(Lectures du monde, 2021)
TRAGICOMIQUE. - Le dimanche 19 septembre 1963, Albert Caraco écrit ceci dans son Semainier de l’agonie, dont le titre évoque à la fois le déclin de la France, trahissant selon lui sa mission de luminaire espéré de l’Europe, et la triste déchéance physique et psychique de sa mère: «Madame Mère expirera cette semaine, ce n’est plus qu’un vieux monstre, un paquet d’ossements privé de conscience, un objet pour tout dire et qui me glace à simple vue, je l’aurais étranglée depuis des mois si l’on eût approuvé mon geste. Elle a manqué sa mort, sa mort fut dégoûtante et je ne manquerai la mienne, la nausée qu’elle me procure reste à jamais associée à sa mémoire, la femme y devint bête, la bête y devint chose, au moins la chose sera-t-elle promptement réduite en cendre »…
On a cru que Paul Léautaud avait poussé loin le détachement au chevet de son père, comme il le raconte dans In memoriam où il observe son père en train de «décéder un peu plus », mais Caraco ne le lui cède en rien et voit plus large quand il évoque les honneurs posthumes que ne connaîtra pas sa mère : «Les simagrées à la chrétienne nous serons épargnées et je m’en loue, la mort est une défécation et le cadavre est un étron, bâtir une philosophie sur un amas de chair qui se défait en pourriture est digne de cervelles catholiques, les morts ne sont pas respectables et ceux qui les honorent mériteraient d’avoir à les manger. L’Ancien Testament avait là-dessus les idées les plus philosophiques, le Judaïsme de la vieille roche l’emporte de beaucoup sur le Christianisme et son économie de l’outre-tombe, ses sacrements, ses indulgences, son enfer éternel servant à jamais de spectacle aux bienheureux en quête de frissons». (Ce vendredi 10 septembre)
PLAIGNONS LE NIHILISTE. – L’on peut se dire, bien entendu, que les contempteurs de la bonne vie sont de mauvaise foi, comme je le suis (un peu) quand je la magnifie alors que j’en évalue de près les affreux dégâts, mais tout de même, en lisant Caraco et en tâchant de me le représenter en train de cuver la fureur que lui inspire le monde actuel, avant d’en écrire à foison, je le plains d’avoir été, fils unique de gens fortunés, sans frères et sœurs pour le divertir ou le tarabuster, sans femme de chair ou sans mignon fessu, sans enfants à langer le matin et à border le soir, sans savoir rien de la vie que son savoir immense et sans désirer rien enfin que la mort, etc.
Or le paradoxe est que ce qui nous intéresse chez lui, plus que ses idées et sa philosophie, est précisément ce qu’il arrache à la vie par son écriture à l’irrépressible courant, majestueuse et glaciale mais avec des moires et des éclats qui sont, ressaisis par un style sans pareil - la vie même...
DU SHOW « POUR MÉMOIRE » - L’époque étant à l’obsessionnelle négation de la mort, qui explique le succès industriel des cosmétiques à l’américaine et la passion des commémorations – on se rappelle les douze pages d’hommage de Libé à la mort du poète Henri Michaux, relevant d’une sorte de jobardise de circonstance -, le déploiement médiatique «pour mémoire», et pour la énième fois, des témoignages de tout un chacun sur ce qu’elle ou il faisait ce matin-là du 11 septembre, à quoi s’ajoutent aujourd’hui ceux des enfants des disparus, prétend nous faire prendre conscience «définitivement» de l’incommensurabilité abyssale de l’événement («la plus grand tragédie de l’histoire de l’humanité » ai-je même entendu bêler), alors que le show aboutit à l’effet inverse, ne profitant finalement qu’au profit, etc.
L’ESPRIT DU CONTE. - Notre ami Pierre Gripari aurait apprécié, en conteur familier des monstres de la psychologie humaine, de mères dévorantes en fils dédoublés à multiples avatars, le petit roman très singulier que m’a envoyé, je ne sais trop sur quelle recommandation, un jeune Laurent Pépin psychologue de son état et donnant de ses activités, réelles ou transvasées, l’image la plus joyeusement déjantée, qui emprunte à la fois à la tradition classique des contes et à ses dérivés poético-fantastiques actuels à la Harry Potter et autres fleurons de la culture juvénile, sur un fonds d’expérience réelle de la douleur et des vertiges métapsychiques, probablement vécue mais sublimée par la métaphore.
La chose s’intitule Monstrueuse féerie, elle relance en somme la protestation «poétique» de l’antipsychiatrie, mais c’est, au-delà du magma de son matériau psychopathologique parfois pesant, par la tension et l’inventivité de son écriture, et surtout par sa façon d’honorer l’esprit du conte que ce récit se distingue de la pléthore grise des « récits de vie » au goût du jour.
AVATARS BALZACIENS. – À l’approche de la millième page du premier volume des Œuvres de Balzac en édition Omnibus (que je préfère à mes volumes de La Pléiade au motif que le papier bible se prête mal aux annotations marginales), et touchant donc à la fin de ma troisième lecture d’Illusions perdues, à vrai dire la première suffisamment attentive pour absorber à peu près tout du matériau prodigieux de cet immense tableau de mœurs et d’évolution sociale, à la bascule de la modernité médiatique, je vois mieux aussi, et cela grâce à la bio combien éclairante de Stefan Zweig, comment Balzac s’est subdivisé dans les personnages de Lucien Chardon alias de Rubempré, David Séchard et du meilleur ami parisien du poète « monté » à Paris, ce d’Arthez sage et loyal que le joli cœur trahit de la même façon qu’il abuse de ses proches, en «femmelette» dont le portrait, dans la terrible lettre de d’Arthez à la sœur de Lucien, est bel et bien celui du Balzac dandy courtisan et, de façon plus générale, d’une certaine frivolité française aussi brillante que vaine, efféminée et factice. Dire que Balzac est « tous ses personnages », comme Flaubert disait s’identifier à Madame Bovary, n’a pas grand sens, mais le fait est que le jeune poète, beau comme un ange et talentueux comme un démon, représente une part évidente, fût-elle « fantasmée », d’un Honoré apparemment tout pataud mais combien doué à se payer de belles paroles (ses lettres à Madame Hanska en témoignent à foison, comme le souligne Zweig), alors que Daniel d’Arthez incarne sa part la plus noble - probablement son idéal à tous points de vue, etc.
AVEC LES ENFANTS. – La Désirade aura été pour nous, pendant plus de vingt ans, notre Eden au bord du ciel jamais perturbé par aucun serpent de discorde ou autres démons mesquins, où nos quadras et leurs rejetons ont trouvé ces mois un refuge momentané en attendant la transformation de leur vieille arche retapée au cœur du bourg d’Aigle, et j’y retrouve à chaque fois de nouveaux livres à en emporter (ce soir trois traductions de Muños Molina et les Lettres aux hirondelles de Ramon Gomez de La Serna, Sexe et caractère du terrible Weininger et le volume autobiographique du Manifeste incertain de Pajak), mais cette escale dominicale est devenue l’occasion surtout de passer un moment de lecture avec nos deux lapereaux vifs «comme des boules de mercure», selon l’expression de Cingria, ce soir à la rencontre du magicien d’Oz avec Anthony et, pour Timothy le benjamin, par la traversée délirante d’un album très colorié d’anatomie humaine descriptive où j’ai brodé sur les menées prodigieuses de la fée Hypophyse et détaillé les circonvolutions du cervelas cérébral hanté par les nains Neurones et Synapses, etc. (Ce dimanche 12 septembre)
Dessin: Albert Caraco, 1932.