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Par-dessus les murs (8)

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En 2008, le jeune écrivain Pascal Janovjak, installé à Ramallah avec son épouse Serena en mission régulière à Gaza pour la section italienne d'Amnesty international, entreprit une correspondance avec JLK sur le blog de celui-ci. En résultèrent quelque 150 lettres d'un échange pacifique, que l'intervention de Tsahal à Gaza. à l'enseigne de Plomb durci, interrompit finalement...
 
Ramallah le 2 avril 2008, nuit.
Salam aleikum,
Merci pour le pardessus, le temps s'est étrangement rafraîchi ici, je l'ai utilisé à la place de mon imper, j'avais fière allure (quoiqu'un peu emprunté, sans doute). Ce matin c'est au hasard d'une promenade digitale que je découvre cette perle, qui date de bien avant l'internet, et que vous avez peut-être entendu comme moi : le plus ancien enregistrement connu, effectué en 1860, dix-sept ans avant Edison, par un typographe français, Edouard-Léon Scott de Martinville, lequel sieur avait inventé le phonautographe, un bidule constitué d'un porte-voix inversé qui dirigeait les ondes sonores sur une membrane, laquelle gravait ses vibrations sur un cylindre entouré de papier noirci à la fumée. Vous visualisez ? Le bout de papier en question a été exhumé début mars dans quelques archives parisiennes et poussiéreuses, on en a tiré un son. Un enfant, qui chante les premiers vers d'Au Clair de la Lune, en 1860.
 
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1860, vingt ans après la parution des Aventures d'Arthur Gordon Pym, que vous évoquez, dix ans après que les sœurs Fox ont entendu les esprits frapper des coups dans leur maison, à Hydesville, NY, donnant ainsi naissance au spiritisme que le pauvre Conan Doyle allait défendre dans toute l'Europe au tournant du siècle (Holmes en le quittant avait emporté un peu de sa lucidité), spiritisme que Camille Flammarion considérait comme une science, pendant qu'il fouillait les étoiles à la recherche d'autres mondes habités, pendant que des prostituées battaient le pavé londonien, mal éclairé au gaz, et tout ce qui s'ensuit.
La belle époque… 1860, à Paris on cause encore des Fleurs du Mal dans la rue, au milieu des gravats et des chantiers d'Haussmann, la voix du crieur de journaux et les bruits des travaux devaient s'entendre, jusque dans l'appartement où un enfant, sous l'œil vigilant d'un inventeur, chantait, pour la centième fois peut-être, Au Clair de la Lune dans un entonnoir. Comme l'ont déjà écrit de nombreux commentateurs, c'est bien un fantôme qu'on a l'impression d'entendre, un fantôme issu de la fumée noire du papier gratté, qui s'est engouffré dans les circuits imprimés de nos réseaux, et qui nous transmet sa voix d'outre-monde...
Le plus beau, dans cette histoire, c'est que l'inventeur du phonautographe n'avait aucun moyen d'écouter son enregistrement, contrairement à Edison. Il aura donc fallu attendre qu'Edison invente l'ampoule, à la lueur de laquelle Tesla inventa les communications radio, que les Allemands utiliseront pendant la Seconde Boucherie pour transmettre leurs messages codés, obligeant les Alliés à concevoir vite vite un machin appelé ordinateur pour les déchiffrer, machin que le mois dernier, enfin, un autre Américain un peu dans la lune aussi utilisera pour décoder cette énigme-là : dix secondes d'une comptine fredonnée en 1860, qui parle elle d'un temps encore antérieur à tout ce bazar, où l'on s'éclairait à la chandelle ou au clair de la lune… Cher Jean-Louis, je te rends ta plume, si tu m'écris un mot.
A La Désirade, ce jeudi 3 avril, matin.
Cher Pascal,
Dans son fameux roman inédit à titre posthume sous le titre provisoire de La nostalgie du crotale, notre ami Kilgore Trout rend hommage à Scott de Martinville et à son phonautographe, grâce auquel nous prenons connaissance aujourd’hui, par votre inappréciable truchement, de ce bouleversant document. Nous qui sommes des gens de plume dans l’âme, dont le sang est d’encre polychrome, ne craignons pas de trahir l’esprit de la Lettre en accueillant toutes les machines inventées par l’Espèce bipatte en sorte de maximiser les potentialités de l’écrit destiné à rester éternellement, en tout cas jusqu’à la fin de l’après-midi.
