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Livre - Page 31

  • La liste de Dindo

    littérature
    Richard Dindo, réalisateur suisse né à Zurich de père et de passeport italiens, est considéré comme l'un des maîtres du documentaire helvétique, en dépit d'un certain rejet subi ces dernières années de la part de la critique alémanique, qui l'a classé une fois pour toutes "cinéaste engagé". Ses  films sur Rimbaud, Kafka, Genet, Gauguin, ou plus récemment sur ces Américains qui rêvent d'être les premiers à fouler le sol de la planète Mars, dans Marsdreamers, procèdent d'un regard personnel souvent décalé. Plus récemment encore, après une adaptationmémorable du roman Homo Faber de Max Frisch, il a bouclé le tournage de ce qui pourrait être son chef-d'oeuvre, évoquant le grand maître du haïku japonais sous le titre de Voyage de Bashô. Issu de milieu ouvrier, sans avoir échangé avec son père plus de trente répliques dans sa vie, laissé à lui-même dès sa douzième année après le départ de sa mère, Dindo, éduqué par les femmes selon son propre dire, est attentif aux aléas de la destinée personnelle des créateurs au point d'en avoir établi une liste en constante croissance. Grand lecteur de Paul Léautaud, ce francophile tient lui aussi un journal pléthorique, intitulé Le Livre des coïncidences, intégralement rédigé en français, qui a dépassé ces jours les 9000 pages...   

    Aux dernières nouvelles de tout l'heure, Richard Dindo se trouve au Texas pour tourner un film d'après un livre de James Agee.

    medium_Agee.3.jpgAGEE James: Le père meurt dans un accident de voiture quand le petit James a 6 ans. Le fils a cherché un jour à se suicider au volant d’une voiture et à mourir comme son père. Il n’arrêtait pas de fumer et de boire en souvenir de ce père absent qu’il chérissait et qui lui a manqué toute sa vie. La mère, pieuse et sectaire, ne permettait pas au fils, à partir de la sortie de son enfance, de vivre avec elle et sa soeur, ce dont il a beaucoup souffert .Il se sentait néanmoins aimé par sa mère et sa famille, "mais ceux-là qui m’accueillent, qui tranquillement s’occupent de moi, comme un être familier, et aimé dans cette maison; ne me disent pas, oh! pas maintenant, ni jamais; ne me diront jamais qui je suis." Il se rappellera toute sa vie cette phrase de sa mère: "Papa a été grièvement blessé et pour cela le bon dieu l’a pris chez lui au ciel, il ne reviendra plus jamais".

    ALTHUSSER: Sa mère avait été amoureuse d’un homme qui est mort à la guerre 14-l8. Elle se marie alors avec le frère du mort, mais sans amour. Louis est l’enfant de cette mésalliance et il porte le nom de l’oncle disparu. Sa mère l’aime donc à la place de l’autre. Il estimera plus tard qu’il n’a pas de père et qu’il doit devenir lui-même son propre père.

    APOLLINAIRE: Le père quitte la famille quand Apollinaire a six ans. Il ne l’a jamais revu.

    ARAGON: N’a pas connu son père qui était préfet, celui-ci na pas reconnu l’enfant qui a été élevé par sa mère comme s’il avait été son frère.

    ARRABAL: Le père a disparu au début de la guerre d’Espagne, condamné à mort par un tribunal franquiste. S’est peut-être évadé et a été alors assassiné. Le fils a passé son enfance dans le deuil de cette disparition du père dont on n’a jamais rien su de précis. Il a appris, adolescent, la condamnation à mort de son père, par un document trouvé dans une armoire chez lui à la maison. Il s’est mis alors à suspecter sa mère d’avoir dénoncé son propre mari, pour préserver et protéger le fils. Ce que celui-ci ne lui a jamais pardonné, il a rompu toute relation avec sa mère pendant dix-huit ans. Sur cette « trahison » de la mère, il n’y a aucune preuve non plus.medium_Artaud2.3.jpg

    ARTAUD: A perdu sa soeur bien aimée quand il avait 7 ans.

    BALZAC: A été donné tôt chez une femme nourrice, puis dans un monastère, puis dans une école catholique sévère. A passé toute son enfance en dehors de sa famille, sans ses parents; la mère détestait ses enfants, son fils Honoré en particulier, et ceci pendant une bonne partie de sa vie.

    BARTHES: A perdu son père quand il avait un an. Le père, officier dans la marine, est mort dans une bataille navale en l916. Barthes avait en outre la tuberculose. A vécu toute sa vie avec sa mère. Est devenu dépressif et presque apathique après la mort de celle-ci.

    BATAILLE: Son père avait la syphilis et était aveugle. Il vivait dans une chaise roulante.

    BAUDELAIRE: Avait six ans quand le père, général dans l’armée, est mort. Sa mère s’est remariée un an plus tard avec un autre général avec lequel Charles s’est toute sa vie durant très mal entendu. Le petit Charles vivait dans l’adoration de sa mère. Il ne lui a jamais pardonné de l’avoir mise en pension après son remariage. « Quand on a un fils comme moi, on ne se remarie pas. » Selon Sartre, il s’est pensé comme « fils de droit divin ». Autre version : « Je suis le tombeau de mon père. Un père prêtre, jeté à la fosse commune, faute de tombe, pas de trace, deuil presque impossible et en tout cas infini du fils, à jamais inconsolable ». « Sentiment de solitude, dès mon enfance. Malgré la famille, sentiment de destinée éternellement solitaire. Mon âme est un tombeau. Ma jeunesse ne fut qu’un ténébreux orage. »

    Bernhard7.JPGBERNHARD Thomas: N’a pas connu son père. La mère l’a élévé seule, dans la haine de l’homme. Ils ont vécu en partie chez son père à elle.

    BYRON: Le petit Byron nait avec un pied déformé. Le père est mort, peut-être par suicide, quelque part en France, quand son fils avait 3 ans. Byron adulte a écrit des lettres de Venise à sa famille qui ressemblaient étrangement à celles qu’avait écrit son père à sa femme, la mère du poète.

    CAMUS Albert: Père mort en 1915 comme soldat pendant la grande guerre quand le petit Albert avait 2 ans. Il a connu, si l’on peut dire, son père en tout et pour tout pendant huit jours. A été élévé à Alger par sa mère restée seule et pratiquement muette.

    CANETTI ELIAS: Il a sept ans quand meurt son père à l'âge de 31 ans d’un infarctus. Le petit Elias était sous la porte de la cuisine et a vu son père couché par terre, de l’écume à la bouche. On l’a sorti de là, Elias, qui est allé jouer dehors avec un enfant voisin et quelqu’un est venu crier: « Ton père est mort, ton père est mort; comment, tu joues au ballon alors que ton père est mort? » Elias passe le reste de son enfance et de son adolescence avec sa mère dans une harmonie profonde, elle lui raconte beaucoup d’histoires, lit des livres avec lui et éduque sa pensée.

    CHAR René: Le père, maire de son village d’Isle-sur-la-Sorgue, est entrepreneur, il meurt quand le petit René a dix ans. Celui-ci s’entendra toujours très mal avec sa mère qui n’aura jamais rien compris à son fils poète, qu’elle appellera longtemps « le gredin ». Relation conflictuelle et violente aussi avec le frère, le préféré de la mère.

    DANTE: La mère meurt quand son fils a 7 ans. Le père se remarie, meurt de son côté quand Dante a 15 ans.

    DICKENS: Son père est mort 6 mois avant la naissance de son fils.

    DE QUINCEY: Quand il avait 5 ans une de ses soeurs est morte, quand il avait 7 ans une autre de ses soeurs est morte, dans la même année mourait aussi le père.

    DOS PASSOS: Fils illégitime. La mère avait 42 ans lors de la naissance de son fils. Le père était marié ailleurs. Epouse la mère de Dos Passos quand il est devenu veuf et quand le garçon avait 14 ans. En attendant celui-ci passait son enfance avec la mère dans différents lieux d’Europe où le père est venu les rejoindre de temps à autre, loin des regards de l’Amérique.

    DOSTOÏEVSKI: Avait 6 ans quand la mère est morte, 1medium_Dosto.3.jpg8 ans quand le père est assassiné. Un homme d’une dureté impitoyable selon son fils.

    DUMAS Alexandre: Orphelin dès l’âge de 4 ans d’un père, général dans l’armée de Napoléon.

    DURAS Marguerite: N’a pas connu son père qui est parti pour la France où il est mort quand elle avait 4 ans.

    EBERHARDT Isabelle: N'a pas connu son père. La mère ayant quitté celui-ci avec le précepteur des enfants. Déracinés de la Russie, s'enfuyant pour se cacher et vivre leur vie, ils sont partis à Genève. Isabelle a donc vécu avec ce père adoptif, un mélange de prêtre fou et d¹anarchiste barbu.

    GENET: N’a pas connu ses parents. Mère prostituée. A été élévé chez des paysans à la campagne.

    GIDE: Avait 11 ans quand son père est mort. A été élévé seul par sa mère. A la mort du père il pleure blotti sur les genoux de sa mère qui l'enlace. « Et je me sentis soudain tout enveloppé par cet amour, qui désormais se refermait sur moi. »

    GLAUSER Friedrich: Avait 4 ans quand la mère est morte. A été élevé par le père autoritaire, directeur d’école à Vienne en Autriche.

    GREEN Julien: “Pour en revenir aux raisons qui me faisaient rester à part, je les dois à ma mère. J’étais pour elle celui qui remplaçait l’enfant mort à deux ans et demi, le petit Ned qui est enterré à Savannah, et aussi son frère bien-aimé, William, mort à dix-neuf ans à peine de la syphilis. Elle m’avait confié au Seigneur pour toute la vie, et j’ai pu vérifier toujours l’efficace de cette protection attentive et aimante. J’ai perdu maman à quatorze ans. Elle est morte le 27 décembre 1914. Je garde le souvenir et l'indicible émotion de ce moment terrible. Ce qu’elle a été pour moi, je renonce à l¹exprimer. Mgr Pezeril m’a dit un jour: « Vous êtes le fils de votre mère chaque jour. « Tu es protégé », ce que me disait ma mère me revient sans cesse à l’oreille. « Toute ma vie j’ai été aimé et protégé. « Le bonheur, le don que j’ai reçu dès mon enfance. A mes parents, je leur dois tout ce que je suis. Le souvenir du 27 décembre 1914 me suivra toujours. »

    Grossman4.JPGGROSSMAN Vassili: Les parents se séparent quand leur fils est encore très petit. Il est élevé par sa mère qui passe deux ans en Suisse avec lui. Elle mourra plus tard en Ukraine, assassinée par les nazis. Le fils ne se pardonnera jamais de ne pas l’avoir sauvée.


    HAWTHORNE: Père mort aux Indes orientales de la fièvre jaune quand le petit Nathaniel a 4 ans. Très tôt l’enfant solitaire commence à passer ses journées à écrire des contes fantastiques.

    HEMINGWAY: Le père s’est suicidé avec un fusil quand Ernest a ... ans. Il imite beaucoup d’années plus tard le geste son père et se tue lui aussi avec un fusil, de la même manière que le père. Ernest aurait détesté sa mère selon ce que raconte Dos Passos dans son autobiographie.

    HÖLDERLIN: N’a pas connu son père. Mère pieuse et dépressive.

    HUGO Victor: La mère est partie pendant treize mois voir un amant à Paris quand le petit Victor n’avait que quelques mois. Quand il avait 2 ans ses parents se sont quittés. Le père est parti et les enfants sont restés avec la mère. Ensuite ils vont à Madrid visiter le père qui fait mettre les fils dans un collège catholique. Puis ils sont revenus à Paris avec la mère où ils ont vécu avec celle-ci et son amant, un ancien général qui sera un jour arrêté sous leurs yeux comme conspirateur et plus tard guillotiné. Puis le père les a de nouveau enlevés à la mère et les a envoyé de force dans un collège et ceci pendant plusieurs années avant qu¹ils reviennent chez la mère qui meurt quand Victor a 19 ans.

    JABES Edmond: A perdu sa soeur quand il avait 12 ans. Elle est pratiquement morte dans ses bras. Elle lui aurait dit: “Ne pense pas à la mort. Ne pleure pas. On n’échappe pas à sa destinée. »
    « Ces mots ne m’ont jamais quitté. J’ai compris ce jour là, qu’il y avait un langage pour la mort, comme il y a un langage pour la vie. Je la retrouverai, plus tard, dans le désert: ultime reflet, on eût dit, d’un miroir brisé. J’ai compris alors que la destinée est inscrite dans la mort, qu’on ne quitte jamais la mort. »


    KELLER Gottfried: Son père est mort quand Gottfried avait 5 ans. A été élevé par la mère qui s’est remariée. Keller ne parle jamais de son beau-père dans ses livres, même pas dans Henri Le Vert, son roman de jeunesse, qui se termine au moment de la mort du père...

    KEROUAC Jack: A perdu son frère ainé quand celui avait 9 et Jack 4 ans. A adoré ce frère qui souffrait d’une maladie inguérissable. Il en fut bouleversé pour la vie. Son père meurt d’un cancer quand Jack a 2O ans. Il assiste impuissant et terrorisé à son agonie.

    LAUTREAMONT: A perdu sa mère quand il avait 18 mois. Elle s’est probablement suicidé. A été élévé à Montévideo en Uruguay par le père onctionnaire au Consu- lat français.

    medium_Leautaud5.2.JPGLEAUTAUD Paul: Abandonné par la mère dès sa naissance. « Ma mère m’a planté là trois jours après ma naissance. » A été élevé par le père et les maîtresses de celui, dont plus tard, la deuxième femme qui l’aurait souvent battu. Il rencontre sa mère vingt ans plus tard, lors de l’enterrement des sa tante et tombe amoureux d’elle. “Je songe enfin à ma mère, à qui je ressemble tant, paraît-il, par le caractère, et que je vis une fois, vers mes dix ans, d’une façon que je n’oublierai jamais. « Mère des souvenirs, maîtresse des maîtresses. » Vous ne pouvez pas savoir ce que c’est que d’avoir grandi tout seul, de n’avoir jamais eu sa mère: on en garde pour toujours quelque chose de dur et de maladroit. » Il pensera toujours à « ces quelques jours que nous avons passés ensemble à Calais en 19O1 ». Il est donc tombé amoureux d’elle, ils se sont écrits, puis elle s’est fâchée et lui a montré son vrai visage, celui d’une femme dure, impitoyable et intrigante. “Le bonheur que j’ai eu de vous revoir à Calais m’a coûté si cher, si cher. » Il n’arrêtera jamais de penser à elle. Parlera de son « éternelle absence ». « Déjà trente-six ans que je vis sans vous.³ “Je vous aurai tant aimée, tant désirée toute ma vie. »

    LEDUC Violette: Le père est parti quand elle était encore enfant. La mère l’a élevée dans la haine des hommes. “Je vins au monde, je fis le serment d’avoir la passion de l’impossible ». Cette passion l’a possédée du jour où, trahie par sa mère, elle s’est refugiée auprès du fantôme de son pèr inconnu. Ce père avait existé, et c’était un mythe, en entrant dans son univers elle est entrée dans une légende, elle a choisi l’imaginaire qui est une des figures de l’impossible. “Je suis la fille non reconnue d’un fils de famille. Je me souviens de mon chagrin, de mes trépignements sur le carrelage après son départ. “Mon père, cet inconnu, je le portais dans mes yeux tandis que je lisais... »

    LESSING DORIS: Père infirme de guerre.

    MALLARME: Sa mère meurt quand il a 6 ans. « J’ai perdu, tout enfant, à sept ans, ma mère ». Son père se remarie un an plus tard. Le petit Stéphane n¹aime ni son père ni sa belle mère. Il passe son enfance dans des pensions réligieuses. Sa soeur bien aimée, Marie, meurt à 13 ans, quand il a 15. Il restera toujours “froid et glacial³, songe souvent à se suicider, comprend la poésie comme le rien et comme le néant de l¹écriture.

    MALRAUX: Perd un petit frère quand il a 2 ans. Au même moment sa mère se sépare de son mari. Il vivra seul avec sa mère. A 5 ans il entre dans un institut privé comme pensionnaire ou comme élève. Ensuite il reviendra chez sa mère avec laquelle il vivra jusqu’à l’âge de l9 ans. Il dira un jour: « Presque tous les grands écrivains que je connais aiment leur enfance, je déteste la mienne. »

    MANSFIELD Katherine: Mort du frère bien aimé au front en France quand elle a 22 ans.

    MELVILLE: Le père, entrepreneur, a fait faillite et est mort bientôt après, quand le fils avait 13 ans. Il a dû quitter l’école pour gagner sa vie comme employé de banque.

    MUSIL: La mère avait un amant au vu et au su du père et de l'enfant.

    medium_Nietzsche.4.jpgNIETZSCHE: A perdu son père qui était pasteur, à 5 ans. Un an plus tard meurt son petit frère. La mère pieuse et réactionnaire l’a mis plus tard dans un internat. Il aurait pleuré de chaudes larmes sur la tombe de son père. Est resté toute sa vie déraciné. A haï plus tard et sa mère et sa soeur.

    NIN Anaïs: Quand elle a 1O ans le père pianiste quitte la famille pour
    vivre avec une jeune femme. La mère amène ses enfants à New York. A partir de 11 ans Anaïs écrit un Journal en forme de lettres à son père en cherchant désespérément ce père et en espérant qu¹il ne rejoigne la famille.

    NERUDA Pablo: A perdu sa mère quand il avait deux mois. A été élevé par la deuxième femme de son père, qu'il appelle, “l'ange gardien de mon enfance".

    NERVAL de, Gérard: Perd sa mère quand il a deux ans, et comme son père est médecin militaire, il passe son enfance chez son grand-oncle à Mortefontaine, dans le Valois dont les paysages hanteront par la suite son oeuvre.

    NIZON Paul: Le père toujours malade et enfermé dans sa chambre est mort quand le fils avait 12 ans.

    OZ Amos: Sa mère se suicide quand son fils a 13 ans.

    PESSOA: A perdu son père en Afrique du Sud (Durban) quand il avait 7 ans. La mère s’est remarié avec le consul portugais. Fernando a adoré sa mère, a vécu tantôt au Portugal, tantôt à Durban. N’a jamais pu s’habituer à ce beau-père qu’il n’aimait pas.

    PLATH Sylvia: A perdu son père quand elle avait l2 ans. En a soufferte toute sa vie. “Je ne parlerai plus jamais avec Dieu". “J'ai besoin d¹un père." A fait une première tentative de suicide à 12 ans.

    POE EDGAR ALLAN: Sa mère est morte quand il avait 5 ans. Le père a disparu. Allan été élevé par des parents adoptifs qui lui ont donné leur nom.

    YOURCENAR Marguerite: N’a pas connu sa mère qui est morte quelques jours après la naissance de sa fille. A été élevé par le père coureur et charmeur.

    RENAN Ernest: Le père disparaît en mer quand le petit Ernest a 5 ans.

