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Livre - Page 26

  • Pour tout dire (13)

    littérature




    À propos de la quête d'un mythique grand langage oublié qu'il incomberait à l'écrivain de revivifier. Ce qu'en dit William Faulkner, qui s'estimait un poète raté, et ce qu'il en disait de Thomas Wolfe.

    Y a-t-il un langage qu’on puisse dire total ? Est-elle du ressort humain, telle langue qui, dans la forme la plus concentrée et la plus intelligible à la fois, ferait la somme de tout ce qui peut s’exprimer ? Comment saisir, par la parole, les hantises les plus obscures de l’homme, et comment signifier ses aspirations essentielles ?

    Dans son acception la plus large, seule la poésie relève ce défi, qui tend à résumer « toute l’histoire du cœur humain sur une tête d’épingle », selon l’expression de Faulkner qui concevait lui-même la poésie comme un « moment émouvant, passionné de la condition humaine distillée jusqu’à son essence absolue ».


    littérature« Je voulais être poète, affirmait-il lui-même, et je me considère aujourd’hui comme un poète manqué, pas du tout comme un romancier mais comme un poète manqué qui a dû se contenter de ce qu’il était capable de faire. »

    Or son œuvre peut être envisagée comme un seul vaste poème visant à « montrer l’homme en conflit avec ses problèmes, avec sa nature, avec son propre cœur et avec ses semblables ».

    littératureL’écrivain de son époque qu’il place le plus haut, bien que son œuvre soit également, selon lui, un échec, c’est Thomas Wolfe, plus héroïque dans son effort de « tout dire dans chaque paragraphe avant de mourir » que ne le furent un Hemingway ou un Dos Passos.

    Si l’aspiration à jamais inatteignable du poète est de TOUT DIRE, il me semble révélateur que Faulkner lui-même se soit attaché à faire parler ceux qui, justement, ne peuvent s’exprimer ou en sont réduits à des balbutiements.

    Dans l’incantation obscure de l’idiot ou de l’ensauvagé, il s’est mis à l’écoute du parler humain à sa source confuse et s’est attaché à transcrire une espèce de « langage sous le langage » qui rejoint à la fois les tâtons extrêmes du Joyce de Finnegan’s Wake ou du Céline de Guignol’s band et la recherche éperdue de Thomas Wolfe : « Ô déserts où l’on se perd en des labyrinthes incandescents, sous les étoiles, perdus sur cette terre de cendre grise et terne, perdus ! Muets devant nos souvenirs, nous cherchons le grand langage oublié… »



  • Pour tout dire (12)

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    À propos de ce qu'on appelle la poésie. Du noir irradiant de lumière des poèmes d'Agota Kristof. Que le TOUT DIRE de la poésie exclut à la fois le formalisme cloué et le n’importe quoi.

    À quoi rime la poésie ? Que diable vient faire un poème dans le monde actuel ? Combien étaient-ils au Salon du livre de Florence en avril 1300 pour faire signer leur exemplaire de la Commedia à l'arrogant Alighieri ? Peut-on se fier à la traduction en chinois des poèmes de Mallarmé qui ont déjà pâti d'une nouvelle version en français commercial ? Et que dire de la version en français non commercial de Szögek d'Agota Kristof, éditée chez Zoé sous le titre lapidaire de Clous et la tutelle de Marlyse Pietri, fondatrice et ancienne patronne de la maison genevoise où parut déjà L'Analphabète, et qui raconte comment ces poèmes lui ont été transmis.


    3092940312.jpgTelles sont les questions que j'ai (re)commencé de me poser en lisant L'instant, poème traduit du polonais d'Adam Zagajewski, avec ces mots qui me parlent dans une langue par delà les langues qui relève, précisément, de la poésie.

    L’instant


    Dans une église romane, les pierres rondes
    qui moulurent tant de prières,
    tant de générations, se taisaient humblement
    et les ombres sommeillaient dans l’abside
    telles des chauves-souris dans les fourrures de l’hiver.
    Nous sortîmes. Un pâle soleil luisait,
    une petite musique bourdonnait faiblement
    d’une des voitures, deux geais
    regardaient attentivement les humains, nous,
    dans l’air flottaient les fils soyeux de la nostalgie.
    Que le moment présent est audacieux,
    il se permet une existence insouciante
    à même les flancs de ce vieux temple
    déjà tellement fatigué,
    et en attente des millions d’années à venir,
    des guerres futures, des ères géologiques,
    des armistices, des congrès, des changements de climats -
    cet instant – qu’est-il ? – À peine
    un moustique, une petite mouche, une poussière, une fraction de respiration,
    et pourtant il a tout envahi,
    il a gagné le cœur des herbes craintives,
    il vit dans les tiges et dans les gènes
    et dans la prunelle de nos yeux.
    Cet instant, mortel comme toi et moi,
    était plein d’une joie incompréhensible, folle,
    infinie, comme s’il savait
    quelque chose que nous ignorons.


    Tout de suite après cet aperçu d'un instant qui n'en finit pas de luire comme l’or du brin de paille de Verlaine, je lis les vers du premier poème du recueil posthume d'Agota Kristof, intitulé Nincs miért járdát cserélni, ce que Maria Maïlat a traduit par Aucune raison de changer de trottoir, et dont les vers en langue française donnent ceci:


    Aucune raison de changer de trottoir
    Dans le crépuscule perdant son équilibre
    un oiseau libre s’envole de travers
    sur la terre il n’y a que des semailles
    silence indicible
    et insupportable
    attente
    Hier tout était plus beau
    la musique dans les arbres
    le vent dans mes cheveux
    et dans tes mains tendues
    le soleil
    Maintenant il neige sur mes paupières
    mon corps
    est lourd comme le rocher
    mais aucune raison de changer de trottoir
    et aucune raison de
    s’en aller dans les montagnes


    10806404_762750983792425_915090614535016601_n.jpgL'oiseau qui vole de travers est un motif récurrent dans les poèmes d'Agota Kristof, dont le plus saisissant s'intitule précisément L'oiseau, ce qui se dit en hongrois A madár, et qu’on peut citer en entremêlant les deux versions :


    A Madár
    L’oiseau

    Súlyos nagy madár voltam és neha
    Je fus un grand oiseau lourd et parfois
    ráismertem a városokra
    je reconnaissais les villes
    ahol már jártam egyszer
    que j’avais traversées jadis
    különösen a hidakat szerettem
    j’aimais surtout les ponts
    és a kerteket ahol este
    et les jardins où le soir
    nyáron tánkosok lebegnek
    en été les danseurs flottaient
    a lámpak alatt
    sous les réverbères
    féltek mikor árnyékom rájuk esett
    ils avaient peur lorsque mon ombre tombait sur eux
    en is féltem mikor a bombák hulltak
    moi aussi j’avais peur quand les bombes pleuvaient
    mesze repültem s mikor csönd lett
    je m’envolais loin et lorsque le silence régnait
    visszajöttem hoszasan lebegni
    je revenais planer longtemps
    a gödrök és halottak fölött
    au-dessus des fosses et des morts
    szerettem a halált
    j’aimais la mort
    szerettem játszani a halállal
    j’aimais jouer avec la mort
    a sötet hegyek fölött néha
    au-dessus des sombres montagnes parfois
    összecsuktam a szárnyam és mint a kõ
    je refermais mes ailes et telle une pierre
    lezuhantam egy szakadékba
    je me laissais tomber dans l’abîme
    de sohasem egészen sohasem egészen mélyre
    mais jamais jusqu’au bout jamais jusqu’au plus profond
    még feltem
    pour l’heure j’avais peur
    meg csak a mások halálát szerettem
    pour l’heure j’aimais la mort des autres
    és nem az enyémet
    et pas la mienne
    az én halálomat csak késõbb szerettem meg
    ma mort je l’ai aimée plus tard
    sokkal késõbb
    beaucoup plus tard
    mikor már fáradt voltam és éehes és szomorú
    lorsque j’étais déjà fatigué et affamé et triste
    mikor már semmitöl sem féltem
    lorsque je n’avais plus peur de rien
    csak nésztem a köveket és a ködös
    je ne regardais que les pierres et les brumes
    dans szakadékot
    les abîmes
    és a szárnyaim öszecsukódtak
    et mes ailes se sont refermées.


    Le thème du paradis perdu (Lost paradise, etc.) est un poncif de la poésie universelle, mais le TOUT DIRE de celle-ci se distingue par sa façon d'accommoder les lieux communs au dam de tout langage commercial - le trouvère trouve et fait ainsi la pige à la cheffe de projet et à son boss formaté au M.l.T. Ce qui, soit dit en passant, n'exclut aucunement la poésie des bureaux.


    L'oiseau boiteux d'Agota Kristof n'est pas là juste pour figurer la blessure ou la tristesse: il relie l'herbe du ciel et la suie des villes où des femmes et des hommes se cherchent et se perdent et croient se retrouver alors que c'est déjà l'automne auquel il n'est pas exclu que succède un hiver nucléaire - mais la poésie n'est jamais tout à fait explicite en de tels termes.

    Les larmes versées, autant que les larmes retenues, ont inspiré de plus ou moins bons poèmes, mais la tristesse ne purifie pas sur commande, ni n’est garante de poésie.

    Me reviennent, à ce propos, ces vers de Vladimir Holan, tiré du recueil Douleur :

     

    Larme

     

    Il n’y a pas de larme humaine

    qui ne coulerait en même temps

    sur le visage de la Vierge Marie.

     

    Il n’y a pas de larme humaine

    Que n’aurait pleurée en même temps

    L’ange gardien.

     

    Mais il n’y a pas non plus de larme humaine

    Qu’au même instant tu ne trouverais dans les yeux du serpent.

     

    Je lis maintenant ces deux vers d’Agota Kristof :

     

    « Le ciel n’est qu’un immense

    chagrin bleu »,

    comme sertis dans le poème intitulé Berceuse, et l’ensemble du poème en acquiert une sorte de densité musicale particulière faite de peine et de joie mêlées, qui donne raison à Maria Maïlat quand elle affirme que « chaque poème libère une source d’air et de lumière ».

    L’échappée ne se fera pas ainsi par le contrepoint de berceuses illusions, avec les mots consolateurs qui rassurent, mais c’est de la douleur même qu’émanent cet air et cette lumière :

     

    Berceuse

     

    Fais ton lit et couche-toi

    et regarde par la fenêtre

    comment frandissent au-dehors

    ce printemps et la tristesse

    le ciel n’est qu’un immense

    chagrin bleu

    et les arbres éclatent des sanglots

    à chaque éclosion de fleurs.

    Toi, ne pleure pas, enlève tes habits

    Enlève ta vie,

    Elance-toi nue, et réjouis-toi

    D’être seule

    aans le printemps

    dans le ciel dans les arbres

    dans la lumière

    réjouis-toi de ne pas te lever

    plus parler, plus répondre

    plus marcher.

    Ne pense pas au froid ne bouge pas

    Sur ton corps blanc

    Le soleil descendra

    Quand les maisons d’en face

    Seront démolies

    Et aussi les cheminées et

    Les antennes de la télévision.

     

    Que pèse la douleur en poésie ? Ou plus exactement, que pèse la poésie devant la souffrance des hommes ? Le philosophe allemand Theodor Adorno a écrit ceci, dont on a fait un usage souvent réducteur, mais il l’a bel et bien écrit : «Plus la société devient totalitaire, plus l’esprit y est réifié et plus paradoxale sa tentative de s’arracher à la réification de ses propres forces. Même la conscience la plus radicale du désastre risque de dégénérer en bavardage. La critique de la culture se voit confrontée au dernier degré de la dialectique entre culture et barbarie : écrire un poème après Auschwitz est barbare, et ce fait affecte même la connaissance qui explique pourquoi il est devenu impossible d’écrire aujourd’hui des poèmes ».

    Avec le recul, et après les multiples nuances apportées à cette « interdiction » de la poésie par Adorno, la réflexion sur le rôle et la valeur de la poésie face à la barbarie, autant que celui de l’art, est à reprendre plus sereinement dans la foulée de l’Esthétique hégélienne, etc.

    Pour ma part, j’ai toujours préféré la compagnie des poètes à celle des philosophes, exception faite des penseurs qui sont à la fois artistes et poètes, et voici pourquoi je relis ce soir cet autre poème de Vladimir Holan tiré de Douleur :

     

    À l’aube 

    Oui, c’est déjà l’aube… Un linge sale

    sur le corps lavé d’une belle…

    Toucher, ah seulement toucher,

    mais de rien déjà plus même le rêve !

    Toi aussi c’est en vain là-bas que tu t’efforces de haut en haut,

    Car qui est descendu dans la poésie,

    Jamais il n’en ressortira…

     


    thumb-large_kristof_140x210_109.jpgJ'ai maintenant devant moi deux poèmes d'Agota Kristof, Clous et Émigrants, en m'apercevant pour la première fois qu'elle a un piercing cruciforme dans son nom, qui évoque le Christ. Or le titre du recueil, Szögek, signifie Clous ? Mais lesquels ? De la croix, du cercueil ou de la vie qui nous traverse ?
    Je lis alors la traduction de la fin du poème, sans majuscules ni ponctuation:


    clous émoussés et pointus
    ferment les portes clouent les barreaux
    aux fenêtres de long en large
    ainsi se bâtissent les années ainsi se bâtit
    la mort


    Au début de La mort d'un père, Karl Ove Knausgaard parle de notre façon de planquer « la mort » sous le tapis. De cet effort contemporain de ne pas voir ce qui est ou de le maquiller découle une série américaine hyper-vivante au titre de Six feet under, et l'autobiographie de Knausgaard est elle aussi hyper-vivante, de même que la poésie d'Agota Kristof dit la vie, fût-ce avec une arêtes dans la gorge et une croix au mur comme dans le bureau de celle qui écrit, au début de Clous :


    au-dessus des maisons et des vies
    un léger brouillard gris
    avec mes yeux pleins de feuilles
    à venir dans les arbres
    j'attendais l'été
    j'aimais par-dessus tout
    dans l'été la blanche
    la chaude poussière
    insectes et grenouilles s'y noyaient
    quand la pluie ne tombait pas
    pendant des semaines


    Ce monde est très mal foutu, où l’estivale langueur signifie en même temps la mort par noyade des « insectes et grenouilles », et cela aussi le TOUT DIRE de la poésie l'exprime, qui n'appartient pas qu'aux spécialistes diplômés ès rhétorique.

    De quoi parle-t-on ? Y a-t-il beaucoup de poèmes peints dans un musée comme le Kunstmuseum de Vienne ? Thomas Bernhard, dans sa démolition constructive de Maîtres anciens, n'allait y voir qu'un portrait de vieil homme du Tintoret, et pour ma part j'y suis retourné plusieurs fois pour une seule petite vierge et son âne peinte par un artiste rhénan inconnu de je ne sais plus quel siècle.
    Pareil pour les anthologies poétiques, où s'entend un formidable arrière-bruit de machines à coudres avec force alexandrins à douze pattes et force fortiches hémistiches ou autres pentamètre ïambiques, mais dans ce monceau de words words words filtrent parfois quelques mots parfois même arrangés à la diable (au regard sourcilleux du Spécialiste) et cela donne Szögek d'Agota Kristof ou Émigrants, entre soixante-six autre autres morceaux.


    À l'hiver 1956 j'avais neuf ans, le soir de cette année terrible nous écoutions à la radio les nouvelles de Budapest et plus tard les enfants de réfugiés se sont pointés dans nos préaux avec leurs habits gris. Je me le rappelle à l’instant en lisant Émigrants d’Agota Kristof :


    en apesanteur vous marchez sur des routes droites
    qui ne mènent nulle part
    nous nous sourions comme les amoureux à leurs débuts
    pensifs vous me regardez les maisons et les jardins
    ne laissent aucune trace sur vous semblables aux nuages
    vous filez par-dessus les clochers et les montagnes
    vos pieds sans racine ne se blessent pas
    de très loin vous regardez vos douleurs
    sans âme arrachées de vous
    demain est déjà derrière vous nos mille espoirs
    en larmes nous font signe embrassons-nous vite
    de vos lèvres immobiles quelle triste
    fumée monte de ces chansons mortes
    au bord de la route les arbres blancs bruissent et
    vous nous disiez au revoir de vos mains ternes
    pendant que vous disparaissiez dans la course d’un train matinal
    étourdis par le claquement des roues

    La poésie peut être politique, de Dante à Mahmoud Darwich, ou bien amoureuse, élégiaque, savante voire ésotérique, ou fantaisiste ou cour de récré genre Prévert, ou fleur de cimetière quand Brassens chante Pensées des morts de Lamartine, mais son TOUT DIRE exclut à mes yeux les clous du tout-formel autant que du n'importe quoi.
    La poésie n'est pas n'importe quoi. L'idiotie nivellatrice contemporaine fait d'un coucher de soleil tatoué sur l'épaule d'une bimbo l'équivalent d'un poème de Rimbaud reproduit sur un mur de couloir de métro, alors que les mots de la vraie poésie (ce poème d’Illuminations recopié par une main fervente et précise) exclut le cliché ou en transforme le plomb en or.
    Le TOUT DIRE de la poésie procède forcément d'une traduction. Celle des poèmes d’Agota Kristof par Maria Maïlat rend la sourde musique, dure et douce à la fois, tantôt par le tranchant des mots cloués et tantôt par la fluidité bleue qui voit filer les nuages blancs entre les barreaux...
    Charles-Albert Cingria écrivait ceci à propos de la poésie de Pétrarque : « L’écriture est un art d’oiseleur et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini »…


    Agota Kristof. Clous. Poèmes hongrois et français, traduit par Maria Maïlat.Editions Zoé, 2016, 197p.

    Adam Zagajewski. Mystique pour débutants et autres poèmes. Traduit du polonais par Maya Wodecka et Michel Chandeigne. Fayard/Poésie, 1999.

    Vladimir Holan. Douleur. Pierre Jean Oswald, 1967, 129p.


    Karl Ove Knausgaard. La mort d’un père. Denoël/Folio, 2016, 538p.

  • La boîte à outils de Dantzig n’est (très) utile qu’à l’inutile…

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    Après son mémorable Dictionnaire égoïste de la littérature française, prodige de lecture sensible frottée de poésie, mais aussi de mille propos personnels piquants, bienvenus, impertinents voire exaspérants de mauvaise foi, l’écrivain, en poète plutôt qu’en théoricien, nous propose un nouvel inventaire, pléthorique et atypique,  de la réalité transformée par la Littérature.

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    C’est d’abord une question de langage, vu que le mot a un double sens évoquant la polysémie des mots-valises, lesquels mériteraient eux aussi une théorie de théories à la Dantzig. On a bien lu : théorie de théories et non théorie DES théories, étant établi que la théorie, complot de l’intellect humain, désigne aussi son dénombrement. Il y a  de fait, au monde, plein de théories comme il y a, sur terre, une théorie d’humains dont certains sont de véritables théories sur pattes.

    J’en connais un qui est le parangon du genre, en la personne de l’écrivain ex-libraire et ex-éditeur à L’Âge d’Homme Claude Frochaux, auteur du formidable maelstrom théorique de L’Homme seul et qui théorisait déjà à plein régime dans sa petite librairie d’anar du vieux quartier de Lausanne, il y a de ça plus de cinquante ans.

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    Or notre ami Claude  me soutenait une fois de plus, l’autre jour, comme nous évoquions l’évident déclin de la littérature actuelle de langue française par rapport à celle de la première moitié du XXe siècle, que l’année 1960 marquait un tournant, pour les créateurs contemporains, écrivains et artistes, au-delà duquel les natifs de millésimes ultérieurs n’avaient plus guère de chance d’égaler leurs aînés...

    Point d’écrivain remarquable né en 1970, en 1975, en 1980 voire en 1990 ? Hélas non selon la théorie de Frochaux. Et Charles Dantzig n’y échapperait même pas, puisqu’il est né en 1961…

    Pour ma part, je ne crois pas un instant à la validité de cette théorie, et pourtant elle me dit quelque chose, et d’abord sur Frochaux lui-même, raisonnant comme pas mal de gens de sa génération d’accord pour répéter «après nous le déluge», estimant que la Grand Culture Occidentale a pris fin avec les années 60-70 correspondant à leur propre jeunesse,  sans regarder vraiment ce qui s’est fait après eux ; et ensuite pour ce que représente la notion même de théorie, et plus encore la notion de réalité augmentée dont parle la Littérature depuis des siècles, et probablement pour d’autres siècles à venir,  dont Charles Dantzig scrute les mille facettes avec une fantaisie imaginative qui fait la pige à la théorie de Frochaux et de ses semblables fossoyeurs. Rappel à l'appui: quand on demandait à Soljenitsyne ce qu’il pensait de la mort du roman, il répondait que le «roman», sous quelque forme que ce soit,  vivrait tant que l’homme vivrait…

     Comme un immense inventaire sensible

    Je suis revenu à Charles Dantzig après deux ou trois ans d’éloignement voire de rejet. Après son éblouissant Dictionnaire égoïste de la littérature française, le volume suivant, intitulé Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale, m’avait déçu. Le premier m’avait parfois agacé par ses faiblesses occasionnelles de jugement, ses exécutions sommaires (notamment de Céline) et ses appréciations superficielles voire débiles, mais c’était peu de chose par comparaison avec le deuxième opus accumulant les énormités sur Dostoïevski, Hemingway, Dante ou Ezra Pound, entre tant d’autres, assez insupportable aussi par la morgue narcissique et le ton crâne et désinvolte de l’auteur.

    Cependant, me suis-je aussi dit, la lecture de Dantzig est si multiple qu’il y a aussi du bon dans ses pires pages, et puis il évolue (comme nous toutes et nous tous) et bonifie à ce qu’il me semble, comme je l’ai remarqué, par la suite dans son ébouriffante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien et, plus récemment, dans son Traité des gestes.

    Je me rappelle ce que me disait Patricia Highsmith de Simenon, qu’elle respectait d’abord pour son humble assiduité au travail. Et c’est ce que je dirai aussi de Dantzig: qu’il travaille et que, bien au-delà de ce que le labeur peut avoir de seulement laborieux, son travail relève de l’envol du savoir et de l’hypersensibilité poreuse, puis du crawl joyeux d’un poisson-volant littéraire en haute altitude poétique – cette image un peu kitsch me venant d’une autre relecture récente, de la Lettre aux hirondelles et à moi-même du génial Ramón Gómez de La Serna, auquel Dantzig s’apparente à mes yeux de lecteur-abeille faisant miel d’un peu tout.

    Or reprenant ces jours la lecture de Théories de théories, qui m’a d’abord agacé, je me suis surpris à m’y intéresser de plus en plus, malgré de nombreux désaccords relevant de l’opinion ou du goût, puis y trouvant de plus en plus de points de rencontre et me réjouissant même de n’être pas d’accord avec l’auteur.

    Dès l’introduction de Théories de théories, Dantzig rappelle donc le double sens du mot, et le lecteur fera, dans la foulée, la distinction entre théorie et système (la première n’aboutissant pas forcément au second), théorie et idéologie, théorie et opinion, théorie et discours ou conversation, théorie et argumentation ou prédication, le livre modulant bel et bien, et sur tous les tons, les multiples aspects et acceptions de ce prodigieux produit de l’imagination humaine, dans une perspective poétique immédiatement balisée par les titres des diverses sections de l’ouvrage, à savoir : Fluide, Satin, Girouette, Trompette, Griffe, Fouet, Fers, Bouche, Miroir, Coffre, Caresse, Ivresse, Baume - chacun de ces titres n’ayant (presque) aucun rapport logique ou «évident» avec les théories qu’il regroupe, qui sont d’ailleurs des variations «musicales»  sur des motifs thématique plus que des théories.

