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Dits de l’émerveillé



Avec François Cheng, à propos de L'Eternité n'est pas de trop

"Sans le vrai deux il n'y a pas de vrai trois"

Il est certaines rencontres durant lesquelles les heures semblent se dilater ou se parer d’une sorte d’aura, et tel est le sentiment profond que j'aurai éprouvé en passant, l’autre jour, un après-midi de plénitude avec François Cheng, assis sur de mauvaises chaises dans une salle froide entourée de gens bruyants, mais comme hors du temps, ou plutôt au coeur du temps, dans sa palpitation mêlée de violence et de douceur, où l’ombre le dispute à la lumière.

De fait, le poids du monde et la légèreté de l’être marquent immédiatement, sans la moindre pose, la conversation de cet homme qu’on sent à la fois délicat à l’extrême et habité par une grande force intérieure, dont l’enfance fut marquée par les horreurs de la guerre et qui connut l’«enfer parisien», selon l’expression de Rilke, du dénuement et de la solitude, avant de faire un beau chemin de lettré et de poète, puis de romancier capable d’exprimer à la fois les nuances les plus subtiles de l’émotion et les pulsions parfois terrifiantes de la brute humaine.

«Ce qui m’occupe essentiellement dans L’éternité n’est pas de trop, c’est la passion. Et ce que je veux dire, c’est que la vraie passion relève de l’esprit. Elle est certes fondée sur les sens et les sentiments. Mais celui qui reste à ce niveau purement biologique tourne en rond et se dessèche. Quand la passion relève de l’esprit, c’est l’ouverture continuelle. Pourquoi ? Parce que la possibilité d’échange entre le masculin et le féminin est le plus grand don qui nous ait été offert par la Création. Tous les autres types de dialogues relèvent d’ailleurs de cette relation, y compris chez les mystiques qui dialoguent avec Dieu, ou chez les artistes qui dialoguent avec la nature. Un cynique pourrait nous dire que le rapport masculin-féminin n’est qu’une nécessité liée à la procréation, mais je crois que c’est faux. Parce que l’homme est devenu un être de langage, qui est un miracle de la création. Le rapport entre masculin et féminin offre alors un dialogue sans fin, fondé sur un désir toujours renouvelé et encore amplifié par l’inaccessibilité. Comme on ne peut jamais atteindre tout à fait l’autre, le dialogue est d’autant plus infini. L’homme et la femme sont deux êtres finis, mais qui s’engagent sans cesse dans la voie de l’infini.»

Sublimités éthérées que ces propos ? Au contraire: ce qui saisit à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est son ancrage physique dans le concret et le sensible, d’où rebondissent ses échappées vers les hauteurs. Disciple de Rilke, sur les traces duquel il est allé se recueillir quelque temps, dans un chalet-hôtel en face de Rarogne - Rilke qu’il affirme un «poète de l’être» comme il se définit lui-même -, François Cheng dit qu’il est devenu un «pèlerin de l’Occident».

Lorsque, boursier de dix-neuf ans et ne sachant pas un mot de français, il débarqua à Paris le premier jour de 1949, le jeune Cheng connaissait déjà parfaitement les littératures européennes. C’est cependant après des années de vraie «galère» que le futur traducteur chinois des plus grands poètes français contemporains, allait se faire connaître, dans les années 70, par deux ouvrages portant, respectivement, sur L’Ecriture poétique chinoise (Seuil, 1977) et sur Vide et plein, le langage pictural chinois (Seuil, 1979), précédant divers livres d’art de haute tenue, notamment consacrés à la peinture de Shitao. Or on relèvera, dans la foulée, que c’est bel et bien en «pèlerin de l’Occident» que François Cheng s’est fait passeur d’Extrême-Orient; et par exemple en remontant aux sources de la Renaissance italienne qu’il a redécouvert celles, bien antérieures, de la peinture chinoise.

