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Livre - Page 20

  • Matinale

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    À l’aquarelle le matin
    tes yeux dans les miens diluent
    des dunes, des lunes, des lointains...
     
    Des bribes de rêves entre nous
    font comme des ombres bleues
    dans les yeux des enfants qui jouent...
     
    Je voudrais rester dans tes bras,
    que longtemps s’écoulent les heures,
    que le temps ne se brise pas
    aux arêtes de la douleur...
     
    Dessin JLK: Portrait de Lucienne, à Vienne, en 1995.

  • La peur du loup

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    Où il est question d’un rite matinal au niveau du couple. D’une vieille angoisse et des moyens de l’exorciser. Qu’il est plus doux qu’on ne croirait de se retrouver avec qui l’on aime dans le ventre du loup.

    Pour L.


    Quand je me réveille j’ai peur du loup, me dit-elle et ça signifie qu’elle aimerait bien son café grande tasse, alors du coup je la prends dans mes bras un moment puis je me lève comme un automate bien remonté.

    Je prends garde à tout. Le café passé, tandis que je pense à autre chose, je me dis: pas le jeter, pas oublier de chauffer le lait, pas oublier qu’elle est sans sucre, pas oublier qu’elle l’aime bien chaud mais pas trop.

    Je ne sais comment font les autres. Se font-ils plutôt servir ? Me trouveront-ils en rupture d’observance des lois non écrites de la confrérie des mecs ? Je ne sais et d’ailleurs n’en ai cure, mais je précise qu’il n’entre aucune espèce d’asservissement dans cette coutume que nous perpétuons chaque matin avec un sourire partagé. Ce n’est pas pour arranger la paix des familles que je fais ça, pas du tout le style répartition des tâches au sein du couple et consorts.
    La seule chose qui compte à mes yeux, c’est rapport au loup. Cette histoire de loup me fait toucher à sa nuit. Il y a là quelque chose qui me donne naturellement l’élan des chevaliers de l’aube, et voilà tout: je lui fais donc son café, ensuite de quoi nous nous préparons à nous disperser dans la forêt.

    Mon amour a peur du loup, et ça lui fait une tête d’angoisse, mais c’est aussi l’un des secrets de notre vie enchantée en ces temps moroses où d’invisibles panneaux proclament à peu près partout que le loup n’y est pas, n’y est plus, si jamais il y fut.
    Mon amour est une petite fille perdue dans la forêt, et comme alors tout devient grand à la mesure de sa peur: tout retentit et tout signifie dans le bois de la ville. C’est immense comme l’univers, et le quelque chose de mystérieux qu’il y a là-dedans peut se transformer à tout moment en quelque chose de menaçant. Mais aussi la présence du loup nous fait nous prendre au jeu. Dans la pénombre des fourrés, sous le drap, je mime volontiers le loup qui guette, et mon amour prend alors sa petite voix, et de savoir déjà la suite du conte nous rapproche un peu plus encore.

    Nous voyons la chose comme en réalité: la ville est un bois, les rues sont les allées de notre existence et à tout moment se distinguent des chemins de traverse et des raccourcis parfois encombrés d’obstacles que nous devons surmonter à tout prix.
    Le conte dit en effet, tout le monde le prend pour soi, que nous avons une mission précise à accomplir. Nous nous représentons le panier de victuailles avec la galette et la bouteille de vin. C’est dans ces obscurités, là-bas, que se trouve une masure dans laquelle nous attend notre innocente mère-grand au bonnet de dentelle.
    Nous ne nous demandons même pas pourquoi cette sacrée mère-grand a choisi ce logis. Nous y allons et plus encore: nous nous réjouissons. La présence du loup nous fait nous serrer l’un contre l’autre. Parfois je mordille le cou de mon amour pour lui faire bien sentir que ce n’est pas de la blague. Elle prend alors sa voix toute menue, comme elle prendra tout à l’heure la voix éraillée de mère-grand, tandis que j’énonce le conte et me prépare à lâcher la phrase la plus fameuse:
    - C’est pour mieux te manger mon enfant !
    C’est une sorte de formule de magie qu’il me suffit de dire pour que se rejoue la scène la plus attendue avant que tout, ensuite, nous paraisse de nouveau soumis à l’ordre des choses.

    Le loup nous recommande de nous attarder en chemin, et c’est pourquoi nous le considérons comme une espèce de cousin de bon conseil. Ensuite, si nous y resongeons sur les lieux de notre tâche quotidienne, nous nous disons que le séjour dans le ventre du loup n’était point tant inconfortable; et nous nous revoyons sous le drap: lovés l’un contre l’autre, dans cette espèce de sweet home qu’est le ventre du loup.

    La journée, ensuite, devrait être purgée de toute angoisse. Dehors, tout semble aussi bien retrouver un air plus familier. Pour un peu nous goûterions au biscuit chocolaté des buildings, si nous n’étions pas si pressés. En attendant nous sommes rassurés, mon amour et moi: tout ce qu’il fallait dire et faire l’a été. Le jeu voulait que je me dresse devant elle, et je me suis dressé. Le jeu voulait qu’elle déjouât la menace, et elle l’a déjouée. Nous nous sommes pris au jeu et cela nous a donné la force de nous relever. Et même si le fin mot de tout cela nous échappe encore, nous pressentons déjà que demain nous jouerons de nouveau à nous faire peur.

  • Nos adieux entre chagrin, sérénité et reconnaissance

     
     
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    « Je te cherche par-delà l’attente
    Par-delà moi-même
    Et je ne sais plus tant je t’aime
    Lequel de nous deux est absent ».
     
    (Paul Éluard)
     
    Son bon ami, Jean-Louis ;
    Ses filles :
    Sophie et son conjoint Florent;
    Julie et son conjoint Gary ;
    Ses petits-enfants, Anthony et Timothy ;
    Son frère †Philippe, sa tante †Simone et sa famille américaine ;
    Ses belles-sœurs, Annette, Liselotte, Ruth et leurs familles ;
    Ses amies et amis,
    ont le profond chagrin d’annoncer le décès de
     
    Lucienne Kuffer-Lambelet
    qui s’est éteinte paisiblement dans la nuit du 14 au 15 décembre, à l’âge de 74 ans, des suites d'une très cruelle maladie affrontée avec grand courage et lumineuse sérénité.
     
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    La cérémonie aura lieu lundi 20 décembre à 11h à la chapelle B de Montoie à Lausanne.
    L’accès à la cérémonie nécessitera le pass sanitaire et une pièce d’identité. Jusqu'à dimanche, Lucienne repose dans la chapelle mortuaire du cimetière de Clarens. Le Funerarium est ouvert de 9h à 19h. 30.
    Domicile de la famille : Grand-Rue 22, 1820 Montreux.

  • En cette nuit de larmes

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    Son bon ami Jean-Louis, ses filles Sophie et Julie et leurs conjoints Florent et Gary ont l'immense chagrin d'annoncer à leurs amies et leurs amis la mort de leur Lucienne chérie au prénom de lumière, cette nuit du 14 au 15 décembre 2021. Selon son voeu et le nôtre, puissent les mots de Sérénité et de Reconnaissance nous éclairer et nous la rendre présente chaque jour à venir malgré notre peine.
     
    "Je te cherche par delà l'attente
    Par delà moi-même
    Et je ne sais plus tant je t'aime
    Lequel de nous est absent".
    (Paul Eluard)

  • Élégie de la nuit

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    (Pour L. entre deux lumières)
     
    Où es-tu douce et comme absente,
    tes yeux semblant ailleurs,
    vers cette vie sans heures
    où va la barque lente ?
    Tu me disais attendre,
    pour te délivrer de ton mal,
    la Dame en noir te prendre
    en douceur dans ses voiles…
     
    En attendant dans le silence,
    tu me manques déjà,
    me parlant de ce que tu vois
    dans ta neuve innocence…
     
    Ecoute-moi, me diras-tu,
    tu me diras: dis à la vie
    que je ne l’ai pas oubliée
    et partage ma rêverie…
     
    (À la Maison bleue, ce 14 décembre 2021)

  • Au silence du ciel

     
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    Les larmes de ceux qui t’implorent
    te font -Ils exister ?
    se demande l’enfant qui dort
    sans rien te reprocher...
     
    Tout le mal serait d’être né
    disent certains,
    déçus d’avoir peut-être cru
    que tu avais parlé
    en ton nom jamais prononcé -
    mais l’enfant n’en sait rien...
     
    Je ne suis que reconnaissance,
    répond-il au silence
    de celui qu’ils vont suppliant
    de se faire consolant
    et dont pèse en lui la souffrance ...
     
    Vous accueillez l’enfant vivant
    sachant qu’en lui la mort sommeille,
    avec la même joie parfaite
    du sage inconnu en sa veille ...
     
    Le ciel se tait pour nous parler,
    et notre mélodie
    seule permet de l’écouter…
     
    Image Lady L.: oiseaux du soir.

  • Pour tout dire (79)

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    À propos du rêve américain selon Philip Roth devenu fantasme de pacotille, et de l'intéressante réalité américaine documentée par les séries télé. De ce qui rapproche et sépare Donald Trump et le jeune imposteur de la série Suits (Avocats sur mesure). De ce qui rapproche et sépare Donald Trump et le populiste suisse Christop Blocher sous le regard de Shakespeare...


    Il faut lire ou relire Pastorale américaine, premier volet de la trilogie romanesque de Philip Roth, pour se rappeler ce qu'a été la renaissance du rêve américain, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, incarné par un héros blond et juif, champion sportif et loyal à la patrie. Le génie du plus grand romancier américain vivant, outrageusement "oublié " par les jobards de l'Academie de Stockholm, à toujours été de prendre le contrepied du conformisme de son pays, à commencer par celui de son milieu de Juifs de Newark, dans Portnoy et son complexe; mais c'est avec autant de tendre loyauté que d'esprit critique qu'il a rendu justice à son père dans Patrimoine, et autant de verve qu'il a pourfendu la nouvelle posture du politiquement correct dans La Tache, troisième volet de sa trilogie américaine.

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    Soixante ans après, l'on voudrait nous faire croire que l'élection de Donald Trump marque le renouveau du rêve américain contre, précisément, le politiquement correct. Double imposture évidemment, puisque le rêve d'une société plus juste et plus ouverte s'est transformé en fantasme de pacotille frotté de racisme sélectif, alors que le politiquement correct - disons le nouveau conformisme de gauche - cristallise l'indignation vertueuse des "réalistes" et des profiteurs cyniques.

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    Réagissant à l'élection de Donald Trump à la présidence américaine, qui ne l'a pas étonné, le philosophe allemand Peter Sloterdijk, à mes yeux l'un des "poètes" les plus originaux de la pensée contemporaine, redéfinit la mouvance populiste comme une "croyance dans la faculté salvatrice des incompétents, dans l'innocence de l'incompétence ".
    Or comment faut-il l'entendre ? La campagne de dame Clinton a-t-elle manifesté plus de compétence que celle du sieur Trump ? Et le fait que celui-ci n'ait aucune expérience politique caractérise-t-il son incompétence ?
    Comme j'ai visionné cette nuit la 5e saison de la très addictives série Suits (Avocats sur mesure), l'idée de comparer l'ascension sociale fulgurante du jeune Mike dans l'un des meilleurs cabinets d'avocats new yorkais, où il s'est introduit sans avoir passé par Harvard, en jouant de son seul talent, à la carrière guère plus conformiste de Donald Trump, m'a paru éclairante par l'analogie apparente de ces success stories et leur antinomie profonde.

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    De fait, le jeune pseudo-avocat non titré de la série, quoique prodigieusement doué et s'élevant bientôt au niveau des meilleurs, ne se vante jamais de son manque de toute formation universitaire. Compétent "sur le terrain" il reste un fraudeur sur le papier et craint à tout instant qu'on le démasque, et plus encore que ses amis du célèbre cabinet, devenus complices, n'en pâtissent avec lui.

     

    À deux heures du matin, la nuit dernière, Mike se présentait à la porte de la prison après avoir "pris sur lui" pour sauver ses confrères, et c'est parti pour la 6e saison. Quant à Trump, il est au contraire fier de ses fraudes et fait de son incompétence en matière politique un argument en sa faveur. Double escroquerie qui se moque également des diplômes et des lois, puisque le fric est à la fois juge et partie.

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    Les "poètes", comme un Philip Roth ou un Peter Sloterdijk, le Dürrenmatt de La visite de la vieille dame ou l'universel Shakespeare, font toujours du plus simple avec du très compliqué, sans vider la réalité de sa substance.
    De très compétents universitaires jettent, sur le genre combien populaire des séries télévisées, un regard dignement condescendant, sans y aller voir, et j’estime qu'ils ont tort. Je pensais comme eux il y a encore deux ans de ça, sans me prévaloir d'aucun autre titre universitaire que celui de Docteur Honoris causa de l'Academie mondiale des rues et clairières. Voir Lady L regarder Les experts me faisait presque honte, sanglier que j'étais. Puis j'ai découvert The Wire (A l'écoute) et sa fresque incroyablement vivante et intelligente, humainement richissime et sociologiquement révélatrice, des dessous et des coulisses de la ville de Baltimore; et dans la foulée de cette docu-fiction exemplaire j'ai vu plus d'une centaine de séries américaines, anglaises, nordiques ou d'autres provenances - mais pas une ne trouvant grâce à mes yeux en langue française ou suisse allemande - , qui m'ont souvent plus appris ou touché que nombre de romans à prétention plus "littéraire ".
    La faiblesse majeure du cinéma suisse, et plus précisément romand, autant que de la littérature romande et suisse, à quelques exceptions près, tient à leur manque de sérieux en matière de scénarios et de naturel et de vraie poésie en matière de dialogues. De même les séries françaises restent-elles terriblement "théâtrales", emphatiques quant à l'interprétation et sans comparaison, du point de vue de la perception des réalités sociales , avec leurs homologues anglo-saxonnes ou nordiques. Les purs littéraires nos régions peuvent dauber tant qu’ils veulent sur les artifices techniques auxquels se réduirait selon eux la littérature américaine, et a fortiori le cinéma hollywoodien. C’est ignorer que celui-ci s’est construit avec de grands écrivains et que les séries télévisées (notamment à l’enseigne de HBO) fédèrent des réalisateurs de premiers rang, des scénaristes hors pair et des comédiens à l’avenant.

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    Quoi de commun entre l’état de la narration dans notre littérature ou notre cinéma et l’avènement de Trump, le loyauté du jeune Mike Ross et la duplicité du populiste suisse Christoph Blocher se réclamant de noble valeurs et refusant d'accueillir les migrants sur la pelouse sécurisée de son château de milliardaire ? Je dirai tout à trac: Shakespeare.
    En version Disneyworld , Donald va nous la jouer 5e saison de House or cards, mais on attend un scénar plus détaillé, idéalement inspiré par l'auteur de La Tempête, pour les saisons suivantes,etc.
    Ce qu'attendant je vais balancer ces notes de mon TOUT DIRE matinal sur Cloud avant de lancer sur mon Top Computer le DVD de Macbeth genre série gore, voire Gomorrha, à l'écossaise ...
    À la fenêtre le blanc de la neige reflète pour l’instant notre conscience immaculée de Suisses au-dessus de tout soupçon. Snoopy me scrute avec l’air de se demander si l’existence précède bien l’essence, puis soupire avant de retourner à son propre roman...

  • La plus douce alliance

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    (À nos enfants, et pour L.)
     
    Prends garde à la lumière,
    ne laisse pas l’ombre gagner:
    elle est en toi, elle est en vous
    qui restez éveillés
    au secret de votre clairière...
     
    Gardez en vous ce don précieux
    des larmes et de ce lent courage
    que vous avez en partage
    en ce jour lumineux,
    malgré l’ombre au sombre visage...
     
    Le temps accordé vous advient,
    que vous vivrez ensemble,
    liés par le plus tendre lien
    que rien ne désassemble...
     
    Portrait de Lucienne, en 1987: P. Omcikous,
    qui lui trouvait un air de madone rhénane...

  • Pour tout dire (78)

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    À propos de la morosité désabusée et de l'optimisme béat voire béant. De l'hédonisme morose et des raisons déraisonnables d'espérer. Qu'une autre vie est possible et que ce n'est pas une rêverie creuse. Quand Toni Morrison et Hölderlin la ramènent. De l'expérience humaine et de la vraie nouveauté documentée par le film Demain...


    Pour Sophie et Florent, Julie et Gary, Lady L. et les autres...

     

    "Au milieu des pires saloperies humaines perdurent leurs contraires: entraide, détermination, vitalité, projets, courage, douceur", écrit Jean-Claude Guillebaud dans un grand petit livre datant de 2012 et réédité récemment, dont le titre proclame tranquillement qu'Une autre vie est possible et qui relance notre indignation contre la morosité désabusée de ceux qui ne croient plus à rien, sans donner pour autant dans un optimisme que Georges Bernanos qualifiait de "fausse espérance à l'usage des lâches et des imbéciles ".