    Ainsi des sections Trompette (théories de la barbe, des excentriques, des grandes vieilles actrices de théâtre ou des gens), de Fers (théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement ou théorie d’instructions aux enfants), et, pour le détail – le détail étant ce qui compte le plus chez Dantzig – dans Satin, la théorie des  666 fenêtres donnant sur les fantasmes érotiques de l’amateur de mecs décoratifs,  la théorie de l’homme qui aimait la lune dans la section Girouette, ou bien encore une splendide évocation de la peinture de Francis Bacon, un autre succulent morceau avec la théorie du second Gatsby, des coups de canif aux salauds (Griffe) et, dans la section Caresse, de superbes développements sur le génie, la nécessaire folie de l’écrivain ou l’amusement en art qu’on retrouve chez Manet (son dieu pictural), Balzac, Shakespeare ou Oscar Wilde évidemment, etc.

    Je m’étais dit un jour que, finalement, Charles Dantzig serait sauvé par la poésie ou par la galaxie littéraire anglo-saxonne, et je vois ici que cela s’avère un max

    Quand le grand art s’amuse…

    Il y a de nombreux personnages en colocation dans la maison Dantzig, et sa théorie du moi (dans la section Miroir) n’est éclairante qu’en mince partie alors que l’autoportrait se trouve réfracté par le livre entier à travers les adhésions et les rejets de l’écrivain qui ne cesse de déborder à tout moment et partout comme un fleuve follet, à la fois gamin (Théories TOTO) et sûrement homme blessé à l’intime, journaliste et philologue, moraliste et fantaisiste, pratiquant l’esprit de finesse ou piétinant plus lourdement dans l’argument, érudit sourcilleux et chantre folâtre de l'inutile ou militant LGBT plus convenu - mais ses contradictions nous l’attachent finalement  à proportion de son originalité revendiquée et réelle.

    Le meilleur de l’écrivain me semble dans son art de l’évocation autant que dans sa passion du détail, cocasse ou touchant, et sa façon de tout classer sur ses rayons comme des pots de confitures, et de les étiqueter avec des formules, des aphorismes, des éléments de jugements parfois réducteurs et parfois irrésistibles de drôlerie, dans la filiation du Journal de Jules Renard, des maximes de La Rochefoucauld ou des pensées  cyniquement lucides de Chamfort. 

    Dans ma dernière chronique, j’ai parlé du foisonnant «rastro» d’Antonio Muños Molina, autre inventaire de la ville-monde qui rappelle la brocante merveilleuse (tel étant le sens du mot espagnol rastro, titre d’ailleurs d’un livre de Ramón Gómez de La Serna ) où grappille l’auteur du Promeneur solitaire dans la foule.

    Quoique plus proche de Voltaire que de Rousseau, Charles Dantzig, meilleur poète en prose qu’en vers (un peu comme Rimbaud, dont il dit la même chose…), partage enfin, avec un Philippe Sollers (avec le même suffisance française de baron des lettres et de l’édition, en tout cas pour la galerie) un réel amour de la Littérature et du Grand Jeu à laquelle notre enfance prolongée est conviée, aujourd’hui plus que jamais et, théoriquement, «pour toujours»…

    Charles Dantzig. Théories de théories. Grasset, 406p.

    Claude Frochaux. L’Homme seul. L’Âge d’Homme, 1996, 336p. réédité dans la collection Poche suisse.

  • Pour tout dire (11)

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    À propos du déballage informe auquel se réduirait, selon d’aucuns, l’entreprise autobiographique de Karl Ove Knausgaard. Du tour péremptoire, académique ou superficiel, d’une certaine critique parisienne. Comment la recherche du TOUT DIRE d’un Proust, d’un Joyce, d’une Céline, d’un Thomas Bernhard ou d’un Knausgaard entre en consonance ou en rupture avec chaque époque.

    Il est curieux de constater, un siècle après Joyce et Proust, à quel point l'on reste figé, notamment dans la culture française à la fois hyper-littéraire et hyper-centralisée autour du bulbe de l'Académie, dans les formes reçues de ce qu'on croit la bienséance littéraire.
    Je n'ai lu jusque là que les 450 premières pages de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, mais cela me suffit pour apprécier le mal- fondé de jugements expéditifs portés par deux journalistes littéraires français sur la composition de ce livre, plus ou moins assimilé à un foutoir.

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    Dans le chapeau d'un reportage-entretien par ailleurs chaleureux et enthousiaste, paru en octobre 2014 dans le Nouvel Observateur, David Caviglioli qualifiait l'écriture de Knausgaard en des termes qui me semblent inacceptables. Tout en saluant une « prodigieuse autobiographie », le texte de celle-ci était comparé « à un blog de 3000 pages, sans aucune forme de reconstruction littéraire, mal écrit, plein de clichés à deux sous et de digressions qui ne mènent nulle part ». Après d’autre réserves non moins rédhibitoires sur l’absence de style ( ?), le manque de tension narrative (??), et l’absence de couleur et de chair (???), l’acrobate trouvait à conclure que “Mon combat est un chef-d’oeuvre inexplicable, magnétique et hypnotisant, même quand il est ennuyeux ».

    Caviglioli avait sans doute raison de relever l'effet quasi hypnotique produit par la lecture du prétendu « Proust norvégien », comme il en va aussi de la prose proustienne, mais prétendre que sa narration évoque la jactance des blogs, non pensée et non construite, truffée de clichés et découlant en somme du n'importe quoi, est effectivement dire n'importe quoi.

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    Les blogs n'existaient pas du temps de Marcel Proust et du génial écrivain polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, mais la tendance au Tout dire de l'un et de l'autre, bousculant les conventions narratives linéaires de leur temps, fut également fustigée par les gardiens du temple ou les funambules des gazettes de l’époque, comme le prouvent les perles (en français ou en polonais) d’un sottisier auquel d’autres innovateurs en matière de langue, tels un Céline ou un Ramuz, n’ont rien à envier.

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    Sur un ton plus condescendant que son confrère, le journaliste-écrivain- blogueur Pierre Assouline a lui aussi fait la leçon à Knausgaard, en termes à la fois plus pédants et vulgaires, parlant de son entreprise comme d’une interminable « lettre à mézigue » non sans viser, dans la foulée, tous ceux qui prennent le temps de lire vraiment et de commenter cet auteur, et même de l’aimer sans attendre le verdict des instances de consécration du président de La République des Livres.
    C’est à l’enseigne de celle-ci, blog littéraire de Pierre Assouline, qu’on retrouve ce papier sans vraie substance ni trace de « bémol » constructif, suivi de plus de 1000 commentaires sans le moindre rapport avec Knausgaard ni ce qu'en dit le Monsieur Verdurin de ce salon virtuel combien significatif de la dévastation du débat littéraire actuel par l'imbécillité bavarde sous pseudo - je ne parle pas d'Assouline, lui-même, écrivain et critique estimable en dépit de sa morgue -, mais de la meute glapissante que réunit sa « république » fantôme.


    6ee518e546eb45f75c6761f85f933e5b.jpgDans une pénétrante digression sur l'art, Knausgaard constate que l'art contemporain à changé de nature en descendant pour ainsi dire du ciel sur la terre. Proust ne disait pas autre chose à sa façon, en n'écrivant plus jamais le nom de Dieu, et Witkiewicz, dans les phénoménaux romans fourre-tout que sont L'inassouvissement et L'Adieu à l'automne, multiplie les aperçus de ce changement fondamental de paradigme qui inspire à Knausgaard, au fil d’une de ces digressions dont Caviglioli prétend qu’elles ne mènent nulle part, une belle réflexion consacrée à ce qu’est devenu l’art contemporain et a fortiori, la littérature.

     


    Ému par l’Autoportrait de Rembrandt en vieil homme (visible à la National Gallery de Londres), par Le Christ à Gethsémani de Caravage ou par telle toile de Vermeer ou tels paysages hollandais, Knausgaard, sans poser du tout au spécialiste, se demande à quoi tient le fait qu’il est touché par tel tableau et pas par cent ou mille autres, pourquoi certains artistes, certains musiciens ou certains poètes nous atteignent invisiblement en produisant des oeuvre visibles ou sensibles qui nous rappellent, avec Bach, que l’homme est « capable du ciel » ?
    Rien là-dedans d’une songerie vague frottée d’angélisme, mais une méditation sans prétention, sincère et fondée, sur la perte de quelque chose de « divin », de « solennel » de « sacré », de « beau » et de « vrai » qui a été remplacé par du rien qu’humain et du trop humain.


    Cette « métaréflexion » est venue à Knausgaard lors de la traversée en train d’un paysage urbain plutôt moche (« Wagons vides, réservoirs à gaz, usines, tout était blanc et gris, à l’ouest le soleil se couchait et ses rayons rouges flottaient dans le brouillard ») où soudain il a ressenti, en se contentant de regarder la boule rougeoyante du dernier soleil, une joie « si vive et si brusque qu’elle était impossible à distinguer de la douleur ». Et d’ajouter cela qu’on retrouve souvent dans ses observations de la vie sous toutes ses formes : « Ce que je vivais me semblait d’une importance considérable. Considérable. Lorsque ce fut terminé, le sentiment d’importance ne faiblit pas, mais soudain je n’arrivais plus à le situer : qu’est-ce qui était important exactement ? Et pourquoi ? Le train, la zone industrielle, le soleil, le brouillard ? » 12091340_10207849053011105_6171195252054709108_o.jpg
    Est-ce dans un blog vasouillard comme il y en a des millions qu’on trouve ces digressions « qui ne mènent nulle part », comme il en va de cette soudaine plongée dans l’étonnement d’être devant l’énigmatique beauté du monde cernée, ainsi que le relevait Baudelaire (autre blogueur connu...), d’un océan de platitude. Or cette « extase » profane n’est qu’un début, qui se prolonge ensuite dans une réflexion limpide et profonde sur le désenchantement de l’art contemporain, ou plus exactement sa descente dans une sorte d’immanence qui peut avoir la profonde beauté et la mélancolie, ou le tourment des œuvres de Munch, mais n’en reste pas moins refermée sur elle-même, sauf à se constituer en cathédrale de mots à la manière de Proust...

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    À en croire Maître Assouline, la pensée de Knausgaad serait plate (surtout dans ses interviews, n’est-ce pas, qui sont le vrai lieu de la profondeur comme chacun sait), mais qu’on lise donc les pages 270 à 283 de La Mort d’un père (édition de poche Folio), pour ne prendre qu’un exemple parmi beaucoup , et l’on verra comment à tout moment cet auteur décape le prêt-à-penser. « L’art, c’est maintenant un lit défait, quelques photocopieuses dans une pièce, une moto accrochée au plafond. Et l’art c’est aussi devenu le public lui-même, la façon dont il réagit, ce que les journaux en disent, et l’artiste est devenu quelqu’un qui joue ». Dans la foulée on pourrait dire que la littérature ne se borne plus désormais au contenu des oeuvres et au « ciel » qu’elles reflétaient jadis, mais que l’écrivain est devenu lui-même « culte » pour un public qui l’adule ou le jette comme une idole ou un déchet, etc.


    Karl Ove Knausgaard n’a rien d’un gourou, d’un porteur de messages religieux ou politiques, pas plus que Proust ou Witkiewicz, Joyce ou Thomas Bernhard n’étaient des idéologues, et pourtant il y a quelque chose de « religieux » dans l’attitude commune de ces auteurs devant l’énigme du monde, jusque dans ses aspects les plus triviaux, et aussi par rapport au langage. Caviglioli et Assouline, gens de culture, se gaussent du fait que Knausgaard puisse consacrer un paragraphe entier aux détergents qu’il va utiliser pour laver la souillure de la bauge paternelle après la mort du pauvre ivrogne, et pourtant il y a quelque chose de beau, de noble, de presque sacré dans la décision du fils de nettoyer la bauge immonde pour recevoir ici même les invités de la famille après l’enterrement.

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    L'écrivain norvégien, dont Pierre Assouline a l'outrecuidance de comparer l'image à celle d'un Brad Pitt ou d'un Patrick Swayze, est-il aussi génial que Proust, Joyce ou Céline, Witkiewicz ou Thomas Bernhard ? Sûrement pas du point de vue de la fondation d’un langue ou des à-pics de la pensée, mais à vrai dire je me fiche bien de ces comparaisons de Star AC littéraire mondiale, en revanche je constate, sur ce que j’en ai lu, la remarquable porosité sensible de Karl Ove Knausgaard, qui se traduit par un récit dont le filtrage musical, les enchaînements thématique non linéaires (relevant de ce qu'on appelle l'attention flottante), les évocations alternées de la nature et de l'urbain, son effort constant de mettre de l'ordre dans le chaos de ses sentiments-sensations, relèvent bel et bien d'une mise au clair de notre obscure réalité.
    Parlant de sa propre poésie, l'écrivain néerlandais Cees Nooteboom note que, lorsque vous écrivez un journal intime, vous transcrivez ce que vous savez, alors qu'un poème ou une fiction vous révèlent ce que vous ignorez. Or le roman autobiographique de Knausgaard procède, me semble-t-il d'une démarche relevant à la fois de la composition diurne, consciente et souvent hyperréaliste, et des tâtons nocturnes de la subconscience, voire de l'inconscient. Encore faut-il, pour s’en apercevoir sans se mettre à genoux comme devant une idole, le lire aussi attentivement que lui-même lit le monde...

  • Pour tout dire (10)

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    À propos de l'impossible TOUT DIRE et de ceux qui s'y essaient de diverses façons. La sensibilité catastrophique de Proust et la transposition hypermnésique de Knausgaard.


    D'aucuns affirment que le seul amour de Marcel Proust fut sa mère, transformée en grand-mère dans la Recherche. Un biographe moyennement subtil affirme que le cher Marcel était une femme du point de vue sexuel. André Gide, lui, reprocha à Proust de faire de son chauffeur et amant Corse Agostinelli une Albertine probablement lesbienne à ses heures. Certains célèbrent le côté fiction de la Recherche. D'autres estiment que Proust n'a rien inventé, etc.


    Quant à moi je pense que tout se tient dans cet imbroglio, dont le noyau est un coeur de réacteur atomique auquel sont reliés tous les points de la circonférence personnelle et familiale, sociale et pour ainsi dire universelle de la réalité perceptible puisque l'écrivain est aussi curieux de mode féminine que d'info récente (les avatars de l'affaire Dreyfus ou la visite à Paris du tsar de toutes les Russies), des progrès de la médecine ou de la vie des salons littéraires, des bordels pour messieurs aimant les messieurs ou des goûters de femmes riches parlant stratégie militaire, de tous les parlers populaires ou du snobisme et de l'imbécilité des gens les plus en vue, etc.

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    Le TOUT DIRE de Proust peut être obscène, mais il n'est jamais vulgaire. il en va de même du TOUT DIRE de Knausgaard, qui est plus direct que celui de Proust sans être vulgaire non plus. La langue de Proust, extraordinairement artiste, parfois surchargée comme le salon de Sarah Bernhardt croulant de bimbeloterie plus ou moins exotique au milieu des plantes d'ornement vivantes ou peintes, des meubles tarabiscotés et des brûle parfums ou des oiseaux vivants ou empaillés - la phrase de Proust est fin-de-siècle comme celle de Knausgaard est début-de-siècle, par exemple quand il est avec son grand frère dans la salle d'attente des pompes funèbres (qu'il compare à celle d'un dentiste) en vue de l'enterrement de leur père, avec ce bout de dialogue qui fait court pour en dire long:


    "Pauvre papa, dis-je.

    Yngve me regarda.
    - S'il ya quelqu'un qui ne mérite pas la pitié, c'est lui.
    - Je sais, mais tu vois ce que je veux dire.
    Il ne répondit pas. D'abord grave pendant quelques secondes, le silence devint tout simplement du silence".


    Or il y a plein de silences dans La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, comme il yen a dans les sauts quantiques du temps de Proust.

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    Définir le genre d'une œuvre littéraire d'envergure est aussi délicat, parfois, que de classer une œuvre d'art. L'un des meilleurs livres de Georges Simenon, Pedigree, est un roman autant qu'une autobiographie, alors que les prétendus romans de nombreux auteurs contemporains ne sont que des auto-fictions ou des journaux intimes déguisés qui accusent une pauvreté d'imagination totale.
    Or ce qui apparie peut être Proust et Knausgaard est peut-être là: dans leur géniale imagination respective, qui leur fait donner vie à des cendriers ou des miettes de brioches , à savoir: la symphonie des sentiments humains et les intermittences du coeur.
    À quoi pensaient mes deux sœurs durant l'agonie de notre mère, vingt ans après la mort de notre père et cinq ans après celle de notre frère aîné ? C'est ce genre de questions sans doute que se sont posé les centaines de milliers de lecteurs de La mort d'un père, en se rappelant aussi la rituelle cueillette des myrtilles, le dimanche, ou la pêche matinale avec papa - au cas où.

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    Personnellement, je n'ai jamais été obligé par mon père de pêcher le cabillaud avant de foncer à l'école, et mon père n'a pas fini dans la déchéance alcoolique, mais la façon de sensibiliser ces épisodes, comme l'évocation de la campagne norvégienne traversée par les deux frères en début de deuil, me touchent autant que l'incomnensurable tristesse de Marcel après la mort de sa grand-mère ou la beauté tout à fait gratuite d'une robe d’une ancienne cocotte se la jouant grande bourgeoise, lorsque le jeune Narrateur vexé de se voir largué par sa petite amie va faire du charme à la mère de celle -ci en lui faisant entendre qu'il ne tient plus du tout à sa fille pour que ça se répète et tourne peut-être à son avantage - enculage de mouches qui aboutit à cette phrase d'anthologie:


    “Les jours où Mme Swann n’était pas sortie du tout, on la trouvait dans une robe de chambre de crêpe de Chine, blanche comme une première neige, parfois aussi dans un de ces longs tuyautages de mousseline de soie, qui ne semblent qu’une jonchée de pétales roses ou blancs et qu’on trouverait aujourd’hui peu appropriés à l’hiver, et bien à tort. Car ces étoffes légères et ces couleurs tendres donnaient à la femme - dans la grande chaleur des salons d’alors fermés de portières et desquels les romanciers mondains de l’époque trouvaient à dire de plus élégant, ce qu’ils disaient “douillettement capitonnés” - le même air frileux qu’aux roses qui pouvaient y rester à coté d’elle, malgré l’hiver, dans l’incarnat de leur nudité, comme au printemps”.

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    Bref, tout ca n'est que littérature, mais c'est la vie même et pour tout dire: c'est le parfum de la vie transformée et quintessenciée, etc.

  • Pour tout dire (9)

     

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    À propos de ce que nous dit La mort d'un père sur le nôtre. Un film troublant de Sokourov. Le reflet de mon père dans la vitrine d'une librairie de Bois-le-Duc.


    Le père de Karl Ove Knausgaard détestait l'avion. En outre son fils cadet ne se rappelle pas l'avoir vu prendre une seule fois le bus. Un soir que son père avait accepté d'assister à une théâtrale scolaire où son fils cadet tenait le rôle principal de la pièce, Karl Ove était si paniqué (il n’avait pas bien préparé la mémorisation de son texte, trop sûr de lui) qu'il se planta complètement en apercevant son père dans le public, lequel père lui dit dans la voiture qu'il l'avait humilié et que jamais plus il n'assisterait à une soirée scolaire. Or ce même père est mort au milieu de ses bouteilles vides et d'un tas de restes de nourriture jonchant le sol, chez sa propre mère où il s'était réfugié après avoir plaqué sa première femme et ses fils et sombré dans l'alcoolisme au point de faire fuir la deuxième.


    Dans l'avion qui le transporte de Stockholm en Norvège, où il va enterrer son père avec son frère aîné Yngve, Karl Ove est victime à plusieurs reprises d'accès de chagrin irrépressibles qui lui arrachent des larmes, puis quelques accès de fou rire, sans troubler apparemment sa voisine plongée dans un bouquin que lui-même a lu - mais il remarque alors qu'il n'est pas du genre à adresser la parole à une inconnue, même que ça ne lui est jamais arrivé. Ensuite, quand il aperçoit son frère à l'aéroport , c'est reparti pour la crise de larmes, après quoi Yngve lui avouera qu'il n'a pas encore réalisé.


    Dès les premières pages de La mort d'un père, nous nous demandons avec l'auteur qui était ce père, et Karl Ove Knausgaard y reviendra mille pages plus loin dans Un jeune homme, troisième volet de son autobiographie qui en compte six, où il revient sur son enfance.


    Wolfe4.jpgCe début de lecture m'a immédiatement rappelé la litanie de Thomas Wolfe au début de Look homeward, angel (traduit sous le titre de L'Ange exilé), qui me poursuit depuis plus de quarante ans:


    “Une pierre, une feuille, une porte introuvable; une pierre, une feuille, une porte. Et tous les visages oubliés.
    “Nus et solitaires, nous sommes en exil. Dans l’obscurité de ses entrailles, nous n’avons pas connu le visage de notre mère; de la prison de sa chair, nous sommes passés dans l’indicible, l’incommunicable prison de cette Terre.
    “Qui donc a connu son frère ? Qui d’entre nous a pénétré dans le coeur de son père ? Qui donc n’est à jamais prisonnier de sa prison ? Lequel n’est jamais un étranger, et seul ?”


    Or plus j'avance dans la lecture de La mort d'un père, tout en constatant que notre père n'avait rien à voir avec celui de Karl Ove Knausgaard, et plus les observations de celui-ci raniment des souvenirs liés non seulement à mon père mais à la vie vécue avec celui-ci et notre mère, la bicyclette bleue de notre mère, l'odeur des Parisiennes filtre de notre père, ses pyjamas à rayures et le soin délicat avec lequel il classait nos diapos de vacances après les avoir mis sous verre, plus je me sens touché par la démarche de Knausgaard, tout de même plus en phase avec notre vécu que celle de Marcel Proust et son père bourgeois très barbu et très corseté.
    La relation fils-père est intéressante, qui diffère selon les personnes, les familles, les groupes sociaux, les cultures et les climats.

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    On peut concevoir la surprise, voire la gêne, qu'ont éprouvé certains spectateurs en regardant le film Père et fils d'Alexandre Sokourov, évoquant une relation tendre et même charnelle entre un jeune homme de moins de vingt ans et son père de moins de quarante ans, tous deux très beaux et très doux, dans l'atmosphère si particulière des films du cinéaste russe, où le sfumato de l'image le dispute au murmure du dialogue. Certains critiques y ont vu un relent d'homosexualité. Il y a un peu de ça mais il faut l'entendre autrement que selon les normes morales ou sociales conventionnelles ou étiquetées selon les codes actuels pseudo-libérés. Pour ma part, je ne me rappelle pas avoir jamais éprouvé aucun désir sensuel au contact de mon père, mais je me souviens comme de ce matin de l’odeur de pain chaud de notre mère quand, le dimanche, nos parents nous permettaient de rester un moment dans leur grand lit de la chambre d’en haut - nous devions alors être très petits...
    Cela noté, on ne voit guère le père Proust en slip cajoler ses fils comme le personnage de Sokourov caresse son fiston, mais un Marcel né en 1968 à Bergen ne serait pas choqué par cette façon de montrer l'intimité père-fils dans un monde où l'on s'exhibe au dam de toute vraie pudeur.
    De la même façon , le TOUT DIRE de Knausgaard expose l'intimité familiale sans en éventer le secret ou le mystère.