«C’est en approchant la meilleure part d’une autre culture que vous découvrez votre propre meilleure part. D’où la nécessité de l’échange. Toute culture qui se replie sur elle-même se meurt. Vous connaissez bien vous-mêmes, en Suisse, ce danger. A ce propos, je me rappelle que Romain Rolland, dans Jean-Christophe, imaginait l’avenir de l’Europe des cultures à partir du modèle helvétique. Plus l’autre est riche, plus je m’enrichis moi-même, et plus je suis à même d’enrichir ensuite les autres.»

«Dans ce mouvement d’échange, poursuit François Cheng, je crois que la Chine peut amener quelque chose à l’Occident avec son intuition ternaire. L’Occident a privilégié la logique duelle, ce qui constitue sa grandeur. Cette séparation du sujet et de l’objet fut sa démarche originale. Cela étant, maintenant qu’on a conquis la matière et le monde entier, il est peut-être temps de valoriser la dimension ternaire. La Chine n’a peut-être pas assez privilégié le deux, qui représente le droit, le respect de l’autre, la démocratie et la liberté. Or sans le vrai deux, il n’y a pas de vrai trois. Ce qui est important à l’instant, dans notre conversation, ce n’est pas chacun de nous: c’est ce qui a pu avoir lieu, qui nous dépasse l’un et l’autre pour donner cette nouvelle expression de l’être - une rencontre et une conversation.»

Evoquant l’avenir de son pays, où il n’est revenu que dans les années 8o, après la tragédie sanglante de la Révolution culturelle, François Cheng refuse d’envisager la rencontre de la Chine et de l’Occident en termes de relation «duelle».

«Il faut que chacun dépasse les idées préconçues qu’il a de l’autre. Non, la Chine n’est pas le monde monolithique et fermé, voire agressif, que se figurent certains Occidentaux. Non, l’Occident n’est pas réductible au culte du profit. Certes, la Chine actuelle est gangrenée par la corruption, mais ce n’est pas toute la Chine. Comme à d’autres époques, le meilleur de la Chine a conscience de sa faiblesse et sait que c’est dans le dialogue avec l’Occident qu’elle peut se régénérer et lui apporter, aussi, quelque chose de sa propre richesse millénaire...»


Une passion qui survit au temps

L’époque est à l’obsessionnelle célébration de la jeune chair, dont les dialogues débiles du Loft illustrent, pour le pire, la pauvreté des échanges. Autant dire que le roman d’un amour empêché, qui devient passion sur le tard, et sans union charnelle consommée (quoique la fin reste ouverte), fait figure d’ouvrage à contre-courant.

Or ce qui saisit, à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est l’extraordinaire fraîcheur, et la plénitude sensuelle et spirituelle de cette histoire concentrant à la chinoise, à la fin de la dynastie Ming (XVIIe siècle), les deux passions contrariées de Roméo et Juliette et de Tristan et Yseut.

Trente ans après avoir échangé un regard amoureux avec la belle Lan-Ying, fille de riches bourgeois alors qu’il n’est lui-même qu’un pauvre musicien ambulant, Dao-sheng revient dans le bourg où, mariée contre son gré avec un seigneur local, Dame Ying dépérit. Sa qualité de médecin, acquise auprès des moines, permet à l’amoureux persistant d’approcher celle qui lui a été ravie (il a même été battu et a connu le bagne pour son audace), et de la guérir, au déplaisir ardent du seigneur jaloux, lequel mourra de rage mauvaise après avoir tenté d’étrangler sa femme redevenue trop belle à son goût.

Bien plus qu’un roman d’amour «sublimé», L’éternité n’est pas de trop est l’incarnation vivante - où les instances du mal sont aussi présentes que l’aspiration au dépassement -, d’une passion sublime, admirablement modulée, en un présent de l’indicatif qu’on dirait concentrer tous les temps verbaux, par l’écriture limpide et fruitée, énergique et poétique, d’un maître écrivain.

François Cheng. L’éternité n’est pas de trop. Albin Michel, 282p.

Images: calligraphies et peinture de Fabienne Verdier.

