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En ces temps incertains

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(Le Temps accordé, lectures du monde 2021)
 
LE BON GÉNIE. - Je suis très attaché, depuis mon adolescence de petit révolté lecteur d’Albert Camus et du Canard enchaîné, dès l’âge de 14 ans, dont je me régalais chaque semaine des chroniques de Morvan Lebesque et de Jérôme Gauthier, anars pacifistes selon mon cœur, à la notion de bon génie de la Cité, que j’ai retrouvée chez le Martin du Gard des Thibault et dans Les Hommes de bonne volonté de Jules Romains – que personne ne lit plus alors que John Dos Passos le situait plus haut qu’un Sartre à la même époque -, et qui m’est plus chère encore aujourd’hui, au dam des cyniques et des nihilistes à la parisienne que je vomis chaque jour un peu plus tant ils sacrifient le cœur à l’aigre cervelet, la dure et chatoyante réalité à leur noirceur d’encre de seiches stériles.
 
LES NOUVEAUX RÉVISIONNISTES.- Le procès récent qu’on a fait à Paul Gauguin, aux States et ailleurs, relatif à son penchant pour les très jeunes filles, et l’exigence de certains pontes des milieux médiatiques ou muséaux de le retirer des cimaises publiques, me semble aussi grotesque et vain, et bien inquiétant par son extension vertueuse tous azimuts qui voit par exemple, à Genève, l’opprobre jeté sur un Louis Agassiz, biologiste et glaciologue opposé au darwinisme, le général alémanique Johann Suter chanté par Cendrars (chez lequel on a trouvé, horreur, une ou deux phrases frottées d’antisémitisme) et dont la statue a été déboulonnée en Californie, alors qu’on débaptise pieusement telle place ou telle rue pour honorer telle ou telle personnalité moins « suspecte » de nos jours, dont on découvrira peut-être plus tard qu’elle avait de certains penchants louches ou de certaines idées « nauséabondes ».
Or tout cela pue la fausse vertu et une nouvelle hypocrisie, prête à sacrifier des œuvres de qualité sous prétexte que leurs créateurs avaient des défauts.
Voltaire n’a-t-il pas trempé dans le commerce des esclaves ? C’est possible, mais il nous laisse Candide et le Dictionnaire philosophique. Léonard de Vinci a-t-il «détourné» le petit Salaï, entré dans son atelier à dix ans et probablement son mignon, en tout cas un vrai petit voyou talentueux qui a caussé bien des souscis au Maestro en prenant de l’âge, ainsi que nous l’apprend la magistrale biographie de Walter Issacson, lequel a pourtant le tort de parler de Leonardo comme d’un « gay ».
De fait, et une fois de plus, comment rapporter des mœurs du Cinquecento à nos critères, et comment ne pas moduler nos jugements en fonction des us et coutumes de telle ou telle culture ou civilisation ?
Ou alors tout serait aplati, moral et convenable, absolument épuré comme un Ancien testament dont les chapitres génocidaires (l’appel de l’Éternel à l’épuration ethnique de certaines tribus) seraient caviardés pour ne pas choquer les collégiennes et collégiens californiens ?
 
LE MONSTRE EST LÀ.– La muflerie éhontée d’un Donald Trump, dont le mot d’ordre (Think big and kick ass) exprime le tréfonds brutal de sa pensée de prédateur mafieux sans scrupules, est un révélateur au même titre que la maladie de civilisation en cours.
Alexandre Zinoviev me disait que l’avantage de la monstruosité du communisme soviétique tenait à sa visibilité, alors que le Léviathan occidental était plus diffus et moins tangible, mais avec l’actuel Ubu de la Maison-Blanche apparaît mieux la monstruosité du néo-libéralisme ravageur, comme la pandémie contribue à rendre plus visibles les aberrations de nos sociétés fondées sur la concurrence guerrière, l’enfumage idéologique binaire ou l’écrasement des braves gens, etc.
 
CHERCHEURS ET « TROUVÈRES ». - En lisant les 500 pages des 21 Leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari, après les 1000 pages de Sapiens et de Homo deus, je me dis que ce très brillant historien, vulgarisateur d’une parfaite clarté en dépit de sa considérable érudition, n’accorde pas assez d’attention à ceux que j’appellerais les « trouvères » du génie humain, tout concentré qu’il reste sur le travail des chercheurs de toute espèce en sciences « dures » ou en sciences humaines.
Réduire les grands récits du XXe siècle aux entités idéologiques du fascisme, du communisme et du libéralisme clarifie évidemment la donne, mais sans quitter les seuls domaines de l’idéologie et de l’approche socio-économique du monde ; or la substance des multiples récits des multiples cultures humaines , le tissu interstitiel de ce grand corps à la fois divers et tenu ensemble de notre espèce singulière m’insatisfait par manque de détails.
Cependant je me garderai de dénigrer Yuval dont la lecture du monde a le grand mérite de ce qu’on pourrait dire la mise à plat du savoir général en attente d’inventaire des détails particuliers, lesquels requièrent un regain d’attention généreuse.
N’empêche et une fois encore : un récit sans considération des apports de la littérature et des arts de la même époque me semble décidément insuffisant.
 
