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Livre - Page 21

  • La marche au désert

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    (Mélopée à l’Absente)
     
    Comme un enfant perdu
    dans le silence qu’il y a,
    tu n’oses faire un pas
    sous le ciel sans issue...
     
    Toutes les larmes de ton corps,
    es-tu tenté de dire,
    mais le silence de la mort
    retiendra ton soupir...
     
    Même le vent se tait, ému,
    comme si des grands bois,
    transis et nus,
    allait du tréfonds du silence
    revenir une voix,
    quand il n’y a que de l’absence...
     
    Quand la douleur n’a plus de mots,
    écoute le ciel gris
    dans le silence qu’il y a;
    va donc marcher, petit,
    dans le désert de la présence ...
     
    (Ce 23 décembre 2021)

  • L'âpre beauté de l'être

    À propos d’une toile de Czapski défiant toute copie…
    C’est une vieille peau toute moche sur un banc jaune, attendant le métro à la station Auteuil sous son vilain chapeau, à côté d’une publicité exaltant la FEMME FORTE en lettres rouges sur fond noir.
    C’est là : c’est ce qu’on voit. Cela pèse des tonnes, comme la vie. C’est moche et pourtant il se dégage, de cette vision de Joseph Czapski précisément intitulé Femme forte (variante d’une autre toile exécutée vers 1965), une beauté que je dirai un peu pompeusement ontologique, s’agissant d’une beauté qui pèse de tout son être.
    Variante reproduite dans l'ouvrage de Joana Pollikovna, datée vers 1965.
     
    Or m’efforçant de copier à la gouache, dans mes carnets, cette toile qu’un œil superficiel ou prétentieusement connaisseur jugera simplement moche ou mal peinte, je découvre la difficulté de m’en tenir à cette simplicité quasi brute, pour ne pas dire brutale en sa mocheté.
    Mocheté de cette vieillarde à moche galure et gros pif envahissant, à mains comme des pattes et moche pébroque que seul Czapski, du regard et d’une main aussi lourde que celui-ci, transfigure pour ainsi dire sans misérabilisme anecdotique pour autant.
    Or peut-on relier ce tableau à quelque esthétique de la laideur que ce soit ? Je ne le crois pas. Czapski n’exalte pas la laideur de sa faible femme seule au chapeau cabossé : il la représente telle qu’elle est, ou plus précisément telle qu’il la voit et sans trace du maniérisme morbide des esthètes de la laideur.
    Pour ma part, j’ai vainement essayé de rendre la mocheté de cette pauvre vioque, mais pas moyen. Ma vieillarde a l’air d’une institutrice à la retraite, de la veuve d’un employé quelconque ou d’une officière de l’Armée du salut, mais sa présence n’a rien de la formidable force qui se dégage du personnage de Czapski, retournant bonnement la dérisoire formule publicitaire d’à côté par la simple affirmation de son être…
     
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  • Danser avec La Fée Valse

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    À propos de La Fée Valse 
     
    par Jean-François Duval
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    On ouvre le livre, on lit quelques pages, et tout de suite naît cette impression qu’à chacune d’elles les mots sont essentiellement là pour prendre tout leur bonheur, sous une multiplicité d’éclats. Et tout aussi vite l’on se dit « Mais qu’est-ce que c’est ? De quoi s’agit-il ? A quoi a-t-on affaire ici ? ». D’entrée de jeu (littéralement, car les mot sont bien là pour jouer), on éprouve ce plaisir si particulier d’entrer en déroute.
    Si La Fée Valse est composé de plus d’une centaine de textes, la quasi totalité parvient à se tenir sur une seule page, comme si cette seule et unique page leur suffisait comme place de jeu. Comme si cet espace relativement réduit, à ne pas dépasser (par quelques imaginaires contraintes oulipiennes), justifiait et servait d’autant mieux leur profusion et leur éclatement.
    A quel genre ce livre appartient-il ? Est-ce de la prose poétique ? De petits textes en prose ? Plus intrigant encore : où donc Jean-Louis Kuffer trouve-t-il ses sujets, ses motifs ? – car tous relèvent du jamais vu, le lecteur s’en avise très vite. Oui, où les trouve-t-il, cet écrivain-là ? Impossible à dire justement (sinon adieu la féerie vers laquelle pointe déjà le titre de l’ouvrage) tant la trame elle-même du recueil repose sur l’exigence d’une surprise, toute fraîche et toute neuve en ses mouvements, dans laquelle croquer – chaque fragment possédant sa saveur propre. « Maudite fantaisie ! », s’écrient d’ailleurs certains (dans le morceau intitulé Petit Nobel). La fantaisie ? « L’ennemi à abattre », poursuivent-ils. Tant pis pour ces mauvais esprits, bataille perdue : ce n’est certes pas dans La Fée Valse que pareil assassinat se laissera commettre. Ici la fantaisie n’est pas à renverser, elle est reine.
    Bref, voilà un livre selon mon goût. Car aujourd’hui – et c’est l’un de mes désespoirs –, la situation de la littérature est telle que j’aime que l’on ne puisse rattacher une œuvre à aucun genre bien défini. Je suis contre les genres (même si je lis parfois des romans par un banal souci de distraction comme je regarderais une série télévisée, ce qui n’a rien à voir avec la littérature). S’écarter des genres établis, ne serait-ce pas encore la meilleure façon de ne pas reproduire les schèmes et formes convenues du passé, que perpétue le 90% des livres empilés sur les tables de libraires ? Mieux ! On fait d’une pierre deux coups : non seulement on s’écarte des chemins rebattus, mais le moyen est aussi idéal pour laisser libre cours à l’esprit d’invention. Voilà donc ce qu’on peut d’emblée poser à propos de La Fée valse : ce livre est de ceux qui appartiennent à une essence différente, comme disent les botanistes.
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    « Qu’est-ce que c’est ? » Essayons tout de même d’aller un peu plus loin dans cette question. Jean-Louis Kuffer (ou son narrateur) nous en fait l’aveu page 90 : « Quand j’étais môme, je voyais le monde comme ça : j’avais cassé le vitrail de la chapelle avec ma fronde et j’ai ramassé et recollé les morceaux comme ça, tout à fait comme ça, j’te dis, et c’est comme ça, depuis ce temps-là, que je le vois, le monde. » Qu’importe évidemment si la péripétie est véridique ou non. Ce qu’il vaut en revanche de noter, c’est ceci : tout l’art de Kuffer, en tant qu’écrivain, relève exactement du même genre d’entreprise.
    Ce vitrail cassé d’un coup de fronde et dont on recolle les morceaux, c’est exactement le même vitrail qu’ambitionne d’être La Fée Valse (en quoi le livre est bien à sa place dans la nouvelle et très belle collection « métaphores » créée aux éditions de L’Aire). Le livre de Kuffer est ainsi fait de morceaux, et l’on peut dire à son propos ce que dit l’un des textes à propos des tableaux de Munch : « Les couleurs ne sont jamais attendues et classables, chaque cri retentit avec la sienne …»
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    Voilà. La Fée Valse tient du vitrail brisé et recomposé. C’est un ensemble de morceaux. Et qui dit ensemble dit aussi exigence d’harmonie. Une exigence qui, notons-le au passage, nous vient du fond des âges et des traditions. Dans le judaisme par exemple, la kabbale n’a pas d’autre fonction : à dessein, Dieu a brisé sa création comme il l’aurait fait d’un vase, et c’est à l’homme de recoller les morceaux, de recréer le monde. C’est aussi le travail de l’artiste véritable. Ecrivain, sculpteur, compositeur, peintre… Rien d’un hasard si La Fée Valse fait parfois référence à quelques-uns des peintres préférés de l’auteur (Kuffer ne pratique-t-il pas l’art de l’aquarelle, du moins si j’ai bien compris ?). Surviennent donc ici et là les noms de Munch, Soutter, Valloton, Rouault, Van Gogh, Soutine…
    Ce qui confirme notre sentiment : La Fée Valse est bien une histoire d’œil, un recueil composé de regards éclatés – mais pas seulement éclatés, répétons-le, puisque leur fonction est de recomposer le réel autrement, d’une façon d’autant plus lumineuse (la lumière du vitrail) qu’elle est poïétique.
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    On ne recompose pas non plus un vitrail sans que cela tienne de la quête. Et la quête, d’ordre fantasmagorique, est bien présente dans ce livre : ce peut être par exemple celle de la bague d’or de notre enfance, à propos de laquelle le narrateur (l’un des narrateurs car il faut y insister, La Fée Valse tient dans un bouquet de voix) déclare : « Je n’ai pas fini de lui courir après… », avec cette conséquence qui laisse toute sa place aux jeux de l’amour et du hasard : «… au jeu de la bague d’or, déjà, ce n’était jamais celle que je voulais à laquelle il fallait que je me prenne un baiser-vous-l’aurez. » Ce livre se donne comme une poursuite. Et une poursuite joueuse, le jeu avec la langue n’étant pas l’un des moindres plaisirs qui soit ici délivré au lecteur.
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    S’il fallait trouver un dénominateur commun à ces morceaux, on dira que le principal est précisément celui-ci : le jeu avec la langue, charnelle, vivante, orale, riche de tours et d’expressions, enracinée aussi dans son propre passé, langue française vieille d’un millénaire, et pourtant toujours à se chercher, à se réinventer au travers de quelque trouvaille (Kuffer est très à l’écoute de la langue qui se parle aujourd’hui). On peut gager que l’ouvrage se prête très bien à la lecture en public.
    Car c’est un bouquet de voix, il faut y insister : La Fée Valse ne se contente pas de mettre en scène un seul narrateur. Non ! Multiples sont les voix qui se font ici entendre : les narrateurs sont plusieurs, tantôt masculins, tantôt féminins, tantôt singuliers, tantôt pluriels. Ce peut être « Je » mais ce peut aussi être « On », « Il », « Vous », « Nous » ou « Moi ». Qui parle ? (L’oralité tient une grande place dans ce livre). Eh bien, c’est la langue elle-même, dans sa diversité.
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    Une langue qui jamais ne se laisse prendre au piège d’une fermeture sur soi qui la figerait, mais qui se veut toujours en mouvement, autant qu’il est possible, à force d’explorations et d’inventivité. Ce qu’on sent là, c’est un goût de la faire fuser en expressions diverses, en tours de phrases surprenants… Reprenons la métaphore : c’est comme si l’écrivain s’amusait, page après page, à composer un bouquet à partir de fleurs choisies (les mots) dont tirer des assemblages neufs, originaux, frais, déconcertants.
    On ne s’étonnera donc pas, comme il est normal devant un bouquet, que le plaisir soit non seulement verbal, musical, mais aussi visuel. Si bien que l’on va de page en page un peu comme on avancerait dans une riche galerie d’art, s’arrêtant et s’attardant devant chaque tableau pour le laisser infuser et pénétrer pleinement en soi. Que les amateurs de lectures rapides passent leur chemin !
    Pour en revenir un instant à la question du genre : a-t-on jamais vu de la satire sociale dans la prose poétique (moi jamais, mais je ne sais pas tout) ? J’y vois une preuve de plus que La Fée Valse s’écarte de ce genre-là, car de la satire sociale, il y a en bien, ici ! Ainsi lorsque, en ironiques Majuscules, il est question d’un tout jeune nouveau comptable du Service Contentieux de l’Entreprise. Ou de la personne préposée aux Ressources Humaines (curieuse expression qu’on n’entendait jamais dans les années 60).
    Le livre de Kuffer ne manque pas de moquer ainsi, par un effet de contraste, toute la distance qui sépare le monde de l’art de celui dont une certaine novlangue nous fait vainement miroiter les facettes, en dépit de son grand Vide. Passons.
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    Il y a un dernier point : La Fée Valse se garde d’être explicite (où serait le mystère ? quel espace serait encore réservé à la fantaisie ?). Non, ces morceaux de féerie précisément ne visent pas à épuiser ce que la langue peut dire : en tout, le livre préserve la part de l’imaginaire, et finalement de l’incompréhensible. L’auteur sait très bien cela : pas plus que le fameux « Traité uniquement réservés aux fous » du Loup des steppes de Hermann Hesse ne s’adresse à tous (Hesse a soin de nous en prévenir), La Fée valse ne se laisse saisir par ce qu’il est convenu d’appeler le « lectorat », sorte d’entité vague composées d’amateurs de lectures faciles, digestibles à souhait, fourguées comme des plats prépréparés pour le plus grand nombre possible. Non, La Fée Valse, on l’aura compris, est à placer au rayon des livres rares.
    J.-F.D.
     
    Jean-Louis Kuffer, La Fée Valse, éd. de L’Aire. Troisième titre paru dans la nouvelle collection « Métaphores ». (Le livre y est un bel objet, idéal en soi, s’offrant comme un cadeau à faire aux autres ou à soi-même).

  • Une visite à Timothy Findley

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    Avec l'auteur de Pilgrim à Cotignac...

    Il est beaucoup d’écrivains qu’on aime lire sans éprouver, pour autant, le désir de les rencontrer. Maintes rencontres sont d’ailleurs décevantes à cet égard, qui se bornent à un entretien formel d’une heure ou deux visant, essentiellement, à la publicité d’une récente publication.

    Et puis il y a , dans la vie d’un lecteur de métier, des élans plus ou moins explicables qui font qu’une rencontre paraît s’imposer. Peut-être la trajectoire humaine de l’écrivain, sa pâte vivante, sa présence sont-elles déterminantes ? Et de fait, tel est le sentiment qui m’ a poussé à faire la route de Cotignac, dans l’arrière-pays varois, pour rencontrer Timothy Findley en ses quartiers de scribe retiré, qu’il alterne avec ses séjours plus urbains au Canada.

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    Bien plus que tant de fausses valeurs actuelles, quatre livres de Timothy Findley m’avaient assuré de sa profonde compréhension de l’être humain et de sa vision pénétrante du monde et de la littérature. Par ailleurs, la trajectoire de «Tiff», abréviation de Timothy Irving Frederick Findley, dégageait une aura légendaire.
    Or, dès mon arrivée dans le petit bourg de pierre ocre accroché à la pente, avec une heure de retard qui me fit trouver, sur la porte du mas au volets bleus, une lettre manuscrite me renvoyant à la Table de La Fontaine où l’écrivain m’attendait, amicalement soucieux, aux côtés de son compagnon Bill Whitehead - dès ce moment il me sembla replonger dans cette atmosphère comme enchantée dans laquelle vivent les vrais artistes, qui se foutent des retards mais craignent terriblement les accidents de la route et autre aléas de l’existence.

    De ceux-ci, ainsi qu’il me l’a raconté, Timothy Findley a une expérience plus aiguë que maints hommes de lettres empantouflés. Cloué au lit de longues années par une mononucléose, tôt conscient de sa différence d’artiste et d’individu hypersensitif, marqué à vie par un entourage familial où l’alcool et la folie amenuisaient les frontières entre réalité et délire, comme on le ressent fort dans ses romans, Tiff a rêvé d’abord d’une carrière de danseur, à laquelle il a dû renoncer pour une anomalie discale. Le théâtre, puis le cinéma, furent alors la première échappée de ce grand imaginatif.
    «J’aurais pu faire une belle carrière. Jamais je n’aurais été une star, mais je faisais d’assez présentables mauvais garçons...» Comédien classique, il participa au fameux Stratford Shakespearian Festival avant de suivre, en Angleterre, Alec Guinness, et de travailler avec John Gielguld et Peter Brook. Souvenir piquant: un jour, aux Etats-Unis, il céda sa place, dans une adaptation de L’Immoraliste de Gide, à un jeune acteur qui n’était autre que James Dean...

    C’est en jouant, avec Ruth Gordon, dans le Matchmaker du grand Thornton Wilder, que Tiff se vit encouragé à écrire. «J’avais engagé une discussion vive avec Ruth, qui m’incita à lui écrire une longue lettre de réponse. Quand elle en eut pris connaissance, elle me lança: mais mon Tiffy, il faut arrêter le théâtre, c’est pour l’écriture que tu es fait !»

    Dans la foulée, après qu’il eut composé une première pièce et l’eut soumise à Thornton Wilder, celui-ci lui administra une leçon d’humilité cruelle et salutaire à la fois: «J’étais tremblant, comprenez-vous, et tout de suite, Thornton m’a dit: c’est affreux, Tiff, tu écris là-haut, perché sur les hauteurs, et tes mots ne nous atteignent pas. Il te faut redescendre jusqu’à nous pour nous raconter tout ça !»
    A table, savourant la cuisine du lieu, faire la connaissance de Timothy Findley consiste aussi à écouter son ami Bill. Ancien acteur et producteur de théâtre, William Whitehead est aujourd’hui ce qu’on pourrait dire le manager du gang bicéphale, assurant l’intendance, l’administration de la «firme» et, à la source, la dactylographie des manuscrits fluviaux de Timothy Findley. Chaque lendemain d’écriture de Tiff, Bill lit ainsi, avec son redoutable talent d’acteur, ce qui a été écrit par son ami. Ensuite de quoi s’accomplit tout un travail d’élaboration et de corrections relevant de l’artisanat.
    «La lecture de Bill, explique Timothy Findley, m’est extrêmement précieuse pour distinguer ce qui sonne juste et ce qui ne va pas. Cela étant, je sais parfois que j’ai raison malgré ses objections, et je n’en démords pas!»
    Sous leurs dehors bons enfants, les deux compères sont de redoutables professionnels. Leur vie commune s’est amorcée au début des années 60, dans une petite maison de la banlieue de Toronto. Bill y écrivait des documentaires de vulgarisation pour la radio et la télévision, tandis que Tiffy rédigeait des publicités.
    De toute évidence, l’art du comédien (il faut entendre le romancier moduler une voix ou mimer un personnage!), l’expérience des divers milieux qu’il a fréquentés, de Hollywood à Londres, et des multiples travaux alimentaires qu’il a accomplis, a aidé Tiff a tremper son art de médium.

    Or ce qui saisit, à la lecture de ses romans, c’est que cet artisan rompu aux ficelles des techniques narratives contemporaines est, avant tout, un romancier des profondeurs du cœur humain, non pas un faiseur habile mais un formidable écrivain.

    Cette visite remonte à mai 2001
    Timoth Findley est mort en avril 2002


    Lire Timothy Findley
    Le nom de Timothy Findley est encore trop peu connu du lecteur francophone en dépit de son succès croissant, notament avec le fascinant Pilgrim, paru en novembre 2000 à l’enseigne du Serpent à Plumes, où ont paru les autres livres cités ici. L’oeuvre multiforme du Canadien, largement reconnue dans l’aire anglo-saxonne et traduite en 15 langues, est pourtant l’une des plus intéressantes qui soient aujourd’hui. Pour qui ne connaît rien de Timothy Findley, la découverte de ses romans peut constituer un superbe programe de lecture. Le plus ample et le plus accessible est sans doute Pilgrim, qui nous ménage une mémorable traversée du temps, avec la rencontre de Léonard de Vinci, de Rodin ou de Carl Gustav Jung, que l’immortel protagoniste (le pauvre n’arrive pas à se suicider) rencontre tour à tour. Pour ma part, je lui préfère le très noir Chasseur de têtes, «remake» urbain et américain d’Au coeur des ténèbres de Conrad et saisissant aperçu du mal dans la société contemporaine. Autres merveilles: La Fille de l’homme au piano (Folio, 3522), qui vient d’être réédité en poche, et Le dernier des fous, premier roman de Findley contenant déjà toute sa substance dramatique. Egalement traduits, restent Nos adieux, plus autobiographique, et Guerres, peinture sombre de la Grande Guerre qui a valu sa première notoriété à l’écrivain. Enfin, la lecture d’ Inside memory - pages from a writer’s worbook (Harper Collins, 1990) est également à recommander.

  • Présence de René Girard

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    René Girard est mort le 4 novembre 2015 à Stanford, à l'âge de 91 ans. Mais ses livres rayonnent plus que jamais, malgré le déni d'une certaine intelligentsia française.

     

    Entretien avec René Girard, en 2007.

     

    Dans Achever Clausewitz, débat passionnant (avec Benoît Chantre) sur l’alternative de la violence et de la réconciliation, René Girard inscrit sa pensée au cœur du temps présent. Immense "lecteur du monde", René Girard fut d'abord l'auteur de Mensonge romantique et vérité romanesque, mémorable traversée du roman européen de Cervantès à Proust, où il applique sa fameuse théorie mimétique. Par la suite, avec La Violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde et Le bouc émissaire, notamment, le moins "à la mode" des penseurs français a fondé une véritable anthropologie en rupture avec les théories modernes du structuralisme ou de la déconstruction.   

     

    Le sentiment que le monde actuel n’a plus de sens ni d'autres lois que celles du marché, la conscience du danger mortel que l’homme représente désormais pour lui-même et pour la planète, enfin le spectacle quotidien d’une violence aveugle et tournant à vide poussent les uns vers la seule jouissance immédiate et les autres à l’indifférence désenchantée.

    Or à ceux-là et à tous les autres, René Girard, au regard duquel la réalité est peut-être pire qu’ils ne l’imaginent, oppose une espérance intacte. A quoi celle–ci tient-elle ? À la conviction que ce qui nous pousse à la violence peut être dépassé. Comment cela ? C’est ce que nous sommes allé demander à ce franc-tireur farouche de la pensée contemporaine, radieux octogénaire, académicien peu académique et fondateur d’une « théorie mimétique » souvent controversée mais que la science rejoint aujourd’hui.

     

    - Qu’est-ce que le mimétisme ?

    Girard04.jpg- C’est la relation triangulaire qui fait que je désire ce que désire l’autre. J’en ai eu la première intuition lorsque j’ai commencé d’enseigner la littérature française à mes étudiants américains, au lendemain de la guerre. Cela m’est apparu à travers le snobisme des héros de Balzac, Stendhal et Proust, autant que dans la rivalité exacerbée des personnages de Cervantès ou des romans de Dostoïevski. Le sujet archétypal, que la littérature universelle illustre, c’est la rivalité de deux hommes devant une femme. Les hommes désirent la même chose. S’ils sont des rivaux proches, ils vont se battre. La question anthropologique est alors de savoir comment les hommes ont réussi à s’entendre dans ces conditions et à constituer des sociétés. Ma solution passe par l’analyse des crises dans les sociétés archaïques et par la fondation des mythes. Ceux-ci mentent. Ils font un dieu de l’individu sacrifié par une communauté à la suite d’une crise, alors qu’il est, selon moi, un bouc émissaire. Confrontée à une crise majeure, la société archaïque trouve pâture à son ressentiment dans ce personnage qu’on élimine et qui devient un dieu. Le sacrifice rituel, institution majeure des sociétés humaines, évacue ainsi la violence sur l’extérieur.