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    Avant d'être l'auteur d'une série d'essais très éclairants sur notre époque et un passeur d'idées nourri des meilleurs esprits de la France intellectuelle non inféodée aux idéologies mortifères ou aux modes volatiles (de Jacques Ellul à Edgar Morin en passant par Michel Serres et René Girard), Jean-Guillebaud fut le témoin, sur le terrain, des "pires saloperies humaines", du Vietnam au Liban ou du Biafra à Sarajevo, notamment.
    "Le cynisme me fait horreur", poursuit -il. "Et la désillusion m'apparaîtrait comme une trahison. Mon optimisme n'a pas "survécu" aux famines éthiopiennes , aux assassinats libanais ou aux hécatombes du Vietnam. Tout au contraire, il leur doit d'exister, il s'est nourri et fortifié de ce que j'ai vécu là-bas."


    Ce grand reporter qui ne se la joue pas star du scoop mais accorde autant d'attention aux "pires saloperies humaines" qu'aux gestes moins spectaculaires de la solidarité et de la survie obstinée, fonde sa réflexion sur l'observation de ce qu'il y a de meilleur dans notre espèce à double face d'ombre et de lumière: "De façon très concrète, cette espérance correspond à des maisons dix fois détruites et dix fois reconstruites, à des répressions policières mille fois défiées, à des iniquités dénoncées, à des familles endeuillées mais à nouveau debout, à des joies collectives toujours renaissantes après l'horreur ".

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    Or une autre forme d'horreur m'apparaît ces jours, devant l'annonce hideuse de nouveaux prétendus lendemains qui chantent, sous les dehors d'un retour au "réalisme " dont Bernanos, encore lui, disait qu'il fondait "la bonne conscience des salauds". Ainsi Donald Trump sera-t-il enfin plus "réaliste" que le rêveur Obama, à la pleine satisfaction de ceux qui voient en les Lois du Marché un dogme "réaliste " par excellence , en Europe autant qu'aux States et en Suisse autant qu'en Europe - en Suisse où le "réalisme " consiste à sécuriser le territoire et les jardins privatifs quitte à flinguer vite fait tel jeune Congolais agité ou à pousser les jeunes réfugiés au désespoir, au dam de ceux qui défendent une tradition généreuse non moins réelle.


    Jean-Claude Guillebaud plaide contre la peur, rejoignant la romancière noire Toni Morrison qui parle elle aussi d'expérience. Ainsi tweetait-elle le jour même de l'élection du nouveau président aux idées rances: "C’est précisément maintenant que les artistes doivent se remettre au travail. Il n’y pas de place pour le désespoir, l’auto-apitoiement, le silence ou la peur”...

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    Après l'effondrement du Mur de Berlin, le poète Claude Roy (de quoi je me mêle ?) détona sur l'euphorie ambiante en s'exclamant: "C'est très bien , mais qui va faire peur aux riches maintenant ?" Et sans doute, avec l'avènement des cyniques au sommet des Etats, les riches auront-ils de moins en moins peur. Mais un autre poète, visionnaire politique à ses heures, du nom de Friedrich Hölderlin, fait écho à son tour à l’ancien communiste et à la négresse: “La où est le danger croît aussi ce qui sauve”. Ou encore: “Que serait la vie sans espérance ?”


    128876_couverture_Hres_0.jpgRetour alors, précisément, à l'espérance qui ne soit pas que vaine parlote, alors, avec cette autre réalité, dont parlent autant Jean-Claude Guillebaud que Jean Ziegler dans son dernier livre, de la myriade d'associations non institutionnelles se développant dans le monde au nom d'un autre réalisme, et défiant toute peur.


    Contre la prétendue nouveauté des alternances binaires, un autre demain se prépare peut-être, dit-on. On verra ça demain même si tout se trame dès aujourd'hui et depuis des lustres. Ah mais ça tombe bien, demain c'est lundi et je passerai, comme promis, chez Karloff ou m'attend le DVD de Demain...

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  • Charles-Albert le grand incendiaire carbonisait les éteignoirs

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    Un album splendidement documenté et enluminé, intitulé Cingria, l’extincteur et l’incendiaire, célèbre la mémoire du génial vélocipédiste, dont paraîtra l’an prochain, à L’Âge d’Homme, le 7e volume de la 2e édition de ses Œuvres complètes mondialement méconnues et plus que jamais à (re)découvrir par quelques-un(e)s…
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    Le 16 octobre 1942 paraissait la 5e livraison du « plus grand tirage du plus petit journal paraissant irrégulièrement à Saint-Saphorin », dont le responsable était l’artiste vaudois Géa Augsbourg et le rédacteur en chef Charles-Albert Cingria.
    À la première page de ce numéro dit « Spécial » figurait un texte de Cingria intitulé Éloge simplement de ce qui existe, exposant des vues pour ainsi dire « programmatiques » sur l’art en relation avec la vie, les gens dans la société, le rapport des visages et des âmes et les relations particulières entretenues par la province romande avec Paris, notamment.
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    Un peu moins de trente ans plus tôt, Charles Ferdinand Ramuz, ami de Cingria de longue date, publiait un essai à valeur explicite de manifeste, sous le titre de Raison d’être, qui célébrait précisément ce coin de terre lacustre à la douce courbe des vignobles de Lavaux, entre Cully et Vevey, y situant le « timbre-poste » terrestre dont parle Faulkner en désignant son « Sud profond », à partir duquel développer un récit à valeur universelle, avec ou sans la reconnaissance de Paris ou de New York.
    « Les gens sont si braves chez nous et le pays est si beau que l’on se demande pourquoi serait requise en plus une prévalence dans l’art », écrivait Cingria, avant de préciser: «L’art, il existe déjà. Ce qui est art,c’est d’être comme on est, de vivre comme on vit. Il n’y a qu’à se promener,L’art est dans la rue tout le temps ».
    Après quoi, l’auteur de Notre terre et ses gens (autre collaboration avec Géa Augsbourg, en 1937) qui n’a jamais donné dans le régionalisme complaisant ni la vaudoiserie de cantine, faisait l’éloge, à sa façon singulière, du peuple « véritablement superbe. Et si gentil, si bien disposé ! », amorçant une de ces envolées lyriques alliant fantaisie et géniales mises en rapport.
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    En octobre 1942, c’était la guerre, l’Europe à feu à sang, et Charles-Albert parlait comme si de rien n’était de la société locale à laquelle il trouvait quelque chose d’à la fois celtique et d’ « un peu américain ou anglo-américain – en bref quelque chose de racé à bon marché qui s’accorde admirablement avec ce français par exprès un peu hoqueté et déginguenandé (sic) qu’on parle », ajoutant (alors que la VIIIe armée britannique, commandée par le général Montgomery lançait une grande offensive à l’enseigne de la 2e bataille d’El Alamein) que « nulle part on ne voit de si beaux bas ni de si beaux golfs. Nulle part les hommes d’âge ne portent de si beaux chapeaux »... Telle étant l’actualité de «cela simplement qui existe »…
    La vertueuse (et malencontreuse) accusation de «pédérastie» et de « fascisme »…
    Lorsque Charles-Albert, en nage, se pointait à Saint-Saphorin ou à Cully en vélocipède, les gamins du coin l’acclamaient en reconnaissant celui qu’ils appelaient Cachou au motif que le cycliste leur offrait à tout coup de ces petits losanges noir bons pour la toux et les relations de la diplomatie enfantine sans frontières.
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    De fait, Charles-Albert était pour l’essentiel une façon d’enfant éternel, déclarant une fois pour toutes son âge : « Mon âge : douze ans et demi et trente-six mille ans. Mes origines : le paradis terrestre »…
    Cachou cherchait-il, avec ses bonbons, à s’attirer les grâces douteuse des petits garçons, comme le laissaient entendre certaines dames vertueuses des beaux quartiers genevois, craignant pour leur progéniture ? Certainement pas. On sait que Gide (qui le dégommait à la NRF) ou Montherlant, couraient l’impubère, et parfois même le mioche de dix ans, à Berlin ou en Afrique du nord, mais de Cingria on ne sait rien de ce genre, et l’accusation (par Cendrars) de pédérastie – renvoyés d’ailleurs par Charles-Albert à l’expéditeur pour d’aussi futiles motifs - ne correspond probablement à rien d’autre qu’à un goût vécu charnellement en sa jeunesse (on l’espère pour lui), au point d’ailleurs d’avoir été jeté dans les prisons de Mussolini après qu’on l’eut pincé avec quelques chenapans sur la plage d’Ostie.
    Et après ? Après il clamera, notamment en réponse à Cendrars, qu’il a la pédérastie et tout ce qui s’y rapporte en horreur, et rien dans son œuvre ne relève pour autant de l’homosexualité refoulée, moins encore revendiquée.
    Parler d’un Cingria crypto-pédophile ou gay serait donc un contresens grossier, comme de voir en lui un «fasciste», alors que la seule accointance qu’il ait eu avec l’extrême-droite française maurassienne remonte à ses jeunes années et ne se réduit à aucune espèce de position partisane déclarée.
    Et pourtant, voyez-les se tortiller ! Voyez ses commentateurs virant nitouches dès qu’ils effleurent la question « politique ». Même un Jacques Réda, le plus ardent de ses défenseurs français vivants, même Nicolas Bouvier, se démarquaient prudemment d’un Charles-Albert «politiquement suspect».
    Et même Valère Novarina, dans le présent album, pour en revenir aux supposées « mœurs » de Charles-Albert, qui affirme que Charles-Albert prend tout «à rebours», avant de se racheter, il est vrai, de façon bien plus inspirée et généreuse…
    Charles-Albert LGBTQ ? Cingria «facho» ? Et quoi encore ? Accro grave à la dive bouteille ? Pour sûr et la belle affaire ! Charles Albert couturé de contradictions ? Comme nous tous et le proclamant: « Je sais bien que je dirais le contraire tout à l’heure, mais tout à l’heure est tout à l’heure et ce n’est pas maintenant »…
    Comme si la vie même ne se contredisait pas à tout moment !
    Hors de toute «posture»: une position poétique centrale.
    À vrai dire, il y a des mots et des concepts qui, simplement, ne conviennent pas à l’approche de Cingria et de son œuvre. Le concept, par exemple, de « préférence sexuelle », ou le terme de « fascisme » ne lui vont pas mieux qu’ils n’iraient à Platon ou à Shakespeare, pas plus que les concepts d’« avant-garde », de « posture » ou de « champ littéraire » que lui appliquent certains commentateurs en ce même album, techniciennes et techniciens de surface du chantier Cingria ouvert après le chantier Ramuz par les employés zélés de la voirie littéraire de nos académies locales - ceci dit tout gentiment, n’est-ce pas ? dans la langue de coton des temps qui courent que Charles-Albert eût été le premier à vitupérer.
     
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    Cingria vertueux ? Certes et au plus haut point d’ascétisme apollinien et dionysiaque à la fois – cet oxymore est fondamental - , mais pas du tout au sens des «virtuistes» qu’il conchiait déjà dans l’un des textes constituant le noyau de son œuvre et de son ontologie poétique, intitulé Le canal exutoire et commençant avec cette fulmination joyeuse: «Il est odieux que le monde appartienne aux virtuistes – à des dames aux ombrelles fanées par les climats qui indiquent ce qu’il faut faire ou ne pas faire – car vertu, au premier sens, veut dire courage. C’est le contraire du virtuisme. La vertu fume, crache, lance du foutre et assassine ».
    Charles-Albert s’en prendrait probablement, aujourd’hui, au mouvement «woke» et à la « langue inclusive », comme il s’en serait pris hier au «Nouvel âge» ou, à son époque, à ce qu’il appelait le «nordisme» et le «moderne voulu moderne».
    Le début du XXe siècle fut celui des idéologies et de leur méli-mélo artistico-politique foisonnant de nouveaux «ismes», du futurisme au surréalisme en passant par le vorticisme, le suprématisme, le spiritualisme plus ou moins nudiste, la théosophie, le gnosticisme et tutti quanti.
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    Cingria «réactionnaire» ? Autre malentendu d’époque, car son temps n’était pas, quoique contemporain, le même que celui d’un Jean-Paul Sartre, et l’interrogation portant sur son «engagement» serait aussi saugrenue que si on la posait à l’auteur des Psaumes, à Pétrarque ou à Jean Dubuffet.
    Or les constellations poétiques de Cingria, malgré les fréquentations parisiennes ou romandes de l’écrivain, ne participent en rien de cette modernité «voulue moderne», alors même que le poète aura rafraîchi notre langue à grande eau claire et traits de foudre, comme Rimbaud avant lui ou Max Jacob, Robert Desnos, Audiberti le feront à leur façon.
    Tel étant son moyeu central, relié à tous les points de sa majestueuse circonférence: la poésie. Et non du tout la poésie « poétique », mais la constante recherche, sur une «base d’airain» latine, d’une modulation chantée de «cela simplement qui existe».
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    Comme un labyrinthe harmonique et visuel
    À la fois chartiste autodidacte non moins que vastement érudit, passionné d’histoire et de musicologie, mais aussi grappilleur itinérant de choses vues le long des chemins du monde, de Lausanne à Paris ou de Rome à Sierre et Fribourg, via la Provence accueillante, Charles-Albert, quoique paraissant dispersé et parfois qualifié de « loufoque » pour sa fantaisie inaltérable, tenait solidement en mains tous les fils d’une immense tapisserie verbale dont la texture, le tissu, la cohérence organique l’apparentent aux plus grands poètes en prose française du XXe siècle, de Proust à Jean Genet ou de Céline à Audiberti. Qu’il consacre un livre entier à Pétrarque, salué par Jean Dubuffet comme le livre le plus important du moment, qu’il rédige son Air du mois dans la prestigieuse Nouvelle Revue Française, ou qu’il confie un texte intitulé « comment habiller l’enfant » au petit journal de la maison Charles Veillon, la découpe et l’intensité vibratile de son écriture est la même.
    « L’écriture est un art d’oiseleur, note –t-il plus précisément et les mots sont en cage, avec des ouvertures sur l’infini ». Ou cette sublime évocation de la poésie de Pétrarque : «Quand Rossignol tombe, un ver le perce et mange son cœur. Mais tout ce qu’il a chanté s’est duréfié en verbe de cristal dans les étoiles ; et c’est cela qui, quand un cri de la terre est trop déchirant, choit, en fine poussière, sur le visage épanoui de ceux qui aiment».
    Riche en ses jeunes années et pauvre le restant de sa vie, Charles-Albert, clochard céleste (pardon pour le cliché…) écrit tout le temps et partout, sur tous les supports. Pierre-Olivier Walzer m’a décrit l’état de sa mansarde de la rue Bonaparte : un véritable gourbi jonché de bouteilles vides et de boîtes de conserves à hauteur de mollets, la bicyclette suspendue au plafond, un petit clavier muet disposé sur une armoire pour exercer ses gammes, une machine à écrire minuscule de marque Corona, une petite valise de carton bouilli.
    Dans Le Canal exutoire il précise : « L’homme-humain doit vivre seul et dans le froid : n’avoir qu’un lit – petit et de fer obscurci au vernis triste. – une chaise d’à côté, un tout petit pot à eau. Mais déjà ce domicile est attrayant : il doit le fuir.
    Or de ce taudis jaillit le chant de Rossignol !
    Et les archives de vos milliers de textes, Monsieur l’homme de lettres ? Daniel Maggetti souligne qu’elles n’auront jamais été rangées bien soigneusement par le studieux vagabond. Du moins aura-t-on retrouvé plusieurs dizaines de cartons remplis de dossiers et de papiers après sa mort, qui font ici le bonheur des chercheurs et la splendeur indéniable de Cingria L’Extincteur et l’incendiaire…
    Iconographiquement et pour maints détails biographiques, cet album est un trésor dont il faut remercier les collaboratrices et collaborateurs (comme on dit à la police) de Daniel Maggetti.
    Question contenu, le poète de théâtre Valère Novarina scintille en avant-propos, avec une anecdote biographique révélatrice (son père a connu Charles -Albert en 3D) et une appréciation splendide de son art : «L’écriture de Cingria ne cesse d’élargir tout ce à quoi elle touche – c’est-à-dire la lettre qu’elle libère – et défait chacune des choses qu’elle invoque des lieux communs qui la hantent ; c’est un regard quasi adamique qu’elle pose sur le monde, rehaussé sans ces, et revigoré de cette vibration théophanique, à la manière des mosaïstes turcs; un langage d'analphabète (ce gréco-latin ne savait pas l’orthographe, Dieu merci, comme les médiévaux, puisqu’il n'y en avait pas), amoindri par rien qui snete l’écritoire ou l’académie, et qui redonne le monde dans son idiotie primitive et hallucinée».
    Pour l’approche « génétique » des documents recueillis, et leur mise en perspective biographique, révérence aux dames Maryke de Courten, Océane Guillemin et Alice Bottarelli. Côté Mesieurs, Alessio Christen éclaire la galaxie profuse des publications de Cingria en revues et journaux, tandis que Thierry Raboud rappelle la plus essentielle cohérence de corps et d’âme, d’harmonie «tenue ensemble» et de finition architectonique de l’Œuvre.
    Aux dernières nouvelles, Les Petites Feuilles, que j’avais relancées avec Pierre-Olivier Walzer à la seule gloire de Charles-Albert, font l’objet d’une dernière livraison (octobre 2021) positivement squattée par la jeune autrice (auteuse, ou autorelle, comme vous voudrez) du nom de Myriam Wahli, laquelle se pose en «vedette» autoproclamée d’un narcissisme plus ou moins inspiré, pastichant le ton et la manière du petit journal d’origine avec l’aide de trois complices habiles, en multipliant les piques et les vannes à l’encontre de la « basse-cour » des lettres romandes actuelles. Si le génie poétique de Cingria n’y est pas, certaine insolence indocile potache y fait florès et c’est pourquoi je lui donnerai le (tendre) coup de pied final du vieil âne et la bise de Bon Pour La Tête…
    Cingria, L’Extincteur et l’incendiaire. Editions La Baconnière, 2021.

