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L'horreur, soudain...

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(Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
 
COUP D'ASSOMMOIR. – De retour de sa consultation chez le cardiologue, Lady L. m’apprend qu’elle va devoir repartir, avec sa valise, aux urgences du CHUV où elle va subir une opération à cœur ouvert. De fait, l’échographie de son cœur a révélé une masse sombre qui diffuse, semble-t-il, des morceaux de matière menaçant l’obstruction de ses artères, d’où probablement sa difficulté de respirer ces derniers temps et sa douleur récente entre les côtes. Bref, notre vie va subir un coup d’arrêt ces prochains temps puisque l’opération, à risques, signifie plusieurs jours aux urgences et, ensuite, plusieurs mois de convalescence…
D’ores et déjà, j’ai résolu de ne pas en souffler mot ailleurs que sur ce journal, où je noterai en revanche tout ce que nous vivrons par le détail. Elle vient de partir avec S. Pas envie de rire. Snoopy a tout compris, qui se couche l’air accablé.
Grâce à nos appareils divers, nous restons en liaison à peu près continue, et j’ai appris tout à l’heure que ma bonne amie avait été transférée de son box des urgences à une chambre qu’elle partage avec une autre dame. Elle a subi ce matin une seconde échographie qui a confirmé le constat du Dr H., mais l’examen devrait s’approfondir demain. (27 avril 2021)
 
CE MUR. - Faut-il vivre comme si l’on était immortel ou comme si l’on vivait son dernier jour ? La question relève le plus souvent de l’abstraction jusqu’au jour où, crac dans le sac, tu te trouves confronté à la mort de ton meilleur ami ou au verdict des médecins qui t’annoncent tout à coup qu’il te reste un mois ou une année à vivre, comme l’ont raconté Tolstoï dans La mort d’Ivan Illitch et Kurosava dans Ikiru, l’incomparable litanie cinématographique de Vivre.
 
Encore sonné par le coup d’assommoir d’hier matin, je me dis et me répète que rien ne doit en filtrer hors du cercle étroit de nos tout proches, et que c’est en petit clan que nous mènerons ce nouveau combat.
 
Cela réactualise, de façon tout à fait impérative, ce que je me suis dit et répété à travers les années, à propos des milliers de pages de carnets que j’ai publiées ; je me le suis rappelé en découvrant, dans son journal intégral, les moindres détails de la vie privée de Julien Green, qui en avait interdit la publication de son vivant, mais aujourd’hui l’étalage de nos vies est d’une autre nature par le truchement des réseaux sociaux, où la curiosité fébrile de la meute rompt décidément le pacte d’une certaine réserve et d’un certain respect humain, notamment en ce qui concerne la privacy affective ou sexuelle et nos états de santé.
 
Il n’est pas de jour, ainsi, qu’on ne découvre sur Facebook le dernier bulletin de santé de tel ou telle, et j’ai constaté moi-même, lors d’un séjour à l’hôpital dont j’ai peut-être trop parlé, l’afflux soudain de témoignages de gens qui m’étaient lointains ou carrément inconnus et qui me disaient leur compassion et m’encourageaient à lutter, comme si nous participions ensemble à un concours de guérison…
 
Or je ne préjuge en rien de la sincérité feinte ou réelle des uns et des autres, mais cette fois c’en est assez, me dis-je ce matin, et je n’y reviendrai pas, ou tout autrement, par le truchement d’images ou de fictions.
 
Ce jeudi 29 avril. – Petite voix ce matin, mais c’est à cause d’autres présences dans la chambre 107, aussi me dit-elle qu’elle va me rappeler, et quand elle me rappelle c’est pour me dire qu’elle va subir en fin de matinée un scanner de plus d’une heure afin de déterminer plus précisément ce qu’il y a à faire, soit opérer soit… le savent-ils eux-mêmes ?
 
CAUCHEMAR. - Ce qu’elle me disait hier au téléphone, qu’elle a lancé au médecin : ah mais je ne suis pas du tout, moi une femme à cancer, je sais que je n’ai pas le cancer, je le saurais si je l’avais, comme elle aurait dit : moi, une bête à concours ? Ah ça jamais !
Hélas ce que nous avons appris cet après-midi, au même étage du service de cardiologie du CHUV où notre mère est décédée en 2002, ramène cette bravade optimiste au niveau d’un joyeux défi que la réalité dément et combien cruellement, exposée clairement par un chirurgien masqué à l’accent alémanique qui a tenu à nous réunir, en présence de nos filles, afin de nous préparer au pire ; et le fait est que c’est l’heure la pire que j’aurais vécue au cours de ma vie, plus douloureuse encore que l’annonce de la mort de Reynald ou de ma mère, et d’autant plus atroce que la nouvelle était, du moins à ce degré d’extrême gravité, absolument inattendue.
 
Bref et pour résumer en trois mots : Lady L. est en danger de mort, et triplement, d’abord par la présence d’une masse tumorale dans le cœur même, dont l’extension risque d’obstruer sa circulation sanguine et lui être fatale, ensuite par la diffusion des métastases, repérées par le scanner de ce matin, et enfin, si l’on opère – et l’on va opérer -, par la difficulté même de l’opération et les risques de décès au cours de celle-ci. Tout cela, relevant de la chirurgie « palliative » et non « curative » nous a expliqué assez longuement le Dr N., ordonnateur de cette scène de cauchemar pendant laquelle ma bonne amie plaisantait alors que je me trouvais au bord des larmes, autant que nos filles S. et J. en visioconférence.
 