     

    - Tout commence avec Caïn et Abel…

    - Dans la Bible, le serpent de la Genèse est la première manifestation du mimétisme, mais le meurtre de Caïn marque en effet la naissance de la culture. Et qu’est-ce que le christianisme ? C’est une foule qui se porte contre une victime et qui fait d’elle son bouc émissaire. L’anthropologie moderne dit alors : christianisme et religion archaïque, pas de différence. Ce n’est pas vrai du tout, mais la différence est tellement simple que personne ne la voit : une religion archaïque créé un dieu à la fois coupable et salvateur, parce que coupable. Le christianisme, le premier, affirme l’innocence de la victime. C’est une révolution profonde, la seule qui puisse nous faire sortir du mimétisme par une imitation qui libère l’individu.

    - Et Clausewitz là-dedans ?

    - On m’a toujours reproché de m’intéresser à la littérature, supposée « fantaisiste», non fiable du point de vue scientifique. Je réponds que les écrivains sont les meilleurs observateurs de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, stratège prussien fasciné par son ennemi Napoléon, j’ai découvert la notion de « montée aux extrêmes » qui préfigure ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux sont sur des sièges de coiffeur qu’ils font monter alternativement. Il y a là une image formidable de cette « montée aux extrêmes ». Clausewitz pressent la guerre totale du XXe siècle, les conflits idéologiques et les moyens de destruction massifs, tout en cherchant à se rassurer. Dans sa foulée, alors qu’il pense à la bombe atomique, Raymond Aron interprète la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. L’un et l’autre pèchent par manque de réalisme ! Les guerres du XXe siècle et le terrorisme illustreront la montée aux extrêmes comme, aujourd’hui, la réponse de Bush à Ben Laden, relevant du pur mimétisme,

     

    - Un poète apparaît alors, et une femme de lettres suisse...

    Girard.jpg- Hölderlin d’abord, oui. Lorsque j’ai relu les poèmes de Hölderlin, j’ai découvert que son attitude par rapport au christianisme n’était pas du tout ce qu’on en dit dans la foulée de Heidegger. Avec Hölderlin, il me semble avoir trouvé un merveilleux contrepoint à Hegel et Clausewitz. Nul doute que ce soit un maniaco-dépressif caractérisé, hyper-mimétique. Mais on s’aperçoit, en lisant ses grands poèmes, que le Christ surplombe les dieux grecs. Pour Hölderlin, le Christ est manifestement la source de toute stabilité, par rapport à cette influence, poétiquement très fertile mais chaotique de la Grèce. Quant à Madame de Staël, qu’on juge trop souvent très mal, alors qu’elle a inventé la littérature comparée et décrit, dans De la littérature, des phénomènes mimétiques avec une acuité prodigieuse, elle intervient également au cœur de la relation entre la France et l’Allemagne, qu’il faut repenser pour comprendre la montée aux extrêmes et l’effondrement de l’Europe au XXe siècle, dans une perspective contemporaine de reconstruction européenne, précisément…

    - Comment l’espérance peut-elle cohabiter avec le sentiment apocalyptique ?

    - Je pense que les hommes veulent retrouver le sens. Ils ont conscience qu’ils sont en grand danger. L’Occident s’épuise actuellement dans le conflit contre le terrorisme islamiste, que son arrogance a incontestablement attisé. Mais comprendre l’islam passe aussi par l’analyse du ressentiment qui nourrit l’islamisme radical. Les fondamentalistes chrétiens pensent que Dieu est à l’origine de la violence, et c’est ce qui m’en sépare. Il nous faut reconnaître notre nature mimétique si nous voulons nous en libérer. La repentance de Jean Paul II est un moment inouï à cet égard. Si les hommes ne se réconcilient pas, tout est foutu. L’offre du « royaume de Dieu » n’est pas une option : c’est la réconciliation. Or ce moment de la réconciliation, c’est tous les jours...

    (Cette partie de notre entretien a paru dans le quotidien romand 24 Heures, en 2007. La suite rétablit l'entier de notre conversation)

     

    - Quelles ont été vos lectures d’enfance ? 

    - J’ai beaucoup lu et relu Kipling, mais plus encore Cervantès, dont j’avais découvert le Quichotte dans une édition jeunesse illustrée par Benjamin Rabier. Or que fait Don Quichotte ? Il lit des livres. Le mimétisme joue déjà à plein avec Samson Carrasco, son rival  à la fois invisible et omniprésent. 

    - Comment en êtes-vous arrivé à votre première intuition de la théorie mimétique ? 

    - Je suis historien de formation. J’ai fait l’école des chartes pour retarder mon départ de la maison familiale, en 1941-42. Comme mon père avait remarqué mon aptitude au travail solitaire, il m’a recommandé l’inscription au concours de l’Ecole des chartes, que malheureusement j’ai réussi (rires). A vrai dire je n’avais aucune envie d’être archiviste provincial. Je n’ai pas vraiment le tempérament de l’érudit. L’occasion m’a été donnée de partir aux Etats-Unis où ayant à enseigner le français, j’ai commencé à lire les romans français avec mes étudiants américains. C’est là que m’est venue l’idée de l’imitation du désir, surtout dans le domaine social. Le rapport entre l’arrivisme balzacien, le snobisme stendhalien ou le snobisme proustien est évident. Ma formation d’historien m’a aidé à considérer le phénomène dans sa durée et son développement. Le snobisme évolue avec la société : les rapports entre les hommes changent  entre la société de Balzac et celle de Proust. Proust est orienté vers une société qu’il désire fortement, mais pas d’une façon aussi concrète que les héros balzaciens, qui aspirent à l’argent et à la réussite. Le Narrateur de Proust désire à travers le désir des autres. On le voit avec l’épisode de Sarah Bernhardt, la grande actrice dont il attendait tout, qui le déçoit quand il la voit au théâtre et qui se trouve revalorisée en suite par ce qu’en dit M. de Norpois. C’est du pur mimétisme. Penser le caractère historique des choses, ce n’est pas se rapprocher du matérialisme mais c’est constater que dans le désir de l’individu se manifeste un rêve commun qui appartient à son époque. Le début des années 50 était encore une époque où l’on insistait toujours sur la différence et le caractère incomparable des œuvres. A mon avis c’était une fermeture… 

    - Vous étiez comparatiste d’entrée de jeu…  

    - Il est clair que passer du Paris de l’Occupation à un campus américain a constitué un décentrage important. Je sortais de quatre ans d’Occupation, c’est-à dire d’une vie provinciale et refermée sur elle-même. Le Paris de l’Occupation, pour un étudiant, c’était surtout les bouches de métro. Moi qui ne suis pas marcheur, j’ai très mal connu Paris. En Avignon, j’avais des amis qui s’intéressaient à la littérature, très différemment de moi. Je connaissais René Char, qui représentait la queue de comète du surréalisme. Cela m’était plutôt étranger, car je m’intéressais surtout au roman, au concret, au social. 

    Avez-vous été un jeune romantique ? 

    - Certainement : nous le sommes tous. J’ai été un jeune romantique. René Char représentait une espèce de rêve littéraire. Un rêve à la Bovary. Dans mon enfance, c’était plutôt l’Olympic de Marseille qui cristallisait les rêves des adolescents, et tout à coup je me suis trouvé dans un milieu qui s’intéressait à la littérature, dont René Char était le modèle, qui arrivait avec son uniforme de commandant des FTP et qui connaissait tous les grands artistes de l’époque. Aux Etats-Unis je me suis retrouvé complètement seul, à la fois libéré de ces influences littéraires confronté à une société très différente, favorable à l’observation sociologique. Dès mon premier livre, Mensonge romantique et vérité romanesque, j’ai en effet pratiqué une sorte de sociologie poétique.  

    - A propos de sociologie, vous évoquez vos liens avec Lucien Goldmann, critique marxiste bien éloigné de vous… 

    - Lucien Goldmann a joué un rôle fondamental dans la mise en route de mon œuvre, d’abord en publiant un chapitre de mon premier livre dans sa revue Médiations, puis dans la revue Critique. Je n’ai jamais bien compris pourquoi il s’intéressait tant à mes livres, mais il m’a beaucoup aidé, c’est un fait… 

    - Quel a été votre rapport avec vos pairs ? Girard7.jpg

    - J’ai commencé en Amérique en plein cambrousse, à l’université d’Indiana, puis j’ai continué à John Hopkins. Entre les deux, j’ai passé dans un collège pour jeunes filles bien élevées. C’est ce collège qui a créé l’école d’Avignon. Dès le début, j’ai eu une vie franco-américaine. Au début de ma carrière, je suis resté en France. Entre 40 et 43, j’ai fait une thèse sur l’opinion américaine envers la France entre 40 et 43. Je suis resté très ferré sur l’attitude très hostile de Roosevelt envers De Gaulle, probablement sous l’influence d’émigrés anti-allemands, dont le poète Saint-John Perse, qui traitait de Gaulle de fasciste et a poussé le milieu rooseveltien à cette hostilité. J’ai étudie la presse du New Deal qui accusait Roosevelt de mettre les bâtons dans les roues de De Gaulle, qui m'a rendu très gaulliste...

    - Passons à votre « virage » anthropologique, avec La violence et le sacré… 

    - Quand j’ai découvert le désir mimétique, je me suis posé une question anthropologique : les hommes désirent la même chose. Plus ils sont proches plus ils ont cette tendance. S’ils sont des rivaux proches, ils vont se battre. Le sujet archétypal, que la littérature universelle illustre, c’est la rivalité  de deux hommes devant une femme. La question, anthropologique est alors de savoir comment les hommes ont réussi à faire des sociétés et à s’entendre dans ces conditions.Ma solution passe par l’analyse des crises, omniprésentes dans les sociétés archaïques et dans les mythes, qui commencent toujours par une crise et par le meurtre d’un individu, lequel finit par devenir un dieu, alors qu’il est, selon moi, un bouc émissaire. C’est lui qui cristallise l’hostilité, tout le monde trouve pâture à son ressentiment dans ce personnage qu’on élimine et qui devient un dieu. Le sacrifice rituel, institution majeure des sociétés humaines, évacue la violence sur l’extérieur. Dès qu’il y a de nouveaux conflits, on refait le coup du bouc émissaire de façon inconsciente. Le désir mimétique est responsable non seulement du religieux mais des guerres extérieures et du mauvais rapport entre chaque culture et ce qui est en dehors d’elle, des dissensions internes autant que des conflits externes. Ce qui rend possible la culture humaine est une violence qui décharge. On se rappelle le mot d’Aristote sur le caractère cathartique de la tragédie, qui fonde la culture  par la mort du héros.

    - Comment s’est amorcée votre propre conversion au catholicisme  ? 

    - De façon d’abord intellectuelle, également culturelle et familiale puisque j’ai reçu une éducation chrétienne. Ma mère était une bonne catholique tandis que mon père était plutôt athée. Si ma mère était de droite, je me suis beaucoup éloigné du catholicisme français à la Maurras. L’expérience de la guerre m’a fait réagir violemment contre la Collaboration. Quant à ma conversion, elle s’est ensuite approfondie par le cœur... 

    - Pourquoi vous être tant intéressé à Dostoïevski ? 

    Girard02.jpg- Précisément pour l’impossibilité de croire chez Dostoïevski, qui  est une chose extraordinaire. Je pense qu’il découvre sur les rapports humains les mêmes choses qui me passionnent, sur le désir mimétique et l’impuissance de l’individu. Il y a chez lui, face à la Russie de son époque et ses terribles difficultés, une conscience de l’importance du religieux, mais une impossibilité de croire qui a joué un grand rôle. Contrairement à ce qu’on pense, Dostoïevski n’est pas un écrivain sentimental. Il est rationnel, par rapport notamment à la révolution ou au conservatisme,  avant d’être sentimental. Il y a chez lui quelque chose de déchirant, marqué par le décalage entre raison et sentiment, notamment dans les premiers grands romans. Quand il dit hésiter entre la vérité et le Christ, comme si celui-ci pouvait être jouée contre celle-là, il se montre terriblement de son siècle. Cela a commencé avec Bielinski et les Occidentalistes. Bielinski a vu en lui cet orgueil gigantesque. Dostoïevski est lui-même prodigieusement mimétique, mais Le joueur nous révèle sa dimension rationnelle. 

    - Revenons à Clausewitz… 

    - On m’a toujours reproché de m’intéresser aux écrivains, supposés « fantaisistes » et non fiables du point de vue « scientifique ». Je réponds que les écrivains sont de bien meilleurs observateurs de l’essentiel de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, j’ai découvert ces notions-clé de la « montée aux extrêmes », et cela m’a intéressé tout de suite. Clausewitz pense ne parler que des rapports militaire, conflictuels entre les nations. Mais il les décrit comme des rapports de réciprocité entre individus, qui préfigurent ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux Hitler et Mussolini s'agitent sur leurs sièges de coiffeur.  Pour Clausewitz, les guerres c’est ça. En outre, plus on avance dans l’histoire, plus les moyens de destruction deviennent puissants, et cela aussi il l’a détaillé. Son expérience de la guerre est la guerre napoléonienne, de 1792 à 1815. C’est ce que Raymond Aron a très bien sentilui aussi, qui parle surtout de la bombe atomique. Il interprète notamment la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. Clausewitz dit que c’est une vue de l’esprit, il cherche à se rassurer parce que le concret de la guerre réduit la montée aux extrêmes. Il avait peur. Il a un côté prussien presque comique. Il déteste la guerre en dentelle. Par rapport à Napoléon, il y a chez lui un mélange de haine épouvantable et d’adoration. A certains moment, notamment pour la dernière campagne de France, il s’imagine à la place de Napoléon. Il parle toujours de Bonaparte, qu’il oppose à Frédéric II.  Il ne va pas jusqu’au but de son raisonnement. C’est un homme assez mélancolique. En 1806, Napoléon abat le royaume de Prusse. Clausewitz est l’un des rares à se ranger au côté de Koutouzov dans l’armée russe. Il est mort en 1831 du choléra. Je pense que l’armée prussienne ne lui a jamais pardonné d’avoir raison trop tôt. 

    - D’où vient votre réalisme ? 

    - Il y a chez moi une réaction très forte contre la culture de la déconstruction et la négation du réalisme, notamment sous l’influence de Jacques Derrida, qui était un homme de grand génie philosophique et littéraire, mais un esprit faux si on le prend pour guide. Quoique chartiste et fils de chartiste, j’ai vu par mon père, lors de l’affaire Dreyfus, à propos de l’affaire du bordereau, à quel point une expertise pouvait défendre la recherche de la réalité. L’idée que grâce à la linguistique structurale les mots n’ont aucun rapport au réel mais n’ont de rapport qu’avec d’autres signes me semble fausse . Je n’ai jamais donné là-dedans. Cela étant, c’est bien mon département, aux Etats-Unis, qui a fait venir Derrida, comme nous avons fait venir Lacan. C’était en 1965. Cela a été comme une espèce de traînée de flammes à travers toute l’université américaine. Freud s’est vanté d’avoir démoli l’Amérique en important la psychanalyse. Nous, ce sont les universités américaines que nous avons démolies en invitant Derrida (rires)… 

     

    - Revenons-en à Hölderlin, auquel vous donnez un rôle central dans votre livre…      

    - Lorsque j’ai relu les poèmes de Hölderlin, j’ai découvert que son attitude par rapport au christianisme n’était pas du tout ce que disait Heidegger. Avec Hölderlin, il me semble avoir trouvé un merveilleux contrepoint à Hegel et à Clausewitz. On a fait de Hölderlin un fou, alors qu’il recevait très bien ses hôtes. Il n’y a rien de commun entre sa retraite et la folie de Nietzsche. Je pense que Hölderlin est important sous beaucoup de rapports. Nul doute que ce soit un maniaco-dépressif caractérisé. On le voit notamment dans Hypérion, avec une alternance constante entre extases et dépressions. Il dit à Suzanne Gontard, sa maîtresse, qu’il y a en lui une ambition littéraire inassouvie. A la même époque, il écrit à Goethe et Schiller des lettres adoratrices. Il était entouré de grands poètes et désespérait de sa propre grandeur. Sa carrière poétique est une synthèse de son désarroi personnel qu’i explique lui-même. On s’aperçoit, en lisant ses grands poèmes, que le Christ surplombe les dieux grecs, ce qui n’apparaît absolument pas dans la lecture de Heidegger. Or il n’y a pas un critique contemporain qui l’ait relevé. Pour Hölderlin, le Christ est manifestement la source de toute stabilité, par rapport à cette influence chaotique, poétiquement très fertile mais destructrice de la Grèce. Hélas l’interprétation qui a dominé est celle de Nietzsche, suivi par Heidegger...  

     

    - Et voici qu’après le poète arrive une dame suisse… (rires) 

    - Oui, venons-en à Madame de Staël. Ce qui m’épate, à son propos, c’est que l’on se moque d’elle au lieu de reconnaître qu’elle a inventé la littérature comparée. Elle fut  un vrai reporter littéraire et a dit sur les rapports de la France et de l’Allemagne des choses que personne n’a dites. Curieusement, chez elle, c’est la théorie qui est bonne et non pas les romans. Mais dans De la littérature, elle dit des choses prodigieuses sur le mimétisme. Il y a chez elle un réalisme féminin et un réalisme culturel appliqués à la nécessité du religieux dans la culture. Sans qu’elle soit chrétienne, elle manifeste une compréhension du rôle sociologique de la religion dans De l’Allemagne. Elle est la théoricienne des rapports entre la France et l’Allemagne. Il serait bon de reconnaître ses mérites de théoricienne, très en avance sur son temps...  

     

    - Qu’en est-il de l’apocalypse ? 

    - L’apocalypse est pensée en général à partir de l’Apocalypse de saint Jean. Le sujet est en réalité celui des évangélistes. Les sociétés créaient des systèmes qui naissaient, vivaient et mouraient. Le christianisme marque un renouvellement total. Il prive la société de ses ressources sacrificielles. Donc les hommes vont aller vers toujours plus de violence. Les hommes n’ont plus de catharsis. et ne peuvent donc se réconcilier. L’offre du royaume de Dieu, c’est la réconciliation. L’offre du royaume de Dieu n’est pas une option. Or ce moment de la réconciliation, c’est tous les jours. L’expérience actuelle, c’est le réchauffement global, mais nous n'en sommes pas sûrs. La science moderne marque la séparation absolue entre le naturel et le culturel. Tout à coup nous nous trouvons dans un monde où tous les phénomènes se mélangent. Les textes de notre religion annoncent cette rencontre. On y décèle des coïncidences extraordinaires. Je pense que les hommes veulent retrouver le sens. Les hommes ont conscience qu’ils sont en grand danger...

     (Paris, le 23 novembre 2007). 

    René Girard. De le violence à la divinité, rassemblant les quatre premiers essais majeurs: Mensonge romantique et vérité romanesque, La violence et le sacré, Des choses cachées depuis la fondation du monde et Le bouc émissaire. Grasset, 2007, 1487p.

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  • À nous la peur !

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    … C’était un dimanche matin radieux dans « un décor de rêve », le rose idéal d’un cerisier en fleurs se reflétait dans l’eau stagnante couleur d’ambre de l’étang du jardin chinois, la rumeur lointaine de la ville ne troublait en rien l’atmosphère du lieu et du moment, bref tout était à la sérénité zen ce matin-là, et pourtant je ressentais comme une sourde anxiété, comme une vague inquiétude, toute personnelle d’abord, mais débordant ensuite de toute part comme une sorte de gaz imperceptible que j’ai associé à un sentiment intime et général de peur…
     
    …Mais peur de quoi ? Peur de me retrouver dans trois jours, une fois encore, sur une table d’opération ? Peur d’affronter je ne sais quel constat médical après examen de mes artères coronaires ? Peur de dépendre du geste d’un praticien précédé de la meilleure réputation, dans l’une des cliniques les mieux outillées et les plus performantes de nos régions ? Peur d’y rester alors que j’ai encore tant de projets et de raisons de vivre au milieu de ceux que j’aime et qui m’aiment ? Pétoche de gamin alors que Lady L. a toujours défié et dénié cette faiblesse, sauf une fois – et moi peur de quoi ? Peur de la douleur ou de la mort : même pas, juste peur…
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    …Or c’est ce que manifestait, tout pareillement, hier soir sur Youtube, cette tête de chien à grands yeux intense de présence et d’effroi que figure Vladimir Fedorovski, vraiment pas du genre à s’alarmer pour rien, lui qui «en a vu d’autres» – comme on dit, lui qui vient de la guerre par son père et sa terre d'Ukraine, lui qui est Russe de langue par les siens et plus que russe : citoyen d’Europe démocratique et du monde par son œuvre de diplomate-historien et d’écrivain, lui qui a travaillé à l’effondrement du Rideau de fer et à une meilleure entente entre Russes et Européens - ce Vladmir qui sait d’où vient et craint de savoir où pourrait aller l’autre Vladimir, ce Poutine enfant de la rue familier des violences dès sa jeunesse et judoka autant que joueur d’échecs et espion dans l’âme; ce même Fedorovski qui évoquait hier soir la vie à venir de ses enfants et ses petits-enfants et clamant sa peur en nous prenant à témoins - et me voici dans ce « décor de rêve » à trembler à mon tour pour mes enfants et mes petits enfants en me rappelant le dernier téléphone du vieux militant anti-nucléaire Théodore Monod qui me disait ses raisons à lui, cet autre soir de la dernière année de sa vie, d’avoir peur du cretinus terrestris»…
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    …Lorsque je lui demandai un jour, dans sa petite maison de sorcière des bords de la Maggia, quel était selon elle le mobile récurrent des crimes de sang, Patricia Highsmith me répondit sans hésiter : l’humiliation, et Vladimir Fedorovski, hier soir, est revenu à son tour sur ce thème de l’humiliation, s’agissant de la Russie que les Alliés occidentaux ont eu la stupidité, combien injuste, de ne pas associer à la commémoration du Débarquement en Normandie, et ensuite, invoquée par Poutine, la relégation de son pays à un rôle secondaire correspondant à la myopie naturelle ou cynique des Américains - et d’insister sur l’analogie de la détermination psychorigide de Poutine et du jusqu’auboutisme de Staline, incessamment réhabilité par celui-là dans la révision de l’Histoire russe fondant sa vision du monde, et bien sûr on se rappelle alors l’humiliation de l’Allemagne après le funeste traité de Versailles, motif de relance d’un terrible ressentiment dont le souvenir devrait nous faire trembler de peur au lieu d'attiser la haine…
     
    …Dans sa récente lettre ouverte intitulée Pour votre, et notre liberté, l’écrivain russe Mikhaïl Chichkine stigmatisait le « dictateur » Vladimir Poutine en l’accusant de semer la douleur et la haine dans les cœurs, qui y resteraient plantés bien après sa disparition, lui reprochant aussi de frapper d’infamie tout un peuple. « La Russie d’aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes» relevait-il à juste titre, parlant en écrivain, donc en homme sensible plus qu’en analyste froid ou en idéologue partisan, avant d’ajouter sur la même ligne : « La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre ? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, la vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine »…
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    … Sur quoi je me rappelle qu’il faut être au moins deux pour « faire la haine », selon l’affreuse expression de Mauriac dans son Nœud de vipères, et malgré mon adhésion personnelle à la vision combien légitime et noble de Mikhaïl Chichkine, j’entends aussi, ce soir, la mise en garde de Vladimir Fedorovski sur le danger d’une polarisation unilatérale des fauteurs de haine - rejoignant le parler-vrai et les constats de l’ex-colonel suisse Jacques Baud, super-expert des choses militaires et du renseignement décryptant depuis des lustres les mensonges des États, des médias, des agents d’influence et des idiots utiles – qui devraient nous inciter à plus de mesure et de justice dans nos attaques contre la seule Russie ou le seul Vladimir Poutine, même si celui-ci apparaît aujourd’hui comme le principal agresseur…
     
    … Enfin je lis ce soir, dans notre tabloïd local, telle diatribe à convulsions sentimentales de ce cher Jean Ziegler, mon imprévisible vieil ami se retrouvant soudain sur la même ligne que Joe Biden, son vieil ennemi de jadis, pour déclarer Vladimir Poutine «criminel de masse», tandis que tel chroniqueur à tout faire y va sans vergogne de son trémolo à lui pour affirmer que le mieux serait que Poutine « finisse découpé en morceaux », mais qui parle de haine ? Alors que tout un chacun, après s’être proclamé expert en pandémie, devient spécialiste incontesté de l’Ukraine et de psychopathologie poutinoïde, je m’en remets, plus qu’aux démagogues et autres pacifistes à la petite semaine: aux pacificateurs soucieux d’empêcher le pire, etc.