L’an 1860, puisque vous évoquez Baudelaire, marqua aussi la parution des Paradis artificiels, peu après celle d’Oblomov, le chef-d’œuvre en pantoufles d’Ivan Gontcharov, et c’est cette année aussi que l’abbé Fiorello Gentile della Macchia, jeune aristocrate siennois voué à la Sainte Eglise, entreprit de cavalcar la tigre en compagnie d’une jeune chambrière helvète, ma trisaïeule ensuite répudiée par sa famille. Faute de pouvoir se réclamer d’une généalogie dorée à la feuille, on se trouve parfois un ancêtre privilégié. Or j’en ai deux: le premier, mercenaire du roi, est tombé aux Tuileries dans l’exercice de son job, et le second est l’abbé Fiorello, qui vira sa cuti dans les bras et les draps de ma trisaïeule le 11 mai 1860, jour même où Garibaldi lançait son expédition, une année tout juste avant l’invention du vélocipède par les frères Michaux.
L’abbé Fiorello ne m’a pas légué qu’une ascendance toscane : en fouillant dans ses archives persos, déposées à l’anarchevêché de Montalcino, j’ai pu, de fait, y recopier les plans de deux merveilleuses machines qui n’ont rien à envier au phonautographe : je veux parler de l’oniroscope et du mnémoscaphe.
Je ne vous en souffle mot qu’à vous, mon ami, car je vous sais capable de garder un secret. Comme vous êtes un garçon sensible et sensé tout à la fois, vous ne me demandez pas pourquoi je me suis gardé de faire la moindre publicité à l’oniroscope, qui permet de transcrire ses rêves dans sa camera oscura à fins strictement personnelles, non plus qu’au mnémoscaphe, autorisant la circumnagivation dans le tréfonds de son eau songeuse: vous avez compris quel mauvais usage en feraient d’aucuns. Enfin, puisque tu m’as rendu ma plume, gentil Pascal, l’accès aux plans de ces appareils te sera néanmoins permis lorsque tu te pointeras à La Désirade. Ce qu’attendant je te souhaite de beaux rêves, et à ta moitié d’orange, au clair de la terre…
Ramallah, le 5 avril, après-midi,
Cher JL, Nous rentrons d'une belle ballade dans le Wadi Qelt, aux portes de Jericho, trois heures à gravir des collines, à suivre la vallée asséchée qui mène au monastère St Georges. Pas de dragon sur le chemin, quelques bédouins accueillants, des libellules au ras des pierres, des mouches amoureuses de nos paupières, d'étranges oursons-castors qui détalent au bruit de nos pas, et des aigles, qui traversent la bande de ciel qui surplombe le défilé.
Nous en revenons affamés, heureux et complètement cuits… mais je tiens à vous remercier sans plus tarder pour les plans de l'oniroscope et du mnémoscaphe, que vous me promettez. J'espère pouvoir également jeter un oeil sur ceux de la Grosschen, dont vous parlez dans une de vos dernières nouvelles. Elle m'a l'air tout particulièrement efficace. En échange je vous montrerai les plans de l'armure passe-muraille, de la taupe mécanique à deux places et du pont individuel portatif et autopropulsé. Ce ne sont hélas que des prototypes, qui présentent encore quelques défauts mineurs, j'ai besoin de votre expertise pour comprendre où ça coince. Nous déroulerons tout cela sur la grande table, nous étudierons les mouvements des forces, les mains à plat sur le papier, un cigare au bec, en très sérieux chefs d'état-major préparant de nouvelles offensives. J'ai un faible pour les plans, les cartes et les schémas, qu'ils soient d'architecture, anatomiques, mécaniques ou géographiques. J'ignore pourquoi ces froides représentations de la réalité me fascinent. Peut-être à cause de leur vaine méticulosité, de ce dessin rigoureux qui cherche à décrire les choses au plus près, et qui pourtant ne pourrait être plus éloigné de la matière.Dans la plupart des pays arabes que j'ai visités, les gens auxquels j'ai demandé mon chemin n'ont jeté qu'un oeil distrait sur la carte que je leur montrais. On n'est pas en très bons termes avec la projection spatiale ici, on utilise plutôt le souvenir en guise de repère. Vous tournerez à droite après le rond-point, à gauche après le supermarché, c'est là, derrière l'hôpital, vous voyez l'hôpital ? Mais où tout cela se trouve, sur une carte, on ne sait pas trop. Quoi de plus artificiel, de plus étrange, vraiment, que de réduire le réel à deux dimensions ? Nous ne sommes pas des oiseaux, comment avons-nous eu l'idée de représenter le monde vu d'en haut, bien avant les satellites ? Sans doute est-ce pour cela que j'aime les plans et les cartes : ce sont des projections mentales, qui nous obligent à changer d'angle, de point de vue, à perdre un peu l'équilibre, décoller du réel pour se l'approprier autrement. Planer au-dessus d'une ville, plonger à l'intérieur d'une machine. Les cartes sont des supports à rêves, elles laissent le champ libre au spectateur, invité à ajouter la vie, le mouvement et la matière entre les lignes et les pointillés. Ouvrir "L'indispensable Paris par Arrondissement" au papier jauni, arpenter des quartiers inconnus, ou "The new Oxford Atlas", qui n'est plus très new du tout, qui m'emmène en URSS ou au Pakistan Oriental. Un simple tracé fait rêver à de sombres impasses, à de larges avenues klaxonnantes, quelques lignes de dénivelé et voilà les arbres qui penchent, sur la colline fouettée par le vent, et la marée ronge les côtes de cette petite île, là, au large de la péninsule antarctique. Qu'importe l'échelle ou le sujet, les schémas et les plans sont toujours une représentation de l'imagination elle-même.
