En lisant La chasse au cerf de Romain Debluë.
Paul Savioz est un jeune Helvète débarqué à Paris après un début d'études de lettres à Lausanne. Insatisfait de celles-ci, il opte, en Sorbonne pour l'Histoire, plein d'espérances bientôt refroidies en dépit de la présence d'un prof hors norme. Mais dès le premier jour, sa rencontre de Justin l'étudiant en philo qui crèche à côté de sa thurne de la rue du Bac, et de la tourbillonnante Marion, compagne parisienne de celui-ci, est marquée par d'immédiats et passionnés échanges. Sur quoi son voisin d'en dessous, épais bourgeois qui gagnera peut-être à être connu et l'a entendu jouer de son violon, le presse de remplacer le prof absent de son jeune Christophe, atteint d'une leucémie. Or voici ce qu'on lit aux pages 112 à 114 de La Chasse au cerf:
"Remonté là-haut, dans son appartement qui avait pour plafond les toits, et pour plancher le plafond des Odier, Paul Savioz demeura pour un long temps assis dans son canapé, sans pensée nette et tout empli d’une perplexité mêlée d'effroi. Bêtement, il ne parvenait d’abord à fixer son esprit que sur une chose : la sonate nommé par Jeanne Odier, dont le premier thème dominait, très au-dessus le chaos obscur qui règnait dedans son crâne. Bien sûr, il avait fini par accepter l’offre ; et le voilà donc professeur privé de violon du jeune et grave Christophe, qu’il n’avait point encore pu rencontrer, appointé grassement pour cette tâche, dont il devrait s’acquitter au rythme de deux heures par semaine. Morne, et vastement avachi, il sentit en lui se former, au milieu des mélodies de Mozart, une angoisse inexorable. Et si l’enfant venait à mourir ? Et si lui n’était pas à la hauteur ? Et s'il allait ainsi gâcher les derniers bonheurs des derniers mois de ce gosse infortuné ? D’appréhension, il se redressa sur son séant, et se redressant d’un coup trop sec, il se mordit la lèvre au sang. Du dos de la main, il s’essuya, laissant près de son poignet une petite tache pourpre, qu’il considéra longuement. Enfin, il eut un ricanement bref, et récita : "L’Étoile s'élargit lentement, et Kanut, / la tâtant de sa main de spectre, reconnut / Qu’une goutte de sang était sur lui tombée". De son pouce auparavant léché, il frotta la trace rouge ; elle disparut, et lui de constater : "J’aurais pu choisir Macbeth aussi…" Il prit un temps de réminiscence, rassembla quelques souvenirs épars, et déclama en se frottant à nouveau sa main désormais propre : "Out, damned spot ! out, I say ! What, will these hands ne'er be clean ?" Revivifié quelque peu, il put commencer de voir en face sa situation neuve. Il songeait au saisissant courage de cet enfant qui apprenait que soudain sa vie n’était plus une évidence, et décidait de persévérer dans le travail du violon, souvent ingrat, souvent pénible, alors qu’il eût été si simple pour lui de tout envoyer valser au diable, et de se prostrer devant la télévision en attendant ou la guérison ou la mort. Aurait-il eu, lui Paul, cette résolution à son âge ? Il en doutait fort. À nouveau, mais sans succès, il tenta de se figurer la réaction qui eût été la sienne, en semblables circonstances. Et aujourd’hui ? Malade si gravement, lutterait-il ? Se résignerait-t-il ? Ignorance profonde ! Et quel surplus de science sur soi-même avait cet enfant, qui se connaissait dans l’adversité la pire, et s’était découvert un cœur ferme infiniment. Lui, il savait sa bravoure , même s'il n’en avait peut-être pas, comme tel, encore conscience. Paul, en revanche, vivait avec l’incertitude de sa vaillance. Son existence, telle que traversée jusques alors, pouvait être aussi bien être celle d’un couard, que celle d’un héros. À nul instant de sa vie, dont le cours rectiligne n’avait jamais sinué au bord de l’abîme, il n’avait été sommé par les événements de choisir entre ces deux voies, qui demeuraient toujours devant lui, comme des chemins encore à emprunter, ou à n'emprunter pas. "Tout homme, déclarait Aristote, sait qu’il va mourir ; mais tant que ce n’est pas imminent, aucun ne s’en soucie. " Mais d’abord : devant quoi trembler ou ne pas trembler ? Comment avait-on présenté la mort soudain le menaçant au jeune Christophe ? Et à lui-même, quoi lui aurait- on dit ? Et désormais, s'il se découvrait proche de l’expiration, que croirait-il distinguer parmi les ombres montantes, au-devant de lui, dans le grand crépuscule où le regard erre lamentablement ? Il avait appris de Lucrèce que nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, et certes c’était la maxime aussi admirablement ciselée que confortable; mais il comprenait maintenant que la mort n’est pas ma mort, et que si, peut-être, la mort peut nous être rien, si elle est triomphe du néant, ma mort n’en demeure pas moins un coup d’œil porté de l’abîme sur moi,– et à ce titre, rien ne me concerne plus qu’elle. Le jeune historien se débattait, comme il pouvait, dans ces considérations qui germaient en lui, et croissaient, à la manière de plantes sauvages, dans un fouillis de feuilles, de tiges et d'épines. Son esprit, sciemment, avait été abandonné en friche par sa génération, et quelques précédentes : l’on avait conspiré pour qu’il n'y crût que le chaos, et que la végétation de ses idées fût si compliqué, si intriquée, qu’il fût impossible d’y voir jamais se développer ni la moindre fleur, ni le moindre fruit. Ainsi peut se concevoir l’âme d’un jeune homme né au siècle d’après tout : comme un palais de cristal, lointain, à peine encore visible pour les vues les plus perçantes, pris dans un enchevêtrement impénétrable de ronces et de liane, de branches et de broussailles,– et le monde alentour encourageant à l’épaississement incessant de cette silve enténébrée.
Il ne faut point s'en étonner. Paul Savioz, en effet, était né parmi ces générations qui se pressent, éperdus et hagardes, au bord du précipice des derniers âges, et dont la masse effondré vers l'abîme fait monter au ciel abandonné des vacarme de catafalque. Générations d’après tout, pour qui la vérité n’est plus une évidence, pour qui le bien et le mal ne sont plus des certitudes, et pour qui la beauté est affaire de configurations hypogastriques..."
Romain Debluë. La chasse au cerf. Editions de l'Aire, 1044p. 2023.