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Nus et solitaires...

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(Le Temps accordé, Lectures du monde 2021)
 
"Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre. Qui donc a connu son frère? Qui d’entre nous a pénétré dans le cœur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison? Lequel n’est à jamais un étranger, et seul?" (Thomas Wolfe, L'Ange exilé)
 
Ce mardi 4 mai 2021. - Consulté notre médecin de famille ce matin, qui portait une de ses chemises les plus kitsch, avec des fleurs tropicales blanches sur fond noir, et je l’ai remercié d’avoir détecté le mal de ma bonne amie à temps, avant le diagnostic plus précis du cardiologue, sans quoi elle risquait d’y rester tant le développement de la tumeur est rapide, d’une taille déjà de mandarine. Or le même cardio a téléphoné cet après-midi à Lady L. pour la rassurer, affirmant qu’elle est en de bonnes mains - ce que je voulais précisément entendre…
 
Ce mercredi 5 mai. – Mon poème de ce matin est intitulé Veillée d’armes, et c’est cela que nous vivons.
Veillée d’armes
Ne ramasse pas tes jouets:
laisse-les s’amuser,
ce n’est pas encore le moment
de se montrer trop sage
en donnant la main à l’orage...
Regarde le firmament
paisible au dessus des nuages
où divers dieux non moins joueurs
sourient à vos heures...
Prends garde à la douceur des choses:
elles aussi sont bénies
dans l’aura parfumée des roses,
au défi des douleurs...
Tu tiendras d’autant mieux les rênes
du petit attelage
lancé demain contre l’orage,
que de ta force douce
tu auras su lui opposer
ta vivante ressource...
 
Elle avait une bonne voix à neuf heures, ensuite un téléphone avec notre amie H. m’a un peu rasséréné, venant d'une vieille routière des sales d’op, et je suis retourné au CHUV par le chemin des écoliers, la Corniche et les coteaux de Pully, pour re retrouver ma bonne amie sereine et souriante, me reprochant de verser une larme après qu’elle m’a lu un message de son ami D. évoquant l’ «irréversible» - exactement le mot que je ne voulais pas lire à ce moment-là…
De retour par la route du lac après une escale chez nos amis M., j’ai reçu en voiture un nouvel appel un peu désemparé et je l’ai rappelée à mon tour plus tard pour essayer de nous apaiser l’un et l’autre – mais quelle angoisse derrière nos bonnes paroles… Ensuite, jusqu’à passé onze heures du soir, nous ne cessons d’échanger de petits messages.
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Ce jeudi 6 mai, Jour J de la Bataille.- Réveillé ce matin à 4 heures, j’ai composé un poème évoquant la présence de nos chers disparus, qui nous demandent de les écouter comme Floristella me l’avait fait remarquer en constatant que Thierry lui reprochait un peu de ne pas le faire alors qu’elle n’en finissait pas de lui parler…
 
Prière de l’aube
 
(A nos mères)
Ils sont survivants parmi vous,
ceux qui vous ont quittés,
ils vous écoutent, semblant muets,
mais laissez-les donc vous parler,
ne les laissez pas seuls...
Ta mère murmure en bord de mer:
les murs l’impatientaient,
et tous ces barbelés autour
des cours de détention;
libérez donc les prisonniers
des viles intentions,
libérez-nous Monsieur, là-haut
qui vous prenez pour Dieu,
et partout où vous êtes,
et vos prophètes vrais ou faux -
faites-vous donc plutôt poète,
clamait-elle sur ses ergots...
À toi la douceur insoumise,
à nous la vive crainte:
on ne sait jamais, au jardin,
ce que sait le destin
au pourtour des églises
de vos élans et de vos plaintes -
on reste désarmé...
Mais ils sont là qui vous attendent,
espérant votre accueil,
comme des enfants sur le seuil
au moment de l’offrande...
 