  • Pour tout dire (77)

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    À propos des emballements politico-médiatiques et de la vie qui continue. De la tartufferie de ceux qui invoquent la lucidité des peuples, dont ils se foutent, contre les élites. Que tout est simplement plus compliqué que la pensée unique frappant les "bobos " ou versant dans l'anti-américanisme primaire...


    Les vivats des démagogues européens, et jusqu'en Suisse,saluant la "victoire" de Donald Trump, assimilée à l'expression d'une volonté populaire rivant leur clou aux élites, pour ne pas dire une revanche des laissés pour compte contre les nantis, relèvent d'une escroquerie à deux vitesses.

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    D'abord parce qu'elle émane de nantis non moins "élitaires " que leurs adversaires, qui se foutent complètement des peuples, et ensuite du fait que le monde "nouveau " promis par Trump et ses clones recycle les vieilles marmites du chauvinisme national et de la religiosité mercantile (les évangélistes en tête), de l'hypocrisie moralisante et de la simplification raciste, entre autres replis replets.

    Mais les States de demain seront-ils vraiment conformes aux aspirations, d'ailleurs vagues et contradictoires, du nouveau Monsieur Propre à pattes baladeuses ? Il faudrait ne pas croire aux "peuples", précisément, ou plus précisément à ce qui jusque-là fait que notre drôle d'espèce ne s'est pas encore entièrement auto-détruite, pour le penser sans pécher par excès d'optimisme. Une Naomi Klein, certes un peu moins climatosceptique que Trump, pense encore que "tout peut changer", mais la gauchiste canadienne n'est qu'une "bobo " de plus, n'est-ce pas...

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    Le qualificatif dépréciatif le plus débile qui soit apparu ces dernières années, désignant initialement des "bourgeois bohèmes " au gré d'une nomenclature aussi vague et réductrice que celle qui désigne d'un bloc "réacs" ou "fachos", s'applique désormais à tout individu non aligné sur les rangs de la droite cynique ou de l'extrême-droite inique, aussi débile à mes yeux que ce qu'on appelle l'anti-américanisme primaire, toutes tendances confondues.


    À notre fille S. découvrant courageusement ces jours l'Amérique réelle pour un séjour de longue durée, je conseillais ce matin la lecture de The Circle, de Dave Eggers (traduit chez Gallimard sous le titre de Le Cercle), qui brosse en 500 pages aussi ludiques que satiriques un Paradis artificiel soumis au règne de l'absolue transparence informatique. Il y a là, entre tant d’autres preuves de la créativité culturelle américaine et de sa vitalité en matière d’autocritique, une belle illustration de ce que la littérature peut produire, hic et nunc, qui nous aide à repas tomber dans le simplisme et les slogans masquant la complexité du monde.
    Mais vivre vaut autant que lire, ou disons que ça se vaut quand on a les yeux ouverts, même quand il fait nuit en Californie comme à l’instant...

  • Pour tout dire (76)

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    À propos de l'impossibilité de TOUT DIRE en matière politique, sauf par les raccourcis de Shakespeare. Que Donald Trump n'est comparable ni avec Hitler ni non plus avec le Père Ubu, tout en étant un pur produit de l’actuelle folie envieuse. Que la haine de l'intelligence en général, et des bobos en particuluer, fait de nouveaux gogos...


    J'avais la tête encore pleine des acerbes observations du glorieux et faillible Antoine, chef de guerre pris au piège de la passion amoureuse, contre la versatilité du peuple facile a séduire par de belles paroles, après avoir vu la version BBC de l’Antoine et Cléopâtre de Shakespeare, la veille au soir, quand, hier matin, l'évidence de la victoire de Donald Trump s'est imposée pour atterrer les uns et réjouir les autres.


    Je ne sais pas au juste qui est réellement ce personnage dont la seule apparence physique et la parole exhalent à mes yeux la stupidité vulgaire et le bluff du pire parvenu, mais le sait-il lui-même, lui qui ne se fonde que sur sa réussite matérielle et qui n'a de conseils à donner aux autres que de réussir à son médiocre instar ?


    En passant en revue les caricatures de ce bateleur au visage et au regard aussi plats et vides que ceux d'un Berlusconi, j'ai été frappé de le voir comparé à un Hitler ou à un sectateur du Ku-klux-klan, alors qu'il me semble incomparable, ou alors juste comparable à un obscène paquebot américain surgissant à Venise, c'est-à-dire précisément : à un symbole mégalo de la société du spectacle et du profit, du loisir en foule et du mimétisme avide.


    L'une des plaies de l'époque est la folie de comparaison qui produit de l'envie à foison et transforme tout un chacun en enfant criseux dans un magasin de jouets. Or Donald Trump me semble incarner l'animateur hystérique de cette foire multinationale, bien plus qu'un clone du Führer nazi, artiste raté ressentimental au délire idéologique d'une autre consistance, en sa revendication raciste, que les slogans flatteurs et reversibles du nouveau président américain.
    Or faut-il s'acharner sur cette baudruche, comme on l'a fait à l'époque sur le cow-boy Ronald ? Le président Trump sera-t-il pire que Reagan ou meilleur que le calamiteux George W Bush ? L'empire va-t-il continuer de régresser sous l'effet séculaire de l'hybris, cette folie orgueilleuse relancée par les rodomontades de Donald super-héros, ou d'autres forces en tension permettront-elles aux States d'éviter l'apocalypse now ?
    En ce qui me concerne, je parie sur l'intelligence humaine, la bonne volonté de millions d'individus refusant de ne pas voir la cata qui menace notre planète, et l'opposition résolue à la démagogie anti-intellos ou anti-bobos des prétendus réalistes et autres avérés cyniques.
    On a pointé, avec qu'elle mauvaise foi, le passé va-t-en guerre de dame Clinton, mais celle-ci avait surtout le tort d'être femme, dans un monde où le complexe militaro-industriel reste un apanage de mecs qui en ont, non mais ! Or la quasi-victoire d'Hillary en dit autant des States, dont le système électoral pourrait évidemment "mieux faire", que l'élection de Donald Trump qui fait exulter tant de démagogues européens comme d'une preuve de lucidité populaire et de saine réaction contre "les élites".

    Mon élite à moi se nomme Candide, elle s'occupe de permaculture et passe beaucoup de temps, ces soirs d'hiver, à regarder de passionnantes séries américaines (ou nordique et britanniques) à valeur critique ajoutée, entre mes rencards avec Shakespeare et la lecture du Cercle, dernier roman de Dave Eggers proposant une assez phénoménale descente aux enfers du paradis informatisé et globalisé à l’enseigne d’une seule firme d’épanouissement contrôlé, style Google à l’ère de Big Data Brother, où tout est si cool qu’on en devient complètement fool...

  • Pour tout dire (74)

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    À propos du Purgatoire des écrivains et de la postérité de Jacques Chessex, Georges Haldas ou Nicolas Bouvier. Comment Ramuz et Cingria sont sorti du Purgatoire après 50 ans. De la disparition du bunker palinzard de Simenon et des prévisions de Bernard Clavel. De la lecture en mémoire vive.


    Faut-il s'inquiéter, sept ans après sa mort subite défrayant la chronique médiatique par ses circonstances assez sensationnelles - l'écrivain foudroyé par un arrêt cardiaque alors qu'un brave toubib lui demandait de justifier sa défense publique de Roman Polanski - , du calme plat régnant autour du nom de Jacques Chessex après les tempêtes soulevées par sa vie et certaines de ses œuvres, de Carabas au Juif pour l'exemple en passant par L'Ogre qui lui valut le prix Goncourt en 1973 ?
    Telle est la question que posait récemment L'Hebdo, le magazine suisse romand "qui pense" et dans lequel la culture n'est pas encore trop laminée par le zapping ambiant, relançant la question purement médiatique elle aussi d'un "après Chessex" faisant croire que l'auteur du Désir de Dieu fut une sorte de pivot messianique au milieu d'un désert d'insignifiance.
    En couverture d'une livraison antérieure, L'Hebdo focalisait son attention sur les écrivains romands "qui cartonnent", procédant du même esprit simplificateur, voire démagogique, qui ne prête qu'aux riches ou plus précisément aux plus "vendeurs" des auteurs, dont Chessex lui-même n'était que sporadiquement - mais on s'en fout n'est-ce pas dans un monde surtout soucieux de buzz et de scoops hebdomadaires.
    Nous étions une trentaine, l'autre soir au Café littéraire de Vevey, réunis pour évoquer Maître Jacques en sa vérité (à savoir surtout ses livres) et ses légendes, et c'était émouvant et sympathique d'y compter la présence d'un des jeunes fils de l’écrivain, lequel m'a dit et répété en ses dernières années, la joie et là fierté que lui valaient ses lascars; mais l'absence totale de jeunes auteurs de nos régions, et notamment de ceux qui ont établi un nouveau critère d'élection fondé sur la ségrégation de l'âge, à l'enseigne de l'AJAR (Association des jeunes auteurs romands), m'a paru le signe concret , et bien plus inquiétant que le prétendu oubli de Chessex, d'une inattention et d'une amnésie caractérisant ceux-là même qui devraient montrer quelque curiosité ou quelque enthousiasme juvénile, quitte à s'opposer publiquement à je ne sais quel culte convenu du Maître et à semer une joyeuse zizanie...

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    L'amnésie ne consiste pas tant, en l'occurrence, à oublier un écrivain, qu'a ne pas se rappeler un phénomène tout à fait banal qu'on appelle "le Purgatoire" affectant après leur disparition les écrivains et même les meilleurs ou les plus célèbres de leur vivant (pas forcément les mêmes), qui a fait par exemple qu'un Ramuz ne fut béatifié par l'Université que cinquante ans et des poussières après sa mort (survenue l'année de ma naissance, pour dire combien je me souviens de cet été 1947...) avant d'être sanctifié sur papier bible dans la prestigieuse Bibliothèque de La Pléiade, excusez du peu...
    On excusera aussi un Bernard Clavel, romancier éminemment populaire et vendeur ô combien, de s’être montré bien modeste, et lucide, quand, évoquant ses succès, il me disait que son oeuvre ne survivrait probablement pas plus à son trépas que celle d’un Hervé Bazin, autre romancier très en vue à l’époque, ou d’un Henri Troyat, dont nous lisions les romans en famille à la fin des années 50, ou encore d’un Jean d’Ormesson quand celui-ci irait faire de l’oeil (très bleu) à la camarde.

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    Et c’est avec le même stoïcisme, sinon la plus complète indifférence, que les voisin Palinzards (habitant d’Epalinges, comme chacun sait), dont je fus dans les années 70, ont vu récemment la destruction du bunker de luxe de Georges Simenon, sur les hauts de Lausanne, dans lequel il passa les vingt dernières années de sa vie.

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    En 1947, le génial Charles-Albert Cingria, sept ans avant sa mort, était aussi "oublié" des médias romands que Jacques Chessex sept ans après la sienne, et la plupart de ceux-là ne prêtèrent pas la moindre attention à la première édition de ses oeuvres complètes en 18 volumes, merveilleusement établie grâce (notamment) à la ferveur d'une lectrice déjà remarquable par sa qualité de cantatrice et d'épouse d'un haut gradé de l'Armée du salut, et qui recueillit pieusement la myriade d'étincelants petits textes éparpillés en d'innombrables revues et journaux auxquels Charles-Albert collaborait pour ne pas crever tout à fait de faim et surtout de soif. Or cette édition déjà mythique fut suivis, ces dernières années, par sa doublure scientifique, avec appareil critique et tout le tralala valant mille salamalecs à la télé ou sur Facebook...

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    Georges Haldas, mort en 2010 à l'âge de 93 ans, à la fois aveugle et furieux d'avoir à quitter ce foutu monde, dort à présent d'un œil au cimetière des rois, à Genève, non loin de Jorge Luis Borges dont la tombe a des airs de sépulture viking. Nicolas Bouvier, retiré des affaires terrestres en 1998 à l'âge plus ou moins érotique de 69 ans (la aussi j'en sais quelque chose puisque c'est mon âge actuel) et sans se douter, malgré sa gloire tardive, qu'un important recueil de ses œuvres paraîtrait en 2004 dans la collection Quarto des éditions Gallimard, aura survécu à son propre insu alors que Philippe Jaccottet entrait à La Pléiade encore vivant, ce qui n'eût pas vraiment enthousiasmé notre ami Chessex dont la jalousie fameuse s'exerçait de préférence contre Haldas (avant qu’il ne lui décerne le Prix Edouard Rod pour l’ensemble de son oeuvre) , Bouvier et Jaccottet...
    Et la littérature là-dedans ? Elle ne meurt pas, mais ce n'est pas le buzz du moment: c'est une histoire vieille comme le jeune Homère, qui évoquait ce matin encore l'aurore aux doigts de rose - littérature là encore puisque la première neige blanchissait le tapis de feuilles mortes, etc.

  • Pour tout dire (73)

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    À propos de Proust et des rats furieux, ou comment ne pas ne pas trop mêler les genres, notamment dans le cas de Jacques Chessex, écrivain et tombeur de dames. Du "misérable tas de petits secrets" selon Valéry et de la mythomanie de Malraux. Quand la famille de Knausgaard le traitait de "Judas littéraire " et quand la fille de Faulkner demande à papa de ne pas boire le jour de son anniversaire, etc.


    On raconte que Proust, pour jouir, se faisait livrer des caisses de rats dûment affamés qu'il jetait les uns contre les autres afin qu'ils se dévorent de mâle rage, et qu'au moment où le sang giclait Marcel prenait son pied. Mais qui raconte ça ? Qui a assisté à la scène ?

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    Un autre Marcel, le suave et médisant Jouhandeau, client lui aussi des maison de passe pour messieurs, rapporte précisément ce fait qui n'est peut-être qu'un bruit de chiottes, à tout le moins nié par Céleste Albaret, gouvernante angélique du plus grand écrivain du XXe siècle qui savait très exactement où Monsieur passait certaines soirées dont il lui faisait tranquillement le récit, mais s’indignait de cela qu’on pût soupçonner son maître de maltraiter ainsi d’innocents rongeurs.

    Je pensais hier soir à ce "misérable tas de petits secrets " à quoi Paul Valéry réduisait le roman, dont on a attribué la paternité de l'expression à Malraux en visant, plus que le genre romanesque: la vie secrète des écrivains ou des artistes les plus adulés, y compris ce "mythomane génial" qu'était Malraux selon Clara son épouse...

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    Hier soir donc, je repensais à tout ça, au Café littéraire de Vevey où nous évoquions la personne, le personnage et les œuvres (plus de 130 titres à sa bibliographie...) de Jacques Chessex, notamment en écoutant le témoignage d'une ancienne amante de l'écrivain, magnifiée dans une très belle chronique intitulée Dans la buée de ses yeux et non moins malmenée par le machiste manipulateur et l'alcoolique au dernier degré que fut aussi le poète aux ombres aussi noires parfois que ses mots pouvaient être lumineux.
    En outre, écoutant l'égérie aimée et blessée, je regardais un jeune homme au fond de la salle, au prénom de Jean et au nom de Chessex, de l'âge de nos filles et qui suivit un jour sa mère Françoise et son frère quand la vie avec Maître Jacques fut par trop intenable.
    Je me fous, personnellement, de ces "misérables petits tas de secrets" et surtout me garde de les juger, mais je me rappelle la scène de théâtre d'une apparition de Chessex à la télé romande où, visiblement ivre, il s'était publiquement désolé de constater que les femmes puissent partir, et les pianos avec - il ne citait pas ses fils, partant aussi avec maman et le piano...
    Or que pensent Jean et son frère de leur père ? Je ne me permettrais pas de le leur demander, pas plus que je n'oserais demander à Philippe Jacottet comment il prenait son pied à l'âge des fils de Chessex. J'ai trouvé outrecuidant qu'un magazine feigne de s'intéresser à l'actuelle postérité de Jacques Chessex et qu'on interroge ses fils à ce propos, de même que l'indignation médiatisée de ceux qui s'inquiétaient de ne voir qu'une simple croix sur la tombe de l'écrivain, il y a deux ou trois ans de ça m'a paru douteuse. Or Jacques Chessex a maintenant une jolie dalle de marbre devant laquelle ceux-là n'iront pas plus s'incliner qu'ils n'ouvriront jamais un livre du poète réduit à l'état de star goncourtisée de nos lettres, point barre.
    Dans sa mémorable bio d'Alber Camus, Olivier Todd a brossé un portrait de Malraux en vérité sur la base de documents scrupuleusement réunis, qui révèlent les mensonges éhontés du personnage posant au grand résistant et du mirifique protecteur des arts dont on sait les pillages illicites en Orient extrême. Malraux se voulant au- dessus des "misérables tas de petits secrets", et pour cause ! Mais jugerai-je l'œuvre de Malraux en fonction des entourloupes de l'homme, plus sévèrement que je jugerais Rousseau pour abandon de progéniture et carrière de gigolo ?

