Pour Sophie et Julie, et par manière de remerciement à toutes celles et tous ceux qui nous ont témoigné leur affection ou leur soutien...
À la Maison bleue, ce 15 décembre 2022. – Le chagrin ne se dit pas, croit-on parfois, et la tristesse n’a pas de mots non plus pour s’exprimer, et pourtant c’est juste ça qui nous reste à ces moments-là, même si ce n’étaient que des balbutiements ou des platitudes, c’est entendu : on ne trouve pas les mots ni la façon de les dire, mais je vais quand même essayer d’exprimer, comme elle m’avait demandé de le faire, ce que nous avons vécu, mes filles et moi, et leurs compagnons, cette nuit où elle nous a quitté - il n’y a pas d’autre verbe pour le dire, je ne dirai pas « où elle s’est envolée », car elle n’aurait pas aimé ça, n’étant pas de ceux qui se paient de mots, et je vais même être trop dur pour me rappeler mieux sa douceur : je vais livrer deux détails éprouvants de cette dernière nuit que je me rappelle parce qu’ils font partie de la vie, le premier lié à une blessure momentanée et le second à un moment d’effroi.
Nous étions deux à la veiller, dans la soirée de la première partie de cette nuit-là, plusieurs soignants s’étaient succédé pour l’assister, alors même qu’elle était déjà plongée dans un coma profond et irréversible depuis l’avant-veille du dimanche, et peu après la dernière visite notre grand fille aînée, qui restera toujours ma petite, vint me dire doucement qu’elle pensait que la mourante avait cessé de respirer, et c’est en effet cela la mort : c’est quand tu cesses de respirer.
Et c’est là que tu es perdu, et là qu’il faut éviter de se laisser aller. Là que je me suis rappelé les gestes que nous avons enchaînés quand notre père a cessé de respirer, et là que nous avons commencé à téléphoner en nous retenant de trop pleurer, là que nous avons pensé formalités et que j’ai appelé le service compétent à sa permanence, là que j’ai appris que le médecin de garde allait passer pour le constat, comme on dit, et là qu’après un peu moins d’une heure un quadra barbu, visiblement contrarié, s’est pointé, nous saluant à peine, s’est dirigé vers le lit de la défunte, s’est penché sur elle comme un fonctionnaire du service des automobiles examinerait l’état d’un véhicule, s’est relevé et m’a grommelé quelque chose, non pas la moindre condoléance ni le moindre signe de compassion, mais quelque chose en rapport avec la procédure à suivre, alors moi, tellement abasourdi et choqué, blessé par ce manque effrayant de sensibilité ou de simple égard, de prier ma fille de le « gérer », comme on dit, avant que je ne le foute dehors, sur quoi je me suis replié sur mon chagrin tandis que le technicien sanitaire s’occupait, avec les instruments adéquats, de retirer son pacemaker du corps martyrisé par la maladie...
Or c’est avec ce corps, ensuite, que j’ai passé la nuit. Et c’est devant le visage de pierre, le visage fermé de ma bonne amie que je me suis réveillé, le lendemain matin, toujours exténué mais étrangement apaisé, et si tu trouves d’autres mots pour le dire…
Mais plus étrange encore : que ce soir du même 15 décembre, fête de Ninon (ou Nina, esclave chrétienne qui convertit par ses miracles le roi et la reine de Géorgie orientale, au IVe siècle) et date de la mort de Sitting Bull à Fort Yates, dans le Dakota du Nord, une année donc après nos adieux, Lady L. reste à ce point avec nous, un mois avant la naissance attendue d’une petite fille qu’elle ne tiendra jamais dans ses bras, que tout ce qui nous a fait souffrir ensemble pendant les huit derniers mois de notre partage de vivants, et jusqu’au souvenir du médecin indélicat de ce soir-là, jusqu’à l’effroi que j’éprouvai en me réveillant auprès de la gisante, me font mieux que jamais nous sentir, elle et nous tous qui l’avons aimée, du côté de la vie…