(Lectures du monde, 2021)
LA VIE «SOUS CONTRÔLE». – Un jeune Japonais s'est noyé, le 11 juin dernier, sous nos fenêtres. C’est par l’hélico en vol stationnaire au-dessus de la statue de Freddie Mercury que j'ai été alerté et me suis rendu sur place pour assister aux efforts de réanimation des sauveteurs (une femme, deux policiers et un médecin hélitreuillé) qui n'auront pu ramener le gosse à la vie.
Le rapport officiel dira que le noyé est mort à l’hôpital, ce qui est probablement faux mais peu importe : ce qui compte est l’important «dispositif policier» déployé à cette occasion sur la place du Marché autour du pauvre corps repêché à huit mètres de profondeur après une vingtaine de minutes, et je ne suis pas moins étonné, ce soir du 4 septembre, d’apprendre que l’immolation par le feu, aujourd’hui même à Lutry, d’une femme ayant probablement «paniqué» lors de la visite de trois fonctionnaires de l’Office des poursuites accompagnés de deux policiers, se présentant à propos de son appartement destiné à être vendu, a nécessité, après que deux personnes ont été blessées elles-mêmes en essayant de sauver la désespérée, l’intervention de plusieurs patrouilles de la gendarmerie et de patrouilles mixtes (Police Lavaux, Police Est lausannois, Police de l’Ouest lausannois), des inspecteurs de la police de sûreté et de la brigade de police scientifique, du personnel du Centre universitaire romande de médecine légale (CURML), de cinq ambulances, des sapeurs-pompiers de l’Ouest Lavaux et de Lausanne ainsi que d’une équipe de soutien d’urgence (ESU).
Formidable organisation en apparence, dans les deux cas, à laquelle s'ajoute celle du branlebas entourant la fusillade de lundi dernier en gare de Morges, et chaque procédure aura sûrement été adaptée au «formel» indiqué pour chaque occurrence, mais encore ?
Saura-t-on demain pourquoi telle «Française de 56 ans» a été poussée à cet acte hallucinant, avant le déploiement non moins hallucinant des « secours » ? Et comment ne pas se rappeler la disproportion non moins hallucinante qui a abouti à la mort d’un « Zurichois de 37 ans » au début de la semaine, après qu’on l’eut suspecté de «prier» sur le quai, entre autres signes d’un comportement non «approprié» ?
On voudrait nous faire croire que «tout est sous contrôle», mais «la vie» n’est finit pas de manifester des « comportements inappropriés », voire « suspects », etc.
En lisant les centaines de commentaires, souvent affligeants de simplisme ou de vulgarité, qui ont « enflammé les réseaux sociaux » après les diverses informations produites sur les circonstances du drame de la gare de Morges – à commencer par les premiers communiqués officiels mensongers du site de l’Etat de Vaud -, je me suis dit qu’il était aussi vain d’accuser le policier tireur – visiblement dépassé par les circonstances et ne faisant en somme qu’appliquer un « formel» en policier drillé comme un automate et qui portera «à vie» le poids de son acte, que d’établir le niveau de responsabilité du «forcené» immédiatement assimilé à un terroriste potentiel...
«Comprendre, ne pas juger», me soufflent Simenon et Tchekhov, qui auraient été, pourtant, les premiers à relever, exemples humains à l’appui, ce que l’obsession de l’ordre et la peur de la réalité ont parfois de dangereux, voire de mortel.