    RIMBAUD: N’a plus jamais revu son père officier à partir de l’âge de 7 ans. Mère pieuse et réactionnaire qui élève ses enfants la bible dans la main. Arthur imitera plus tard sur ses voyages la biographie de son père, en se prétendant p.e. originaire de Dôle, comme son père, ou alors « membre du 17ème régiment de l’Armée française comme celui-ci. A appris plus tard l’arabe et a vécu en Afrique comme son père.

    ROTH Joseph: Son père a quitté sa mère quand le fils avait un an. Il ne l’a jamais revu, n’avait donc aucun souvenir de lui. A dit à un ami: “Tu ne peux savoir ce qu’est c’est d’avoir grandi sans père. »

    ROUSSEAU: Sa mère est morte à sa naissance, « le premier de mes malheurs ».

    SAINTE-BEUVE: Le père meurt un mois avant la naissance de son fils. Celui-ci a vécu toute sa vie dans l’ombre de ce père absent, au point de lui ressembler mimétiquement et de finir d'avoir exactement la même écriture que lui.

    SALINGER J.D.: A perdu son frère quand celui-ci avait 1O ans. Se croyait juif jusqu'à 16 ans, quand il a appris que sa mère était en réalité catholique. En a souffert toute sa vie. Aussi de l¹anti-sémitisme, vu son nom juif, hérité évide- ment de son père qui lui était bien juif. A commencé à cacher ses origines. Misogynie. A haï sa mère et méprisé son père. A vécu après son mariage avec des femmes beaucoup plus jeunes que lui, des femmes-filles.

    SAND George: A perdu son père, officier dans l’armée napoléonienne, dans un accident de cheval quand elle avait 4 ans. A ensuite vécu avec sa mère et sa grand-mère paternel dans la maison de celle-ci à la campagne. Tensions permanentes entre les deux femmes qui se détestent. La mère part à Paris (où elle a un autre enfant, une fille illégitime), au grand désespoir de sa fille George qui ne la verra plus que par intermittence. Elle en a souffert toute sa vie.

    SARRAUTE Nathalie: La fille vit tantôt avec sa mère, tantôt avec le père, soit à Paris, soit à Moscou. Quand elle a 9 ans, la mère quitte ses enfants et ne revient que trois ans plus tard. Pendant ce temps Nathalie vit à Paris avec le père qui a d’autres femmes qui apparaissent à la fille comme des « tantes lointaines, inconnues, dont elle n’apprendra jamais grand-chose. La mère a des « amis » aussi dont la fille ne saura pas grand-chose non plus.

    SARTRE: N’a pas connu son père qui était Officier et qui est mort quelques mois après la naissance de son fils. Sartre a été élévé par sa mère et son grand-père. Sa mère s’est remariée quand J.P. avait 12 ans. Il devait appeller son beau-père « oncle ». Les Mots s’arrêtent quand J.P. a 12 ans, justement, à l’arrivée de cet étranger qu’il n’aimait pas, qu’il n’aimera jamais.

    SEMPRUN Jorge: Perd sa mère quand il a 9 ans. Elle était malade pendant quelques temps. Ses regards à travers la porte à moitié ouverte sur la mère malade dans son lit. L¹annonce de sa mort. Elle le voyait président de la République. Il était son préféré.

    SPINOZA: Perd sa mère quand il a six ans.


    STENDHAL: Il était amoureux de sa mère qu’il perdit à 7 ans. A été élevé par le père qu’il haïssait et le grand-père qu’il n’aimait pas non plus. « Ils ont empoisonné mon enfance. » Quelques années avant sa mort il dira, “il y a 45 ans j¹ai perdu ce que j¹aimais le plus au monde.³

    STRINDBERG: Fils d’une servante et d’un père hobereau. Se sont mariés quand même; S. a toujours souffert de cette situation. Fort complexe d¹infériorité.

    TOLSTOI: Sa mère meurt quand il a 2 ans. Il est emmené devant son cadavre et s’enfuit avec un cri d’épouvante. Il n’oubliera plus cet instant. Le père meurt quand Lev a 9 ans. Il est élevé par ses grands-parents. Mais sa grand-mère paternelle et sa tutrice, soeur de son père, meurent également bientôt après son père. A 28 ans il écrit Enfance, roman dans lequel il a 1O ans et sa mère est toujours vivante. Il la décrit vivre, sourire, aimer; il parle d’une mère imaginaire, il se rappelle selon ses propres mots de choses qui n’ont jamais existé. Ecrire pour lui est plus que jamais une volonté de faire revivre un paradis perdu. « Heureux, heureux temps, temps à jamais écoulé de l’enfance ». A l’âge de 8O ans il écrit: « ce matin je parcours le jardin et, comme toujours, je me rappelle ma mère, « ma-man », de qui je n’ai aucun souvenir, mais qui est restée pour moi un idéal sacré. Et plus tard: “En mourant, tu éprouves ce qu’éprouve l’enfant délaissé, revenant à sa mère amante et aimée. »

    TRISTAN Flora: Son père péruvien est mort quand elle avait 4 ans. Toute sa vie elle a cherché ce père, jusqu’à revenir au Péru pour “entrer » dans sa famille paternelle qui l’a pourtant plus ou moins répudiée. Elle est la grand-mère maternelle de Gauguin.

    medium_Tsvetaeva.2.jpgTSVETAEVA Marina: A perdu sa mère quand elle avait l6 ans; une mère souvent malade et au sanatorium. Elle avait la tuberculose. Ses filles à un moment ont été envoyé dans un internat à Lausanne. « J’ai grandie entourée de tuberculeux. L’agencement sur leur table de chevet en verre dans les sanatoriums: pilules, seringues, fioles. Ma mère se mourait, ça sentait l’éther et le jasmin. Le père est mort quand elle avait 21 ans.

    VERLAINE: Père Officier qu¹il a à peine connu, il est mort quand le fils
    avait 21 ans.

    VILLON: Orphelin, a été élevé par des parents adoptifs.

    VOLTAIRE: Sa mère est morte quand son fils avait 7 ans. Il ne parle jamais d’elle, ni de son père. Il méprisait son père et détestait sa famille. Voltaire est un pseudonyme. Il s’appelait en réalité François Arouet. Il prétendait que sa mère aurait eu des amants et qu¹il était le fils d’un de
    ses amants.

    WALSER Robert: La mère meurt quand il a 16 ans. Un frère meurt aussi, un autre se suicide.

    WOLFE Thomas: Parents séparés. Le père meurt quand Thomas a 22 ans.

    WOOLF Virginia: A perdu sa mère quand elle avait 13 ans. A été élevée par le père qui est mort quand elle avait 22. Elle aurait pensé à sa mère tous les jours et vécu sous son regard jusqu’à l’âge de 4O ans.

    ZOLA Emile: Son père meurt quand Emile a 7 ans. Il est fils unique et vivra donc son enfance et son adolescence seul avec sa mère, à Aix d'abord, à Paris ensuite.


    (Moïse, Jésus et Mahomet n’ont pas connu leurs pères)

    Cette liste est ouverte à tout complément...

  • Le Grand Tour

    49. Tina et le maboul
    C’est la voix de Tina Turner jeune, à l’époque de son ménage d’enfer avec Ike, dans l’un de ses blues les plus lancinants, Living for the City, qui m’a fait me lever dans le Cisalpino et, trois compartiments plus loin, échanger quelque mots avec deux Backpackers blonds comme les blés de leur Midwest, m’étonnant de ce que des kids écoutent encore de telles vieilles peaux, avant qu’il ne m’évoquent leur équipée, d’Athènes à Rome et de Venise à Amsterdam, me rappelant leurs pères qui faisaient en stop, il y a trente ans de ça, la route d’Amsterdam à Venise, puis de Rome à Goa…
    Il y a, dans la voix de Tina Turner, du rouge acide et du vert saignant, avec des flammes de rose et de bleu tendre, comme je les ai retrouvés, au musée de Berne ou je me suis pointé dans l’après-midi, dans la peinture exacerbée de Kirchner auquel, avec d’autres foudres d’expressionnisme hantant les hauts gazons des Grisons (notamment un Albert Müller que j’ignorais et qui vaut son compère), est consacrée un flamboyante exposition à voir tout l'été.
    Pour ceux qu’impatiente la nécessité de briser les clichés, comme on dit, la découverte des idylliques paysages d’Engadine se démantibulant sous la torsion des formes et la vocifération des couleurs, vaut le détour même si cette peinture fait très époque et, parfois, tourne au maniérisme. Kirchner du moins avait de quoi pousser à l’exorcisme, revenu de la Grande Guerre malade et drogué, contraint de se soigner au grand air où il finit par se suicider, en 1938, désespéré par la montée de l’autre peste.
    Aussi j’aime le rappel de cette Suisse sauvage et brute, qui réagit à l’accablante quiétude du pays propre-en-ordre, qu’on retrouve dans la salle du musée de Berne réservée au phénoménal Wölffli, génial timbré dont les énumérations chiffrées des multimondes, enregistrées, tombent du plafond tandis que la passante et le passant déchiffrent son imagerie délirante.
    Adolf Wölffli, Robert Walser, Aloyse, Louis Soutter: autant d’ahuris sublimes qui ne se sont jamais associés à aucun groupe mais dont le primitivisme fait écho à celui des Kirchner et de ses pairs.
    Après cette folie fiévreuse et la brève révérence faite au passage à la fontaine phallique mi-roche mi-cresson de Meret Oppenheim, nulle vision ne pouvait être plus apaisante, au milieu de l’aire de la Place Fédérale, jouxtant le Palais du Gouvernement d’improbable architecture vert-de-gris, que celui de ce bambin tout nu jouant comme un putto de Guido Reni parmi les fusées d’eau à jets de hauteur variée mimant probablement les alternances de la ferveur démocratique en pays neutre…
    C’est en ce lieu même, je me le rappelle, que je vis cet autre spectacle attendrissant d’une Présidente de la Confédération en exercice, socialiste comme l’actuelle, porteuse d’un modeste cabas rempli de commissions et répondant patiemment, sans garde armé, à un groupe d’écoliers appenzellois faisant pèlerinage en ce haut-lieu sous la conduite de leur instit à queue de cheval et culotte de peau…

  • Le Grand Tour

     
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    48. Fugues helvètes
    J’entamai ce matin-là un périple ferroviaire d’un mois à travers la Suisse. Je me proposais de consigner, à tout instant, mes observations sur les lieux et les gens, qui me viendraient comme je les attendaiss ou ne les attendais pas, au bonheur la chance.
    J'étais alors parti en direction du Valais, me proposant de remonter ensuite, de Brigue, par la voie transalpine du Lötschberg à la formidable enfilade de tunnels, vers les cantons du cœur du pays.
    J’avais quitté la lumière lémanique du Haut Lac vers huit heures, pour m’enfoncer dans les brumes du Rhône encore tenaces dans l’étranglement de Saint Maurice d’Agaune, bientôt dissipées quand la plaine soudain s’était élargie et verdoyait au coude de Martigny. Les collines jumelles de Sion m'étaient bientôt apparues en silhouettes bleuâtres, tout là-haut j’avais salué la silhouette farouche de la Quille du Diable dans l’échancrure de Derborence.
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    Puis, à Sierre, mon regard s'était déployé sur les coteaux radieux de la Noble Contrée, je m'étais rappelé ma rencontre, il y a bien des années, de la toute vieille Madame de Sépibus, dédicataire des Quatrains valaisans de Rainer Maria Rilke, qui m’avait reçu, jeune et pantelant de timidité, dans sa vieille demeure de séculaire aristocratie aux boiseries grises à liserés bleu clair. Je me rappelai que la vieille égérie du poète me semblait avoir une peau de papier d’Arménie, et que je me sentais bien grossier dans mes jeans et avec mes longs cheveux.
    Or elle se montrait touchée du fait que cette espèce de balbutiant beatnik se souciât à son tour de son poète dont l’adoration survivait en elle, dans le tremblement de ses doigts presque transparents, tandis qu’elle me faisait voir les manuscrits originaux de l’ange disparu…
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    Mais voici qu’on arrivait au fond de la vallée qu’annonce la bilingue dame du train : wir treffen in Brig ein, EndStation. Nous arrivions à Brigue, station terminus; et de fait, c’était bien un verrou que représentait ce lieu, au-delà duquel il fallait franchir une haute marche pour continuer vers l’Est dans le Goms, la vallée de Conches, les hauts du glacier du Rhône et, plus loin encore, les vals suspendus de l’Engadine, pays de Nietzsche et de l’ours revenu des Balkans...

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    47. L'inénarrable épisode
    J’étais un peu maussade ce matin-là. Il faisait gris aigre au Bonheur International, dont l’isolation défectueuse de ma chambre solitaire laissait filtrer de sournois airs glaciaux, mais il fallait que je fasse bonne figure, tout à l’heure, à la Radio tunisienne où j’avais été invité, avec Rafik Ben Salah, par la belle prof de lettres de la Manouba se dédoublant en ces lieux au journal de treize heures.
    Titubant plus ou moins de fièvre le long de l’interminable enfilade d’avenues conduisant de l’avenue Bourguiba à l’Institution en question – Rafik m’avait dit que j’en aurais pour dix minutes mais ne demandez jamais votre chemin à Rafik Ben Salah -, je finis en nage, essoufflé, au bord de la syncope dans les studios décatis de la grande maison où l’on m’attendait avec impatience.
    Mon ami écrivain s’étant défilé entretemps, j’allais me retrouver seul au micro national à raconter mon escale d’à peine douze jours. J’avais dit à la belle prof que je n'en voyais guère l’intérêt, mais elle s’était récriée et m'avait demandé "plus d'infos", aussi lui avais-je balancé par mail quelques données bio-bibliographiques concernant mon parcours terrestre incomparable et mes œuvres en voie d’immortalité.
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    Comme tout auteur est un puits de vanité et que je reste ouvert à toute expérience, cette impro radiophonique en direct m’amusait d'ailleurs, finalement, en dépit des premières attaques de la toux . «On a dix minutes pile ! » m’annonçait à l'instant la belle prof présentatrice…
    Huit minutes plustard, j’avais à peu près tout dit, à la vitesse grand vlouf, de mes observations et rencontres, les torturés de l’avenue Jugurtha et la soirée avec le ministre, les orgasmes de la niqabée et la sage soirée au Foundouk El Hattarine, quand ma fringante interlocutrice entreprit, pour souligner l’importance cruciale de mon témoignage, de présenter mon Œuvre et d’aligner les prix littéraires que celle-ci m'a valus à travers les années.
    Lorsque j’appris alors, par la voix de ma crâne interlocutrice, que je m’étais signalé dès mon premier livre, La Prophétie du chameau, comme un jeune auteur en osmose particulière avec le monde arabo-musulman, j’étais tellement estomaqué de voir confondre mon premier opuscule (une espèce d’autobiographie soixante-huitarde romantique de tournure et d’écriture kaléidoscopique ultra-raffinée) avec le premier roman de Rafik Ben Salah, que je restai baba...
    Rectifier le tir en direct, alors que la dame énonçait les autres titres de mon oeuvre si tunisienne d’inspiration (Le Harem en péril ou Récits tunisiens, sans parler des redoutables Caves du minustaire), m’eût semblé la mettre en position délicate voire impossible, alors qu’elle me félicitait maintenant pour le Prix Schiller (effectivement reçu dans mes jeunes années, à l’égal de Rafik) et le Prix Comar (distinction tunisienne dont Rafik Ben Salah et Emna Belhaj Yahia ont bel et bien gratifiés), mais nous en étions aux dix minutes accordées, il me restait à dire merci pour l’honneur insigne, sourires rapides et promis-juré: la prochaine fois nous vous prendrons une heure…
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    Quant à moi, rarement j’aurai tant ri (au téléphone illico, avec ce chameau de Rafik, en sortant des studios) d’une situation si cocasse et si caractéristique à la fois, en l’occurrence, d’une incurie que je n’avais pas envie, pour autant, de juger en aucune manière. La chère dame, prof de lettres cachetonnant à la radio, avait mélangé ses fiches et je n’eus pas le cœur de le lui faire remarquer après l’émission...
    Je n’en dirai d’ailleurs pas plus. Je ne m’en sens pas le droit. Emna Belhaj Yahia est mille fois mieux habilitée que moi au commentaire particulier ou général de l'état de la culture en Tunisie.
    Quant à moi j’avais hâte, la crève me prenant au corps, de lever le camp. Il nous restait juste, ce soir-là, à marquer nos adieux amicaux, à La Mamma, en compagnie de Rafik et de son amie Jihène. Nous ririons encore un peu de ce loufoque épisode, pour nous libérer du poids du monde comme il va ou, plutôt, ne va pas...
    Bref, trois ans après la «révolution », j’aurai retrouvé la Tunisie en étrange état, mais comment généraliser de sporadiques impressions personnelles ? Mon ami Rafik Ben Salah, moins prudent que moi en tant que Tunisien helvétisé redoutant plus que jamais le retour du pire, m’a parlé d’une ambiance d’après-guerre. Je ne sais pas.
    À mon retour en Suisse, mon vieil ami l’historien Alfred Berchtold à qui je faisais part de mes observations, m’a dit comme ça: «On se sent dépassés», avant d’ajouter : « Mais Obama aussi a l’air dépassé ». Et le merveilleux octogénaire, que ses camarades de la communale, à Montmartre, appelaient Pingouin, de conclure : «Nous sommes tous dépassés, mais la vie continue. Avec Madame Berchtold, à l’Institution, nous nous exerçons l'un l'autre à nous réciter par coeur des poèmes...»
     
     
     
     
     
     
     
     
  • Le Grand Tour

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    46. Taoufik et les parfumeurs
    J’ai revu Taoufik trois fois durant les douze jours que j’ai passés à Tunis. Nous avons sympathisé dès notre première rencontre, sur la terrasse du Grand Café du Théatre où j’étais en train de lire les Chroniques du Manoubistan.
    C’est lui qui m’a abordé et sans me demander, pour une fois, si j’étais Français ou Juif new yorkais. Il m’a dit avoir suivi les événements de la Manouba depuis Paris, où il enseignait l’histoire. Après quelques échanges je lui ai raconté le piratage de mon profil Facebook par ceux que j’appelais les salaloufs, le faisant bien rire; je lui ai parlé de Rafik le mécréant ne discontinuant de les vitupérer, et c’est là qu’il a commencé d’évoquer son propre séjour chez son frère Ibrahim, la gueule qu’on lui a fait pour le manque de clinquant de ses cadeaux, et la métamorphose de sa belle-sœur Yousra, visiblement impatiente de transformer sa maison en lieu saint où lui-même se repentirait bientôt, devant tous, d’avoir épousé une Parisienne au dam d’Allah et de ses allahloufs.
    La deuxième fois nous nous sommes retrouvés, par quel hasard épatant, à proximité du pédiluve de l’hippopotame du zoo du Belvédère que je ne m’impatientais pas de ne voir absolument pas bouger.
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    Taoufik était accompagné du petit Wael, son neveu de sept ans, qu’il m’avait dit inquiet de ses rapports avec Allah l’Akbar, et dont je vis surtout, pour ma part, la joie de courir d’animal en animal, jusqu’au petit de l’hippo tremblotant sur ses courtes pattes.
    En aparté, pendant que le gosse couratait sous le soleil, Taoufik eut le temps de me narrer la visite, chez Ibrahim, de son frère aîné l’éleveur de poulets, roulant Mercedes et pas encore vraiment remis de la chute de Ben Ali.
    Comme je lui avais répété les premières observations de mon ami Rafik sur l’ambiance générale de cette société où «tous font semblant », il m’a regardé sans me répondre, le regard lourd, triste et qui en disait long.
     