À La Désirade, ce 1er juillet.- La période en cours voit proliférer Les théories complotistes de toutes espèces, évidemment liées à l’échappatoire que constitue la désignation du bouc émissaire, dont René Girard a tout dit et pas seulement dans son essai éponyme, dans Achever Clausewitz avec tous les détails historico-politiques qui s’imposent, autant que dans ses analyses anthropologico-littéraires de Mensonge romantique et vérité romanesque et dans La conversion de l’art.
René Girard , comme Peter Sloterdijk, apporte les nuances essentielles d’une lecture du grand récit humain du dépassement de la souffrance et des turpitudes de l’espèce scandé par la poésie et les expressions multiples de l’art ou de l’imagination, et je ne cracherai pas sur la culture actuelle de masse parfois traversée par les fulgurances intelligentes de l’observation. Faire feu de tout bois même pourri-mouillé me semble justifié, s’il réchauffe et éclaire, autant que disserter doctement dans le froid des laboratoires de la recherche…
 
QUESTIONS D’ÂGE. - Je regardais tout à l’heure mes mains de «vieux », qui me semblent à vrai dire moins marquées que les mains de vieux de nos aïeux, dont la vieillesse était à vrai dire plus vieille, si j’ose dire, que la nôtre.
Curieusement, la notion de génération, qui paraît tellement importante à nos contemporains, m’est absolument étrangère, me rappelant ma sagesse de « vieux » à 18 ans et ma folle «jeunesse» cinquante ans plus tard avant de passer par 155 séances d’accélérateur linéaire et même après, le crabe repoussé sous roche avec l’anguille de la mort.
Les distinctions entre X, Y et Z me semblent des fabrications publicitaires jouant sur la peur de vieillir, renvoyant au provincialisme dans le temps dont parlait T.S. Eliot à propos des nouvelles tribus amnésiques ou des vioques flattant les « djeunes ».
Tout cela produit d’époque, donc insignifiant à long terme. Ceci dit je pense à mes aïeux avec tendresse en me rappelant leur humble retrait sans beaucoup de mots pour le dire et sans télé pour en faire un drame, sans conseils de psychologues spécialisés et de sociologues les réduisant à statistique.
Solitude du vieil Émile descendant tous les jours à son jardin, solitude du vieil Heinrich écoutant tous les soirs les nouvelles de Paris ou de Moscou débités sur un ton funèbre par le speaker de l’Agence Télégraphique Suisse, et nos aïeules n’en pensant pas moins mais ouvertes à l’accueil ou pensives dans leur coin, Louise penchée sur sa machine à coudre Singer à invoquer L’Ecclésiaste ou Agatha tricotant pour les missions - toutes deux si bonnes avec nous qui ne pensions jamais à leur âge.
À la Désirade, ce dimanche 12 juillet. – Beauté de la mère et de l’enfant. Simple joie devant cette douce présence. Les voir au jeu, dans la caisse à sable, la mère et les deux bambins, résume à mes yeux ce qu’on appelle « la vie » quand on dit «c’est la vie», même en parlant des enfants malades ou des enfants arrachés prématurément à «la vie»…
 
CONSEILS À SOI-MÊME. - Tout faire en sorte de couper à toute forme d’aigreur, démon mesquin. L’humeur mauvaise me semble le plus vilain trait de l’époque, à base de ressentiment envieux et de mécontentement vague, de mépris latent et d’inattention fébrile, sans la moindre reconnaissance. Toute rivalité mimétique à éviter, à l’imitation de Bartleby l’Occidental ou même d’Oblomov l’oriental. Je sais comment se faufile le serpent volant, djinn impalpable monté des glandes originelles au cerveau reptilien, mais le savoir ne suffit pas à lui résister sauf à regarder par la fenêtre…
 
Ce jeudi 16 juillet. – La suite de la composition de l’espèce de roman que j’ai intitulé Les Tours d’illusion, avec le chapitre consacré à La question des enfants, m’est venue d’une traite et quasiment en état second de porosité «associative». Or c’est peu dire que la réflexion de MaxDorra sur le thème des associations libres me parle, puisque je la vis bonnement dans la logique obscure indiquée par l’exergue du livre emprunté au journal de Julien Green : « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », étant entendu que ce « n’importe quoi » n’a rien à voir avec une indifférenciation chaotique relevant de l’automatisme, et tout avec le langage premier de «dessous la table ».
 