Tout cela nous est tombé dessus avec une violence extrême, que résume lerapport établi avec exactitude par J. sur la dictée du Dr N., chaque mot comme un coup de plus...
 
Ce vendredi 31 avril. – La nuit dernière, après la lecture du rapport - effrayant de précision clinique - du Dr. N. relatif à l'opération à hauts risques qui attend Lady L., a été la pire que j’aie jamais vécue, coupée de sanglots et de moments paisibles durant lesquels j’ai lu un peu de Balzac et un peu d’Inside story, peinant à retrouver le sommeil, me levant à minuit pour sortir Snoopy et me relevant à 3 heures du matin, etc.
 
Le pire est de se dire soudain: voilà ce qui est, c’est la réalité, c’est la terrible réalité, et c’est à la fois d’une banalité totale, vécue par des milliards d’humains, et cela nous arrive à nous et nous paraît du jamais vu, absolument incompréhensible, injuste et fou, etc.
 
Bonne nouvelle pourtant ce matin : que l’opération pourrait se faire aujourd’hui-même…
Et quelques heures plus tard: que non, que l’opération ne sera pas possible avant jeudi prochain, où elle est alors irrévocablement programmée.
Le plus surpris là-dedans c’est notre médecin de famille : jamais il n’a entendu parler de ça: une tumeur au cœur, non mais !
Appris ce soir à faire la lessive et à la sécher, au moyen des deux machines dont nous disposons à la cuisine ; en outre bien ri dans notre échange de messages avec J., qui m’a tout expliqué. Enfin surpris en bien par la lecture des Billes de Pachinko d’Elisa Shua Dusapin, beaucoup mieux que je ne m’y attendais. Paradoxal, me dis-je, que j’entre dans la littérature coréenne par le truchement d’un récit signé par une semi-Coréenne (par sa mère) née à Genève et qui raconte la visite de sa probable doublure romanesque à ses grands-parents établis à Tokyo depuis la fin de la Deuxième guerre mondiale, etc.
 
Ce samedi 1er mai. – Son état s’est un peu « péjoré » ce matin, selon son expression, et nous parlons de l’opportunité de son « congé » parmi nous, prévu ce dimanche. S. me rejoint vers une heure pour passer l’aspirateur; après que j’ai rangé la lessive, je fais une longue sieste et, en fin d’après-midi, L. me rappelle pour me dire qu’elle préfère s’abstenir de nous rejoindre demain, ce qui me semble en effet plus sage.
 
Ce dimanche 2 mai.- Elle me dit qu’elle n’est pas très bien ce matin : que son état s’est un peu dégradé cette nuit et qu’elle se sent faible. J’en viens à me demander, si le mal progresse, si elle tiendra bon jusqu’à l’opération, et si celle-ci ne va pas l’achever ?
Je parle ensuite avec J. pour lui demander s’il est opportun qu’elle descende avec les petits, et me laisse convaincre que ce ne serait pas bien de les « exclure », ce qui n’était évidemment pas mon intention. Sur quoi je vais promener le chien au jardin japonais de Burier où je fais quelques jolies images, reviens à la maison et me réjouis de retrouver tout le monde sans montrer, ou presque, aucun signe de chagrin. S. et J. nous préparent un frichti avec soupe à la courge et tartes aux fraises, puis nous nous installons devant le petit écran où nous nous parlons une vingtaine de minutes - S. lui amènera des fraises tout à l’heure -, nous filmant mutuellement et sans la moindre démonstration de tristesse qui puisse inquiéter les petits.
À trois heures je la retrouve à l’hôpital, où elle me dit sa résolution de tenir son «attelage» bien en mains, et nous restons une heure ensemble en parlant de choses et d’autres, en évitant d’évoquer trop précisément la progression de son mal, ou tout ce qui pourrait nous faire craquer. Je la quitte donc les yeux secs, suis très soulagé de retrouver mon putain d'appareil auditif tombé lorsque j’ai ôté mon masque aux toilettes du CHUV, l’autre jour, et je ne pleure pas non plus chez ma soeur L. et R. où je m’arrête une heure et les fait même rire à plusieurs reprises – je leur raconte notamment ma mésaventure désopilante d’il y a quelque temps, quand j’ai balancé deux sacs de déchets dans un container dit « Moloch » et que mes clefs de voiture sont tombées avec... Au cours de la conversation, ma sœur confirme les dates de décès de nos grands parents, Louise en 1963, Emile en 1964, Agathe de Lucerne en 1965 et Heinrich en 1972, celui ci le seul à avoir dépassé les 80 ans...
Ce soir ma peine rejaillit soudain en sanglots irrépressibles. Je vois cette horreur : le mal le plus affreux au cœur du cœur de mon amour. Mais je dois croire à sa force : je ne dois pas faillir. Puis un égarement « mystique » me fait soudain me demander si je ne suis pas, d’une certaine façon, responsable du mal qui la ronge, avant de me « raisonner » et de me dire que, même si je l’ai fait souffrir parfois, au cours de notre vie commune, beaucoup d’amour partagé - et nos enfants et nos petits-enfants - devraient compenser mes fautes ou mes faiblesses, mais peut-être devrais-je lui en parler ?
 
Ce mardi 4 mai. – Elle a bien dormi et me dit qu’elle va limiter les réponses aux appels, qui la saturent d’émotions : pas bon pour la sérénité Ce matin nouveau poème, comme j’en écris tous les jours - ma prière du matin. Avec J. qui a pris congé ces deux prochains jours, je plaisante à propos de ceux qui, sans aucun sens des choses, nous disent de ne pas nous en faire, etc.

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