    Enfin nous nous sommes revus, la dernière fois, au souk des parfumeurs de la médina, où il venait de quitter son ami Najîb très impatient lui aussi de se trouver une femme française ; et c’est là qu’il m’a raconté le dénouement atroce des tribulations de la belle Naïma, littéralement lynchée par ses voisins, plus précisément : livrée à la police sous prétexte qu’elle avait reçu chez elle un homme non identifié comme parent.
    « Et c’est mon propre frère qui a fait ça ! » s’est exclamé Taoufik, qui m’avait dit la relation d’affection et de complicité, jusque dans leurs dragues, qui le liait à son benjamin : Ibrahim, que Taoufik avait surpris la veille en compagnie d’une prostituée, et qui venait de livrer Naïma aux flics, s’en félicitait vertueusement et s’en trouvait félicité par sa vertueuse épouse et leurs vertueux voisins
    Cette histoire odieuse, qui m’a atterré autant que le pauvre Taoufik, impatient maintenant de regagner la France, m’a hanté plusieurs jours avant que, dans le même dédale du souk des parfumeurs, je ne me retrouve dans le patio de ce lieu de culture et d’intelligence que représente le Foundouk El-Hattarine.
    À l’invite de l’éditeur Habib Guellaty, que j’avais rencontré à la Fondation Rosa Luxemburg, lors de la projection de La Mémoire noire d’Hichem Ben Ammar, je me réjouissais d’entendre, en lecture, le livre tout récemment paru d’Emna Belhaj Yahia, auteure déjà bien connue en ces lieux, intitulé Questions à mon pays et que j’avais acquis et lu d’une traite dans la première moitié de ma journée.
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    Philosophe de formation, romancière et essayiste, Emna Belhaj Yahia, dont je n’avais rien lu jusque-là, m’a tout de suite touché par la simplicité ferme et droite de son propos, qui se module comme un dialogue entre la narratrice et son double.
    Sans un mot lié aux embrouilles politiques du moment, ce texte limpide et sans trace de flatterie, m’a paru s'inscrire au cœur de l’être politique de la Tunisie actuelle, fracturé et comme paralysé dans sa propre affirmation.
    Revenant sur le paradoxe vertigineux qui a vu une société se libérer d’un dictateur pour élire, moins d’un an après, les représentants d’une nouvelle autorité coercitive hyper-conservatrice, l’essayiste en arrive au fond de la question selon elle, lié à l’état désastreux de l’enseignement et de la formation dans ce pays massivement incapable en outre, du point de vue des élites culturelles (écrivains, artistes, cinéastes) de présenter un front commun, identifiable et significatif.
    J'y ai retrouvé les questions que je n’ai cessé de me poser depuis trois ans et plus : où en est la littérature tunisienne actuelle ? Que disent les cinéastes de ce pays ? Comment vivrais-je cette schizophrénie dans la peau de mon ami Rafik ?
    Or me retrouvant, ce soir-là, dans cette vaste cour carrée de l’ancien caravansérail où un beau parterre de lectrices et de lecteurs entouraient Emna Belhaj Yahia, j’ai été à la fois rassuré par la qualité des échanges, impressionné par les propos clairs et mesurés de l’écrivaine, et sur ma faim quand même, peut-être sous l’effet de cette lancinante et décapante lecture cessant de dorer la pilule, songeant une fois encore au désarroi de Taoufik...
     
    (La ressemblance de celui que j'appelle ici Taoufik n'est pas sans rappeler le protagoniste de Souriez, vous êtes en Tunisie !, le très remarquable roman de Habib Selmi , et nul hasard en cela...)
    Habib Selimi, Souriez, vous êtes en Tunisie. Actes sud.
    Eman Belhaj, Yahia. Questions à mon pays. Editions de l'Aube.

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    45. Génération Dégage !

    Un court métrage sortant pour ainsi dire du four, très bien cadré et pensé, très bien réalisé aussi, (magnifiques images et montage à l’avenant), apporte aujourd’hui un témoignage kaléidoscopique précieux sur la perception de la « révolution » tunisienne par ceux qui l’ont vécu entre enfance et adolescence.
    Les auteurs, Amel Guellaty et Yassine Redissi, sont eux-mêmes de tout jeunes réalisateurs, qui insistent, ce qui se discute, sur le fait que la révolution ait essentiellement été le fait de la jeunesse tunisienne.
    Le tout début de la première moitié du film tend ainsi à privilégier l’aspect festif et juvénile des manifestations. Puis s’enchaînent, sur des thèmes variés, les propos recueillis auprès d’une brochette d’enfants de 7 à 15 ans, tous issus de la classe moyenne citadine éduquée, reflétant souvent l’opinion familiale.
    On pense aussitôt à la série romande mémorable des Romans d’ados en regardant Génération dégage, dont les auteurs ont la même façon de faire « oublier » la caméra aux premiers cinq enfants « typés » autant qu’on peut l’être à cet âge.
    Il y a là Seif, le seul garçon, 9 ans, qui a son profil sur Facebook, constate que la démocratie oblige à porter le niqab ou la barbe (il trouve ça sale) et se réjouit de voir partir Ennahdda. Il y a la petite Maram, 7 ans, qui n’aime pas la démocratie au nom de laquelle on a « tué des tas de morts ».
    Il y a Chahrazed, 13 ans, qui ne dit que des choses pensées et sensées. Il y a Sarra, 12 ans, qui estime que l’Etat ne doit pas se mêler de religion. Les thèmes défilent (la démocratie, la violence, la politique, Facebook, les manifs), suscitant autant de propos naïfs ou pertinents que la sociologue Khadija Cherif commente à son tour avec tact et réalisme.
    En sa deuxième partie, réalisée dans une école préparatoire mixte de Maktar, dans le gouvernorat de Siliani, le ton et le discours de ces enfants de chômeurs et de paysans pauvres changent complètement. Timides devant la caméra, les ados répondent sans hésiter, au prof qui les interroge, que c’était mieux « avant » la révolution : que les seuls changements qu’ils ont observés depuis les élections se limitent à la hausse des prix et à l’augmentation du chômage.
    Après une hésitation, l’un des garçons, qui daube sur les salaires des dirigeants, lâche d’un air accablé : « Ils nous ont rien laissé, M'sieur ». Un autre, visiblement le fort en thème de la classe, qui affirme qu’il fera de la politique plus tard afin d’aider son pays, constate que même avec les meilleurs résultats les chances de poursuivre des études sont de plus en plus difficiles. Une jeune fille, enfin, évoque la situation de sa famille, où son père chômeur ne parvient pas à offrir des études à ses quatre filles.
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    On n’est plus ici dans l’ambiance politico-médiatique de la Tunisie des manifs, dont la fraîcheur juvénile se veut réjouissante dans la conclusion du film, mais dans la réalité terre à terre de la Tunisie profonde, dont le regard des jeunes, fixant la caméra sans trace de cabotinage, interpelle et fait mal.
    En un peu plus de trente minutes, alliant un propos cohérent de part en part et de très remarquables qualités plastiques, les jeunes Yassine Redissi et Amel Guellaty ont composé un tableau évidemment partiel mais dont les « couleurs » fortement contrastées sont d’un apport déjà considérable dans l’aperçu d’une réalité tunisienne à multiples faces.
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    365001455.jpgOr à quoi ressemblera la Tunisie à venir de ces enfants confrontés, dès leur plus jeune âge, à des notions idéologiques encore abstraites et des réalités très concrètes, des débats et des manifestations vécus en famille, des tensions religieuses, des sacrifices de martyrs (l’immolation de Mohammed Bouazizi) ou des meurtres politiques (l’assassinat de Chokri Belaid) vécus comme des traumatismes collectifs ?
    Le premier mérite de Génération dégage est de nous les montrer, ces très jeunes Tunisiens, ou tout au moins quelques-uns d’entre eux, à la veille de nouvelles élections et de nouvelles données qu’on souhaite bénéfiques à leur cher pays…
  • Jim Harrison, en poète, prend La Position du mort flottant

     

     
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    Le dernier recueil du Big Jim, avec les accents émouvants du Little Jimmy affrontant le mal de vivre et la maladie au corps, fait de la poésie un exercice existentiel quotidien. Paru l’année de la mort de l’écrivain (2016), il revit dans la traduction de Brice Matthieussent, excellemment édité par Héros-Limite.

     


     

    Vous qui nagez volontiers par les mers et les lacs,  excellez à descendre les  fleuves ou remonter les rivières, pour nous en tenir aux eaux les plus vives, savez-vous pour autant ce que signifie la «position du mort flottant»?

    Si tel n’est pas le cas,  l’explication s’impose illico puisque l'expression constitue le titre d’un petit livre du grand Jim Harrison paru tout récemment dans une édition qui l’eût probablement enchanté de son vivant, tant par son élégant contenant, signé Héros-Limite, que par son contenu, avec la traduction et la postface qu’en propose le passeur exemplaire que représente une fois de plus Brice Matthieussent.

          C’est cependant le Big Jim lui-même qui s’en explique à mi-parcours de la petite centaine de «poèmes» rassemblés sous ce titre, qu’on pourrait dire autant de fragments d’un récit autobiographique éclaté, prières ou coups de gueule, aveux touchants de viveur blessé dans sa chair  ou méditations sur le sort plus général de l’humanité,  moments de grâce (Baudelaire aurait dit «minutes heureuses» avant Haldas) ou  tendres hommage à d’autres poètes qu’il a en affection autant qu’en admiration (notamment les Espagnols Lorca et Machado, et le Russe Mandelstam), tout cela marqué au sceau d’autant de vitalité généreuse que de mélancolie.

    La position du mort flottant, pour un nageur au long cours, est une technique de survie, apprise par Little Jimmy quand il était aux scouts,  qui  consiste à faire la planche mais à l’envers, la tête sous l’eau et en apnée, le temps de récupérer, avant de se retourner, de respirer un bon coup et de repartir.

    Or, en un «poème» narratif d’une page mêlant deux époques de sa vie – le vieil écrivain vanné qui a besoin de se reposer, et le nageur vaillant à un kilomètre de Key West où il a failli se noyer des années auparavant – Jim Harrison enrichit l’expression de nouvelles résonances, non sans humour et autodérision.

    Comme il le remarque lui-même, Jim Harrison est un écrivain et un poète «à cru», qui ne raffine ni ne peaufine.  Avec son refuge dans les bois, il participe en somme de la filiation des métaphysiques naturelles illustrée par Waldo Emerson et Henry Thoreau, au même titre qu’une Annie Dillard mais en plus rustaud quoique bien plus subtil et  cultivé − lecteur de René Char et de Rilke − que ne  le donne à penser son image de boucanier du Montana.

    Vous ne savez pas trop, les filles, ce que c’est que la poésie, et nous les garçons non plus. Pas mal de préjugés la classent au rang des futilités, ou au contraire la vénèrent à genoux ou en cercles fermés, la couronnant d’une majuscule. Beaucoup la limitent aux rimes ou au rythme, selon les cultures  elle est largement populaire ou au contraire se confine en élites plus ou moins guindées − peu importe à vrai dire, en tout cas c’est ce  qu’on se dit en lisant les poèmes de Jim Harrison qui ont l’air de morceaux de prose autant que le monceau de prose de Proust  est un poème.

    A la fin de sa vie de supervivant, Big Jim en a bavé un max: on a dû scier son grand corps malade de la nuque au coccyx et il a dû souffrir en plus, en clinique, de voir de jolies jeunes filles en chier encore plus que lui. Et cette saloperie de zona! Pardon pour tant de grossièretés, mais la vie  est parfois comme ça et la poésie non plus n’a pas alors à mettre de gants... 

    Donc Jim Harrison parle de tout ça dans ses poèmes qui ont l’air de ne pas en être et qui en sont pourtant. Parce que ce sont des concentrés de pensée et de musique, d’images et de rythmes alternés, de rêveries dans la nature et la vie pleine de ratures où l’on rencontre des chiens et Jésus-Christ, Dieu ou les dieux (comme on veut) et tout ce qui fait le sel de la vie et l’envie d’en finir quand le sel vient à manquer .

    Dans son inépuisable Journal, en date du 15 juillet 1956,Julien Green écrit ceci qui ferait la joie de plus d’un psy  en quête d’associations mentales révélatrices: «Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes».

    Or il y a beaucoup de cela dans La position du mort flottant: beaucoup de non-dit subconscient qui resurgit − donc le contraire de n’importe quoi −, et c’est  enfin le mérite de Brice Matthieussent d’éclairer tout ça par des propos très amicalement pertinents sur le poète et sa démarche, et celui de l’éditeur de nous en faire un si joli paquet-cadeau à emporter partout comme un carnet de route où lire est une manière de faire revivre ce qui est consigné – bon pour le déconfinement!

    Jim Harrison. La Position du mort flottant. Traduction et postface de Brice Matthieussent. Héros-Limite, 2021.

     

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  • Le Grand Tour

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    43. Le scribe et les étudiants
     
    Mais quel bel endroit que la Manouba sous le soleil printanier, et que de belles étudiantes, voilées ou pas, s’égaillaient à présent sur les pelouses en attendant de rejoindre la salle où devait se donner la lecture d’une nouvelle (corsée) de Rafik Ben Salah, Le Harem en péril, dont elles tâcheraient d’imaginer une suite en atelier d’écriture…
    Autour des tables regroupées de la classe d’écriture créative, pour parler à l’américaine, se retrouvaient à présent une majorité de chattes, deux chiennes, un dauphin et deux footballeurs, plus un bison berbère. La belle grande prof à la coule avait eu cette idée par manière de premier tour de table: que chacune et chacun énoncerait son prénom et l’animal en lequel elle où il s’identifiait. Or la mine de la prof s’allongeait en constatant la foison de chattes pointant le museau, elle qui eût préféré visiblement de franches tigresses.
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    Et de me confier en aparté : « Pas moyen de les faire sortir de leur schémas de soumission et de leur ronron féminin. Ainsi, l’autre jour, l’une d’elles, à qui je demandais de qualifier la révolte d’Antigone, m’a répondu que cette réaction était d’un homme et pas d’une femme ! »
    °°°
    L’ami Rafik a captivé son auditoire en moins de deux, avec une nouvelle qui en dit long sur les relations entre hommes et femmes telles qu’elles subsistent assurément dans le monde arabo-musulman. Le Harem en péril évoque ainsi l’installation d’un jeune dentiste dans un bourg de l’arrière pays – on pense évidemment au Moknine natal de l’écrivain -, dont les hommes redoutent à la fois les neuves pratiques acquises en ville, les instruments étincelants destinés à pénétrer les bouches féminines, et plus encore le siège sur lequel les patientes semblent impatientes de s’allonger.
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    Une première rumeur qui se veut rassurante évoque les mœurs du dentiste, probablement comparables à celles du coiffeur ou du photographe, mais l’inquiétude reprend quand le jeune homme reçoit ces dames à des heures de moins en moins diurnes, pour des séances qui se prolongent.
    Au début de la séance d’écriture créative, les deux jeunes gens s’identifiant à des footballeurs (animaux fortement appréciés sur les stades tunisiens comme on sait), n’avaient pas vraiment l’air concerné ; mais le charme et la vivacité du récit, la saveur des mots renvoyant au sabir local, et la malice un peu salace de la nouvelle ont suffi à « retourner » nos férus de ballon rond, autant que chattes et chiennes…
    °°°
    Dans sa dédicace ajoutée à celle de Habib Mellakh sur mon exemplaire des Chroniques du Manoublistan, le Doyen Kazdaghli évoque le « combat tunisien pour la défense de valeurs en partage entres les deux rives de la Méditerranée », et j’ai pensé alors à tous les contes populaires du pourtour méditerranéen marqués (entre tant d’autres traits) par l’inquiétude des machos confrontés à la séculaire diablerie féminine; aux nouvelles fameuses de l’Espagne ou de l’Italie picaresques, ou au « théâtre » de Naguib Mahfouz.
    Et le fait est que le récit de Rafik a suscité un immédiat écho chez ces jeunes gens dont certains, en peu de temps, composèrent des compléments parfois piquants à sa nouvelle – surtout les chattes les moins voilées…
    Cette expérience, trop brève mais visiblement appréciée par les uns et les autres, laissera-t-elle la moindre trace dans la mémoire des étudiants de La Manouba ? J’en suis persuadé. Je suis convaincu que le passage d’un écrivain dans une classe, la lecture commune d’un bon texte et la tentative collective d’en imaginer une suite, relèvent d’une expérience rare et sans pareille, comme je l’ai vécu moi-même moult fois.
    Et puis il y avait cette lumière, en fin de rencontre, ces ronronnements de chattes, cette impression de vivre un instant dans ce cercle magique que la littérature seule suscite, à l’enseigne des minutes heureuses…