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    Dans un autre film de Sokourov, Alexandra, on voit une vieille femme intraitable rendre visite à son petit-fils soldat, stationné à Grozny , se pointant avec sa dégaine de vieux chameau au milieu des soldats en train de se doucher, puis entrant dans un tank pour voir ce que ça fait.
    L'écrivain qui m'intéresse est celui qui entre dans le tank, et il y en a de toute sorte. Georges Simenon, Thomas Wolfe, Proust et Céline ( j'aime bien mettre celui-ci dans le mêne sac que celui-la au risque de provoquer des éclats), Alice Munro et Anton Pavlovicth Tchékhov, Michel Houellebecq et Roberto Bolaño, Witkiewicz et Joyce entrent dans le tank et Knausgaard n'est pas en reste.

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    La première fois que le visage de celui-ci m'a frappé, c'était dans la vitrine d'une librairie à Bois-le duc, en avril dernier, lors d'un grand tour qui nous avait amenés là pour la grande expo consacrée à Jérôme Bosch. Or en même temps que je m'interrogeais sur le contenu des livres de ce type, dont j'ignorais qu'ils avaient été traduits, je vis dans la vitrine, comme en surimpression subliminale mon reflet de sexa un peu voûté, me rappelant la voussure de mon père à la fin de sa vie...

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
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    NOUVEAU JOURNAL. – Dimanche gris et frais d’automne. Parfait pour la concentration et le travail serein. Je poursuis mes carnets dans la belle série Leonardo, où je reprendrai mes aquarelles quotidiennes. Hélas Lady L. peu bien. Fatigue, nausées et fièvre, comme au début de la chimio il y a quatre mois de ça. Salope de maladie...
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    THÉORIES. - Je reviens à Charles Dantzig après deux ou trois ans d’éloignement voire de rejet. Son Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale m’avait déçu, après l’émerveillement que j’avais éprouvé à la lecture de sa traversée de la littérature française, dont les faiblesses de jugement, les exécutions sommaires (notamment de Céline) et les appréciations superficielles voire débiles n’atteignaient pas les énormités du deuxième volume (les sottises proférées sur Dostoïevski, Dante ou Ezra Pound, entre tant d’autres), insupportables aussi par la morgue prétentieuse et le ton de l’auteur – mais celui-ci est si multiple qu’il y a aussi du bon dans ses pires pages, et puis il évolue et bonifie à ce qu’il me semble, comme je l’ai remarqué, déjà dans son ébouriffante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien et , plus récemment, dans son Traité des gestes.
    Je me rappelle ce que me disait Patricia Highsmith de Simenon, qui le respectait d’abord pour son travail. Et c’est ce que je dirai aussi de Dantzig : qu’il travaille. Or reprenant la lecture de son dernier livre, Théories de théories, qui m’a d’abord agacé, je me suis surpris à m’y intéresser de plus en plus, malgré de nombreux désaccords relevant de l’opinion ou du goût, puis trouvant de plus en plus de points de rencontre et me réjouissant même de n’être pas d’accord avec l’auteur.
    Mais de quoi s’agit-il ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une théorie ?
    La question me ramène à notre dernière rencontre de l’autre jour, au Grotto, avec l’ami Claude Frochaux, qu’on pourrait dire l’homme des théories par excellence, et qui me soutenait une fois de plus, comme nous évoquions le déclin de la littérature actuelle par rapport à la première moitié du XXe siècle, que l’année 1960 marquait le tournant, pour les créateurs contemporains, écrivains et artistes, au-delà duquel les natifs de millésimes ultérieurs n’avaient plus guère de chance d’égaler leurs aînés.
    Point d’écrivain remarquable né en 1970, en 1975, en 1980 voire en 1990 ? Pas un seul selon la théorie de Frochaux. Et Charles Dantzig n’y échapperait même pas, puisqu’il est né en 1961…
    Pour ma part, je ne crois pas un instant à la validité de cette théorie, et pourtant elle me dit quelque chose, et d’abord sur Frochaux lui-même, raisonnant comme pas mal de gens de sa génération d’accord pour répéter « après nous le déluge», estimant que la culture vivante a pris fin avec les années 60-70 sans regarder de trop près ce qui s’est fait après eux.
    Ainsi me suis-je rendu compte, en parlant avec notre ami Claude, qu’il n’avait guère suivi l’évolution des œuvres d’un Bret Easton Ellis (né en 1964) ou d’une Judith Hermann et d’un Dave Eggers (nés en 1970), et ne parlons pas d’un Charles Dantzig dont on ne saurait dire s’il est du «monde d’avant», pour reprendre l’expression de Roland Jaccard (né en 1941) ou s’il préfigure un rebond de la culture et de la littérature à venir…
     
    KALÉIDOSCOPIE. – Dès l’introduction de Théories de théories, Dantzig rappelle le double sens du mot, d’ailleurs inscrit dans le titre qui n’est pas « théorie des théories » mais théorie « de » théories, celles-ci étant légions et moultitudes. Et la distinction se fera, dans la foulée, entre théorie et système (la première n’aboutissant pas forcément au second), théorie et idéologie, théorie et opinion, théorie et discours ou conversation, théorie et argumentation ou prédication, etc.
    Or le livre de Charles Dantzig module bel et bien, et sur tous les tons et avec une fantaisie qui est de sa meilleure veine, les multiples aspects et acceptions de ce prodigieux produit de l’Imagination humaine, dans une perspective poétique immédiatement balisée par les titres des diverses sections de l’ouvrage, à savoir : Fluide, Satin, Girouette, Trompette, Griffe, Fouet, Fers, Bouche, Miroir, Coffre, Caresse, Ivresse, Baume, chacun de ces titres n’ayant aucun rapport logique ou « évident » avec les théories qu’il regroupe. Ainsi de Trompette (théories de la barbe, des excentriques, de la visite des visiteurs, des grandes vieilles actrices de théâtre ou théorie des gens) ou de Fers (théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement ou théorie d’instruction aux enfants), etc.
    Je m’étais dit un jour que, probablement, Charles Dantzig serait sauvé par la poésie ou par l’Angleterre, et je vois ici que cela s’avère…
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    PROTÉE PROFUS. – Il y a de nombreux personnages en colocation dans la maison Dantzig, et sa théorie du moi (dans la section Miroir) n’est éclairante qu’en mince partie alors que l’autoportrait se trouve réfracté par le livre entier à travers les adhésions et les rejets de l’écrivain qui ne cesse de déborder à tout moment et partout comme un fleuve follet, à la fois gamin (Théories TOTO) et vieux sage, journaliste et philologue, moraliste et fantaisiste, pratiquant l’esprit de finesse ou piétinant plus lourdement dans l’argument voire le prône, érudit plus que jamais et chantre de l'inutile ou militant LGBT plus convenu - mais le dire et le lire ne seront jamais tout à fait d’accord et c’est en somme ce qui nous y attache à proportion de notre agacement, sans oublier la poésie et l’esprit d’Oscar Wilde…
     
    SOIR. – Ma bonne amie est restée sur le flanc tout le jour, n’a mangé qu’une carotte et ne voyage couchée que par Instagram, tandis qu’avec The Dog je me retrouve au bord de la nuit et du lac, l’une et l’autre se touchant en mouvantes moires, par delà les enrochements, sous un grand ciel noir à la Soulages retenant son souffle et sa pluie… (Ce dimanche 3 octobre, date de la mort de saint François d’Assise, en 1226)

  • Pour tout dire (8)

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    À propos du tueur de masse Anders Behring Breivik, sur lequel un texte de Karl Ove Knausgaard, intitulé L’Inexplicable, a paru dans le deuxième numéro de la revue Courage. Après la dérive esthético-politique de Richard Millet dans son Eloge littéraire d’Andres Breivik, retour à la terrifiante case réel pour y retrouver “l’un d’entre nous”...


    Ce dimanche 28 août. – Avons-nous pleuré au soir du 22 juillet 2011, après avoir (plus ou moins) suivi les infos relatives au massacre de masse survenu le matin même sur l’île norvégienne d’Utoya, où 69 jeunes gens tombèrent sous les balles d’Anders Behring Breivik, après que celui-ci eut fait exploser une bombe devant un bâtiment gouvernemental, déjà fatale à 8 civils innocents – Lady L. et moi avons-nous alors réellement pleuré ?


    Je ne me le rappelle pas bien, mais je ne crois pas : nous étions trop loin de l’événement à tous égards, partageant (plus ou moins) l’euphorie de ce qu’on appelait encore la « révolution de jasmin », quelque part entre Tunis, Moknine et Sidi Bou Saïd où nous nous trouvions en compagnie de notre ami écrivain Rafik Ben Salah, des ses proches et de ses amis.

    Karl Ove Knausgaard, lui, a pleuré. Il en témoigne dans un texte paru dans le New Yorker en mai 2015, repris récemment dans la revue Courage de Charles Dantzig, dont le sommaire général est consacré aux Salauds : « Comme beaucoup de Norvégiens, écrit Knausgaard, j’ai pleuré quand j’ai appris ce qui s’était passé et pendant les jours qui ont suivi. Cet événement transperçait toutes nos défenses, car les morts que nous voyions d’habitude dans les médias se produisaient toujours ailleurs, dans des villes et des pays étrangers, alors que celui-ci s’était produit dans notre monde à nous, dans un cadre bien connu et si familier que nous ne l’avons pas vu venir. C’était arrivé chez nous ».

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    Anders Breivik n’est-il qu’un salaud parmi d’autres ? Est-ce un psychotique, comme une première expertise psychiatrique l’a prétendu, ou était-il en pleine possession de ses moyens psychiques, ainsi que l’a établi une contre-expertise. Son acte est-il celui d’un héros de la chrétienté se sacrifiant pour nous protéger de l’invasion des musulmans, comme il s’est présenté lui-même, ou bien est-il comparable à ceux de Unabomber (alias Theodror Kaczinyki), extrémiste écolo coupable de 16 attentats entre 1978 et 1995), ou de Timothy Mc Veigh, ce vétéran de l’armée américaine qui fit exploser un camion bourré d’explosif au centre-ville d’Oklahoma City, provoquant la mort de 138 personnes ?

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    Un écrivain de la meilleure souche française pure et dure, en la personne de Richard Millet, dans son très provocateur (et très discutable) Eloge littéraire d’Anders Breivik, a cru voir en ce héraut d’une Europe menacée par l’islam à la fois un produit de la décadence occidentale et un « artiste » poussant le Mal à sa perfection formelle.

    Or Millet affirme avoir trouvé de justes arguments dans les 1500 pages du manifeste de Breivik diffusé sur Internet où il expliquait le sens de son combat, de même qu’on pourrait trouver des idées défendables dans les 119 pages de Richard Millet, dont la fascination pour la « perfection formelle » du massacre d’Utoya reste cependant obscène, relevant, selon Charles Dantzig, de la « posture de puceau lyrique qui dure chez certains passée la puberté ».

    Pour ma part, je n’ai pas lu les 1500 pages d’auto-justification de Breivik (et je pense d’ailleurs que Millet non plus), mais je rangerais plutôt ce « puceau lyrique » de Richard Millet dans la catégorie évoquée par le roman de l’écrivain russe Iouri Olécha, intitulé L’envie et détaillant la trouble attirance de nombreux littérateurs pour l’homme d’action et la brute sans états d’âme. Des communistes Paul Eluard et Louis Aragon à Jean-Paul Sartre, ou, à la droite plus ou moins extrême, de Drieu La Rochelle à Lucien Rebatet ou Céline ; enfin, plus récemment, de Maurice Dantec et Renaud Camus à Richard Millet lui-même, les exemples de dérives ou de délires idéologiques se recrutent parmi les meilleurs écrivains.


    5801416.jpgKarl Ove Knausgaard brasse très loin de ces eaux troubles. En un peu moins d’une vingtaine de pages, en écrivain sensible au regard de l’autre, il décrit un homme intérieurement détruit par la frustration et désormais incapable de voir l’humanité dans le regard de l’autre, tirant à bout portant dans la bouche d’une jeune fille regardée les yeux dans les yeux, puis se plaignant à la police d’un éraflure de 5 millimètres occasionnée (explique-t-il tranquillement aux policiers) par l’éclat osseux d’un crâne fracassé par son arme.
    En relisant le texte de Richard Millet, j’ai été frappé par l’extraordinaire déréalisation des faits qu’il rapporte, se posant en grand juge juché sur sa colonne de stylite styliste, et que je ferraille sur les sociaux-nordiques pourris, et que je défouraille sur les journaleux moisis du Nouvel Obs & CO. Or cette déréalisation du grand esthète concluant par ailleurs à la nullité de la création littéraire française (à part lui, s’entend) ressemble en somme à la virtualisation croissante de l’univers d’Anders Behring Breivik, jeune homme plus ou moins abandonné voire maltraité par ses père et mère (comme de nombreux jeunes gens qui ne tuent pas pour autant à ce qu’on sache), qui aura de plus en plus souffert de n’être pas vu, jouissant en revanche d’être déshabillé par les flics et de pouvoir prendre devant eux, en slip, la pose imitée des bodybuilders

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    Contrairement à Richard Millet, Knausgaard ne prend pas au sérieux les motivations « politiques » de Breivik, pas plus évidemment qu’il n’y voit un « artiste ». « Le monde est plein de gens aux tendances narcissiques – j’en suis un bon exemple – et il est plein de gens dépourvus d’empathie envers autrui. Et le monde est plein, aussi, de gens qui partagent les opinions politiques extrémistes de Breivik, sans pour autant y voir une raison d’assassiner des enfants et des jeunes gens. L’enfance de Breivik n’explique rien, son caractère n’explique rien, ses opinions politiques n’expliquent rien », écrit Knausgaard.
    Le monde actuel, de la guerre dans les Balkans au Rwanda, ou de Tchétchénie en Syrie, a vu se développer une culture de la guerre et du meurtre qui, dans un petit pays plutôt harmonieux et prospère comme la Norvège (et ce serait pareil en Suisse) paraît impensable, mais a bel et bien vu le jour dans les ruines intérieures d’Anders Breivik. Sur fond de Norvège fonctionnant comme le meilleur des mondes, « toutes les normes et les règles ont été abolies en lui, une culture de la guerre a vu le jour en lui, et il était absolument indifférent envers la vie d’autrui et absolument brutal ». Mais alors, comment cela s’est-il fait ?

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    Comment Breivik s’est il transformé en machine à t uer ? À cette question, Karl Ove Knausgaard répond en écrivain, avec la porosité sensible et l’imagination flottante de celui qui essaie de comprendre sans juger, non pas de justifier mais de regarder la réalité en face.
    « Les forces les plus puissantes qui soient chez l’être humain sont celle de la rencontre entre le visage et le regard. Là seulement nous existons l’un pour l’autre. C’est dans le regard d’autrui que nous existons et c’est dans notre propre regard que les autres existent. C’est aussi là que nous pouvons être détruits. Ne pas être vu est dévastateur, ne pas voir l’être aussi. »
    On sait que, dans les combats rapprochés, les combattants des armées ordinaires sont exercés à ne plus voir en face d’eux des visages d’hommes, sur lesquels ils refuseraient de tirer, mais des cibles. Or Breivik a tué de face et de près des jeunes gens qui le regardaient et dont il ne voyait pas le regard, mais comment en est-il arrivé là ? Comment en est-il arrivé à ne plus voir de ses semblables que des images-cibles ?


    Knausgaard rappelle alors la plongée de Breivik dans l’univers virtuel des jeux vidéo, qu’il continue d’ailleurs de pratiquer aujourd’hui dans sa prison avec sa Playstation 3 enfin obtenue sur réclamation – l’Etat suédois ne lui ayant accordé jusque-là que la Playstation 2…

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    « Breivik n’a pas été vu, cela l’a détruit. Il a alors baissé les yeux, a dissimulé son regard et son visage, détruisant ainsi l’autre à l’intérieur de lui. Cinq ans avant le massacre, il s’est isolé dans une chambre de l’appartement de sa mère ; il ne voyait pour ainsi dire personne, refusait toute visite, ne sortait quasiment pas et jouait seulement aux jeux vidéo, surtout à World of warcraft, pendant des heures, des jours, des semaines, des mois. À un certain moment, ce monde imaginaire a fini par devenir la réalité, non pas parce qu’il a fait une crise psychotique, mais parce qu’il a trouvé des modèles de la réalité qui étaient aussi simples et maniables que ceux du jeu, et ainsi, poussé par la puissance de ses rêves, et surtout par ce qu’ils lui permettaient d’être – un chevalier, un commandant, un héros -, il a pris la décision de leur donner vie. Il n’avait été personne – autant dire, mort – et soudain il se dressait de l’autre côté, il n’était plus « personne », car en accomplissant l’inconcevable qui désormais était concevable, il allait devenir quelqu’un ».


    Karl Ove Knausgaard n’aime pas parler de Breivik. Il l’a fait pourtant à plusieurs reprises et il cite à plusieurs reprises le livre d’une de ses amies, Åsne Seierstad, intitulé L’un d’entre nous et détaillant la tragédie d’Utoya sans pathos et sans « littérature », afin d’en restituer la réalité.
    « Encore une fois, commente Knausgaard, ce fameux jour redevient quelque chose de concret, pas un phénomène, pas une affaire, pas un argument dans une discussion politique, mais un corps mort penché sur un rocher au bord de l’eau. Et de nouveau, je pleure ».


    « For den kroppen har et navn, det var en ung gutt, han het Simon. Han hadde to foreldre og en lillebror. De kommer til å sørge ham resten av livet ».


    « Car ce corps a un nom, c’était un jeune garçon, il s’appelait Simon. Il avait deux parents et un petit frère. Ils porteront son deuil le restant de leur vie »...


    Anders Breivik, L’inexplicable, traduit du norvégien par Hélène Hervieu. In Courage, No 2. Grasset, 2016.
    Richard Millet, Langue fantôme, suivi d’Éloge littéraire d’Anders Breivik. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 2012.
    Iouri Olécha. L’envie. L’Âge d’Homme.

  • Pour tout dire (7)

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    À propos de nos premiers morts et de la vie qui continue. Ce qu’évoque précisément La Mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, qui renvoie chaque lecteur à lui-même. Entre autres réflexions sur la “déréalisation du monde”, l’art contemporain et le bruit des tondeuses à gazon.


    Lorsqu'on demandait l'heure à la grande voyageuse Ella Maillart, elle répondait "il est maintenant", et maintenant je constate sur l’écran de mon i-phone qu'il est 8h. 47 ce samedi matin 27 août 2016, heure à laquelle je suis né à la maternité de Lausanne, (en Suisse romande, au bord du lac Léman) le 14 juin 1947, le médecin de service amateur de vaudeville annonçant à ma mère qu'arriver avec Le train de 8h. 47, titre d'une pièce de Courteline, augurait peut- être de quelque chose, sans préciser quoi.

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    Notre mère est morte en août 2002 au CHUV de Lausanne, par une touffeur comparable à celle de ces derniers jours même au vallon de Villard (altitude 1111m.), et j'ai évoqué ses dernières semaines d'inconscience, après un accident cérébral survenu une fin de matinée deux semaines plus tôt dans sa cuisine alors que je me trouvais à Montagnola dans les jardins paradisiaques de la Casa Hermann Hesse, dans un texte intitulé La mort n'existe pas, constituant la litanie finale d'un livre de 438 pages intitulé Les Passions partagées et paru en 2004 chez Bernard Campiche éditeur.

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    Dire que la mort n'existe pas semble un paradoxe, et pourtant il y là une vérité que j'ai reconnue en lisant les derniers mots d'une grande épopée romanesque serbe intitulée Migrations et que mon ami Dimitri appelait le plus beau roman du monde, à savoir: "Les migrations existent. La mort n'existe pas".
    Je dirais plus précisément à l'instant (mon i-phone indique 9h.14) que la mort n'existe qu'aux yeux de la vie humaine, sans préjuger de ce que ressentira notre chien Snoopy devant mon cadavre si je défunte avant lui comme c’est fort probable...



    Karl Ove Knausgaard a vu son premier mort à l'été 1998, alors qu'il allait sur ses trente ans, le cadavre étant celui de son père. Tandis qu'il se trouvait là avec son frère Yngve, le bruit d'une tondeuse à gazon, à côté de la chapelle où reposait le défunt, lui fit craindre un instant que celui-ci ne se réveille, sous le regard vaguement narquois de son frère aîné. Et lui de noter une quinzaine d'années plus tard: "Ce fut un instant horrible: Mais lorsqu’il fut passé et que malgré tout le bruit et les émotions mon père demeura immobile, je compris qu’il n’existait pas, Le sentiment de liberté qui m’envahit alors fut aussi difficile à maîtriser que les vagues de tristesse l’avaient été et il trouva la même échappatoire: un sanglot totalement indépendant de ma volonté”.
    Or je me rappelle que le même type de sanglot, irrépressible, m'a secoué au volant de notre voiture quand ma nièce (et filleule) Virginie m'a annoncé, sur mon portable, que mon frère venait de mourir, et c'était en 1997, alors qu'il n'était âgé que de 55 ans.
    La première fois que j'ai vu mon père nu, c'était aux douches du tennis jouxtant l'ancien cimetière de la Sallaz, et la dernière fut après sa mort survenue le 8 mars 1983 dans notre maison natale des hauts de Lausanne, au terme d'une inoubliable journée passée en famille autour du mourant, notamment marquée par une énorme platée de spaghettis au début de l'après-midi, après la dernière entrevue de notre père et de notre première petite fille âgée de 6 mois - tout cela que j’ai détaillé au fil d’une autre litanie intitulée Tous les jours mourir, dans le recueil de récits autobiographiques de Par les temps qui courent, paru en 1994.

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    Je note ces détails ce matin d'une parfaite limpidité (nous avons la chance de ne pas avoir de parents ou d'enfants sous les décombres de tel village d'Ombrie ou de telle ville de Syrie) en me rappelant les pages de La mort d'un père consacrées à ce que je viens d'évoquer, où Karl Ove Knausgaard parle aussi de son rapport avec un monde dans lequel on taxe d'irréalité ce qui est précisément le plus réel, et de réel ce qui relève du fantasme.
    À cet égard, sa réflexion sur la "déréalisation" du monde actuel, où la fascination pour les jeux de rôles virtuels peut produire un monstre froid à la Anders Breivik, ou tout ce qu'il écrit de très senti sur son rapport personnel à la peinture (notamment sur l'invasion de la composante humaine dans l'œuvre de Munch) me touche d'autant plus que c'est modulé très naturellement sans une once de pédantisme, avec une espèce de candeur sincère qui explique sans doute que cet ecrivain ait touché tant de lecteurs tout en révulsant une certaine critique académique française snob et guindée incapable d'admettre que de la littérature puisse surgir de partout et à tout moment, même en Norvège et sous la plume d'un mec à dégaine de mauvais garçon de série nordique genre Killing ou The Bridge, pour autant que le défi du TOUT DIRE, même inatteignable, soit lesté de sens et d'émotion...

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  • Pour tout dire (5)

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    À propos de l'attention portée par l’écrivain aux fringues et à ce que ça dit implicitement ou en clair, de Marcel Proust (mort en 1924) à Karl Ove Knausgaard (né en 1968), avec deux exemples tirés de Du côté de chez Swann et de La mort d’un père...


    Tout le monde sait l'attention extrême portée par Marcel Proust (écrivain français marquant le tournant d'un siècle encore très habillé) aux tournures vestimentaires de ses personnages, surtout féminins, et de ce qu’il advient de l’habillement dans la génération des fils décravatés au début des années 1960…
    Chacune et chacun se rappelle ainsi la rencontre inopinée de Swann et de la femme du docteur Cottard (l'imbécile fameux qui prescrit la cure de lait à la grand-mère du Narrateur) dans l'autobus, où la dame donne des nouvelles à Swann du petit clan des Verdurin dont il s'est fait jeter.