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    Proust distingue le vrai moi dont procèdent ses livres des multiples "moi" qui portèrent son nom en société au Ritz ou dans les claques de mecs. De la même façon, j'aimerais bien parler avec les fils de Maître Jacques de ce qu'il y avait chez leur père de plus lumineux et, chez l'écrivain, de réellement admirable, en oubliant le manipulateur et l'angoissé parano hyper-jaloux et parfois jusqu'à la traîtrise de bonne foi - si j'ose dire.

     

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    Après la publication de son autobiographie, Karl Ove Knausgaard s'est vu attaqué par sa famille qui l'a traité de "Judas littéraire " au motif qu'il parlait de la déchéance alcoolique de son père et de ses vexations sadiques dans un livre lu par des centaines de milliers de gens. À ce même taux, les fils de Jacques Chessex devraient me traîner en justice pour ce que j'ai écrit de Maître Jacques dans mes carnets de L'Ambassade du papillon, à vrai dire non encore traduits en norvégien ni même en japonais, des trahisons et vilenies occasionnelles de leur paternel, évoquées en contraste avec notre amitié non moins avérée.
    La question se pose dans la foulée: un fils d'écrivain ou une ancienne maîtresse connaissent-ils mieux celui-là qu'une lectrice ou un lecteur de ses oeuvres ?

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    Je laisse ironiquement ma réponse en suspens en me rappelant la supplique de la fille de Faulkner à son père, de ne point s'enivrer, please Daddy, le jour de son anniversaire. Or Faulkner était en train d'écrire un roman, et la fiole de scotch jouxtait son encrier. Donc le vilain Daddy de répondre à sa fille : hélas Pussy, mon roman à ses exigences, et dans un siècle on aura oublié mon whisky et ton anniversaire, alors que mon œuvre nous survivra”, etc.

  • Pour tout dire (72)

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    À propos de la pensée binaire et du nivellement généralisé. Des visions prémonitoires de Witkiewicz et Orwell, recyclées dans Le Cercle de Dave Eggers où tout est unifié à l’enseigne de Google & Co. Que la satire et la contre-utopie se justifient même si "c'est plus compliqué”. Pourquoi Shakespeare ne s’attarde pas à la table des moqueurs, etc.


    L'esprit du temps, ou plus exactement le manque d'esprit des temps qui courent, se caractérise en particulier par sa façon de penser en termes de BONUS et de MALUS, point barre.
    Il y a la gauche et la droite, terminé bâton. Les riches et les pauvres. Les salauds et les sympas. Les jeunes dynamiques et les vieux déchets, Punkt schluss.

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    La pensée unique, ou plus exactement la pensée inique de cette époque, oscille pareillement entre simplifications et généralisations, ce qui est utile et ce qui ne l'est pas, ce qui rapporte et ce qui est à perte, tout cela sans nuances et sans degrés, sans considération du temps et des âges divers, avec l'impatience hystérique de ceux qui exigent d'être reconnus tout de suite et que ça saute et que ça cartonne, je veux mon quart d'heure de célébrité comme tout le monde, vu que tout le monde il est CHARLIE et que si t'es pas pour ma liberté d'expression t'es mort.

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    Dans son prodigieux roman fourre-tout intitulé L'inassouvissement, paru en 1924, le penseur-écrivain-peintre et pitre tragique polonais Stanislaw Ignacy Witkiewicz, dit aussi Witkacy, prophétisait l'avènement mondial d'une société dominée par un parti nivelliste dont la seule visée serait le bien-être généralisé.


    Or nous y sommes: un clic et me voici dans le nouveau paradis du Nuage pour tous, en anglais : the Cloud. D'un clic, via Cloud, je me branche à mon application Kindle sur laquelle j'ai téléchargé le dernier roman de l'auteur américain Dave Eggers, Le cercle, dans lequel on parcourt un paradis terrestre idéalement nivelé où tout baigne dans l'océanique harmonie du Marché, tout anonymat personnel étant aboli à l'enseigne de TruYou, dernière enseigne du cauchemar climatisé.

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    Witkiewicz s'est donné la mort en 1939, alors que la Pologne se trouvait prise en tenaille entre l'Allemagne nazie et la Russie communiste. Visionnaire annonçant Orwell, comme celui-ci précède Dave Eggers, Witkiewicz simplifie et exagère à sa façon comme tous les satiristes, qui nous disent cependant quelque chose alors que ceux qui n'ont rien à dire se contentent d'affirmer que "c'est plus compliqué".
    Lorsque, dans un formidable discours prononcé en présence de son pair écrivain Vaclav Havel, passé de la dissidence au sommet de la hiérarchie politique, Friedrich Durrenmatt déclara que la Suisse était une sorte de prison sans barreaux dont les gardiens étaient les habitants eux-mêmes, l'on trouva qu'il exagérait outrageusement et péchait par simplification, et pourtant la parole du poète disait quelque chose de vrai, même si "c'est plus compliqué ", etc.

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    Shakespeare est à mes yeux le plus grand satiriste qui soit, mais il ne s'attarde pas à la table des moqueurs. Ce qu'il y a de plus fou chez lui tient à cela que, précisément, la vérité sorte de la bouche de ceux qui ont l'air le plus fou, sans parler des bouffons payés pour ça.
    Witkiewicz a constaté le premier, au XXe siècle, que la folie de notre temps serait proportionnée à notre consentement , et l'homme sans qualités de Gogol ou Dostoïevski, de Kafka et de Musil annonçait la couleur - ou plutôt le gris uniforme
    A relire Shakespeare cependant, ou à relire Rabelais et Cervantes, on se relève de la table des moqueurs pour rire et mieux vivre, par delà les sarcasmes et la prétendue liberté de TOUT DIRE style Charlie, en slurpant l'élixir vivifiant du Milk of human Kindness, etc.

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  • Pour tout dire (70)

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    À propos des droits humains et de la fausse parole qui fait dire aux grands mots (LIBERTÉ, EGALITÉ, FRATERNITÉ, DÉMOCRATIE, etc.) le contraire de ce qui est. Des contradictions de Rousseau et de Jean Ziegler. Qu'il n'y a plus rien à accomplir au nom d’aucune idéologie, mais tout à faire pour cultiver le jardin du monde...


    Je lis à l'instant, sous la plume de mon ami Jean le fou, alias Jean Ziegler, un éloge vibrant de Jean-Jacques Rousseau, ce bienfaiteur supposé de l'humanité qui fut aussi un père nul et un homme assez détestable.

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    Le dernier livre de Jean Ziegler, Chemins d'espérance, nous confronte à tout moment à ce genre de contradictions entre un idéal humaniste et son incarnation "trop humaine", en décrivant de l'intérieur le fonctionnement d'une immense machine capable en même temps de produire de l'espérance et d'en bloquer l'application. Jean Ziegler lui-même, converti au catholicisme, se dit toujours et encore communiste alors que la grande et généreuse idée de Marx et consorts a justifié une partie des crimes les plus monstrueux du XXe siècle, et ses contradicteurs ne manquent pas de rappeler qu'il fut aussi l'ami des révolutionnaires Khadafi et Castro en fermant pieusement les yeux sur les atteintes aux droits de l'homme en Lybie ou à Cuba, alors qu'il les défend dans le monde au plus haut niveau institutionnel, etc.

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    Je regardais l'autre soir le vieux lutteur tiers-mondiste sur le plateau de l'émission Infrarouge de la Télé romande, dialoguant avec la formidable Carla Del Ponte , ancienne procureure de la Confédération qui fit tomber l'immunité parlementaire du député socialiste après la parution de La Suisse lave plus blanc, mais devenue aujourd'hui sa collègue aux Nations unies, et je repensais à l'injonction de l'auteur de Retournez les fusils, dont le sous-titre n'est autre que "choisir son camp".
    Ah bon, et lequel ? Celui de Rousseau larguant sa progéniture à l'assistance publique ou de Voltaire spéculant sur la traite des Noirs ? Celui d’Obama ou celui de Poutine ? Celui de Staline ou du banquier Safra ?
    À propos de Voltaire, je me suis souvent demandé ce qu’il voulait dire à la fin de Candide, quand il conclut, après moult turpitudes et tribulations vécues par son héros, qu'il faut cultiver son jardin ? Est-ce de résignation individualiste qu'il s'agit, ou plutôt de permaculture futuriste visant à l'amélioration du jardin planétaire ?

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    Notre fille Julie, qui vient de fêter ses trente-et-un ans, me demande un texte de réflexion sur les droits humains pour le site de la nouvelle association qu'elle vient de fonder, avec quelques jeunes amis, en faveur des orphelins du Cambodge.
    Or le peu de lumière personnelle que je puisse apporter à cette question des droits humains portera d'abord sur la terrible logomachie qui règne dans ce domaine, qui fait que les mots censés désigner les plus nobles aspirations (Liberté, Egalité, Fraternité, Démocratie, Tolérance, Droits de l’homme et tutti quanti) sont devenus des baudruches vidées de leur sens, ainsi d’ailleurs que Ziegler en donne de multiples exemples.
    Si Jean le fou me demande de choisir mon camp entre capitalisme et communisme, Hamas et Likoud, Trump ou Clinton, libéralisme ou gauche de la gauche, je me sens aussi incapable d’adopter aucune posture publique qu’en mon for intérieur de me répondre clairement à moi-même. Je sens intimement ce qu’est la justice et l’injustice, l’honnêteté ou l’imposture, le juste et le faux, le bien et le mal, mais choisir mon camp dans le chaos des choses et la confusion des mots me semble impossible.
    J’admire le combat inlassable de Jean Ziegler contre les faux-semblants d’une Suisse au-dessus de tout soupçon, les multiples complicités de nos banquiers sans visages et de nos juristes vénaux avec le crime organisé, ou l’abominable cynisme des multinationales entretenant la faim dans le monde, mais son idéologie ni son histoire personnelle ne sont les miennes, et je me sens libre de l’envoyer promener s’il m’enjoint de choisir mon camp.
    Il y a cinquante ans de ça, au lendemain du bac, j'ai lu de mes yeux l’atroce inscription ARBEIT MACHT FREI au fronton de l’ancien camp de la mort d’Auschwitz, en Pologne socialiste où nous trouvions avec un compère. Je me croyais communiste en débarquant dans ce pays dont j'ai bientôt entrevu la chape de plomb qui l'écrasait, et les mots dont je me grisais ont perdu de leur éclat comme les expressions de la novlangue inventée par Orwell dans son roman 1984 où le « Ministère de la Vérité », le « Ministère de la Paix » et celui de « l’Amour » enseignent que « la guerre est la paix », que « la liberté est l’esclavage » et que « l’ignorance est la force ».
    Dans la confusion des temps qui courent, le Prix Kadhafi des droits de l'homme (sic) attribué à Nelson Mandela, puis à Jean Ziegler (qui l'a à vrai dire refusé) est-il plus monstrueux que le Nobel de la paix honorant un Henry Kissinger ou que l'Axe du Bien désignant la stratégie du chaos de l'Amérique impérialiste ?
    Telles sont les questions que je ne cesse de me poser en me gardant de toute résignation et plus encore de tout cynisme.
    Cultiver son jardin consisterait peut-être alors, pour d'honnêtes jeunes filles et autant de jeunes gens de bonne volonté, à retrouver le sens premier des mots et à évaluer leur adéquation aux choses qu'ils désignent, avec un surcroît d’attention et de sens critique, avant de faire quoi que ce soit. Travailler rend libre en effet, mais reste à savoir de quel travail il s’agit, et de quelle liberté...

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    L'association solidaire de Julie et ses amis s'intitule Sign4change, dans la langue de Rousseau: signez pour que ça change. Ainsi donc, cultiver son jardin pourrait consister en cela aussi: signer de son nom la promesse de parrainer concrètement Lucky l'orphelin cambodgien trouvé il y a quelques mois dans un sac poubelle, le long d’une rue de Phnom Penh, recueilli et confié aux soins de l’association khmère SFODA (Sacrifice Families and Orphans Development Association) avec laquelle Sign4change a établi son premier partenariat.
    Or la liberté de signer de mon nom cette promesse, vitale pour Lucky et tant d’autres enfants perdus, m'est particulièrement précieuse à l'instant de me rappeler que Rousseau ne donna même pas un prénom à aucun des cinq enfants qu'il abandonna, etc.

  • Pour tout dire (69)

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    À propos d'un vers de Lamartine, de Racine et des sarcasmes du professeur B. Quand Lady L. enfreignit l'interdit magistral des vieux caciques de l’ancien Collège Classique Cantonal. Des voies impénétrables de la reconnaissance.


    Je ne sais trop pourquoi tel alexandrin romantique du cher Lamartine me revenant ce matin à la mémoire en l'absence de Lady L. ("Un seul être vous manque et tout est dépeuplé") m'a rappelé Racine et le Collège Classique Cantonal de Béthusy, haut lieu de formation publique des fils de familles lausannois comme-il-faut jusqu'en 1956, date funeste de sa transformation en établissement secondaire accessible aux filles.
    Je me souviens comme d'hier de l'accueil navré fait à celles-ci par la vieille garde des enseignants du Collège Classique, et plus précisément le regard sarcastique d'un certain professeur B., au parler précieux et à la moue de César Auguste blasé, membre par ailleurs notoire du Club alpin à l'époque fermé au sexe justement réputé faible, qui faisait lire du Racine à notre classe en attribuant les rôles de héros aux jeunes filles et ceux de Bérénice ou de Phèdre aux garçons en train de muer, pour mieux se foutre en somme de nous.

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    Nous avions alors entre dix et douze ans, ce qu'on dit l'âge de raison alors que c'est surtout celui de l'éveil du cœur, et je n'ai cessé de me rappeler la morgue du solennel pédant - il devait cependant avoir moins de cinquante ans et je découvris plus tard en lui un germaniste raffiné sous ses dehors coincés, et ce fut le même lettré qui nous révéla vingt ans plus tard La fin de la nuit de Friedo Lampe, pure merveille traduite et publiés par ses soins aux éditions L’Âge d’Homme...
    J'en veux au professeur B. d'avoir peut-être dégoûté pas mal d'entre nous de Racine en particulier et des humanités classiques en général, mais je me souviens aussi du grand respect qu'il vouait à la littérature et de la soudaine passion le saisissant tel jour pour nous raconter son ascension des Drus par la farouche face Nord - tout cela ne manquant pas en somme de panache.
    Si la mixité des classes nouvelles parut le premier signe de décadence aux yeux des vénérables pontes du Collège Classique, la multiplication soudaine des enseignantes de moins d'un demi-siècle et sans chignon strict et bas gris acheva de marquer la fin d'une époque, notamment symbolisée par sept grands fauteuils de cuir brun foncé disposés en cercle, au milieu de la Salle des Maîtres et réservés aux caciques.

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    Jeune enseignante débarquant en ce même lieu une douzaine d'années après mon propre passage, peu après l'an 68, Lady L. fit alors l'expérience des survivances de l'ancien régime de l’établissement en se risquant à prendre place sur l'un de ces sièges magistraux, pour se voir aussitôt remise à l'ordre...


    À présent que tous ces vieux de la vieille sont morts et enterrés, dont quelques-uns étaient de véritables personnages de théâtre, dûment affublés de surnoms (il y avait notamment Mordache et Soupape, Féfesse et Paillasse), je me prends à leur trouver, avec le relief bien marqué de leurs tics et travers, des qualités qui se sont souvent diluées par la suite dans le pédagogiquement correct. Pas un once de nostalgie au demeurant, mais de la reconnaissance à tout le moins.
    Enfin j’imagine Lady L. quelques années encore après ces temps héroïques, s’efforçant d'expliquer mot à mot le vers de Lamartine à ses petites Somalienens ou aux beaux éphèbes afghans de ses classes d'accueil, commençant donc par "Un seul être vous manque et tout est dépeuplé" et ensuite passant à Racine: "Pourrai-je sans trembler lui dire que je l'aime", etc.

     

  • Knausgaard, à l'enfant qui viendra...

     

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    Après les milliers de pages de Mon combat, son autobiographie au succès phénoménal, l’écrivain norvégien amorce, dans En automne, un Quatuor de saisons constitué par une sorte d’inventaire candide dont l’apparente simplicité «au quotidien», qui rend plus présentes les choses et les notions les plus ordinaires, débouche sur une réflexion mêlant réalisme et poésie sur fond de profonde tendresse, aux couleurs nostalgiques d’une saison marquée par la nostalgie.

    Que dit un père à son enfant à venir dans six mois, dont on ne sait encore si ce sera un garçon ou une fille, histoire de l’accueillir dans notre drôle de monde ? Karl Ove n’en est pas à son premier rendez-vous: il a déjà connu, auprès de Linda, sa compagne très présente dans son «roman autobiographique»,  le moment bouleversant d’une première naissance (Vanja, « lisse comme un phoque » quand il l’a eue entre les mains) suivie par une autre nana (Heidi), un an plus tard et deuxième souvenir d’une « joie intense », puis d’un petit mec (John) déboulé d’une « cascade d’eau et de sang » dans une pièce sans fenêtre évoquant un bunker…

             Jamais, cependant, il n’avait anticipé ce moment par l’écriture ainsi qu’il le fait ici pour, dit-il, « montrer le monde » à l’enfant qui vient et rendre sa vie à lui  «digne d’être vécue» ; et nous verrons que cette formule apparemment solennelle est immédiatement concrétisée par une sorte d’observation phénoménologique de la réalité dont les têtes de chapitres, limités à des mots, donnent l’idée de la diversité et de l’ancrage dans l’expérience la plus commune.