Quant à Lady L., Nous nous sommes quittés tout à l’heure, juste avant 8 heures, la voix claire et sans un trémolo, en nous disant juste, justement : « À tout à l’heure », et enfin « Dieu te garde » de ma voix un peu tremblante, après que je lui ai dit que j’allais rester avec elle en alignant lessive et séchage, balade avec Snoopy et autres tâches des plus banales en attendant le téléphone du Dr N. auquel je me suis promis, quoi qu’il m’annonce, et même le pire, de le remercier pour ce qu’il aura fait, sachant qu’il aura tout fait pour sauver la vie de ma bonne amie…
 
En attendant, je ne cesse de recevoir des témoignages d’amitié et de solidarité sur le réseau social dont j’apprécie, pour une fois, le lien qu’il permet de maintenir, et tout particulièrement en ces temps d’atomisation anonyme liée à la crise sanitaire.
Passé à 10 heures à l’Atelier, après avoir émietté des croissants à la terrasse de la boulangerie, place de l’Hôtel de ville, à Vevey, au milieu des pigeons et des moineaux, et maintenant, revenu à la Maison bleue, j’écoute et réécoute le poignant Only a man de Jonny Lang en attendant d’apprendre l’issue de la bataille…
 
Ah mais que j’aimerais sauter par dessus les heures et la tenir dans mes bras… L’attente dans ces conditions est une vraie torture…
 
Le plus curieux, c’est que les tribulations accidentelles et la proximité de la mort ne m’ont jamais inquiété personnellement malgré deux chutes graves à moto et en montagne, cinq ou six opérations, le cancer et un infarctus, alors que la mort de trois de mes amis proches m’a scié après avoir été marqué à vie, à vingt-cinq ans, par un séjour de quelque temps dans un pavillon de traumatologie, entouré de splendides jeunes gens plus ou moins fracassés et promis, pour certains, à la paralysie partielle ou complète, dont l’un passait ses journées à pleurer à plat ventre…
 
Il est presque 3 heures de l’après-midi, j’attends toujours des nouvelles de l’hôpital et voilà que, par hasard je lis dans le premier roman traduit du coréen que j’aurai jamais lu jusque-là et que je me suis procuré via Kindle, intitulé Je veux aller dans cette île et signé Lim Chul-woo, cette petit phrase lumineuse qui va se développer en métaphore pleine de sens et de poésie.
 
La petite phrase est celle-ci : « À une époque nous avons tous été des étoiles » et ensuite : « Chacun d’entre nous brillait, avec une beauté, une clarté et une taille à samesure, quelque part dans le ciel crépzsculaire, dans sa propre cobstellation, et en son seul nom, chacun, sans exception, a été une spkendide étoile »-
Et ensuite : « Mais nous ne sommes pas les seuls à avoir été des étoiles. Ceux qui sont venus vire sur cette terre et l’ont quittée depuis longtemps, ceux qui naîtront dans un proche avenir ou bien les nombreux visages qui sont assis, roulant des yeux de tous c’ôtés, attendant leur tour dans une gare d’un futur très lointain, tous sont aussi des étoiles ».
 
Sur quoi l’auteur invite le lecteur à regarder le ciel, où qu’il soit, dans un fossé ou sur un toit, et de se concentrer sur telle ou telle étoile de son choix, qu’il verra se déplacer comme un petit poisson, puis ildécouvrira les bancs de poissons en mouvement et la mer nocturne dans laquelle vivent les étoiles, et de s’exclamer dans la foulée « ah, combien de nouvelles vies d’homme sont-elles en train de naître, contunuellement, quelque part dans le monde,et ailleurs, encore, ah, combien de vies sont-elles en train de quitter la terre sans même laisser de trace ? «
Et de conclure enfin ce Prologue poétique : « Grands ou petits, rayonnants ou ternes, laids ou jolis, carrés ou ronds, longs ou courts, peu importe, nous sommes tous ces mêmes étoiles qui sont descendues, qui sait quand, de cette très lointaine mer nocturne et qui viennent du même pays natal »…
Je notes ces phrases en pensant aux parents qui nous ont quittés et aux enfants qui nous sont venus. Je ne sais pas, à l’instant, si l’étoile de ma vie qu’à été Lady L. s’est éteinte dans le ciel pendant ma lecture ou si elle se réveillera après avoir été opérée du cœur, à tout instant le chirurgien qui s’est battu avec elle contre le Monstre pourrait interrompre ma lecture, mais celle-ci, mystérieusement, oriente tout à coup ce que nous sommes en train de vivre de façon nouvelle, sous la mer des étoiles ou les proportions de chacun retrouvent leur modeste mesure...
 
Et de fait, à 15hh 30 m’arrive enfin la nouvelle tant attendue par la voix du Dr N., chirurgien au CHUV, qui m’apprend que l’opération, d'une durée de huit heures (!), s’est relativement bien déroulée, marquée au début par un arrêt du cœur vite contrôlé, qui a nécessité l’insertion d’un pacemaker après l’ablation de la tumeur et la reconstruction de l’oreillette, comme il nous l’avait décrit et sans les mauvaises surprises qu’il redoutait.
 