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    Plus de détails sur la tournure de Madame Cottard à son apparition dans l’omnibus : «Un jour (…), Swann voyant passer un omnibus pour le Luxembourg où il avait à faire, avait sauté dedans, et s’était trouvé en face de Mme Cottard (…) en grande tenue, plumet au chapeau, robe de soie, manchon, en-tout-cas, porte-cartes et gants blanc nettoyés ».
    Ensuite, après une discussion rassérénante pour Swann, où la brave dame lui a juré qu’on avait dit du bien de lui dans le petit clan alors qu’il pensait le contraire, ces autres détails sur la tournure et les insignes de Mme Cottard au moment où elle quitte l’omnibus pour enfiler la rue Bonaparte « l’aigrette haute, d’une main relevant sa jupe, de l’autre tenant son en-tout-cas et son porte-cartes dont elle laissait voir le chiffre, laissant baller devant elle son manchon »…

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    Un siècle plus tard, dans une culture vestimentaire uniformisée et mondialisée, on voit mal un écrivain norvégien s'attarder à ce genre de description, et pourtant une page de La mort d'un père est intéressante, qui marque le sursaut de réprobation du fils ado devant le changement soudain de vêtements de son père prof, quadra jusque-là plutôt classique dans son habillement, et qui se la joue tout à coup « djeune » dans une chemise genre hippie chic. Le détail serait anodin s'il ne s'insérait dans l'évolution des relations père-fils qu'on sent plombées par le non-dit (rejet du père, inquiétude du fils, tactique d’évitement croissante entre l’un et l’autre) durant les 2oo premières pages de La mort d'un père, lequel père annonce soudain son intention de divorcer à son fils.

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    Ce qui donne à la page 225 de l’édition en poche Folio de La mort d’un père que m’a offerte France Rossier, libraire à La Fontaine de Vevey (altitude 383 m., 17.656 habitants en 2008), cette appréciation sévère de Karl Ove à l’égard de son paternel : « Il y avait quelque chose de dégradant dans les vêtements que papa portait ce soir-là. Cette espèce de tunique blanche, ou chemise, peu importe. Aussi loin que je me souvenais, il avait toujours porté des vêtements simples, corrects, assez conventionnels(…). Et le jeune amateur de rock pacifiste, gauchiste à sa façon, d’ajouter à propos de son père « plutôt le genre professeur, certifié traditionnel, sans être vieillot, que le baba cool moderne », ces remarques découlant pour lui d’une question de valeurs : « En arborant soudain des camisoles folkloriques brodées, des chemises à ruches, que je lui avais vu porter au début de l’été, et de chaussures à cuir informes, une énorme contradiction apparaissait entre celui qu’il était et celui qu’il voulait paraître »…

  • Pour tout dire (6)

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    À propos de l'appellation "Proust norvégien" accolée au nom de Knausgaard, entre autres formules publicitaires ou médiatiques du même acabit...


    Lorsque la libraire France Rossier m'a offert l'autre jour La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, elle m'a parlé, non sans clin d'œil dubitatif, d'un "Proust norvégien", expression dont, après avoir lu 350 pages de ce récit-roman autobiographique, tout en continuant de (re)lire À l'ombre des jeunes quilles en pleurs, je suis en mesure de mieux apprécier la très partielle justification, aussi défendable (ou indéfendable ?) que l'expression "Tchékhov américain" appliquée successivement à Raymond Carver, John Cheever ou Alice Munro...
    Dans un monde où la critique devient de plus en plus le relais de la publicité, il n'est cependant pas plus choquant de qualifier la monumentale entreprise autobiographique du quadra norvégien de "proustienne" que de voir le regretté Fabrizio De André qualifié de "Brassens italien" ou de situer je ne sais quel nouvel "auteur culte" entre Joyce et Kafka.

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    Lorsque Knausgaard a publié le premier volume de son cycle autobiographique, il pensait ne pas dépasser les 1000 exemplaires, s'agissant d'un genre littéraire moins "porteur" que celui du thriller nordique. Or le succès désormais international des livres de Knausgaard relève du phénomène faisant bel et bien de lui un "auteur culte" tantôt adulé et tantôt conspué pour des raisons qui ont peu de rapport avec le contenu de ses livres, lesquels ont effectivement quelque chose de parent avec la recherche proustienne, comme les chansons poétiques et engagées de Fabrizio De André ont quelque chose de commun avec celles de Brassens, de Brel ou de Léo Ferré.
    Comparaison n'est pas raison dit la sagesse des nations, mais comparer aide parfois à mieux saisir les différences et les particularités de tel ou tel objet littéraire ou ménager - pour qui aurait l'idée d'affirmer que Conforama est l'Ikea français en plus toc.

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    Dans une scéne de La mort d'un père, l'écrivain norvégien, peinant à trouver le sommeil à côté de sa femme Linda enceinte jusqu'aux yeux, accoudé à une fenêtre de leur appart' de Stockholm donnant sur la rue, observe une descente de flics dans une boutique voisine de vidéo-porno dont ressort bientôt, menotté, un type dont les pantalons sont restés sur ses chevilles. Cette observation peut-elle être rapprochée de la scène hyper-fameuse du Narrateur de la Recherche découvrant par un œilleton, dans le bordel homo de Jupien, les fesses nues de Charlus flagellées par un mauvais garçon ? Chacune et chacun répondra "sur pièces" en son âme et conscience, comme on dit, de même qu'on pourra (ou non) trouver proustienne la contemplation des nuages de Constable par Knausgaard, dans un livre qu'il y a là, juste après ses observation relatives aux branleurs du club vidéo-porno.

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    La sensibilité affective extrême de Karl Ove Knaussgaard suffit-elle à en faire un "Proust norvégien" ? Oui à condition de dire que la sensibilité extrême de l'enfant Kafka en fait un "Knausgaard pragois", et même si cela vexe la Française et le Français moyen en lesquels sommeillent à la fois une concierge, un critique littéraire et un prof de lettres ou un blogueur rêvant de l’Académie française comme Pierre Assouline en sa République des livres qui nous expliquait, en 2014 déjà, pourquoi il ne voyait en Knausgaard, sur la foi d'une photo de magazine, qu’un Brad Pitt du laptop, etc.

  • De la remémoration

     

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    Pour tout dire (4)

     

    À propos de la modulation des sensations premières et des premiers sentiments amoureux de l'enfant et de l'adolescent en milieu pseudo-libéré. Ce qui a changé de Proust à Knausgaard, hypersensitifs comparables, et ce qui perdure...

     

    Le TOUT DIRE en matière d'intimité, en cette époque d'exhibition exponentielle, licite et consommable à grande échelle, commercialisable et donc industrialisée, est paradoxalement plus délicat, voire difficile, pour un écrivain d'aujourd'hui, et notamment pour ce qui touche aux sensations et aux sentiments réels éprouvés par un enfant ou un adolescent confronté à l'éveil de la sensualité ou à une première passion, au premier sperme ou au premier sang. Je note ce qui précède en marge des pages de La mort d'un père consacrées au premier sperme, dont il remarque l’odeur de mer, et au premier délire amoureux du jeune Karl Ove, suscité par une certaine Hanne, officiellement petite amie d'un autre gars de leur âge, par conséquent plus ou moins inatteignable, mais dont l'intensité folle, plus fantasmatique que réellement incarnée, rappelle les sentiments non moins extrêmes éprouvés par le Narrateur de la Recherche à l'égard de la petite Gilberte Swann qui le chambre, le snobe, l'attire et le repousse comme il le fait lui-même pour attiser et désamorcer puis relancer sa jalousie, etc. 

    La jalousie est le motif central de la folie amoureuse qui fait l'objet de centaines de pages de la Recherche du temps perdu. Qui n'a pas été une grande jalouse ou un grand jaloux peut-il se sentir concerné par les extravagantes souffrances ressenties successivement par Swann, lors de la maladie d'amour qu'il vit avec sa maîtresse Odette de Crécy, et par Marcel lui-même à l'égard de Gilberte et bien plus encore du vivant d'Albertine ?
    En vérité, la jalousie est une plaie de la passion qu'on gratte avec volupté, c’est une donnée humaine et rien de ce qui est humain ne devrait m’être étranger, de sorte que moi qui n’a jamais été un grand jaloux me suis bel et bien surpris à m’intéresser à ces tribulations tordues de la passion amoureuse, dont la fameuse dernière phrase de la partie intitulée Un amour de Swann dit assez la vérité paradoxale : « Dire que j’ai gâché des années de ma vie, que j’ai voulu mourir, que j’ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n’était pas mon genre ».

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    Avec La mort d’un père de Karl Ove Knausgaard, on change de siècle, de société et de culture, mais l’auteur exprime sa première exaltation amoureuse, aussi débridée que l’arrivée subite du printemps en Norvège, avec un enthousiasme candide propre à toutes les générations depuis qu’Adam, ou Roméo, ont « grave kiffé » Eve ou Juliette; et la première jalousie se pointe avec cette première passion.

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    On sait que le snobisme social, lié aux strates des derniers feux de l’aristocratie française, caractérise la Recherche proustienne, jusqu’au Temps retrouvé où il vole en éclats, de même que les notions de classe se sont diluées dans la social-démocratie nordique des années 70-80. Mais l’observation de la société reste légitime pour l’auteur norvégien se rappelant ses flottements entre petites « tribus juvéniles », autant que pour le Narrateur proustien comparant les particularités propres aux bourgeois (ses parents ou les Verdurin) et celles des grandes familles titrées de France ou d’Europe.
    Ce qui apparente en outre les deux auteurs, c’est leur extrême sensibilité affective, qui donne à leur entourage proche (pères et mères, oncles et grands-parents) autant de relief, comme vu sous une loupe, qu’aux milieux qu’ils fréquentent, aux castes et aux clans.
    Du point de vue formel, et sans qu’il y ait de filiation directe ou de mimétisme imitatif chez Knausgaard, il est également passionnant de voir comment l’autobiographie « frontale » de celui-ci devient, dans l’alternance du récit diachronique et de remarquables digressions sur toute sorte de sujets, avec des parties dialoguées tenant quasiment du théâtre, un véritable roman déployé dans le temps (dont les trois volumes traduits en français comptent plus de 1700 pages) et dont tous les personnages ont gardé leur nom réel alors que les personnages de Proust tirent leur substance de deux ou trois modèles voire plus.
    Est-ce à dire qu’il n’y ait aucune transposition dans la représentation de la réalité à quoi s’affaire Knausgaard ? Evidemment pas, pas plus qu’un journal intime quotidien (du genre de celui d’Amiel) ne se borne à la platitude d’un copié/collé quotidien.

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    Comme il en va du formidable diariste genevois, dont seuls les sots ou ceux qui ne l’ont pas lu réduisent l’immense journal (16.000 pages quand même !) à une activité masturbatoire, Knausgaard n’en finit pas de procéder à des choix significatifs dans sa remémoration et de nous toucher par son ton, sa voix, son regard, ses variations d’éclairage et son humour singulier.
    À la première personne du singulier, en son nom propre, Karl Ove Knausgaard, ne parlant que de lui et des siens, nous renvoie à nous et aux nôtres avec un pouvoir déclencheur, du point de vue de nos propres remémorations, sans pareil. Or je n’en suis qu’à la moitié de La mort d’un père, qui compte 538 pages dans l’édition de poche que m’a offerte la libraire France Rossier, auprès de laquelle je me suis procuré ce matin même (nous sommes le mercredi 23 août et il fait superbeau en région lémanique) les volumes suivants intitulé Un homme amoureux (727 pages en Folio) et Jeune homme (581 pages dans la première édition Denoël).

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    À préciser que l’ensemble est regroupé sous le titre provocateur (et naturellement controversé) de Mon combat, qui se traduit en allemand par Mein Kampf et en lequel je ne subodore pour l’instant qu’une façon de se moquer des bien-pensants et de rompre avec les conventions hypocrites puisque, aussi bien, le jeune Karl Ove, qualifié un peu hasardeusement d’ anarchiste par son amie Hanne qu’il emmène dans un réunion politique de jeunes travaillistes, où ils s’ennuient autant l'un que l’autre, se démarque à la fois de son père de la gauche-comme-il-faut de l’époque et de toutes les formes de violence, persuadé que les ennemis s’appelaient capitalisme et puissance de l’argent mais méprisant les lunettes rondes et les pantalons de velours et pull-overs tricotés des intellectuels du bon bord – « en d’autres termes, j’étais pour la profondeur et contre le superficiel, pour le bien et contre le mal, pour la douceur et contre la dureté, avec le Journal du voleur de Genet dans une poche et deux tickets de cinéma pour aller voir 37°, 2 le matin avec Hanne, et voici le résultat: « Le film commença. Un couple baisait. Oh non ! Non, non. Non ! Je n’osais pas la regarder mais je me doutais que c’était la même chose pour elle, qu’elle n’osait pas me regarder. Elle tenait fermement les accoudoirs en attendant que la scène se termine. Mais ça n’en finissait pas. Ils n’arrêtaient pas de baiser sur l’écran. Merde alors ! Merde, merde, merde »,…  

     

  • Amarcord littéraire

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    Pour tout dire (3)

    À propos du roman familial, de ses détracteurs et de ses rebonds éclatés dans la nouvelle société des temps qui courent. Comment La mort d'un père  de Karl Ove Knausgaard aborde la question par le truchement d'une vraie-fausse autobiographie, entre trivialité et féerie.

    Où étions-nous durant la nuit de Saint-sylvestre marquant la fin de l'année 1984 et le premier jour de 1985 ? C'est là question que nous pourrions nous poser en lisant l'évocation féerique de cette nuit vers les pages 155 et suivantes de La mort d'un père de Karl Ove Knausgaard, qui m'a fait penser à certaines scènes de réjouissance collective de Fellini, par exemple au tout début d'Amarcord ou à l'apparition magique du paquebot...
    J'ai forcément noté, dans mes carnets, ce que nous avons fait cette nuit-là, mais ce que je retiens de l'évocation de Knausgaard se rapporte essentiellement à la féerie de cette célébration nocturne et à l'attention portée par l'écrivain à l'univers, même éclaté (surtout éclaté) des familles; en outre, le seul chiffre de 1985 signifie à mes yeux la naissance de notre second enfant et la mort en montagne, trois mois auparavant, de mon ami Reynald.

    Les écrivains qui attaquent le roman familial (dont un Philippe Sollers) ou le réalisme prétendument « populiste » (un Charles Dantzig) me font sourire, me rappelant un Alexandre Zinoviev fustigeant l’idéologie soviétique avec une furia d’idéologue soviétique, ou tous ceux qui brocardent le nombrilisme des autres avant de tout ramener à eux. Knausgaard n'écrit pas un roman familial : il écrit la vie.

    À un moment donné de sa vie (il a 16 ans en 1984), il se documentait à fond sur les groupes de rock de l'époque, initié par son grand frère Yngve, tâchait de reproduire les accords de tel ou tel morceau sur sa guitare et se demandait comment attirer l'attention d'une certaine fille, peut-être présente à l'une des fêtes de cette nuit-la.


    Se rappelant la maison familiale, il décrit le sentiment d’étrangeté, voire d’hostilité, des murs et de objets à son égard, qu’il éprouvait quand il était seul en ladite maison, alors que tout redevenait accueillant quand l’un ou l’autre des membres de sa famille y pénétrait. Or tout cela nous ramène forcément à nous, par ressemblance ou par dissemblance.


    Il est clair, à mes yeux, que la meilleure littérature me ramène à moi, mais ce moi est propre à tous. L'on voit ces jours un collectif de jeunes écrivains romands, attroupés sous le sigle de l’AJAR, s'en prendre au moi sempiternel de l'auteur « classique » pour lui opposer leur travail de groupe tellement plus convivial et libéré du nombrilisme, n’est-ce pas. Or cette niaiserie « jeuniste » à peut-être du bon momentanément, comme tout exercice sportif ou artisanal, classe de violon ou atelier d’écriture à Missoula. Mais ensuite ? Qui fait les vrais livres ? Qui d’autres que des cinglés solitaires, des âmes sensibles perdues sur un atoll au milieu de la foule, un Bouvier ou un Cendrars et pas un collectif de groupies de Bouvier ou de Cendrars, etc.
    Une chose est de construire une bonne série télévisée, genre Six Feet under, et ça peut se faire en collectif de pros de haut niveau, mais autre chose est d’écrire la première page de La mort d’un père, où se trouve décrit le mécanisme inéluctable de la mort d’un corps humain au milieu des objets qui l’entourent, globalement indifférents au phénomène, ou le début du Voyage au bout de la nuit ou la scène de la mort du prince André dans La guerre et la paix, etc.

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    « La littérature me semble ce qui fait essayer de sortir de soi pour parler de tous », écrit fort justement Charles Dantzig dans Les écrivains et leur mondes, paru récemment dans la collection Bouquins et constituant un exceptionnel creuset de jugements (et parfois de préjugés) sur la littérature précisément, avec le défaut ( ?) de tous les écrits personnels de privilégier les goûts personnels de l’auteur. Mais tout ça peut changer, comme ont changé les goûts du jeune Karl Ove en matière de rock ou de cinéma, de sa seizième année à sa toplist de ce matin…

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    Or ce matin je lisais ceci, à la page 170 de l’édition en poche Folio de La Mort d’un père que m’a offerte la librairie France Rossier, à propos de la nuit de la saint-Sylvestre 1984 en cette contrée urbanisée de la côte sud de la Norvège : « Perché sur une hauteur avec une vue imprenable sur toute la baie, le carrefour était un lieu naturel de rassemblement. Il y régnait un chaos complet car une masse compacte de gens, la plupart ivres, voulaient lancer des feux d’artifice. Ca crépitait et explosait partout, l’odeur de poudre prenait à la gorge, les bancs de fumée dérivaient et sous les nuages bas les feux éclataient les uns après les autres en une multitude d’étoiles bariolées. Le ciel vibrait de lumières et de bruit, il aurait pu se fendre à tout instant ».

  • De l'autocensure

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    Pour tout dire (2)

     

    À propos de ce qui est dicible, ou non, dans une autobiographie conservant les noms des protagonistes. Sur la démarche radicale de Karl Ove Knausgaard et ses éventuels dégâts collatéraux...

    Si j'étais Knausgaard, je n'hésiterais pas à écrire une page de mon autobiographie à moi sur la gêne que j'éprouvais en bandant dans ma culotte courte de petit collégien, coincé entre mes sœurs à l'arrière de la première Volkswagen de notre père, donc vers mes dix ans, certains dimanches après-midi où l'on ne pouvait échapper à la promenade familiale, mais je ne suis pas Knausgaard qui, lui, n'hésite pas à décrire ses érections d'ado inquiet de se voir la queue « un peu tordue et de travers comme une horrible souche de la forêt », et plus tard la situation grotesque dans laquelle il s’est trouvé de ce fait lors d’une première semi-baise mal barrée .

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    Si je ne suis pas Knausgsard, je ne reconnais pas moins, dans le parti pris de son TOUT DIRE - dont la composante physiologique ou mécanique de la sexualité n'est qu'un détail infime dans le magma de la réalité qu’il brasse -, une exigence d'honnêteté qui nous le rend immédiatement très proche, et cela s'avère à tous égards, qu'il parle de l'évolution de ses relations ambivalentes avec son père, de son irrépressible besoin d’écrire, de sa première guitare de rocker raté ou de sa deuxième cuite et du « quelque chose d’inépuisable » que l’alcool lui a fait entrevoir alors.

    La façon dont Knausgaard parle, la quarantaine passée, du premier regard porté sur les jeunes filles en fleurs de son adolescence, m’a aussitôt projeté quarante ans en arrière, comme la première apparition de son père, en train de jardiner, m’a rappelé le nôtre retournant un carreau de terre pour y trouver tantôt un tibia et tantôt un crâne – la terre de notre jardin provenant de l’excavation de l’ancien cimetière de la Sallaz sur les hauts de Lausanne…

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    De la même façon, son évocation des jeunes filles en fleurs mâcheuses de chewing-gum, dans sa Norvège des années 80, m’a rappelé les filles de notre quartier et, plus précisément, l’homonyme de France Rossier, notre voisine coiffeuse dont je ne préciserai pas le prénom vu qu'elle vit encore (dixit ma sœur aînée), et qui, peu après mon bac, m'a saoulé pour que je la saute un soir de vacances d'été où tout était tranquille dans le quartier…
    Le génie de Proust, je le conçois chaque jour un peu mieux, se manifeste (notamment) par l'imagination dont il fait preuve dans les mises en rapport des innombrables situations concrètes ou fantasmées de ce qu'il appelle les intermittences du coeur. La librairie France Rossier se demandait si j'allais trouver du Proust chez Knausgsaard ou réagir comme ces critiques français s'offusquant (à la télé ou à la radio) de ce qu'on pût comparer le Norvégien au cher Marcel ? Il est vrai que le vécu de celui-ci n'a rien à voir avec celui de Knausgaard, et que l’écriture de ce dernier n’a pas la grâce artiste de la phrase proustienne, mais l'attention au plus-que réel des deux écrivains les apparente autant que leur façon tâtonnante de se raconter.
    Ainsi les situations les plus quotidiennes, voire les plus banales, dans le milieu très classe moyenne nordique de Knausgaard, relèvent-elle d'une porosité et d'une plasticité quasi hyperréaliste, qui n’ont rien à voir avec le beau monde du faubourg Saint Germain et qui n’en sont pas moins proches de certaines observations proustiennes, tant par la précision que par l'humour sous jacent lié aussi au décalage du temps de la vie vécue et de sa transposition littéraire…

     

    Peinture: Stéphane Zaech.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    ESSAYÉ, PAS PU. – Ma bonne amie se disant tout à l’heure «au fond du trou », et je vois bien à son air et son teint que ce n’est pas une image en l’air mais la phase de dépression de nos dimanches post-chimio, je lui dis quelques mots tendres que je crois insuffisants, puis je me rappelle que ce matin, à l’éveil, j’ai résolu de «positiver» en restant sur la partie ensoleillée du jour, et j’aimerais lui proposer une grande balade en calèche dans les Préalpes, mais il pleut de cordes, sur quoi me vient l’idée que nous pourrions nous installer un Home Cinema qui nous permettrait de partager au niveau du couple, comme on dit aujourd’hui, et voir ensemble de ses séries policières anglaises ou de mes séries coréennes , ou de nous refaire, comme au bon temps de Locarno, des rétrospectives Douglas Sirk ou Cassavetes, Carné ou Fellini, et je le lui propose avec un début d’enthousiasme sincère, mais l’air non moins sincèrement désolé je la vois décliner l’offre avec un pauvre sourire et me dire qu’elle va s’en tenir, ce jour du Jeûne Fédéral (fête que j’ai toujours trouvé dénuée de la moindre aura) au minimum en attendant que l’énergie lui revienne, et comme je ne me porte pas très bien sur mes jambes, moi non plus, qu’il pleut à faire remonter les eaux du lac et que le chien en oublie son horaire de sortie, nous en restons là, elle sur son canapé grenat de souveraine mongole et moi dans mon antre à lire les nouvelles de la Jamaïcaine Zadie Smith dont l’une d’elles me rappelle notre séjour à La Guadeloupe et, par son sujet, me donne soudain l’envie d’en faire lecture à ma bonne amie - et là pas question qu’elle refuse vu que le récit en question ne compte que trois pages, sur le dialogue d’une jeune femme avec sa mère défunte lui revenant juste un moment le temps d’en fumer une et d’évoquer le monde perdu des tribus et des manières sauvages dont tous deux partagent la nostalgie…
     