Commentaires

  • Je me le suis souvent dit, et je vous l'avoue enfin : je vous envie... Du moins, j'envie le métier que vous faites - métier qui, de l'extérieur, paraît absolument fantastique. Vous lisez, vous écrivez, vous rencontrez des écrivains, des éditeurs, des gens du monde des lettres, et en plus vous êtes payés pour tout ça ! Admettez qu'il y a de quoi être jaloux !... Moi qui saute de joie à l'annonce de la sortie d'un livre, et vous qui allez en rencontrer l'auteur...
    Bien sûr, ce métier, vous l'exercez avec passion (ou du moins c'est l'impression que l'on a), et vous avez travaillé pour y arriver.
    N'empêche que voilà, c'est pas juste !!!
    Mais je n'ai jamais pu supporter d'être passif dans ma jalousie. Par conséquent, je travaille beaucoup pour atteindre un jour cet objectif : ne plus avoir de raison de vous envier...

  • Mon pauvre Bruno, tu en as de la chance: non pas d'être envieux, parce que ce n'est pas du tout ton problème, mais d'avoir envie ! A cette époque de blasés, avoir envie à vingt ans est une bénédiction des dieux et compagnie ! Donc ne te fais pas de souci, continue d'être aussi jaoux que Dieu et ses anges quand ils nous voient vaquer à nos petites affaires (tu te rappelles Chute d'un saint de Buzzati, avec ce bienheureux qui tombe du ciel où il s'embête pour souffrir encore un peu sur terre...), et tu verras que tout s'arrangera. D'ailleurs ça peut se faire tout de suite: il suffit d'entrer dans le bac à sable. Il est interdit de fumer dans l'avion mais pas d'y construire des Taj Mahal et autres palais de Facteur Cheval de sable. Et puis tu sais que c'est encore plus injuste que ce que tu dis: car je suis payé pour m'amuser. Mes chers confrères le savent mais n'osent pas broncher parce qu'ils me savent protégé. De fait, je suis le dépositaire d'une Tradition de l'Entreprise: l'ancien PDG du Supergroupe qui se ruine à m'entretenir partage ma façon de vivre. Il a toujours feint d'apparaître aux séances et autres assemblées, sans cesser d'écrire en douce ou de s'adonner au jazz rythmé. C'est d'ailleurs un client de ce blog. Salut Boss, ça va les mots ce matin? Allez Bruno, encore un effort, viens donc jouer...

  • Constantin Von Meck, le metteur en scène le plus en vogue du IIIe Reich vient de quitter la chambre de son ex-femme, dans une maison de Draguigan au décor hollywoodien. La guerre commence à mal tourner pour les nazis. Le tournage de La Chatreuse de Parme, financé par la UFA, n'en continue pas moins dans cette France où les artifices du cinéma voilent artificiellement les horreurs de l'occupation.
    Constantin quitte donc la chambre de son actrice d'épouse pour se retrouver dans la sienne, où l'attend la belle Maud, une blondasse dont Constantin s'étonne toujours de lui faire si bien l'amour.
    Mais c'est surtout à Romano que cet égaré d'Hollywood dans les studios de Goebels voue une passion absolue. Pour éviter à son amour tzigane de tomber dans les griffes de la Gestapo, Constantin lui teint régulièrement les cheveux en blond. Sûr de son amour pour son ex-femme, conscient de son désir pour Maud, Constantin retrouve ces deux composantes auprès de Romano.
    Un magnifique roman d'amour. Une langue sage, limite précieuse, rendant plus savoureuse encore la liberté de ton d'une écrivain que je retrouve avec bonheur.
    J'allais oublier. Il s'agit de "Un sang d'aquarelle" de Sagan, publié en 1987. Une découverte faite au hasard, en fouillant un bac de livres à la Gare de Lyon avant de prendre le TGV pour Lausanne.

  • J'étais en train de lire le superbe Cézanne de Philippe Dagen lorsque je suis tombé sur la note de notre ami le Grec. Donc ça fait deux pistes à suivre pour ceux qui passent par là. Et voilà que m'arrive le nouveau roman d'Antonio Lobo Antunes, qui nous replonge dans la guerre en Angola déjà évoquée dans Le cul de Judas. De trois ! Et le nouveau Nothomb qui débarque à son tour, intitulé Acide sulfurique. De quatre ! N'en jetez plus mais pour commencer c'est une bonne idée en été, au bord des rivières ou en sirotant un diablo menthe: (re)découvrir Sagan...