Je vous joins donc une carte, géographique ou anatomique, vous choisirez – j'en ai effacé la légende et tout ce qui pourrait faire obstruction à votre fantaisie. Vous me raconterez votre interprétation demain, autour du barbecue... Ce matin j'ai balayé les sarments secs, sous la vigne, et Thomas me dit qu'il n'y a rien de meilleur que les barbecues aux sarments, vous êtes donc cordialement invité, avec toute votre tribu. Gareth malheureusement ne sera pas des nôtres, il a reçu il y a trois jours son avis d'expulsion définitif. C'est dommage, vous vous seriez bien entendus, j'en suis sûr, lui non plus n'était pas un enragé.
A La Désirade, le 5 avril, soir.
Cher Pascal,Je me demandais où vous aviez disparu. Comme je venais de vous inviter à La Désirade et que je sais votre très extrême curiosité, je me suis inquiété à l’idée que, peut-être impatient de découvrir mes plans de l’oniroscope et du mnémoscaphe, vous auriez fait quelque folie. Or il se trouve que rallier la Suisse depuis la Palestine est bien moins compliqué que d’arriver à La Désirade pour qui n’a pas reçu le Plan. Certains ont cru qu’ils pourraient nous rendre visite sans le Plan. Leurs os blanchissent dans les ravins proches et les pierriers de l’autre versant des monts. Que cela serve de leçon aux autres...
Mais vous voici justement faire l’éloge du Plan, qui m’a rappelé la première fois où je me suis perdu dans Tôkyo.
J’y accompagnais alors l’Orchestre de la Suisse Romande, au titre de tourne-pages attiré de Martha Argerich, étoile de la tournée avec le violoniste Gidon Kremer. Tourner les pages d’une partition suppose qu’on sache déchiffrer celle-ci, chose déjà soumise à une certaine connaissance du plus fin solfège. Mais déchiffrer un plan de Tôkyo est encore une autre affaire, surtout quand on n’en a point sous la main, comme c’était mon cas en cette première aube, lorsque je sortis de l’immense pseudo-palace imitation Renaissance italienne que figure le Takanawa Prince Hotel. C’était à peine sept heures du matin, et la première station d’autorail se trouvait à moins de cent mètres. Mon intention était de me rendre au cœur de la ville, conformément à mon penchant d’aller subito au cœur des choses. Mais le cœur de Tôkyo était-il à gauche ou à droite ? Telle était la question. Et nulle pancarte lisible pour me renseigner : pas une inscription en un autre alphabet que nippon, et nul plan non plus que je pusse lire. Je m’informai donc auprès d’un jeune homme me semblant un étudiant, qui se détourna sans me répondre mais en ne cessant de sourire dans le vide. J’ignorais alors que tous les Japonais ne sont pas impatients de vous aider. Ensuite, quand je fus monté au hasard dans le premier train se pointant, bondé de Japonais semblant tous décidés à m’ignorer (tous dormaient debout, ou plus précisément suspendus aux poignées prévues à cet effet), j’eus bientôt des doutes, puis la certitude que ce train allait tout ailleurs qu’au cœur de Tôkyo – je comptais débarquer à Kanda où se concentre la plus grande quantité de librairies au monde -, sans s’arrêter pour autant alors qu’après vingt ou trente kilomètres de course forcenée la ville se clairsemait avant d’en devenir un autre, dont j’apprendrais peu après qu’il s’agissait de Yokohama. Je me jurai alors, avant de rebrousser chemin, en tâchant de résister à l’irrépressible flot d’employés se rendant à leur bureau, que jamais plus je ne me déplacerais dans Tôkyo sans un plan.
