(Lectures du monde, 2021)
NOUVEAU JOURNAL. – Dimanche gris et frais d’automne. Parfait pour la concentration et le travail serein. Je poursuis mes carnets dans la belle série Leonardo, où je reprendrai mes aquarelles quotidiennes. Hélas Lady L. peu bien. Fatigue, nausées et fièvre, comme au début de la chimio il y a quatre mois de ça. Salope de maladie...
THÉORIES. - Je reviens à Charles Dantzig après deux ou trois ans d’éloignement voire de rejet. Son Dictionnaire égoïste de la littérature mondiale m’avait déçu, après l’émerveillement que j’avais éprouvé à la lecture de sa traversée de la littérature française, dont les faiblesses de jugement, les exécutions sommaires (notamment de Céline) et les appréciations superficielles voire débiles n’atteignaient pas les énormités du deuxième volume (les sottises proférées sur Dostoïevski, Dante ou Ezra Pound, entre tant d’autres), insupportables aussi par la morgue prétentieuse et le ton de l’auteur – mais celui-ci est si multiple qu’il y a aussi du bon dans ses pires pages, et puis il évolue et bonifie à ce qu’il me semble, comme je l’ai remarqué, déjà dans son ébouriffante Encyclopédie capricieuse du tout et du rien et , plus récemment, dans son Traité des gestes.
Je me rappelle ce que me disait Patricia Highsmith de Simenon, qui le respectait d’abord pour son travail. Et c’est ce que je dirai aussi de Dantzig : qu’il travaille. Or reprenant la lecture de son dernier livre, Théories de théories, qui m’a d’abord agacé, je me suis surpris à m’y intéresser de plus en plus, malgré de nombreux désaccords relevant de l’opinion ou du goût, puis trouvant de plus en plus de points de rencontre et me réjouissant même de n’être pas d’accord avec l’auteur.
Mais de quoi s’agit-il ? Et d’abord, qu’est-ce qu’une théorie ?
La question me ramène à notre dernière rencontre de l’autre jour, au Grotto, avec l’ami Claude Frochaux, qu’on pourrait dire l’homme des théories par excellence, et qui me soutenait une fois de plus, comme nous évoquions le déclin de la littérature actuelle par rapport à la première moitié du XXe siècle, que l’année 1960 marquait le tournant, pour les créateurs contemporains, écrivains et artistes, au-delà duquel les natifs de millésimes ultérieurs n’avaient plus guère de chance d’égaler leurs aînés.
Point d’écrivain remarquable né en 1970, en 1975, en 1980 voire en 1990 ? Pas un seul selon la théorie de Frochaux. Et Charles Dantzig n’y échapperait même pas, puisqu’il est né en 1961…
Pour ma part, je ne crois pas un instant à la validité de cette théorie, et pourtant elle me dit quelque chose, et d’abord sur Frochaux lui-même, raisonnant comme pas mal de gens de sa génération d’accord pour répéter « après nous le déluge», estimant que la culture vivante a pris fin avec les années 60-70 sans regarder de trop près ce qui s’est fait après eux.
Ainsi me suis-je rendu compte, en parlant avec notre ami Claude, qu’il n’avait guère suivi l’évolution des œuvres d’un Bret Easton Ellis (né en 1964) ou d’une Judith Hermann et d’un Dave Eggers (nés en 1970), et ne parlons pas d’un Charles Dantzig dont on ne saurait dire s’il est du «monde d’avant», pour reprendre l’expression de Roland Jaccard (né en 1941) ou s’il préfigure un rebond de la culture et de la littérature à venir…
KALÉIDOSCOPIE. – Dès l’introduction de Théories de théories, Dantzig rappelle le double sens du mot, d’ailleurs inscrit dans le titre qui n’est pas « théorie des théories » mais théorie « de » théories, celles-ci étant légions et moultitudes. Et la distinction se fera, dans la foulée, entre théorie et système (la première n’aboutissant pas forcément au second), théorie et idéologie, théorie et opinion, théorie et discours ou conversation, théorie et argumentation ou prédication, etc.
Or le livre de Charles Dantzig module bel et bien, et sur tous les tons et avec une fantaisie qui est de sa meilleure veine, les multiples aspects et acceptions de ce prodigieux produit de l’Imagination humaine, dans une perspective poétique immédiatement balisée par les titres des diverses sections de l’ouvrage, à savoir : Fluide, Satin, Girouette, Trompette, Griffe, Fouet, Fers, Bouche, Miroir, Coffre, Caresse, Ivresse, Baume, chacun de ces titres n’ayant aucun rapport logique ou « évident » avec les théories qu’il regroupe. Ainsi de Trompette (théories de la barbe, des excentriques, de la visite des visiteurs, des grandes vieilles actrices de théâtre ou théorie des gens) ou de Fers (théories de la brutalité visuelle, des placards, du confinement ou théorie d’instruction aux enfants), etc.
Je m’étais dit un jour que, probablement, Charles Dantzig serait sauvé par la poésie ou par l’Angleterre, et je vois ici que cela s’avère…
PROTÉE PROFUS. – Il y a de nombreux personnages en colocation dans la maison Dantzig, et sa théorie du moi (dans la section Miroir) n’est éclairante qu’en mince partie alors que l’autoportrait se trouve réfracté par le livre entier à travers les adhésions et les rejets de l’écrivain qui ne cesse de déborder à tout moment et partout comme un fleuve follet, à la fois gamin (Théories TOTO) et vieux sage, journaliste et philologue, moraliste et fantaisiste, pratiquant l’esprit de finesse ou piétinant plus lourdement dans l’argument voire le prône, érudit plus que jamais et chantre de l'inutile ou militant LGBT plus convenu - mais le dire et le lire ne seront jamais tout à fait d’accord et c’est en somme ce qui nous y attache à proportion de notre agacement, sans oublier la poésie et l’esprit d’Oscar Wilde…
SOIR. – Ma bonne amie est restée sur le flanc tout le jour, n’a mangé qu’une carotte et ne voyage couchée que par Instagram, tandis qu’avec The Dog je me retrouve au bord de la nuit et du lac, l’une et l’autre se touchant en mouvantes moires, par delà les enrochements, sous un grand ciel noir à la Soulages retenant son souffle et sa pluie… (Ce dimanche 3 octobre, date de la mort de saint François d’Assise, en 1226)