  • Le Grand Tour

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    42. Mon compte Facebook censuré…
    Je ne dirai pas que je l’ai cherché : pas vraiment, mais sans doute n’était-ce pas très futé, de ma part, de marquer mon début de séjour en Tunisie en diffusant, sur Facebook où je compte plus de 3000 « amis », et sur mon blog perso, qui reçoit ces temps plus de 1000 visiteurs par jour, deux textes évoquant le « niqab arme de guerre », à propos des Chroniques du Manoubistan, signées Habib Mellakh, dont je faisais l’éloge.
    Comme j’avais trouvé l’ouvrage en question dans la vitrine de la librairie voisine, El Kitab, je n’ai pas pensé une seconde qu’en parler serait mal pris; en revanche, ma liste du jour, intitulée Ceux qui en ont ras le niqab, aura peut-être provoqué l’attaque en raison de son ton ironique voire sarcastique, typique des chiens de mécréants que nous sommes.
    En tout cas, le fait est que, dès le surlendemain soir de mon arrivée au Bonheur International, mon profil Facebook m’était devenu inaccessible, tout en restant lisible de l’extérieur par mes amis. Quant à mon blog, l’attaque s’y montrait plus subtile, tout formatage de mes textes y étant devenu impossible.
    Bref, j’avais oublié tout ce que nos amis nous avaient dit en été 2011 à propos des ruses inventées par les révoltés depuis des mois, face aux vigiles plus ou moins hackers du pouvoir, je m’étais montré crâne et sot, imbu de ma conception de la liberté et ne pensant même pas qu’elle pût déplaire. Mais aussi, j’ai l’habitude de prendre tout en terme d'expérience et celle-ci me disait quelque chose, évidemment, sur la réalité tunisienne…
    Or une semaine plus tard, à la Manouba, lorsque je racontai cette péripétie au recteur de l'Institution, Habib Kazdaghli, qui avait vécu les événements du Manoubistan au premier rang des affrontements avec un courage et une ténacité impressionnants, le cher homme me sourit avec un clin d’œil éloquent signifiant « bienvenue au club », lui-même ayant subi le même genre d’attaques.
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    Dans la foulée, c’était un honneur exceptionnel, sans rien d’académique, que de pouvoir retrouver les deux Habib à la cafète de la Manouba où ils nous avaient rejoints entre deux cours – je me trouvais là avec Rafik Ben Salah et deux profs des lettres assez girondes -, tant leur double action avait relevé de la résistance à l’inacceptable.
    Quelques jours plus tôt, notre ami Hafedh Ben Salah, désormais ministre de la justice transitionnelle, m’avait expliqué la signification symbolique de La Manouba, creuset de l’intelligentsia d'élite, et donc de la critique possible (Bourguiba l’avait déjà à l’oeil) en pointant tout le travail incombant à son ministère « pour que cela ne se reproduise plus »…
    Or, me trouvant tranquillement, dans la lumière de Midi, en face du Doyen Habib Kazdaghli, j’ai tâché de me représenter la force morale et la détermination physique que cet homme d’étude, historien de formation, a dû puiser en lui pour résister aux fanatiques. Je me le suis figuré en face des deux niqabées hystériques déboulant dans son bureau, y ravageant ses papiers avant que l’une d’elle, jouant la victime, prétendument giflée, se fasse conduire à l’hôpital. La scène, inouïe, mais filmée par un témoin qui a prouvé l’innocence du Doyen, fut la base d’un procès à la fois ubuesque et de haute signification politique. Mimant devant moi ce qu’on lui reprochait, à savoir gifler la joue droite d’un jeune femme voilée se trouvant en face de lui (il a esquissé le geste par-dessus la table, bien que je ne fusse point voilé, et a conclu qu'un droitier ne pouvait bien gifler la joue droite de son vis-à-vis sans faire le tour de la table - Allah en est témoin), il nous a fait rire comme on rit des pires énormités.
    °°°
    Cependant il n’y a pas de quoi rire des événements de la Manouba. Rappelant le rôle de procureur du ministre de l’Enseignement «qui n’a fait qu’encourager les agresseurs », Habib Kazdaghli affirme que « l’agression contre la Manouba était bel et bien une phase d’un vaste projet voulant imposer un modèle sociétal à tout le pays en passant par la mise au pas de l’université tunisienne. »
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    Un aperçu des pratiques en cours, donné le 7 mars 2012 par Habib Mellakh, fait froid dans le dos : « Ce groupuscule politique qui a pris en otage aujourd'hui notre faculté était composé d'une centaine de salafistes et de membres du parti Ettahrir, arborant les drapeaux de leur partis respectifs. Ces miliciens dont certains ont été reconnus comme des commerçants ayant pignon sur rue dans les quartiers populaires voisins de la faculté et qui rappellent par leurs uniformes - habit afghan et brodequins militaires - leur comportement violent, leurs chants, les groupuscules fascistes et extrémistes qui ont défilé dans d'autres contrées, sont venus réclamer la démission du Doyen élu de la Manouba »...

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    41. Notre ami le ministre
     
    Il est arrivé les mains dans les poches, en pull, à bord de sa propre voiture, sans escorte. Je l'ai charrié sur cette apparente insouciance, puis il nous a expliqué qu'il prenait son dimanche et le laissait du même coup à ses gardes du corps, tandis que Nozhâ s'occupait de leurs petits-enfants.
    Nous avons pris place, avec son frère Rafik le scribe, dans le restau libanais de ces hauts de Tunis et je l'ai pressé de questions sur ce qu'il avait vécu ces derniers temps, après la divine surprise de la Constitution et son accession au gouvernement de transition.
    En fait, il n'a guère changé depuis nos dernières soirées, en juillet 2011, où son frère furieux nous annonçait les pires lendemains. J'aimais bien sa rondeur, fondée sur un sûr savoir d'avocat et de prof de droit rodé sous toutes les latitudes. Je me suis rappelé un certain cours qu'il nous avait donné sur les institutions suisses, arrosé de vieux Magon, et ce qu'il m'a raconté sur son entrée au gouvernement de transition m'a fait sourire. En fait, Mehdi Jomaâ, le premier ministre, lui a a tapé sur l'épaule en lui lançant comme ça: « Dis moi, Hafedh, toi qui n'a pas fait ton service militaire, ce serait peut-être le moment de servir ton pays ». Et comme il hésitait, Rafik a fait valoir à son frère cadet qu'en effet il ne pouvait se dérober.
    Moi qui ne connais rien à la politique, je ne sais s'il est fréquent qu'une équipe dirigeante qui a fait la preuve de son incompétence soit écartée du pouvoir et remplacée momentanément, par un groupe de dirigeants supposés non corrompus et non partisans, qualifiés ici de technocrates.
    D'ordinaire, cette appellation est plutôt mal vue, désignant de froids gestionnaires. Or, d'après ce que m'a raconté Hafedh Ben Salah, il s'agit là, plutôt, de ministres de transition choisis pour leurs compétences et non pour leurs affiliations politiques, qui vont tâcher de remettre la machine économique sur les rails avant les élections de la fin de l'année.
     
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    En écoutant parler le nouveau ministre de la Justice transitionnelle et de Droits de l'Homme, qui aura ces prochains jours pas mal de pain sur sa planche, comme on s'en doute, je pensais à cette smala pas comme les autres des Ben Salah, pas vraiment de haute bourgeoisie privilégiée puisque le père de Rafik et Hafedh était un simple instituteur menant les siens au bâtons d'âne - surtout l'insupportable Rafik -, mais qui a donné une flopée de soeurs et de frères très éduqués; et je me suis rappelé l'amertume de Rafik, qui n'a jamais pardonné à son père le fait de tenir sa mère dans son état d'analphabète, même si le personnage est de ceux qui, dans la culture berbère non écrite, en savent parfois plus que les fins lettrés...

  • Ce qu'il y a dans les pianos

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    Quand la nuit dort au fond des bois,
    ou des bars, ça dépend,
    on entend les voix des enfants
    qui murmurent là-bas,
    oubliés à travers les années -
    et remonter le temps
    se fait alors comme en détours,
    jusqu’aux lueurs du jour...
    Le secret des pianos fermés
    ne préoccupe pas
    les hommes de loi bornés
    ni les champions de la gestion
    ni les mégères des ministères
    trop pressés pour s’intéresser
    à cet humble mystère
    des chambres livrées au silence
    des sonates passées...
    Quand tu retrouveras le temps
    de t’arrêter la-bas
    où reposent les instruments,
    tu renaîtras sans le savoir
    dans ces après-midi de pluie
    où souriant tu t’ennuyais
    faute de rien vouloir
    d’autre, immobile et mutique
    à l’écoute de tes musiques...

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    40. Ceux de La mémoire noire
    J'ai maudit les Chinois en longeant l'interminable muraille aveugle qui entoure leur ambassade à Tunis, sûrement aussi vaste que la place Tian'anmen, puis je suis enfin arrivé, à l'autre bout de l'avenue Jugurtha, devant cette élégante petite résidence dont l'enseigne n'était pas moins chargée de connotations historiques et politiques: Fondation Rosa Luxemburg !
    Rosa eût-elle apprécié le petit apéro déjà préparé sur la terrasse ? Sans doute ! On connaît le faible des révolutionnaires authentiques pour les douceurs: seuls les rebelles fils de bourgeois évitent petits fours et loukoums !
    Bref: un colosse m'avait repéré de loin, en lequel j'avais déjà reconnu Hichem Ben Ammar, qui me remercia d'avoir fait ce grand détour à pied à seule fin de voir son film, La Mémoire noire; et d'autres personnages aux dégaines impressionnantes, l'un m'évoquant Terzieff ou Artaud par sa belle tête émaciée, et l'autre de stature non moins impressionnante, mais avec plus de rondeur - « mes protagonistes ! », se contenta de me lancer Hichem, deux d'entre les quatre apparaissant dans le film, avec lesquels un débat était prévu après la projection.
     
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    Le point commun des régimes autoritaires consiste à « bouffer de l'intello », comme le relève le professeur Habib Melkach au début des Chroniques du Manoubistan, et ce qui frappe alors, dans la répression exercée par Bourguiba contre ses « enfants », est à la fois la disproportion entre les délits reprochés aux étudiants ( pas un ne peut être qualifié de terroriste) et autres affiliés au groupe Perspectives, et leur traitement, d'une incroyable brutalité. C'est de cela, sous tous les aspects de la relation entre militants et bourreaux, qu'il est question dans La mémoire noire, dont la portée va bien au-delà de cet épisode historico-politique.
    °°°
    Hichem Ben Ammar ne documente pas les faits avec trop de précision. L'histoire du mouvement Perspectives est connue, notament documentée par le récit intitulé Cristal, de Gilbert Naccache, ou tel autre témoignage qui a fait date, La Gamelle et le couffin, dont l'auteur, Fathi Ben Haj Yahia, est également très présent dans le film.
    Le propos du réalisateur est de faire parler ses personnages, quasiment en plan-fixes et comme sous une loupe restituant le grain des peaux, l'éclat des regards, le moindre frémissement d'émotion. Nullement indiscret, son regard est à la fois proche et respectueux, et les thèmes abordés (la tortures dans les caves du Ministère de l'intérieur, le bagne, les relations avec l'extérieur, la lettre bouleversante que lit une femme de prisonnier, l'avilissement inéluctable des tortionnaires, etc.)
    Sans trace d'esthétisme douteux, il y a du poème dans ce film aux images laissant en mémoire une empreinte indélébile.

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    39. Retour amont
    C’était en 1970, j’avais 23 ans et je venais de débarquer à Kairouan la « cité des mosquées », une vraie féerie nocturne. J’avais remarqué la mention V.I.P. sur la feuille de route de mon guide, Moncef, moins de la trentaine et qui m’avait accueilli à Monastir. Ainsi me collait-on un rôle notable : n’étais-je pas l’envoyé de La Tribune de Lausanne, chargé de rendre compte du séjour d’un groupe de braves quadras-sexas suisses romands inaugurant pour ainsi dire la nouvelle formule des voyages à la fois culturels et balnéaires, à l’enseigne de la firme Kuoni : plus précisément, une semaine dans l’arrière-pays, via El Djem et Matmata, jusqu’à Nefta au seuil du désert, puis une seconde semaine de détente à laquelle je ne participerais pas.
    Ma mission d’alors revêtait donc un certain aspect publicitaire, mais j’entendais bien rester lucide et critique à propos de ce nouveau phénomène qu’on appelait le « tourisme de masse ». Mes camarades de la Jeunesse progressiste espéraient même une « lecture marxiste », mais là je ne garantissais rien, tant je me sentais en porte-à-faux par rapport au dogmatisme et aux schémas plaqués sur la réalité.
    Pour lors, je me baladais ce soir-là tout seul, dans l’univers magique, tout blanc et dont montaient de lancinantes mélopées, remarquant que de nombreux marchands avaient disposé, devant leurs échoppes, autant de radios que de petits téléviseurs retransmettant, tous ensemble, le discours paternel de Bourguiba à ses enfants soulagés de le voir enfin sortir de l’hôpital…
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    J’ignorais, alors, qu’en ces années le « père de la nation » faisait arrêter et torturer les étudiants rêvant d’une Tunisie plus libre. Et pour ce qui touchait aux toubabs, ce n’est que trente ans plus tard que j'appris que mon ami Rafik Ben Salah, neveu du ministre socialiste de l’économie, avait mis en garde son oncle contre le tourisme fauteur de servilité : « Vous allez transformer notre pays en lupanar ! » - « Ferme ton caquet, blanc-bec, tu n’y comprends rien ! »
    Plus de quarante ans plus tard, je me rappelle notre équipée avec un mélange d’amusement et de tendresse. À part un Monsieur Ducommun fondé de pouvoir et sa dame, qui avaient déjà « fait Bali », le groupe en était à ses débuts en matière de circuits culturels,et la curiosité prudente de ces braves gens, leur façon de tout ramener à du connu (« Ah les arènes d’Avenches ! » devant le cirque romain d’El Djem), leur bonne volonté pataude, leur naïveté m’avaient touché.
    Ainsi de la candeur d’un Monsieur Pannatier, cafetier sierrois en retraite qui avait fait s’arrêter notre bus en plein Chott El-Djerid, dont la plaine salée vibrait sous le soleil terrible. Or, choqué d’y voir une vieil homme marcher tout seul en contrebas de la piste, il avait exigé que Moncef propose, au vieux bédouin ébahi, la bicyclette de marque CILO dont il disposait chez lui à la cave...
    °°°
    Dans le premier de ses Récits tunisiens, intitulé Bédouins au Palace, Rafik Ben Salah décrit, très savoureusement la subite fortune qui enrichit, d’un jour à l’autre, le « bédouin empaysé » Ithmène, auquel on révèle un jour que les cinq hectares de terrain sablonneux et ronceux qu’il possède en bord de mer, en pleine zone de boom immobilier récent, vaut « des centaines de millions » maintenant que le sable devient « aurifère sous l’action du soleil »…
    Certains récits ancrés dans la réalité, et plus encore dans le langage des gens, dûment transmuté par le verbe en verve, en disent plus long que tous les reportages et autres analyses de spécialistes.
    En retrouvant le brave Ithmène, j’ai pensé au triste spectacle des palaces déserts du front de mer, vers Hammamet, en juillet 2011, et je me suis pris à espérer, contre l’avis de Rafik, que la saison à venir ramène des toubabs à l’économie chancelante de ce pays, histoire d'échapper au pire...

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    38. Ce qui se cache sous le voile intégral…
    Je ne pensais pas y revenir aussi tôt, vu que la Tunisie et les Tunisiens ont bien d'autres aspects moins répulsifs à faire valoir, mais les médias locaux de ces jours m’y ramènent, annonçant que le ministère de l'Intérieur va sévir contre le niqab, ou voile intégral.
    Or, à peine avais-je passé en revue, ce matin sur une terrasse de l'avenue Bourguiba, les premières pages de La Presse, du Temps et du Quotidien, qu'une élégante silhouette toute noire au visage invisible, mais probablement jeune à en juger par sa tournure et les baskets de son compagnon, traversa mon champ de vision comme pour illustrer ma lecture...
    Si l'argument invoqué aujourd'hui par les autorités implique le risque de dissimuler, sous le niqab, quelque terroriste armé, un récente affaire, hallucinante par les dimensions qu'elles a prises, de l'hiver 2011 au printemps 2012, prouve que l'arme de guerre du niqab est peut-être plus efficace quand elle devient ce qu'on pourrait dire la robe-prétexte du fanatisme - je veux parler de l'affrontement, parfois d'une extrême violence, qui a eu lieu des mois durant dans l'enceinte en principe protégée de la Manouba, université de Tunis, opposant UNE étudiante refusant de se dévoiler, soutenue par une camarilla de prétendus défenseurs de la liberté religieuse, par ailleurs étrangers à l'université, et les autorités et autres professeurs de celle-ci.
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    Vu de l'extérieur, un tel conflit pourrait sembler dérisoire, ne concernant en somme que les élites académiques. Or il faut y voir, au contraire, un exemple emblématique de l'utilisation perverse d'un précepte vestimentaire, d'ailleurs sans fondement théologique avéré, pour l'intimidation d'une communauté vouée, par nature, à la défense de la liberté de penser et d'agir.
    De ce stupéfiant feuilleton, qui a impliqué jusqu'aux plus hautes autorités de l'Etat (fort peu glorieusement à vrai dire), face à un doyen (Habib Kazdaghli) faisant figure de héros, les Chroniques du Manoubistan témoignent, signées par un professeur de non moins remarquable courage (Habib Mellakh) qui a lui-même été gravement molesté.
    En voyant passer, sur le pavé de l'avenue Bourguiba, le gracieux fantôme noir de la fille au niqab, je me disais: et pourquoi pas si ça lui chante ? Cependant il en va tout autrement d'une étudiante supposée prendre place dans un auditoire, montrer à ses camarades son visage découvert et regarder bien franchement ses professeurs, dont on comprend qu'ils défendent plus qu'un principe: une façon de confiance réciproque, ainsi que l'exprime Habib Melkach en termes clairs et bienveillants.
    °°°
    Dans l'affrontement qui a opposé la porteuse de niqab et les autorités de la Manouba, le plus effarant est aussi bien le soupçon porté par les défenseurs du voile intégral contre les professeurs accusés de vouloir « dénuder » leur virginale étudiante. On a bien lu: dénuder. Montrer son visage équivaut à se dénuder. Et s'opposer à un tel délire reviendrait à céder à la libidinosité la plus crasse ?
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    Tout cela prêterait juste à sourire, une fois encore, si les Chroniques du Manoubistan ne révélaient, en fait, une affaire signalant, à tous les niveaux de la société, un véritable plan de déstabilisation et d'intimidation relevant du terrorisme obscurantiste. Autant dire que ça m’a fait me réjouir d'en rencontrer bientôt l'auteur et son pair doyen…
     
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    37. Souriez, vous êtes en Tunisie…
     
    Le jour s'est levé ce matin sur un décor himalayen de neige ourlée et de nuances de gris soyeux sur fond de camaïeu bleu- noir, après quoi les tendres adieux à Lady L. sur le quai Ouest, le tagadam feutré du train, le retard de l'avion passé à relire Pensées sous les nuages de Philippe Jaccottet, et le ciel, et la mer, et la nuit, les étoiles en dessus de Carthage et le retour terre à terre de l'interminable piétinement au Contrôle policier, m'ont ramené, trois ans après les folles espérances et les désillusions, en ces lieux où m'attendait, déjà furieux de ce que le contretemps ait ruiné notre projet de soirée avec son frère devenu ministre, mon ami Rafik le scribe vitupérant ensuite en crescendo - de quoi me réjouir vraiment !
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    De fait, la colère de Rafik Ben Salah me plaît, tant elle exprime la bonne rage de qui refuse l'inacceptable. Or, lui qui m'annonçait il y a peu de temps encore « quelque chose en train de changer », lui qui a poussé son frère à accepter le poste de ministre qu'on lui proposait, lui qui est revenu au pays après des années plombées par la dictature, m'accueille en déployant un tableau des plus accablants tandis que, sur la route du centre ville, des chauffards nous dépassent de tous les côtés comme pour justifier son ire !
    « Tu vois ces flics: ce seront les premiers à griller le prochain feu rouge ! Et quand des islamistes parquent n'importe où au pourtour d'une mosquée, pas une contravention ! C'est le bordel ! Sauf qu'un bordel est mieux tenu ! »
    Et d'aligner les griefs visant la dégradation générale des comportements, la muflerie croissante, le manque d'éducation de ses lycéens (les quinze qui daignent venir en classe sur une soixantaine d'inscrits) auxquels il doit interdire de manger pendant le cours, ou cette récente descente de police visant un centre culturel de Carthage, après les flambées de violence entretenues par les salafistes dans le sanctuaire lettré de la Manouba, transformée en Manoubistan.
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    Et Rafik le mécréant, devant un bon verre de Magon rouge sang de buffle, de répéter une fois de plus que son pays ne pourra jamais se développer sans s'affranchir du joug de la religion.
    « Tout le monde, dans ce pays, fait semblant ! », me disait Rafik hier soir au bar de l’hôtel El Hana International où ma bonne amie m'a retenu une vaste carrée à cinquante euros la nuit.
    Mais voici qu'après un petit-dèje à l'arabe dans une vaste salle bruissante de djellabas et de voiles ne faisant pas semblant de ne pas être musulmans - pas un Roumi dans le périmètre -, je me retrouve à une terrasse de l'avenue Bourguiba à lire, au soleil quasi printanier, les Chroniques du Manoubistan du prof Habib Mellakh, pêchées à la librairie El Katib où foisonnent les livres de toutes tendances - et dans la foulée j'ai emporté le pamphlet d'Adnan Limam balançant ses cinq vérités au parti islamiste Ennahda supposé faire le jeu du sionisme et des Américains, au même titre que les Frères musulmans, et ce roman plus avenant d'Habib Selmi dont je compte bien m'inspirer de l'intitulé: Souriez, vous êtes en Tunisie !
  • Relativité des sentiments

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    (Avec une révérence à Freeman Dyson)
     
    La lumière a passé si vite
    avec le train de nuit
    qu’on est resté tout interdit...
    L’enfant resté là sur le quai,
    une mère éplorée,
    un vieil Inuit aux mêmes yeux bridés
    qu’un jardinier japonais
    ont vu passer l’express
    aux heures diverses
    du même instant...
    Quand tu lirais le billet bleu
    qu’à douze ans je ne t’ai pas envoyé,
    tu ne saurais pas déceler,
    sur la photo délavée,
    lequel ou laquelle on était...
    Au bord de la rue étoilée,
    ceux et celles qui se sont manqués
    ne savent pas non plus
    qui veille et qui s’endort...