Je lui demande de nombreuses précisions relatives à la suite des traitements oncologique, mais en mon for intérieur je ne suis que reconnaissance - mon étoile n’a pas filé dans le ciel des vapes et je lui dis quelque chose comme Doc sei Dank vu que c’est un haut-Valaisan, mein Liebling wird bis Sonntag auf der Intensiv Station bleiben, doch bin ich endlich so zufrieden, sie lebendig zu wissen, etc.
 
Ce vendredi 7 mai. – Réveillé à 5 heures du matin, je compose un poème et me rendors, puis, à 8 heures pile, j’appelle l’unité 5 des soins intensifs où l’on m’apprend qu’elle a dormi et que son état est satisfaisant au point qu’on pourrait la déplacer en chambre demain déjà, et tout aussitôt je propage la bonne nouvelle, puis je me rends à Vevey avec Snoopy, sous la pluie, pour y récupérer mon Cervin mandarine.
 
Ce samedi 8 mai. – Elle a ce matin, quand enfin j’obtiens la communication avec les soins intensifs où je sais qu’elle souffre atrocement malgré les antalgiques, un pauvre voix où je sens l’effort plus qu’hier au soir où elle me disait qu’au moins la douleur prouve qu’elle est vivante. Notre amie H., à laquelle je téléphone un peu plus tard, et qui a derrière elle quarante ans de pratique d’anesthésiste, et jusqu’en Mongolie (!). me dit que le deuxième jour et le troisième, après qu’on t’a scié le sternum, sont pire qu’après le jour du réveil, et je n’ose imaginer ce qu’elle éprouve
 
Ce mercredi 12 mai. – Deuxième coup d’assommoir cet après-midi, après le passage de l’oncologue auprès de Lady L., qui m’a appris la terrible nouvelle quand je suis arrivé: angiosarcome, cancer rarissime et, je le découvre ce soir via Internet, très difficile à soigner en dépit des nouvelles thérapies. Bref, c’est la pire horreur, que nous allons affronter ensemble. Je la sentais déjà lasse et un peu abattue hier, mais à présent elle est surtout impatiente de quitter l’hôpital, dont l’odeur l’insupporte…
 
Dès ce soir, j’ai prié mes « followers » de ne plus déposer aucun commentaire relatif à la santé de ma bonne amie sur mon mur, tout en laissant entr’ouverte le guichet de Messenger. J’ai manifesté ma reconnaissance dans les formes, mais à présent ce que nous vivrons ces prochains mois, qui sera probablement très dur, ne regarde personne…
 
Ce jeudi 13 mai.- Quatre heures du matin: je me réveille et je vois cet abime que le constat médical a ouvert hier après-midi devant nous. A la sensation physique d’accablement, a l’écrasant sentiment de tristesse, je suis résolu, par delà les larmes ravalées et le cri quasi animal de l’âme, a faire face et quand je dis je: c’est nous.
 
Nous avons décidé de nous battre: d’opposer la vie et notre vérité nue (elle m’a déjà dit qu’elle ne porterait pas de perruque devant nos petits enfants ni même de bonnet) à la maladie et à la mort. Nous nous battrons avec les moyens actuels de la science et de nos faibles forces vives , conscients de l’extrême rareté et de la difficulté reconnue de vaincre ce mal particulier, mais nous ne baisserons pas la garde . Nos enfants nous y aiderons, et nos amis les plus proches. Hier nous avons bien ri sur la terrasse ensoleillée de Cully, avec les M. et leur fils dont le sourire lumineux me rappelle je ne sais quel acteur de cinéma américain a mèche légère et bottes de cow-boy , je leur ai évoqué les cinq jours d’enfer vécus par mon ami R. Couché entièrement nu à la clinique où il venait de se faire opérer d’une tumeur aussi énorme que celle de L., le corps percé de tous côtés par des tuyaux et des drains et autres fils électriques, et qui décida ce jour-là, pour la deuxième fois (la première marquant sa réaction au diagnostic initial) de ne pas lâcher. Exactement ce que m’a dit L. cet après-midi quand je l’ai rejointe dans sa chambre de l’hosto après la visite et le rapport de l’oncologue à nom Grec et prénom rare : que nous ne lâcherons pas.

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