(Le Temps accordé, 2021)
MON UNIVERSITE CONTINUE. – La lecture de Balzac m’est devenue, depuis que je l’ai reprise en avril dernier, comme une relance festive de mes universités buissonnières, et pour le meilleur, me semble-t-il, tant ce que j’en vis aujourd’hui m’apparaît dans une quasi totalité jamais perçue jusque-là.
C’est ainsi que je vois, mieux que jamais avant, ce qui fait d’Illusions perdues le plus extraordinaire « reportage » qui soit relatif à l’origine de la presse, du journalisme et de ce qu’on appelle aujourd’hui les médias, combinant le roman d’apprentissage et l’implacable aperçu de la corruption progressive d’un jeune homme de grand talent et de faible caractère, le tableau de tout un milieu où interfèrent l'Art et l'Argent, la Littérature et le Commerce, le Théâtre et la Politique, et la fusion "poétique" de l'observation sociale et de l'analyse morale, délectable descente aux enfers de l'agréable et du cynisme sous le regard mélancolique de ceux qui refusent la compromission, etc. (Ce mardi 10 août 2021)
À REBOURS. – L’âge où nous nous raconterions en remontant le fil du temps, du jour écoulé aux semaines et aux mois, et sans cesser d’avancer en revivant sans ressasser, en quête non tant de vérité que de sérénité…
Tel jour par exemple: Lady L. m’a dit tout à l’heure que le souffle recommençait de lui manquer, et cela ne m’a guère étonné après tout ce qu’elle a trafiqué du matin au soir pendant que j’étais à Lausanne pour mes dents, le matin la lessive et le chien jusqu’au casino et retour sans son rollator, ensuite sûrement nos comptes et ses affaires diverses et d’autres rangements, son repas puisque je n’y étais pas et ensuite le repassage pendant que l’aide de ménage s’activait autour d’elle, et tout ça sans trop peiner comme ces derniers jours déclarés «de repos» entre les séquences de chimio reprenant vendredi ; donc sa remarque ne m’a pas trop inquiété les circonstances étant ce qu’elles sont, mais on en revenait à cette espèce de limite qui lui est désormais imposée depuis son opération, et ça ira comme ça ces prochains temps, me dis-je, comme je me le suis dit à moi-même toute la journée en vacillant pas mal du fait de mes troubles cardiaques et neurologiquess et des faiblesses musculaires qui me font craindre l’éventuelle obstruction de mes stents évoquée par l’angiologue Noyau, ce soir sur le quai aux Fleurs avant qu’elle ne me parle de son souffle, sortant à mon tour avec le chien, et dans les couloirs du train durant mon deuxième aller-retour de la journée après le premier trajet matinal en voiture (le deuxième rendez-vous fixé pour récupérer mes dents rechargées), et avant le retour dans les rues de Lausanne, comme en fin de matinée à la bibliothèque universitaire où j’ai fait un saut après le premier rendez-vous et me suis donc trouvé sans dents d’en bas (l’appareil d’en haut à sa place mais celui d’en bas retiré et ne me restant qu’une seule dent heureusement cachée par le masque), et le choc au passage à la bibliothèque vers midi, le coup de blues en voyant tous ces étudiants appliqués, pas un de plus de trente ans, tous beaux et sans un regard pour ce vieil oiseau déplumé qui se rappelait tant d’heures heureuses en ces lieux, la rage et la joie mêlées, la même joie que trois heures plus tard quand j’ai vu, dans la librairie où je m’étais promis d’aller pêcher les coffrets de La Recherche qui me manquent, hélas manquants là aussi, je suis tombé sur Nuit de foi et de vertu, le recueil de poèmes de Louise Glück que Gallimard a sorti en version bilingue et que j’ai commencé de lire sur une terrasse puis dans le train du retour, immédiatement séduit par le ton de cette voix et par les résonances de son chant – et là je m’aperçois que je n’ai pas parlé de l’« épisode grec » de mon premier rendez-vous de ce matin, quand le bel assistant - genre Levantin à voix douce et zyeux perses - de la dentiste (la jolie dentiste, devrais-je préciser, que j’appelle « jeune fille » et qui m’appelle «jeune homme» en me demandant ce que je suis en train d’écrire) m’a évoqué les trois semaines de vacances qu’il vient de passer en Grèce, le salopiau, avant de me proposer de me rincer la bouche…