  • Le Grand Tour

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    36.Avec Corto Maltese
    Hier encore, nous étions à Grignan pour notre dernière étape. Or ce n'était ni pour y saluer Philippe Jaccottet ni pour nous incliner devant la statue de Madame de Sévigné. Au déclin du jour et dans une lumière orangée mêlant le brun et le mauve, nous avons juste flâné dans le vieux bourg en constatant qu'il s'y trouve plus de librairies et d'ateliers d'artistes qu'à Benidorm et La Grande Motte réunis, avant de souper dans un charmant restau à l'enseigne de L'Etable.
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    Au préalable, ma bonne amie, fatiguée par des heures de conduite, s'était reposée sous une belle gravure de Corto Maltese, à l'Hôtel Sévigné dont notre chambre déclinait le thème de la mer et des marins; et moi j'avais passé une belle heure en compagnie du libraire Jean François Perdriel, de chez lequel j'étais sortis avec des ouvrages aussi rares que ridiculement bon marché de Marcel Aymé et Jacques Audiberti, ainsi qu'un irrésistible Dictionnaire superflu à l'usage de l'élite et des biens nantis, de Pierre Desproges, et l'essai de Benjamin Crémieux Du côté de Marcel Proust qu'un malotru ne m'a jamais rendu.
    Dans la foulée, après que je lui eus raconté mes deux visites au poète, le libraire m'a donné les dernières nouvelles de la santé de celui-ci (plutôt bonnes) et recommandé la lecture de son hommage funèbre à André du Bouchet. Et ce n'est pas de la culture, ça ?
    Si nous n'avons visité ni le Musée des blindés de Saumur ni la cathédrale de Saint-Jacques, ni la Mezquita de Cordoue ni l'Alhambra de Grenade, nous avons « fait » la tapisserie de l'Apocalypse et sommes descendus dans la contrefaçon saisissante de la grotte d'Altamira avant de monter la rampe en 34 sections de la Giralda de Séville, ainsi que les 45 étages de l'hôtel Bali à Benidorm de la terrasse duquel on voit presque l'Afrique et peut-être même Dieu par temps clair.
    Mieux: nous avons commencé à nous initier aux langues espagnole et portugaise que d'innombrables résidents étrangers s'opiniâtrent arrogamment à ignorer, et j'ai fait en voiture, à Lady L., la lecture de quatre recueils de nouvelles d'Alice Munro, prix Nobel de littérature 2013,constituant un fonds prodigieux d'observations humaines.
    Cependant l'essentiel de ce périple n'aura pas été que de nature livresque ou borné à ce qu'on appelle la culture. Disons que nous aurons vécu: vécu chaque jour, vécu notre relation, vécu des amitiés, vécu des rencontres et des interrogations, vécu le sud et les séquelles visibles de la Crise, vécu l'immensité des pays et les particularismes de chacun, avec l'envie souvent (à Porto, à Séville, à Barcelone) d'y revenir, comme nous reviendrons peut-être à Carvoeiro ou à Tamariu...
    Au demeurant le voyage continue. Sommes-nous vraiment arrivés, et étions-nous même partis ? Dites: vous savez ce que c'est, vous, que le voyage ?
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    35. Au Parc Rimbaud
    Le voyage tient à la modulation particulière de l'observation de la réalité sous ses multiples aspects, où il n'est rien. La rue des Etuves de Montpellier, un samedi après-midi de la période de l'Avent, est un lieu aussi digne de visite, par sa prodigieuse diffusion d'énergie vitale et de chatoiement pictural, que les divers monuments recommandés par les Tours Operators aux touristes multinationaux, non tant d'ailleurs à Montpellier qu'à Paris ou à Monaco: faites la queue pour la Sainte Chapelle ou le Rocher, c'est tout comme crever douze heure à la porte des Offices de Florence dans l'éternuement énervé des scooters...
    Toutes les rues piétonnes de Blois, de Porto, de Séville ou de Barcelone méritent d'ailleurs la même attention qu'à Montpellier: là converge l'Humanité bonne - et quelle fabuleuse librairie que celle de Sauramps sur la place de la Comédie où se démantibulent des danseurs de hip-hop sur fond de rythmes afro-cubains. Si vous avez un rendez-vous à fixer à des amis chers, ne cherchez pas plus loin: devant la librairie Sauramps, sur la terrasse dont la cantinière servira de l'eau à votre meilleur ami de l'homme.
     
    °°°
    L'an dernier à Portofino, dans la baie mythique idéalisée par des poètes en costumes blancs et des femmes fatales, un terrible paquebot américain mouilla et déversa moult chaloupes de touristes hagards qui tous se précipitèrent sur les boutiques de mode italienne, de sacs italiens de marques ou de pseudo-marques issus des ateliers clandestins du sud de Naples, de savates italiennes griffés à Taiwan ou de bijoux italiens aussi couteux que les montres suisses qui se débitent sur la Bahnhoftstrasse de Zurich où déferlent autant de cars chinois: telle est la caricature hideuse du tourisme actuel que, sacré prince, j'interdirais aussitôt sous peine de déportation lointaine. Eussé-je été en mesure, pirate ce jour-là à Portofino, de couler ce paquebot de malheur et de noyer son entière cargaison de sous-humains suralimentés, que je m'y fusse employé avec mon équipage: au jus les touristes, et que les requins en fassent du sugo !
     
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    Mais qui, des Tours Operators sévissant aujourd'hui de par le monde, connaît le Parc Rimbaud de Montpellier ? Sans doute aucun et c'est très bien ainsi: cela donne aux amis le loisir de goûter le charme d'un lieu comme il en est partout pour qui se donne la peine d'aller voir, comme Alice derrière le lapin, de l'autre côté du miroir.
    Du parc Monceau de Paris aux jardins de Murillo à Séville, des terrasses florentines des Boboli au Mozart Park de Vienne: ces îles des villes où nous nous reposons du flux des rues sont propices aux moments où, dans notre lecture du monde, nous relevons les yeux. Et c'est ainsi, aussi, que nous respirons mieux...
    Un retour de voyage qui ne serait pas une instance de nouveau départ laisserait un goût d'inachevé, à croire qu'on serait revenu pour rien alors qu'aussitôt tout se trouve replacé sous une autre lumière - et cela commence par tous les noms qu'on se rappelle et qui ont maintenant comme un visage ou comme un corps - comme une nouvelle coloration ou comme une odeur réellement humée - devenue réel humus de mémoire.
    Ainsi le nom de notre Nevers d'aujourd'hui est-il différent du Nevers d'avant que seuls des livres ou des films évoquaient, et le nom de la Loire, roulant sous nos yeux ses eaux chocolatées, tout autre sous le ciel de novembre que celui du fleuve rutilant à la télé d'un château l'autre, sans parler de ce nouveau nom révélé à l'apparition dans les monts basques des petits chevaux en liberté: ces pottoks chevelus dans la forêt des Arbailles - le mot pottok, le nom d'Arbailles - chaque nom plus incarné serti dans la chaîne des mots désormais habités.
    Enfin le retour, toujours, reste un peu déroutant. On se sent, tout à coup, comme dépossédé et titubant. Le tas de choses à raconter se volatilise: on se sent un peu con, largué à la lecture, par les journaux, de tout ce qui s'est passé entre temps - que tout ça ait pu continuer d'exister en notre absence !
    Mais l'actuelle communication est telle que rien ne nous surprend vraiment en l'aimable platitude de la vie ordinaire retrouvée. Après les vitraux de Bourges ! Altamira ! Les rues de Séville ! L'inscription VIVIR MATA sur les murs de Grenade ! La magie de tous ces noms ! La vie révélée par ces mots !
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    La culture contemporaine, ou ce qu'on appelle comme ça, donne souvent lieu à des malentendus, tant le paraître et l'être, le désir réel et le simulacre social, le goût personnel et le mimétisme collectif se mêlent sur fond de consommation à grande échelle.
    Après quelque 7000 kilomètres en un peu moins de cinquante jours, à travers la France, le Portugal et l'Espagne, avec Lady L., nous pourrions établir la liste des «monuments incontournables» que nous aurons zappés, tout en ayant l'impression d'avoir acquis et partagé une quantité d'impressions et d'émotions vivifiantes, etc.

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    34. Caps et deltas
     
    On passe en moins d'un jour d'une Espagne à l'autre, ce qui ne saurait étonner des Helvètes qui accoutument de changer de climat en franchissant un de leurs innombrables cols en quelques heures, changeant du même coup de langue ou de confession, de type d'habitat et de coutumes.
    Or je pensais aux multiples régions qui constituent la multiple Europe transitant, en quelques heures, de la plantation de buildings de Benidorm aux vastes étendues planes des rizières du delta de l'Ebre, avec toutes les métamorphoses humaines que cela suppose.
    Après avoir roulé de long en large le long des petits canaux quadrillant les grandes étendues inondées « au repos », jusqu'aux dunes du front de mer et aux urbanisations absolument désertes ces jours, nous avons fini par trouver, à la Casa Paca de Riumar, une seule auberge ouverte dont la tenancière nous a accueillis tout sourire, puis nous a préparé de quoi nous sustenter avant d'évoquer les travaux dans les rizières, en son adolescence, plantations en mai et récolte en septembre, images à l'appui...
     
     
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    Les parcs naturels se développent de plus en plus en Espagne, un peu partout, comme nous l'avons constaté des Asturies en Andalousie, au Cabo de Gata ou dans cette région du delta de l'Ebre, entre tant d'autres exemples. Or cette nouvelle mise en valeur des microcosmes régionaux m'a rappelé ce que me disait, il y a quarante ans de ça, l'un des visionnaires les plus intelligents de l'idée européenne, Denis de Rougemont, dont le ralliement à l'écologie n'avait rien de dogmatique ni rien d'abstrait, fondé sur une approche concrète des régions et des cultures.
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    Pour le grand écrivain de L'amour et l'Occident ou de Penser avec les mains, la seule Europe viable était, par delà les prérogatives égoïstes des Etats-nations, et bien sûr à l'opposé de l'Europe du fric ou des fonctionnaires: l'Europe des cultures et des régions. L'on a ricané à n'en plus finir et taxé le « poète » d'idéalisme: on ne voit pas moins aujourd'hui, alors que les séparatismes se ravivent - ces jours se constate même l'exacerbation du nationalisme catalan -, que Rougemont avait raison et que ce qu'on appelle « la crise » n'est rien d'autre que l'échec d'une Europe qui reste, on peut en rêver pour nos enfants, à venir...
    °°°
    On n'en finirait plus de marcher le long de la mer au déclin du jour, mais ces après-midi d'hiver il tombe soudain contre toute attente, et voici que la lumière cristalline tourne soudain à l'indigo flammé d'orange et que la côte aux forêts de pins se découpe bientôt sur le velours noir semblant tendu derrière la mer qui frémit d'ultimes reflets.
    Entretemps on a marché sur la corniche de pierre orangée longeant les hauteurs de la baie, au-dessus des roches où se regroupent les oiseaux de mer, et l'on se rappelle les jours passés, les années au même rivage, les aubes et les crépuscules, nos vies qui refluent...
    °°°
    C'est entendu: il y a Benidorm et d'aucuns se lamentent: il y a tous les lieux gâchés par le béton ou pourris par l'argent, mais la mer et la terre ont encore des immensités à parcourir, et quarante jours durant nous l'aurons respiré, ce grand large encore possible, ces horizons, ces espaces, ces forêts immenses et ces collines, aussi, cultivées à main d'homme, ces dunes hier et ces terres maraîchères gorgées de riches alluvions du delta de l'Ebre - et tout ce qui non seulement nous soulève de joie sauvage mais se fertilise à vues humaines - le sauvage et le civilisé...
    Magnifique est le monde et magnifiques sont les oiseaux. Devant la mer, ce soir, je me rappelle le vieil Alexandre Issaïevitch ouvrant les bras au monde et célébrant sa magnificence.
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    « Le monde est magnifique ! » clamait Alexandre Issaïevitch Soljenitsyne dans la forêt moscovite où le filmait Alexandre Sokourov, lequel venait de lui rappeler ses années de bagne et l'horreur du goulag - oui les hommes ont inventé le bagne et n'en finissent pas de s'entretuer, convenait le vieil indomptable, mais que de grâce dans le geste de l'enfant et de l'oiseau.
    Ah, les enfants: magnifiques sont les oiseaux, et magnifique est le monde...
  • Le Grand Tour

     
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    33.Force fragile
     
    La beauté de la ville debout, que figure par excellence la pointe de Manhattan, telle que l'a célébrée Paul Morand dans sa prose étincelante et magnétique de New York, se retrouve au même miroir marin de Benidorm dont certains gratte-ciel ont une réelle élégance dans l'effilement et les audaces architecturales - et c'est le cas, notamment, de l'Hôtel Bali, tenu quelque temps pour le plus haut établissement du genre en Europe.
    Or, monté, peu avant la fin du jour, sur sa terrasse du quarante-cinquième étage, je me suis rappelé les sentiments que, peu de mois après les attentats du 11 septembre, j'avais éprouvés à Toronto sur de semblables tours, concevant soudain physiquement le traumatisme des Américains qui découvrirent la fragilité de tels formidables bâtiments.
    °°°
    Un autre aspect de cette fragilité sa manifeste, à Benidorm, dans le spectaculaire arrêt de deux immenses chantiers, figés par l'aventurisme manifeste de leurs promoteurs et de leurs constructeurs. En pleine zone résidentielle du bord de mer, à Finestrat, c'est par exemple cette monstrueuse structure de béton et de ferraille immobilisée depuis cinq ans faute d'autorisations de poursuivre la construction. Plus frappante encore: la fantastique tour à deux arches, dite Residencial in tempo, haute de 200 mètres, qui devait symboliser le renouveau de la construction espagnole et que moult scandales et tribulations ont freinée voire paralysée, résultat de la folie des grandeurs d'une époque et de la course au profit à court terme.
    Vu des hauteurs, le site urbain de Benidorm ne manque pas d'une certaine grandeur harmonieuse, qui fait mieux apparaître l'aberration de ces deux chantiers paralysés par l'incurie des hommes. Or il y a là, me semble-t-il, la marque même de la folie déséquilibrée d'un Système échappant à toute mesure et à tout contrôle, sous l'effet de ce que les Anciens appelaient l'hybris. À savoir: l'orgueil prétentieux, la vaniteuse démesure.
    L'hybris a caractérisé les périodes de décadence et d'effondrements. C'est à cause de l'hybris que les empires se sont cassé la gueule, pour parler comme la cousine de César. Or on sait que les Anciens punissaient gravement l'hybris, le plus souvent de mort. Mais alors comment admettre que des financiers, des promoteurs, des ingénieurs marrons, des architectes frivoles imposent au candide peuple espagnol de telles pratiques ? Que fait le Gouvernement ? Et la policia, caramba !
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    Si nous étions citoyens de Benidorm, nous nous en inquiéterons: nous réclamerions même des têtes. Mais nous ne sommes que de platoniques passants helvètes et demain matin nous aurons quitté notre gratte-ciel modeste de 22 étages dont la finition n'appelle que des éloges.
    Soit dit en passant, un appartement de deux pièces, avec cuisine et corbeille à papier, vaste table à écrire et terrasse, en ce lieu surélevé, ne coûte que 55 euros la nuit, soit le tiers d'une méchante chambre au Niederdorf de Zurich (Suisse) tenue par des Chinois taciturnes.
    Qui plus est, le restau de la même tour est agrémenté le soir par un chanteur de charme distillant les succès des années 1955-1972, qui porte les résidents à danser librement le cha-cha-cha et le fox-trot. On ne voit pas qu'il y ait à redire à de telles moeurs, auxquelles les Anciens souscriraient...
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  • Le roman virtuel de JLK

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    Dans Le viol de l'ange, toute la hideur et la détresse d'un monde décervelé, qui fuse vers l'abîme. Et puis, comme d'un excès du Mal: ces gestes oubliés qui s'esquissent, cette rédemption qui s'amorce.

    Une lecture de Jil Silberstein, en novembre 1997.

    C’était des temps terribles et ordinaires. Des temps où rien ne pouvait plus surprendre les créatures peuplant la terre. Les assassins prétendaient-ils que leurs victimes s'entretuaient afin de faire passer l'agneau pour une hyène? On finissait par avaler ce genre d'énormité à tout bout de champ répercuté sur World Info. Il n'en pouvait aller

    autrement dans un contexte où tout vous sautait à la gorge... exacerbant, avec la lassitude à l'endroit d'une terre farcie d'horreurs et de mensonges, avec le sentiment de votre insignifiance, une folle avidité à jouir.

