En lisant La Chasse au cerf de Romain Debluë...
(Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
À La Désirade, ce lundi 24 avril. – Il est 6h du matin et je me dis que j’aimerais trouver les mots justes, le ton juste, la juste approche d’ensemble et de détail, enfin ce qu’il convient d’écrire à propos de La chasse au cerf de Romain Debluë.
Ce n’est pas facile, et le peu que j’en ai lu jusqu’à maintenant, notamment sous la plume de l’amphigourique Maxime Caron, montre à quel point il est difficile de parler de ce livre, sans en rester à des généralités flatteuse qui disent peu de chose de l’objet en question.
De quoi s’agit-il ? D’un objet littéraire sans pareil aujourd’hui et dont je n’entrevois pas d’équivalent dans la littérature romande récente, si l’on excepte L’Été des Sept-Dormants de Jacques Mercanton – romantique plus que néo-classique-, ni non plus dans la littérature française contemporaine, sauf à se rappeler les 1312 pages du chef-d’œuvre de Lucien Rebatet, auteur maudit, avec Les deux étendards qu’il m’a dédicacé le 14 mars 1972.
Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux; ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération adonnés aux rave parties ou aux secousses du rap, son écriture est truffée de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que la plupart des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture après 3 ou 33 pages, sauf à épicer leur bircher matinal de morceaux de Heidegger ou de Bernanos, de Catherine de Sienne ou de Hegel, etc.
La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois la chronique d’une initiation spirituelle, et un roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles.
Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour les grandes lignes de cette évocation de la vie d’un jeune étudiant installé à Paris pour y faire des études, mais la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle des personnages, c’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées de citations parfois latines et non traduites, c’est l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture. Cela explique sûrement la frontale opposition des médias romands à parler de ce roman risquant de ne pas plaire au public rétif à tout effort de réflexion - pensent les journalistes qui en savent quelque chose, n'est-ce pas ?
Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement (juste derrière le Bon Marché), Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferré en philo, charmante illico, non moins agaçante au premier déboulé, très joli personnage...
À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original et savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle, bientôt une Françoise angélique et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – il a visiblement lu La Nuit de Gethsémani de Chestov que Dimitri m’a présenté comme le livre qui lui a sauvé la vie à vingt ans... ) , cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués.
Cela aussi pour le tracé général du roman, aux péripéties romanesques moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement), son épouse diaphane et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon…