(Le Temps accordé, Lectures du monde VII, 2023)
A la Maison bleue, ce jeudi 2 février. - C’est cela, me suis-je souvent dit à propos de la littérature de langue française, et autant sinon plus des lettres romandes: que cela manque de corps...
« Faut que ça bande ! », nous lança un soir l’ancien chef d’orchestre Victor Desarzens que nos amis Dimitrijevic avaient accueilli pour passer d’une année à l’autre. Trônant dans un fauteuil comme un nain dans un nuage, tenant de chacune de ses mains celles de nos adorables compagnes (ma Lady L. d’un côté et la douce de Dimitri de l’autre), il en était venu à cette exclamation phallique sans craindre de choquer nos anges aux pieds ancrés dans la réalité glébeuse, après un tour d’horizon de notre littérature manquant selon lui - et nous en étions pleinement d’accord - de « fruit » et de « bête », ou plus largement dit : de « tonne musicale » et de génie vocal, sauf chez un Cingria qu’il avait en affection admirative - Charle Albert dont chaque phrase exulte d’érotisme verbal sans qu’il ne soit jamais question chez lui de cul ou de cœur à la manière des feuilletons...
Je repensais hier soir à ce fameux réveillon en lisant le dernier roman de Philippe Lafitte, immédiatement physique et à tous les sens du terme: descriptif illico avec le jeune protagoniste, torse nu en plein hiver, s’imposant son exercice culturiste solitaire dans un décor nocturne de périphériques zébrant la nuit de phares, et tout de suite on y est, tout de suite on est dans la Zone avec ce Virgile de vingt ans et sa tribu de Roms en constants déplacements et en butte à tous les rejets , autant qu’aux conflits internes ou externes liés, notamment, aux divers trafics qui font survivre les uns et les autres par la bande.
Un lieu symbolique du roman est la Salle, ou les corps s’exercent en commun, sans larguer leurs dissensions, devenant parfois chasse gardée ou zone interdite. Le corps y est roi.
Mais le corps est aussi et surtout, ici, musique mélodique et rythmique de la langue, source aussi d’immédiate beauté dans sa chatoyante et percutante plasticité visuelle.
Oui, cela bande, sans qu’il y soit question de sexe explicite : les mots caracolent et s’accolent, scintillent et détonent, se font tour à tour caresses et bastons, tendresses et percussions de baffes ou de battes.
Or revenant ce matin au récit de Virgile et de Nuri son rival teigneux, lequel tient sa sœur Yasmine sous sa férule tyrannique, je retrouve aussi mon corps de lecteur décati effroyablement tousseux ces jours, scié en deux par d’irrépressibles quintes sans pouvoir cracher tout ça : expectorer cette boule spasmodique de nerfs et de glaires alors que nos jeunes zonards se font les pires crosses, comme partout où il y a de l’hommerie, pendant que Yasmine, par la bande - c’est le mot juste là encore -, va chercher sa propre liberté loin de son frère phallo-bigot, etc