    Où Virtualité et sa cohorte d'illusions, éperon- nant les âmes déboussolées, mettaient k.-o. ces concepts désuets qu'étaient mesure, réalité... pour la plus grande satisfaction des promoteurs de rêves planifiés et autres forcenés du dieu Pouvoir. Dès lors, ce 12 juillet 1995, que les Serbes du général Mladic s'emparent de l'enclave musulmane de Srebrenica pour y commettre leurs atrocités: comment ce fait divers aurait-il suffi à perturber les habitants d'un grand ensemble suburbain d'Europe occidentale; à les tirer de leur enfer quotidien (esseulement et agonie) ou de leurs petits vices les isolant les uns des autres: hygiène maniaque, obsession de la superforme, voyeurisme, culte de l'excellence, érotomanie forcenée (cassette X à l'appui), consommation de tabloïdes à sensation ou de feuilletons télévisés, opium distillé par d'habiles hommes d'affaires travestis en gourous — pour ne rien dire du shoot au sexe virtuel et autres perspectives interactives ouvertes par le réseau des réseaux? «Tout deviendra possible, avait expliqué le physicien (...) tu refais le monde à ton idée, toi qui regrettes d'avoir eu une mère corme et pas de père, tu te rebidouilles un programme à la carte! Et t'imagines la thérapie pour les tarés du genre sériai killerl Les mecs, ils ont tout à disposition: ils peuvent se défouler tant qu'ils veulent. Tous les complexes que ça explose et les fantasmes pas possibles! Imagine le pire dégueulasse! Il voudrait bouffer des fœtus? Il a qu'à louer le programme! tu vois l'hygiène sociale à long terme? Après ça, le snuff- movie c'est bon débarras! Et c'est qu'un début, parce qu'ensuite tu passes aux dommages, et là c'est carrément l'Avenir...» Tant de détresses Dans les alvéoles de béton, on tâtonnait, endurait, s'abusait, ricanait, hurlait, tentait de s'offrir une tendresse que nul ne donnait. C'était Rudolf qui «se faisait baiser par la ville entière mais n'était aimé que de son chien» et se consumait du sida. C'était Martial, paraplégique teigneux et insomniaque scrutant chaque fenêtre et s'épuisant à dialoguer avec ce Dieu fait Grand. Salopard. C'était Muriel et c'était Jo, champions d'une existence jouissive mais qui ne parvenaient jamais à se rejoindre — même au cours de leurs méga-baises. C'était Pascal, le journaliste qui trompait dans l'alcool ses frustrations professionnelles et l'obsédante vision de sa mère démente. C'était la vieille et bonne Madame Léonce murmurant ses rapports quotidiens à feu son compagnon. C'était Joa- quim, cherchant refuge chez les

     

     

      sectateurs de la Nouvelle Lumière. C'était Cleo, désespérée et suicidaire, dont le petit Ariel venait de disparaître, alimentant les pires craintes. C'était tant d'autres détresses... Qu'était-ce pourtant que la cité des Hespérides, sinon un concentré de dérives identiques à celles qu'enduraient, dans les maisons avoisinantes, ou à Paris, ou à San Francisco, tant d'esseulés qui s'efforçaient de tenir bon ou de se

     

     

      fuir en explorant n'importe quelle brèche? Dans ce climat d'affolante déréliction, qu'attendre? Un événement, pourtant, ferait irruption — si abject que, pénétrant au plus intime des âmes gangrenées, il conduirait à une rédemption. Structure polyphonique Sur cette trame, Jean-Louis Kuffer bâtit une fable d'une rare densité émotionnelle. Un livre qui, par la profusion des destinées qui s'y croisent, par la complexité de sa structure polyphonique, par le travail sur la langue, par le lyrisme, la générosité et la pénétration psychologique ne ressemble à rien de connu en Suisse romande. Les références qui s'imposent? S. O. Witkiewicz, pour l'ampleur de la fresque sociale, l'affolement apocalyptique et le débridement de tous les sens. Thomas Wolfe, pour l'immense nostalgie d'une fraternité perdue avec l'Eden que nous quittâmes... «nus et solitaires». Wim Wenders, pour l'éperdue miséricorde des Ailes du désir. Tomaso Landolfi, pour la magie et la tendresse de ses simultanés au cœur du village humain. Antonio Lobo Antunes, pour l'entrecroisement des trajectoires où se mesurent, comme en un ultime jeu d'où dépendrait le sort des hommes, ténèbres et lumière. Quant à la construction la- byrinthique du récit où se confrontent le romancier, les personnages, le voyeur mémorialiste, le pédophile pétri d'ésotérisme, l'auteur des hypertextes et «celui qui écrit ces lignes», elle constitue une investigation d'une stimulante complexité sur la virtualité ouverte par l'art du roman et les réalités qui le nourrissent. Dans une petite entité culturelle comme la Suisse romande où, légitimement, chacun peut craindre complaisance, exagérations, renvois d'ascenseur ou règlements de comptes à l'endroit des auteurs du cru, Le viol de l'ange ne souffre que d'un handicap pour susciter l'enthousiasme qu'il mérite: ne pas nous venir des Etats-Unis ou d'une autre contrée où nulle méfiance ne ternirait son impact.

     

    Jean-Louis Kuffer, Le viol de l'ange. Bernard Campiche éditeur, 1997.

     

     

  • Au soir ocellé de noir

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    (À Don Juan en DJ perdant)
     
    Elle avait une rose aux lèvres
    sans sourire vraiment;
    sa peau de porcelaine
    avait le doux transparent des sèvres,
    mais un os entre ses dents
    nous attendait, amants pressés
    de nous montrer tyrans...
     
    Avec ton front bandé
    tu te croyais irrésistible,
    fixant de là-haut ta cible
    aux yeux froidement innocents,
    sans la faire pour autant ciller -
    juste jouant ton jeu
    pour mieux ferrer son ocelot...
     
    Les jeux de la passion m’ennuient,
    ou disons: maintenant enfin
    que j’en suis délivré,
    j’ose sourire doucement de la chose
    tandis que le soir se repose
    au jeu des osselets...
     
    Peinture: Chardin, Les osselets.

  • Le Grand Tour


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    32. Séville scintille 

    C'est en romancier visionnaire qu'Antonio Lobo Antunes a évoqué le retour des caravelles mythiques en plein vingtième siècle, mais nous pensions plutôt à leur départ en quittant le Portugal pour entrer en Andalousie, là-bas où, entre Palos et Moguer, les navigateurs se sont embarqués "comme un vol de gerfauts", ainsi que nous le récitions en écoliers appliqués sans savoir au monde  à quoi pouvaient bien ressembler de tels volatiles.

    Or nous remontions par les collines d'Andalousie, de pinèdes en plantations d''oliviers, j'avais commencé de lire Manuel le Gitan de mon socio David Fauquemberg, au rythme verbal illico scandé par le flamenco tel que le vit le protagoniste en son quartier gitan de Santiago, à Jerez de la Frontera ; puis nous avions écouté les chants du Mozambique rappelant à ma bonne amie son séjour, là-bas, au temps de l'indépendance, et voici que le nom de SEVILLE s'annonçait le long de l'Autovia où routiers et capitaines se pressaient de concert...    

    Ensuite il s'est trouvé, devant le dernier tombeau de Christophe Colomb, dans la cathédrale de Séville, que m'est revenu le souvenir de Simone Boccanegra le pirate de même origine, dont je connais les airs de l'opéra de Verdi par coeur. Notre génération de soixante-huitards n'a cessé de déconsidérer les héros, mais les deux Génois ont de quoi nous faire la pige, l'un au titre de la conquête et l'autre à celui de la  liberté acquise et défendue au prix de la clémence...cafe-bar-las-teresas.jpg

     

    L'histoire de l'Espagne est faite de reconquêtes, sur l'empire musulman, et de conquêtes quasi simultanées en d'autres lieux. La nouvelle Afrique est pantelante à ses côtes, d'affreux drames humains se perpétuent des rives d'Italie à celles du Portugal, mais partout aussi, du pays basque en Andalousie, ou de Séville à Cordoue, se rappelle notre histoire européenne à tous qui ne peut se vivre et survivre que dans la connaissance réciproque et le dépassement des prétentions exclusives: dans la reconnaissance attentive des autres cultures...

     

    Certaines villes au monde ont une électricité particulière. Il y a de ça souvent à Paris et à Rome, et sûrement à Rio si j'en crois, mais à Séville cela bourdonne et grésille comme nulle part ailleurs - en tout cas c'est ma sensation et mon sentiment de la première fois, et dès que j'y suis revenu c'était relancé: cela grésille à Séville.

    Or à quoi cela tient-il ? Probablement, me semble-t-il, à un mélange érotique de féminité en mantille et de rudesse sauvage des hommes-chevaux: à une vibration de l'air et des couleurs aussi qui ne se retrouve ni à Madrid ni à Barcelone non plus; et même à Grenade c'est autre chose de plus arabe, et c'est encore autre chose à Cordoue dont la poussière et la couleur des taxis n'ont pas l'immatérialité si subtilement sensuelle de Séville.

    Car il y a aussi les cafés de Séville. Nulle part au monde, même à Cracovie, les cafés n'ont, me semble-t-il, le génie grave qu'ils ont à Séville, surtout pour les hommes il faut le reconnaître: les notables, les poètes et les amoureux largués.

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    Il est possible que les femmes de Séville l'entendent un peu autrement, de même que les femmes de Cracovie. Mais de toute évidence les cafés de Séville surpassent les cafés de Florence et de Rome voire ceux de Barcelone et de Madrid, au moins selon mes critères et ceux des poètes et autres médecins de l'âme, et compte non tenu des cafés de Montevideo ou de Buenos Aires dont nous sommes sans nouvelles récentes.

    Un préjugé négatif, notamment en France, frappe le peuple espagnol de dureté ou de morgue. Or l'objectivité, fondée sur l'examen de l'Histoire, contraint à rétablir la vérité. De fait l'Espagne a de la mémoire: l'Espagne se rappelle les cruautés de l'Empire, confirmées par la déposition d'un Goya. Les Espagnols se rappellent la cruauté des Français, comme les Indiens se rappellent la cruauté des Espagnols, mais c'est une autre histoire...

    Mieux vaut considérer le beau  côté d'un peuple: La Fontaine chez les Français ou la pâtisserie chez les Espagnols, ainsi que la libraire, chez les Français et les Espagnols. Les voyages ne sont pas faits pour autre chose que ces vérifications. Après quoi l'on peut revenir chez soi mieux avisé d'un peu tout...

  • Le Grand Tour

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    31. L’amour à Carvoeiro
    La diatribe amoureuse n'est pas gravée dans le marbre mais elle n'en reste pas moins indélébile, rédigée au Marker sur le dossier du banc de pierre propice aux épanchements amoureux des fins de soirées d'été, à mi-hauteur de l'escalier tortueux descendant à la prahia do Paraiso (la plage du Paradis), au pied des falaises ocres tombant à pic sur l'eau turquoise. On imagine la scène: vacances, visages dorés, parfums entêtants, musiques montant du port en foule et tournoyant partout, désirs en boucles. Et là-haut, cette première rencontre...
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    Le texte, à la fois douloureux et cinglant, signale son jeune romantique jurant que l'a trahi l'éternelle tentatrice à dégaine d'ange et coeur de diablesse. Le ton et la manière, le choix des mots, la scansion rageuse des images et des sons désignent le probable étudiant américain ou peut-être anglais, qui croyait rencontrer la créature de ses rêves et s'est fait larguer, à ce qu'il écrit, par une vraie bitch, laquelle lui inspire un final FUCK que Lord Byron, à Capri et dans les mêmes circonstances, eût remplacé par un mot peut-être plus choisi...
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    Mais il va de soi qu'on peut ne pas le prendre au mot, le Jim ou le Jack (ou le John, ou le Tom ?). Penser que son réquisitoire est d'un petit raseur phraseur. Que la démoniaque Dulcinée en question s'est détournée de lui pour de bonnes raisons ? Qu'elle l'a trouvé trop poseur ? Qui sait? Se la jouant victime véhémente, il prend à témoin l'humanité passante, s'abandonnant au pouvoir des mots: la romance tournant du miel au fiel. Mauvais littérature que tout ça ? Révolte d'un coeur sincère ? Narcisse se saoulant de son propre sanglot ? Qui, jamais, démêlera le secret de ce qui se joua dans ce décor de roman-photo du quartier du Paraìso, sur les hauts de Carvoeiro ?
    °°°
    Lady L. s'est fait du bien en Algarve, et plus précisément à Carvoeiro la blanche, au Castelo de la dona Eunice et de don Joao Bernardo Trindade, château d'hôtes dont les terrasses couleur vanille donnent sur la mer turquoise. L'art de vivre passe aussi par le vrai confort qui n'est pas tant de luxe que de goût et d'accueil, comme nous l'avons vécu de Noirmoutier, chez le compère Beaupère, à la Vila Duparchy de Luso, en passant par la Casona de Andrin chez la dona Hermana Grande et son hidalgo Ramon de La Fuente.
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    Chez les Trindade de Carvoeiro, au Castelo, l'accueil à la fois discret et généreux de don Joao Bernardo, et l'harmonieuse décoration conçue par dona Eudice procèdent en somme de la même culture conviviale qui s'est développée ces dernières décennies en marge de l'industrie hôtelière. Or le maisons que j'ai citées étaient toutes tenues par des « amateurs » éclairés, anciens profs ou autres sexas de professions diverses, et tous visaient le respect d'un certain bien-vivre plus que le profit; tous firent en outre bon accueil à notre ami Snoopy, dont les futures mémoires seront empreintes, sans doute, de la même suavidade...
    °°°
    Comme on le voit en Espagne ou en Tunisie et sur tout le pourtour méditerranéen colonisé par le tourisme de masse ou de luxe, il suffit de faire quelques kilomètres à l'intérieur du pays pour découvrir un aspect moins clinquant, et parfois plus attachant, parfois aussi plus attristant, du pays traversé, et c'est particulièrement vrai en Algarve.
    Passer ainsi d'Albufeira aux bourgs de l'arrière-pays, comme nous l'avons vérifié nous-mêmes en nous baladant, à quelques kilomètres à l'intérieur des urbanisations somptueuses de Carvoeiro, dans le centre populaire plus ou moins décati de Lagoa - nous rappelant un peu le même centre plus ou moins sinistré de Moknine, en Tunisie pauvre jouxtant les palaces côtiers -, revient à entrevoir une partie du Portugal « oublié » par la prospérité, dont la Crise européenne n'a pas aidé les gens...
     
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    Nous n'aurons fait que passer au Portugal. Dix jours à peine, du nord au sud, à peine un jour à Porto où nous nous sommes immédiatement promis de revenir, quelques jours en Algarve et déjà nous repartons pour l'Andalousie; mais cette traversée nous aura permis, tout au moins, de donner à la carte les visages d'un territoire. Miguel Torga et les monts âpres de son enfance, Antonio Lobo Antunes et le quartier de Benfica ou les demeures patriarcales écrasées de soleil de l'Alentejo, Pessoa aux quatre hétéronymes et ses multiples reflets de Lisbonne: le Portugal des poètes et des écrivains qui nous ont déjà marqués, par le coeur et l'esprit du verbe, auront aussi gagné à s'incarner en autres nuances et détails.
    °°°
    Enfin c'est avec les journaux que nous quittons aujourd'hui le Portugal, et sur une note encourageante en somme. Nous lisons en effet, dans l'édition lusitanienne du Courrier international, ces mots que nous déchiffrons sans dictionnaire et qui ne laissent de nous réjouir avec Lady L. : « Apesar da instatisfaçao, portuguesses resisten ao populismo: em tempos de crise,Portugal dà uma liçao de moderaçao e, a contrario do resto da Europa, nao surgem partidos antieuropeus ou anti-immigraçao »...

  • Balzac, j'te dis pas !

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    Après avoir lu tout Balzac, en dilettante éclairé plus qu’en spécialiste imbu de scientificité, Sergio Belluz nous invite tout jovialement à (re)parcourir les avenues et les ruelles, les antichambres publiques et les chambres privées de l’immense cité observée et rêvée - Paris métaphore du monde entier - par le géant à tête de chien et cœur d’enfant blessé. Dans la foulée, de Dante à Marcel Aymé, de Saint-Simon à Simenon via Proust avant les coups de becs de Michel Houellebecq, le roman balzacien de la Société rebondit aujourd’hui dans certaines séries télévisées…
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    Un grand romancier se reconnaît, me semble-t-il, à sa capacités de discerner et de lier entre eux la partie et le tout, le détail révélateur et la vue d’ensemble, l’instant anecdotique et le mouvement de l’épopée, le fait tragique et sa pondération comique, la part de l’individu et celle de la tribu, du groupe, de la troupe, de la foule en sa houle.
    Or Balzac avait cette qualité amplifiée jusqu’à tous les excès d’une vitalité quasi bestiale et plus délicatement géniale dont on ne voit pas aujourd’hui l’ombre d’un héritier de même format même s’il s’inscrit lui-même dans une filiation, de la cour de saint Simon aux salons de Marcel Proust. Grande machine humaine à l’aube de l’ère industrielle, ancré dans son époque entre nostalgie conservatrice et prescience visionnaire, Balzac ramasse tout le bazar passé et présent avec une option sur le futur de ce qu’on pourrait dire l’actuel fantastique urbain à dimension mondiale.
    La France littéraire n’est plus grand chose aujourd’hui, mais le regard et l’esprit de Balzac revivent aujourd’hui après avoir été quelque peu refoulés par les contempteurs modernes de l’histoire à raconter ou du reportage, dénigrant jusqu’à l’existence du personnage, impatients de réduire le texte à la textualité sans tripes et à la froideur professorale du concept. Mais il y a une autre histoire de la littérature vivante que celle des pions et d’autres lectures que celle des spécialistes confinés, dont témoigne un petit livre épatant paru l’an dernier : en cent pages vives et limpides, avec un titre malicieux qui en donne le ton, Balzac c’est bien, mais les descriptions sont trop longues, le lettré vaudois secundo Sergio Belluz nous invite ainsi à revoir notre copie d’écoliers souvent mal lunés et à larguer pas mal de préjugés…
     
    La réalité est une fiction que le romancier ne saurait ignorer…
    J’improvise les mots de cette 124e chronique sur notre média indocile au rythme irrésistible de Van Morrison sous mes fenêtres ou peu s’en faut (en live au Montreux-Jazz en 2016), l’homme-orchestre passant du saxo, à la guitare ou à la musique à bouche, sans compter sa voix de nègre blanc bluesy à chapeau de gangster et lunettes fumées, et Balzac était touche-à-tout comme ça en plus géant, ça va de soi, romancier sociologue à visées réalistico-mystiques et panse enceinte du monde entier, et le compère Sergio se la joue lui-même en chanteur d’opéra grand lecteur-écrivain-philologue arpenteur des Ramblas de Barcelone, érudit comme pas deux et quoique diplômé resté simple comme une fils du populo avec qui rire est un si rare plaisir - bref revenir à Balzac nous ramène à la pleine chair de nos vies qui se déguste en bonne chair sans oublier le sermon en chaire, Belluz nous rappelant à bon escient que l’immense Honoré pratique le roman tous formats: de la romance sentimentale à la saga d’aventures, du traité de mœurs au maltraité de zoologie humaine, de la nouvelle métaphysique à l’envolée fantastique, de l’échange épistolaire au feuilleton page-turner, et l’entomologiste dantesque de brasser son maëlstrom d’humanité - et sans le plagier la vie continue que je retrouverai tout à l’heure sur Netflix dans les dernières séries coréennes d’un hyperréalisme et d’une précision, d’une foison d’observations et d’un méli-mélo tragi-comique bonnement balzaciens!
     