  • De la Révolution du lapin à la foi qui tue, avant Pâques…

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    (Pour Olivier Morattel, dit le Kangourou)
     
    À la Maison bleue, ce samedi 26 mars. – L’ami Quentin me «texte» ce matin que la lecture du catalogue de la firme vestimentaire PKZ «incline» à la Révolution plus que la lecture de Karl Marx (1818-1883), et je lui réponds illico, via Messenger, que j’abonde d’autant plus en son sens matinal que je suis en train de prendre connaissance, par un « tous ménages » reçu l’autre jour, de ce que nous offre telle autre firme d’achats par
    correspondance, à l’enseigne de Maison-et-confort, à l’approche de Pâques, en sorte d’enluminer notre quotidien et de nous préparer à la célébration ludique du Lapin.
    « Une déco sympa ! » est la première incitation de cette dernière livraison richement illustrée et dont tout poète un peu sérieux devrait assimiler la rhétorique joyeusement positive, par exemple en conseillant l’achat (seulement 29.95 CHF au lieu de 44.95 CHF donc vous économisez 33%) du «Tronc d’arbre illuminé» genre souche évidée dans laquelle se trouve Monsieur et Madame Lapin (Madame Lapin tient un ouvrage sur ses genoux tandis que Monsieur Lapin se tient en position de veille attentive), les deux figurines se trouvant éclairées de l’intérieur par un capteur solaire à recharge naturelle possible vu que cette «décoration inaltérable» peut-être installée dans la jardin et pourra briller encore le soir et créer ainsi « une ambiance chaleureuse ».
    Or l’« ambiance chaleureuse » se dispense de multiples façons par la firme Maison-et confort, et sans doute nos compatriotes solidaires y verront-ils un encouragement à penser à leurs soeurs et frères ukrainiens avec « Grand-maman mouton » d’une hauteur de 38 centimètres et disposant d’un détecteur de mouvement, ou, en cas de deuil (fréquent et pas seulement en état de guerre), le « petit ange de miséricorde blanc en résine inaltérable et illuminé, là encore, par l’énergie solaire, etc.
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    Le vrai Quentin Mouron. – Quentin pas plus que moi ne nous moquons du kitsch, dont le langage est aujourd’hui omniprésent, y compris chez les «rebelles» de l’intellect se croyant au-dessus de ça, et c’est pourquoi j’apprécie son dernier recueil de poèmes intitulé Pourquoi je suis communiste, dont nous parlions l’autre jour sur le ponton de L’Oasis, sous « éclairage naturel » et en dégustant d’authentiques filets de perches lémaniques débarqués en début de semaine de Pologne via le Japon.
    D’aucunes (et d’aucuns, ne les oublions pas), surtout les poétesses exfiltrées du calvinisme et les conseillères en psychologie de crise, se représentent Quentin Mouron, le plus en vue de nos jeunes auteurs - quoique moins mondialement adulé que notre ami Joël D. (nom connu de la rédaction) - comme une sorte de bluffeur cynique se la jouant dandy voire «influenceur» sur les réseaux, mais ni sa regrettée mère-grand Jeannine (1934-2021) ni ses mère et père, ni le Kangourou (son éditeur) ni moi n’avons jamais été dupes de cette image sciemment et lucidement construite par l’auteur d’Au point d’effusion des égouts et de Notre-Dame de la merci, ses premiers écrits immédiatement marqués au sceau d’une rébellion lyrique et affective discrète et signalant (c’est mon analyse) une hypersensibilité à la falsification du rapport liant les mots aux choses, tant qu’à la fragilité des rapports humains et général et amoureux en particulier, etc.
    Pourquoi je suis darbyste. – En 1985, mes amis Renaud et David (prénoms fictifs) ont revêtu leurs «habits du dimanche» avant de se perfuser ensemble en laissant une lettre d’adieu à leurs proches, incitant ceux-ci à penser qu’ils avaient librement et sereinement choisi d’«entrer dans la joie» ensemble. Renaud était alors en phase terminale de sida, auquel David avait échappé.
    Or, à leur enterrement, le père de David, très digne puritain portant haut la très stricte morale des darbystes (cf wikipédia pour la définition précise de cette secte calviniste), loin de surenchérir à propos du présumé Péché dans lequel vivaient, au jour le jour et au su de tout le monde, les deux boyfriends, nous dit tout haut ce que nous pensions avec moins de noble effort que lui, que « devant tant d’Amour on ne pouvait que s’incliner».
    Et c’est pourquoi, l’autre jour, sur le ponton de L’Oasis, moi qui me suis éloigné de la secte communiste dans ma vingtaine, à équidistance ensuite de notre protestantisme familial et d’un catholicisme plutôt littéraire (spirituellement proche d’une Flannery O’Connor ou d’un Bernanos, d’une Annie Dillard ou d’un Charles-Albert Cingria qui se disait catholique évhémériste…), me présentant parfois en chrétien mécréant en pensant à mon ami Tchekhov, et désormais au-delà de toute appartenance comme le fut probalement le rabbi Iéshoua, je me suis dit: va pour ton communisme angélique, mon petit Quentin, moi je me dirai désormais darbyste malicieux en me référant autant à l’Ancien Testament (ma mère-grand Louise, portée sur le « vanité des vanités » de L’Ecclésiaste ) qu’au Nouveau Testament (notre Grossmutter lucernoise Agathe au cœur grand comme celui de son Seigneur), et si Dieu n’accueille pas Snoopy dans son Arche c’est, merde à le fin, qu’il n’existe pas…
     
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    Fous de Dieu ? – Sans nous concerter plus que ça, malgré deux ou trois échanges à ce propos, Quentin et moi avons lu, ces dernières années, les écrits du penseur et vélocipédiste allemand Peter Sloterdijk, à mes yeux le philosophe-artiste-érudit européen le plus intéressant de ce temps, avec feu René Girard, dont les écrits touchant à la religion, dans La Folie de Dieu et, plus récemment, dans Faire parler le ciel, inaugurent ce qu’il appelle une «théopoésie», à l’écart des théologies dogmatiques.
    Aujourd’hui encore, notre jeune femme de ménage érythréenne déplace régulièrement deux gros livres en briquant notre salle de bain par ailleurs fort exiguë, respectivement l’Histoire générale de Dieu de Gérald Messadié et le deuxième volume des Oeuvres complète de Balzac.
    Mais ceci relevé ce n’est pas d’hier que je m’intéresse aux occurrences du besoin humain de divinité, puisque mes lectures d’adolescent et de jeune grappilleur (Camus à 14 ans, Bernanos et Mauriac, à 15 ans, Dostoïevski et Chestov à 16 ans, Berdiaev à 17 ans, Chestov et Simone Weil à 18 ans, Chesterton et Cingria à 20 ans, Annie Dillard et tous les autres, etc.) ont marqué mon sentiment du monde «à vie», qui me sensibilise particulièrement quand j’apprends que le patriarche de Moscou bénit les bombes du néo-communiste social-fasciste Vladimir Poutine ou qu’une famille se jette du septième étage d’un balcon au motif subodoré mais à confirmer de «complotisme» survivaliste, des monceaux de vivres étant entassés dans «l’appartement maudit» – et comment ne pas penser à une folie d’ordre «divin» devant cette immolation absolument absurde ?
    Enfin, passant tout à l’heure au pied de «l’immeuble maudit», après avoir longé avec Snoopy les quais irradiant l'insouciance et la fraîcheur printanière, j’ai constaté, non sans stupeur, que le balcon du septième d’où les malheureux se sont jetés jeudi matin est très précisément celui de l’appartement que nous avons visité en 2019, avec Lady L., auquel nous avons renoncé pour motif de cherté excessive et de premier plan (les toits du casino) plombant la vue sublime du plan élargi sur le lac, les montagnes et le ciel qu’on hésite à «faire parler» en de tels cas…

  • Angelus Novus

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    Lectures du monde (2022- 2011)
    À la Maison bleue, ce dimanche 20 mars 2022. – La UNE du quotidien 24 heures de ce samedi 19 mars était consacrée à la restauration des bancs de la cathédrale de Lausanne, avec un focus sur leur moindre rentabilité en cas de concerts, et ce «sujet», monté en épingle comme on l’a fait récemment du débat de certains pasteurs genevois relatif au sexe de Dieu et d’une masculinité du divin qui devrait être reconsidérée « en toute sérénité », tout ça, pendant que la guerre fait rage en Ukraine, sans m’enrager pour autant à mon tour, m’a laissé « sans voix », comme on dit…
     
    Ce lundi 21 mars 2022. – Tous les matins je retrouve LA poésie en me replongeant dans MA poésie, et tout à l’heure, par un de ces hasards qui n’en sont pas, reprenant l’exemplaire de L’Échappée libre que j’avais dédicacé à ma bonne amie, je découvre, à l’avant-dernière page du livre, une note au stylo de sa main renvoyant à trois dates précise, dont la première est le 1er janvier 2011, avec le titre Angelus novus (!) et cette page qui me semble de mes choses (parfois) bien venues :
     
    ANGELUS NOVUS. — L’aube de ce premier jour de l’an avait des doigts de rose au-dessus des monts enneigés, pour le dire comme le vieil Homère, et c’est en effet tout Homère que je me sens ce matin au milieu de mes beautés et autres silencieux, à songer à tout ce qui bat de l’aile au double sens du terme dans le monde et le temps.
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    C’est évidement de l’Homère de L’Iliade qu’il s’agit ce matin sur le champ de bataille pacifique de notre lit d’où émergent de loin en loin mouvements ou soupirs des lendemains d’hier faisant écho à ceux des maisons d’alentour et des villes et de partout où s’égaille la famille humaine.
    À Nouvel An toute la famille humaine devrait cohabiter sous le même toit. Les agapes de la veille ont scellé une fois de plus l’alliance transitoire des fratries et des pactes plus ou moins conjugaux, mais on n’en oublie pas pour autant les séparés et les chutes d’anges, et que les fêtes sont amères pour beaucoup…
    Reste à savoir ce qui nous attend. Reste à laisser parler les mots qui viennent, ces mots qui nous savent, ce matin, un peu plus qu’hier et c’est cela, le temps, je crois, ce n’est que cela : c’est ce qu’ils diront de ce que nous aurons fait des heures qui viennent et des choses apprises au fil des heures — des choses sues. Les mots nous attendent derrière la porte de ce premier matin du monde et ils attendent de nous, mon cher Homère, que nous leur faisions bon accueil en sorte de dire, simplement, ce qui est. Prenons bien soin d’eux. Prenons bien soin de nous. Prenons bien soin de ceux que nous aimons.
    L’ange en pardessus gris muraille : « J’aimerais ne plus éternellement survoler. J’aimerais sentir en moi un poids, qui abolisse l’illimité et m’attache à la terre. Pouvoir, à chaque pas, à chaque coup de vent, dire « maintenant, maintenant, maintenant », et non plus « depuis toujours ou « à jamais ». (À La Désirade, ce 1er janvier 2011)
     
    Peter Handke : « Être de nouveau secoué dans le métro avec tout le monde. »
    PICTOR. — J’ai repris la peinturlure depuis quelques jours, et avec un plaisir renouvelé, également stimulé par les choses qu’a produites ma bonne amie ce dernier mois. À vrai dire, je suis assez bluffé par la sûreté avec laquelle elle a entrepris ses peinturages, qui me touchent par la justesse de la couleur et la consistance de la vision. Après deux couchers de soleil flamboyants, qui ont quelque chose un peu de Vallotton, elle a réussi deux petits formats, avec une vieille Chinoise dans un jardin public, et une petite fille regardant au-delà d’une rivière, d’une délicatesse intime et d’une justesse de ton remarquables dans les rapports de couleurs, sans rien de mièvre ni de convenu. (À La Désirade, ce 4 janvier)
     
    Celui qui retrouve ses papiers de jeunesse et les promesses qu’il s’est faites ou pas et qu’il a tenues ou pas / Celle qui dit selon mon analyse / Ceux qui sont peu aimés en retour de leur peu d’amour, etc.
     
    (Extrait de L'Échappée libre, Lectures du monde 2008-2013, paru à L'Âge d'Homme en avril 2014)

  • L’Amour, la Mer, l’Amitié, la Guerre…

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2022)
    Ce jeudi 24 mars. – (Essai de relation précise de divers faits advenus en cette journée splendide et tragique à la fois).
    Un peu après huit heures ce matin, après avoir salué le ciel splendide au-dessus des palmiers et des cerisiers en fleurs, je me trouvais «aux lieux» à lire et annoter le dernier roman de Pascal Quignard, L’Amour la mer, tout à l’émerveillement et aux résonances intérieures multiples que suscitait en moi ce retour à la prose française la plus musicale et la plus savamment musicienne des temps qui courent, quand le bruit d’une clef cherchant en vain à ouvrir la porte m’a rappelé que J. devait passer, puis on a sonné, le Morning Dog a surgi et aboyé, j’ai lancé que j’arrivais en reposant le livre de PQ sur le rebord de la baignoire, à la porte c’était bien notre fille puînée qui avait encore un peu de la roseur de l’aube à La Désirade (elle me ramenait la Jazz et venait faire un peu de télétravail alors que les petits lascars avaient été déposés à la garderie par G.), et nous ignorions encore tous deux, alors, que quatre corps avaient été découverts à deux cents mètres de là une heure plus tôt, tandis qu’un ado survivant devait se trouver déjà au CHUV où il avait été héliporté entre la vie et la mort - toutes choses qu’on apprendrait par bribes en fin de matinée, avant que je ne découvre de visu le dispositif genre «scène de crime» sécurisée interdisant l’approche du casino et de l’immeuble de neuf étages dans lequel, il y a deux ans de ça, nous avions, avec Lady L., visité un appart libre du neuvième qui nous avait paru trop cher et trop froid malgré sa vue imprenable sur le quai des Fleurs et le lac et les montagnes d’en face, les palmiers et les camélias, enfin tout ce bazar digne d’être qualifié de « décor de rêve », entaché soudain par une tragédie apparemment insensée, à tout le moins inexpliquée et qui m’a rappelé, tout de suite, la fin non moins absurde et tragique des immolés du Temple Solaire, etc.
     
    TOUT NOTER. – Vers 9 heures, tandis que J. trafiquait sur Zoom ou sur Skype avec des clients ou des collègues de sa Boîte (elle venait de me raconter leur apéro dînatoire d’hier soir, où tous, sauf elle, étaient si alcoolisés en début de soirée que toute discussion était réduite à jactance), j’ai commencé de trier un mois de journaux et de magazines dont je ne désirais garder que quelques coupures, relatives évidemment à la guerre et à ses retombées, puis j’ai cédé aux regards insistants du Moaning Dog, nous avons fait trois tours du petit jardin public d’en dessus où il a déposé ses trois séries réglementaires d’étrons, j’ai ensuite remarqué un étrange déploiement de voitures de flics et d’ambulances en contrebas de l’avenue Nestlé, dont la partie inférieure menant au lac était barrée, et quand je suis revenu à la Maison bleue j’y ai trouvé l’aînée de J. , ma toute petite S. devenue grande et aussi belle que sa sœur, tout occupée pour le moment à changer la literie de Dad et à classer les médocs de Mum & Dad, nos fringues et nos objets de toute sorte dont l’utilité avait changé depuis la «chute vers le haut» de notre Lady, tout le contraire évidemment de ce qui venait de se passer à proximité du casino – c’est J. qui venait de l’apprendre par les news de son ordi, et là je me souviens que j’ai pensé à mon rencard de midi avec mon ami l’Oiselier alors que, par mon phone, la secrétaire du cardiologue R. me donnait rendez-vous mardi prochain à la première heure pour une nouvelle coronographie ordonnée par le cardiologue H. au vu de mes contre-performances de cœur et de souffle de ces derniers temps - du coup mes amours de filles se sont inquiétées, de toute façon c’est nous qui t’amenons, faut pas déconner, et moi je pense déjà à diverses dispositions à préciser « au cas où », etc.
     
    CAMARADES. – J’avais parqué la Jazz et je marchais en direction de L’Oasis de Villeneuve où nous avions rendez-vous lorsque mon compère l’Oiselier m’a hélé, qui venait à pieds de la réserve ornithologique voisine, plus barbu et hirsute qu’avant son départ en Afrique (il m’a raconté l’autre soir sa visite aux chimpanzés du sud du Sénégal, avec son amie H.), et quand nous avons rejoint le bord du lac il m’a appris que les jolis canards à becs rouges qu’il y avait là étaient des nettes rousses, puis nous avons gagné le ponton de L’oasis où nous avons pu choisir la meilleure table, surplombant l’eau limpide parcourue de foulques et de nettes, nous avons passé commande à la jeune serveuse très appréciée du Walking Dog au motif qu’elle lui apporte chaque fois une écuelle d’eau, et la conversation a roulé deux heures durant, toujours vive et nourrie de nos passions partagées, son petit Luca qui le suit dans ses chasses ornithologiques, mes petits lascars endiablés et mes anges gardiennes, son dernier roman africain qu’il essaie de caser ici ou là, mon roman panoptique en finition dans lequel il apparaîtra sous le pseudo de Rainer Vogelsang, la pauvre Ukraine en train d’en baver sous les bombes du Défenseur de la Civilisation Chrétienne, nos crabes respectifs également sous contrôle et notre effort commun de tener fermo, son nouveau projet d’une biographie d’Ella Maillart et une digression sur la discrétion totale de celle-ci en matière de sexualité, mes souvenirs de Nicolas (Bouvier) et de Thierry (Vernet), entre autres thèmes sur lesquels nous brodons de nouvelles variations, toujours complices comme depuis au moins quarante ans et plus, etc.
    MEDIATION EXTERNE. – En quittant le bon René, comme en quittant Quentin l’autre jour, lui aussi retrouvé sur le ponton de L’Oasis, ou en quittant mon cher Gérard deux jours plus tôt, je me suis dit qu’avec ces trois-là j’entretenais une amitié aussi vive que rare, à la fois affectueuse et distante juste ce qu’il faut, très riche intellectuellement et très libre à tous égards, totalement pure de toute rivalité et de toute équivoque, exactement en somme ce que René Girard entend par une relation soumise à la médiation externe, comme celle de Don Quichotte et du Bachelier, au contraire du lien plus louche (par rivalité découlant de trop de proximité) entretenu par Quichotte et Sancho, bref une relation désintéressée et joyeuse de mecs qui ne se regardent pas trop mais se plaisent à regarder ensemble les mêmes canards à têtes rousses, etc.
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    LA TRAGEDIE EFFACÉE. – En revenant à la Maison bleue avec le Friendly Dog, j’ai passé par le quai aux Fleurs et remarqué en passant les derniers signes de la tragédie de ce matin, des agents en uniforme toujours en faction et des nettoyeuses mécaniques en pleine ronde, même une équipe de filmeurs en train d’interviewer la coiffeuse du coin témoignant probablement de ce que lui auront dit des voisins plus directs ou des voisines de voisins ; je n’ai pu qu’imaginer le cirque matinal autour des tentes blanches, le «ballet » des voitures de police et autres corbillards, après quoi j’ai pris sur mon i-Mac quelques nouvelles sur le drame où tous y allaient de leurs interrogations sans réponses ; et ce soir on en apprenait un peu plus quoique rien de sûr : que l’homme était replié sur lui-même et avait remplacé ses culottes courtes portées tout l’hiver par des jeans, qu’une inscription peut-être significative avait été remarquée sur la porte de l’ «appartement fatal» avec, dans un cœur, « Jesus is the reason for the season», bref tout ce que j’ai toujours vomi qui relève de la «rumeur», m’a fait décrocher et passer à tout autre chose, non sans penser très fort au gosse qui, s’il survit, devra vivre « avec ça »…
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    LE PRÉSIDENT ET SON CLONE. – Enfin j’ai retrouvé, ce soir, ce mélange de bonne vie et d’horreur en regardant, sur ARTE, le premier épisode de Serviteur du peuple, la fameuse série télé qui a valu à Volodimir Zelensky sa première notoriété nationale au titre d’acteur – formidable comédien que je découvrais – jouant en somme son propre rôle futur puisqu’il s’agit là, en version ukrainienne, d’une variation sur le thème traité par les Designated survivor américain et coréen, à cela près que le président sorti de nulle part est désigné ici selon les codes ordinaires de l’élection démocratique alors que c’est à la suite d’attentats terroristes décapitant leurs gouvernements respectifs que les protagonistes de Designated survivor se retrouvent au pouvoir. En outre le ton est ici tout différent, plus léger et rappelant plutôt la comédie sociale à l’italienne, avec une veine satirique réjouissante qui m’a fait rire aux éclats avant qu’une tristesse imprévue ne me saisisse à la pensée, là encore, de ce qui se joue «en réalité» en ce moment même, etc.
  • L'obstacle en transparence

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    Une invisible main dirige
    les être consentants,
    cela tient parfois du vertige,
    parfois c’est un chemin
    qui serpente a l’écart du Monde...
     