AU CHÂTEAU. – Comme la terrasse de la Gondola, dont le croque-monsieur à 6 francs me convient, est ce soir envahie par de bruyants parapentistes qui ont atterri sur la pelouse séparant la buvette du lac – d’où le joli tableau d’une douzaine de corolles multicolores étalées sur le gazon vert vif - je nous réfugie, Snoopy et moi, sous les arbres de l’auberge du Château, mais le melon de ce soir est trop dur pour mes fausses dents et le jambon ne plaît qu’à mon escort dog ; cependant je ne suis là que pour lire Munoz Molina, téléphoner à un ou deux amis et noter deux ou trois choses, non sans enrager en me rappelant les propos de Jacques Antenen, le commandant sortant de la police vaudoise, s'exprimant tout à l'heure dans l'émision Forum, et qui a commencé à se lamenter, à propos du drame de lundi dernier, en évoquant le traumatisme du policier ayant à affronter une telle situation, pour nous assurer ensuite que la formation de la police régionale en matière de « gestion de l’arme » était irréprochable et que la thèse de la légitime défense est évidente en ce cas même si le jeune homme flingué se trouvait seul avec un couteau de cuisine face à trois policiers armés – or ce sont ceux-ci qui ont risqué leur vie prétendait l’autre soir le commandant Leu de la police régionale en termes également dénués de la moindre empathie – bref, ce melon est vraiment trop dur, et je reviens donc à Un rêveur solitaire dans la foule…
LE « PROFOND AUJOURD’HUI ». – La première série de séquences narratives d’Un promeneur solitaire dans la foule tend à relancer notre attention à ce que Blaise Cendrars et autres poète « futuristes» du début du XXe sipcle appelaient le « profond aujourd’hui », et c’est en somme la même démarche que celles des carnets et autres écrits d’un Peter Handke cherchant à ressaisir «l’heure de la sensation vraie », autant que celle d’un Georges Haldas grappillant ses « minutes heureuses », d'un Charles-Albert Cingria dans son observation quotidienne des «premiers plans », comme je m’y emploie moi-même depuis des décennies dans mes Lectures du monde – et maintes fois je me suis rappelé ce que m’a dit un jour Maurice Chappaz à propos du manque d’attention, précisément, des gens de notre temps.
L’attention, cependant, ne suffit pas si l’on se contente d’un inventaire indifférencié «en vrac», ou d’une liste où tout et n’importe quoi s’empilerait sans distinction, pour se noyer dans un chaos insignifiant ; et c’est ainsi que, dès les premières pages de cet exercice d’attention que représente ce livre du romancier espagnol abordant, ici, un registre tout à fait différent de ses ouvrages antérieurs, la cristallisation de l’image et du sens aboutissent à un premier repérage poétique de la profusion du monde.
LE VENT DANS LES FEUILLES. – Notre samedi après-midi a été l’illustration parfaite de notre effort partagé de vivre le mieux possible notre «survie», Lady L. avec sa tumeur déclarée inguérissable et moi avec ma cardiopathie et ma déglingue physique en progression non moins avérée, donc c’est mollo mollo que nous sommes montés cet après-midi à La Désirade, avons rejoint nos deux filles et les adorable petits vibrions de la seconde, nous sommes immergés dans notre bain nordique où ma bonne amie a remarqué qu’elle avait oublié, avec les mois passant, le bruit de la brise dans les feuilles des grands arbres surmontant, et cette remarque exprimait toute la poésie du moment, irremplaçable et si fragile…
POURQUOI PAS ? – La musique invasive, ruisselant à proportion des sentiments évoqués, et même dégoulinante, qui accompagne le récit émouvant mais évitant toute sentimentalité moite de la série sud-coréenne Navillera, consacrée à la rencontre d’un jeune danseur habité par la grâce et d’un vieil homme rêvant depuis son enfance de danser le trop fameux Lac des cygnes – cette musique relève du kitsch des feuilletons alors que les douze épisodes de la série, avec beaucoup d’acuité sensible et de vigueur expressive, racontent les espérances secrètes et contrariées de plusieurs personnages aussi attachants les uns que les autres, à commencer par le «couple» fils-père (de substitution) du danseur prodige en manque cruel de paternel et du vieux retraité que sa chère (et insupportable famille) a toujours obligé à différer son rêve d’enfance.
Et voilà que la question « Pourquoi pas ? » leitmotiv » qui revenait sans cesse aux lèvres du scénariste de Billy Wilder, le vieux Diamond, illustrant à merveille son propre sens de la repartie, se pose au septuagénaire impatient de s’imposer une vraie torture physique afin de pouvoir danser un jour un scène du ballet qui l'a fasciné en son enfance, comme je me la pose en constatant ce soir que je pourrais me lancer, sur le tard, dans l'étude de la langue coréenne ou réaliser le rêve de mes 65 ans qui était de gravir le Miroir de l'Argentine pour la quatorzième fois, histoire de ne pas en rester au chiffre treize - et pourquoi pas croire, avec ma bonne amie, que nous avons encore un peu de vie devant nous ? (Ce samedi 4 septembre, après minuit)