    Sous le titre plus explicite de Lettre à ma fille qui n’a pas encore vu le jour, l’écrivain explique son projet un 28 août, après quoi vient septembre et son premier chapitre,  intitulé Les pommes , dont on apprend immédiatement que l’enfant Karl Ove les a toujours mangées intégralement, trognon compris, et qu’il tique un peu quand ses propres mômes ne font pas comme lui…

    Puis défilent Les guêpes, Les sacs plastique, Le soleil, Les dents, Les marsouins, L’essence, Les grenouilles, Les églises, L’urine, notamment . En octobre viendront La fièvre, La guerre, les lèvres vaginales, La solitude, Van Gogh, La migration des oiseaux, Les bateaux-citernes, entre autres. Et en novembre Les boîtes de conserve, La douleur, Le vomi, Le pardon, les ambulances, Le silence, Les yeux, etc.

    Trois fois vingt «rubriques», sans plus d’ordre logique que le défilé des objets, des gens, des idées, des images, des actes ou des pensées au cours d’une journée. Trois fois vingt miroirs promenés le long de la vie et dans lesquels les images de la vie du lecteur se multiplient à l’avenant, avec les mots et dans les mots, sous les mots et derrière les mots que l’écrivain fait parler et vivre, comme chacune et chacun le vivra à son tour…

     

    L’écrivain en « Judas familial »…

    Le regard porté par Karl Ove Knausgaard sur le monde qui l’entoure est unique, et c’est l’une des premières choses qu’il dit à sa fille « qui n’a pas encore vu le jour » : que le regard qu’elle portera sur le monde sera aussi unique que celui de Vanja, de Heidi et de John, enfant de Linda et de Karl Ove constituant une famille dont il lui précise la nature unique des relations : «Bons ou mauvais, chaleureux ou froid, sympathiques ou non, peu importe, ces liens sont essentiels, car c’est à travers ce prisme que tu verras le monde, ils façonneront ton regard sur presque tout ce qui t’entoure, directement ou indirectement, par opposition ou adhésion. »

    On sait qu’une partie de sa famille, après la publication de ses premiers livres, a fait un véritable procès public à  Knausgaard pour sa façon, d’abord  de parler de la déchéance de son père sans recourir aux masques de la fiction, puis d’exposer, de la même façon, son entourage le plus proche et sans la moindre complaisance narcissique envers lui-même, juste pour dire la vérité vraie,  une vérité qui lui coûtait d’ailleurs et qu’il s’est reproché de pousser si loin, obéissant du moins à ce qu’il estimait son devoir d’écrivain.

    Quelques milliers de pages après celle de La mort d’un père (2012) alors même que les volumes ultérieurs ont marqué une évolution dans l’économie de son écriture, ayant mis un terme au cycle de Mon combat, Knausgaard poursuit sa recherche de façon bel et bien proustienne, en appliquant au temps ce que les géologues appellent des « carottes ».

    Partant des mots, figurant des objets concrets ou des notions abstraites ( Les bottes en caoutchouc, La douleur, Les yeux, etc.), il opère autant de forages dans l’espace-temps au fil d’un récit tout familier et simple d’apparence, comme d’un livre d’enfant.     

     

    Une capacité d’évocation sans limites

    L’immense retentissement de ce qu’un critique français méprisant a ramené à un «déballage» tel qu’il en ruisselle sur la blogosphère, en Suède autant qu’en Allemagne et dans les pays anglo-saxons (une Zadie Smith, dont on sait l’exigence littéraire radicale,  a dit son attente passionnée de chaque nouveau volume de My struggle), tient, me semble-t-il, beaucoup moins qu’à une mode passagère :  à la façon absolument sincère et absolument sérieuse, mêlant la curiosité première et l’intransigeance de l’enfant, avec laquelle Karl Ove , grand timide comme on le sait, a « cassé le morceau » de la vraie «intimité» et de notre rapport avec le monde du corps et des sentiments.

    Non du tout pour surenchérir sur les secrets de famille, avec les prétendues «révélations» excitant l’esprit délateur et moralisant  des temps qui courent, mais pour dire ce que chacune et chacun ressent en son for intime au fil des jours.

    Marcel Proust l’a dit à sa façon «artiste» et géniale, après Balzac, dont Knausgaard relance l’observation avec son œil de mouche à vision panoptique. À preuve d’ailleurs: ses chapitres sur Les mouches et leur vision particulière, ou Les vipères dont il semble avoir partagé lui-même la surdité absolue et la mauvaise vue quand elles se faufilent entre les herbes avant de se faire écraser par des pierre jetées par un furieux bipède à grosses bottes (souvenir de Karle Ove, quarante ans après ce qu’il a observé, et qui lui fait encore mal), sont aussi troublanta que les observations vertigineuses d’une Annie Dillard regardant la nature.  

    D’un regard unique, qui est le fait de chacune et chacun, à une formulation littéraire élargie qui parle à chacun et chacune, il y a un chemin que chaque écrivain trace à sa façon, et celle de Kal Ove Knausgaard me semble caractérisée par une qualité qui est celle d’un poète: à savoir le don d’évocation et la grâce «picturale». 

    Anton Pavlovitch Tchekhov affirmait qu’il pouvait raconter une histoire à partir de n’importe quoi, tenez par exemple : un cendrier. De la même façon, Knausgaard, mais avec d’autres moyens, tire de trois mois d’automne la substance ressaisie et rafraîchie d’années vécues qui sont les siennes autant que les nôtres, saisons qui nous reviennent et par les allées desquelles, demain, une petite fille ira dans la belle lumière du printemps.

    Karl Ove Knausgaard. En automne. Traduit du norvégien par Loup-Maëlle Besançon.  Illustrations de Vanessa Baird. Denoël, 268p. 2021.

     

     

  • Pour tout dire (68)

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    À propos d'un redoutable emmerdeur familial et du chat Tobermory. De l'irrésistible besoin parfois de TOUT DIRE à propos de ses proches, en mal ou en bien...


    La famille est le premier théâtre, d'abord castelet de marionnettes et ensuite scène élargie à l'italienne, où nous nous familiarisons avec la comédie humaine entre chuchotements et cris, scènes comiques ou dramatiques, tantôt avec masques et tantôt à faciès découverts.
    Or lisant le très épatant petit roman d'Emmanuel Venet paru récemment chez Verdier sous le titre de Marcher droit, tourner en rond, je me suis rappelé le non moins irrésistible Tobermory, ce chat doté de parole par son maître écrivain Saki (alias H.H. Munro) qui lui fait dire tout haut ce qu'il pense des bipèdes qu'il observe tout bas, quitte à éventer moult secrets de famille ou de société.


    S'il y a du Tobermory chez le narrateur de Marcher droit, tourner en rond, c'est, plutôt qu'un chat facétieux : un drôle d'oiseau que ce passionné de Scrabble et de catastrophes aériennes, atteint en outre du syndrome d'Asperger, donc à la limite de l'autisme mais pas vraiment, intellectuellement performant et d'une lucidité à pointe de laser mais d'une sociabilité inférieure à celle du bonobo moyen.

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    Sans être un amateur de déballage public de saletés ancillaires, ledit narrateur n'en est pas moins rétif au maquillage hypocrite des faits, et c'est pourquoi, assistant à son quatrième enterrement à l'âge de 45 ans, il s'indigne d'entendre l'éloge absolument tendancieux, voire outrageusement fallacieux de sa défunte grand-mère Marguerite, par une dame Vauquelin de la Pastorale diocésaine qui, sans l'avoir jamais rencontrée, la présente comme une belle âme généreuse et comme une femme de gauche alors que c'était une vraie peste cousue de préjugés mesquins.
    En cassant le morceau à propos de sa grand-mère Marguerite, qui a cocufié son Adrien avant d'encourager son alcoolisme pour avoir la paix, le narrateur entreprend un tableau de groupe carabiné à la Dubout (où plutôt à la Deschiens, pas loin d'un Houellebecq), dont la verve va de pair avec l'élégance déliée d'un Marcel Aymé.
    Aves le défilé des parents et alliés, oncles et tantes (au propre et au figuré vu que le fils de la tante Solange est gay au dam de Marguerite qui n'est tolérante que dans son éloge funèbre), c'est toute une France actuelle et toute une société contemporaine que l'auteur passe en revue non sans goriller la langue de coton qui transforme un balayeur débonnaire en technicien de surface.
    La Famille française d'Emmanuel Venet pourrait être suisse romande ou wallonne, suédoise ou canadienne, mais la patte de l'auteur, son humour et le raccourci de ses formules, ressortissent bel et bien au génie clair et prompt de notre langue.
    Ah mais il y a trois heures que Lady L. a été emmenée en salle d'opération pour une intervention relativement bénigne mais nécessaire à la jambe droite (fracture du péroné et complications ligamentaires) , et le ciel dégagé des brumes matinales m'incline à penser qu'elle aussi émerge des vapes.
    Donc revenons à de meilleurs sentiment vu qu'il n'ya pas que de la haine dans les familles et qu'on peut cesser de tourner en rond en parlant droit, etc.


    Emmanuel Venet. Marcher droit, tourner en rond. Verdier, 122p, 2016.
    Saki (H.H. Munro), Nouvelles complètes, traduites par Gérard Joulié. L'Age d'Homme, 662p.

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  • Pour tout dire (67)

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    À propos de la place du traître dans L'Enfer de Dante. Iago ou la nuit de l'âme. Avatars chrétiens et juifs de Judas, notamment dans le dernier roman d’Amos Oz...


    Le pire péché selon Dante est celui du traître, qu'il place au plus bas de la fosse glaciale de son Inferno, où Judas n'en finit pas de se les geler; mais d'aucuns en jugent autrement comme on le verra en lisant le dernier livre du grand romancier israélien Amos Oz, oublié récurrent par les tristes plaisantins du Nobel de littérature.
    Cependant, en littérature précisément, il est un autre personnage, à mon sens plus inquiétant que le Judas des évangiles, dont on ne sait pas grand chose en réalité, et c'est celui de Iago, véritable incarnation de l'envie démoniaque et meneur de jeu suavement terrifiant de la descente aux enfers du glorieux et fragile Othello.
    Selon l'expression de Victor Hugo, le Iago de Shakespeare est "la nuit de l'âme", et c'est aussi , de part en part, le ricanement du malin, avec ou sans majuscule. Iago attise le désir et sème le doute pour empoisonner tout ce qui semble amour pur et lui échappe, et c'est en jurant amitié qu'il distille sa haine, en divisant qu'il règne sur les cœurs jamais tout purs non plus de ceux-là qui l'appellent "l'honnête Iago", en célébrant la beauté qu'il montre sa hideur.
    Une lecture conventionnelle peut confiner le prodigieux personnage de Shakespeare dans la figure d'un monstre, en récusant son humanité comme on le fait d'un Hitler ou, dans la tradition chrétienne, d'un Judas considéré comme la figure déicide par excellence.

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    Or le Iago de Shakespeare nous épouvante et même nous fascine à proportion de sa part d'humanité et de ce qu'il nous dit de nous-mêmes. Deux acteurs fabuleux, dans la version d'Othello produite par la BBC en 1981, à savoir Anthony Hopkins en Othello et Bob Hoskins en Iago, nous font sentir la proximité profondément équivoque de ces deux faces du même trouble passionnel, qui ne peut aboutir qu'à la mort.
    Iago est un traître pétri de ressentiment jaloux "trop humain", et si Shakespeare lui fait inscrire explicitement ses plans dans une "théologie du diable", Othello n'a rien d'un ange pour autant. Shakespeare ne se prend pas pour un apôtre, au contraire de ceux qui ont fait de Judas l'incarnation du déicide dont l'opprobre poursuit tout un peuple depuis plus de vingt siècles.
    Mais le Judas des chrétiens est-il le seul vrai Judas ? Et si Judas avait été le premier à croire à la divinité du rabbi Iéshouah, au point de l'envoyer à Jérusalem et à la Croix pour lui permettre d'en triompher en ce monde ?

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    C'est en tout cas cette conjecture apparemment subversive, mais inscrite dans la tradition juive, que le jeune Shmuel Asch, l'un des protagonistes du Judas d'Amos Oz, étudie et développe. Ce Judas-là, riche (donc non soupçonnable de trahison pour une somme par ailleurs ridicule), bien plus intelligent et cultivé que les autres apôtres plutôt rustauds, aurait été ainsi le premier chrétien (avant le Christ qui n'y pensait pas et avant Paul par qui tout commença effectivement), le seul à ne pas redouter la Croix vu qu'un fils de Dieu ne saurait vraiment mourir cloué, etc.
    La question de la traîtrise est au cœur du Judas d'Amos Oz, très loin cependant des obscures bassesses d'un Iago, mais très proche des méditations shakespeariennes sur l'origine de la guerre et l'hybris des nations.
    Si la figure de Judas cristallise la haine anti-judaïque depuis vingt siècles, les fondateurs de l'Etat d'Israël , dans le roman d'Amos Oz, désignent un autre traître en la personne d'un certain Shealtiel Abravanel, partisan d'un accord équitable avec les Arabes alors même que Ben Gourion inaugure la politique dont nous constatons aujourd'hui les désastreux effets.
    Pas plus que Shakespeare , le romancier israélien - taxé lui-même de traîtrise par les ultras politiques ou religieux de son pays - ne désigne les Bons et les Méchants ni le "mal absolu" qu'incarneraient Iago ou Judas.
    La littérature n'établit pas un nouveau catéchisme ni ne propose aucun programme politique idéal: elle ne fait que poser des questions et nous aider à mieux déchiffrer le TOUT DIRE humain, voire "trop humain"...

  • Pour tout dire (66)

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    À propos de notre vie quotidienne, de l'identité de Shakespeare et de l'autre Homère. De la poule populiste qui découvre un couteau dans la cour du théâtre du Globe...


    J'ai fini par convaincre Lady L. qu'il était déraisonnable qu'avec une fracture du péroné elle s'obstine à vouloir se rendre elle-même ce matin au garage de Saint-Légier pour y faire changer les pneus (on sent l'hiver) de notre Honda Jazz Hybrid en recommandant au garagiste de faire le nécessaire en cas d'usure limite des pneus d'hiver, au motif qu'avec la neige, où nous habitons, ça craint un peu sans 4 x4.

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    Convaincre une fille de garagiste, qui fut aussi un culturiste et un cuisinier de talent, qu'elle n'est pas seule à pouvoir assurer en matière de gestion du matériel automobile, relève de l'exploit, mais à deux jours de son opération à la Providence je suis content de l'avoir vu fléchir à l'instant même où, pianotant sur son i-Phone, elle m'a parlé des "dernières recherches" portant sur l'identité de William Shakespeare dont certains "spécialistes", après tant d'autres, viennent de révéler, comme c'est écrit ce matin dans Le Matin, quotidien populiste à qui rien de ce qui relève de la fausse révélation n'est étranger, que plusieurs de ses pièces auraient été écrites à plusieurs ou par une autre main - ah les malins !
    L'identité de Shakespeare est un serpent de mer à la queue aussi longue que celle d'Homère, mais il n'y a que les cuistres et les niais actuels, obsédés du copyright et autres limiers à la petite semaine impatients de démasquer celle qui se cache sous le nom d'Elena Ferrante, pour s'étonner que certaines des œuvres les plus géniales issues de la cervelle et du cœur humains aient peut-être conjugué le savoir-faire de plusieurs ateliers (des assistants de Michel-Ange sous la voûte de la Sixtine aux nègres de l'écurie Dumas), ou que l'unique Auteur Superstar échappe aux repères de l'Etat-civil.

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    Dans ses très remarquables mémoires parus récemment sous le titre ironique de Dieu & moi, l'helléniste Jean Soler raconte comment, après avoir lu la Bible de A à Z et appris l'hébreu pour mieux démasquer les impostures de ceux qui attribuent les écrits bibliques (et notamment les tables de la loi de celui qu'on appelle Moïse alors que son identité reste bien plus problématique que celle de Shakespeare ou d'Homère) à un seul Dieu, il a entrepris de relire intégralement L'Iliade et L'Odyssée pour en découvrir le noyau antimilitariste radical, et la voix unique qui porte la poésie homérique.
    Or ce qui frappe aussi, en lisant Shakespeare, c'est la voix unique et incomparable qui traverse l'œuvre, parfois intermittente voire sporadique, mais reconnaissable en dépit de la sidérante variété des genres et des tons de l’oeuvre, de la "pire" trivialité à la plus sublime inflexion de sagesse ou de douceur.


    On pourrait relever qu'il n’y a qu'un Dante, et c'est vrai que la bio d'Alighieri est connue, même si l'on n'est pas sûr qu'il ait tué de sa main, mais l'essentiel est ailleurs là aussi : que la Commedia résulte d'une cristallisation poétique sans égale alors même qu'elle est inimaginable sans les contributions d'Aristote et des troubadours chantant l'amour courtois, de Virgile et d’une jeune fille qui passait par là, sans oublier les fantaisies de ses traductrices et traducteurs...