    Du réalisme exacerbé au fantastique urbain
    Question littérature à filiations, serial teller avant l’heure, Balzac le chroniqueur relance donc le scanner social de Saint-Simon et le conteur débonnaire ou fantastique rebondit chez Marcel Aymé, le romancier aux mille masques se retrouve chez Simenon, ses curiosités d’économistes repiquent dans les romans de Michel Houellebecq, et son Paris, détaillé par Sergio Belluz exemples à l’appui, se mondialise aujourd’hui à l’avenant – et là Van Morrison nous balance une duo fatal sur l’air de Sometimes we cry, avec la superbe Noire dont j’ignore le nom, et Balzac remue sa vaste viande au rythme du swing !
    Dans l’esprit d’un Balzac féru d’inventaires, Sergio Belluz passe en revue les avatars de Paris identifié comme le cœur nucléaire de l’usine atomique du romancier, du Paris-Léviathan qui dévore ses enfants à Paris-Olympe qui consacre leurs ambitions, en passant par Paris-Babylone où tous les plaisirs engloutissent vices et vertus; et l'Auteur lui même fournit le plan des lieux et le casting des plus de 3000 personnages dans l’avant-propos sidérant de la Comédie humaine précédant le topo détaillé de l’ouvrage .
    Incroyable lucidité du démiurge distinguant le travail de l’historien de celui du raconteur d'histoire, ou la fonction du médecin et du savant de celle du romancier; géniale prémonition de ce que sera au XXe siècle la connaissance scientifique en collaboration avec l’imaginaire poétique où les tâtons métaphysiques, et tout ça sans renier deux piliers encore solides de la civilisation européenne et française, à savoir la Croix et la Couronne. Réac le Balzac ? Autant (ou aussi peu) que le jeune Hugo et que Baudelaire, mais sa catholicité peu orthodoxe englobe l’Espèce et n’exclut pas le flirt avec les religiosité nordiques ou orientales même si la femme protestante est selon lui moins riche de fruit et de bête que les filles de Marie s’agenouillant à confesse les yeux aux cieux.
    Le fruit et la bête : qualités par excellence de Balzac qui va jusqu’à bander en chaire, si j’ose dire, en Bossuet de bordel mondial angélique et démoniaque à la fois. Et dans son même avant-propos le voici qui vrille une taloche aux moralistes à la petite semaine qui voudraient que la littérature et les arts ou la Pensée éternelle fussent ramenés à la médiocrité unidimensionnelle. Je cite : "Le reproche d'immoralité, qui n'a jamais failli à l'écrivain courageux, est d'ailleurs le dernier qui reste à faire quand on n'a plus rien à dire à un poète. Si vous êtes vrai dans vos peintures; si à force de travaux diurnes et nocturnes, vous parvenez à écrire la langue la plus difficile du monde, on vous jette alors le mot immoral à la face. Socrate fut immoral, Jésus-Christ fut immoral; tous deux ils furent poursuivis au nom de la Société qu'ils renversaient ou réformaient. Quand on veut tuer quelqu'un, on le taxe d'immoralité. Cette maneoiuvre familière aux partis, est la honte de tous ceux qui l'emploient"...
     
    Balzac le retour: série d’avenir
    Sergio Belluz souligne la dimension fantastique de la Comédie humaine, et nous pouvons le prendre au-delà du genre à effets spéciaux, comme une ouverture aux fantaisies et autres inventions actuelles. Avec du terreau de terrien jurassien aux galoches, Marcel Aymé débarqué à Montmartre savait autant les magies féeriques des étangs à vouivres que les prodiges de la forêt urbaine, et comme son ami Céline il avait perçu le caractère fantastique de la grande cité broyeuse d’hommes. Michel Lecureur a fait un sort au cliché du gentil conteur pour enfants dans sa très substantielle Comédie humaine de Marcel Aymé où il établit à son tour l’inventaire du très vaste aperçu social et psychologique de l’auteur d’Uranus (la France sous l’Occupation) ou de Maison basse (un microcosme parisien avant Perec) de Brûlebois (première eau-forte paysanne franc-comtoise) ou de Travelingue (zoom sur le milieu du cinéma) entre tant d’autres aperçus roses et verts ou plus noirs des drôles d’oiseaux que nous sommes.
    Est-ce dire que Marcel Aymé imite Balzac ? Absolument pas ! Pas plus que la non moins grouillante comédie humaine de Tchékhov, souvent inaperçue, ne duplique en Russie l’observation de l’amant de dame Hanska. Mais l’œil clinicien d’Anton Pavlovitch et son oreille ouverte à tous les parlers, son empathie réaliste de médecin qui sait ce c’est que d’en baver au bagne ou dans les isbas, son impressionnante vitalité de poitrinaire et son intelligence du cœur ont bel et bien quelque chose de balzacien, autant que, plus d’un siècle et demi plus tard, l’observation des névroses individuelles de notre temps et de la psychose maniaco-dépressive de notre société, sur fond de malaise de civilisation détaillé de multiples façons, rebondissent chez un Michel Houellebecq aussi féru en matière d’économie politique (à lire: Houellebecq économiste par le regretté Bernard Maris, martyr du massacre de Charlie-Hebdo) que le Balzac de Gobsek ou de César Birotteau.
    Le même Balzac a décrit, dans Illusion perdues, la naissance du journalisme , et lui-même fut un média indocile avant l’heure… L’on peut aujourd’hui taxer Internet de «poubelle», comme l’a fait un Alain Finkielkeaut, mais je parie que le cher Honoré y fouillerait de nos jours pour en tirer de sacrés portraits. D’ailleurs c’est par le même réseau des réseaux que j’accède, d’un clic, à l’entier de La Comédie humaine via Kindle, et que l’occasion nous est donnée à tout moment de voyager partout sans cesser pour autant d’aller «sur le terrain»…
    J’achève à l’instant cette 124e et dernière «Chronique de JLK» en prenant d’un clic, par Messenger, des nouvelles du senhor Sergio Belluz dans sa carrée catalane de Sitges, sûrement en train d’écouter du Rossini ou de s’exercer à la composition de sa prochaine opérette. Soit dit en passant, le lascar ferait un excellent chroniqueur sur BPLT, genre Mon auberge espagnole ou Dernières nouvelles du Rastro...
    Sur quoi je bifurque direction la Corée du Sud où m’attend, moyennant des clics à me faire des cloques aux doigts, une foison de personnages, de films en séries coréennes d’une saisissante fécondité où fraîcheur hilarante et virulence critique cohabitent, - et c’est la jolie procureure et le légiste ronchon de Partners for justice, le gourou blond délavé de la terrifiante secte décrite dans Save me, c’est le mémorable Parasite de Bong Joon-hoo palmé d’or à Cannes, ou c’est The Chase à découvrir illico sur Netflix, et de clics en claques j’aurai visionné ces derniers temps, en pédalant sur ma Rossinante de chambre, le meilleur des «dramas» de très inégale qualité que nous balancent les dragons émergents - or à chacune et chacun de trier, en toute lucidité balzacienne, dans le Big Bazar de la terrible Humanité…
    Sergio Belluz. Balzac, c'est bien, mais les descriptions sont trop longues, Irida Graphics Arts LDD, 2020.
    Michel Lecureur. La Comédie de Marcel Aymé. La Manufacture, 1985.
    Bernard Maris. Houellebecq économiste. Flammarion, 2014.
     
    Dessin: @Matthias Rihs/Bon Pour La Tête

  • Le Grand Tour

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    30.Splendeur du Portugal
    Il y a de l'agrément à se balader hors saison, mais aussi son revers. Hier, par exemple nous débarquons de Porto, à Luso plus précisément, non loin de la vénérable Coimbra, à la Vila Duparchy, au milieu d'un grand parc, style vaste demeure bourgeoise rose érigée en 1898 et tenue par un vieux couple de Portugais délicieusement prévenants, immenses chambres à hauts plafonds et hautes fenêtres donnant sur la piscine et la tour pseudo-médiévale, mobilier cossu et gravures pieuses, tout cela pour 65 euros la nuit à deux pelés mais tout seuls.
    Avant Porto déjà, à la Casa Branca quatre étoiles donnant sur la mer, à 50 euros la nuit, nous n'étions que deux ou trois couples de tondus, mais il faut voir aussi le bon côté de la chose, qui facilite la conversation avec les hôteliers et le personnel ravis, au Portugal, de parler notre langue qu'ils ont souvent exercée entre Montreux et Villars, ou Lausanne et Verbier...
    °°°
    C'est par Internet que nous avons, via Booking, déniché la Vila Duparchy, signalée naguère par Le Routard, mais absente de la dernière édition. Peut-être trop « vieux jeu »pour le guide en question, mais le détour « vale pena », n'était-ce que pour le petit-dèje fastueux à confitures faites maison, le confort rappelant un peu la grande bourgeoisie provinciale des romans d'Antonio Lobo Antunes, et la prodigieuse cage à douche multifonctions, qu'on atteint par trois marches solennelles. Par un jeu de leviers et de manettes d'une sophistication quasi cybernétique, l'on peut ainsi régler diverses sortes d'arrosages et de massages hydrothérapiques de face et de profil autant que du haut en bas, en attendant juste que vienne l'eau chaude.
    Le maître des lieux précise, non sans onction et en français parfait: « Juste un peu de patience, car c'est une vieille maison »...
    °°°
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    L’on a beau se défier des généralités: force est de reconnaître que les Portugais, les hôteliers et les sommeliers portugais, les étudiantes et les étudiants portugais, les bouquetières et les camionneurs portugais, jusqu'aux retraitées et aux fonctionnaires portugais défilant dans la rue en criant « rua » au gouvernement qui les tond au nom de l'austérité, sont plus gentils que les Parisiens ou les Suisses allemands, moins rogues aussi que les Espagnols. Or il n'y a aucune flatterie dans cette gentillesse portugaise. On la sent naturelle: venue de loin. C'est une forme aristocratique de la vieille bonté populaire. Il y a du souvenir des îles et des suavités pimentées du Brésil et de l'Afrique, revenues avec les caravelles, dans cette gentillesse un peu mélancolique que le fado module...
    Or, dès que nous sommes entrés dans la grande demeure aux murs vieux rose sous les arbres immenses agités par le vent, il m'a semblé retrouver l'atmosphère de vieille bourgeoisie provinciale à complications familiales, murmures et chuchotements, des romans d'Antonio Lobo Antunes.
    Ensuite, l'empressement immédiatement avenant de Madame, l'escalier de bois ciré aux tapis élimés, la vitrine aux saintes figures de porcelaine polychrome, la très grande chambre aux murs blancs ornée du chromo à la petite fille priant à genoux avec son petit chien (Forgive us our Trespasses), les deux lits chastement séparés, la componction de Monsieur m'expliquant avec gravité le fonctionnement de l'extravagante douche multifonctions, tout cela n'en finissait pas de murmurer et de chuchoter comme cela murmure et chuchote dans les romans de Lobo Antunes, avec un cri parfois dans les chuchotements...
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    Puis ce fut le deuxième et dernier soir et Madame nous convia, pour un verre de porto, dans le salons aux murs couverts de portraits de famille où Monsieur, à côté du feu de cheminée, suivait à la fois le match en cours (Benfica-Anderlecht) sur son ordi tout en prenant connaissance des dernières infos (divers ministères occupés à Lisbonne) non sans nous saluer aimablement.
    Et la conversation de rouler. Et Madame de nous révéler, à un moment donné, que Monsieur était l'aîné de sept frères. Alors moi de m'exclamer que c'était le cas, aussi, de l'écrivain Antunes qui m'avait raconté, à Paris, que son père les obligeait à parler français. Et Madame de s'animer soudain et de m'apprendre d'autres troublantes coïncidences. À savoir que, dans son livre intitulé Lettres de la guerre, rassemblant sa correspondance de jeune médecin participant à la guerre en Angola, Antonio Lobo Antunes, portant le même prénom que Monsieur, écrivait à sa première épouse, au même prénom que Madame, pour raconter les mêmes tribulations que Monsieur avaient vécues au Mozambique au même âge...
    °°°
    Au même siècle où des moines irlandais établissaient les premiers vignobles sur les coteaux de Lavaux surplombant les eaux limpides du Léman, leurs cousins bénédictins ibères installaient un ermitage parmi les pins et les chênes de la forêt primitive des abords de Luso. Dix siècles plus tard, ce furent les carmes déchaussés de Coïmbra qui développèrent, d'intense façon, la plantation d'arbres de multiples sortes qu'on découvre aujourd'hui dans la forêt de Buçaco, où voisinent 400 espèces indigènes et 300 essences exotiques, dont le cèdre du Mexique. Pour mémoire pieuse, il faut rappeler que ces lieux boisés à recoins furent interdits aux femmes en 1622 par une bulle papale de Grégoire XV, sous peine d'excommunication, et qu'un pontife ultérieur, Urbain VIII, menaça de la même mesure tout déprédateur des bois en question. Or la respectueuse tradition arboricole s'est perpétuée puisque, après l'abolition des ordres religieux au Portugal, en 1834, l'Administration royale, puis celle des Eaux et Forêts, ont maintenu et même développé cette prodigieuse forêt, tenue pour l'un des plus anciennes d'Europe.
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    Dans la foulée, l'on n’aura pas manqué de jeter un oeil, au moins de l'extérieur (l'intérieur est actuellement celui d'un palace ***** inaccessible aux fox-terriers et autres voyageurs bohèmes), à l'extravagant palais de Buçaco, typique de l'architecture fin de siècle (il date de 1897), plus précisément du néo-gothique manuélin cher aux Portugais, qui servit de palais de chasse aux derniers rois et fut converti en 1917 (chacun sa révolution) en hôtel de grand luxe...
    °°°
    Schopenhauer le grincheux affirme quelque part que « la vie n'est pas un panorama », mais nous n'en avons pas moins été émerveillés par la descente, de Coïmbra en Algarve, à travers les forêts de chênes-liège et de pins, les collines pelées rappelant la haute Toscane, les plaines tantôt ocre roux et tantôt gris bleu de l'Alentejo qu'on sait le coeur terrien et le grenier du Portugal. Sur la splendide autoroute à trois pistes à peu près déserte, je me suis rappelé néanmoins que la vie, pour le paysan portugais souvent "oublié" par la manne européenne, n'est certes pas un panorama...
    Ce qui ne nous aura pas empêchés, à notre arrivée dans le petit port aux maisons blanches de Carvoeiro, d'apprécier le charme du lieu et le wunderschönes Panorama...
    °°°
    Nous faisons en somme, à notre façon, une espèce de grand tour dévié, contre toute logique touristique, hors saison et en nous guidant à l'instinct et au désir plus qu'en vertu des conventions.
    Aux XVIIIe et XIXe siècles, le Grand Tour fut, à travers l'Europe, de Paris à Athènes via Venise (pour l'initiation érotique) et Rome, le voyage-école des fils de bonne familles supposés compléter leur formation littéraire ou militaire (l'un et l'autre s'accordant alors), esthétique ou commerciale, philosophique ou botanique, entre autres disciplines réputées former l'honnête homme et plus rarement, la jeune fille policée.
    °°°
    Tout cela est un peu révolu même si la notion de "tourisme" vient de là, qui voit aujourd'hui des cohortes de Chinois faire leur parodie de grand tour, de bijouteries suisses en boutiques de mode italiennes ou parisiennes et d'un Monument à l'autre, succédant aux ex-apparatchiks russes et autres émirs arabes. Dans le bled perdu d'Ocedeixe, à la frontière de l'Algarve et de l'Alentejo, la seule boutique ouverte, ce samedi, était un grand bazar chinois. On en trouve, désormais, dans toutes les villes d'Espagne et du Portugal...
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    Que nous le voulions ou non, le tourisme de masse est devenu le produit mondialisé du Système, et c'est avec « ça » qu'il faut faire. Mais comment y échapper ? Et le peut-on seulement ? Il me semble qu'on le peut, en déjouant les automatismes de la consommation de masse et en bravant les mots d'ordre du conditionnement publicitaire. En restant soi-même, chacun est capable de distinguer ce qui est frelaté de ce qui ne l'est pas, le toc ou le faux de ce qui n'en est pas.
    Diaboliser le tourisme est aussi vain que de l'exalter: sachons juste rester éveillés...
    °°°
    Ce matin nous ferons route vers l'Algarve, où se passe une partie de celui que je préfère des romans d'Antunes, Explication des oiseaux. Hier soir nous n'avons pas parlé, avec Monsieur et Madame, des autres livres du grand écrivain, dont je n'ai pas l'impression, d'ailleurs, qu'ils les aient lus. Les incroyables coïncidences, à en juger par le peu de cas que paraît en faire Monsieur, ne sont probablement, à leurs yeux, qu'une curiosité de l'existence juste bonne à citer dans la conversation, avec un doigt de porto. Passons. La fiction, à la Vila Duparchy, trouve un décor assez idéal pour faire la pige à la réalité, qui n'en finit pas de tisser son roman...

