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Retournez les fusils !

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(Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)
 
A la Maison bleue, ce jeudi 12 janvier. - À vingt ans, l’injonction me semblait aller de soi, et tous mes camarades progressistes le répétaient en meute au nom des damnés de la terre: que c’était l’heure des brasiers et le moment de retourner les fusils.
La vision des chiens de garde de la pensée bourgeoise incarnée par les mandarins de l’Université ne faisait qu’exacerber notre rage d’anges exterminateurs. Le camarade Paul Nizan, auteur précisément du pamphlet intitulé Les chiens de garde, avait écrit ces mots qui me semblaient l’expression même de ma conscience malheureuse: « J’avais 20 ans et je ne permettrai à personne de dire que c’est le plus bel âge de la vie ».
 
Puis ce fut Mai 68 et les fusils retournés, le même genre de sentences solennelles émaillant les murs de nos chambres d’étudiants angéliques se prenant pour des démons, et telle nuit, à la Sorbonne occupée, dans le tourbillon des discours enflammés comme des torchères de rhétorique, les groupes de discussion se transformant bientôt en sous-groupes divisés annonçant toutes les scissions, les divisions et les révisions, les cris des militants et des militantes déjà furieuses de n’être pas entendues, il m'a semblé que tout ce qui était vociféré se détachait déjà de la réalité, avec, dans la bouche, le poids de cette langue de bois qui n’était que la grimace du langage bourgeoi; j’avais vingt ans et un an et comme un premier dégoût physique de toute idéologie m’était venu cette nuit-là à la Sorbonne où les anges se déchaînaient.
Des anges de ce temps-là et des années qui ont suivi, un mâle blanc venu de l’Est, un certain Milan Kundera, une espèce de dissident, avait brossé le portrait dans son Livre du rire et de l’oubli, et le relisant je me suis retrouvé aujourd’hui au milieu des mêmes anges, plus désincarnés encore que leurs aînés et non moins péremptoires.
Un demi-siècle après nos vingt ans, à treize jours de la naissance d’une petite fille dont l’avenir ne sera pas pire, je le crois, que celui d’un enfant de 1923, j’essaie de me représenter ce que ressens « la mère », « notre fille » , sans y parvenir évidemment faute de la moindre incarnation, mon seul droit étant de me taire.
Et de même ai-je envie de dire ce matin, à toutes les femmes qui n’ont pas enfanté , de mesurer ce qu’elles disent à ce propos.
Et qu’on ne me chante pas que c’est un « petit ange » qui nous viendra...
Ces réflexions paraîtront d’une banalité affligeante aux sachants qui travaillent les sujets de l’identité maternitaire, mais je les emmerde, ou plus exactement : je vais les écouter et déconstruire leurs théories pour retourner mon fusil de la manière la plus tranquille et souriante en mon pacifisme de vieil ange aux articulations grinçantes et à peu près à bout de souffle : je vous aime et vous emmerde.
Vous croyez me tenir, ou même me blesser (vous allez me sortir la freudaine de la « blessure narcissique ») en me traitant de mâle blanc forcément raciste et colonialiste quelque part, mais vous tombez mal car je le pense aussi : je suis quelque part tout ça et bien pire: je l’écris autant que je m’obstine à lire toutes sortes de livres juste bons à brûler sur vos bûchers virtuels ou réels.
Retourner les fusils , en fin de compte, me semble une démarche à relancer de manière pacifique en continuant de «déconstruire» les systèmes par le jeu du décentrage ironique ou mieux: de l’humour.
Lorsque le marquis de Sade retourne les fusils du dogmatisme catholique dans son théâtre évoquant une messe sodomite, comme Jean Genet a sa façon, ils inspirent évidemment des activistes plus directs et moins géniaux, mais pour ma part je trouve plus de hardiesse non conformiste chez un Marcel Aymé et plus d’humanité lucide chez un Tchekhov qu’il serait évidemment grotesque de réduire au statut de mâle blanc alors qu’il s’est montré plus réellement actif, en termes d’enseignement ou de liberté d’esprit, que tant de révolutionnaires prêcheurs, entre rues et salons.
A propos de fusil , l’ange que j’étais a vingt ans, s’efforçant de manier cet engin à l’exercice militaire, n’a jamais pensé qu’il pourrait tuer réellement quelqu’un, ne trouvant pas plus réel l’Ennemi supposé et désigné de l’époque - le Rouge.
Or notre problème est sûrement là dans les grandes largeurs occidentales, alors même que les armes parlent « a côté de chez nous »: ce déni de réalité qui est le propre des anges excluant «cela simplement qui est », sexes floutés et genres indifférenciés dans le transhumain voué au compost...
Par conséquent ce matin je retourne mon fusil de papier et tire un coup de bonne humeur en apprenant que mes petits-fils ont repris l’école et s’en réjouissent - où l’on voit que la chair est faible...
Dessin: Matthias Rihs.

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