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    Lady L passe des heures à faire des patiences et cette personne me reste un mystère à bien des égards, mais j'ose dire que je la connais. Elle tient à la fois de Gaïa, la fameuse camionneuse soviétique à qui on ne la fait pas, de Matriona la paysanne berbère et de je ne sais quelle vierge pure peinte au poil de martre par je ne sais quel maître inconnu, mais son âme est unique que reflète son visage.
    Elle me demande à l'instant de ne pas oublier, avec les pneus et les courgettes, le savon antiseptique dont elle a besoin et de changer un billet de mille pour payer la livraison du bois samedi qu'elle ne pourra superviser vu qu'elle sera toujours aux bons soins des petites mains non encore identifiées de la Providence, etc.

  • Pour tout dire (65)

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    À propos de l'amoureuse lecture de Shakespeare par Victor Hugo et John Cowper Powys, en contraste avec les platitudes érudites d'un nouveau dictionnaire aux lacunes significatives


    La collection à l'enseigne du Dictionnaire amoureux décline ce qualificatif de manière plus ou moins heureuse, comme l'illustrent précisément ses deux derniers titres, dédiés respectivement à la littérature, sous la plume très subjective d'un Pierre Assouline parfois très librement injuste et non moins souvent pertinent par réelle passion, et à Shakespeare, dont l'immense rayonnement amoureux de l'œuvre me semble réduit à un inventaire académique ou anecdotique dénué de souffle et de style, signé François Laroque.

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    Il faut lire ce qu'écrit cet universitaire bon teint de Victor Hugo, avant de revenir aux pages extraordinaires que celui-ci consacre à Shakespeare (contre le trop fameux bon goût français et la jalousie de Voltaire), pour mesurer ce qui distingue le docte savoir livresque de la passion généreuse d'un poète honorant le génie d'un père.
    François Laroque prétend que Victor Hugo ne parle que de lui dans son éloge de Shakespeare. Or il y a beaucoup plus de considérations pénétrantes et révélatrices sur les œuvres et leur portée, dans les 383 pages d'Hugo, que dans le pavé de 918 pages de Laroque dont les lacunes (une entrée archi-convenue sur Iago taxé de figure du mal absolu, mais rien sur Othello !) accentuent l'impression de superficialité lettrée et "à la page" de l'ensemble, où l'on cite Houellebecq et Sollers pour mieux ignorer René Girard ou John Cowper Powys, commentateurs tellement plus inspirés que ceux-ci.

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    Victor Hugo sur Hamlet: "Hamlet. On ne sait quel effrayant être complet dans l’incomplet. Tout, pour n’être rien. Il est prince et démagogue,sagace et extravagant, profond et frivole, homme et neutre. Il croit peu au sceptre, bafoue le trône, a pour camarade un étudiant, dialogue avec les passants, argumente avec le premier venu, comprend le peuple, méprise la foule, hait la force, soupçonne le succès, interroge l’obscurité, tutoie le mystère. Il donne aux autres des maladies qu’il n’a pas; sa folie fausse inocule à s maîtresse une folie vraie. Il est familier avec le spectres et les comédiens. Il bouffonne, la hache d’Oreste à la main. Il parle littérature, récite des vers, fait un feuilleton de théâtre, joue avec des os dans un cimetière, foudroie sa mère, venge son père, et termine le redoutable drame de la vie et de la mort par un gigantesque point d’interrogation”.
    Victor Hugo parle-t-il de lui-même dans ce portrait d’Hamlet ? Nullement.

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    Et voici John Cowper Powys, cet autre titan des lettres anglaises, romancier océanique et génial critique, dans le chapitre des Plaisirs de la littérature consacré à Shakespeare:
    “Il est impossible de s’immerger dans le théâtre de Shakespeare comme l’oint fait quelques grands acteurs et bon nombre de rats de bibliothèque sans acquérir - comment dirai-je ? - une sorte de partialité émotionnelle qui, par-delà toutes nos petites lâchetés, tous nos petits égoïsmes et toutes nos petite bigoteries personnelles, indique imperturbablement, telle l’aiguille d’une boussole, le Courage, la Magnanimité et un Esprit ouvert ! Et cette généreuse ouverture d’esprit, qui est la note dominante du théâtre de Shakespeare, revêt. à mesure qu’on s’en imprègne et que s’approfondit et s’enrichit notre expérience personnelle, certains aspects des plus surprenants. Elle devient en fait une méthode mentale nous permettant de nous passer de tous les systèmes philosophiques et, je dirai même presque, de nous passer d cela philosophie elle-même !”
    Et sur cette même ligne distinguant la poétique shakespearienne de toute philosophie: “À travers toutes ces pièces les grands problèmes philosophiques sont peine effleurés; et presque toujours, quand les choses deviennent intolérablement tragiques, c’est avec une parole comme “le reste est silence” dans Hamlet, ou “cetteséparation vient à point” dans Jules César, ou “bordé de sommeil” dans La Tempête, ou encore “Je vous défie, étoiles !” dans Roméo et Juliette que, l’esprit ouvert, la magnanimité et le courage de son Message sont préservés. Ce que fait Shakespeare dans ces moments critiques, c’est indiquer toute la tragédie de la vie humaine par un mot, par une petite phrase qui est comme unir, un sanglot, un soupir ou un gémissement, mais qui en out cas n’a rien à voir avec cette espèce d’apologue philosophique ou éthique qu’on trouve chez les Français ou les Grecs ou les Français”.

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    Ceci dit, ne jetons pas le corpulent rejeton du professeur émérite Laroque avec l'eau de son bain un peu tiède. Sinon réellement amoureux, son Dictionnaire reste appréciable à maints égards, n'était ce que pour nous informer, entre autres vues sur le siècle de Shakespeare et les occurrences passées ou actuelles de sa mise en théâtre, de l'usage des oignons ou de la connotation sexuelle du Chiffre O dans l'œuvre du grand Will...


    François Laroque. Dictionnaire amoureux de Shakespeare. Plon, 918p. 2016.
    Victor Hugo. William Shakespeare. Nelson, 383p.
    John Cowper Powys. Les Plaisirs de la littérature, traduit d l’anglais par Gérard

  • Pour tout dire (64)

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    À propos de la pratique actuelle de l'évaluation, poussée jusqu'à la folie dans un épisode de la série satirique Black Mirror. Laquelle a démarré sur le mode zoophile avec une férocité réjouissante...


    Attention vous êtes noté! Dès que vous ouvrez l'œil le matin vous êtes jaugé et jugé. Un coup d'œil à votre smartphone et ça y est: votre premier sourire positif du jour, capté par le premier smartphone qui vous pointera au lit, dans la rue ou au bureau, vous vaudra une note, laquelle sera aussitôt comptabilisée pour l'établissement de votre bilan.


    Votre idéal est entre 4 et 5. Si vous êtes sympa avec tout le monde et faites bien ce qu'il faut comme il faut selon les codes établis, sans fumer ni traiter votre voisin de fucking bastard, vous avez des chances de ne pas être rétrogradé à la note 3 ou pire. Le 2 c'est déjà la honte. Et les 1 j'te dis pas: paria !

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    Un monde où tout un chacun juge ou est jugé à tout moment par son entourage proche ou lointain, en fonction d'une notation immédiatement inscrite sur son profil d'identification accessible à tous : tel est le soft goulag que détaille le premier épisode de la troisième saison de la formidable série anglaise Black Mirror, qu'on pourrait dire l'actualisation panique, jusqu'aux limites de l'humour noir, des observations de Ray Bradbury dans ses Chroniques martiennes ou de Dino Buzzati dans son Voyage au enfers du XXe siècle, entre autres aperçus du cauchemar climatisé de notre "brave new world ".


    Le premier épisode de la première saison de Black Mirror était déjà du plus réjouissant mauvais goût à l'anglaise. Il y était question du chantage subi par le premier ministre du royaume, qui devait baiser une truie en public - la séquence filmée se trouvant diffusée sur toutes les chaînes du monde et sur YouTube évidemment - , faute de quoi la fille de la reine, enlevée et séquestrée, serait exécutée par ses ravisseurs.

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    Or l'originalité de cet affreux épisode, d'une réalisation parfaite à tous égards, tenait au fait que la séquence de zooporno intense, filmée et vue par le monde entier, se trouvait recyclée au titre de première œuvre d'art du genre en notre siècle toujours friand d'avant-garde...
    Les épisodes suivants de Black Mirror sont moins hard, mais parfois plus virulemment pertinents, notamment quand ils touchent à la robotisation progressive de notre civilisation mondialisé et numérisée qui introduit Big Brother à tout bout de connection.

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    L'épisode de La chute en est une illustration qui devrait faire réfléchir la jeune fille ou le jeune homme dont la raison de vivre se borne à obtenir un 4 voire un 5 dans sa notation personnelle.


    La protagoniste, notée précisément 4 et parfois plus, est attendue au mariage de sa meilleure amie dont tous les invités sont des plus que 3. Or en chemin, il lui arrivera divers mécomptes qui la feront perdre des points et louper son avion, pour se retrouver à faire du stop sur une route où l'embarque une camionneuse qui n'affiche même pas un 2 !
    Autant dire que l'épisode relève du parcours initiatique jusqu'au moment où la charmante 4, tombé e à 2, débarque au mariage de son amie pour TOUT DIRE à cette compagnie de 0 humains !


    Nota bene: les 3 premières saisons de la série Black Mirror sont disponibles sur Netflix4

  • Pour tout dire (63)

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    À propos d'Hamlet retrouvé les yeux dans les yeux et de Jean le fou aux Nations unies. De la douce fureur des purs et de l'abjection des vautours spéculateurs. Du refus d'obtempérer commun au prince du Danemark et à l'intraitable Jean Ziegler , de la rumeur du monde et du reste qui est silence...

    Comme il faisait encore splendidement jour hier au théâtre naturel du monde vu de La Désirade (imprenable vue sur l'immense lac européen sur fond de montagnes poudrées de première neige), j'ai tiré les rideaux rouges de mon antre pour me concentrer sur cette autre scène circonscrite par l'écran de mon i-Mac, à revoir Hamlet joué rien que pour moi par Derek Jacobi dans la réalisation label BBC de Rodney Bennett. 
    Peu avant ces trois heures et trente-quatre minutes de cette projection privée, j'avais lu les cinquante premières images du dernier livre de mon ami Jean le fou, alias Ziegler, notamment consacrées à ce qu'on appelle les fonds vautours, caractérisant l'un des aspects les plus monstrueux du néolibéralisme prédateur.

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    Assister à la première des quatre grandes tragédies de Shakespeare (avec Othello, Macbeth et Le Roi Lear) dans une petite chambre ou un écran d'ordinateur fera fonction de double mise en abyme (on se rappelle qu'Hamlet confond son oncle usurpateur par je truchement d'une pièce dans la pièce) est une expérience qui peut paraître absurde, étant entendu que Shakespeare vise a priori la scène en 3D et le public populaire, pourtant cette extrême proximité m'a aidé, après moult autres versions, à mieux voir deux aspects essentiels à mes yeux de la pièce : primo, qu'Hamlet est le moins aliéné des personnages de la pièce, même s'il joue au fou et se retient de TOUT DIRE autrement que par éclats sporadiques, et, secundo, qu'il est bien moins fragile et bien plus proche de nous tous qu'on le croit, figurant l'homme nu sous les étoiles , doublement mal barré de naissance puisque venu au monde dans un foutu sac de peau et dans le berceau funeste d'un fils de roi.

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    Le premier personnage à paraître sur la scène du nouveau live de Jean Ziegler est une sorte de Lady Macbeth super-liftée et couverte de bijoux clinquants, en la personne de la mère de l'actuel l'émir du Qatar, là cheikha Mozah bint Nasser al-Missned, honorée un peu partout au motif qu'elle incarne l'une des vestales le plus en vue de l'actuel culte du Veau d'or. Si cette figure d'épouvante est à l'honneur à l'ONU, chargée en automne 2015 de présenter l'Agenda 2030 de l'ONU aux dignitaires du siège européen réunis au palais des nations, c'est que les Qataris paient. Et Jean Ziegler de rappeler que l'émirat est "un pur mercenaire des États-Unis", siège de la plus grande base militaire aérienne du monde, dont les maîtres exercent un droit de vue et de mort sur leurs esclaves étrangers.

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    Hamlet n'est pas né au Qatar, aussi pourri que le royaume du Danemark, mais son refus intérieur de consentir à l'abjection ambiante me semble aussi radical que celui du fils de juge bernois en rupture de conformité depuis son départ de la maison pour Paris où il rencontra Sartre, lequel l'envoya en Afrique avant que Che Guevara , de passage à Genève, lui conseille d'agir dans le cerveau du monstre, etc.
    En apparence , dans son costard trois pièces genre banquier genevois, Jean Ziegler n'a rien d'un guérillero ni du héros métaphysique en lequel on identifie parfois Hamlet, mélancolique et velléitaire. Mais derrière les apparences j'entrevois deux purs qui refusent les faux-semblants d'un ordre mondial fondé sur le meurtre et sa répétition.

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    À passé 80 ans, Jean le fou, secondé par sa femme Erika, peut faire figure héroïque aux yeux de son fils, le théâtreux gauchiste Dominique Ziegler. Sacré petit clan ! Et sacré bouquin que ces Chemins d'espérance, auquel ils ont tous trois mis la main, où défilent soudain les spectres grimaçants d'une tragédie shakespearienne contemporaine, avec les grands prédateurs des fonds vautours que sont Michael F. Sheehan, alias Goldfinger, Peter Grossmann ou Peter Singer, trois prédateurs milliardaires, parmi d'autres, qui vampirisent les pays pauvres en spéculant sur leurs dettes.
    À côté de ceux-là, le roi fratricide Claudius, oncle d'Hamlet baisant la mère de celui-ci, paraît aussi platement criminel par tradition que le fut probablement le vieil Hamlet, et l'on comprend le dégoût et le peu d'empressement relatif du fils à venger son père, comme si rien n'avait de sens. Mais le refus du mensonge ne le lâchera pas, pas plus que mon ami Jean le fou n'obtempère même s'il sait que l'idéal communiste à été pourri dès son application et que Lénine ou Marx ne sont plus que prétexte à "words, words, words".

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    Le témoignage de Jean Ziegler me fait penser à celui que l'ami absolument fidèle de Hamlet , le limpide Horatio, rendra devant les hommes, à cela près que Jean le fou n'a cessé de payer de sa personne à la manière d'un Guillaume Tell tiers-mondiste intraitable sous les pluies acides. Je le revois, un soir de Salon du livre à Paris, immensément seul sur un banc du métro, comme Hamlet reste fondamentalement aussi seul que chacun d'entre nous malgré la rumeur du monde , et "le reste est silence"...
    Jean Ziegler. Chemins d'espérance . Seuil, 2016.

  • Pour tout dire (62)

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    À propos de ce qui distingue le rire du sourire, et l'amitié d'une relation intrusive. Des Fables de la fredaine de Sergio Belluz et du tutoiement au propre et au figuré. De la pudeur et de l'impudence. Ce que j'ai appris de René Girard.


    Je venais d'éclater de rire, l’autre soir, en lisant sa fable intitulée Le matou séduisant et la folle souris, lorsque mon ami Sergio B, connu sous le nom de Sergio Belluz par les 3957 amis que je compte sur Facebook, m'a appris par texto qu'il était triste ces jours après la mort de son père, me disant aussi que de le vivre lui a rappelé mon récit intitulé Tous les jours mourir évoquant le dernier dimanche de la vie de notre père, en mars 1983, à l'âge de 68 ans, donc une année de moins que moi à l'instant (il est 3 heures du matin et j'ignore encore quel temps il fera ce jeudi 21 octobre 2016), mais une année de plus que Louis-Ferdinand Céline mort en ronchonnant à 67 ans alors que mon père s'en est allé en nous souriant.

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    Sergio m'a confié ensuite que son père et lui ont eu le temps de se parler et mieux: de se rapprocher une dernière bonne fois après des années de malentendus ou de malécoutés, et de se quitter dans l'affection.
    Je relis à l'instant sous la plume joyeuse de Sergio: "Une folle souris / Qui plus est dévoyée / S'entichant d'un matou / Se fit dévorer crue au premier rendez-vous".
    C'est tout Sergio cela: ce mélange de réalisme presque janséniste et de malice à la Marcel Aymé - pour ne pas citer La Fontaine qui va trop de soi -, de lucidité quasi panique et de sagesse acquise d'expérience.
    Cinq vers de plus pour préciser la nature de l'expérience: "Songez-y bien / Vous qui vous éprenez / D'un très beau prédateur / À la fausse douceur / Qui cherche à vous croquer".
    Et le dernier quatrain pour la route:
    "Il en est des amours / Comme il en est du reste: / Certaines sont fort cruelles / Et d'autres sont mortelles ".