    On ne sait pas trop d’où ça vient
    ni comment finira
    le jour levé de ce matin
    pour s’élever encore
    ou pour se perdre en embarras...
     
    Il n’y a pas d’autre mystère
    que ce monde donné
    de trous noir et de tendres airs
    qui se murmurent au long des soirs,
    parfois en mélodies,
    d’autres fois à la peine,
    jusques au bord du désespoir;
    et le chemin remonte:
    d’autres matins et d’autres ailes
    lèvent le poids du monde
    dans la lumière belle ...
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Mon Oblomovka

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    Des livres contre les bombes (10)

     
    L’injonction la plus cruelle, à l’instant où Michel Strogoff va perdre la vue, me revient du fin fond asiate des steppes russes, et les miens me la répéteront à l’envi : « Regarde ! Regarde de tous tes yeux ! », et c’est, par delà les épopées, des fols en Christ du temps d’Avvakoum aux chevauchées en cinémascope de Tolstoï, loin des souterrains enfumés de Dostoïevski, quelque part en province semblable à la mienne ou à celle d’Ossorguine en douce France, dans la maison de l’indolent Oblomov que je situe mon originelle Russie affective : cette pleine paroi de notre Datcha qu’il me faudrait d’autres vies pour explorer toute, et toujours ce sera cette plainte radieuse, ce cher désastre, cette poésie du tréfonds, ce canapé crevé, ces bras d’une servante dont on tombe amou- reux de la douceur, et Vassily Rozanov y insiste dans ses Feuilles tombées : «La vie russe est sale, médiocre, mais d’une certaine façon attachante. Et c’est justement ça qu’on a peur de perdre, car alors tout irait “à vau-l’eau”. Peur de perdre quelque chose d’unique qui ne se répétera jamais. On pourrait refaire mieux, mais ce ne serait plus la même chose. Or c’est justement ça qu’on veut.»
     
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    Certes il y a l’homme positif, cet ami d’Illia Illitch Oblomov au nom fringant de Stolz, industrieux Allemand qui s’efforce de l’arracher à son canapé crevé, comme Lénine le battant tentera de le discréditer au regard des foules en le taxant de parasite, mais ce n’est pas Oblomov qui trompera et fera massacrer celles-ci et c’est pourquoi je reviens à n’en plus finir à son samovar ou aux veillées d’arrière-été dans le jardin d’Anton Pavlovitch qu’on disait se complaisant en médiocre compagnie alors qu’il incarnait le saint profane, malade et guérisseur déplorant l’aveu- glement de tous sans les juger et leur répétant : « Regardez ! Regardez de tous vos yeux ! »
     
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    L’argus de Nabokov
    Il me reste de lui ce petit Argus bleu dans son enveloppe de papier de soie, dont il a fait cadeau à mon ami Reynald qui l’a soigné au CHUV de Lausanne et me l’a donné pour me remercier de lui avoir fait découvrir un jour l’adorable Lolita.
    C’était le dernier grand maître de la littérature occidentale, que les cuistres de Stockholm ont honoré en s’obstinant à ne pas lui décerner le Prix Nobel, comme s’il était naturellement au-dessus de ces honneurs calculés, trop insolemment libre pour aller donner la papatte à un monarque social-démocrate.
    Nabokov est mort à Lausanne, il a vécu trente ans à Montreux, Vladimir Dimitrijevic l’accueillit parfois lorsqu’il était libraire à la rue de Bourg, mais pour ma part je ne l’aurai vu qu’une fois en vie, au petit écran où il était apparu trônant derrière ses ouvrages et proférant d’extravagants et poétiques propos dont on sentait que chacun avait été minutieusement préparé tout en témoignant, avec quelle fraîcheur paradoxale, du plaisir à la fois savant et ingénu que l’écrivain éprouve à dégager les mots de leur gangue d’impréci- sion ou de trivialité, à les nettoyer de leurs scories pour les faire chatoyer et scintiller sous nos yeux comme des pierres précieuses.
    Et de fait c’est le poète qui me touchait avant tout, plus encore que le génial romancier, chez Nabokov : c’est cet amour des choses du monde qu’on découvre, qu’on nomme et qu’on inventorie, la passion du natura- liste faisant écho, dans les constellations du langage, à celle du trouvère de jadis.
    Descendant direct de Pouchkine, et considérant d’ailleurs sa propre traduction d’Eugène Onéguine, du russe en anglais, comme l’un de ses meilleurs ouvrages, Nabokov l’apollinien s’inscrit cependant, aussi, dans la lignée plus obscure et grinçante de Gogol, selon lui « le plus étrange poète en prose qu’ait jamais produit la Russie », auquel il consacra d’ailleurs un petit livre singulier. Du premier il avait la lumineuse intelligence, l’esprit de géométrie et l’équilibre classique, la vaste culture et l’orgueil aristo- cratique, et du second le fond plus trouble et la perversité malicieuse, l’ironie et certain goût du trivial – mais on chercherait en vain chez lui la trace d’aucune dévotion et d’aucun autre culte que celui de la littéra- ture scientifique ou poétique, avec la révérence particulière qu’il accordait à son propre don du ciel qui méritait, n’est-ce pas, le respect et le meilleur entretien quotidien.
    On se le figure supérieur, réactionnaire et même cynique, mais je vois surtout en lui l’émerveillement à tout instant revivifié de l’enfant d’Autres rivages, ce petit collectionneur fervent des pétales volants du Jardin d’Éden qui tout au long de sa vie, d’un exil à l’autre, refera ce geste innocent et prédateur d’attraper la beauté au vol ; et dans une zone plus secrète je m’incline devant l’humour trempé au bain d’infamie de la personne déplacée, qui raconte dans Jeu de hasard cette affreuse histoire de l’exilé russe errant d’une ville d’Europe à l’autre, à la recherche de sa femme disparue et qui décide un soir, dans le wagon-restaurant où il a été embauché comme serveur, d’en finir avec cette vie méchante et sale.
    Or, tandis qu’il prépare avec soin sa disparition, comme s’il composait un problème d’échecs, nous apprenons que celle qui suffirait à lui rendre sa raison de vivre se trouve à l’instant dans le même train que lui – mais on se doute que la rencontre ne se fera pas, que le pire adviendra en atten- dant que d’autres livres s’écrivent pour nous faire oublier cette faute de goût de la destinée, comme le beau temps revient.
    Je regarde à l’instant mon petit papillon bleu et j’ai les larmes aux yeux en pensant à tous ceux qui voletaient ainsi dans la lumière en se croyant peut-être éternels et qu’une patte incompréhensible a saisis soudain pour les clouer dans une boîte, sur une porte de grange ou à une croix. Je ne vois plus Vladimir Nabokov qu’en chemise d’hôpital, tel que me l’a décrit mon ami Reynald, mon cher ami de jeunesse mort en montagne sept ans après son illustre patient, et ces livres qui nous restent comme des rayons de miel, où je sais que je reviendrai me nourrir à n’en plus finir.
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    Mais ce n’est pas fini et l’on y revient !
    Ce sont d’abord des images à foison. Des ambiances, des prises de vue au flash stylographique, des métaphores, des formules frappées comme des médailles : l’étoile bleue d’une étincelle de tramway, dans une rue de Berlin évoquant un décor de théâtre ; une jungle à myrtilles, au fond du parc d’un grand domaine russe, où des enfants ensoleillés vont se barbouiller de pulpe violette ; le désert silencieux d’un hôtel particulier de Saint-Pétersbourg dont la lumière des lampes, terne et jaune en hiver, se reflète sur le linoléum enduit de colophane.
    Tout cela ressaisi avec son poids spécifique et sa rondeur très concrète, quand bien même la réalité serait transfigurée, chez Nabokov, par la double alchimie de la mémoire et du style.
    Et ces souvenirs soudain rassemblés, comme une limaille multicolore, d’un voyage de noces traversant pays et saisons. Ou ces tortues du zoo de Berlin, enfonçant leurs têtes plates et ridées dans un monceau de légumes mouillés pour mâcher « salement » leurs feuilles. Ou cette table mise, dans un appartement saturé de parfum de femme, pour un souper très intime. Ou cet autre domaine russe enseveli sous les monceaux de neige.
    Enfin tous ces moments dont la substance paraît tout à coup plus dense, où l’on voit mieux, comme sous une loupe, chaque détail de la tapisserie du monde ; et tous ces lieux, aussi, qu’un grand tremblement de passion ou qu’une tristesse de catastrophe incorporent à jamais à notre mémoire vive.
    Si telle rue de Berlin, à tel moment de flamboyant crépuscule, dans les Détails d’un coucher de soleil, nous apparaît avec tant de relief, c’est que l’artiste a entrepris de raconter, dans un branlebas d’images qui semble faire participer le monde entier à l’événement, la fin tragi-comique de Mark le blond, le « veinard en col dur », charmant vendeur de cravates dont la ferraille déambulatoire d’un tramway interrompt brutalement la course censée le jeter dans les bras de sa fiancée Klara, laquelle ne veut d’ailleurs plus entendre parler de lui – mais le pauvre couillon l’ignore.
    Faits divers banalissime ? À n’en pas douter. Mais qui n’en devient pas moins, ici, le prétexte à restituer avec des moyens techniques typiquement « années vingt », qui rappellent à la fois le cinéma, la peinture futuriste et les formes narratives de Boulgakov, de Zamiatine ou de Pilniak, l’atmosphère de Berlin que le jeune exilé a bel et bien connue, mais alors transfigurée.
    Vladimir Nabokov est de ces écrivains que rebutent le réalisme et l’aveu direct, mais dont les œuvres sont à la fois tissées de réminiscences autobiographiques. Ses romans, tels Pnine, Lolita ou Regarde les arlequins, l’illustrent aussi bien que ses quatre cycles de nouvelles, de L’extermination des tyrans à Mademoiselle O, en passant par Une beauté russe.
    Pour en revenir enfin au dernier recueil paru, le petit Pierre d’Une mauvaise journée, ou les jeunes exilés russes dont nous suivons les tribulations poignantes dans Le retour de Tchorb et La sonnette, sont-ils les doubles littéraires de Nabokov ? Peu importe à vrai dire !
    Car ce qui compte, en l’occurrence, tient précisément à la transformation du plomb en or, au passage du gris à l’enluminure, ou du particulier à l’universel.
    Ce qui nous touche, dans le triste après-midi que passe le garçon d’Une mauvaise journée au milieu d’autres gosses qui le rejettent, c’est que Nabokov y capte l’essence de la détresse adolescente.
    Dans Le retour de Tchorb, autant que le dénouement grinçant, voire scabreux, d’un drame épouvantable, c’est la prodigieuse remémoration des beaux jours partagés à laquelle se livre le protagoniste après la mort de la femme aimée.
    Avec La sonnette, comme dans Retrouvailles, c’est la façon de dire, sans lamento d’aucune sorte, l’errance et la solitude de l’exilé.
    Il y a, chez Vladimir Nabokov, un magicien de la langue, dont les jeux d’esprit nous éblouissent, comme dans La défense Loujine ou Feu pâle, deux de ses plus ses fascinants romans.
    Cependant la lecture de ses nouvelles nous rappelle que l’écrivain est également un poète du sentiment, même si la pudeur voile chez lui toute effusion. Est-ce parce qu’on fait voler en éclats les clichés du toc sentimental ou de la mauvaise littérature qu’on est, pour autant, un cynique ou un cœur sec ? Tout au contraire, et la lecture de Noël, restituant ici le désespoir d’un père qui vient de perdre son fils, achèvera sans doute de convaincre le lecteur que l’habit d’Arlequin dont aimait à se parer l’écrivain dissimulait, aussi, un homme de cœur.
  • De géniales «Incandescentes», fées et sourcières

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    Le Rêveur solidaire (33)

     

    Au sommet de la pensée poétique, Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo revivent ainsi par la grâce d’un admirable triptyque d’Elisabeth Bart.

    Comme il y a des danseurs et des danseuses, il sera question, dans cette chronique du 14 juin, de penseuses autant que de penseurs, et de mutuelle reconnaissance, d’expériences parfois proches et de visées communes, de passions terrestres et d’aspirations dépassant les fantasmes de puissance et de domination - et ces trois danseuses de la pensée ont un nom et de profondes affinités conjuguant les mouvements du corps et de l’esprit, du cœur et de l’âme. Voici donc Simone Weil (1909-1943), Maria Zambrano (1904-1991) et Cristina Campo (1923-1977).

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    J’ai commencé de lire Les incandescentes à la veille de mes septante-deux ans, venu au monde un 14 juin par le train de 8h 47 (titre d’un vaudeville de Georges Courteline, ainsi que l’accoucheur l’apprit à ma chère petite mère qui ne fit pas la grève ce jour-là), je connaissais déjà les noms de Simone Weil la Française et de Maria Zambrano l’Andalouse, et j’avais été touché plus récemment par l’incomparable beauté des livres traduits de Cristina Campo l’Italienne, mais voici qu’une dame d’à peu près mon âge, donc une jeune fille de certaine expérience, lumineuse d’intelligente pénétration et d’écriture, au nom d'Elisabeth Bart, m’a embarqué dans une nouvelle traversée vers quels mondes et merveilles dans ce triple sillage des «incandescentes». Je suis loin, pour le moment, d’avoir absorbé la substance extrêmement riche de ce livre, mais je ne laisserai pas passer le 14 juin sans le recommander vivement.

    Ce qui ne peut que s’écrire...

    Un autre «danseur» rompu aux exercices les plus exigeants de la pensée, en la personne de Ludwig Wittgenstein (1889-1951) , reste connu d’un peu tout le monde pour une sentence devenue «culte» dans les cafés philosophiques, voire même «bateau» dans la jactance la plus courante, jusque sur les réseaux sociaux, à savoir que «ce qui ne peut se dire il faut le taire».

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    Bonne idée, n’est-ce pas ? que d’en appeler à l’humilité du silence dans un monde brassant les opinions dans le chaos de l’universel caquetage. Sur quoi Maria Zambrano propose une variante à valeur éventuelle de rebond : «Ce qui ne peut se dire, c’est ce qu’il faut écrire», que la lectrice et le lecteur entendront au sens d’une écriture à la fois exigeante et limpide, tout à fait à l’écart de la graphomanie actuelle.
    Wittgenstein achoppait aux limites extrêmes du langage et de l’intelligibilité, en logicien proche, par ses intuitions et autres illuminations, des poètes et des mystiques. Or Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo auront, chacune selon sa complexion et son expérience «sur le terrain» et dans les épreuves de la maladie ou de l’exil, vécu la même quête de l’indicible Vérité.

    Et le féminisme là dedans ? J’y viendrai , et pas seulement au motif que je partage le privilège d’être né un 14 juin, le même jour que le camarade Che Guevara, ce probable macho devenu l’icône du tout et n’importe quoi.

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    Or la quête commune de Ludwig, Simone, Maria et Cristina impliquait bel et bien une autre «révolution», mais qui était avant tout affaire de pensée dansée, de langage et donc de relation entre les personnes, et donc d’apprentissage et de filiation, et donc d’admiration et de reconnaissance, et donc donc d’amitié et d’amour - et d’abord d’attention et de silence autour d’un noyau «secret» qu’on dira l’absolu pour faire court. Cela pour le «fond de la question».

    Cependant une révolte incarnée contre le faux, contre l’injuste, contre la volonté de puissance portant la pensée occidentale à l’opposé de la mesure grecque jusqu’aux pics de l’hybris actuelle, un commun refus de ce qui «nous» a menés à Auschwitz et à Hiroshima fondent la quête de nos «incandescentes» et de leurs alliés présents ou passés, qu’il s’agisse de Gustave Thibon pour Simone Weil ou d’Ortega Y Gasset - premier maître de Maria Zambrano -, d’Elemire Zolla et des grands écrivains (Tchekhov, Borges ou John Donne) qu’elle a commentés ou traduits, pour Cristina Campo - et la « famille » s’étend dans l’espace et le temps, de Platon aux conteurs des Mille et une nuits, ou de Baudelaire à Jean de La Croix, etc.

    Blessures de chair et de guerres

    images.jpegLa force égale du verbe et d’une même pensée hors norme se retrouve chez les «incandescentes » à proportion de leur exigence et de ce qu’elles ont enduré dans leur chair (maladie et déracinement) ou leur âme (cœur et esprit) devant la terrible condition humaine.

    De même que Ludwig Wittgenstein, génie de la logique mondialement reconnu qui eût pu se claquemurer dans les murs de l’Université, a multiplié les engagements militaires ou civils, la fragile Simone Weil travailla en usine et pesta de ne pouvoir rejoindre les résistants français, puis rencontra Maria Zambano, l’anti-franquiste, au front de la guerre civile espagnole; sur quoi la philosophe espagnole vécut de longues années en exil, au cours desquelles elle se lia à Cristina Campo, luttant elle-même contre la maladie qui l’emporta prématurément - comme Simone Weil...

    Cristina_Campo.jpgTribulations physiques ou morales à l’avenant, avec des accès d’extrême conscience politique ou compassionnelle, notamment chez Simone Weil que la seule représentation d’une injustice accablait, au point que certains (un Claudel, notamment) en ricanèrent en invoquant une sorte de sainte folie. Et Cristina Campo de s’identifier aux «sans langue» qui souffrent sans pouvoir l’exprimer…

    Une écriture purifiée

    « Écrire, c’est le contraire de parler » affirmait Maria Zambrano. « Parler, c’est lâcher les mots, écrire, c’est les retenir ». Et l’auteur des Incandescentes de préciser : « Cette mystérieuse activité, écrire, dans sa plus haute acception, ne se confond pas entièrement avec un travail, quoiqu’en dise le lieu commun qui assimile l’écrivain à un artisan. Se rejoignant dans le même désir de vérité, Maria Zambrano, Simone Weil et Cristina Campo la conçoivent comme une expérience spirituelle qui exige une purification».

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    cristina-campo.pngCelle-ci aura été vécue dans le retrait, voire l’anonymat par Simone Weil et Cristina Campo restées inconnues de leur vivant. L’œuvre immense de la première est aujourd’hui largement reconnue, et celle de Maria Zambrano a été couronnée par le prestigieux prix Cervantès, mais demeure peu traduite en français alors qu’Elisabeth Bart situe sa réflexion au sommet de la pensée européenne. Quant aux livres, d’une étincelante beauté, de Cristina Campo, le moins qu’on puisse dire est qu’ils n’ont jamais connu de grands tirages. Nul hasard en un temps où la production massive du livre vise essentiellement au divertissement et à l’évasion.

    D’Antigone à Baudelaire

    Guère plus que Simone Weil, Maria Zambrano et Cristina Campo ne sont des penseuses «à systèmes», pas plus d’ailleurs qu’aucune philosophe femme de ma connaissance. Aucune des trois non plus n’est une idéologue malgré leur enracinement respectif dans la tradition judéo-chrétienne.
    Avec une connaissance parfaite des trois œuvres, Elisabeth Bart en détaille les particularités à partir de thèmes peu «conceptuels» comme l’attention chez Simone Weil, l’exil chez Maria Zambrano et l’autre monde chez Cristina Campo. Une réflexion très développée sur la figure d’Antigone associe les trois « incandescentes » autant que la référence centrale à Baudelaire ; enfin, un fil d’or court à travers le triptyque qui relie également les trois œuvres sous l’égide des liturgies et de la poésie mystique, là encore à l’écart des idéologies.
    «Le critique est un écho, sans contredit», note Cristina Campo dans Les impardonnables, «mais n’est-il pas aussi la voix de la montagne, de la nature, à laquelle s’adresse la voix du poète ? Le critique ne se tient-il pas devant le poète comme le poète se tient devant les appels de son propre cœur ?»

    Ainsi Elisabeth Bart fait-elle écho à la fois aux trois « incandescentes » et aux multiples voix que celles-ci écoutent, du jeune Homère aux doigts de rose (Simone Weil) aux fous de Shakespeare (Maria Zambrano) ou aux sans-voix de la Salle 6 de Tchekhov (Cristina Campo), et chaque lectrice et lecteur de ce ce livre admirable devraient à leur tour lui faire écho.

    Des femmes contre l’amnésie

    Quel rapport entre ces «incandescentes» et la grève des femmes de 14 juin ? Bien plus profond qu’on ne croirait. D’abord parce que les trois penseuses s’inscrivent dans le temps long de la réflexion et de l’expression créatrice, symbolisé par exemple, chez Cristina Campo, par l’analogie qu’elle fait entre le conte populaire et l’art du tapis.

    Alors que l’esprit de revanche et de «table rase» anime certains mouvements féministes radicaux (Elisabeth Bart cite en passant les intempestives Femen), le recours à la tradition et aux filiations créatrices multiples peut aider les femmes à résister à la plus vaste entreprise de nivellement et d’indifférenciation que porte l’idéologie mortifère du Management, dûment brocardé par l'auteure en verve.