Quelques jours plus tard, décidé de rencontrer le grand écrivain Kenzaburo Oé, dont j’avais l’adresse en poche, je découvris cependant que se diriger dans Tôkyo avec un plan est aussi délicat que de le faire en s’aidant d’une partition musicale, mettons : le Concerto pour la main gauche de Ravel dont je tournais les pages chaque soir. Se déplacer à Tôkyo ne peut se faire qu’en taxi, mais ce qu’on ne sait pas est que chaque taximan ne connaît qu’une section du plan et pas celle d’à côté, de sorte qu’il faut sauter d’un taxi à l’autre, de la limite d’une section à la frange de l’autre et d’un taximan mal luné à un autre, avant de s’apercevoir qu’on tient le plan à l’envers et que le dernier taximan porte le tatouage typique du yakusa…
Cela pour les premiers jours, le temps de se rendre compte que tous les Japonais n’ont pas la même tête ni ne pensent qu’à vous empêcher de rencontrer Kenzaburo Oé qui, soit dit en passant, doit se demander aujourd’hui où blanchissent mes os… Ensuite, comme on se fait à tout, je me suis fait à Tôkyo, sans plan mais avec l’aide de l’admirable Georges Baumgartner, véritable Plan vivant qui m’a raconté la ville du haut d’un des buildings de Ginza où la ville se lisait comme sur une maquette en 3D vue du ciel – comme vous-même pourriez, via Google Earth, découvrir le val suspendu où s’accroche notre nid d’aigle de La Désirade. A ce propos je me promets, demain, par le même truchement, de vous rendre une visite virtuelle. Si Gareth n’y est plus, ce sera donc avec Thomas et Serena que nous trinquerons…
Deux mots encore, cependant, à propos de Georges Baumgartner. Pour nous autres Romands, Georges incarne le Japon. C’est sans doute LE correspondant de nos journaux et de nos médias audiovisuels le plus fameux, à juste titre. Débarqué dans les années 70 par auto-stop, ce petit Jurassien têtu, combatif et droit, est devenu le « lecteur » patenté de la réalité japonais. Dès notre première rencontre, il m’expliqua que la règle du journaliste japonais consiste à n’écrire ou ne dire que le 20% de ce qu’il sait ; mais lui s’efforçait d’enfreindre cette règle tacite. Plus tard, j’ai d’ailleurs appris que la chose avait failli lui valoir son poste.
Il y a une vingtaine d’années de ça, contrariés par les articles de Georges Baumgartner visant les pratiques d’une certaine Firme, les directeurs de celle-ci invitèrent le rédacteur en chef de notre journal, 24 Heures, à découvrir le Japon, ses cerisiers, ses geishas et son admirable industrie. Au terme d’un voyage agréable, notre rédacteur en chef eut à comprendre, à demi-mot, qu’on eût été fort aise de le voir envisager l’éventualité de ne plus trop laisser la bride sur le cou de ce Monsieur Baumgartner, certes éminent par ses écrits mais dont on se demandait s’il avait bien assimilé les us et coutumes du Japon. Hélas les rédacteurs en chef occidentaux sont parfois difficiles à manœuvrer, ou peut-être celui-là était-il simplement mal élevé ? Du moins Georges Baumgartner, honneur à notre patron de l'époque, conserva-t-il son poste qu’il tient aujourd’hui encore avec la même rigueur inflexible.
Cela dit vous avez raison : les plans sont surtout faits pour rêver. Les vieux portulans sont les plus poétiques à cet égard, mais j’ai un petit plan de Manhattan, qui s’ouvre et se referme comme une cocotte en papier, que j’ai réellement utilisé et qui me ramène, une autre année, du côté de Brooklyn Heights où, plutôt fauché et frigorifié, je trouvai sans plan, pur miracle, cette boutique d’un vieux Juif qui me vendit une pauvre pelisse à col d’astrakan, genre manteau de Gogol en plus laminé, pour 5 dollars seulement...
Mais allez, Pascal: minuit approche et je m’en vais faire un tour en oniroscaphe, histoire de compléter la cartographie des grands fonds de la planète Morphée…

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