  • ElGreco note "une écrivain" à propos de Sagan. Il a raison: on dit aussi: une enfant. Une écrivaine fait bas bleu et une écrivisse un peu péjoratif, non ?
    Ah mais quelle bonne nouvelle je viens de recevoir de notre ami Loïc: Matteo, actuellement en séjour à Salamanque, vient de recevoir un prix pour la nouvelle que JLK a publiée dans son blog. Mais ne la cherchez pas: elle n'y est plus. Il paraît qu'on a dû la retirer en attendant l'annonce officielle du palmarès....
    A part ça, merci à JLK de nous avoir signalé l'Espagne amoureuse de Michel del Castillo. Et bon voyage à Sofy qui vient de s'envoler pour Damas ! Jeunesse !

  • Quelques nouvelles de Mateo qui devraient vous intéresser Soledad: l'oiseau a paraît-il enchaîné nuit blanche et voyage en Andalousie (Séville et Grenade, 17h de car en tout), dont il est revenu avant hier soir en jurant que c'était sa dernière excursion "en troupeau". Un pigeon a travaillé des ailes jusqu'en Irlande pour me dire qu'il l'avait vu en train de dormir sur un banc dans la cour tranquille du Palacio de Anaya, non loin du regard réprobateur d'un énième buste de Don Miguel, qui sans doute ne voit pas d'un bon oeil qu'on utilise sa novela (pardon "nivola") en guise d'oreiller. Et il ne semble pas que cette histoire de prix y soit pour quelque chose puisque la cigogne de la Catedral Nueva m'a assuré qu'il n'y avait que deux personnes informées à Salamanque. De toute façon, ajouta le long bec un peu las, on ne verrait guère la différence dans la Niebla innocente des fins de verres...

  • Les aventurieres de l arche perdue de Damas vous envoient leurs salamaleks tres chaleureux. Espero que te guste Salamanca Matteo, saluda la rana de la universidad para mi. Funciona aprobe mis examenes... Papito pleins de bisous a la bouzzah (glace) damascene pleine de pistache, on se regale de tous les fruits existants au paradis. On va tous les jours au luna park grace aux taxis et aux nids de poule...Saladin vous passe le bonjour on a tenter de voir si son tombeau ne recelait pas le sacre graal mais ca sentait trop les pieds.
    la mosquee des omeyyades est une merveilles et on y trouve aussi bien la tete de Saint Jean Baptiste que celle de Hussein fils d Ali et troisieme imam chiite...Matteo voila une nouvelle destination...Sur ce les aventurieres qui devorent les figues de barbaries (et la on les cueille pas nous meme pap...) dont on apercoit les champs en bas de chez elles, vous souhaitent a tous une bonne semaine. assalam alaikou oua rahmatoullahi oua barakatou

  • La reine Zenobie a-t-elle franchi la porte de Thomas (Bab Touma), en se déguisant en Damascène noctambule, pour mieux se mêler au Damas d'après minuit? Y a-t-elle rencontré Yvan, le plus lausannois des Syriens, ou le plus Syrien des Lausannois? Le connaissant, je crois savoir qu'il abandonne parfois sur sa terrasse sa plume d'écrivain voyageur et son verre de thé de rêveur pour faire une descente dans les basses rues chrétiennes où l'on danse sur les dernières chansons libanaises. Yala!

  • He saludado la Señora Rana hoy mismo, cara reina Zenobia, y me ha dicho que te echaba mucho de menos. Extraña tus pensamientos arabizantes -- es que ya está hartita de las narices americanas... Je suis sorti de la niebla en passant par le jardin de Calixto y Melisbea les amoureux de la Celestina. J'ai traversé l'Alhambra en coup de vent qui manquait cruellement sur la route andalouse, mais ces jours j'ai décidé de rester à Salamanca, que je quitte dans une semaine déjà... Il y a sans doute de quoi écrire des montagnes sur Damas, surtout des montagnes de glaces que je vous souhaite pleines de saveur...

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