POUR S’AMUSER. – Quand je dis que je m’amuse en écrivant ou en lisant, je n’enjolive ni n’exagère du tout, ressentant ce jeu comme une vraie discipline, où l’ironie est évidemment de mise, ou plus exactement : l’humour le plus sérieux, la vie étant à mes yeux une farce, et des plus graves.
 
Ce samedi 25 juillet. – Je me dis ces jours que l’enfance en moi me tient lieu d’ange gardien, à la fois sage aux yeux mi-clos et petit sauvage ; et celui-ci me rappelle la réaction de surprise horrifiée de ma grand-mère et de sa fille (la molle tante H. au mari si dur…) un jour que, le répétant je ne sais d’où, vers mes sept ans, j’ai prononcé tout innocemment le mot de volupté pour en demander le sens – toutes deux s’entendant comme larronnes de paroisse pour m’enjoindre de ne pas évoquer « ces cochonneries »
 
DE LA POESIE . - La réflexion sur la nature de la poésie relève -t-elle du débat académique ou, pire, de la délibération idéologique, ou pis encore : du tribunal des spécialistes qu’on appelle, aujourd’hui, sans rire, des poéticiens et des poéticiennes ? Rien de tout cela: ce n’est qu’une affaire d’âmes sensibles et d’amateurs attentifs au sens qui veut que l’amateur soit celui qui aime.
 
Ce vendredi 31 juillet– L’impression que tout, dans le monde actuel, est sens dessus dessous, sous l’effet de la folle situation de pandémie que nous vivons depuis mars dernier, me donne l’idée d’une collection de lettres de refus que tel auteur adresserait aux multiples éditeurs lui proposant de publier son dernier présumé chef-d’œuvre : « Madame, Monsieur, ayant pris connaissance de votre proposition de publier mon incomparable dernier roman, je suis au regret de décliner votre offre au motif que votre ligne éditoriale, autant que votre éthique et les accointances idéologiques de vos collaborateurs et collaboratrices, diffuseurs et libraires affilés, ne correspondent pas vraiment à mes principes écologiques voire animalitaires»…
 
JACTANCE. - Tout le monde aura pu le constater : qu’on aura tout vu, tout entendu, et lu tout et n’importe quoi durant ces mois de crise sanitaire mondiale à répercussions politico-médiatiques; tout a été dit et ce fut partout, à commencer par les médias et les réseaux sociaux, puisque les cafés du commerce étaient frappés d’interdit – partout, et sur tous les tons, la plus phénoménale foire aux opinions et aux expertises et contre-expertises de toute sorte sur fond de confusion générale et de jactance. Mais pour dire quoi tout ça ? Et qui laissera quelles traces dans nos mémoires ? Quel vibrant souvenir en chacune et chacun de nous ? Quelle marque dans notre journal intime réel ou figuré ?
par les glandes : sûrement pas.
PESTE DE L’IDÉOLOGIE. - Temps gris ce matin. Joyeux en dépit des sinistres échos, hier soir, à la décapitation de Samuel Paty, énième victime du fanatisme politico-religieux plus affirmé que jamais dans le monde actuel et particulièrement en France à tolérance à la fois insuffisante et excessive, qui semble visée par cette peste avec une sorte de cruauté particulière. Je dis bien : semble, car je subis l’influence des médias francophones alors qu’il y a des attentats un peu partout et souvient bien plus meurtriers que dans le seul Hexagone.
Au reste, rien n’est sûr aujourd’hui, et la pandémie est là tous les jours pour nous le rappeler: que rien n’est certain en dépit des prétendues vérités assenées tous les jours par les « faiseurs d’opinion » de la gauche et de la droite, comme je le vérifie en voyant défiler les arguties de Mediapart ou du site libéral Contrepoints, deux faces de la même médaille idéologique binaire.
Cette chère andouille de Roland Jaccard se demandait l’autre jour, sur Facebook, quelle différence il peut bien y avoir entre islam et islamisme radical; et c’est reparti me disais-je, comme si tout musulman était porté à décapiter un prof de lycée, comme si le christianisme était réductible aux bûchers de l’Inquisition ou du Ku-Klux-Klan, comme si ce genre d’assertions ne relevait pas, précisément, d’un terrorisme idéologique relançant la haine et la vengeance.
Pour ma part je ferai, de l’opposition radicale à toute forme d’idéologie - à mes yeux la déchéance honteuse de l’esprit humain -, le cheval de bataille de mes écrits de vieille peau juvénile, jusqu’à l’envolée finale en gracieuse fumée ou en cendres au jardin.
Honte à l’idéologie faisant du Coran ou de la Bible des armes de guerre, honte à l’idéologie libérale masquant tous les trafics, honte à l’idéologie prétendue progressiste et qui n’est qu’un autre voile jeté sur le ressentiment et la volonté de puissance, etc. (Ce dimanche 18 octobre).
 
Peinture: Robert Indermaur.

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