    Antimodernes dans leur refus de souscrire à l’idéologie du Progrès marquant l’aboutissement d’une philosophie dominée par la volonté de puissance, les Incandescentes ne sont en rien « réactionnaires » en cela, conclut Elisabeth Bart, qu’elles «ne veulent pas la restauration d’un pseudo-passé», alors qu’elles «ouvrent le chemin d’une renaissance : renaissance de la poésie, d’une pensée poétique, renaissance de la vie spirituelle sans laquelle il n’est pas de vraie vie».

    Elisabeth Bart. Les Incandescentes. Simone Weil, Maria Zambrano, Cristina Campo. Éditions Pierre-Guillaume de Roux, 236p. 2019.

    Dessin: Matthias Rihs.

  • Un exil entre amours et colère

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    Des livres contre les bombes (10)

     

    Dans Les Allées sombres d’Ivan Bounine, le grand écrivain russe passe les sentiments au filtre du temps et d’une poésie claire-obscure.
    On entre dans ce livre par une sombre allée battue de pluie d’automne, le long de laquelle roule une lourde voiture couverte de boue – et c’est aussitôt comme l’image de notre propre course dans l’enfilade des années qui nous apparaît, avec le souvenir confus des saisons radieuses et des joues qu’on aimerait oublier à jamais ; et de même le vieux militaire qui débarque dans l’auberge accueillante qu’il y a là découvrant, en la personne de l’aubergiste, la femme qu’il a aimée et abandonnée trente ans plus tôt (car ce n’était alors, n’est-ce pas, qu’une servante), nous semble-t-il l’incarnation symbolique de l’homme confronté, par delà les années, à ce que la vie lui a donné de meilleur.
    À peine plus de cinq pages, et ce sont deux destinées ressaisies pour l’essentiel, toutes deux marquées par le même sceau de l'amour: cette intimité partagée, ces instants qu’on imaginait éternels, ces nuits d’été propices aux confidences et aux baignades secrètes, ces irrépressibles élans, folies de jeunesse ou plus tardives rencontres, comme autant de fugaces image du bonheur en ce monde.
    Ce bonheur, Ivan Bounine l’a évidemment connu pour en parler si bien. Ainsi l’écrivain en exil évoque-t-il souvent la Russie de ses propres souvenirs avec un mélange de verve et de nostalgie, de lyrisme et de mélancolie qui localise en quelque sorte son paradis perdu. Mais pas plus qu’il ne se borne à l’anecdote passionnelle, Bounine ne se limite à la déploration de son exil. Aussi bien les histoires qu’il raconte sont-elles tissées de sentiments et de vérités universels, et sinon comment expliquer que, tous tant que nous sommes, nous nous reconnaissions dans ces pages qui sollicitent à la fois les sens et l’émotion, l’expérience de chacun et sa vision du monde ?
    Au demeurant, nulle spéculation désincarnée dans ces nouvelles, ni la moindre morale plaquée, mais une sorte de mosaïque qu’on pourrait lire en trois dimensions, où l’art de l’écrivain emprunte tour à tour à la rapidité du cinéma, à la magie suggestive de la musique et aux pouvoirs expressifs de la peinture, avec de constantes inventions du point de vue du récit.


    Amours incarnées
    Mais venons-en, plus précisément, à la substance de ces trente-huit nouvelles composées en France entre octobre 1938 et juillet 1944, dont certaines tiennent en une page et qui forment un tout organique en dépit de leur grande variété de ton et d’atmosphère. Nous l’avons dit : l’amour en est l’élément fondamental. Or ce qu’il faut souligner, c’est, à tout coup, l’enracinement charnel de ces rencontres d’un érotisme souvent intense, voire à la limite du scabreux, que Bounine évite de franchir par compensation d’émotion. Certaines de ces étreintes sont aussi frustes et violentes que celles de l’ours « Pélage de fer », violeur redoutable de la légende russe. Mais ce n’est certes pas un paradoxe que des situations combien triviales puissent inspirer des sentiments plus délicats... À égale distance des clichés édulcorés et de la fausse hardiesse contemporaine qui ne révèlent plus rien force de vouloir tout montrer, Bounine se fait en somme le chantre sans préjugés de ces amours qui ne sont pas forcément les premières ni les seules, mais dont le souvenir nous reste avec une intensité sans pareille. Cela peut ne tenir qu’à des riens : au grain velouté d’une peau, à la beauté d’un corps, à l’aura d’un visage ou au reflet troublant d’un regard.
    Il n’en faut pas plus, assurément, pour faire perdre la tête aux petits étudiants que nous trouvons dans Antigone, dans Zoé et Valérie ou dans l’admirable Nathalie. Mais ajoutons, à propos justement de ces trois nouvelles restituant l’atmosphère quasi mythique des vacances russes à l’ancienne, que le charme de celles-ci compte aussi pour beaucoup dans l’éclosion de ces passions juvéniles, donnant lieu à des évocations qui rappellent à la fois la plénitude sensuelle de Tolstoï et la grâce mélancolique de Tchékhov. Soit dit en passant, rappelons que tels étaient les deux maîtres dont se réclamait Bounine, qui les égale parfois à bien des égards.


    Ombres et lumières
    Ainsi que le note pertinemment Jacques Catteau dans son excellente préface, « Ivan Bounine pressentait l’oubli, l’ombre froide et mystérieuse du caveau, et pourtant, dans le même temps, il œuvrait à la chaude journée d’été de la vie ». Sans la trempe du Tolstoï « métaphysicien », et beaucoup moins sombre que ne le devint Tchékhov, le premier Nobel de littérature d’origine russe (en 1933, au dam du pouvoir stalinien) réalise une manière d’équilibre dont les relations qu’il entretient avec ses personnages sont peut-être la meilleure illustration.

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    De fait, Bounine est capable de parler d’une grisette moscovite avec la même attention amicale que celle qu’il voue à tous les autres, fussent-ils artistes ratés ou généraux en retraite, demeurés obscurs (la terrible nouvelle intitulée L’idiote, où l’on voit un jeune séminariste engrosser la cuisinière de la maison avant de l’en faire chasser avec l’avorton qu’il lui « donné »), ou brillants exilés.
    De même, cette équanimité préside aux rapports que l’écrivain entretient avec les lumières et les ombres de l’existence humaine. Mélange de chaleur et de lucidité, son regard fait part égale aux surprises de l’amour et à ses revers. Les femmes (dont il faudrait détailler la frise magnifique des portraits) ne sont pas toujours victimes, loin s’en faut, pas plus qu’elles ne sont toutes fatales.


    Des cartes de visite...


    Certaines de ces histoires semblent finir bien, comme Une vengeance où, contre toute attente, deux êtres éprouvés par la vie s’aperçoivent qu’ils sont faits l’un pour l’autre. D’autres s’achèvent tragiquement comme Galia Ganskaïa, ou tristement, comme ces deux joyaux que représentent Paris et Premier lundi de carême. D’autres encore ne finissent pas : un jour sur un bateau, le grand écrivain X. rencontre la charmante Y., dont le rêve d’enfance était de se faire faire des cartes de visite... et la prochaine escale de les séparer après une seule nuit de volupté, les laissant tous deux « avec cet amour que l’on garde à jamais blotti au fond du cœur ». Entremêlés avec un art suprême, les thèmes de l’amour, de l’exil, de l’errance et de la mort constituent ainsi la trame vivante et vibrante des Allées sombres, dont les résonances nous touchent infiniment.


    Journal des Jours maudits


    Au lendemain de la révolution bolchévique, du 1er janvier 1918 au 20 juin 1919, Ivan Bounine tint un journal. À l’approche de la cinquantaine, le futur premier Nobel russe de littérature (en 1933) était déjà reconnu comme un classique de sa génération, auteur d’une fresque dans laquelle il avait décrit les rudes aspects de la vie des moujiks (Le Village, 1909) et qu’on aurait pu dire le triple héritier de Tolstoï pour le style, de Tchékhov pour son attention aux humiliés, ou encore de Tourgueniev pour sa pénétration des sentiments les plus délicats.
    De ce dernier aspect, la meilleure illustration a été donnée par Les années sombres, datant de l’exil et constituant son livre préféré et son chef-d’oeuvre.
    Dans ces Jours maudits, nous découvrons un honnête homme confronté, au jour le jour, à un ouragan social et moral qui ravage tout ce qu’il a aimé au nom d’un « Avenir radieux » dont il voit immédiatement quels abus et quels simulacres il camoufle.

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    Aux premières loges, il note que les Bolchéviks sont les premiers stupéfaits du succès de leur putsch. Et puis il observe le simple comportement des gens, le changement du langage et des visages. Car tout à coup se manifestent cet élan, cette arrogance, cette hargne, cette vindicte qui lui font noter : « Un langage est apparu, tout à fait nouveau, spécifique, composé exclusivement d’exclamations grandiloquentes mêlées à des injures grossières ». Et de repérer les nouveaux arrivistes, les délateurs, les profiteurs opportunistes, les salopards qui vont s’auto-proclamer commissaires politiques et proclamer leurs épouses femmes de commissaire politiques…
    Le premier il dénonce l’imposture de cette rhétorique qui dit que « le peuple a dit ! ». Contre les poètes flirtant avec la Révolution, les Blok et les Maïakovski, il se déchaîne : « Ô fornicateurs du verbe ! Des fleuves de sang, des mers de larmes, mais rien là qui les touche ! ». Ainsi se fait-il le témoin de cette tragédie, inébranlable et atterré, par fidélité à un monde conspué. En attendant de survivre ailleurs, une pierre au cœur…

    9782825113516FS.gifIvan Bounine. Les Allées sombres. L’Âge d’Homme, 1988.

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    Ivan Bounine. Jours maudits. L’Âge d’Homme, 1988.

  • Le livre des livres

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    Des livres contre les bombes (7)
    Entretien avec Mikhaïl Chichkine. Zurich, le 31 août 2007.
    Avec Le cheveu de Vénus, écrit entre Zurich et Rome, fêté en Russie et traduit en Chine après avoir été déclaré « meilleur livre de l’année », Mikhaïl Chichkine signe un grand roman marqué au sceau du génie poétique.
     
    C’est un extraordinaire concert de voix que le troisième roman de Mikhaïl Chickkine, après La Prise d’Ismail (Fayard, 2004) qui lui valut déjà le Booker Prize russe. Amorcé à Zurich dans un bureau d’accueil pour requérants d’asile où le protagoniste (comme l’auteur d’ailleurs) fait office de traducteur, un jeu vertigineux de questions-réponses plonge le lecteur dans la mêlée du monde et des siècles, de Tchétchénie en Grèce antique, via la Russie blanche d’une cantatrice centenaire et Rome où mènent tous les récits.
    Déjà connu du lecteur francophone pour sa mémorable virée Dans les pas de Byron et Tolstoï (Paru chez Noir sur Blanc et lauréat du Prix du meilleur livre étranger 2005), et pour son captivant panorama de La Suisse russe (Fayard, 2006), Mikhaïl Chichkine incarne la nouvelle littérature russe dans ce qu’elle de moins frelaté. C’est sur une terrasse d’Oerlikon que nous l’avons rencontré à la veille de son départ pour les Etats-Unis, où il va passer quatre mois.
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    - Quelle sorte d’enfant avez-vous été ?
    - On ne me l’a jamais posée en interview, mais c’est une bonne question. Je crois que tous les écrivains ont la même enfance, plus solitaire que les autres, passée à jouer avec les livres. Ils lisent, et ensuite, n’ayant plus de livres avec lesquels jouer, ils en écrivent. Mes parents étaient séparés. Ma mère, prof de littérature et directrice de l’école que je fréquentais, n’avait pas de temps à me consacrer. Mais les livres étaient là, dont mon frère, de six ans mon aîné, était lui aussi fou. Lorsque j’avais douze ans, c’est lui qui m’ révélé les auteurs interdits. Des grands écrivains comme Pasternak ou Mandelstam étaient alors proscrits ou introuvables, sauf en versions épurées. Lorsqu’il s’est agi de dissidents à la Sakharov ou Soljenitsyne, mon frère est entré en conflit avec ma mère, que sa fonction obligeait à être du parti, lequel symbolisait pour nous la société du mensonge. Je me suis bientôt rallié à mon frère, qui s’est retrouvé en prison à cause de ses idées. Quant à l’écriture, j’y ai accédé de manière presque inconsciente, puisque j’ai composé mon premier roman à neuf ans. Il faisait une page. Ma mère, d’abord ravie, a changé de visage lorsqu’elle a lu ce que j’avais écrit, me recommandant aussitôt de parler plutôt de choses que je comprenais. Le thème de mon roman était la séparation… Depuis lors, je n’écris hélas qu’à propos de choses que je ne comprends pas. (Rires)
    - Pourquoi avez-vous choisi d’étudier l’allemand ?
    - Je ne l’ai pas choisi : j’aurais préféré l’anglais. Mais au lycée, c’étaient les meilleurs qu’on choisissait dans la section anglophone, et les autres étaient bons pour l’allemand. Je n’étais pas mauvais élève, mais ma mère m’y a poussé pour faire taire les autres parents qui voyaient en moi une graine de dissident. Quoi qu’il en soit, cela m’a permis de découvrir Max Frisch, qui m’a fasciné en tant que premier représentant de la littérature occidentale. Ensuite j’ai lu en allemand Rilke et Hermann Hesse, entre autres grands auteurs.
    - D’entre ceux-ci, lesquels ont le plus compté pour vous ?
    - Comme adolescent, je ne pouvais lire que les classiques russes ou les auteurs soviétiques conventionnels, qui écrivaient une langue morte. Par ailleurs, certaines parties des œuvres de Boulgakov, de Babel ou de Platonov étaient accessibles. A seize ans. J’ai découvert un livre russe qui m’a estomaqué par son travail sur la langue : L’école des idiots de Sacha Sokolov, célébré par Nabokov.
    Des classiques aux modernes, ensuite je crois avoir tout lu de ce qui importe dans la littérature russe. Celle-ci m’apparaît comme un grand arbre. Les racines plongent dans la Bible et les textes sacrés. Le tronc est constitué par la littérature du XIXe siècle, et du tronc se jettent des branches et des rameaux dont nous sommes les petites feuilles vivantes et vibrantes…
    Au XXe siècle, il y a le rameau d’un génie sans descendance : Platonov. Une autre branche va de Tchékhov à Bounine, Nabokov et Sokolov, et c’est là au bout que pousse mon propre millimètre de feuillage…
    - Votre livre est saturé de traces de contes, de légendes, de mythes et d’histoires de toute sorte. Cela remonte-t-il à votre enfance ?
    - Pas vraiment, car les contes russes que nous lisions n’avaient plus rien de la source populaire, tout aplatis qu’ils étaient par les écrivains soviétiques. C’est plutôt comme adulte que je me suis intéressé à la source folklorique, notamment avec les contes réunis par Afanassiev. Cela étant, c’est à toutes les sources que je m’abreuve dans Le cheveu de Vénus, que j’ai conçu comme une sorte de « livre des livres ».
    J’ai voulu concilier, en outre, les deux traditions russe et occidentale. Dans la tradition, qui est celle du « petit homme » à la Gogol, l’auteur aime son personnage, comme un Dieu aimant ses créatures. Cette chaleur caractérise à mes yeux la littérature russe. A la littérature occidentale, j’ai emprunté l’art et les techniques complexes du roman contemporain.
    - Entre Dostoïevski le « nocturne » et l’apollinien Tolstöi, comment vous situez-vous ?
    - Dostoïevski est pour moi le plus « vital », mais littérairement Tolstöi est beaucoup plus important pour moi. Ceci dit, je refuse de choisir entre les deux. La prose de Dostoïevski est très mauvaise, que le français améliore peut-être ? (rires). Dès que j’ouvre un livre de Tolstoï, en revanche, je ne puis m’arrêter…
     
    - Qu’avez-vous ressenti après avoir achevé Le cheveu de Vénus ?
    - C’est mon troisième roman. Pour chacun d’eux, il m’a fallu six ou sept ans de travail, après quoi je me suis senti chaque fois dévasté, au milieu d’un monde en ruines, famille comprise. Après mon premier roman, j’ai pensé que j’avais tout dit. Puis le temps a passé, occupé à la rédaction d’un essai « de transition ».
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    - Pourquoi vous êtes vous installé en Suisse ?
    - C’est à Moscou que j’ai rencontré ma première femme, traductrice originaire de Zurich, et nous y sommes venus pour lui simplifier la vie, avec notre enfant. J’ai donc écrit mes quatre livres les plus importants en Suisse, où je réside depuis 1995.
    - Quelle impression vous font les Suisses ?
    - Au commencement, je voyais en effet des Suisses, puis je n’ai plus vu que des êtres humains. C’est en général comme ça que ça se passe quand on séjourne dans un autre pays que le sien, nicht wahr ?
    - Dans quelle mesure le protagoniste du roman, traducteur du russe dans un bureau d’accueil de requérants d’asile zurichois, est-il Mikhaïl Chichkine ?
    - Comme le plus souvent dans un roman, c’est à la fois la même personne et un tout autre personnage…
     
    - Quel a été le « sentiment » déclencheur du roman ?
    - Le premier sentiment découlait de l’insatisfaction dans laquelle m’avait laissé La prise d’Ismail, mon roman précédent. Le thème principal du roman était la conquête de la vie. Le père, dans ce roman, dit au fils qu’on doit prendre la vie comme une place forte. La conquête se faisait à la fois à travers l’enfantement et les mots. Lorsque je suis venu en Suisse, se sentiment d’une vie à conquérir m’a quitté. A l’image de la « place forte » s’est substituée celles du temps et de la mort. C’est là contre que j’avais à combattre désormais. Le cheveu de Vénus est une lutte contre la mort par les mots, mais les mots eux-mêmes doivent être revivifiés. Et pour cela il n’y a que l’amour. En exergue, en complément d’une citation de Baruch, j’ai conclu sur une sentence de mon cru: « Car le Verbe a créé le monde et par le Verbe nous ressusciterons ». Dans ce livre se déversent toutes les cultures et se mêlent les voix de gens qui ont vécu en de multiples lieux et à de multiples époques.
     
    - La femme joue un rôle très important dans votre roman. Le personnage de l’institutrice est-il inspiré par votre mère ?
    - En partie. Plus largement, il incarne le sentiment maternel « à la russe », car les institutrices soviétiques remplaçaient la mère et marquaient les enfants par leur façon de « dire le monde ». C’est une incarnation de la patrie. La « matrie » russe (rires)… L’autre personnage du roman, Bella Dimitrievna, la chanteuse de romances qui a traversé tout le XXe siècle, a une source personnelle Peu avant sa mort, ma mère m’a en effet remis son journal. Alors qu’elle était étudiante, elle l’a tenu à l’époque la plus noire du stalinisme. Or elle ne disait rien des arrestations, des procès ou des camps. Cela m’a choqué et c’est ça qui m’a donné l’idée de développer ce journal d’une femme qui ne pense qu’à être aimée. J’ai voulu montrer que le silence de cette femme sur l’époque n’était pas de l’égoïsme mais une forme de combat vital contre les ténèbres. En outre, ce personnage répond à mon besoin de toujours de savoir ce qu’est une femme. Un romancier peut facilement s’identifier à un personnage masculin, mais une frontière le sépare de la femme, et j’ai voulu franchir cette frontière en rédigeant le journal de Bella. Lorsque j’étais en Suisse, j’ai pensé que je devais faire quelque chose avec ces archives familiales de ma mère, confiées à mon frère dont la maison de campagne a été détruite pas le feu. Cela m’a choqué et donné l’impulsion de composer ce journal d’une femme opposant son besoin d’amour à l’horreur du monde. Un autre modèle du personnage est une chanteuse célèbre, amie de mon père, qui a bel et bien vécu cent ans : Ysabella Yourieva, qu’on a redécouvert à l’époque de la perestroïka. Elle n’a rien raconté de sa vie, et je ne savais rien de Rostov, mais j’ai rencontré un vieil émigré à Lausanne qui avait beaucoup écrit sur cette époque. C’est de là que je sais tant de choses sur les lycées de jeunes filles de Rostov (rires).
     
    - Un autre grand thème du roman est la trace de l’homme subsistant par l’écriture…
    - Oui, songez à ces générations qui se sont succédé depuis l’Antiquité, dont rien ne reste, sauf quelques écrits. Mon personnage lit l’Anabase de Xénophon, et tout à coup, dans le flux du roman, les noms de héros grecs se confondent avec ceux des habitants massacrés d’un village tchétchène. C’est ainsi que se perpétue la mémoire de l’humanité…
     
    - Que désignez-vous exactement par l’expression Mlyvo ?
    - On trouve ce terme dans les livres traitant de mythologies sibériennes, qui désigne un « autre monde ». J’en ai un peu varié le sens, dans l’optique d’un monde parallèle, souterrain ou double, sans l’expliquer clairement. Mais les Russs eux-mêmes ne comprennent pas cette notion de Mlyvo. Or je pense que tout ne doit pas forcément être expliqué. Mon traducteur préféré, qui est chinois et sait le russe mieux que moi, m’a dit après avoir lu le roman qu’il l’avait lu et n’y avait rien compris. En fait, je n’écris pas de la prose mais de la poésie. Lorsque je parle la langue de Bella, c’est une chose à laquelle je me tiens, mais dès que je me laisse aller à ma langue, alors j’écris vraiment sans comprendre. Selon les manuels de russe, je dois mal écrire, mais toute poésie est fausse selon les manuels…
    Mikhaïl Chichkine. Le Cheveu de Vénus. Traduit du russe (admirablement) par Laure Troubetzkoy. Fayard, 444p.
    Portrait de Mikhaïl Chichkine: Yvonne Böhler

  • En vérité tout écrivain est un Russe à dénazifier...