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    Sergio et moi ne nous tutoyons pas. Or une coïncidence a voulu que, le soir même où il m'a fait rire et compatir, je venais de mettre un terme à une amitié Facebook devenue intrusive et même grossière par excès de tutoiement, stupide et vulgaire.
    Le tutoiement prématuré est une caractéristique des amorces de relations entreprises sur Facebook, parfois aggravé par une muflerie d'époque non moins typique. Cependant il va de soi qu'on peut se tutoyer au propre et au figuré. Je n'ai jamais tutoyé certains de mes plus chers amis plus âgés que moi, mais ce n'était pas une règle. Sur Facebook, je ne réponds au tutoiement que si ça me paraît juste. C'est ma façon de maintenir la distance dans un monde où la muflerie se croit tout permis.
    Sur Facebook, l'excellent Maveric G., remarquable sujet de moins de 20 ans avec lequel nous échangeons depuis au moins trois ans, n’a jamais répondu à mes tu que par des vous, et c’est très bien comme ça. Mais je tutoie aussi pas mal de croulants de mon âge, dont quelques sémillantes vieilles dames, et je tutoie le kid de la littérature romande que figure Quentin Mouron, au fil d'une relation marquée par ce que je crois un affectueux respect mutuel. Avec Sergio, notre vous est un tu et l'inverse serait vrai.

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    Le fond de la question à été éclairé par René Girard dans ses pages consacrées à la double médiation, externe et interne, qu’on peut résumer comme ça: deux amis vouent la même passion à la peinture islandaise et au rock progressif, sans la moindre rivalité, juste pour l'amour de la chose. Telle est la médiation externe.
    Autour du feu de camp, Saint-Ex le disait en ces termes lumineux: l'amitié (ou l'amour selon le cas) ce n'est pas de se regarder mais de regarder ensemble dans la même direction.
    La médiation externe correspond à mes relations avec Sergio, dont je partage le goût pour les écrits de Paul Léautaud ou pour l'opéra, lui plutôt Rossini et Verdi et moi plutôt Verdi et Puccini.
    Dans sa configuration interne, la médiation se corse de rivalité, claire ou sourde, de psychologie et de curiosités parfois légitimes et parfois poisseuses. Shakespeare est le champion du monde toute catégorie du repérage de ces deux modes de relation, à l'enseigne des alliances fertiles et des rivalités obscures, de l’amour indéniable et des feux de l'envie.

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    Les fables de la fredaine de Sergio Belluz, parues il y a peu aux fameuses éditions Irida dont chacune et chacun savent le siège à Nicosie, produisent un réjouissant florilège de relations claires ou plus tordues, entre animaux multiples et multiplement accouplés, tels l'aigle frustré et la lapine lasse, le taureau bien monté et l'habile lézard, entre trente autres exemples plus ou moins édifiants, relançant en somme les observations respectives d'un Ovide en son art d'aimer et d'un La Fontaine dans ses propres fredaines.
    L'œuvre de René Girard est une enquête anthropologique sans pareille sur les soubassements mimétiques des relations humaines et de leur expression sous toutes les formes. La guerre et l'amour constituent son territoire d'observation , du plus petit détail (la façon de Proust de ruser avec le désir) aux grands champs de batailles des feux de l'envie selon le Big Will.
    Ah mais il fait maintenant bien jour et bien gris, et Lady L. me rappelle que nous avons tous deux rendez-vous tout à l'heure chez le docteur H et qu'ensuite il faudra passer à la déchetterie, puis à la Migros où jadis le franc était plus gros - mais le débat s'est rouvert naguère comme une plaie avec la décision de la Banque nationale de le faire encore plus gros, et la Coopé ne semble pas faire la différence, etc.

  • Pour tout dire (61)

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    À propos de l’expérience polonaise de Jean Soler, des vues prémonitoires de Charles de Gaulle sur la Pologne et le futur d’Israël, et de l’injustice faite par le film Shoah aux Justes polonais. Sur les vues pénétrante d’Amos Oz dans son dernier roman Judas.


    Lorsque, en l'année 1966, nous avons passé la frontière séparant l'Allemagne de l'Est et la Pologne, un compère et moi, à bord d'une 2CV cabossée que nos amis polonais baptiseraient Brzydula (qualificatif désignant un tas de ferraille) , il nous sembla passer de la grisaille carcérale d'un État policier - sur la seule observation des sinistres Vopos - à une terre plus humaine figurée par l'accueil débonnaire des jeunes douaniers polonais.
    La Pologne communiste de l'époque était censée présenter, à nos yeux d'étudiants candides, l'un des "visages humains" du socialisme, dont nous découvririons bientôt quelques aspects moins radieux, mais la famille de l'ami de mon compère, qui l'avait connu à un championnat d'aviron , nous fit le meilleur accueil avant même la découverte de la bouillonnante vie artistique polonaise qui nous sembla tellement plus vivante que la nôtre...

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    Or à la même époque, au Centre culturel français de Varsovie, un prof de littérature trentenaire du nom de Jean Soler contribuait, avec ferveur, aux échanges des cultures française et polonaise auxquels le général De Gaulle tenait profondément, fort d'une expérience personnelle remontant aux lendemains de la Grande Guerre où, capitaine, il avait participé à la lutte pour l'indépendance polonaise contre l'Armée rouge.
    Le bel hommage au visionnaire De Gaulle, de la part d'un jeune lettré qui était alors plutôt de gauche, salue la visite du grand homme à Varsovie où , en termes à peine voilés, il souhaitait l'émancipation de la Pologne, habituée aux occupations, de la lourde sujétion soviétique; discours qui fit son regain de popularité en Pologne et dont il servit une tout autre mouture non moins prémonitoire aux Israéliens, en 1968 quand, après la guerre des six jours qu'il avait vivement déconseillée, il osa dire aux Israéliens "victorieux" qu'ils s'engageaient dans un cycle "d'occupation, d'oppression, de répression, d'expulsion" qui n'en finirait pas.

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    Reconnaissant en De Gaulle le personnage le plus authentiquement génial qu'il eut jamais rencontré, Jean Soler allait en vérifier la lucidité sur le terrain puisque, en 1968 et à son grand déplaisir, lui qui préparait un film à Varsovie tout en multipliant de passionnants échanges (il monta ainsi Ionesco au théâtre avec ses étudiants), fut soudain nommé conseiller culturel à Tel Aviv.
    Jean Soler s'est fait connaître, ces dernières années, par des livres traitant des trois religions monothéistes dont il a pointé les aspects conflictuels fondamentaux (notamment dans La violence monothéiste) avant d'attaquer plus frontalement le personnage de Dieu (Qui est Dieu ?) avec un succès amplifié par le soutien de Michel Onfray et l'emballement d'une polémique l'assimilant à un antisémite.
    À ce propos, son expérience polonaise personnelle lui permet, dans les "mémoires" que constitue ce nouveau livre, de rendre justice aux 6500 Justes polonais non-Juifs signalés au mémorial de Yad Vachem, à Jérusalem , au nombre desquels figure le poète et Nobel de littérature Czeslaw Milosz.
    Pointant l'injustice ou la myopie de Claude Lanzmann dans son film Shoah, qui fait croire que les Polonais ont massivement collaboré à l'extermination des Juifs, Jean Soler rétablit la vérité selon laquelle les Polonais ont souffert des nazis (et ensuite des Soviétiques) autant que les Juifs, avec plus de 2 millions de morts et une résistance effective dont témoigne notamment le film Kanal de Wajda, consacré à l'insurrection de Varsovie fatale à 170.000 Polonais et à la destruction de leur capitale.

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    J'ai fait moi-même l'expérience, à la sortie de Shoah, dont j'ai rendu compte dans le quotidien romand Le Matin en relevant, précisément cette scandaleuse injustice - non sans souligner les grands mérites de ce film - du fait qu'on ne pouvait critiquer un objet de culture juif sans être taxé d'antisémitisme. A contrario, j'ai aussi remarqué que dire du bien d'un objet de culture israélien pouvait passer pour un parti pris sioniste. Et comment, alors, résister à là foutaise de ces partis pris idéologico-politiques, sinon par l'examen loyal des seuls faits ?


    Jean Soler : “Il n’est pas question pour autant de nier ou d’excuser l’antisémitisme présent dans certains milieux polonais, ni les pogroms qui ont visé les Juifs. Mais il convient de replacer ces faits dans leur contexte historique. La Pologne était, de tous les pays, celui qui hébergeait le plus grand nombre de Juifs. Ils n’y étaient pas si malheureux, sinon ils seraient partis. Aucune loi ne les contraignait à rester. Dans les romans d’Isaac Bashevis Singer, prix Nobel de littérature pour une oeuvre, écrite en yiddish, qui retrace la vie quotidienne des Juifs en Pologne avant la Shoah, on constate qu’il y avait de nombreux villages habités exclusivement par des Juifs qui vivaient entre eux , sous la conduite de leurs rabbins, coupés de l’histoire passée et présente de la Pologne, sans même connaître le Polonais. Imaginons que dans la province française, en 1939, il y ait eu l’équivalent. Et qu’à Paris, comme à Varsovie, un habitant sur quatre ait été juif. Oui, imaginons !


    “L’antisémitisme n’est pas un gène dont certains peuples seraient porteurs, et d’autre non. C’est un phénomène circonstanciel. Il est en rapport avec le nombre et le comportement, réel ou supposé, des Juifs en tel lieu, à telle époque. Et il se déclenche quand le pays qui les héberge est en crise. Certains se retournent alors contre eux, à la recherche de boucs émissaires”.


    Et Dieu là-dedans ?
    Jean Soler y viendra, là encore par son expérience personnelle vécue de petit catholique élevé dans la foi chrétienne par une mère aimante et qui se défit de cette croyance en sa jeunesse sans renier son héritage ni le curé de province qui l'initia au théâtre.

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    Comme j'ai la tête (et le cœur) pleins encore du grand débat politico-religieux fondant la substance du Judas d'Amos Oz, poignante projection romanesque de questions essentielles liées à la fois à l'origine du monothéisme, à l'antisémitisme effectif de toute une tradition chrétienne et à la fondation anti-arabe de l’Etat d’Israël, à la figure de Jésus vue par les Juifs ou à celle de Judas vue par les chrétiens, retrouver ce matin Jean Soler, qui me semble un aussi estimable honnête homme qu'Amos Oz, me fait ressentir une fois de plus l'immense reconnaissance que nous devons à ces veilleurs de l'esprit, de l'intelligence et de la sensibilité, qui nous gardent de la folie mimétique des chefs de meutes et des foules en délire.


    Jean Soler. Dieu et moi; comment on devient athée et comment on le reste. Éditions de Fallois, 340p, 2016.
    Amos Oz. Judas, traduit de l'hébreu par Sylvie Cohen, Editions du Seuil, 347p. 2016.

  • Pour tout dire (60)

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    À la Maison bleue, ce lundi 22 novembre 2021. – Je viens d’achever la lecture du roman le plus sinistre et peut-être le plus fascinant de Patricia Highsmith, Les Deux visages de janvier, il est dix heures du matin et Lady L. est en train de finaliser, dans la pièce voisine dûment fermée puisque je suis encore couché, les dernières dispositions qu’elle a prises pour nos Adieux à venir, en compagnie d’une employée de je ne sais quelle Agence funéraire, et ceci malgré mon objection, estimant la démarche bien prématurée, mais L. m’a répondu posément qu’elle tenait à ce que tout soit réglé pour qu’elle n’ait plus à y penser, et c’est dans cette perspective aussi qu’elle a choisi l’autre jour deux morceaux de la Messe solennelle de Berlioz et trois de mes poèmes de La Maison dans l’arbre; et me voici encore troublé par la lecture des derniers chapitres de ce roman proprement infernal – deux damnés qui se traquent après deux meurtres aussi malencontreux l’un que l’autre – alors que m’arrive un courriel d’Andonia qui me dit penser beaucoup à nous deux – elle a vécu la même chose avec Geneviève - et toute disposée à envisager la publication à L’Âge d’Homme de mes deux derniers recueils, La Chambre de l’enfant et Le Chemin sur la mer, qui constitueraient une trilogie évidemment dédiée à L. et qu’il serait heureux qu’elle pût lire de notre vivant, etc.
     
    NOTRE DÉSARROI. - Comme l’on pouvait s’y attendre, nos très lourdes tribulations de ces derniers temps, la fatigue et la faiblesse écrasant ma bonne amie en dépit de son courage et de son effort de sérénité, les aides de nos chers enfants, la présence vivifiante des petits lascars à la fois inquiets et ravis, le soutien de quelques amis et les soins inappréciables de notre médecin de famille et des oncologues du CHUV, n’excluent pas ici et là des accrocs, comme tout à l’heure dans la cuisine où, nous préparant des spagues et lui demandant le secret de sa sauce en la priant de ne pas se lever, elle s’est levée quand même et m’a tourné autour pendant que je m’efforçais de suivre ses indications, et la cuisine étant étroite, le chien dans nos pattes et me rappelant soudain l’affreux Chester jetant une urne de terre cuite à la tête de sa Colette adorée, je me suis soudain impatienté et le ton s’en est ressenti dans nos paroles au point que nous fûmes tous deux bientôt au bord des larmes, sur quoi nous nous sommes éloignés l’un de l’autre, j’ai fini de tourner cette putain de sauce, enfin nous nous sommes retrouvés, je lui ai dit qu’il fallait tenir jusqu’à la fin du Marché de Noël et en jouir un max même de loin, elle a souri et presque fini son assiette de spagues...
    Or nous n’en sommes pas, décidément, à nous jeter des urnes antiques à la tête pour calmer notre colère contre « la vie », cette imprévisible salope qui nous a fait la double grâce, hier, d’une visite de nos amis Mireille et Denis, au moment même où déboulaient nos petits moutards que j’ai gratifiés, avec leurs parents, de cinq tours de Grande Roue du haut de laquelle, survolant le lac et les toits, les guirlandes et les baudruches multicolores, nous avons échangé de grands signes de mamour-toujours avec Lady L. sur notre balcon de la maison bleue.
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    DU VRAI SÉRIEUX. – En lisant les cahiers intimes de Patricia Higshmith, alors âgée d’à peine vingt ans, je retrouve le fond d’absolu sérieux qui était le mien entre seize et dix-huit ans déjà, et qui marque, aussi, l’esprit infus du roman de Mohamed Sarr en sa trentaine, étant entendu que ce sérieux n’a rien à voir avec la gravité affectée plus ou moins niaise des jeunes lettreux imbus de leur personnage, et tout avec la folie absolutiste de l’Enfant de tous les âges découvrant l’importance abyssale de la vie, le poids du monde et les ailes pour le survoler – enfin c’est cela que j’ai cru trouver dans cette page du journal de Pat qui invoque à la fois le sérieux et la légèreté requise pour le vivre sans se «prendre au sérieux» - cela même que nous vivons avec Lady L. depuis bientôt quarante ans, et demain nous fêterons les 39 balais de notre première petite fée-sorcière...

  • Pour tout dire (59)

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    À propos des vivants qui mourront demain à Mossoul pour devenir les morts-vivants d'un cauchemar auquel fait écho Antonio Moresco dans Les incendiés. Du fantastique social à l'italienne, de Buzzati à Ceronetti.

    Le TOUT DIRE des désastres de la guerre a suscité des milliers de pages en un siècle de massacres régionaux ou mondiaux, et l'on y revient ces jours, tandis que se prépare une nouvelle tuerie dans la ville de Mossoul ou la seule réponse à la barbarie en est une autre à multiples masques et mobiles contradictoires, dont les gens ordinaires seront une fois de plus les victimes - et ce sont de nouvelles pages, après Orages d'acier d'Ernst Jünger ou Voyage au bout de la nuit de Céline, qui nous transportent dans un cauchemar éveillé à valeur de fable expressionniste. Si le nom de la Tchétchénie est cité dans ces pages du nouveau roman traduit d'Antonio Moresco, Les incendiés, rien pour autant là-dedans de réaliste, au sens documentaire des témoignages recueillis par Svetlana Alexievitch dans Les cercueils de zinc ou La guerre n'a pas un visage de femme.

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    Première vision: "Je regardais dehors moi aussi, abasourdi, parce que j'avais commencé à voir, ça et là, debout à côté des amas de décombres et dès maisons et des immeubles éventrés et disloqués, les silhouettes de gens silencieux et seuls qui nous regardaient passer.
    "- Il y a des vivants ! Me suis-je exclamé.
    Non, eux aussi sont morts. Ici tout le monde est mort. Il y en avait de plus en plus, debout près des décombres de leurs maisons, qui nous regardaient en silence ".


    Deuxième vision: "Il y avait une foule énorme de morts qui nous attendaient sur la ligne noire de l'horizon du monde, et beaucoup brandissaient des armes et des drapeaux dans la nuit profonde, au milieu des étoiles ".


    Troisième vision et mise en perspective : "Il y a les morts des ratissages sauvages, les hommes qui ont fini sous les bombardements et sur les tables de torture, les femmes et les jeunes filles et les gamines violées et coupées en morceaux, nos combattants, les terroristes, mais aussi les enfants de Beslan (...) Maintenant ils sont tous morts. Le monde s'est renversé, le front a changé. Maintenant ils combattent tous ensemble contre les vivants qui les ont fait mourir.
    - Mais pourquoi ?
    - Parce que les morts n'ont plus de partie, parce qu'on est entré dans le grand royaume des morts.
    - Mais pourquoi ils se battent contre les vivants ?
    - Pour qu'il n'y ait plus de morts, il ne faut plus qu'il y ait des vivants"...