     
    FIN DE SAISON A LA PISCINE. – Le Marquis m’ayant dit samedi qu’il avait pris son dernier bain à la plage de Pully où il a vu Roland Jaccard cet été, à plusieurs reprises, se démantibuler au ping-pong avec un allant étonnant pour un octogénaire, puis ajoutant que ce serait fini lundi, j’ai pensé que la vie serait plus dure pour notre ami en son soft goulag du Lausanne-Palace, et voilà que, m’interrompant dans mon travail de classement des archives de Caraco où le suicide est évoqué à tout moment, Lady L. m’apprend, le tenant à l’instant du site du tabloïd Vingt Minutes, que notre ami Roland a fini ce matin par tenir sa promesse en avalant le «sirop mexicain» qu’il m’avait dit, tout récemment encore, tenir à son chevet.
    Dont acte, et je me surprends à n’être pas plus ému que surpris. Je devrais être, n’était-ce qu’ «humainement» parlant, triste et même bouleversé comme je l’ai été en apprenant la mort de Pierre-Guillaume que j’avais retrouvé grâce à Roland, mais non: je l’ai pris comme si je le savais et qu’en toute logique, piscine fermée et tintin pour le ping-pong égale : je me tue…
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    Du même coup, la vie de Roland Jaccard devient, par cette espèce de paraphe, son destin, et c’est avec un sentiment nouveau de respect que je me suis attelé à un hommage dont j’espérais qu’il sourirait en le lisant…
    Il y a une semaine de ça, sachant ce que Lady L. et moi nous vivons depuis quelques mois, il m’avait envoyé un message où il me disait que ma ténacité l’impressionnait, alors que lui aurait fui, or je ne vois pas ce soir en son dernier geste de ce matin une fuite mais… je ne sais quoi, et nul ne sait quoi, et lui-même ne le savait peut-être pas en dépit de sa résolution lucide - de fait je lui laisse finalement la dernière chance, et fût-ce contre son gré, d’une sorte de mystère, dont je ne dirai rien, au demeurant, dans l’hommage que je lui rendrai (À la Maison bleue, ce lundi 20 septembre)
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    QUESTIONS DE GOÛT. – Roland Jaccard était-il sensible à la musique ? Il me semble que non, et lui-même se disait absolument incapable d’apprécier la poésie, alors même qu’il reconnaissait en William Cliff un poète de qualité, et c’est lui qui m’a fait découvrir Ishikawa Takuboku, qu’il appréciait peut-être à cause de son « côté Cioran » à la japonaise ?
    Mais la musique ? Nous n’en avons jamais parlé, et jamais il n’y fait allusion dans son journal, à ma connaissance en tout cas. Et la peinture ? Là, c’est Egon Schiele qu’il cite, donc l’Autriche, l’expressionnisme et le sexe ; et d’Egon Schiele il passe au photographe de charme David Hamilton, donc on a envie de lui trouver un goût d’esthète décavé, ou alors il ne voit de la peinture que la «littérature» plus ou moins psychotique à la Louis Soutter, et là encore le sexe et la psychopathologie décortiquée par son ami Thévoz – affaire d’intellectuels théoriciens freudo-marxisants…
    Roland m’envoie l’autre jour un commentaire, sur Facebook, à propos d’un texte consacré à Albert Caraco, disant : Caraco et Jaccard, même combat. Ce que j’ai trouvé présomptueux de sa part, donc j’ai viré le commentaire, ce que je ne ferais plus aujourd’hui que Roland s’est enfin montré conséquent, même si je persiste à croire que leurs œuvres sont incomparables…
    Or Caraco, devant la poésie, me semble aussi peu réceptif que Jaccard, parlant de Rimbaud comme d’un «pornographe» et prenant Claudel de très haut, ne reconnaissant en somme que Valéry, poète-philosophe.
    Caraco et la peinture ou la musique ? Il crache sur Rouault et sur Messiaen, comme il vomit toute forme de romantisme, en classique en somme guindé, d’immense érudition mais de porosité limitée.
    Bref, j’ai le sentiment que ces deux-là jugent avec leur seul intellect ou leur seule culture de référence…
     
    CAPRICES. - Ce que je me disais l’autre jour à propos de la façon, chez un Roland Jaccard ou un Albert Caraco, de percevoir ou de recevoir la musique et la peinture, m’est revenu ce soir pendant et après la première partie du concert du Septembre musical consacré à l’une des dernières compositions de Richard Dubugnon, intitulée Caprice et dans laquelle je me suis immédiatement senti pris au corps et à l’âme, comme hissé hors de moi par l’injonction des cuivres et plongé dans une constellation sonore d’ou émergeaient tantôt une « voix » instrumentale seule ou l’autre, et notamment celle d’un violoncelle admirablement tenu par une blonde à lunettes et visage irradiant - mais diable si je saurai trouver les mots pour dire mon émoi physique et psychique devant, ou plus exactement « dans » autant de beauté tenue, tendue, battue et relancée, drossée comme un esquif dans le flot puissant aux vagues retombant parfois en douces moires...
    Et qu’en eussent donc dit mes voisins Caraco et Jaccard à supposer qu’ils se fussent trouvés de part et d’autre du fauteuil 11 du huitième rang que m’avait réservé Aliocha (le compositeur lui-même, tel que je le surnomme affectueusement en souvenir de notre passé commun), notre ami passé chez nous hier soir avec son pull rouge marqué CCCP de l’époque soviétique pour déguster le frichti de Lady L....
    Ce Caprice n'eût-il pas paru pire que du Messiaen à Caraco, et les tripes physico-affectives de Roland auraient-elle vibré comme lorsqu’il voyait sur l’écran Nathalie Wood en chemise de nuit ? – Jaccard ayant indéniablement une fibre de cinéphile ultrasensible…
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    Musicalement, je risque la comparaison sans la moindre rigueur ni la moindre autorité, la musique de Richard, par sa complexité apparente et sa «tonne» expressive, lyrique et dramatique à la fois, ses mélodies éparses et ses alternances de véhémence et de douceur, m’évoque les «classiques » du début du XXe siècle, à commencer par Debussy et Honegger, Szymanowki ou Dutilleux, ou Messiaen décrié par Caraco et Benjamin Britten, enfin c’est mon impression flottante de non-spécialiste… Mais celle d'Albert et de Roland ? Mystère...
    Caraco eût-il toussoté ? L’ami Jaccard aurait-il apprécié la puissance et la grâce de ce Caprice comme il aimait la prose intense/acide de la mère du compositeur (Gemma Salem), après avoir lu Thomas Bernhard avec délices ?
    Questions incongrues voire loufoques, que je me suis amusé à remuer, en fin de soirée, en reprenant à pied le chemin de la maison bleue, clignant de l’œil en passant à la hauteur de la statue de bronze de Vladimir Nabokov... (Ce lundi 27 septembre)

  • Pour tout dire (1)

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    À propos de la (folle) démarche autobiographique de l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard. De l’absolu inatteignable du TOUT DIRE, avec ses modulations décentes ou scandaleuses, dans la filiation de Proust. En lisant La mort d’un père, premier volet d'une trilogie comptant actuellement plus de 1700 pages...

    À La Désirade, ce samedi 20 août 2016. – Il m’est arrivé hier quelque chose que je n’imaginais pas avant-hier, consistant à découvrir un livre d’un écrivain norvégien quadra qui pourrait être mon fils par l’âge, comme je pourrais être le petit-fils de Marcel Proust si la Providence en avait eu la fantaisie, et dont la démarche autobiographique visant l’inatteignable absolu du TOUT DIRE, à la fois courageuse et vouée au scandale, recoupe celle des carnets que je tiens depuis la fin des années 60 - où, précisément, cet auteur du nom de Karl Ove Knausgaard a vu le jour -, dont j’ai publié plus de 2000 pages sur lesquelles seules 500 pages, dans le volume intitulé L’Ambassade du papillon, traduisent cette aspiration au TOUT DIRE puisque je n’y ai fait aucune retouche en dépit de coupes nécessitées par le format du livre, entre autres pages jugées impubliables par l’éditeur.

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    Or Knausgaard a poussé le bouchon bien au-delà de ce qu’on pourrait dire la ligne rouge de la pudeur ou de la protection de son entourage, et d’emblée la lecture de La Mort d’un père m’a saisi et passionné, mais à la fois conforté dans mon actuelle position de réserve personnelle qui aurait dû m’interdire, en principe, de blesser des personnes vivantes en les nommant dans un livre publié - ce que j’ai pourtant fait dans L’Ambassade du papillon...

    Ce qui m’intéresse alors dans le cas de Knausgaard, dont la démarche est aussi radicale et peut-être détestable (lui-même dit détester ce qu’il écrit et regretter de se comporter en « tueur ») que littéraire, c’est précisément que son apparence « brute de décoffrage » va bel et bien de pair avec une démarche littéraire de type proustien transposée dans notre époque de langage avarié et d’indiscrétion généraliseée, avec une vivacité narrative, une limpidité et une originalité dans les variations de focale de son observation qui relève de la littérature considérée comme une sorte de journal de bord de l’humanité, ainsi que la définissait John Cowper Powys.

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    C’est à cause de Proust que j’ai découvert hier Knausgaard, ou plutôt grâce à l’une de mes libraires préférées, du nom de France Rossier, à la librairie La Fontaine de Vevey (on parque sur la Grand’Place et c’est à droite au début de le rue du Lac très prisée ces jours par les touristes de partout), à laquelle j’ai d’abord dit mon peu d’empressement de lire les livres de la rentrée, assez occupé que je suis ces jours à (re)lire l’intégrale de la Recherche du temps perdu à raison de dix pages par jours, et cinq ou sept autres livres de la pile de cinq ou sept cents qui attendent.
    Du moins lui ai-je acheté, par curiosité, le roman écrit à dix-huits mains par les kids de l’AJAR, sous le beau titre de Vivre près des tilleuls ; le dernier recueil de textes d’Erri De Luca intitulé Le plus et le moins, deux récits de l’écrivain-voyageur Richard Kapuscinski (Il n’y aura pas de paradis et Le Christ à la carabine) et un roman islandais que m’a recommandé un vieil ami de Facebook, le tout jeune Maveric (moins de 20 ans), D’ailleurs les poissons n’ont pas de pieds, signé Jón Kalman Stefánnson.

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    Or au moment où j’allais payer cette (bonne) pioche, France Rossier me dit « attendez voir ! », et la voici se diriger vers le rayon des poches d’où elle revient avec cette Mort d’un père de Knausgaard qu’elle tenait à m’offrir gracieusement, me promettant la lecture d’une autobiographie tellement hors du commun, voire invraisemblable, qu’on pouvait subodorer une affabulation, mais enfin j’en jugerais, en tout cas si ce n’était pas Proust ça y faisait penser parfois.


    Et de fait, deux quarts d’heure plus tard, attablé devant une Suze sur la terrasse du café du Signal (à gauche en montant la route qui conduit au Vallon de Villard par les Bains de l’Alliaz, dont le patron est top sympa), je trouvai, dans les premières pages de La mort d’un père, consacrée à notre façon de planquer les morts sous des draps (au bord de la route en cas d’accident de voiture, ou à la morgue) et d’en évacuer la réalité physique sous terre, etc., puis dans les pages qu’il consacre à l’immuabilité des yeux dans un visage (on vérifie au selfie ou sur les derniers portraits de Rembrandt), ou encore à la redoutable réalité que représentent les soins d’une enfant en bas âge et les vacations ménagères d’un père moderne, au détriment de sa passion d’écrire, quelque chose d’effectivement proustien chez cet écrivain qui confesse d’ailleurs avoir « bu la Recherche du temps perdu » et dont un thème de la réflexion narrative porte immédiatement sur notre situation dans le Temps…

  • Découverte de Knausgaard

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    Pour tout dire (1)
     
    À propos de la (folle) démarche autobiographique de l’écrivain norvégien Karl Ove Knausgaard. De l’absolu inatteignable du TOUT DIRE, avec ses modulations décentes ou scandaleuses, dans la filiation de Proust. En lisant La mort d’un père, premier volet d'une trilogie comptant actuellement plus de 1700 pages...
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    À La Désirade, ce samedi 20 août 2016. – Il m’est arrivé hier quelque chose que je n’imaginais pas avant-hier, consistant à découvrir un livre d’un écrivain norvégien quadra qui pourrait être mon fils par l’âge, comme je pourrais être le petit-fils de Marcel Proust si la Providence en avait eu la fantaisie, et dont la démarche autobiographique visant l’inatteignable absolu du TOUT DIRE, à la fois courageuse et vouée au scandale, recoupe celle des carnets que je tiens depuis la fin des années 60 - où, précisément, cet auteur du nom de Karl Ove Knausgaard a vu le jour -, dont j’ai publié plus de 2000 pages sur lesquelles seules 500 pages, dans le volume intitulé L’Ambassade du papillon, traduisent cette aspiration au TOUT DIRE puisque je n’y ai fait aucune retouche en dépit de coupes nécessitées par le format du livre, entre autres pages jugées impubliables par l’éditeur...
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    Or Knausgaard a poussé le bouchon bien au-delà de ce qu’on pourrait dire la ligne rouge de la pudeur ou de la protection de son entourage, et d’emblée la lecture de La Mort d’un père m’a saisi et passionné, mais à la fois conforté dans mon actuelle position de réserve personnelle qui aurait dû m’interdire, en principe, de blesser des personnes vivantes en les nommant dans un livre publié - ce que j’ai pourtant fait dans L’Ambassade du papillon...
    Ce qui m’intéresse alors dans le cas de Knausgaard, dont la démarche est aussi radicale et peut-être détestable (lui-même dit détester ce qu’il écrit et regretter de se comporter en « tueur ») que littéraire, c’est précisément que son apparence « brute de décoffrage » va bel et bien de pair avec une démarche littéraire de type proustien transposée dans notre époque de langage avarié et d’indiscrétion généraliseée, avec une vivacité narrative, une limpidité et une originalité dans les variations de focale de son observation qui relève de la littérature considérée comme une sorte de journal de bord de l’humanité, ainsi que la définissait John Cowper Powys.
    C’est à cause de Proust que j’ai découvert hier Knausgaard, ou plutôt grâce à une libraire à laquelle j’ai d’abord dit mon peu d’empressement de lire les livres de la rentrée, assez occupé que je suis ces jours à (re)lire l’intégrale de la Recherche du temps perdu à raison de dix pages par jours, et qui alors
    se dirigea vers le rayon des poches d’où elle revint avec cette Mort d’un père de Knausgaard qu’elle tenait à m’offrir gracieusement, me promettant la lecture d’une autobiographie tellement hors du commun, voire invraisemblable, qu’on pouvait subodorer une affabulation, mais enfin j’en jugerais, en tout cas si ce n’était pas Proust ça y faisait penser parfois...
    Et de fait, deux quarts d’heure plus tard, je trouvai, dans les premières pages de La mort d’un père, consacrée à notre façon de planquer les morts sous des draps (au bord de la route en cas d’accident de voiture, ou à la morgue) et d’en évacuer la réalité physique sous terre, etc., puis dans les pages qu’il consacre à l’immuabilité des yeux dans un visage (on vérifie au selfie ou sur les derniers portraits de Rembrandt), ou encore à la redoutable réalité que représentent les soins d’un enfant en bas âge et les vacations ménagères d’un père moderne, au détriment de sa passion d’écrire, quelque chose d’effectivement proustien chez cet écrivain qui confesse d’ailleurs avoir « bu la Recherche du temps perdu » et dont un thème de la réflexion narrative porte immédiatement sur notre situation dans le Temps…
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  • L’ami Roland boit la ciguë ou la mort d’un moineau perdu…

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    A la veille de ses 80 ans, le chroniqueur et polygraphe Roland Jaccard, qui avait publié deux nouveaux livres depuis le début de l’année, dont son journal 1983-1988 comptant 834 pages et intitulé Le Monde d’avant, a choisi de mettre fin à ses jours, à l’imitation de sa mère autrichienne et de son père vaudois. Esprit libre s’il en fut, hédoniste posant au cynique désabusé en dépit de sa vibrante porosité sensible et de son humour jamais en défaut, notre ami Roland laisse, par delà son important travail de passeur-éditeur, une œuvre personnelle d’une rare vivacité, qui fera date par son style.
    Mais que fut donc son «monde d’avant» ?
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    La première image que je conserve de Roland, en usant du JE comme il le faisait lui-même sans se gêner, est celle, dans notre «monde d’avant» lausannois, d’un long personnage en «calosse» de bain à la piscine de Montchoisi, maigre comme un héron et la mèche un peu canaille bon chic, au milieu d’un quarteron de filles en bikinis, visiblement en train de draguer alors que nous, les garçons, bien cinq ans de moins que lui, nous attendons le moment de l’annonce par haut-parleur: «Attention, on va faire les vagues !» et là nous nous jetterons à l’eau comme des sauvages tandis que le tombeur, là-haut, restera planté bien snob sur ses longues pattes à faire sa cour aux minettes.
    Cela dit, je n’aimais pas Montchoisi, trop fils à papas pour moi, qui préférais les bains popus du port de Pully où nous dévalions en vélo des hauts de la ville avant de plonger dans l'eau verte et ensuite de reluquer les entraîneuses du Tabaris ou du Brummel; et cette fois c’est moi qui ai snobé Roland, au moins soixante ans plus tard chez Yushi, quand je lui ai raconté comment, chatouillant les pieds des belles endormies à plat ventre sans soutifs, nous les faisions se cambrer, sauter en l’air et montrer leur lolos débridés... de Dieu la vue ! Et lui : comme dans Amarcord, mon cher, nous aurons été les ragazzi…
    Ce qui nous fait revenir au centre-ville, un mercredi après-midi au Bio, le cinéma du western-spaghetti par excellence, où la meute à grands cris met en garde John Wayne quand un Indien va lui lancer son tomahouac, et je ne sais pas si Roland est de la bande vu la différence d’âge, mais on lira bientôt ses chroniques de cinéma dans la feuille socialo du coin, et Freddy Buache en personne m’en signera le certificat plus tard : que le même Roland le côtoyait souvent au premier rang dans les salles noires du «monde d’avant», disons au tout début des années 60. Un peu plus tard, j’étais moi-même placeur au Colisée où j’ai vu 25 fois Juliette des esprits de Fellini, auquel je préférais à vrai dire Les Vitelloni en m’identifiant au doux Moraldo. De là comme un début de complicité...
    Ensuite notre Lausanne du «monde d’avant» sera, dans la foulée et pour résumer, celui du bar à café Le Barbare au pied de la cathédrale et de la cité genre Montmartre avec ateliers des Beaux-arts et autres nids d’étudiants, la librairie anar de Claude Frochaux aux escaliers du Marché, ou L’Escale, de l’autre côté du pont Bessières propice aux suicides urbains, avec ses filles de pensionnats huppés célébrées par Godard ; et dans ce monde d’avant les jeunes discutent beaucoup et fument beaucoup et baisent plus librement que leurs parents, et tout ce monde d’avant se politise et se subdivise, il y a plein de groupes et de troupes de théâtre, plein de cafés très enfumés et l’on «toraille» aussi dans les rédactions, enfin il y a là tout un habitus et sa faune des années 60-70 que Roland retrouvera plus ou moins à Paris, diplômé de je ne sais plus quelle faculté, quand il débarquera dans le Quartier latin et se fera un nom au journal Le Monde en tant que chroniqueur freudien jouxtant le sartrien Michel Contat, autre transfuge de nos douces périphéries lémaniques.
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    Je raconte ça pêle-mêle, de mémoire, comme on se le racontait l’an dernier au Palace ou chez Yushi, en zappant une longue période durant laquelle, perçu de Lausanne, le nom de Roland Jaccard flottait un peu dans les marées montantes de la rentrée littéraire, un bout de journal chez Grasset (L’ombre d'une frange) par ci, un extrait de journal chez Zulma par là (Le rire du diable) , et chaque fois que je lui consacrais un papier il me répondait amicalement même quand je l’avais égratigné, bref les années passèrent et tel jour on apprit que les bains Deligny s’étaient noyés dans la Seine, ce qui me sembla le comble de l’humour à la Jaccard avant que j’apprenne, dans son Journal d’un homme perdu, que ce naufrage avait marqué la rupture de son amitié avec Gabriel Matzneff pour quelques années…
     
    De Stefan Zweig à Cyril Hanouna, suivez la courbe…
    Le titre du Monde d’avant fait écho, de toute évidence, au Monde d’hier de Stefan Zweig, et vous n’aurez rien compris à Roland Jaccard si vous ne passez pas par Vienne, vu que l’Autriche le tient par sa mère dont une amie l’a dépucelé à 15 ans, comme il me l’a confié non sans fierté, tant il est vrai que ce «viol», selon son expression, et comme pour défier l’esprit de Me-too, le flattait, lui joli personnage d’une nouvelle de Zweig ou d’Arthur Schnitzler, autre auteur de ses préférences…
    Dans Le Monde d’hier, Stefan Zweig évoque sa rencontre ratée avec un de ses condisciples, proprement génial, du nom d’Otto Weininger et suicidé à l’âge de 23 ans après avoir publié un essai sulfureux intitulé Sexe et caractère, succès européen de l’époque dont la version française a paru à Lausanne, aux éditions L’Âge d’Homme, préfacée par un certain… Roland Jaccard.
    Otto Weininger, juif antisémite et homosexuel, homophobe et misogyne, ne pouvait que plaire à l’ami Roland, car Otto se psychanalysait lui-même en théorisant la guerre des sexes et les aléas de la bisexualité de manière combien plus hardie que ne le ferait Sigmund Freud, alors que les nouvelles de Zweig et les pièces de théâtre de Schnitzler ou de Strindberg brassaient le même matériau psycho-sexuel avec la même rage iconoclaste d’époque.
    Et Roland Jaccard retrouvera le même genre de défi intellectuel dans l’œuvre fascinante d’Albert Caraco, philosophe juif méconnu publiant à compte d'auteur à Neuchâtel et Lausanne, maître altier d’une langue admirablement anachronique, nihiliste en apparence et visant en réalité une réorganisation future de l’écosystème démographique et spirituel mondial (!) pour se suicider en 1971 à 52 ans comme il l’avait annoncé, quasiment sur le cadavre de son père…
    Univers de cinglés que ce «monde d’avant» ? Sans doute, aux yeux des anges sanitaires de la nouvelle censure mondiale, mais c’était à la fois le monde de Socrate (cet affreux pédéraste) et d’Aristote (ce misogyne avéré), plus récemment d’Emil Cioranescu dit Cioran (ce facho recyclé) et d’Albert Caraco (ce raciste prophétisant le retour triomphal des Juifs) ou enfin de Roland Jaccard lui-même, déclaré «infréquentable» par tel folliculaire lausannois une semaine avant sa dernière révérence…
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    À ce propos, je laisse aux vertueux de cet acabit la tâche de taxer Roland Jaccard d'idéologiquement suspect, estimant personnellement que l'idéologie est un virus mortel pour l'Esprit et n'étant jamais entré, avec Roland, dans aucun débat, ni sur la droite française, dont je me foutais quoique publiant deux livres chez Pierre-Guillaume de Roux, classé par les bien-pensants à l'extrême-droite alors que jamais nous n'avons parlé politique ensemble, et je souriais quand Roland traitait mon ami Jean Ziegler d'arnaqueur, estimant que l'un et l'autre valaient mieux que leurs postures idéologiques respectives.
    Un texte assez déchirant, sur son blog, où il est question de la mort d'un moineau, dit assez le peu d'estime, à mon sens injustifié, que Roland se portait. D'aucuns prétendront l'avoir compris, sûrement à trop bon compte, mais moi qui ne croyais ni à son cynisme ni à sa misogynie affichée, ni à ses rodomontades de pro-Trump (juste pour contredire les bien-pensants), ni à son prétendu nihilisme, aussi relatif que celui de Caraco et de Cioran (qu'on lise le journal de celui-ci pour découvrir quel farceur était au naturel le prétendu Maître du néant...), je n'aurai pas le prétention d'avoir compris cet être si superficiel et si complexe à la fois, si vaniteux et si humble, si puant en son parisianisme et si fraternel, si généreux en éditeur de Clément Rosset et de Frédéric Pajak, de Comte-Sponville et de tant d'autres alors qu'il se reprochait son manque de générosité, si gentil au moment même où il se la jouait méchant de cinéma - comme s'il fallait comprendre la vie...
    Et le «monde d’après» ? Le nom de Cyril Hanouna le résumera, bien insuffisamment certes mais lié à une émission auquel Roland participa un soir, consacré à la prostitution. Devait-il y participer ? m’avait-il demandé au téléphone avant de s’y pointer, et comme j’avais assisté peu de temps auparavant, moi qui ne regarde jamais la télé, à l’atroce spectacle ordonné par le monstre en question, je lui dis que même payé (il le serait de 60 euros) jamais je ne m’infligerais une telle torture.
    Mais Roland était joueur (ce que je ne suis aucunement détestant le ping-pong et nul en échecs) et toujours un peu frimeur (comme tout écrivain), et c’est en joueur frimeur qu’il aura touché à tous les aspects du «monde d’après» en restant scotché au monde d’hier. Là-dessus, c’est sur le pauvre Hanouna qu’il conclut son dernier blog d’avant le lundi fatal, comme s’il avait tiré la chasse.
    Mais qu'en est-il du vrai Cyril Hanouna ? Et le monde d'après ne sera-t-il pas aussi habitable que le monde d'avant taxé de décadence absolue par Platon ou Juvénal ? Roland a tiré l'échelle derrière lui et moi je vais retrouver tout à l'heure mes petits-kids Anthony (4 ans) et Timothy (2 ans). Poil aux dents...
     
    De la plume d’oie de Léautaud au smartphone de Roland…
    Roland Jaccard est sans doute le lecteur d’Amiel qui a fait le plus pour la défense et l’illustration du plus extraordinaire Journal intime de l’histoire de la littérature de langue française, jusqu’à se couler dans la peau du pusillanime prof genevois, et de même était-il «fan» des journaux de Benjamin Constant - dont l’esprit sous-tend Les derniers jours d’Henri-Frédéric Amiel - de Jules Renard et de Paul Léautaud en son Journal littéraire rédigé à la plume d’oie…
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    Or c’est via Youtube que Roland, il y a deux ans de ça, m’a relancé, ou plus exactement par Facebook, où nous avions fait ami-ami, quand il me transmit une vidéo de son ami Olivier François, réalisée dans le bureau de Dominique de Roux (le premier écrivain français, proche de L’Âge d’Homme dès les débuts de la maison de Vladimir Dimitrijevic et que j’avais interviewé en 1970, à mes débuts de critique littéraire), dans laquelle il détaillait ses découvertes et préférences en matière cinématographique : un grand moment de passion partagée !
    Et ce n’était pour moi qu’un début, ce premier contact aboutissant bientôt à la rencontre de Pierre-Guillaume de Roux, fils de Dominique et bientôt l’éditeur de mes Jardins suspendus, ceci grâce à l’entregent amical de Roland connu de tous ceux qui se sont assis à sa table de chez Yushi.
    C’est ainsi là que j’ai rencontré Denis Grozdanovitch, son compère aux échecs, Jean-François Braunstein, magistral contempteur de La Philosophie devenue folle, les délicieux Pierre Mari et Mark Greene dont j’ai lu par la suite et commenté les livres par estime réelle et non par copinage de bistrot nippon…
    Se taxant parfois lui-même de «réactionnaire», notre ami Roland, social et sociable en diable, n’en usait pas moins des multiples moyens de communiquer que nous offre aujourd’hui la technologie subtile, rédigeant ses carnets à la main et jouant du podcast et des applis avec la souplesse d’un geek – il n’y a pas d’équivalent dans la langue de Caraco ni de Cioran.
    Joueur et frimeur, Roland Jaccard a fui Paris et le « monde d’après » au commencement du cauchemar sanitaire que nous vivons, réalisant en partie les prédictions d’Albert Caraco, précisément. Il raconte ce dernier épisode dans On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, son chant du cygne en quelque sorte, que je l’imagine composer dans sa suite à 800 francs la nuit du Lausanne-Palace, à 33 bornes de la crèche non moins luxueuse de feu Nabokov.
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    Roland m’a vu, de se yeux vu, dérober un ouvrage doré sur tranche intitulé La Désirade, dans la bibliothèque du Lausanne-Palace, il m’a promis de n’en rien dire et je lui sais gré de sa discrétion. En revanche, il m’a autorisé à répandre le bruit, que j’ai fantasmé, selon lequel il séjournerait à l’année dans l’hôtel le plus cher de la ville de Lausanne grâce à sa double vie de casseur, les soirées d’hiver, braquant les villas de la Côte d’azur avec son ami Alain Caillol, ancien complice de Jacques Mesrine et gravement impliqué dans l’enlèvement brutal du baron belge Empain, condamné pour cela à plus de vingt ans de prison qu’il mit à profit pour étudier les œuvres complètes de George Sand - donc le nihiliste conséquent et compétent à tous égards.
    J’aurai vu ça de mon vivant : Alain Caillol chez Yushi. Cela vaut bien Mitterrand débarquant en hélico chez Michel Tournier. Et cela reste le « monde d’avant ».
    Après, Mademoiselle et Monsieur les Millenials, vous lirez Confession d’un gentil garçon ou De l’influence des intellectuels sur les talons aiguilles, vous lirez Une liaison dangereuse avec Marie Céhère ou Cioran et compagnie, vous lirez le Dictionnaire du parfait cynique ou Dis-moi la vérité sur l’amour
    C’est ça, Roland, dis-moi la vérité sur l’amour, et je ferai semblant de te croire, mais surtout restons amis par delà les eaux sombres…
     
    Roland Jaccard. Le Monde d’avant. Journal 1983-1988, Serge Safran éditeur, 2021.
     
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    Roland Jaccard et le moineau égaré.
     
    « Que dire de cet été qui s’achève avec quelques mesures sanitaires de plus, sinon que je l’ai traversé comme un mauvais rêve ? J’en garderai l’image de ce moineau égaré dans la cage de mon escalier, tentant frénétiquement de s’en échapper, frappant les vitres closes avec son bec et mourant d’épuisement ou de panique sur mon paillasson. Quand j’ai entrepris de le délivrer, il était trop tard. Il est toujours trop tard d’ailleurs quand j’entreprends quelque chose. La lâcheté, la paresse, le sentiment profond de l’inutilité de tout acte me conduisent à cette abstention qu’ensuite je me reproche. Ce n’est que quand le drame s’achève que je comprends qu’il s’agissait d’un drame.
    J’aurais certes pu me dire : qu’importe qu’il y ait à Paris un moineau de plus ou de moins ? Mais son cadavre encore chaud là devant ma porte, m’interdisait toute esquive.
    Ma compagne, qui ne manquait pas de mordant, me dit que l’histoire de ce moineau résumait à elle seule l’histoire de toutes les femmes qui m’avaient aimé. Je n’eus même pas le courage de prendre ce petit cadavre encore doux et palpitant dans mes mains et de le descendre dans la cour. Ce fut mon amie qui s’en chargea. Ce qui lui traversa l’esprit pendant qu’elle descendait les six étages, je l’imagine sans peine : je vis avec un irresponsable doublé d’un couard. Mais comme les femmes savent d’instinct que l’irresponsabilité et l’égoïsme sont les deux vertus majeures des hommes, l’affaire en resta là.
    Confortablement installé sur mon lit à écouter des slows, j’en arrivai à cette conclusion : tous ceux qui me laissent tomber ont raison; tous ceux qui me démolissent ont raison; tous ceux qui me dépouillent ont raison. Pourquoi ? Parce que j’ai gâché mes chances. Parce que mes ambitions étaient risibles – et que je ne les ai même pas réalisées. Parce que…..mais tous ces « parce que » sont également dérisoires et inutiles face à cette évidence : le manque de générosité est ce qui se paie le plus cher dans la vie. »

  • Le Monde d'avant selon Roland Jaccard

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      Unknown-3.jpegJournal de 1983 à 1988.
     
    Sur plus de 800 pages qui se lisent comme un feuilleton au jour le jour, l’Austro-Lausannois de Paris égrène ses plaisirs et ses peines des années 1983 à 1988, dans les coulisses de son journal Le Monde, dont il égratigne passablement le conformisme intellectuel et divers personnages, auprès d’une jeune L. étudiante au nom d’écrivain désormais reconnu, entre la piscine Deligny où il retrouve un certain Gabriel Matzneff - et moult autres rencontres, lectures, passions cinématographiques et réflexions échangées avec Cioran son mentor. Bavardage parisien que tout ça? Bien plus: un vivant témoignage d’écrivain et surtout: un ton, une voix, un style. Journal de lecture…
     
    Montreux-Jazz, ce dimanche 18 avril.- La froidure limpide de ces soirées de printemps est un enchantement de bonne vie le long du quai aux fleurs où toute une jeunesse afflue en fin de semaine, et passant tout à l’heure près de la table de ping-pong jouxtant l’auberge de jeunesse, à deux pas des eaux du lac orangées où se détachaient les silhouettes de deux kids amoureux, j’ai souri en pensant au prétendu nihilisme de Roland dans son soft goulag du palace, et je me suis rappelé la goût de Cioran pour le chocolat…
    À la veille de notre dernière revoyure dans le salon d’accueil du Lausanne-Palace, le 9 mars dernier, Roland Jaccard avait confirmé notre rencard par Messenger en m’annonçant un cadeau, non sans ajouter qu’il pourrait être embarrassant pour moi, et tout de suite je lui ai répondu que si son cadeau-surprise consistait à se suicider en ma présence, je déclinais poliment. Sur quoi, nous étant retrouvés sans masques dans le palace désert, après que je l’eus interrogé sur le cadeau en question, voilà qu’il me répond: c’est un chien. Jaccard allait me fourguer un chien, sûrement dans l’intention de se suicider dans la foulée! Donc je me récrie: pas question! Mais lui: attends! Et de me laisser là tout expectatif pendant qu’il va chercher «le cadeau» dans sa modeste suite à 800 balles la nuit, puis de revenir, non pas avec le doberman ou le caniche redouté, mais avec ce pavé sans collier: Le Monde d’avant!
    Mais quoi d’embarrassant dans ce cadeau, à part son volume et son poids? Que je me sente obligé de le lire et de lui dire ce que j’en pense et d’en écrire? Hélas Roland le sait: que j’ai toujours apprécié ses journaux, quoique ressentant les choses tout autrement que lui, et que jamais je ne me suis senti contraint de le flatter pas plus qu’il ne m’a fait jusque-là de cadeau empoisonné. Or je lui avais dit combien son Journal d’un homme perdu m’avait touché et intéressé, et voici qu’il m’apprend que ce nouveau volume porte sur les années précédant sa rupture d’avec Gabriel Matzneff et l’effondrement des bains Deligny où, soit dit en passant, je me suis juré de ne jamais mettre les pieds, moi qui ne jure que par les pataugeoires populaires de Pontoise ou de la Butte-aux-Cailles…
    Enfin voilà que le journal Libération, ces derniers jours, consacre deux pleines pages au Monde d’avant, alors qu’il est de notoriété publique que les journaux d’écrivains n’intéressent personne. Phénomène juste parisien alors, au motif que Jaccard égratigne Le Monde dont il fut le mercenaire pendant des années, et s’attarde ici et là à ses rencontres avec «Gabriel» et ses jouvencelles, dont une certaine Vanesssa, autant dire: papotage mondain? Oh que non! Pas que! Et moi qui n’ai guère apprécié le délayage des derniers journaux de Gabriel Matzneff, précisément, dont le ressassement complaisant de ses menées privées et la vanité narcissique me sont devenus insupportables, j’ai trouvé, au contraire, un intérêt presque constant à la lecture de cette somme que je situe dans la filiation des meilleurs «journaliers» à la Léautaud ou à la Jouhandeau, avec un ton particulier, cynique et tendre à la fois, plus original encore à mes yeux que l’excellent journal de Matthieu Galey...
     
    Ce lundi 19 avril, matin. – Comme tous les matins à l’éveil, avant de bricoler mes contrerimes réglementaires sur mon smartphone, je raconte à Lady L. les derniers épisodes, vus cette nuit, de l’étonnante série coréenne «médicale» traitant d’euthanasie et de la maladie-sans-douleurs dont souffre secrètement le protagoniste lui-même (ce Yo-an accusé d’avoir administré une dose létale illégale à un patient violeur d’enfants), je pense aux curiosités sans préjugés de Roland pour l’univers asiatique que je suis en train d’explorer sur le tard – c’est lui qui m’a fait découvrir le jeune poète japonais Ishigawa Takuboku - et plus précisément l’expression de l’intime que modulent les Coréens dans leur cinéma et leurs séries télévisées. Y a-t-il un Amiel dans la littérature coréenne d’aujourd’hui? Voilà la question que je pourrais poser au professeur Kim Jin-ha auquel j’ai écrit hier pour qu’il me fasse connaître le tout-Séoul littéraire et universitaire…
    Quant au Monde d’avant de notre ami Roland, il me fait revenir à la spécificité du journal, intime ou extime - comme l’a appelé Michel Tournier -, dont la pratique n’a plus rien de sa présumée innocence à l’ère d’Internet.
    De fait, l’extension prodigieuse du domaine de l’indiscrétion, dont procède évidemment l’étiolement de toute intimité, font que le «pacte» initial du journal intime s’est aujourd’hui complètement modifié. En modèle du genre, le Journal intime d’Amiel, qui ne voyait parfois en celui-ci qu’un produit moite d’onanisme intellectuel, et qu’il avait demandé à ses proches de jeter au feu, représente douze volumes de plus de 1000 pages chacun, que personne probablement n’a lu de A à Z, même pas Roland Jaccard qui en a été un défenseur passionné. Mais d’Amiel aux «montages» de Max Frisch, de ceux-ci aux carnets du cinéaste japonais Ozu ou à ceux d’Andy Warhol, du journal «privé» longtemps censuré de Julien Green aux 583 nouvelles pages du Monde d’avant, comment ne pas voir que le genre a éclaté et avec lui la délimitation des faits «réels» et de la fiction?
    Soir.- Revenant tout à l’heure de la FNAC où je suis tombé sur un pavé tout neuf d’un certain Kim Un-su, intitulé Sang chaud et dont le bandeau annonce «La Corée, nouveau pays du polar», je me dis que, décidément, je refuse de me cantonner dans le «monde d’avant» à la Roland Jaccard, même si j’en ai fait partie et que mon futur incertain en sera pavé au fil du plus-que-présent à venir, mais j’ai été passeur et le resterai tout en me plaisant à détailler les notes que j’ai prises, parallèlement à ma relecture de Balzac, à celle du journal de Roland dont l’exergue annonce la couleur sous la plume du Goethe de Poésie et Vérité: «Seul l’individuel nous plaît; d’où notre goût pour toutes les révélations personnelles, lettres et anecdotes, même concernant des gens sans importance. Il est parfaitement oiseux de se demander s’il convient d’écrire son autobiographie. Je considère celui qui le fait comme le plus courtois des hommes. S’il communique sa propre expérience, peu importent les motifs qui l’y incitent»...
    Et mes notes sur l’année 1983 de fixer déjà mille détails, piques ou aphorismes à la Jules Renard, citations, esquisses de portraits, notes sur tel film (Pandora pour commencer) ou telle lecture partagée avec L. (Linda Lê qui lui lit À l’ombre des jeunes filles en fleur à haute voix), pas un jour sans une ligne…
     
    Ce mardi 20 avril. - Ce qu’on appelle journal, intime ou débridé de tout secret, n’est-il que la consolation livide de tant de romanciers ratés, comme le pensent tant de romanciers qui se croient arrivés? L’alternative n'est évidemment qu’un leurre de plus, quand ce qu’on attend reste l’étonnement voire l’enchantement tenant aux mêmes sortes de petits riens dont l’écrivain en «musicien» fait un peu tout, dans quelque genre que ce soit.
    Julien Green l’écrit le 15 juillet 1956 de sa main appliquée, après s’être branlé ou avoir sucé Robert, à moins qu'ils ne viennent tous deux de se partager Jonas le jeune Allemand: «Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes».
    Ce qui ne signifie pas, cela va sans dire, que Julien Green, plus que Roland Jaccard se contente du n’importe quoi très en cour de nos jours. Au contraire ils prennent très au sérieux le fait d’être écrivain, et même: qu'on le considère comme un écrivain est à peu près la seule chose qui importe à Roland; et qu’on ne doute pas de l’authenticité de son journal écrit d’un jet et publié sans ratures.
    Donc Roland a mal aux dents, il se rend lundi dans un dispensaire dévolu aux contrôles vénériens et mardi soir il passe à Apostrophes ou chez Michel Polac dont ses amis lui diront merveille ou pis que pendre, il téléphone à Cioran mercredi qui l'impressionne toujours par ses saillies inattendues, et jeudi il se plaint de ses amis Contat et Ben Jelloun dont l’arrivisme social l’énerve même s'il envie leur «avancées», il reproche vendredi au socialisme de Mitterrand d’être le parti de l'envie alors que lui-même dérive de la gauche peu militante à la droite prudente, il revoit samedi un film de Douglas Sirk avec le même bonheur qu’il partage avec L. qu’il n’épousera pas pour autant, en connivence pleinement partagée pendant cinq ou six ans après quoi l’élan faiblira comme aura foiré la passion de cet enfoiré de Gabriel pour cette cinglée de Vanessa, enfin le dimanche après-midi le verra rédiger une belle page consacrée au philosophe russe Léon Chestov, l’un de mes penseurs préférés avec Vassily Rozanov, etc.
    Soir, au jardin japonais de Burier. – La conception occidentale de l’individu, à laquelle Goethe fait allusion dans le fragment de Poésie et vérité cité en exergue du Monde d’avant, ne serait pas ce qu’elle est sans les Grecs et sans le premier écrivain de la chrétienté que fut l’apôtre Paul, fondateur à cet égard avant le premier «diariste» explicite qu’est Augustin d’Hippone, et j’y repense en assistant à l’envol d’un héron cendré au-dessus de l’étang que franchit un petit pont de bois à la japonaise, me rappelant ce que nous disait, ce midi, notre ami M. au repas que nous avons partagé avec nos chères et tendres, rapport aux multitudes chinoises et à notre méconnaissance de la planète asiatique.
    «Et moi? Et moi? Et moi?», chantait Antoine en nos années bohèmes, et c’est aujourd’hui l’obsession des internautes, dont certains publient d’ailleurs leur «cher journal» comme l’inepte déballage d’une Anna Todd, vendu à des millions d’exemplaires.
    Mais là encore je pense que la littérature est «transgenre» et ce qui compte, dans le journal de Roland Jaccard comme dans celui de Klaus Mann ou de Virginia Woolf, de Léon Tolstoï (qui admirait Amiel) ou d’Hervé Guibert, de l’Italien Cesare Pavese ou du poignant Journal d’un homme déçu de Barbellion, c’est la voix particulière de la personne et son rapport «physique» au langage plus que la posture du personnage.
    À cet égard, les manières de dandy pseudo-désespéré de l’ami Roland, se la jouant cynique alors que le taraudent ses angoisses nocturnes, sa conscience professionnelle de chroniqueur et le souci quasi paternel de coacher sa jeune amante candidate au concours d’une haute école, relèvent d’une esthétique à cosmétique rétro (son culte de Louise Brooks et de John Wayne, d’Egon Schiele ou du génial Otto Weininger cumulant les traits contradictoires du juif antisémite et de l’inverti homophobe…) pas pire que celle d’un Charles Bukowski cultivant sa dégaine de clodo pourri dégueulasse en Léautaud ricain…
     
    Ce mercredi 21 avril.Le Monde d’avant de Roland Jaccard est aussi encombrant, avec ses 843 pages et ses 900 grammes de papier imprimé, qu’un chien de garde autrichien (la mère de l’auteur était Viennoise), impossible à glisser dans la poche revolver d’une nymphette…
    Stendhal disait qu’un roman est un miroir qu’on promène le long de son propre chemin, et Proust que chaque (bon) lecteur recrée le livre qu’il est en train de lire. Or je (re)découvre, en lisant Le Monde d’avant, tout ce que j’aime, que Jaccard dédaigne ou décrie de bonne ou de mauvaise foi: l’amour des enfants qu’il vomit et l’agrément des chemins de campagne qu’il évite, la vie de famille qu’il hait et qui m’amuse, mon désintérêt total pour le ping-pong et les échecs qu’il pratique en maniaque compulsif, enfin tout ce qui fait qu’il est lui et que j’en suis un autre.
    Un écrivain est-il plus lui-même dans son «cher journal» que dans un roman? Je ne suis pas sûr que notre ami Roland le pense, ni ne suis sûr du contraire. Mais le fait est que pas mal de romanciers (un Stendhal justement, un Tolstoï ou un Gide) en disent autant ou plus sur eux-mêmes dans leurs romans que dans leurs écrits intimes, alors que le nombrilisme d’Amiel touche à l’universel humain.
    Conclusion de ce matin nuageux à couvert: Le «monde d’avant» est une fiction autant que nos spéculations sur le temps à venir, et maintenant? Maintenant faut pas que j’oublie mes 12 médics de cardiopathe en rémission de cancer et un peu vacillant entre deux doses de Pfizer, comme Lady L. vient de se tirer avec le chien pour sa consulte à elle, ensuite on aura la visite des deux petits lascars de notre seconde fille qui ont l’air décidés à s’amuser encore quelque temps sur cette planète, mais ça c’est le monde d’après et gaffe de ne pas tirer l’échelle…
    (Cette chronique a paru à l'enseigne du média indocile Bon Pour La Tête)

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    À LA PÊCHE. – Sans en attendre rien «au fond», car tout «retour» m’indiffère désormais dans les grandes largeurs faute de véritable interlocuteur (Dimitri, Christian Bourgois, Maurice Nadeau, Jérôme Lindon, Gérard Bourgadier, Dominique de Roux et mon cher Pierre-Guillaume, Bernard de Fallois, tous les éditeurs selon ma tripe ou mon âme sont morts…), j’ai envoyé ces jours, à vingt éditeurs «de francophonie et environs», un triptyque documentaire personnel contenant ma bio résumée, une liste de la vingtaine de livres que j’ai publiés et un inventaire des dix ouvrages prêts à l’édition ou en cours de composition qui m’occupent ces temps, avec la proposition à chacune et chacun de me signifier son éventuel intérêt. L’expérience aura valeur pour moi de test. Qui prendra seulement la peine de me répondre ? Ce dont je suis sûr, et qui fait tout mon plaisir, est qu’il me reste quatre livres à parachever si possible, de mon vivant, et ensuite bonsoir: au bon cœur et plaisir éventuel de nos filles et de nos petits-fils…
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    Firme JLK – Inventaire des écrits d’ores et déjà publiables ou en voie de l’être.
     
    1. Czapski le juste. Essai sur le peintre et écrivain polonais. Achevé. 150p. Copie papier ou numérique disponible.
    2. Mémoire vive. Carnets 2013-2019. Lectures du monde VI, Environ 350 pages. Achevé. Index éventuel à ajouter. Copie papier ou numérique disponible.
     
    3. Le Temps accordé. Carnets 2019-2021. En travail.
     
    4. Prends garde à la douceur. Suite méditative et poétique en trois parties : Pensées de l’aube, Pensées en chemin et Pensées du soir. En voie de finition. Environ 150 pages.
     