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    Le Temps accordé (Lectures du monde 2019-2022)
    Ce mardi 15 mars. - En vérité les écrivains sont tous des Russes drogués à la vodka ukrainienne bio qu’il s’agit de dénazifier, me dis-je à l’instant en me rappelant les conclusions d’un certain expert tessinois aux lunettes cerclées d’or dont chaque ordonnance, sous confinement, se trouvait chiffrée et vérifiée par l’Office fédéral de la Statistique, et je me le répète en songeant au Russe helvetisé Mikhaïl Chichkine, fils d’institutrice communiste, et au Canado-vaudois Quentin Mouron, fils lui aussi d’institutrice et devenu lui-même communiste au matin d’un lendemain de grand soir qui déchantait…
    Vous aimeriez comprendre ce qui se passe ces jours en Ukraine ? Alors n’attendez pas trop des écrivains, surtout pas d’un écrivain russe imbu de littérature, moins encore d’un écrivain suisse accro à la poésie: les experts sont là pour ça, surtout les experts tessinois à cravates fantaisie !
    Mais que dit plus précisément Mikhaïl Chichkine, dont le Matin-Dimanche publiait récemment une Lettre ouverte invoquant notre liberté autant que celles des Ukrainiens ?
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    Ce que j’en retiens pour ma part de fondamental réside en ces mots : « La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d’expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l’ordre à un peuple d’en tuer un autre ? La littérature, c’est ce qui s’oppose à la guerre, La vraie littérature traite toujours du besoin d’amour de chacun de nous, et non de la haine ».
    Ceci dit pour la « vraie littérature », avec des mots clairs et nets qui rejoignent en somme ceux de Quentin Mouron dans Je suis devenu communiste...
    Mais ces écrivains sont-ils des anges au-dessus de la mêlée, qui se déshonoreraient en «parlant de Poutine» ? Au contraire : ils y baignent et s’y débattent.
    Avant de se prononcer sur «la vraie littérature», Mikhaïl Chichkine a publié de nombreux livres, célébrés en Russie et dans le monde entier, mais ce qu’il dit dans sa Lettre ouverte est le fait, avant tout, d’un citoyen russe attaché à sa patrie, qu’il estime trahie par son président.
    « Je suis Russe, écrit Mikhaïl Chichkine. Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d’accomplir des crimes monstrueux. Poutine, ce n’est pas la Russie, la Russie ressent de la douleur, de la honte, Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable ».
    Evoquant la Russie de Poutine, Mikhaïl Chichkine affirme qu’on ne peut plus y respirer – « la puanteur des bottes y est trop forte ». Avant même l’annexion de la Crimée, en 2013, il avait écrit une autre lettre ouverte où il affirmait ne plus vouloir représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux, déclarant alors : « Je veux et vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs, un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres ».
    Et d’ajouter aujourd’hui : « L’espace d’expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s’applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérée comme une trahison et punies selon les lois martiales ».
    Ainsi ce même Chichkine, qui recommande à la littérature ne pas parler de Poutine, a dit de celui-ci le pire en tant que citoyen entré en résistance ; et pis encore : il vient aujourd’hui défendre la littérature et l’art russes contre les ennemis de Poutine, au motif que ceux-ci les prennent à leur tour en otage…
    Dostoïevski interdit : c’est notre liberté qu’on exclut !
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    Une université milanaise a récemment déprogrammé un cours consacré à l’œuvre de Fiodor Mikhaïlovitch Dostoïevski, qui écrit quelque part qu’à choisir entre le Christ et la vérité il préfère le premier à l’évidence des faits avérés par l’office de la Statistique, et l’expert tessinois qui parle lui aussi le langage des faits opine de son sourire certifié, tandis que Quentin Mouron relit Les Frères Karamazov pour la troisième fois alors que son couple part en loques à Milan et ailleurs...
    Ce qui est sûr dans cet imbroglio, c’est que la vérité des faits, en matière de censure, est la même pour les poutinistes que pour les anti-poutinistes, et Mikhaïl Chichkine le souligne en visant à la fois le régime de Poutine et ceux qui entendent, en Occident, punir les écrivains et les artistes russes : « Le crime de ce régime, c’est aussi que la marque de l’infamie tombe sur tout le pays. La Russie aujourd’hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes. Le crime de Poutine, c’est d’avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les cœurs ».
    Or c’est «dans le cœurs», précisément, que nous ramène la «vraie littérature», et plus précisément aujourd’hui ce petit livre aussi «improbable» que son titre, Pourquoi je suis communiste, qui me semble un joyau de pensée et d’émotion concentrées sous les aspects de son «grand n’importe quoi»…
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    La poésie est la science exacte des sentiments
    « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes », écrivait Julien Green dans son Journal, en date du 15 juillet 1956, et cette injonction du grand dormeur éveillé qu’était l’auteur du Visionnaire et de L’autre sommeil me semble, sans référence forcée à telle « écriture automatique» hasardeuse, la mieux appropriée à une juste appréciation de ce qu’est la poésie, et plus particulièrement les «poèmes» de Pourquoi je suis communiste.
    Quentin Mouron se fiche-t-il de nous en se la jouant provocateur ? Je l’ai craint la moindre, quoique connaissant un peu mon acrobate, avant de lire ce recueil dont l’originalité de la démarche - combinant pensée rigoureuse et phénoménologie critique en phase avec le social et le politique environnant, chant d’amour et de détresse parfois déchirant sur fond de feuilleton affectif et sexuel perso «à la coule» - , la forme alternant semblants de vers en cascades verticales et semblants de proses développant thèmes ou portraits, la musique «jazzy» ou «bluesy» et enfin la délinéation narrative font du «n’importe quoi que nous vivons» un superbe objet de littérature.
    La vraie poésie choisit toujours un mot pour un autre, et reste indéfinissable sauf par les « poéticiens » du nouvel académisme pseudo-scientifique, aussi experts que le désormais fameux expert tessinois aux lunettes cerclées d’or, dans le poème éponyme du recueil, qui parle le langage « Des faits c’est-à-dire/ Du réel c’est-dire/ De la nature c’est à-dire / Du destin» et sait que les chiffres ne mentent pas (surtout en période de pandémie), contrairement aux mots et aux hommes et aux femmes - comme tous les idéologues persuadés que Poutine a raison ou que Poutine a tort, etc.
    Quentin Mouron est aussi «communiste» que le vrai poète en lui se révèle dormeur éveillé, à vrai dire irrécupérable pour l’idéologie et les experts à cravates « fantaisie » qui se chargent, s’agissant notamment de la guerre en Ukraine, de comprendre à sa place…
    Dans une lettre saisissante à ses amis, qui se pourfendaient en matière d’idéologie, Ramuz le poète , « communiste » à sa façon ( !) écrivait que l’expertise d’un écrivain tient essentiellement à sa science des sentiments, minutieuse et surexacte, alors que les idées générales relèvent du vague et de l’informe arbitraire. Ce qui nous ramène à la recommandation du camarade Chichkine aux écrivains, de ne pas «expliquer» Poutine ou la guerre, mais d’extirper la haine des cœurs…
    Quentin Mouron, Pourquoi je suis communiste. Olivier Morattel éditeur, 160p. 2022.

  • La guerre en nous

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    Ce lundi 14 mars. – Le souci de ces jours ce sera de gérer les quotas de caresseuses et de caresseurs qu’on enverra aux soldats russes du Convoi, mais l’important est que le Convoi continue me dis-je ce matin de grand bleu revenu en continuant, moi, de lire Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin persuadé de s’être trouvé un titre carabiné, et qui fait pourtant sur la page ce que j’ai depuis longtemps en tête, à savoir qu’il pense en mots-musique, alignant à la verticale des vocables qui évoquent plus qu’ils n’expliquent et disent mieux que ne diraient des concepts, mêlant l’idée et le sang, ou le sentiment et la touche sonore ou plastique :
    « Les heures
    Grises
    Sont suspendues
    À ce poème »,
    et cela retentit en nous comme le feraient des vers, cela cristallise du sens par de la sensation et cela touche à l’intime et, du cœur, à tous les points de la périphérie, cela me semble une approche de la poésie plus que de la Dichtung à proprement parler, ce n’est encore que du germe mais qui promet de l’Arbre et ça je l’ai senti dès le premier livre de Quentin, dès notre première rencontre où il m’a parlé de Bovary en vrai lecteur- or il n’y a pas de vrai poète sans vrai lecteur -, et maintenant il lit Beckett et fait de Hegel son copilote, etc.
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    Hier soir j’écoutais Althusser me parler du « gouvernement » conçu par Helvetius contre Diderot et Rousseau, j’ai bien senti que le philosophe marxiste lui reprochait d’esquiver le départ révolutionnaire, je faisais gaffe à tenir ma Jazz (Honda Hybrid) dans les épingles à cheveux des hauts du Haut Lac, je redescendais de La Désirade sans boxer sous mon jogging noir au motif que j’avais pris un bain nordique pudique eu égard à nos petits lascars, en me baignant au-dessus du plus grand lac d’Europe dont on voit de là-haut presque l’entier du croissant je pensais aux enfants de Marioupol et environs, et deux heures plus tard, à mon escale de tous les soirs à L’Oasis de Villeneuve, avec l’Evening Dog, c’est de notre ami Georges Nivat que j’ai pris des nouvelles sur deux grandes pages du journal Le Temps où j’ai perçu son immense tristesse de ces jours, lui le passeur de bonne volonté qui a tout fait sa vie durant pour nous faire aimer la Russie, lui qui restait mesuré par rapport à son président, sachant fort bien les tentations hégémoniques de la Vieille Russie (et de citer le doux Pouchkine en passant, au discours si délirant de panrussien) jusqu’au jour où il a vu Poutine insulter son ami Alexandre Sokourov – et de citer les paroles récentes du patriarche Cyrille stigmatisant l’Occident réduit «à ses gay prides » pour justifier l’écrasement des Ukrainiens, ces nazis dirigés par un saltimbanque juif…
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    Or revenant hier soir de L’Oasis, où j’ai naturellement piqué le supplément du temps consacré à l’Ukraine, voilà que, descendant la rue de l’Eglise catholique avec le Night Dog, je tombe sur cette affichette du Matin Dimanche annonçant aux Suisses qu’il vont devoir compter avec la guerre, misère…
    Quant à moi, j’ai cessé de me croire communiste en 1966, en Pologne, en découvrant le socialisme réel vécu par les gens qui nous recevaient, un compère et moi, et j’ai continué en mai 68 dans les auditoires de la Sorbonne où j’ai assisté aux débuts de la scission à venir de toutes les gauches, je n’ai cessé de continuer et me suis parfois cru sincèrement anti-communiste mais n’ai fait que sourire quand mon ami Jean Ziegler m’a avoué que malgré tout, malgré le Goulag et malgré Mao il restait communiste, et je continue de sourire en lisant Pourquoi je suis communiste de ce petit crevé de Quentin dont le livre est celui d’un écrivain, presque d’un Dichter et pas du tout d’un idéologue qui me porterait à faire la guerre…

  • Malgré la guerre

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    À la Maison bleue, ce dimanche 13 mars. – Je ne me sentais pas très bien ce matin, non pas tant physiquement que psychiquement, juste réveillé en face du portrait de Lady L. qui me regardait de son air un peu mélancolique je sentais le froid et le poids du ciel, je voyais un bout de ciel gris et je pensais à la colonne immobile de soldats russes aux portes de Kiev, puis je me suis fait un café grande tasse et j’ai repris la lecture de Comment réaménager notre Russie où tout de suite Soljenitsyne dit tout ce qu’on peut dire aujourd’hui de sensé contre la tentation de l’Empire sous peine d’effondrement - sauf que c’était en 1990, et maintenant je ressentais presque physiquement cet effondrement en cours, je me sentais faible et cependant fort de cette faiblesse partagée qui constituait notre douceur, avec ma bonne amie; sur quoi, revenant de nourrir les pigeons de l’arrière-cour, j'avise le livre de Quentin sur la table de la chambre de devant, je me dis une fois de plus que le titre apparemment imbécile de ce recueil de poèmes, Pourquoi je suis communiste, doit être plus qu’un gag de provocateur à la con - connaissant mon Quentin je ne suis pas loin d’en attendre quelque chose, et je le cueille donc au passage, après quoi j’y entre et là c’est plus que de la surprise : c’est exactement où je me trouve ces jours que je me retrouve là-dedans, comme dans une chambre avec ses corps indiscrets et tout de suite offerts, et cette voix, la voix de Quentin que j’ai tout de suite perçue dans la bousculade de son premier livre, ce mélange d’intimité et d’extérieur clair et net, et l’amour, l’amour qui n’est pas aimé tout de suite entre les signes de l’amour physique et psychique intensément ressaisi par le verbe concentré et décapé ; et me rappelant mon trouble à notre première rencontre, à La Désirade, en présence de Lady L. qui ne perdait pas un mot de notre murmure, de l’autre côté de la pièce – mon trouble devant son étrange strabisme, je tombe justement ici sur ces lignes : « Ce sont tes défauts /Qui me font /Encore / Pleurer parfois / Ce sont tes défauts / Qui se tissent à mes rêves / Ce sont tes défauts /Auxquels je suis resté fidèle », et là je sens , je sais que je vais lire ce recueil tout ce dimanche, j’envoie quelques mots à Quentin via Messenger pour lui dire que je suis avec lui vu qu’il est avec nous et avec les soldats de la colonne immobile, là-bas aux portes de Kiev, avec les enfants titubant dans les ruines de Marioupol – avec le souvenir de Nazim Hikmet que je lisais à dix-huit ans et qu’il fait revivre ici – oui c’est cela peut-être que d’être communiste aujourd’hui, par delà tous les slogans et les postures imbéciles, au sens profane de la communion des saints des cathos - Quentin qui dédie son recueil à sa grand-mère chrétienne défunte -, et tout à l’heure je vais vérifier à La Désirade que les petits lascars se portent mieux que les Tatars de Crimée, etc.
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  • Des vérités par la voie du songe

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
     
    Ce samedi 12 mars. – Dans mon rêve de cette fin de nuit (ciel bas et froid sur le Haut Lac silencieux), j’ai tout de suite été transi par la voix jupitérienne du poète catho Claudel à courtes pattes et faciès de bœuf blanc - avatar onirique affreux du Bouche d’or des odes sublimes & Co -, qui raillait et stigmatisait la philosophe juive Simone Weil surprise à manifester sa compassion christique pour les enfants uniates et les mères de Marioupol et environs, comme elle avait pleuré en d’autres temps pour les petites Asiates de Corée en invoquant le Seigneur des Douleurs, et le poète en chemise de pénitent blanc de vitupérer : pas le Seigneur, pas Notre Seigneur, folle !
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    Or me réveillant je me suis demandé, une fois de plus, comment et où, dans quelle laboratoire occulte, se concevaient de tels messages, puis je me suis rappelé que le grand Claudel avait bel et bien raillé la compassion « mondiale » de Simone Weil, la taxant de sainte folie, et le souvenir des invectives «théologiques» liées à la guerre en ex-Yougoslavie, sorties de la bouche de mes amis inspirés par ce qu’ils appelaient la « douce orthodoxie », le souvenir des bandes armées bénies par les popes de l’époque, le goût de vomi ravalé de toute cette haine «de droit divin» m’ont paru expliquer ce retour nocturne des refoulés diurnes - et ce matin je relis mes pages des années 1993 et suivantes, dans mes carnets de L’Ambassade du papillon, où j’ai noté tous les jours les «progrès» de ladite haine et la régression qui en a découlé.
    Ainsi suis-je retombé sur les pages évoquant le sinistre congrès du P.E.N. club de 1993, à Dubrovnik, sous le glorieux soleil de Dalmatie, quand les écrivains croates se mobilisaient pour exclure les écrivains serbes de cette noble institution visant à défendre partout la liberté d’écrire et de parler, décidés à renouveler le scénario antérieur de l’exclusion des écrivains allemands du P.E.N à l’époque du nazisme, me disant à présent qu’il faudra s’attendre désormais à de mêmes amalgames et de mêmes attaques visant les écrivains russes en particulier et la littérature russe en général.
    Défendrai-je pour autant l’agression russe actuelle ? Tout au contraire, j’y verrai la négation de l’âme russe qui n’est autre, à mes yeux, que l’âme humaine, au même titre que l’âme coréenne - ou l’âme sénégalaise, dirai-je enfin avec un œil sur le deuxième livre de Mohamed Mbougar Sarr, Silence du chœur, à l’instant sur ma table de travail comme un signe du Veilleur…

  • En réalité

     

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    Ne plus rien dire enfin.

    Nous avons trop parlé.

    Tout se mêle, les mots,

    le miel et le fiel noir.

     

    Au ciel de sang caillé,

    ce ne sont plus que cris

    et que sanglots hagards.

     

    Je vais errant sans poids ;

    il n’est plus de langue

    que de bois en cendre,

    âcre au palais sans lèvres.

     

    L’âme se tait, aux murs

    les slogans effacés

    ne rêvent plus à rien.

     

    Dans le grand jour obscur :

    pas un chant de regret ;

    juste une femme au puits,

    et son enfant muet.

     

    (15 février 1989)

     

      

     

     

  • Mélodie des êtres et bruit du monde

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
    Ce vendredi 10 mars. – Ce qui se passe «à nos portes» ces jours, dont « on » attribue la responsabilité à un seul homme, voire à un seul peuple dont il faudrait punir jusqu’aux penseurs et aux danseuses, me ramène ce matin aux réflexions de René Girard dans Achever Clausewitz, où les mécanismes de la « montée aux extrêmes » sont déconstruits, comme on dit aujourd’hui dans les cercles chics, sans savoir ce que cela veut dire et qui est pourtant juste : l’analyse fine aboutissant en effet, après démolition des faux semblants, à une recomposition peut-être utilisable ?
    En l’occurrence, la théorie mimétique prend tout son sens si l’on se rappelle les retombées funestes du traité de Versailles, la relance de la violence exercée par les States après les attentats du 11 septembre, et l’enchaînement actuel de la pseudo-défense de l’OTAN et des excuses non moins fallacieuses du pseudo-tsar Vladimir Vladimirovitch.
    J’ai rencontré René Girard en 2007, en présence de Benoît Chantre, qui avait ménagé notre entretien. Souvenir d’une belle et lumineuse présence, et ces mots que je reprends de notre entretien, qui pourraient s’appliquer à la montée aux extrêmes actuelle entre la Russie et l’« Occident » : « On m’a toujours reproché de m’intéresser à la littérature, supposée « fantaisiste », non fiable du point de vue scientifique. Je réponds que les écrivains sont les meilleurs observateurs de ce qui tisse les rapports humains. Lorsque je suis tombé, il y a cinq ans, sur des extraits de De la guerre de Clausewitz, stratège prussien fasciné par son ennemi Napoléon, j’ai découvert la notion de « montée aux extrêmes » qui préfigure ce qu’on appelle l’escalade. Rappelez-vous la scène du dictateur de Chaplin où les rivaux sont sur des sièges de coiffeur qu’ils font monter alternativement. Il y a là une image formidable de cette « montée aux extrêmes ». Clausewitz pressent la guerre totale du XXe siècle, les conflits idéologiques et les moyens de destruction massifs, tout en cherchant à se rassurer. Dans sa foulée, alors qu’il pense à la bombe atomique, Raymond Aron interprète la phrase fameuse de Clausewitz, « la guerre est la continuation de la politique par d’autres moyens », avec la conviction que la politique sera toujours supérieure à la guerre. L’un et l’autre pèchent par manque de réalisme ! Les guerres du XXe siècle et le terrorisme illustreront la montée aux extrêmes comme, aujourd’hui, la réponse de Bush à Ben Laden, relevant du pur mimétisme ».
    Inutile d’en rajouter sur l’analogie de cette crise avec celle qui se déroule ces jours « à nos portes »…
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    (Soir). – Je me trouvais ce matin « aux lieux », dans notre salle de bain très étroite où tiennent à peine une baignoire, un lavabo et la cuvette, avec quelques surfaces planes où déposer divers livres (ces jours l’Histoire générale de Dieu de Gérard Messadié, le deuxième volume du Balzac complet en Omnibus, L’Arbre-monde de Richard Powers, le troisième tome du Livre de chroniques de Lobo Antunes, les 21 leçons pour le XXIe siècle de Yuval Noah Harari) et autres paires de lunettes laissées entre deux bains, quand j’ouvre au hasard l’Antunes pour tomber sur les phrases que j’avais besoin de lire à ce moment précis, comme souvent cela m’arrive, et la phrase est celle-ci, qui me renvoie à mes propres livres : «Parcourez mes pages comme si vous étiez dans un rêve car c’est dans ce rêve, dans ce jeu d’ombres et de lumières que vous saisirez l’essence du roman, avec une intensité qui vous révélera le fond irrationnel de votre pré-histoire », ce qui correspond exactement à la démarche de tous mes livres et plus précisément, ces jours, au rêve éveillé des Tours d’illusion, à mon délire et à la lecture-du-lecteur, qui verra précisément « qu’il ne s’agit pas d’un roman, mais seulement de larges cercles circonstanciels qui rétrécissent et qui apparemment l’étouffent. Mais s’ils nous étouffent, c’est pour nous permettre de mieux respirer », etc.
    Je nous revois sur cette terrasse de la rue du Bac, avec le bel Antonio dont les dames de Lisbonne chuchotaient que c’était «le meilleur coup de Lisbonne», évoquant la Guilde du Livre de Lausanne et les éditions Rencontre qu’il connaissait au motif que son père l’obligeait, avec ses frères, de lire en langue française les ouvrages littéraires les plus choisis - et c’était Cendrars, Cocteau, Miller, Ramuz, Thomas Mann, etc. -, puis l’Europe littéraire que nous aimions aussi bien dans toutes les langues, convenant en souriant que la littérature n’est pas un absolu sacerdotal mais une sorte d’abandon à la vie comme il en va des dormeurs éveillés dont parle le vieux sorcier Bachelard dans sa barbe fleurie - je lui ai dit que je voyais ses livres comme un seul murmure à la fois océanique et protecteur, hypermnésique et pratiquant le délire extralucide, il m’a répondu que je devais probablement écrire la nuit pour le lire avec de tels yeux ; surtout il m’a semblé entendre ce que Max Dorra appelle la «mélodie d’un être», chose assez rare dans l’exercice souvent trop formaté voire factice de l’entretien professionnel, mais avec celui-là je me suis senti aussi libre et léger, mais non moins présent et sérieux, qu’avec une Doris Lessing ou un Amos Oz, entre quelques autres…

  • Le chemin sur la mer

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    «Qui sait, il se peut que la vie soit la mort,
    et que la mort soit la vie » (Euripide)
     
    Tu ne sais pas où ils s’en vont,
    ou tu ferais semblant:
    tu le saurais très bien, au fond,
    mais faire l’ignorant
    du lieu qui n’aura plus de nom
    connu de leurs experts
    du vivant juste vécu
    comme la plus banale affaire
    te semblait élégant...
     
