur la terre, mais le glaive » ? Aurait-il pu oublier, en cet instant, le précepte de l’amour universel ou de tendre l’autre joue ? Et le jour où il incita ses apôtres à être comme des serpents et doux comme des colombes ? Et surtout lorsque, selon saint Luc, il ordonna : «Amenez-mois mes ennemis, ceux qui ne voulaient pas que je règne sur eux, et qu’on les égorge en ma présence ». Où était donc alors passé le commandement d’aimer aussi – et surtout – ses adversaires ? Au fond, qui aime tout le monde n’aime personne. Voilà comment on peut discuter avec Jésus le Nazaréen, pas en proférant des insultes ».
    Alors le jeune Shmuel d’objecter : « Les Juifs qui ont composé ces textes polémiques l’ont certainement fait sous l’influence des biimades et des persécutions des Chrétiens »…

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    Sur quoi l’intraitable béquillard y va de sa fulmination voltairienne qui plairait sans doute à notre compère Lambert Schlechter : « Le judaïsme, le christianisme – et n’oublions pas l’islam – dégoulinent de bons sentiments, de charité et de compassion, tant qu’on ne par le pas de menottes, de barreaux, de pouvoir, de chambres de torture ou d’échafauds. Ces religions, en particulier celle nées au cours des siècles derniers et qui continuent à séduire les croyants, étaient censées nous apporter le salut, mais elles se sont empressées de verser notre sang. Personnellement, je ne crois pas en la rédemption du monde. En aucune façon. Non parce que je considère qu’il est parfait. En aucun cas. Il est retors, sinistre et rempli de souffrances, mais qui veut le sauver versera des torrents de sang. Buvons notre thé et oublions ces horreurs. Le jour où les religions et les révolutions disparaîtront – toutes sans exception – il y aura moins de guerres sur la planète, croyez-moi. L’homme est par nature constitué comme un bois tordu, a dit Emmanuel Kant. Inutile de le redresser au risque de se noyer dans le sang. Vous entendez comme il pleut dehors ? Il est presque l’heure des informations ».
    Après avoir lu cette forte page de Judas, hier soir, j’ai passé une heure à dépouiller une quinzaine de magazines français de droite et de gauche (Marianne et le Figaro Magazine) que nous a filés notre vieux voisin promenant tous les matins, en pagne vert, son petit yorkshire.

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    Or ce que dit le personnage d’Amos Oz se vérifie à toutes les pages de la paperasse médiatique, entre abrutissement de grand luxe et séquelles sans nombre du chaos migratoire et des guerres entretenues au nom du Dieu multiface, meurtres en série sur les autoroutes ou nouvelle secte relançant la folie pseudo-religieuse à l’enseigne de Falun Gong, d’autant plus populaire que ses membres se voient brimés par le pouvoir chinois - et le serpent de se mordre la queue, etc.


    Amos Oz. Judas. Traduit de l’hébreu par Sylvie Cohen. Gallimard, coll. Du monde entier, 347p.
    Lambert Schlechter. Inévitables bifurcations. Les doigts dans la prose, 161p.
    Karl Ove Knausgaard. Un homme amoureux. Folio Denoël, 727p.