    On pense à Dino Buzzati , en plus noir, en lisant cet âpre roman de l'auteur symboliste de La petite lumière , qui traduit bien l'effroi que nous inspirent les terribles images quotidiennes de l'actualité plus ou moins banalisée par les médias.
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    Comme un Erri De Luca, Antonio Moresco, devenu écrivain à l'écart des milieux académiques, pratique une écriture intense, à la fois dépouillée et poétique. Ainsi part-on dans Les incendiés, du fond d'un monde désespérant, pour cheminer à travers les ombres en direction d'une lointaine lumière sans pour autant que l'auteur se paie de mots.


    Antonio Moresco. Les incendiés. Traduit de l'italien par Laurent Lombard. Verdier, 186p, 2016

  • Pour tout dire (58)

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    À propos d'un premier french kiss adolescent aux aspects de performance sportive. De la justesse du regard porté par Karl Ove Knausgaard sur l'enfance et l'adolescence, dans Jeune homme, et du génie incomparable de Proust, même quand il nous saoule...


    Celles et ceux qui ont vécu ou croient avoir vécu leur premier grand amour à l'âge de déraison que les psychologues austro-américains situent entre dix et douze ans, se retrouveront assurément dans une partie du récit que fait Karl Ove Knausgaard du french kiss fantastique qui l'a soudé plus d'un quart d'heure à la ravissante Kajsa, laquelle l'avait ardemment cherché et se montra collaborante au possible, en tout cas sur le moment.

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    Ainsi le présumé "Proust norvégien " relate-t-il, au détour de la page 520 de Jeune homme, cet épisode de premiers émois sensuels avec un mélange de précision triviale et de naïveté comique qui rend à merveille le malaise affolé mêlé de curiosité et de panique saisissant l'ado après qu'il a trouvé un coin d'herbe où s'asseoir avec sa petite amie officielle depuis la veille:


    “- On peut s’allonger là, dis-je en m’asseyant sans la regarder.
    Hésitante, elle s’assit à côté de moi. Fourrant la main dans ma poche, j’en sortis ma montre que je lui présentai dans ma main ouverte.
    - On mesure le temps qu’on peut rester à s’embrasser, dis-je.
    - Quoi ?
    - J’ai une montre. Tor a tenu aux minutes. On va faire mieux.
    Je posai la montre par terre, notai qu’elle indiquait huit heures moins vingt, mis mes mains sur ses épaules et la renversai en appliquant ma bouche sur se lèvres. Quand on eut atteint le sol, je fourrai ma langue dans sa bouche, elle toucha la sienne, pointue et tendre comme un petit animal, et je commençai à faire tourner ma langue là-dedans. Mes mains le long du corps, je ne la touchais que par la bouche et la langue. Nos corps reposaient sous les feuillages comme deux petits bateaux à terre, je m’appliquais à faire tourner ma langue sans qu’elle rencontre de résistance pendant que mes pensées allaient vers ses seins tout proches, ses cuisses toutes proches, ce qu’il y avait entre ses cuisses, sous son pantalon, sous sa culotte, et je me consumais. Mais je n’osais pas la toucher. Elle gisait les yeux fermés et tournait sa langue autour de la mienne pendant que, les yeux ouverts, je tâtonnais pour attraper ma montre, la trouvais et la ramenais dans mon champ de vision. Trois minutes. Un peu de salive coulait du coin de sa bouche. Elle se tortilla un peu. J’appuyai mon bas-ventre sur le sol tout en tournant ma langue encore et toujours. Ce n’était pas aussi bon que j’avais cru. (...)
    “Mmm, dit-elle, mais ce n’était pas de plaisir, quelque chose n’allait pas, elle se déplaça un peu mais je ne lâchai pas prise et déplaçai ma tête tout en continuant à faire tourner ma langue. Elle ouvrit les yeux mais pas pour me regarder, ils fixaient le ciel juste au-dessus de nous. Neuf minutes. J’avais mal à la racine de la langue. De plus en plus de salive coulait de nos bouches. Mon appareil dentaire cognait ses dents de temps à autre. (...)
    “Douze minutes. C’était peut-être assez ? Non, encore un peu. Et encore un peu, et un peu. À exactement huit heures moins trois, je redressai la tête. Elle se releva et s’essuya la bouche sans me regarder.
    - On a tenu quinze minutes! dis-je en me relevant. On a en fait cinq de plus qu’eux !
    Là-bas, près du sentier, nos bicyclettes clignotaient au soleil”.


    Ce passage me touche par son mélange physiquement perceptible de sensualité verte un peu dégoûtante et de maladresse frisant le grotesque, de souci compétitif compulsif et de pétoche paralysante.
    Sans tricher, et c'est valable pour les 580 pages de Jeune Homme, Karl Ove Knausgaard rend à la fois l'espace et le temps du passage de l'enfance à l'adolescence, les sensations et les sentiments éprouvés pour la première fois, l'importance tout à fait excessive que peuvent revêtir certains objets contribuant à la mise en valeur de sa personne, la perception de la solitude ou la tristesse d'être rejeté de la tribu scolaire ou sportive, les lieux où les moments d'immunité personnelle, les bonheurs grappillés dans la nature ou dans les prémices de l'amour.

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    Lisant, en regard de cette page, celles que Proust consacre au voyage en train de son Narrateur accompagné de sa grand-mère, destination Balbec, je me dis qu'évidemment, du point de la peinture et de la musique littéraires, Proust reste un artiste incomparable, combinant comme personne le défilé de la nature aux fenêtres du train et son double sentiment d'arrachement à l'idée de s'éloigner de sa mère et d'émerveillement diffus à l'approche d'un monde vaguement mythique (l'église de Balbec , une paysanne entrevue comme une semi-déesse, le Grand Hôtel où il va réparer sa petite santé), et je reste une fois de plus saisi par l'effet irradiant de son génie, mais celui-ci n'exclut pas pour autant mille autres façons de percevoir et de restituer notre rapport au monde par le truchement de l'écriture, qu'elle soit hyper-sophistiquée ou toute simple comme le récit d'un premier baisé foiré.
    Proust consacre deux cents pages à la valse-hésitation de son petit snobard repoussant demoiselle Gilberte pour qu'elle lui revienne afin qu'il puisse lui faire croire qu'elle lui est indifférente en espérant qu'elle se roule à ses pieds - enfin souffrant de tout ça comme une colombe blessé, alors qu'en trois pages Knausgaard, toujours juste et plutôt réservé en matière de sexe, montre comment un premier french kiss ( que nous autres appelions langue fourrée) par trop performant, aboutira, le jour d'après - Kajsa plaquant évidemment un nigaud si peu romantique-, à un premier chagrin d'amour, etc.

  • Pour tout dire (57)

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    À propos du premier groupe de rock fondé par Karl Ove Knausgaard. Des étages de Babel et de l'ambiance littéraire ou commerciale. Où l'on voit que Bourdieu n'a parfois rien à voir avec la littérature, ni jamais Anna Todd. Comment les grands livres nous grandissent et pourquoi j'aime Victor Hugo et partage le goût de Magyd Cherfi pour Brassens...

     

    Aux alentours de 1980, il avait donc onze-douze ans, Karl Ove Knausgard fonda son premier groupe de rock intitulé Caillot de sang. L'équipe initiale comptait quatre membres, mais très vite deux d'entre eux firent défection , comme souvent cela se passe même chez les grands. Wikipedia renseigne sur les multiples défections qui ont suivi la fondation de Guns N’ Roses, dont le leader Axel était un caractériel sûrement plus grave que Karl Ove.


    Celui-ci, devant un public de mamans qui suivaient placidement son évolution depuis qu'il avait incarné Joseph dans une pièce de Noël, présenta le mouvement punk en expliquant à ces dames que l'épingle de nourrice était l'emblème de cette nouvelle musique - et ensuite d'attaquer, avec son comparse Dag Magne resté fidèle à Caillot de sang, le tube de sa composition intitulé Piétine un snob. Mais que cela a-t-il à voir avec la littérature ?

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    Autant sinon plus, selon moi, que l’usage fait parfois des théories littéraires d’un Pierre Bourdieu, et plus aussi que les prétentions pseudo-scientifiques du doyen de la fac de lettre de Lausanne qui nous accueillit, à l'automne 1966, avec un funeste discours où il était précisé que ceux qui se trouvaient là parce qu'ils aimaient la littérature allaient vite déchanter vu qu'ici ladite littérature serait étudiée dans sa structure structurée et structurante avec toute la scientificité requise,etc.

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    Karl Ove, devenu très érudit en matière de rock à l'imitation de son frère aîné, plaçait très haut Led Zeppelin, Queens, le groupe norvégien Hysterica ou Sting dont il chantait dans son bain I feel, lo, lo, lo, I feel so lonely, alors que les filles de la classe en étaient encore à la daube de L'Eurovision. En outre il pensait faire les meilleures compositions de sa classe et lisait une bio de Marie Curie entre cent autres livres qu'il dévorait entre deux entraînements de foot (il rêvait d'un maillot à l'effigie de Liverpool) et de natation - les pages qu'il écrit à propos de la sensation éprouvée par le corps en immersion font la différence...
    Quelle différence ? Celle qu'on peut percevoir entre un récit de vie atrocement descriptif, genre After d’Anna Todd, et la transmutation d'une tranche de vie en objet littéraire inouï - au sens propre de jamais entendu, telle que la module Jeune homme de Knausgaard.

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    Du peu d'heures que j'ai passées dans les auditoires de la fac de lettres - plus tard je me suis rendu compte de mon incapacité physique de rester assis plus de deux heures en nombreuse compagnie dans un lieu clos -, je ne garde pas le souvenir d'une seule passion partagée, sauf avec une prof de russe dans un cours facultatif qui ne jurait que par Tchékhov et le chanteur Vladimir Vissotsky, mais de cela je suis sûrement fautif, comme Knausgaard se sent fautif d'être so lonely dans sa baignoire, etc.
    Pour ce qui concerne les théories sociologisantes de Pierre Bourdieu en matière littéraire, je me rappelle une terrible séance, au Québec, où une classe de jeunes gens de l’université Laval était censée avoir étudié, sous la férule d’un prof bourdieusard, les livres de deux auteurs romands également méconnus au bord du Saint-Laurent, à savoir Corinne Desarzens et moi-même en personne.

    Très triste sentiment alors, éprouvé par dame Corinne et moi, en constatant que pas un de ces étudiants ne nous posait une seule question, sur nos pauvres ouvrages respectifs, en rapport avec leurs sentiments personnels, positifs ou négatifs, se bornant à nous cadrer dans les schémas de Pierre Bourdieu (théorie des champs, etc.) sous l’oeil vigilant de leur prof nous regardant avec une sorte de dédain apitoyé de confesseur bondieusard.

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    Ce qui semble important à un enfant qui pénètre pour la première fois dans un souterrain mystérieux ou tremble en écoutant un conte russe consacré à la sorcière Baba-yaga ou au démon Vii, ce qui importe à un adolescent qui découvre les jeux de mots du commissaire San Antonio ou le premier 45 tours des Chaussettes noires ou des Chats sauvages ("Ah les filles, ah les filles, elles me rendent marteau !") , ce qui compte aux yeux d'une ou d'un ado de douze ou treize ans des années 60 ou 80, ou avant ou après, n'est évidemment intéressant que par le regard personnel et la capacité de transposition de celle ou celui qui en écrit la chronique.
    Les saisons successives d'After, au degré zéro de la perception sensible et de l'expression, qui encombrent nos têtes de gondoles et "cartonnent " jusqu'aux Antipodes, n'ont décidément rien à voir avec ce qu'on appelle la littérature, même si la petite cousine d’Alain Finkielkratut en consomme sans se cacher, au contraire des balades de Dylan et de l'autobiographie de Knausgaard qu'on a surnommé un Proust norvégien tapant sur sa caisse claire.

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    Tout n'est pas égal, mais tout peut faire miel. La haine vouée par le jeune Karl Ove à son père du genre pervers narcissique de centre gauche, froid et parfois sadique, m'intéresse littérairement autant que la haine vouée à Folcoche, sa mère, par le jeune protagoniste de Vipère au poing, le fameux roman (fameusement oublié aujourd'hui) d'Hervé Bazin qui représenta pour moi, autour de mes douze ou treize ans - et malgré le fait que ma mère n’avait rien d’une Folcoche -, un choc émotionnel à caractère littéraire aussi mémorable que la secousse éprouvée à l'écoute en live de la première interprétation d'Amsterdam par Jacques Brel autour de nos seize, dix- sept ans, au Théâtre Municipal de Lausanne.

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    Quand je lis les fabuleuses pages de Victor Hugo ou de John Cowper Powys consacrées à Shakespeare, dont l'œuvre suscite plus de mille publications d'experts chaque année, je souris en constatant que le titan français, autant que le géant gallois, se moquent également des critiques agenouillés aveuglément devant le Big Will ou s'étripant les uns les autres à seule fin d'établir sa véritable identité, contestant l'évidence selon laquelle Shakespeare fut un théâtreux autodidacte plutôt qu'un littérateur en chambre et n'en finissant pas de ne pas lire sa poésie avec l'oreille (un Dylan sans Fender...) et de ne pas voir la féerie invisible, à la fois hyperchargée et simplissime, de son verbe faisant écho aux myriades de voix de l'humanité entière ou peu s'en faut.
    Victor Hugo : “Shakespeare n’a point de réserve, de retenue, de frontière, de lacune. Ce qui lui manque, c’est le manque. Nulle caisse d’épargne. Il ne fait pas carême. Il déborde comme la végétation, comme la germination, comme la lumière, comme la flamme. Ce qui ne l’empêche pas de s’occuper de vous, spectateur ou lecteur, de vous faire de la morale, de vous donner des conseils, et d’être votre ami, comme le premier bonhomme La Fontaine venu,et de vous rendre de petits services. Vous pouvez vous chauffer à son incendie” (...)” Comme tous les hauts esprits en pleine orgie d’omnipotence, Shakespeare traverse toute la nature, la boit, et vous la fait boire. Voltaire lui a reproché son ivrognerie, et a bien fait. Pourquoi aussi, nous le répétons, pourquoi ce Shakespeare a-t-il un tel tempérament ? Il ne s’arrête pas, il ne se lasse pas, il est sans pitié pour les autres petits estomacs qui sont candidats à l’académie. Cette “gastrite” qu’on appelle “le bon goût”, il ne l’a pas. Il est puissant. Qu’est-ce que cette vaste chanson immodérée qu’il chante dans les siècles, chanson de guerre, chanson à boire, chanson d’amour, qui va du roi Lear à la reine Mab, et de Hamlet à Falstaff, navrante parfois comme un sanglot, grande comme l’Iliade !”

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    Et Cowper Powys: “Le secret de Shakespeare - telle la note d’un cor enchanté résonnant dans le cerveau d’un enfant ou d’un simple d’esprit - consiste à attraper au vol l’esprit de la vie, au moyen, non pas d’une fronde, mais d’un coeur hardi, d’une générosité insouciante et d’une fantaisie espiègle, plutôt que de le traquer en étudiant le taoïsme, le bouddhisme, le catholicisme ou l’hédonisme...
    C’est, bien sûr, grâce à une certaine simplicité d’esprit et une bonne santé qu’un grand nombre de sacripants des deux sexes arrivent à traverser la vie avec un minimum de casse”. (...) “Il n’y a pas de poète plus simple ni plus direct. Il n’y en a pas non plus de plus élaboré et de plus sophistiqué”.

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    La littérature est une espèce de Tour de Babel, évoluant aujourd'hui comme un Hypertexte où la jactance tend à noyer la douce voix de la personne sensible. La théorie de Bourdieu m’intéresse parfois, comme avant lui celle d’un Lucien Goldmann, ou de je ne sais pus quel autre sociologue intéressé par le sous-texte socio-politique des chansons des Stones, mais quand je lis ce que raconte l’écrivain Magyd Cherfi à propos de Georges Brassens ou de Léo Ferré, ce qui me branche en l’occurrence est, par delà la référence qui ferait grimacer notre doyen de la fac des lettres de Lausanne, la finesse élégante et le style quasi célinien de l’auteur de Ma part de Gaulois, et sa façon de restituer l’ambiance de sa jeunesse,vers 1980 (date solennelle de la fondation de Caillot de sang sur l’île de Tromlyø, rappelons-le), dans sa cité toulousaine où son goût pour la littérature en faisait un “pédé” aux yeux de ses comparses mal barrés.

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    Je me fiche bien de savoir s’ils obtiendront le Nobel de littérature avant la prochaine glaciation de l’an 3033, mais Karl Ove Knausgaard et Magyd Cherfi ont une voix, comme Shakespeare et Bob Dylan en ont une et comme Roberto Bolaño en avait une lui aussi, dont le phénoménal 2666 parle des critiques littéraires, manquant souvent si terriblement de voix personnelle, avec une verve toute rabelaisienne.
    Sur quoi je constate qu’aux dernières nouvelles on n'a pas encore entendu, à ma connaissance, la voix de Bob Dylan en réponse aux académiciens suédois. Coup de théâtre shakespearien à venir ? Bien malin qui le dira ...