    Vous ne vous inquiéterez pas
    où vous êtes à présent -
    mais ce mot-là ne convient pas
    où vous êtes là -bas -
    non plus que cette expression là !
    Vous n’y penserez même pas,
    mais nous sommes ici
    parfois moins vivants que vous autres,
    à croire encore que vous pouvez
    faire de nous l’un des vôtres...
     
    L’invisible passage est lisible
    au cœur de chacun d’eux:
    d’un imperceptible coup d’aile
    elles retrouvent ce lieu
    dont le nom jamais prononcé
    dans l’obscure lumière
    seul fait de nous les passagers
    du chemin sur la mer...
     
    Peinture: Odilon Redon

  • Devant la guerre

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    Le Temps accordé (Lectures du monde, 2019-2022)
     
    À la Maison bleue, ce mercredi 9 mars. – Peu bien, ce matin, ou plus exactement : pas bien du tout, au point que, titubant sur mes jambes soudain sans force dans le jardin public souillé par la merde des autres, et ramassant celle de Morning Dog comme chaque soir et chaque matin, j’ai cru que j’allais y passer comme on dit, avec une très forte oppression au thorax me rappelant que mon souffle au cœur est une épée de Damoclès (le « souffle de l’épée », ça ne s’invente pas que dans le romans pour ados), une douleur intercostale lancinante, l’impression que mon corps foutait le camp je ne sais où (la chose me rappelant ce jour de décembre passé où Lady L. me disait que son corps glissait hors d’elle…), les jambes se dérobant et l’esprit protestant : mais non, Ma Noire Dame, c’est un peu tôt, faites pas ça à mes enfants et aux petits lascars, et putain je n’ai pas tout à fait fini mes choses, etc.
    Sur quoi je suis redescendu à la Maison bleue, j’ai nourri les pigeons de l’arrière–cour (la nuée bruissante chaque fois de leurs ailes jusqu’à la fenêtre ouverte de la cuisine qu’ils ont repérée désormais), je me suis tiré un verre d’eau pure additionné de Paracetamol avant de passer à mes douze médocs matinaux, et déjà je me sentais un peu moins au bord de la tombe que tout à l’heure, sur quoi j’ai pensé aux Ukrainiens, l’expression DEVANT LA GUERRE m’est revenue, je me suis rappelé tel jour à Dubrovnik sous le soleil zénithal de midi, quand les reporters allemands m’ont amené sur les champs dominant la ville encore fumants d’obus matinaux, j’ai ouvert le Matin Dimanche volé hier soir à L’Oasis et je suis tombé sur la Lettre ouverte de Mikhaïl Chichkchine (notre rencontre de je ne sais plus quelle année me restant toujours très présente, autant que les récits persos de son dernier livre), et voilà que la vie remonte, la vie me revient, l’urgence de vivre me revient, talonné que je suis par Lady L. qui m’a enjoint de m’occuper de nos petits lascars après qu’elle a enjoint nos filles et leurs mecs de s’occuper du vieux gamin foldingue…
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    Quant à ce que dit Mikhaïl Chichkine de la guerre et de la littérature, j'y souscris si pleinement que, les larmes aux yeux, je le recopie et le balance sur Facebook et sur mes divers autres blogs, retenant ceci que j'aurai pu écrire:
    "Que peut un écrivain ? La seule chose en son pouvoir est de parler clairement. Se taire, c'est soutenir l'agresseur. Au 19e siècle, les Polonais révoltés se sont battus contre le tsarisme, "pour votre et notre liberté". À présent, les Ukrainiens se battent contre l'armée de Poutine, pour votre et notre liberté. Ils défendent non seulement leur dignité humaine mais la dignité de toute l'humanité. L'Ukraine, en ce moment, est en train de défendre notre liberté et notre dignité. Nous devons l'aider autant que nous le pouvons.
    Le crime de ce régime, c'est aussi que la marque de l'infamie retombe sur tout le pays. La Russie aujourd'hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes.
    Le crime de Poutine, c'est d'avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les coeurs. Et seuls l'art, la littérature, la culture pour aider à surmonter ce traumatisme. Le dictateur, tôt ou tard, termine sa vie misérable et inutile, et la culture continue : ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il après Poutine.
    La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d'expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l'ordre à un peuple d'en tuer un autre ? La littérature, c'est ce qui s'oppose à la guerre. La vraie littérature traite toujours du besoin d'amour de chacun de nous, et non de la haine".

  • Pour votre, et notre liberté

     
    (Lettre ouverte de Mikhaïl Chichkine)
     
    Des livres contre les bombes (1)
     
    Cette guerre n'a pas commencé aujourd'hui, mais en 2014. Le monde occidental n'a pas voulu le comprendre et a fait comme s'il ne se passait rien de grave. Pendant toutes ces années, j'ai tenté,dans mes interventions et mes publications, d'expliquer aux gens d'ici qui était Poutine. Je n'y suis pas parvenu. Maintenant, Poutine a tout expliqué lui-même.
    Je suis Russe. Au nom de mon peuple, de mon pays, en mon nom, Poutine est en train d'accomplir des crimes monstrueux.
    Poutine, ce n'est pas la Russie. La Russie ressent de la douleur, de la honte. Au nom de ma Russie et de mon peuple, je demande pardon aux Ukrainiens. Et je comprends que tout ce qui se fait là-bas est impardonnable.
    Chaque fois qu'un de mes articles était publié dans un journal suisse, la rédaction recevait des lettres indignées de l'ambassade de Russie à Berne. À présent, ils se taisent. Peut être qu'ils sont en train de faire leurs valises et d'écrire pour demander qu'on leur accorde l'asile politique ?
    Je veux rentrer en Russie. Mais dans quelle Russie ? Dans la Russie de Poutine, on ne peut pas respirer - la puanteur des bottes policières est trop forte. Je rentrerai dans mon pays, sur lequel j'ai écrit une lettre ouverte en 2013 déjà, quand j'ai refusé de représenter la Russie de Poutine dans les salons du livre internationaux - avant l'annexion de la Crimée et le début de cette guerre contre l'Ukraine : "Je veux et je vais représenter une autre Russie, ma Russie, un pays libéré de ses imposteurs ,un pays avec une structure étatique qui protège non le droit à la corruption, mais le droit de la personne, un pays avec des médias libres, des élections libres et des gens libres.»
    L'espace d'expression libre, en Russie, était déjà précédemment réduit à Internet, mais maintenant, la censure militaire s'applique même sur la Toile. Les autorités ont annoncé que toutes les remarques critiques sur la Russie et sa guerre seraient considérées comme une trahison et punies selon les lois martiales.
    Que peut un écrivain ? La seule chose en son pouvoir est de parler clairement. Se taire, c'est soutenir l'agresseur. Au 19e siècle, les Polonais révoltés se sont battus contre le tsarisme, "pour votre et notre liberté". À présent, les Ukrainiens se battent contre l'armée de Poutine, pour votre et notre liberté. Ils défendent non seulement leur dignité humaine mais la dignité de toute l'humanité. L'Ukraine, en ce moment, est en train de défendre notre liberté et notre dignité. Nous devons l'aider autant que nous le pouvons.
    Le crime de ce régime, c'est aussi que la marque de l'infamie retombe sur tout le pays. La Russie aujourd'hui est assimilée non à la littérature et à la musique russes, mais aux enfants sous les bombes.
    Le crime de Poutine, c'est d'avoir empoisonné les gens avec la haine. Poutine partira, mais la douleur et la haine peuvent rester longtemps dans les coeurs. Et seuls l'art, la littérature, la culture pour aider à surmonter ce traumatisme. Le dictateur, tôt ou tard, termine sa vie misérable et inutile, et la culture continue : ainsi en a-t-il toujours été, ainsi en sera-t-il après Poutine.
    La littérature ne doit pas parler de Poutine, la littérature ne doit pas expliquer la guerre. Il est impossible d'expliquer la guerre : pourquoi est-ce que des gens donnent l'ordre à un peuple d'en tuer un autre ? La littérature, c'est ce qui s'oppose à la guerre. La vraie littérature traite toujours du besoin d'amour de chacun de nous, et non de la haine.
    Qu'est ce qui nous attend ? Dans le meilleur des cas, il n'y aura pas de guerre atomique. J'ai très envie de croire que le fou n'aura pas accès au bouton rouge, ou que l'un de ses subordonnés n'exécutera pas ce dernier ordre. Mais c'est, semble-t-il, la seule bonne chose à espérer.
    La Fédération de Russie, après Poutine, cessera d'exister sur la carte en tant que pays. Le processus de désagrégation de l'Empire continuera. Quand la Tchétchénie sera devenue indépendante, d'autres peuples et régions suivront. Une lutte pour le pouvoir s'engagera. La population ne voudra pas vivre dans le chaos, et le besoin d'une main ferme apparaîtra. Même en cas d'élections aussi libre que possible- si elles ont lieu- un nouveau dictateur prendra le pouvoir. Et l'Occident le soutiendra, parce qu'il promettra de contrôler le bouton rouge.
    Et qui sait, tout se répétera peut être encore une fois...
    (Traduit du russe par les éditions Noir sur Blanc)
    Dernier livre paru en traduction de Mikhaïl Chichkine: Le manteau à martingale et autres textes. Noir sur Blanc, 2020.

  • Flannery du feu de Dieu

    littérature

    En 2007 paraissait, après l'édition antérieure de Biblos, le volume des Oeuvres complètes de Flannery O'Connor, en collection Quarto, chez Gallimard, préfacé par Guy Goffette et rassemblant les romans, les nouvelles et la correspondance, notamment. 


    Autre hors-d'oeuvre à 2 euros: Un heureux événement et La personne déplacée...


    On serait d’abord tenté de fulminer, devant la présentation du petit livre tiré, dans la collection 2€, du plus fameux recueil de Flannery O’Connor, Les braves gens ne courent pas les rues (Folio No 1258), tant pour l’image ridicule de sa jaquette (une feuille de chou) que pour les propos très simplistes qu’on lit en quatrième de couverture (où il est dit que les personnages de Flannery « ont peur, peur d’eux-mêmes et des autres » et que la souffrance les « rend méchants »…), mais l’idée que la nouvelle éponyme et que ce vrai chef-d’œuvre que constitue La personne déplacée soient ainsi largement diffusées, et notamment à l’adresse d’un public jeune, fait oublier ce manque de tact et de pertinence.
    La feuille de chou de la couverture renvoie au déchet que Ruby, la protagoniste d’Un heureux événement, se découvre collé au visage, un jour qu’elle rentre exténuée du supermarché, encore alourdie depuis quelque temps par un ventre rebondi qu’elle craint quelque temps le signe d’un cancer et dont une amie lui suggère (autre horreur à ses yeux) qu’il signifie peut-être un enfant à venir. Quelle peur là-dedans ? Plutôt le pendable égoïsme d’une femme engluée dans une existence terre à terre et mesquine…
    Quant à La personne déplacée, c’est, non pas dans la banale peur d’autrui ou de soi-même que cette nouvelle nous plonge, mais c’est au bout du déni de charité, à l’extrémité du rejet de l’autre que nous conduit l’implacable confrontation de quelques fermiers blancs et leurs domestiques noirs du Sud profond (Flannery décrit la campagne de Géorgie, ses populations frustes et ses prédicateurs allumés, entre autres…) et d’un Polonais arrivant en ces lieux avec les siens après avoir échappé aux camps de la mort.
    On a parlé de Flannery O’Connor comme d’une sorte de Bernanos au féminin, et c’est vrai qu’il y a de ça, à cela près que l’écriture de Flannery est d’une densité poétique et d’une violence, d’un humour et d’une acuité sans pareils. On peut lire ses histoires (réunies dans la collection Quarto, chez Gallimard) au « premier degré », comme de fantastiques morceaux d’observation des comportements humains, dans cette Amérique de la paysannerie pauvre en butte aux conflits de races et de classes, où les prêcheurs de tout acabit foisonnent. Par ailleurs, et bien plus en profondeur, sous les dehors les moins lénifiants qui soient (d’aucuns lui ont même reproché d’être cynique, ce qu’elle n’est pas du tout – mais il est vrai qu’elle ne s’en laisse pas conter…), c’est une véritable arène d’affrontement du Bien et du Mal que les histoires de cette féroce folle en Christ claudiquant (une horrible maladie l’a détruite encore jeune) au milieu de ses poules et de ses paons, plus souvent du côté des supposés coupables que des prétendus vertueux…

    Flannery O'Connor. Un heureux événement, suivi de La personne déplacée. Folio2€, 132p.

  • Fuck you Mister Freud

    littérature,psychologie,élevage

    Celle que j’aime me dit que le préféré de ses moutons est celui que nous appelons Nestor, et c’est celui-ci que j’égorge la nuit suivante.

    J’ai beau nier: elle retrouve le coutelas sous mon oreiller, mais je suis incapable de lui dire ce que j’ai fait du cadavre.

    Cela me rappelle le cadavre du type que j’ai tué je ne sais comment et qui réapparaît à la surface de l’étang dans un cauchemar récurrent que je fais depuis 1972, 73.

    Dans un autre rêve encore je me crois enfin tranquille. Bronzage intégral sur la terrasse. Suze à l’eau. Le dernier James Ellroy. Pas un bruit dans le quartier. Vraiment le superpied.

    Puis un gémissement attire mon attention. Cela vient de la cabane de jardin. Celle que j’aime y a retrouvé le mouton poignardé. Ou cela vient de l’étang en contrebas de l’allée cavalière. L’inspecteur, masqué, me traîne sur les lieux. Le cadavre est celui d’un type qui me ressemble étrangement.

    - Vous n’avez aucune preuve, lui dis-je.

    L’inspecteur se démasque: il ressemble étrangement à mon père.

    (Extrait de La Fée Valse)

  • Réminiscence

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    Les maisons se sont séparées :
    elles ne jouent plus, ensemble,
    autour du grand pré cousu d’or ;
    elles se sont refermées.

    Les arbres non plus ne sont plus
    les mêmes qu’alors.
    Mais que leur est-il donc arrivé,
    aux maisons oubliées ?

    Ta main sur la mienne est légère
    et se souvient de tout.
    Il n’y a plus, entre les arbres
    de jadis ou naguère,
    que ces maisons restées en nous…

    Peinture: Hermann Hesse.

  • L'amour fou du vieil Hodler

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    Merveille de reconnaissance lucide que la «Lettre à Ferdinand Hodler» de Daniel de Roulet, qui éclaire les relations fécondes de l’artiste avec sa maîtresse Valentine, le disculpant d’avoir fait de celle-ci un objet. Un livre ancré dans une histoire généreuse de la Suisse créatrice, dans la filiation d’un Alfred Berchtold qui avait bien perçu les multiples aspects, conventionnels ou novateurs, de celui qu’Apollinaire considérait comme «l'un de plus grands peintres de cette époque»...
     
    J’ai beau me lever tous les matins devant un Hodler au naturel – nos fenêtres donnant sur le Léman grande largeur sur fond de montagnes savoyardes –, jamais je n’aurai confondu, comme la photographie y dispose, le sujet de ce paysage et ce qu’en a fait l’un des plus grands peintres paysagistes du XXe siècle, jusqu’aux limite de l’abstraction lyrique.
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    La piquante Parisienne Valentine Godé-Darel, modèle et maîtresse de l’artiste déjà sexagénaire, eut beau asticoter celui-ci en lui lançant qu’il n’était «bon qu’à ça», peindre des lacs: sans doute se doutait-elle, plus futée que l’épouse légitime de l’artiste, que les 74 tableaux toiles et plus de 240 dessins qu’il lui consacra dans le feu de sa passion vaudraient autant sinon plus, aux yeux de la postérité, qu’un lac ou qu’un parfait triangle montagneux comme le Niesen maintes fois représenté.
    De fait, les portraits de Valentine, jusque sur son lit de mort, constituent bel et bien l’un des sommets de l’art de Ferdinand Hodler, tant pour l’émotion qui s’en dégage que pour l’incomparable grâce de ses traits et la liberté de son expressionisme polychrome.
    D’aucuns ont parlé de morbidité ou de voyeurisme à propos de la «série», dont la croissante intensité tragique me semble au contraire sublimée par la pureté de la représentation, comme il en va du Christ au tombeau de Hans Holbein le jeune, au musée de Bâle, dont le prince Mychkine, dans L’Idiot de Dostoïevski dit qu’il serait «capable de vous faire perdre la foi».
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    A l’opposé de toute enjolivure factice, Ferdinand Hodler a dit la vérité dans son langage d’artiste, exprimant la vie tout en scrutant l’approche de la mort. Dans In memoriam, le plus incisif de ses récits, poignant par ce même souci de vérité, Paul Léautaud écrivait, au chevet de son père mourant, qu’il regardait celui-ci «décéder un peu plus», et l’on pourrait conclure au sarcasme, mais non: son attention vibrait au contraire d’émotion retenue, comme n’a sans doute cessé de vibrer le cœur de Ferdinand au chevet de Valentine qu’il assista fidèlement jusqu’au bout de sa nuit.
     
    Une histoire d’amour à rebondissements
    Daniel de Roulet avait cinquante ans quand il a publié son premier livre, A nous deux Ferdinand, dont la couverture était ornée, déjà, d’un portrait de Valentine Godé-Darel à l’agonie.
    «Valentine tourne vers vous des yeux implorants», écrit-il aujourd’hui. «Son visage est déjà cadavérique, vous y avez mis un vert cruel. J’ai appris par la suite que vous l’aviez peinte et dessinée plusieurs centaines de fois. Vous l’avez veillée, surveillée, aimée. Vous scrutiez l’avancement de la maladie sur sa bouche, sur ses mains dans le désordre des draps. Vers la fin, vous vous rendiez chaque jour de Genève à Vevey avec votre paquetage de peintre. Je ne connais pas d’attitude plus honnête pour un artiste que cette opiniâtreté: se confronter à une vie qui s’éteint.»
    Anecdote familiale touchante: lorsque la mère de Daniel de Roulet, qui peignait elle aussi, a vu la couverture du premier livre de son fils, en mars 1992, elle lui a fait cadeau d’un grand dessin de femme nue signé des initiales F.H., qui ne pouvait être que Valentine; et plus tard la mère de l’écrivain, rejoignant le goût nuancé de son fils, lui dira, évoquant les trop fameuses peintures «historiques» de l’artiste national: «Hodler s’est ridiculisé avec ces grands sujets, mais s’est sauvé en osant nous dire en face à quoi ressemble un amour qui transcende la mort».
    Or, après l’enterrement de Valentine à Vevey, en 1915, c’est la grand-mère de Daniel de Roulet qui remarquera: «Plus tard, quand on a su que Hodler avait passé tant de mois au chevet de son amie pour l’accompagner et la peindre, on a compris qu’il avait anticipé son deuil, pris congé d’elle, image par image. Il pouvait signifier que la mort de Valentine, il l’avait vécue avec elle et que maintenant il essayait de reprendre gout à sa vie finissante»…
    En rude contraste avec ces appréciations si sensibles, Daniel de Roulet rappelle quelle «analyse mesquine», mal étayée et fondée sur des préjugés féministes primaires la professeure zurichoise Elisabeth Bronfen a instruit le procès de l’artiste en 1992 (dans Over her dead body) au prétexte qu’il se servait de la souffrance de Valentine sans en rien faire éprouver – contre toute évidence !

    Où le romancier ajoute ses nuances et détails

    Vingt-cinq ans après son premier livre, Daniel de Roulet adresse donc une Lettre à Ferdinand Hodler beaucoup plus circonstanciée, nourrie de nombreux éléments biographiques précis (notamment tirés des 180 cahiers de notes prises auprès du peintre par le jeune Hans Mühlestein, son premier biographe), éclairant les tenants d’une vie tôt marquée par la mort (Ferdinand perd son père à cinq ans, sa mère à quatorze ans et aucun de ses nombreux frères n’atteindra sa majorité…), laquelle baignera de son ombre son premier chef-d’œuvre, La Nuit, interdit d’exposition par les calvinistes autorités genevoises mais scellant une première renommée internationale.
    Dans la foulée, l’image d’un peintre officiel traitant les grands sujets historico-militaires en «helvétiste» pompier, qui a longtemps prévalu aux yeux de notre génération d’après-guerre, en prend un sérieux coup. D’abord parce que l’artiste, comme on le voit dès ses premiers autoportraits, n’avait rien d’un faiseur conformiste, même s’il sacrifiait à un reste d’académisme d’époque, évoluant ensuite à l’unisson des tendances du tournant du siècle, du Jugendstil à la Sécession.
    Ensuite du fait de son indépendance de créateur en butte aux philistins en place, de tel directeur de musée zurichois montant une cabale contre lui à la gendarmerie critique d’une illustre gazette zurichoise distillant sa haine bourgeoise traditionnelle de toute tête qui dépasse…
    En romancier, Daniel de Roulet imagine une première rencontre du peintre sexagénaire, à Paris où sa femme légitime l’a pressé d’aller recevoir la Légion d’honneur qui lui a été décernée, avec la belle Parisienne qui s’offre d’emblée en modèle avant de s’établir à Genève pour de plus intimes relations, non sans heurts.
    Finement, l’écrivain traite à sa façon, joliment romantique parfois, des épisodes avérés qui mêlent la romance d’amour aux péripéties du siècle. Valentine y apparaît en femme sensible et intelligente, qui se rebiffe au moment où elle apprend que son Ferdi, Président des peintres et sculpteurs helvètes, regimbe à recevoir des femmes artistes. Alors d’exploser: quoi donc, je pose, tu me peins, tout juste si je ne suis pas ta potiche ou ta sainte Victoire de chair, et tu interdirais l’entrée de ta société aux talents de mon sexe, non mais!
     