    5. Le rêveur solidaire. Sélection de chroniques 2017-2021. À formater et à réviser.
     
    6. Le Grand Tour. Carnets de voyage sur une cinquantaine d’années, en Italie, à Paris, en Europe, en Tunisie, aux Etats-Unis, au Japon, au Congo, en Suisse. 250 pages. Achevé. Copie papier ou numérique disponible.
     
    7. La chambre de l’enfant. Poèmes. Achevé. 75 pages.
     
    8. Le chemin sur la mer. Poèmes. Achevé. 100 pages.
     
    9. Les Tours d’illusion. Roman panoptique. Pendant du Viol de l’ange. En voie de finition. Environ 300 pages.
    10. Panopticon. Listes et morceaux. En chantier.
     
    TURN IT UP. – En attendant Lady L. qui subit sa énième prise de sang de contrôle avant de descendre au sixième dessous du Service d’oncologie pour subir sa perfusion hebdomadaire au Paclitaxel, je prends des nouvelles, sur un tabloïd traînant par là, du rappeur américain Oliver Tree «passé aux Russes» pour y réaliser son prochain clip alors que son dernier tube, Turn it Up, commence «à grimper en flèche dans les charts», ce qui n’est guère étonnant puisque Oliver l’a conçu avec le « déjanté » groupe russe de punk-pop-rave Little Big et le soutien du rappeur-designer estonien Tommy Cash.
    «Je suis devenu comme un prince russe », déclare Oliver Tree désormais installé à Moscou où il s’apprête à lancer Cowboy Tears qu’il qualifie de «plus grand opus » de sa vie », etc.
    Que l’Amérique et la Russie fusionnent en nos lendemains qui chantent à l’enseigne du punk-pop-rave ne me paraît pas moins fou que les circonstances sanitaires que nous vivons, mais nous le prenons en souriant.
    Tout à l’heure j’ai dû produire mon passe numérisé et ma carte d’identité à l’entrée de l’hosto, et ensuite répéter la procédure à la cafétéria d’une façon qui m’a semblé aberrante, et cela m’exaspère mais je n’ai que le Système à vitupérer, personne n’y est pour rien et je n’en pense pas moins sans pointer aucun complot particulier puisque celui-ci est généralisé depuis longtemps et pour longtemps encore sans doute, notamment à l’enseigne du capitalisme monopolistique en vigueur à Wall Street autant qu’à Singapour, Moscou et Pékin, «objectivement» nous sommes pris au piège d’une façon plus globale et de cela nous commençons à peine de nous aviser -, et les illusions idéologiques ou les mesures politico-sanitaires n’y changeront rien – donc je souris à l’imbécillité apparente de tout ça et ne me soucie que de faire bien ceci et cela dans notre microcoms humaniste en attendant de rejoindre ma bonne amie au sixième dessous à la fin de ses putains de soins. (Au CHUV, ce jeudi 16 septembre)
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    CARACO. – J’ai beaucoup lu (et relu) ces jours les écrits de Caraco, ayant récupéré à L’Âge d’Homme ses archives personnelles et quelques inédits majeurs dont le Journal de l’emmuré, remontant aux années 1959-60 et dont la sombre litanie obsessionnelle, quasi paranoïaque, alterne avec des vues saisissantes de lucidité en matière d’histoire et de politique, qui font de lui une espèce de Voltaire contemporain proche des gnostiques, plus encore prophète que philosophe, furieux ennemi des chrétiens après avoir été catholique ardent, connaissant Joseph de Maistre et Pascal par cœur et s’opposant à eux en affirmant que, Français de souche, il eût été reconnu et placé plus haut que Cioran.
    Ainsi écrit-il au début de 1959 : « Vivrai-je assez de temps pour être le premier, le premier écrivain de ce pays ? Je me sens tel, l’estime des Français me laisse indifférent et s’ils l’accordent à des imposteurs, je n’irai pas les détromper et ne me mêlerai de leurs amours, les pauvres gens ne sont pas difficiles, n’importe quoi les ravit en extase. L’Eglise fera de la France une autre Espagne, ce peuple a résolu de s’abêtir, jamais il n’aura mieux déçu les rares amis qui lui restent et jamais sa frivolité ne lui joua de tour plus ruineux : il s’est coupé de l’avenir et s’il ne se retrouve, il sera bientôt dans les oubliettes. L’Église est un cancer, il ne s’agit plus de la mépriser, mais d’extirper un mal dont le mépris ne vient à bout et que la tolérance achèvera par fomenter », etc.
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    Albert Caraco vitupère la foi de Pascal après avoir placé les Provinciales au sommet de la littérature française du XVIIe siècle, il voit en Sade un génie presque à son goût pour sa célébration de la Raison, et en Rimbaud et Bernanos des «pornographes», Mauriac est à ses yeux un nain grêle, il vomit Maurras et Barrès mais Proust trouve grâce à ses yeux au titre du mysticisme juif, il ne comprend visiblement rien à la peinture ni à la musique qui ne soient «classiques», Rouault et Messiaen lui semblent d’un art inférieur – entre autres énormités selon mon goût à moi.
    Bref, c’est un bel exercice de discernement que la lecture de Caraco, génial et génialement difforme «à l’espagnole», absolument irrecevable aujourd’hui pour ses théories sur l’organisation raciste de l’espèce à venir et la manière violente qu’il préconise contre la surpopulation de la planète, les injures qu’il fait au Chrétien, au Noir, au Musulman ou à la Femme, entre autres rebuts de la «masse de perdition», et son délire prophétique évoquant le rôle providentiel à venir des Juifs me semble tourner à vide alors même qu’il ne cesse de prôner de prôner l’Ordre et la Mesure, cependant l’œuvre reste extraordinaire et rien que Post mortem, en manière noire, ou l’Abécédaire de Martin-Bâton, par manière de résumé de sa pensée, font de lui un prince de notre langue comme il n’y en a pas un à l’heure qu’il est…
    LETTRE AU MARQUIS. – « Cher Gérard, Merci pour vos messages divers, toujours aussi amicalement illisibles. Du moins suis-je arrivé à déchiffrer le nom de Valery Larbaud dans le dernier, et ce que vous nous dites de gentil, enfin je vous répète que vos poèmes dédiés au petit garçon ont la grâce d’Ariel.
    Je vous écris d’une terrasse du bord du Haut-Lac où s’achève ma balade quotidienne avec mon escort dog, friand lui aussi d’antipasti. Mon seul regret est de n’y être que nous deux, sans notre chère malade, qui s’est choisi avant-hier matin une perruque d’apparat au salon de coiffure de l’hôpital. Ainsi ne ressemblera-t-elle plus à un bonze tibétain ou au vieil Henri Miller à Big Sur, pour retrouver sa coupe garçonne à la Louise Brooks blonde de madone rhénane - ainsi que la qualifiait le peintre Omcikous quand il a réalisé notre double portrait à l’impasse des Philosophes.
    Nous en sommes à la dixième perfusion de poison homéopathique, et l’examen par scan tomodensitométrique est relativement rassurant, puisque la Bête semble tenue en respect, ni plus ni moins. Bref nous survivons assez sereinement avec l’encouragement discret mais quotidien de nos filles et de leurs deux jules très estimables en dépit de leur pilosité faciale excessive, de quelques amis via Whatsapp (vous ne savez pas de quoi il s’agit, mais c sans importance) ou en 3D si « ça se trouve »...
    J’ai lu ces jours pas mal de Caraco, ayant récupéré ses archives pour en transmettre une partie à un jeune hidalgo prof de lettres lancé dans une première biographie de l’énergumène en langue espagnole, et en même temps que je lisais le Journal d’un emmuré, longtemps annoncé mais toujours inédit, je suis arrivé au bout de ma troisième lecture d’Illusions perdues, ce matin dans la scène inouïe de la rencontre de Lucien de Rubempré tout décidé à se suicider, comme un Roland Jaccard las de jouer au ping-pong, et du démoniaque abbé Herrera dont l’effarante leçon de cynisme équivaut à un dépucelage « on the road », ou plus précisément au déniaisage définitif du poète se la jouant désespéré alors qu’il n’est en somme qu’un adorable et vil arriviste...
    Après la lettre de Daniel d’Arthez sur la frivolité française, le programme de conquête du succès que le pseudo-chanoine (sous l’habit duquel on repère les couilles de Vautrin en qui j’identifie à la fois le double noir de Balzac et la préfiguration d’un certain Charlus) propose à Lucien rejoint en somme, par défaut, le tableau apocalyptique brossé par Caraco des mœurs actuelles du monde littéraire et médiatique, entre autres scènes de la recherche du Pouvoir, sacrifiant tout à l’Effet et au Succès.
    À cela nous avons assez miraculeusement échappé, vous et moi, au milieu de nos bibliothèques à dédales, également mélancoliques et gentils (ou faisant semblant de l’être par politesse ou simple paresse, histoire qu’on nous foute la paix), et nous voici comme deux vieux anges en savates, tous deux attentifs à la beauté des animaux et des enfants, mais bordel quand nous revoyons-nous ? Faites-moi donc signe espèce de vilain satrape»…

  • Adieu Roland, je t'aimais bien...

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    Notre ami Roland Jaccard a mis fin à ses jours, comme il se le promettait et nous répétait qu'il le ferait à la fin de la belle saison, la fiole fatale toute prête à sa portée. Permission de le pleurer, comme il le faisait au cinéma quand les larmes ne se voyaient pas dans le noir...
     
    Hier encore, je lui reprochais gentiment sa légèreté et son inconséquence, quand il se disait aussi résolu à en finir avec ce qu'il estimait un affreux monde, à l'instar d'un Albert Caraco, suicidé à l'âge de 52 ans, dont il admirait les écrits autant que ceux de son ami Cioran. Et voilà : Roland a voulu et réussi sa mort, à l'imitation de ses parents.
    Comme il l'exprime à merveille dans son dernier livre paru, On ne se remet jamais d'une enfance heureuse, le monde actuel ne lui plaisait plus. Son monumental journal, faisant écho aux mémoires de Stefan Zweig, autre grande admiration de notre austro-Vaudois, s'intitulait d'ailleurs Le monde d'avant, paru au début de l'année. Matière et style: tout Jaccard est là. L'agréable commensal n'est plus: ses écrits restent.
    Si j'avais été en meilleure santé, je l'eusse rejoint ces jours prochains au Lausanne-Palace le jour de ses 80 ans, pour lui offrir du chocolat et renouveler sa dotation de Stilnox. Hélas...
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    Roland Jaccard au Lausanne-Palace: ce sera son dernier mythe, dont j'ai éventé un aspect secret dans un journal japonais, à savoir que le séjour à demeure de l'écrivain dans cette auberge de grand luxe était financé par les "casses" auxquels il participait l'hiver, sur la Côte d'Azur, en compagnie d'un autre de ses amis de chez Yushi, le redoutable Alain Caillol, malfrat revenu de longues années de prison après l'enlèvement du baron Empain, devenu docteur en lettres, spécialiste de George Sand et n'aimant rien tant, en ancien marxiste compagnon de Mesrine, que de braquer les villas de la haute bourgeoisie de gauche en compagnie de Roland le passe-muraille...
    Il me semblait que Roland Jaccard et moi n’étions pas, à la ménagerie des lettres de la même espèce: lui maigre et sec, se la jouant cynique voire nihiliste, moi plus tendre et sensible; lui très proche de Cioran et de Matzneff, moi contemplatif et poreux, me réclamant plutôt de l'apollinien Cingria et du bon docteur Tchekhov. Cependant nous partagions le goût des journaux d'écrivains (Amiel, Léautaud, Barbellion, Benjamin Constant)et des solipsistes géniaux de la pensée et de la littérature, de Weininger qu'il avait préfacé à Caraco dont il disait partager le combat...
    J'avais rencontré Roland Jaccard à la fin des années 60 du "monde d'avant", quand il publia Un jeune homme triste à L’Âge d’Homme, avant de tâter des gaîtés parisiennes et de publier un best-seller psy intitulé L'exil intérieur. Des années durant, il m'avait envoyé ses livres dédicacés, dont je parlais parfois. Puis, début 2019, il me transmit un entretien sur Youtube où il parlait de cinéma avec une casquette chinoise et un blouson américain, en un lieu où j’ai reconnu le bureau de Dominique de Roux; je lui ai offert deux volumes de mes carnets qu’il m’a dit apprécier; nous nous sommes retrouvés au restau japonais Chez Yushi, rue des Ciseaux, dans le VIe arrondissement de Paris, où il a une chaise à son nom comme un metteur en scène, et tout de suite le courant a passé: je me suis avec lui senti libre de pensée et de parole comme avec presque personne.
    La dernière fois que j'ai vu Roland en 3 D, il m'avait invité au Lausanne-Palace pour m'y remettre un cadeau. Lorsque j'arrivai, il me dit qu'il allait me laisser son chien en souvenir avant de mettre fin à ses jours, puis il disparut. J'ignorais qu'il avait un chien sous le manteau, mais moi j'en avais un, brave et fort jaloux de notre affection exclusive. D'abord effrayé à cette perspective, je fus rassuré de voir Roland revenir de sa suite avec Le Monde d'avant, trop volumineux pour être emmené avec mon chien dans nos balades, mais qui n'en porte pas moins la rituelle dédicace d'Amitié fidèle...
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  • Pour envoûter

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    Par Albert Caraco
    (Inédit exclusif)
     
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    Modeler une statuette de cire ayant quelques traits remarquables de la personne qu’on veut envoûter. La munir d’un sexe suivant que l’on veut envoûter un homme ou une femme. Prononcer la formule suivante : « Deviens chair, deviens os, deviens, sang et peau ! De cire deviens matière humaine et vivante ! Respire, vis et souffre ! Souffre tout ce qu’un homme peut souffrir ! Que la peau se déchire, que les chairs saignent et que les os se brisent ! Oma – No ! Oundak ! Palik ! »
    Expirer son souffle à neuf reprises sur neuf parties du corps : front, œil gauche, oreille gauche, coude gauche, téton gauche, nombril, sexe.
    Prononcer alors l’invocation aux ténèbres : « Izie ! Iza ! Uri maliloa Wo ! Golem Golem Golem ! Viens vers moi, entre en moi, sois rejeté par mon souffle sur cette image et donne-lui la vie ! Golem ! »
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    On saisit la figurine par le bras gauche et on lui imprime un mouvement de rotation en prononçant la formule : « Aün Genna Mô ! Tourne ! Tourne Golem ! Entre ! Ta proie t’attend ! Wo ! »
    On prend alors une touffe de cheveux ou quelque objet de la personne à envoûter et l’on prononce par neuf fois son nom, on fait correspondre des cheveux p. ex à la tête de la figurine. Si l’on dispose d’un chiffon taché du neuf fois son nom, on prend la figurine et on l’attouche avec l’objet en criant : « O (nom et prénom de la personne) entre dans ta nouvelle demeure ! Que la cire soit ton sang, ta peau, la chair, les os ! Que son corps soit ton corps ! (On précise alors la partie à envoûter 9 fois »)
    On lie l’objet à la figurine au moyen d'un fil de fer et l’on prononce la formule : « O la voici ! Ta nouvelle demeure ! Souffre ce qu’elle souffre et subis ce qu’elle subit ! » On enfonce légèrement l’objet dans le ventre sang de la personne, on en enveloppe la statue. On prend enfin un instrument : aiguille ou canif. O appelle le golem : « Ô noir golem ! entre en cette aiguille ! (p. ex) Anime-la de ton grand pouvoir ! Golem ! Viens donc ! ».
    On saisit l’aiguille avec la gauche (ou le canif avec la droite, poing serré) puis on l’enfonce dans la partie qu’on veut blesser en chantant : « Golem ! Yaï ! Donne-moi le pouvoir ! Le pouvoir du mal ! De même que la cire se déchire, que la peau de (nom et prénom) se déchire ! De même que la chair de cire se creuse, de même que la blessure s’agrandit, que la chair se creuse en saignant et que sa blessure grandisse ! Que les parties (les désigner) de … soient atteintes comme le Golem de l’aiguille (ou du couteau) perfore (ou taillade) la cire molle ! Golem Yaï ! Golem ! » On recommence à 9 reprises.
    Pour envoûter l’esprit, le procédé diffère un peu. Les 2 premières pages s’appliquent ici, la 3e aussi mais on n’emploie pas d’aiguille. On prend deux fils de fer et les plante par un bout dans la tête de la figurine, l’un dans l’oreille gauche, l’autre dans le zénith. On se place en face de la figurine. De la droite on saisit l’autre bout du fil du zénith, de la gauche celui de l’oreille afin en s’entrcroisant forment une croix de Malte.
    On dit alors à 9 reprises en fermant les yeux : « Golem ! Yaï ! Golem ! Reprend la noire puissance dans le cerveau de… Glisse toi dans ces fils meurtriers. Souffle funeste ! Trouble et bouleverse Arrache sa personnalité et sa pensée ! Rends-le fou (ou mets le sous ma domination). Que ses yeux chavirent ! Que ses oreilles bourdonnent ! Que sa bouche se contracte ! Que ses dents se serrent ! Que son esprit s’égare ! Que sa raison chancelle ! Que son cerveau perde la notion des choses et qu’il devienne fou (ou qu’il devienne un simple robot sans âme, subissant ma volonté, ma volonté et ma seule volonté). Golem noir ! À moi ! »
     
    Images: Albert Caraco enfant, exemplaire unique de Pour envoûter, dessin d'Albert en 1932.
     
    (Ce petit livre (5 x 7cm) a été réalisé par Albert Caraco en 1935. Le futur grand écrivain était donc âgé de 16 ans. Tiré des archives déposées dans la Réserve précieuse de L’Âge d’Homme, aux bons soins d'Andonia Dimitrijevic. Tous droits de reproduction réservés y compris pour l’ancienne URSS)

  • Ceux qui écrivent à pas d'heure

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    Celui qui n’a jamais été à l’aise avec plus de 3 personnes à table en vertu de quoi ses 3333 amis sur Facebook sont bienvenus sur son porte-avions à cabines séparées / Celle qui change de sujet dès qu’on ne parle pas d’elle / Ceux qui fuient l’alcool dans l’eau plate / Celui qui publie son journal intime pour mieux égarer les indiscrets / Celle qui demande à son patient quand il cessera de se fuir lui-même alors qu’elle-même se réjouit de voir les talons de ce blaireau pour se retrouver là où elle sait ne devoir plus aucun putain de compte à rendre à quiconque / Ceux qui ont fui la zone de combats pour se retrouver dans la file de voitures coincées au portail sud du tunnel du Gotthard où ça craint aux retours de vacances en territoires occupés / Celui qui aimerait TOUT noter de ce qu’il vit dont TOUS n’ont à vrai dire que foutre / Celle qui est entrée nue dans le char d’assaut de Père comme quoi les fantasmes de la jeune fille actuelle valent ceux de l’ancienne mijaurée / Ceux qui se demandent si le Marc Dutroux qu’ils ont rencontré jadis à Vesoul est le même que celui qui tient le premier violon dans l’Orchestre du Vatican de passage à Outreau / Celui qui a connu cette Christine Angot qui écrivait à l’époque des romances à sensation et qu’on dit aujourd’hui stewardesse sur Air Amnesia / Celle qui s’est fendue de toute une autofiction pour expliquer pourquoi elle a décidé d’arrêter d’écrire à l’instar d’un Marc-Edouard Nabe dont personne ne parle plus non plus/ Ceux qui se cachent pour écrire à la convenance notoire des paparazzi et autres profs de lettres envieux / Celle qui écrit comme on se jette du haut dela Tour Eiffel (301 m.) explique-t-elle à la Tour d’Argent au mec du Monde dont elle ne sait pas qu’il va lui laisser l’addition ce rat immonde / Ceux qui fuient la rumeur par le vasistas du n’importe quoi donnant sur le container des invendus, etc.
     

  • À l'heure de ce jour

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    (Ce 19 mai 2021, 08:52)
     
    Pas plus que vous je ne sais l’heure,
    mais on va faire comme si
    vivre était une longue demeure
    à parcourir ainsi
    qu’un vaste océan de temps
    flottant à l’infini
    dans l'orbe de l'état chantant...
     
    À L’inventaire des dons précieux
    de nos vives mémoires
    s’ajoutent des matins aux soirs
    les bienfaits d’un présent
    comme nous instable
    que les mots d’à peine un instant
    traceront dans le sable...
     
    Une horloge parmi les étoiles,
    en mobile incertain,
    compte nos heures en grand secret
    défendu comme si
    ne pas savoir le jour ni l’heure
    ajoutait à l’attrait
    de ce cadavre exquis...

  • Élégie souriante

     
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    (Pour Mireille B.)
     
    Ce n’est rien, petit, ce n’est rien:
    juste une vie qu’on prend,
    une ombre de moins au chemin
    effacée par le vent...
     
    Mais toi, promène ton chagrin,
    fais lui faire une ronde,
    un grand tour dans le beau jardin
    sous la lumière blonde...
     
    L’hiver aussi pleure les fleurs,
    et les oiseaux se cachent
    en des lieux secrets écartés
    de la vivante hache...
     
    C’est la faute à la vie tout ça !
    disent les innocents
    qui la remercient pour cela
    de les garder vivants...
     
    Et tout passera comme en douce
    ou comme les colombes,
    ou comme l’herbe qui repousse
    et reverdit nos tombes...
     
    Peinture: Albert Anker.

  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
     
    TRAGICOMIQUE. - Le dimanche 19 septembre 1963, Albert Caraco écrit ceci dans son Semainier de l’agonie, dont le titre évoque à la fois le déclin de la France, trahissant selon lui sa mission de luminaire espéré de l’Europe, et la triste déchéance physique et psychique de sa mère: «Madame Mère expirera cette semaine, ce n’est plus qu’un vieux monstre, un paquet d’ossements privé de conscience, un objet pour tout dire et qui me glace à simple vue, je l’aurais étranglée depuis des mois si l’on eût approuvé mon geste. Elle a manqué sa mort, sa mort fut dégoûtante et je ne manquerai la mienne, la nausée qu’elle me procure reste à jamais associée à sa mémoire, la femme y devint bête, la bête y devint chose, au moins la chose sera-t-elle promptement réduite en cendre »…
    On a cru que Paul Léautaud avait poussé loin le détachement au chevet de son père, comme il le raconte dans In memoriam où il observe son père en train de «décéder un peu plus », mais Caraco ne le lui cède en rien et voit plus large quand il évoque les honneurs posthumes que ne connaîtra pas sa mère : «Les simagrées à la chrétienne nous serons épargnées et je m’en loue, la mort est une défécation et le cadavre est un étron, bâtir une philosophie sur un amas de chair qui se défait en pourriture est digne de cervelles catholiques, les morts ne sont pas respectables et ceux qui les honorent mériteraient d’avoir à les manger. L’Ancien Testament avait là-dessus les idées les plus philosophiques, le Judaïsme de la vieille roche l’emporte de beaucoup sur le Christianisme et son économie de l’outre-tombe, ses sacrements, ses indulgences, son enfer éternel servant à jamais de spectacle aux bienheureux en quête de frissons». (Ce vendredi 10 septembre)
     
    PLAIGNONS LE NIHILISTE. – L’on peut se dire, bien entendu, que les contempteurs de la bonne vie sont de mauvaise foi, comme je le suis (un peu) quand je la magnifie alors que j’en évalue de près les affreux dégâts, mais tout de même, en lisant Caraco et en tâchant de me le représenter en train de cuver la fureur que lui inspire le monde actuel, avant d’en écrire à foison, je le plains d’avoir été, fils unique de gens fortunés, sans frères et sœurs pour le divertir ou le tarabuster, sans femme de chair ou sans mignon fessu, sans enfants à langer le matin et à border le soir, sans savoir rien de la vie que son savoir immense et sans désirer rien enfin que la mort, etc.
    Or le paradoxe est que ce qui nous intéresse chez lui, plus que ses idées et sa philosophie, est précisément ce qu’il arrache à la vie par son écriture à l’irrépressible courant, majestueuse et glaciale mais avec des moires et des éclats qui sont, ressaisis par un style sans pareil - la vie même...
     