D’AUTRES RÉSURGENCES. - Dans la foulée de cette esquisse de récit mal fichu d’une journée à l’envers, j’entend encore ma bonne amie me dire, l’autre matin, que sa maladie lui ramène tout un monde de souvenirs enfouis qu’elle n’a jamais été du genre à ressasser, n’étant pas de mon espèce introspective passablement obsessionnelle, et voici donc que, confrontés tous deux à un temps plus compté que naguère - ne serait-ce qu’au début de cette année pour ce qui la concerne -, après le rude avertissement de ma crise cardiaque, nous en arrivons à aborder des thèmes, des souvenirs partagés ou non, des considérations sur la vie et les gens qui se chargent d’une nouvelle densité, toutes choses qui seront à détailler plus précisément…
POÉSIE. – En commençant cet après-midi de lire le recueil de Louise Glück sur la terrasse du café de Grancy, gardant mon masque avant la récupération de mes dents, j’ai été immédiatement touché, et même ébranlé, par ces vers rythmés plus que rimés, modulant une mélodie intérieure qui m’a rappelé, en tout différent, les strophes d’un Lubicz-Milsoz ou le Pavese le plus intime et le plus « universel » à la fois, avec un mélange d’extrême sensibilité et de force expressive jamais porté à l’excès ou à l’effet; et ensuite, me rappelant le vieil Alfred Berchtold qui lisait des poèmes à sa chère et tendre en fin de vie, je me suis dit, comme rarement, que j’aurais envie à mon tour de lire ces pages à Lady L. sans penser pour autant, cela va sans dire, que nous sommes peut-être « en fin de vie », non mais des fois…
DÉCADENCE OU MYOPIE ? - Notre ami Claude Frochaux, et nombre d’esprits forts de sa génération et de la nôtre qui la suit, ont-ils raison de conclure au déclin voire à la décadence irrémédiable (c’est la conclusion de L’Homme seul) de la culture occidentale d’après les années 60-70 du XXe siècle, comme si plus rien ne s’y faisait de bien, notamment en littérature, après la disparition des grandes volées de Proust et Céline, ou de Ramuz et Bernanos, et jusqu’à Marguerite Yourcenar ou Michel Tournier, entre tant d’autres pour s’en tenir à la langue française ?
Pour ma part, j’ai fait valoir maintes fois, à mes amis français dubitatifs, le contraste saisissant qu’il y a entre les sommaires de la NRF des années 20 à 50 et ce qu’il en restait dans les années 70 à 80, pour ne prendre que cet exemple, mais encore ?
Comparer Céline et Houellebecq fait évidemment sourire jaune, et Frochaux me dira qu’un Thomas Bernhard ou un Philip Roth sont nés avant 1968, qui semble à ses yeux la date butoir à fonction de guillotine, mais peu importe : je me refuse à croire que la «fête» soit finie, comme il le prétend, même si les eaux basses actuelles peuvent en donner l’impression.
Or, à l’affirmation passée de la mort du roman, dès les années 60-70, Soljenitsyne répondait que tant que l’homme vivrait le roman survivrait, et telle reste aussi ma conviction même si la forme du roman éclate ou se modifie à l’image du monde actuel, et je pense, sans m’arrêter à leur date de naissance, aux Américains Bret Easton Ellis et Dave Eggers, Jonathan Franzen ou David Foster Wallace, Zadie Smith et Judith Hermann en Allemagne, Ian Mc Ewan ou Martin Amis en Angleterre, ou Christoph Ransmayr en Autriche, sans oublier Michel Houellebecq, et je me dis que les fossoyeurs sont peut-être atteints de myopie - enfin qui lira verra...
COUP D’ARRÊT. – Plus s’enrichissent et se nuancent mes observations relatives à la pandémie en cours, plus je suis tenté de voir, sans le moindre cynisme, l’aspect fondamentalement positif de cette maladie mondiale dont les conséquences économiques apparentes seront probablement bien pires que ce qu’on imagine pour le moment – sauf pour les pontes de la Big Pharma et consorts-, mais qui suscitera peut-être des réactions et des réformes plus décisives à long terme, recentrées par rapport à de nouveaux équilibres moins nocifs pour les individus que le monstrueux système actuel fondé sur la compétition et le profit.
La jactance écervelée des réseaux sociaux, autant que l’affolement entretenu des médias toujours soumis à la même logique du juteux spectacle de l’infortune, ne devraient pas nous tromper sur la perception des braves gens lestée de plus de bon sens, de prudence mais aussi de confiance et d’optimisme naturel.