    Berchtold.jpgOù Daniel de Roulet, après Alfred Berchtold, fait office de passeur…
    Si Daniel de Roulet possède, sur son mur, un nu de Valentine signé F.H. que lui a offert sa mère, j’ose dire que je n’ai rien à lui envier avec, sur nos murs, une toile magnifique de Karl Landolt, émule fameux de l’immense Hodler, que m’a offerte le plus grand historien suisse de notre temps (au moins 1m99), à savoir Alfred Berchtold qui me remerciait, avec cet inestimable cadeau, des entretiens qu’il m’a accordés, publiés sous le titre de La passion de transmettre et parus en 1997 à La Bibliothèque des arts.
    Dans un ouvrage monumental et passionnant, intitulé La Suisse romande au cap du XXesiècle, paru en 1963 chez Payot, Alfred Berchtold a parlé de la peinture d’Hodler, du personnage et du portraitiste de Valentine, avec la même intelligence critique, le même tact, la même justesse qui caractérisent la Lettre à Ferdinand Hodler de Daniel de Roulet.
    Or, dans la «prison cinq étoiles» qu’il occupe toujours à l’EMS genevois Eynard-Fatio, Alfred Berchtold, jeune homme de 92 ans, reçoit ses visiteurs sous l’autoportrait d’un certain Ferdinand Hodler...
    Pour notre part, nous n’en finissons pas de contempler les couleurs lumineuses de la toile de Karl Landolt, qui font écho aux lumineuses couleurs de son génial aîné, et tout est bien à l’enseigne de la beauté du monde et de la passion transmise…
     

  • De la vie des gens

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    L'humanité profonde de William Trevor, modulée par ses nouvelles.
     
     
    Il est peu d’écrivains contemporains qui, autant que William Trevor, parviennent à capter tout ce qui fait le sel et le miel, la douleur et la dérision, le tragique et le comique de la vie. Sans hausser jamais la voix ni forcer le ton, sans noircir le tableau du monde actuel ni l’édulcorer non plus, le romancier et nouvelliste irlandais est une sorte de météorologue des sentiments et des pulsions d’une prodigieuse porosité, qui ne se contente pas d’observer ses semblables mais s’ingénie, le plus souvent, à ressaisir des mentalités ou des situations à valeur représentative. Que ce soit dans les grandes largeurs du roman, comme se le rappelle le lecteur d’En lisant Tourgueniev (désarrois d’une femme hypersensible en milieu bigot-alcoolo d’Irlande profonde), de Ma maison en Toscane (séquelles d’un attentat terroriste vécues par quelques victimes) ou de Lucy (désespoir d’un couple fuyant au bout du monde après la mort de leur enfant, que le père finira par retrouver), ou dans la forme plus dense et ramassée de la nouvelle, William Trevor, à la manière d’un Tchekhov contemporain - sa perception des changements de mentalité récents, entre autres phénomènes d’acculturation, est unique -, détaille la détresse des individus les moins aptes à se défendre (souvent femmes ou enfants), en butte à la grossièreté, à la cruauté, à l’injustice ou à la simple imbécillité.
    C’est par exemple, dans Foyers brisés, l’une des onze nouvelles de L’Hôtel de la Lune oisive, le choc de deux mondes incarnés, respectivement, par une très vieille dame toute paisible en dépit du long chagrin qu’elle traîne depuis la mort de ses deux fils à la guerre, et par un groupe d’ados effrénés (ils ont l’excuse d’être sans foyers) que lui envoie, pour repeindre sa cuisine (la dernière chose qu’elle désire), un prof barjo tout imbu d’humanitarisme qui impose despotiquement sa vision des “relations intercommunautaires”. Autant qu’un Tchekhov, William Trevor se défie des battants et des arrogants de la nouvelle société, tel ce couple d’arrivistes, dans la nouvelle éponyme, qui font irruption, à la faveur d’une panne, dans la vie finissante de deux braves vieillards hospitaliers auxquels il font valoir la nécessité de rentabiliser leur domaine, quitte à les éjecter. Jamais Trevor ne s’exprime en sociologue ni en théoricien de la psychologie, mais ses nouvelles foisonnent néanmoins d’observations aiguës sur une société déshumanisée, atomisée, “branchée à mort” et non moins vivante, pleine de gens auxquels on a envie de sourire malgré tout, jusqu’au gros con de boucher de Choisir entre deux bouchers, redoutable portrait d’un père faraud et nul vue par son fils de sept ans...
    S’il montre en général de la compassion, étant entendu que la bêtise ou la méchanceté ne sont souvent que les contrecoups de vies disgraciées, Trevor ne transige pas en revanche devant le cynisme ou l’absence de respect humain. La plus saisissante illustration en est donnée dans une nouvelle noire à souhait, C’est arrivé à Drimaghleen, où l’on voit une fois de plus deux univers sociaux antinomiques se percuter: ici la vieille Irlande rurale et le journalisme à sensation. Au lendemain de la mort tragique de leur fille, massacrée par son petit ami qui s’est fait justice après avoir fusillé sa mère jalouse, les Mc Dowd, paysans un peu frustes, se voient traqués par la journaliste Hetty Fortune et un collègue non moins avide de retracer la “story” de manière plus saignante et “parlante” dans leur magazine à scandale. Anecdote policière ? Bien plus que cela: plongée soudaine dans les aléas abjects du vampirisme médiatique.
    Jusque dans les situations les plus scabreuses (car il a le sens, comme un Reiser, en plus distingué, du tragi-grotesque des vies les plus banales), Trevor se garde de juger, de moraliser, de railler ou de sangloter entre les lignes. Il regarde la vie comme elle est, sans dorer la pilule. Mais son regard est plein d’humanité, et lire Trevor a cette vertu rare, en définitive, de nous rendre à notre tour un peu plus poreux et donc plus humains...
     
    William Trevor. Hôtel de la lune oisive. Traduit de l’anglais par Katia Holmes. Phébus, 230p.

  • Soljenitsyne contre l'Empire

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    Une mise en garde prémonitoire du vieux sage
    (La question de l’Ukraine vue par Soljénitsyne en 1990)
    Immédiatement après la chute du mur de Berlin en 1989 Soljénitsyne publia un livre intitulé : Comment réaménager notre Russie, réflexions dans la mesure de mes forces. Nous reproduisons ici deux passages de ce livre paru en français chez Fayard en 1990.
    Dans le premier passage intitulé Adresse aux Grands-Russiens, Soljenitsyne prend énergiquement position contre ce retour à l’empire qui semble bien être la politique de Vladimir Poutine en ce moment.
    Dans le second passage, intitulé Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses, il soutient que les liens de la Russie avec ces deux régions sont si profondément enracinés dans l’histoire, qu’il serait regrettable qu’ils se brisent. Tout en reconnaissant que la Russie a beaucoup de choses à se faire pardonner par l’Ukraine, en particulier la catastrophe nucléaire de Tchernobyl et tout en admettant que la Russie devrait respecter la volonté populaire des Ukrainiens, Soljénitsyne fait une mise en garde qui jette une lumière singulière sur les événements actuels : «Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.»
    "Adresse aux Grands-Russiens
    Au début de ce siècle, notre grand esprit politique S. Kryjanovski voyait déjà que « la Russie de souche ne dispose pas d'une réserve de forces culturelles et morales suffisante pour assimiler toutes ses marches. Cela épuise le noyau national russe ».
    Or cette affirmation était lancée dans un pays riche, florissant, avant que des millions de Russes soient fauchés par des massacres qui, loin de frapper aveuglément, visaient à anéantir le meilleur de notre peuple.
    Elle résonne aujourd'hui encore mille fois plus juste: nous n'avons pas de forces à consacrer aux marches, ni forces économiques ni forces spirituelles. Nous n'avons pas de forces à consacrer à l'Empire ! Et nous n'avons pas besoin de lui : que ce fardeau glisse donc de nos épaules ! Il use notre moelle, il nous suce et précipite notre perte.
    Je vois avec angoisse que la conscience nationale russe en train de s'éveiller est, pour une large part, tout à fait incapable de se libérer du mode de pensée d'une puissance de grande étendue, d'échapper aux fumées enivrantes qui montent d'un empire : empruntant aux communistes la baudruche d'un « patriotisme soviétique » qui n'a jamais existé, ils sont fiers de la« grande puissance soviétique » — cette puissance qui, sous le porcin Ilitch* Deux (Brejnev), n'a su qu'engloutir les restes de notre productivité dans des armements sans fin et totalement inutiles (que nous sommes en train de détruire purement et simplement), et nous déconsidérer en nous présentant à la planète entière comme de féroces prédateurs à l'appétit sans limites, alors que nos genoux tremblent et que nous sommes prêts à tomber de faiblesse. C'est là un gauchissement extrêmement pernicieux de notre conscience nationale. « Malgré tout, nous sommes un grand pays, partout on tient compte de nous » : alors que nous sommes à l'agonie, c'est avec cet argument-là qu'on soutient encore, envers et contre tout, le communisme. Le Japon a su, lui, se faire une raison, renoncer à toute mission internationale et aux aventures politiques alléchantes : aussitôt, il a repris son essor.
    Il faut choisir clair et net: entre l'Empire, qui est avant tout notre propre perte, et le salut spirituel et corporel de notre peuple. Tout le monde sait que notre mortalité augmente et excède les naissances : à ce train-là, nous allons disparaître de la surface de la Terre ! Conserver un grand empire signifie conduire notre propre peuple à la mort. A quoi sert cet alliage hétéroclite ? A faire perdre aux Russes leur identité irremplaçable ? Nous ne devons pas chercher à nous étendre large, mais à conserver clair notre esprit national dans le territoire qui nous restera.
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    Adresse aux Ukrainiens et aux Biélorusses
    Je suis moi-même presque à moitié ukrainien et c'est entouré des sons de la langue ukrainienne que j'ai commencé à grandir. Quant à la douloureuse Russie Blanche, j'y ai passé une grande partie de mes années de front et j'ai conçu un amour poignant pour la pauvreté mélancolique de sa terre et la douceur de son peuple.
    Ce n'est donc pas de l'extérieur que je m'adresse aux uns et aux autres, mais comme l'un des leurs.
    Notre peuple n'a été, du reste, séparé en trois branches que par le terrible malheur de l'invasion mongole et de la colonisation polonaise. C'est une imposture de fabrication récente qui fait remonter presque jusqu'au IXe siècle l'existence d'un peuple ukrainien distinct, parlant une langue différente du russe. Nous sommes tous issus de la précieuse ville de Kiev « d'où la terre russe tire son origine », comme le dit la Chronique* de Nestor, et d'où nous est venue la lumière du christianisme. Ce sont les mêmes princes qui nous ont gouvernés : Iaroslav le Sage répartit entre ses fils Kiev, Novgorod et toute l'étendue qui va de Tchernigov à Riazan, Mourom et Béloozéro ; Vladimir Monomaque fut en même temps prince de Kiev et de Rostov-Souzdal ; et la même unité se reflète dans les fonctions des métropolites. C'est le peuple de la « Rous » de Kiev qui a créé l'État de Moscovie. Englobés dans la Lituanie et la Pologne, Blancs-Russiens et Petits-Rusiens restèrent conscients de leur identité russe et luttèrent pour n'être ni polonisés ni catholicisés. Le retour de ces terres dans le sein de la Russie fut senti par tout le monde, à l'époque, comme une Réunification.
    Oui, cela fait mal et honte de se rappeler les oukases du temps d'Alexandre II (1863, 1876) interdisant la langue ukrainienne d'abord dans le journalisme, puis également dans la littérature de ces aberrantes ossifications qui, frappant la politique du gouvernement comme celle de l'Église, préparèrent la chute de l'ancien régime russe.
    De son côté, la Rada* au socialisme brouillon qui apparut en 1917 fut constituée par un accord entre hommes politiques, et non élue par le peuple. Et lorsque, renonçant à l'idée d'une fédération, elle proclama que l'Ukraine sortait du sein de la Russie, elle le fit sans consulter l'ensemble de son peuple.
    J'ai déjà eu l'occasion de répondre aux nationalistes ukrainiens émigrés qui s'emploient à faire accroire à l'Amérique que « le communisme est un mythe et que ce ne sont pas les communistes, mais les Russes qui veulent s'emparer du monde entier » (oui, oui, les « Russes » ont déjà mis la main sur la Chine et le Tibet, c'est écrit depuis trente ans dans une loi votée par le Sénat américain). Un mythe, le communisme ? Un mythe dont Russes et Ukrainiens ont, les uns comme les autres, éprouvé physi¬quement la réalité, à partir de 1918, dans les geôles de la Tchéka. Un mythe qui, dans la vallée de la Volga, a réquisitionné jusqu'au dernier grain gardé pour la semence et a livré vingt-neuf gouvernements* russes à la famine mortelle de 1921-1922. Un mythe qui a perfidement précipité l'Ukraine dans la famine tout aussi impitoyable de 1932-1933. Et, alors quenous avons subi ensemble, sous le joug des communistes, la même collectivisation au knout et au fusil, se peut-il que ces sanglantes souffrances ne nous aient pas unis ?
    En Autriche, en 1848, les Galiciens appelaient encore « russe » leur conseil national : « Holovna Rousska Rada ». Mais par la suite, dans la Galicie coupée du reste de l'Ukraine, on vit naître et se développer — non sans que l'Autriche y mît secrètement la main — un ukrainien déformé, farci de mots allemands et polonais, qui n'était plus la langue du peuple, ainsi que deux tentations : celle de faire oublier leur langue aux Russes des Carpates, et celle d'un séparatisme ukrainien radical, le même qui inspire actuellement aux chefs de l'émigra¬tion ukrainienne tantôt des boniments de camelot ignorant : saint Vladimir « était ukrainien ! », tantôt des cris de fou furieux : « Vive le communisme, pourvu que périssent les moskals* ! »
    Comment pourrions-nous ne pas partager la douleur des Ukrainiens devant les tourments endurés par leur pays sous le régime soviétique ! Mais pourquoi aller si loin et vouloir tailler dans la chair vive (en emportant dans le même morceau ce qui n'a jamais été la vieille Ukraine, comme la « Plaine* sauvage » des nomades — devenue la Nouvelle-Russie —, ou la Crimée, le Donbass et un territoire qui va presque jusqu'à la mer Caspienne) ? Et si l'on invoque « l'autodétermination de la nation », alors c'est la nation elle-même qui doit fixer son destin. La question ne saurait être réglée sans une consultation du peuple tout entier.
    Détacher aujourd'hui l'Ukraine, ce serait couper en deux des millions de familles et de personnes, tant la population est mélangée ; des provinces entières sont à dominante russe ; combien de gens auraient du mal à choisir entre les deux nationalités ! combien sont d'origine mêlée ! combien compte-t-on de mariages mixtes que personne ne considérait jusqu'ici comme tels ! Dans l'épaisseur de la population de base, il n'y a pas la plus petite ombre d'intolérance entre Ukrainiens et Russes.
    Frères ! Ce cruel partage ne doit pas avoir lieu ! C'est une aberration née des années de communisme. Nous avons traversé ensemble les souffrances de la période soviétique : précipités ensemble dans cette fosse, c'est ensemble que nous en sortirons.
    En deux siècles, quelle multitude de noms éminents à l'intersection de nos deux cultures ! Selon la formule de M.P. Dragomanov : « Inséparables, mais aussi immélangeables. » La voie doit être ouverte toute grande à la culture ukrainienne et biélorusse non seulement sur le territoire de l'Ukraine et de la Russie Blanche, mais aussi, cordialement et joyeusement, sur celui de la Grande-Russie. Pas de russification forcée (mais pas non plus d'ukrainisation forcée, comme on en a connu à la fin des années vingt), un développement sans entraves de nos cultures parallèles, et la classe faite dans l'une ou l'autre langue au choix des parents.
    Bien entendu, si le peuple ukrainien désirait effectivement se détacher de nous, nul n'aurait le droit de le retenir de force. Mais divers sont ces vastes espaces et seule la population locale peut déterminer le destin de son petit pays, le sort de sa région, — et chaque minorité nationale qui se constituerait, à cette occasion, à l'intérieur d'une unité territoriale donnée, devrait à son tour être traitée sans aucune violence.
    Ce qui vient d'être dit s'applique également dans sa totalité à la Biélorussie, à cela près qu'on n'y a pas excité un séparatisme inconditionnel.Ceci enfin : nous devons nous incliner bien bas devant la Biélorussie et l'Ukraine pour l'immense malheur de Tchernobyl, provoqué par les arrivistes et les imbéciles du système soviétique, et le réparer comme nous pourrons..."
    (Ces citations ont été extraites et présentées par les collaborateurs du site Agora:

  • Un amour de tendre chair parmi Les flammes de pierre

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    images-12.jpegSi l’alpinisme n’a guère inspiré de chefs-d’œuvre, en matière littéraire, il compte nombre d’écrits très estimables, au nombre desquels le dernier roman de Jean-Christophe Rufin ajoute la dimension d’une belle initiation amoureuse.
    Les amateurs de littérature alpine en conviendront: alors que la mer a ses grands écrivains, du Melville de Moby Dick au Conrad de Typhon, et malgré le fait qu’un Ramuz ou un Giono touchent par la bande à l’univers montagnard : l’on ne saurait dire qu’un Roger Frison-Roche, malgré la qualité de son Premier de cordée, un Samivel en historien au grand talent d’aquarelliste, ou un Georges Sonnier non moins attachant, pas plus que les meilleurs alpinistes-écrivains - de Louis Lachenal et Lionel Terray à Gaston Rébuffat ou Walter Bonatti -, aient jamais atteint les sommets (!) de la littérature.
    Pardon aux passionnés d’alpinisme pour le tour un peu pédant de cette introduction, mais le thème n’est pas académique : il est abordé, dès les premières pages de Flammes de pierre de Jean-Christophe Rufin, par une cordée de grimpeurs en train d’escalader la filiforme Aiguille de la République, à l’aplomb de Chamonix, surplombant la mer de glace et face au plus flamboyant décor de pics (les Drus, les Grandes Jorasses et la Dent du Géant, notamment), et ça discute donc entre relais et rappels alors que la nuit tombe….
    Il y a là l’auteur lui-même, un certain Sylvain dont le nom est célèbre au titre d’étonnant voyageur, la descendante d’un Chamoniard fameux et leur guide qui se mêle avec fougue à la conversation, jusqu’au moment où ce début de récit, « juste sympa », se transforme, soudain en roman après l’apparition d’un personnage dont le regard fascine l’auteur, au prénom de Rémy. En fin de volume, Jean-Christophe Rufin dévoile un peu de ce qu’il doit, lui le grimpeur amateur, à deux de ses amis alpinistes de haut niveau (Philippe et Patrick Gabarrou, modèles des frères protagonistes du roman) et à Sylvain Tesson - cela pour ancrer la fiction dans la réalité, etc.
    Or ce Rémy, plus ou moins inspiré par le Patrick «réel», devient le protagoniste d’une double initiation, ou plus exactement d’une initiation à double «entrée», aux plaisirs de la montagne et aux délices et aux dangers de l’amour, ou inversement…
     
    Une Love story semée d’embûches…
    Avant de rencontrer Laure, Rémy était une sorte de guide play-boy frimeur et tombeur de clientes, style gigolo des cimes. Avec son frère Julien, ouvreur de voies de classe internationale, il alliait haute compétence technique et charme personnel, très beau mec et prônant la « montagne-plaisir ».
    Sur quoi paraît Laure, toute de beauté elle aussi et de grâce dans ses mouvements, mais à la fois distante, un peu mystérieuse et, contre toute attente, imposant son ascendant sur le joli macho, lequel reste certes initiateur en matière de virées alpines et de grimpe mais se trouve non moins «bluffé» par cette nouvelle amante à certains égards inatteignable (elle « fait » à Paris dans la haute finance ) qui éclipse toutes les autres et lui fait découvrir soudain ce que c’est que d’être amoureux et ce que c’est que d’être jaloux…
    Va-t-on basculer dans le genre du roman-photo à clichés « téléphonés » ? Ce serait mal connaître Jean-Christophe Rufin, dont ses lecteurs savent la profonde intelligence du cœur humain – acquise sur le terrain « humanitaire », précisément – et la générosité rayonnante, mais aussi la foncière santé et la lucidité, qui se manifeste ici par l’alternance des « minutes heureuses » passées en haute montagne – avec des évocations d’une plasticité remarquable, touchant à la poésie – et les malentendus cuisants et autres épreuves de la relation amoureuse. Un aspect très intéressant du roman tient alors au fait que la relation de Laure et Rémy s’affermit pour ainsi dire « par défaut », alors qu’il restent longtemps séparés, jusqu’à ce que la vérité de leurs sentiments triomphe de divers accidents, mais n’en disons pas plus…
     
    Au miroir de la montagne
    Comme il en va de la mer et du désert, la montagne, et plus spécifiquement l’alpinisme classique - même si la grimpe extrême en participe -, est un révélateur à de multiples égards, de la montagne-beauté à la montagne-péril, la montagne-défi ou la montagne-conso, la montagne des gens qui y vivent et celle qu’ont «inventée» les Anglais (entre autres) ou que visitent les Japonais – tout cela que le roman de Jean-Christophe Rufin évoque sans disserter, par le truchement de personnages très bien campés. Un moment très significatif : quand Rémy, autocentré jusque-là comme souvent les cracks monomaniaques, se reproche de rester cloîtré dans sa haute vallée et décide de surprendre Laure à Paris, jusqu’à être tenté de s’y installer.
    Pour Laure, que Rémy assimilait d’abord aux belles bourgeoises parisiennes en mal d’extases ou de frissons alpins, et qui sort en réalité d’un milieu modeste, la montagne est la prolongation des défis sociaux qu’elle a dû relever en tant que femme ; et d’autres personnages modulent d’autres façons de « vivre » la montagne, dont la présence parfois écrasante (entre tempêtes subites et chutes de pierre) est rendue avec beaucoup de force par l’écrivain.
     
    Bref, avec le clin d’œil des connaisseurs qui feront remarquer à Jean-Christophe Rufin qu’on ne peut voir les Aiguilles dorées du seuil du refuge d’Orny (mais la confusion des noms, s’agissant de la cabane du Trient, est peut-être un autre clin d’œil de l’auteur lui-même...), la lecture de Flammes de pierre est un vrai bonheur immédiat, fort d’une très riche psychologie et d’une connaissance éprouvée du double sujet traité, ouverte ensuite à la réflexion autant qu’à la rêverie – miroir et fenêtre sur le monde.
    Jean-Christophe Rufin, Les Flammes de pierre. Gallimard, 355p. 2021.