    DU SHOW « POUR MÉMOIRE » - L’époque étant à l’obsessionnelle négation de la mort, qui explique le succès industriel des cosmétiques à l’américaine et la passion des commémorations – on se rappelle les douze pages d’hommage de Libé à la mort du poète Henri Michaux, relevant d’une sorte de jobardise de circonstance -, le déploiement médiatique «pour mémoire», et pour la énième fois, des témoignages de tout un chacun sur ce qu’elle ou il faisait ce matin-là du 11 septembre, à quoi s’ajoutent aujourd’hui ceux des enfants des disparus, prétend nous faire prendre conscience «définitivement» de l’incommensurabilité abyssale de l’événement («la plus grand tragédie de l’histoire de l’humanité » ai-je même entendu bêler), alors que le show aboutit à l’effet inverse, ne profitant finalement qu’au profit, etc.
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    L’ESPRIT DU CONTE. - Notre ami Pierre Gripari aurait apprécié, en conteur familier des monstres de la psychologie humaine, de mères dévorantes en fils dédoublés à multiples avatars, le petit roman très singulier que m’a envoyé, je ne sais trop sur quelle recommandation, un jeune Laurent Pépin psychologue de son état et donnant de ses activités, réelles ou transvasées, l’image la plus joyeusement déjantée, qui emprunte à la fois à la tradition classique des contes et à ses dérivés poético-fantastiques actuels à la Harry Potter et autres fleurons de la culture juvénile, sur un fonds d’expérience réelle de la douleur et des vertiges métapsychiques, probablement vécue mais sublimée par la métaphore.
    La chose s’intitule Monstrueuse féerie, elle relance en somme la protestation «poétique» de l’antipsychiatrie, mais c’est, au-delà du magma de son matériau psychopathologique parfois pesant, par la tension et l’inventivité de son écriture, et surtout par sa façon d’honorer l’esprit du conte que ce récit se distingue de la pléthore grise des « récits de vie » au goût du jour.
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    AVATARS BALZACIENS. – À l’approche de la millième page du premier volume des Œuvres de Balzac en édition Omnibus (que je préfère à mes volumes de La Pléiade au motif que le papier bible se prête mal aux annotations marginales), et touchant donc à la fin de ma troisième lecture d’Illusions perdues, à vrai dire la première suffisamment attentive pour absorber à peu près tout du matériau prodigieux de cet immense tableau de mœurs et d’évolution sociale, à la bascule de la modernité médiatique, je vois mieux aussi, et cela grâce à la bio combien éclairante de Stefan Zweig, comment Balzac s’est subdivisé dans les personnages de Lucien Chardon alias de Rubempré, David Séchard et du meilleur ami parisien du poète « monté » à Paris, ce d’Arthez sage et loyal que le joli cœur trahit de la même façon qu’il abuse de ses proches, en «femmelette» dont le portrait, dans la terrible lettre de d’Arthez à la sœur de Lucien, est bel et bien celui du Balzac dandy courtisan et, de façon plus générale, d’une certaine frivolité française aussi brillante que vaine, efféminée et factice. Dire que Balzac est « tous ses personnages », comme Flaubert disait s’identifier à Madame Bovary, n’a pas grand sens, mais le fait est que le jeune poète, beau comme un ange et talentueux comme un démon, représente une part évidente, fût-elle « fantasmée », d’un Honoré apparemment tout pataud mais combien doué à se payer de belles paroles (ses lettres à Madame Hanska en témoignent à foison, comme le souligne Zweig), alors que Daniel d’Arthez incarne sa part la plus noble - probablement son idéal à tous points de vue, etc.
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    AVEC LES ENFANTS. – La Désirade aura été pour nous, pendant plus de vingt ans, notre Eden au bord du ciel jamais perturbé par aucun serpent de discorde ou autres démons mesquins, où nos quadras et leurs rejetons ont trouvé ces mois un refuge momentané en attendant la transformation de leur vieille arche retapée au cœur du bourg d’Aigle, et j’y retrouve à chaque fois de nouveaux livres à en emporter (ce soir trois traductions de Muños Molina et les Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna, Sexe et caractère du terrible Weininger et le volume autobiographique du Manifeste incertain de Pajak), mais cette escale dominicale est devenue l’occasion surtout de passer un moment de lecture avec nos deux lapereaux vifs «comme des boules de mercure», selon l’expression de Cingria, ce soir à la rencontre du magicien d’Oz avec Anthony et, pour Timothy le benjamin, par la traversée délirante d’un album très colorié d’anatomie humaine descriptive où j’ai brodé sur les menées prodigieuses de la fée Hypophyse et détaillé les circonvolutions du cervelas cérébral hanté par les nains Neurones et Synapses, etc. (Ce dimanche 12 septembre)
     
    Dessin: Albert Caraco, 1932.

  • Le Temps accordé

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    images-5.jpeg(Lectures du monde, 2021)
     
    TAUTOLOGIES. – Suffit-il d’accumuler le observations sur le monde qui nous entoure, de grappiller formules significatives et slogans dans les champs de l’hypertexte universel, de multiplier les citations de faits divers et d’en illustrer la monstruosité baroque par contraste, pour aboutir à un « poème de notre temps »sans passer, précisément, par la transposition d’une poésie avec ses rigueurs de sens et de rythme, sa musique et ses images ?
    C’est la question que pose incidemment la lecture d’Un promeneur solitaire dans la foule de Muños Molina, qui pèche parfois par excès d’accumulation de faits bruts tirés des médias mondiaux, compensée heureusement par des séquences plus riches de pensée ou de poésie, au fil d’une vraie quête de sens et de beauté.
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    ARROSER L’ARROSEUR ? - Une critique paresseuse, et assez basse dans sa nullité distraite, de mon ancien confrère Boris Senff, dans les colonnes de 24 Heures, qui s’en prend au dernier opuscule de notre ami Roland Jaccard, On ne se remet jamais d’une enfance heureuse, sans rien dire de son contenu réel pour n’achopper qu’au «personnage» de Roland et à ses goûts de nymphettomane décriés au titre édifiant de la nouvelle délation moralisante, me fait me rappeler les initiative d’un Balzac ou d’un Marcel Pagnol visant à amorcer la critique des critiques, et je pourrais m’y amuser à mon tour en évoquant le mode de vie et de pensée du pauvre Boris chaussé de sa molle casquette, parangon du glandeur semi-cultivé dont j’ai subi le ricanement mécanique pendant des lustres, littéralement passionné par tout ce qu’il y de plus médiocre dans la culture «alternative» et ne défendant rien de vraiment original ou de vraiment fécond, mais à quoi bon me chiffonner l’humeur pour cet inconsistant fumiste dont je ne veux me souvenir que de deux ou trois bons moments partagés à la rédaction entre gentils garçons ?
     
    GESTION DES TAS.- Un plaisir voluptueux, au plus pur de mon adolescence assez peu portée au branle conventionnel, consistait à mettre de l’ordre dans ma chambre et mes divers terriers de renardeau (« mon coin » au galetas familial, dans un poulailler désaffecté où j’avais empilé des livres, sur les claies de bois d’une cabane perchée entre arbres et rochers) , comme je vais m’y employer ces prochains jours en classant, rangeant ou poubellisant les milliers de documents, manuscrits ou tapuscrits redondants (au moins quatre copies de La Fée Valse et je ne compte plus celles de mes carnets), collections de coupures de presse et dossiers de correspondance du temps où l’on s’écrivait, collections de photos d’écrivains et de lieux ou de gens aimés, toutes choses à détailler en préparant de nouvelles valises à voiturer aux Archives littéraires de la Bibliothèque nationale dans ma réserve précieuse du Fonds JLK, en ne gardant autour de moi que le strict nécessaire à mes derniers travaux et autres bonheurs de lecture, etc.
     
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    CHIMIO. – Le rituel est rassurant dans l’incertitude: trente-trois bornes sur l’A9 destination le CHUV dont le parking souterrain est accessible avec le cumul du ticket ad hoc, ensuite les masques et la chaise roulante destination le 7e pour la prise de sang de contrôle et l’aval de l’oncologue de service – et je remarque au passage le premier patient à l’air réellement désespéré -, après quoi je laisse Lady L. rouler seule destination le sixième dessous où je la retrouverai dans deux heures gantée de bleu froid et probablement sonnée un peu par le calmant, mais la procédure dédoublée veut que désormais je «décompense» par les hauts et forêts avec notre ange gardien quadrupède, et c’est avec une horreur réitérée que je constate les dégâts urbains commis par nos génies civils dans le pourtour supérieur du quartier de nos enfances à grand renfort de machines à habiter collectives plus hideuses les unes que les autres, dont les pire sont de bois noir plus lugubre que le bête béton ; donc cela va durer un peu plus de deux heures, nous cheminerons en lisière puis ferons escale dans une auberge à sommelière masquée où je lirai et annoterai quelques pages d’Un promeneur solitaire dans la ville, sur quoi nous redescendrons à travers les vilaines urbanisations jouxtant le carrefour où je me suis fait faucher par une chauffarde il y a de ça presque cinquante ans – mais l’accident m’a valu de jeter mon premier livre sur le papier en quelques mois -, et me revoici dans l’hôpital de jour où ma bonne amie me demi-sourit en me clignant de l’œil tandis que son vieux voisin sous perfusion lit je ne sais quel roman léger pioché dans la petite bibliothèque du Service récemment épurée pour cause de pandémie mais où il reste du Jules Verne, un Nouveau Testament en édition de poche et un essai de l’excellent naturaliste Jean-Marie Pelt que j’ai rencontré il y a pas mal de saisons de ça - la bonne nouvelle du jour étant que, le scanner a parlé : la Bête est sous contrôle grâce, semble-t-il, au poison mortel extrait de la sève de l’if et dont le génie humain a fait un remède de guerre labellisé Pacilitaxel… (Ce jeudi 9 septembre)
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    CARACO LE MATIN. – Si la Nouvelle Censure culturelle découvre les écrits d’Albert Caraco, ce qui m’étonnerait étant donné son inculture notoire, ce devrait être le bûcher assuré, non seulement pour ses livres mais aussi pour ceux qui les citent, et c’est donc avec la flamme du contre-feu que je reviens ce matin à Post mortem, dont je lis à haute voix d’entières séquences à Lady L., qui m’apprend alors que Caraco était présent dans la bibliothèque de ses parents, ce que j’explique par la passion de son père pour l’Histoire et son accointance probable avec l’éditeur neuchâtelois du génial philosophe ensuite «récupéré» par Dimitri à L’Âge d’Homme.
    Telle est la première page de Post mortem: « Madame Mère est morte, je l'avais oubliée depuis assez de temps, sa fin la restitue à ma mémoire, ne fût-ce que pour quelques heures, méditons là-dessus, avant qu'elle retombe dans les oubliettes. Je me demande si je l'aime et je suis forcé de répondre: Non, je lui reproche de m'avoir châtré, c'est vraiment peu de chose mais enfin... elle m'a légué son tempérament et c'est plus greave, car elle souffrait d'alcalose et d'allergies, j'en souffre encore bien plus qu'elle et mes infirmités ne se dénombrent pas et puis... et puis elle m'a mis au monde et je fais profession de haïr le monde».
    Et telle, la dernière: «Ai-je vécu ? Je n'en sais rien, ma vie n'a jamais été qu'un page à suivre, et proche de la cinquantaine, il ne me reste d'elle que des feuilles noircies d'encre. Ma mère fut l'unique événement de ce que je n'ose appeler mon existence, sa victoire est totale et je n'ai de chair qu'autant qu'il en faut pour me sentir esprit. Ma Mère est devenue l'autel, où malgré moi, j'allais m'offrir à ce principe, dont elle ne savait qu'elle était ici bas l'annonce. Car chaque femme porte en soi l'image de ce moi profond, auquel nous n'accédons qu'en renonçant au nôtre».
    Or lisant les pages inouïes qu’il consacre à sa mère, dont il dit d’abord qu’elle l’a « châtré » et l’en remercie pour ainsi dire, avant d’en faire un éloge d’une lucidité exacerbée où filtre évidemment la tendresse mais que domine la retenue qu’elle lui a enseignée, et songeant à mon occulte correspondant Mario Martin Gijon, qui s’est lancé dans la folle entreprise d’une première biographie, je me dis qu’il y a là un penseur qui pourrait encore m’enseigner maintes choses et stimuler maintes réflexions quitte à résister à maintes des conclusions que lui dictent sa détestation de la vie et son mépris de l’espèce humaine…
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    LE SAGE INCONNU. – Mon ami Pierre Gripari, dans sa cambuse du boulevard Port-Royal fleurant l’odeur de lessive de célibataire, m’a parlé le premier du « sage inconnu » comme de son seul Dieu recevable, des années avant la publication de son Histoire du méchant Dieu, et lui-même, avec son irrépressible rire de Gripotard et ses yeux de grenouille épatée, ses chemises ouvertes et sa gouaille, sa fabuleuse porosité de lecteur et ses positions politiques à mes yeux aberrantes mais en somme logiques chez un ancien stalinien déçu par les Soviets, était une sorte de sage volontairement exclu de toutes les estrades et autres conformités, sybarite ascète pieds nus dans ses sandales et libre absolument, à sa façon, comme l’était Caraco à la sienne – deux rescapés de l’océan d’Indifférence accrochés au radeau de L’Âge d’Homme, etc.

  • Pendant que tu dormais

     

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  • Le Temps accordé

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    (Lectures du monde, 2021)
    GODKILLA. – Notre ami Michael Wyler n’en finit pas de nous chahuter avec ses bonnes nouvelles, hier en revenant de Lesbos d’où il a ramené un reportage terrifiant, réalisé en complicité avec sa moitié improvisée photographe, et tout à l’heure avec un nouveau papier très documenté, sur Bon Pour La tête, consacré à la pénurie mondiale en eau potable qui attend notre drôle d’espèce.
    Notre Juif errant est incorrigible, et le pire est qu’il ne fait pas ça au nom de tel ou tel parti ou de telle «assoce», mais juste pour embêter : juste pour troubler notre sommeil de justes.
    Or, comme j’ai aussi mauvais esprit que lui, j’en ai fait un personnage de roman, dans mes Tours d’illusion en chantier, sous le pseudo de Godkilla, en souvenir du jour où, dans les années cinquante du XXe siècle, un instituteur genevois l’a pris par l’oreille et l’a traîné devant sa classe en l’appelant «déicide»…
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    CARPE DIEM. – Nos semaines sont rythmées, désormais, par les séances de chimiothérapie que doit subir Lady L. deux jeudis sur trois, à raison de trois heures chaque fois, incluant l’examen sanguin, l’entretien avec l’oncologue et la perfusion, après quoi le vendredi et le samedi se passent plutôt bien, avant la baisse de tonus du dimanche, mais ces jours nous attendons le résultat du scanner établissant (peut-être) le bilan de la première série, et demain ce sera probablement reparti pour un nouveau cycle – ce qu’attendant Lady L. parle beaucoup à ses filles et à quelques amis, tricote un énorme pull noir comme la neige, se passe des séries policières anglaises sur sa nouvelle tablette, cédera bientôt à ma demande insistante de finir la peinture qu’elle destine à son petit-fils bis, et le matin nous marchons mollo jusqu’au casino et parfois au-delà, mais pas moyen de la faire me rejoindre le soir sur la terrasse de l’Eden, même si notre paradis n’est pas perdu sur cette dolce Riviera privilégiée, à cent mètres des fesses de Freddie Mercury dont les fans aussi vieux que nous célèbrent ces jours l’anniversaire de la naissance à grand renfort d’animations ringardes - la Bête est bien là mais nous lui faisons la pige « de moment en moment »… (À La Maison bleue, ce mercredi 8 septembre)
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    ELLE. – À de multiples égards, les observations et les « confessions » d’Antonio Muños Molina, dans Un promeneur solitaire dans la foule, recoupent mes propres expériences, et jusqu’à ce que le narrateur (sans doute beaucoup de lui-même) dit de celle qu’il appelle «elle» avec une tendresse admirative qui ressemble à celle que je voue à Lady L. sans adulation affectée pour autant.
    J’aurais pu signer ceci : « Elle est dotée de capteurs d’une extrême précision pour saisir les variations les plus subtiles chez les êtres humains, les proches comme les connaissance et les inconnus qu’elle ne croise qu’une fois ».
    Et cela aussi : « Elle observe ceux qu’elle aime le plus avec une attention prévenante et toujours un peu anxieuse, inquiète, pressentant d’éventuels ennuis, souffrances ou mélancolies, anticipant leurs besoins », ou cela encore : « Elle vit dans l’espoir et la peur, la joie de vivre, la conscience mélancolique de la fragilité de l’existence ». Et ceci dans la foulée: « Elle a la peau si douce que son simple contact est une caresse ». Et ceci enfin, plus ou moins selon les moments : « Nous sommes chacun l’atmosphère que l’autre respire ».
    Aussi, tout ce que Muños Molina écrit sur son enfance, à la fois heureuse et solitaire, protégée et hyperlucide, je pourrais le contresigner…

  • Riches Heures

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    (Lectures du monde, 2005-2008)
    Dans le TGV. - La Côte d’or n’a jamais si bien porté son nom qu’en cette fin de matinée d’automne aux irradiants flamboiements, et c’est comme un visage que je reconnais tout en reprenant la lecture amorcée ce matin d’un livre abordant immédiatement ce phénomène de la reconnaissance, au multiple sens du terme, d’un paysage, d’un visage ou de quelque image retrouvée de notre d’enfance, petite musique ou picturale odeur de cage d’escalier où des fantômes montent au ciel de notre mémoire comme à l’échelle de Jacob, du côté de Proust, de Freud et de Spinoza.
    Je sais toujours ce que j’ai à faire du côté de Proust, surtout en TGV descendant sur Paris, avec l’idée qu’en glissant plus bas je verrai Chartres et plus bas sous les nuages tendres l’église là-bas aux vitraux mythiques, et je saurai proche la Vivonne, mais Freud et Spinoza: moi pas savoir.
    Or ce matin Max Dorra m’y emmène, et là encore il est question de «retrouver la force d’exister» chez ceux qu’a menacés l’écrasement, le déni et l’excommunication. Dans le TGV il y a plein d’hommes-machines qui crépitent de formules. Un voisin disait tout à l’heure à son compère qu’il fallait gérer l’historique de l’Entreprise ou mourir.
    Ne préfère-t-on pas mourir dans ces cas-là, en écoutant un peu de musique. Ah oui: le livre s’intitule: Quelle petite phrase bouleversante au cœur d’un être? (Dans le TGV, ce mercredi 26 octobre 2005)
     
    Alain Gerber me disait qu’il n’avait pas voulu d’enfant par crainte d’avoir, à ses côtés, une pendule qui lui rappelle à tout moment l’heure de sa mort. Il a compris que nous allions mourir dès l’âge de la maternelle, frappé par l’évidence, à un moment donné, que tous les parents qui l’entouraient seraient morts lorsqu’il aurait atteint leur âge... Cela me frappe d’autant plus que, pour ma part, je n’ai pris conscience de la réalité de la mort qu’à la naissance de Sophie, et que ça m’a donné une nouvelle raison de vivre..
    Celui qui dit avoir enfin trouvé complémentarité et convivialité dans son nouveau job à statut flexible / Celle qui te soigne les pieds par imposition des mains / Ceux qui se déchirent dans le club des nouveaux sosies de Claude François, etc.
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    DE LA POROSITÉ. - Accueillir l’inattendu: quel plus beau programme pour un écrivain et, plus généralement, pour n’importe quel lecteur. Rozanov l’a saisi mieux que quiconque: je m’assieds pour écrire telle chose, et c’est telle autre qui me vient de tout ailleurs, de plus profond ou de la simple apparition de la nuque de ma bien-aimée dans telle lumière de telle instant.
    Un soir à la radio, le comédien Jacques Weber disait que Shakespeare était à ses yeux le poète absolu de la porosité, incarnant l’aptitude à tout absorber et tout transmuter. Tout cela va contre tous les savoirs claquemurés, tous les pouvoirs jaloux, tous les fanatismes aussi, tous les spécialismes enfin. Ce n’est pas l’ouverture à n’importe quoi ni l’omnitolérance, mais c’est la connaissance à fleur de peau et donc à fleur d’âme
    L’alcool pour pallier le froid du monde et la platitude de tout.
     
    W.G. SEBALD. - Il faut écrire entre le cendrier et l’étoile, disait à peu près Dürrenmatt, et c’est la même mise en rapport, sur fond d’intimité cosmique, que je retrouve aussitôt dans l’atmosphère même, enveloppante et crépusculaire de Séjours à la campagne, nouveau recueil posthume de W.G. Sebald consacré à sept écrivains et artistes ayant pour point commun d’associer le tout proche et le grand récit du temps ou de l’espace, comme l’illustre immédiatement cette splendide évocation du passage de la comète de 1881 sous la plume de l’allumé Johann Peter Hebel, walsérien avant la lettre: «Durant toute la nuit, écrit-il, elle fut comme une sainte bénédiction vespérale, comme lorsqu’un prêtre arpente la maison de Dieu et répand l’encens, disons comme une bonne et noble amie de la terre qui se languit d’elle, comme si elle voulait déclarer: un jour, j’ai aussi été une terre, comme toi pleine de bourrasques de neige et de nuées d’orages, d’hospices, de soupes populaires et de tombes autour de petites églises. Mais mon heure dernière est passée et me voici transfigurée en céleste clarté, et j’aimerais bien te rejoindre mais n’en ai point le droit, pour ne pas être de nouveau souillée par tes champs de bataille. Elle ne s’est pas exprimée ainsi, mais j’en eus le sentiment, car elle apparaissait toujours plus belle et plus lumineuse, et plus elle approchait, plus elle était aimable et gaie, et quand elle s’est éloignée, elle est redevenue pâle et maussade, comme si son cœur en était affecté»…
    Cette comète qui passe là-haut et nous regarde avec mélancolie me fait penser au saint de Buzzati qui regrette de ne pouvoir basculer de son ciel idéal et rejoindre les jeunes gens en train de vivre de terribles chagrins d’amour dans les bars enfumés, mais une autre surprise m’attendait au chapitre consacré à Robert Walser, mort dans la neige un jour de Noël, comme mon grand-père, et la même année que le grand-père de Sebald, en 1956. Ces coïncidences ne sont rien en elles-mêmes, à cela près qu’elles tissent un climat affectif et poétique à la fois, participant d’une complexion culturelle et de trajectoires sociales comparables.
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    Dans les Promenades avec Robert Walser, Carl Seelig évoque cette Suisse à la fois paysanne et populaire, souvent instruite par les multiples voyages de l’émigration (la Suisse du début du siècle était pauvre, il fallait donc voir ailleurs, et c’est ainsi que nos aïeux se sont connus en Egypte où ils travaillaient dans l’hôtellerie), et marquée, comme l’Allemagne du sud, par le mélange des cultures et l’esprit démocrate, l’utopie romantique et le panthéisme, qu’on retrouve dans les univers parcourus par W.G. Sebald. Celui-ci prolonge la tradition des grands promeneurs européens qui va de Thomas Platter, le futur grand érudit descendu pieds nus de sa montagne avec les troupes d’escholiers marchant jusqu’en Pologne, Ulrich Bräker le berger du Toggenburg qui traduira Shakespeare, ou Robert Walser se mettant «pour ainsi dire lui-même sous tutelle», comme l’écrit Sebald, sans cesser de griffonner de son minuscule bout de crayon sous les étoiles…