  • Le Grand Tour

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    29.Porto
    Cela fait un vieux bien que de découvrir une belle grande ville, où l'on se dit tout de suite qu'on pourrait habiter. Je me le suis dit cent fois à Paris où je n'ai habité que de temps en temps, et à Berlin aussi, à Rome, à New York ou à Berlin, à Lisbonne mais pas du tout à Vienne dont les gens et Thomas Bernhard m'ont dégoûté, non plus qu'à Stockholm mais ce serait à réévaluer quarante ans plus tard, alors qu'à Porto je reviendrai comme nous reviendrons à Lisbonne ou à Madrid rien que pour le Prado ou le Rastro...
    Ce qu'il y d'immédiatement splendide à Porto c'est que la ville, contrairement à Tokyo où l'on est toujours dedans et jamais avec assez de recul même au 60e étage d'une tour de Ginza, apparaît aussitôt et sous de multiples points de vue. Le fait qu'elle soit montueuse facilite évidemment les choses, comme à Lausanne ou Rome et à San Francisco, et les hautes rives du Douro, d'où l'on découvre l'ensemble de la ville ancienne, nous réservent des vues d'ensemble incomparables...
    Je ne sais plus qui disait: « Dis-moi ce que tu relis et je te dirai qui tu es » ? Ce qui est sûr est qu'on pourrait dire la même choses des villes grandes ou moins grandes (je pense à Sienne et à Séville) dans lesquelles on revient pour les relire, et déjà je sais, même en ne faisant que passer à Porto, que nous y reviendrons comme nous reviendrons à Lisbonne.
    Nous n'avons passé que quelques heures à Porto mais son ton, la tranquille amabilité de ses gens, le sourire immédiat de ses gens - dont les Espagnols sont plus avares-, la beauté des jeunes gens dans tel bar ou tel café agréablement enfumé, le mélange de baroque un peu sud-américain de ses églises et le côté napolitain parfois de ses façades où sèche le linge, la bigarrure populeuse de ses rues passantes et l'aspect bordéliquement organisé de sa circulation, les ponts immenses et l'empilement enchevêtré des façades au graphisme évoquant un peu Vieira de Silva, en un mot l'habitus de Porto - tout cela nous a donné l'envie de revenir bientôt et de relire Porto…
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    28. Compagnons de route
    Quittant les Asturies avec un serrement de coeur, tant nous avons été bien reçus à la Casona de Andrin, nous ne nous sommes pas laissés abattre par la pluie harcelante, visant quelques nuances de gris bleuté vers la Galice, et nous encourageant avec le recours oral de bonne lectures alternant les sentences éternelles à la Pierre Dac (« Il vaut mieux qu'il pleuve un jour comme aujourd'hui, plutôt qu'un jour où il fait beau ») et la suite d'Un été avec Montaigne, l'épatant essai d'Antoine Compagnon - plus précisément le récit de la chute de cheval qui lui enseigna d'expérience qu' « il ne faut pas craindre excessivement de mourir »...
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    Compagnon honore son nom, qui accompagne bonnement le lecteur dans les Essais en dégageant les multiples aspects de l'honnête homme par excellence, en butte aux guerres de religion et difficultés du gouvernement des hommes. Il en illustre bien la position (entre l'assiette du cavalier s'efforçant de rester droit dans un monde où tout branle, et la balance du relativiste conscient du mouvement constant et de la complexité du réel) et le clarté de son approche, à fines touches concentrées, n'a d'égale que la limpidité de son expression.
    En lisant ce qu'il écrit à propos des Indiens visitant la France à l'invite du jeune roi Charles IX, qui formulent leurs observations à la manière des futures Lettres persanes, j'ai resongé à notre conversation de la veille, à La Casona, à propos de la conquête espagnole et de ce qu'en a écrit Bartolomeo Las Casas, autre grand esprit porté à la tolérance...
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    Une autre lecture, à travers les hauts plateaux boisés de Galice, nous a ramenés à la fois à notre vieille amie Janine Massard - femme de coeur dont tous les livres sont lestés par les dures épreuves personnelles qu'elle a subies autant que par les tribulations collectives du siècle -, et aux eaux supposées pures et limpides du Léman, dans Gens du lac où elle évoque les menées de deux pêcheurs père et fils liés à la Résistance française, hommes libres levés avant tous et rencontrant sur le lac ceux d'en face, leurs collègues de Savoie – tout cela aussi sensible qu'intéressant par les détails observés, et l'épisode lié à l'engagement spontané des deux Ami (le père et le fils Gay) dans l'aide aux résistants et autres Juifs menacés par la Gestapo, qui donne du poids à ce nouveau roman de la chère lutteuse . Dans la foulée, on relève le passage en douce de Pierre Mendès-France sur une barque, entre la France occupée et le rivage d'Aubonne...
    °°°
    Le voyage dans le voyage que constitue à tout coup la lecture tous azimuts (les livres que je lis pendant que ma bonne amie conduit, mais aussi les paysages, des articles de journaux, les listes de mots des menus les noms de lieux et les bribes de guides style tuyaux du Routard) nous vaut parfois de vrais périples parallèles, comme ces jours les nouvelles d'Alice Munro, médium incomparable des destinées humaines.
    Entre le Morvan et l'Anjou, l'Aquitaine et les Asturies et jusqu'à la descente, en Galice occidentale, sur Pontevedra et Samieira où nous voici, nous aurons vécu ainsi, sa traversée de tous les parcours existentiels des protagonistes de Secrets de polichinelle - huit nouvelles de plus en plus étonnantes, voire folles, qui donnent à la ville de Carstairs une existence quasi mythique.
    Or, comme certains peintres changent notre vision des choses, et comme le voyage aiguise notre regard sur les lieux et les gens, l'on pourrait dire que cet écrivain nous fait voyager dans nos propres vies en les éclairant d'un jour nouveau...
    Et voici qu'à l'étape d'A Maquìa, la bonne auberge de Samieira admettant les chiens (!) où nous descendons, prône aussi les livres, exposés à foison sur moult tables et rayons et des meilleurs: Garcia Marquez, Isabel Allende, Eduardo Mendoza, Mario Vargas Llosa, le Livre de l'intranquillité de Pessoa...
    Merci à tant de bons compagnons, merci la vie...

  • Le Grand Tour

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    27.Sanctuaires naturels
    Nous aurons donc « fait » las catedralas, comme nous avons « fait » los bufones. Les unes et les autres, également classés monuments naturels nationaux, constituent un must touristique côtier aux Asturies et environs, avec une préférence aux cathédrales de pierre, par rapport aux bouffées d'écume fusant au milieu des pacages, n'était-ce qu'à considérer les parkings et les aménagements bétonnés et autres marchands de pacotille pour celles-là.
    Mais que sont donc las catedralas ? Ce sont des roches trouées et sculptées par l'eau, le sable, le vent et le temps. La main humaine n'y est pour rien. D'aucuns y voient le job de Dieu, mais ça se discute. Ce qui importe est d'ailleurs le résultat, espectacular assurément: à savoir les cavités voûtées, les pilastres semblant posés sur le sable doucement consentant, des esquisses de portiques rappelant un peu Gaudì et des arches ornées tout de même inférieures, artistement parlant, à celles d'un facteur Cheval, ce visionnaire à brouette.
     
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    °°°
    Au fil de ses pérégrinations sur le Chemin de Compostelle, l'académicien randonneur Jean-Christophe Rufin qualifie de « tragédie contemporaine » le phénomène économique et culturel du tourisme de masse. En ce qui me concerne, j'y vois à la fois une comédie, qui n'a pas encore trouvé ses dignes chantres, à l'exception d'un Houellebecq. Goya s'est fait le contempteur véhément et génial des désastres de la guerre, mais pour le tourisme de masse, c'est peut-être Reiser qui en a été le premier illustrateur. On voit la nuance du tragique au comique...
    À l'étape de las catedralas, une ravissante Joselita, visiblement en instance de mariage, folâtrant sous les arches en se prêtant au rite de la photographie, faisait virevolter sa robe virginalement blanche d'organdi ou de satin à traîne de tulle soyeux serpentant dans le sable. Or il est probable que Reiser l'eût épargnée, mais le comique y était...
    Si l'encombrement des parcs souterrains de la sainte cité ne nous en dissuade pas, nous irons tout à l'heure « faire » la messe de Saint Jacques, avec moult véritables pèlerins et pèlerines dont nous ne sommes point. Ce qui ne nous empêche pas de rêver, solidairement avec le peuple espagnol et toutes les nations du monde menacés par La Dette et bénéficiant d'une nature inventive, à d'autres monuments naturels à classer.
    Qu'on pense aux magnifiques forêts d'eucalyptus ou aux marées successivement montantes et descendantes de la côte: après les bufones et les catedralas, il y a là un potentiel marketing d'avenir.
    De même la lluva - rien que le mot fait saliver-, la pluie de novembre cantabrienne, asturienne voire galicienne est-elle à classer monument naturel avec ses variantes de subtiles bruines pénétrantes ou de trombes aussi tonitruantes que féroces.
    Rien de naturel en revanche dans l'obstination du radiateur gris militaire de notre chambre de la belle maison de pierre sévère et de bois grave de l'hôtel Trabadelo, sur les hauts de Vegadeo, à rester aussi glacial que le regard du Grand Inquisiteur.
    J'ai noté « militaire » et je me rappelle alors la sentence du pertinent Clémenceau déclarant que le seul terme de «militaire» incite à la défiance, tant il est vrai que la justice militaire n'est pas la justice, ni la musique militaire n'est de la musique, et qu'un radiateur gris militaire a vocation de rester froid...
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  • Le Grand Tour

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    26. Une maison aux Asturies
    On ne fait pas assez attention, en passant, à ce que disent les maisons des pays. J'y pense ce matin dans la belle demeure de la Dona Hermana Grande de La Fuente et de son hidalgo Don Ramon, aux Asturies, qu'on pourrait dire l'oeuvre d'un couple et la réalisation d'un rêve. En traversant le pays basque, déjà, cette observation m'est venue à l'esprit: que nous ne voyons pas assez les maisons.
    Or les maisons du pays basque, le rouge ardent et le blanc pur des maisons basques, les colombages et les toits des maisons basques affirment une sorte d'assurance grave et de fierté qu'on retrouve des fermes aux demeures patriciennes.
    Venant de Suisse, où les maisons montrent des visages si contrastés selon les cantons , et après avoir traversé la France, où la pierre et le bois, les toits et les fenêtres, la gamme des gris et des blancs, du Morvan en Anjou, se distribuent de tout autre façon encore d'est en ouest et du nord au sud, ce qu'il y a de nordique et d'un peu farouche, dans ces hautes terres du sud-ouest à pierriers et palmiers, m'a paru se traduire par cette espèce d'orgueil assumé des maisons basques.
    °°°
    Aux Asturies, c'est encore une autre histoire que racontent les maisons, des granges aux palais, ou plus exactement: des tas d'histoires où les migrations d'un peuple pauvre relèvent de l'épopée personnelle et collective, des allers aux Amériques aux retours plus ou moins fortunés.
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    Dans le silence d'avant l'aube, ce matin à La Casona, l'envie d'entendre ces histoires m'est soudain venue: autant celle de La Casona, qui fut antérieurement la maison de la tribu Noriega, transformée ensuite et pourvue de tous les conforts imaginables, dans le meilleur goût, que les histoires des maisons serrées dans ce repli des contreforts des Pics d'Europe, entre pacages et falaises, sentiers côtiers et déferlantes océanes.
    La culture terrienne, l'architecture sans architecte et les arts populaires ont encore beaucoup de choses à nous raconter, autant que les maisons et ce que déclinent les moindres objets de leur agencement : voilà ce que je me disais en apprenant par coeur, ce matin, une nouvelle phrase de tout débutant, en langue espagnole, prié de manipuler le levier de la chasse d'eau avec ménagement: Por favor apretar suavemente la palanca...
    À vrai dire je me sens tout humble devant ce suavemente, tout impressionné, bien inculte en ces matières qui sont, pourtant, le matériau même de la culture et de la civilisation, plus que tant de clabaudages d'idées et de distinguos abstraits. Ainsi donc vais-je m'efforcer, désormais, de prêter plus d'attention à ce que racontent les maisons...
    °°°
    L'esprit de clan m'a toujours rebuté, mais la chaleur de la famille est autre chose, et j'aime assez le terme de tribu pour désigner ce qu'est aujourd'hui la famille qui se décompose et se recompose de façon apparemment désordonnée, non sans obéir peut-être à un autre ordre sous-jaçent, parfois meilleur qu'il n'était.
    Rien n'est à exclure. Le « familles je vous hais! » d'André Gide est typiquement une formule bourgeoise, aujourd'hui dépassée. On n'en est plus là. La tribu familiale est sûrement à réinventer.
    Hier ainsi nous est arrivé un SMS-fleuve de mon neveu Nick, fils de notre frère aîné défunt, éducateur quadra au Service de Protection de la Jeunesse, affirmant que notre périple le rend fou jaloux et qu'il nous en félicite en même temps. Il se demande alors s'il lui faut assassiner son beau-père pour acquérir plus tôt sa liberté, puis se rappelle ses deux chenapans à charge, pour quelques années encore. Or j'aime son impatience envieuse. C'est elle qui les portera, lui et sa moitié bonne, à partir à l'aventure qu'ils imagineront demain à leur façon, par exemple sur les canaux de France qui les font rêver.
    Vu de la Casona de Andrin, qu'on pourrait dire l'extension espagnole de notre tribu familiale à l'enseigne de laquelle le coureur de marathon new yorkais voisine avec le disciple de chamane bolivien, l'entrelacs de nos relations plus ou moins étroites est à la fois significatif et intéressant, reflet du mode actuel.
    Une certaine chaleur pondère les liens nouveaux, peu compatibles avec les anciennes normes. Nous nous en félicitons, ma bonne amie et moi. Les maisons, les enfants, les souvenirs communs, les projets en cours fondent de nouvelles relations possibles. Le dernier deal est celui-ci: que ma nièce Federica perde quelque kilos, à condition que don Ramon condescende enfin à écrire ses mémoires, qui seront celles des migrants asturiens passés par la Suisse et l'Amérique.
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    Les murs de la Casona de Andrin, qui ont des oreilles et une bouche, me racontent ce matin l'histoire qu'ils ont entendue hier soir. Je profite d'en écrire un peu, faute de pouvoir sortir vu l'humeur de massacre, ces jours, du Nuberu. Les Asturiens, qui ont un peu de mémoire celte, n'en veulent pas autrement au Nuberu, maître des nuées, pour le temps qu'il leur fait ces jours, telle étant la saison guère plus propice aux Xanes, enjôleuses fées de bords de rivières (les Asturiens sont étymologiquement gens de rivières), et le Trasgu, équivalent mythologique de nos servants, ne peut rien non plus contre la fatalité pluvieuse. Demandez-lui d'ailleurs de la conjurer: vous ne l'aurez plus dans vos meubles, car le Trasgu va se cacher dès lors qu'on lui demande l'impossible.
    Resterait la technologie de pointe. J'en ai parlé aux proprios de la Casona de Andrin, dont chaque chambre est pourvue d'une douche réglable par système électronique haut de gamme distribuant la pluie fine, le crachin, l'arrosage latéral style buse ou le jet tournoyant. Reste à inventer le réglage des célestes pompes...
    Don Ramon de La Fuente n'a pas cette prétention. En homme d'expérience, il se sera contenté, sa vie durant, de travailler, beaucoup, et de diriger, dans les pays où il a migré avec sa moitié, des chantiers de plus en plus importants. Issu de terre et de tribu pauvres, il était ouvrier spécialisé quand il a débarqué, avant sa trentaine, dans cette Suisse des années 60 qu'on appelait alors de la surchauffe. Marié dix ans plus tard, et bientôt père de deux secundos, il acquit assez de savoir pour endosser de croissantes responsabilités, notamment sur les autoroutes en construction, au titre équivalent d'ingénieur diplômé sur le tas. Vingt ans plus tard on le retrouvait au Venezuela avec les siens, propulsé à la hauteur des tours futuristes dont il dirigeait les travaux. Puis ce fut avec les Catalans de la Costa Brava qu'il tâcha de s'entendre, lui l'Asturien pur et dur engagé dans les nouvelles constructions de Palafrugell, avant de regagner la terre mère et de s'y établir, entre océan et pics farouches, pour fonder cette Casona de Andrin aux parfaits agencements de maison d'hôtes et dont l'âme irradie dans la pleine complicité de dona de la Fuente muy ejemplar y imprescendible - mi hermana grande...
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    Dans le genre Bed and Breakfast, la Casona de Andrin accueille chaque année des gens de toute sorte, dont les voix murmurent encore de chambre en chambre. Les chambres de la vie communiquent à tout moment, pour la énième fois j'écoute Paco Ibanez moduler sa Triste historia, à l'instant même où j'entrouvre ce livre d'un certain J.L. Rodriguez Garcia, dédicacé à ceux de la Casona comme esta historia triste, intitulé Al final de la noche et dont je ne comprends que deux mots sur trois de la présentation, notant qu'à la fin de cette nuit romanesque, « en la soledad y en la extension amenazadora de la noche, acaso pueda aun brillar una luz, que anuncie el comienzo de un dia hermoso »...
    Or la hermana grande nous racontait, hier, le dernier séjour de l'écrivain à La Casona, l'été passé, accompagné de son épouse et de son jeune fils de seize ans commençant de ruer dans les brancards. Pas très original même pour un prof de philo, mais ainsi va la vie qui bifurque et se complique, ou devient plus sereine et limpide au contraire, de chambre en chambre et le temps passant...
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    Ou ce serait l'histoire de Doree, devenue femme de chambre après l'affreux événement survenu dans sa vie, et qui va revoir, dans son asile psychiatrique, ce « terrible accident de la nature » que représente à ses yeux celui que les autres tiennent plus précisément pour un fou monstrueux, qui a étranglé leurs trois enfants et prétend les rencontrer, désormais, dans une autre dimension.
    Dimensions est le titre de la première nouvelle du dernier recueil traduit d'Alice Munro, Trop de bonheur, que je lisais hier dans un coin de La Casona tandis que mi hermana grande, à qui je venais de l'offrir, le lisait elle aussi dans un autre coin, tout à côté de ma bonne amie qui lisait, elle, la version originale de Dear Life, dernier livre de cette nouvelliste bonnement géniale à mes yeux, révélée par le plus beau Nobel de littérature de ces dernières années. Comparée, à tort je trouve, à Tchékhov, voire à Carver, Alice Munro est à vrai dire incomparable, ayant saisi de la vie ce qu'on pourrait dire l'insaisissable, l'impondérable, l'imprévisible horreur et la non moins effarante merveille - la vertigineuse relativité et la vérité sans fard captée à fleur de sensibilité, au fil de stories réinventant à chaque fois une nouvelle façon de raconter...
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    Les gens qui vous enjoignent de « profiter », s'imaginant peut-être que voyager signifie « se les rouler », se mettent décidément le doigt dans l'oeil. D'abord parce que cette hideuse notion de « profit » est exactement ce que nous fuyons. Ensuite du fait que mettre à profit (tant il est vrai qu'il y a profit et profit) une virée prolongée exige un effort de chaque jour qu'on peut dire un vrai travail, gage de vrai plaisir. Le vrai bonheur n'est pas de consommer mais de se laisser consumer par la flamme de la vie, productrice de chaleur et de lumière. Cela suppose un apprentissage approprié à l'évidence que des lieux et des gens où l'on va on ne sait à peu près rien, et le désir d'en savoir un peu plus aboutit au plaisir de la chose nommée, pour ainsi dire vécue, ingérée et digérée comme un bon fruit ou comme le Haricot Bien Gras de Molière...
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    Hier par exemple, dimanche de pluie, nous aurons fait quarante bornes, sous la conduite de don Ramon de La Fuente, jusqu'au Molin de Mingo, haut-lieu de la cuisine terrienne des Asturies qu'on atteint par des chemins bordés de précipices, dans la montagne aux loups et aux ours, franchissant enfin le torrent aux saumons et débouchant sur un méplat entouré de farouches monts boisés aux brumes vaguement chinoises; et c'est là, loin de tout, que nous aurons découvert cette auberge à peu près pleine d'Asturiens connaisseurs, pour y goûter d'abord le meilleur fromage du monde, selon les gens du cru (et du cuit), au nom de gamonedo et sous sa forme apprêtée en Crema de queso.
    Or pas un instant l'on aura eu l'impression de profiter en savourant cette incomparable merveille évoquant la suavité d'un fruit presque liquide, à consistance un peu melliflue et au goût se cherchant dans l'aigre-doux à tendres résonances, entre le fluide vif du cabri et l'humide du veau de lait.
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    Je me rappelle à l'instant que c'est Georges Haldas, dans sa Légende des repas, qui a souligné le lien verbal entre saveur et sapience, qui en appelle à une vraie connaissance, appariée à ce qu'on appelle le goût et à l'éducation qu'il suppose. Or la notion de goût (vocable polysémique) est liée en espagnol à la notion de préférence et même d'amour, qui procèdent également d'un apprentissage, fût-il informel ou même sauvage - disons sur le tas.
    C'est ainsi que l'appétit du voyage vous vient en goûtant aux choses et aux mots des pays que vous traversez, constituant la base d'une constant enseignement non pédant. Le goûter se dit, au pays de Cervantes, la merienda, et le banal WELCOME de McDo se traduit, à La Casona de Andrin où nous voici revenus ce soir, par Les deseamos una feliz estancia...