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Prends garde à la douceur
(Pensées du soir, XII)De la chose promise.- Les enfants viendront, lui avait-on dit, les enfants viennent, confirma le chien d’un aboi surpris, les enfants sont là proclamait tout ce qu’il y avait d’objets qu’ils bousculaient de leurs gesticulations et de leurs cris, et c’était comme une communication de joie et comme une augmentation de présence qui l’impatientait et le réjouissait à la fois tant les enfants sont imparfaits et tellement plus vrais en cela qu’on en redemande - et ce dimanche il se dit qu’il ne mourra pas ni ne mourra jamais si les enfants sont là...De l’impondérable.- Vous vous fiez aux enfants parce qu’ils vous échappent, et le leur reprochant c’est avec l’accent de n’y pas croire que vous leur faites entendre votre désir secret de les voir vous défier à tire-d’ailes, et les voyant s’envoler vous feignez la colère et savez qu’il font semblant de s’en affecter ...De ce qui reste vrai.- Je ne voulais rien dire d’autre aux enfants que ce que je dis des enfant qui nous augmentent, et je le sais depuis mon enfance: que je n’aurai que ça à dire de vrai et que les enfants en auront été la preuve...De ces moments d’insouciance.- C’est grâce au reste d’enfance en vous que reste votre nostalgie des après-midi de vacances qu’à tout moment vous aimeriez prolonger au dam de vos conférences - et vous savez que cela même fonde la confiance que vous inspirez...De la conséquence.- Ce qu’ils attendent de vous se lit dans le plus pur de leurs yeux, et vous savez que les décevoir sera le premier jugement qui vous donnera le sentiment de vous être trahi...De la puérilité.- Quant au culte américain de l’enfance, vous le vomissez de toute votre ardeur attentionnée, tant cette complaisance est nocive et contre nature, quand le seul esprit d’enfance est cinglante lumière et tranchant de diamant...De tel dépassement.- Dépouillons le Vieil Homme, s’exclame l’enfant demeuré sous l’armure du chevalier, et le conseil de l’apôtre fait florès auprès des garçons enfourchant de concert leurs blancs destriers et s’exclamant: dépouillons notre peau de petits couillons !De l’inattendu.- D’une voix incertaine vous expliquez à l’enfant que vous ne savez pas à quoi il sert, pas plus que vous ne pensez le contraire, et de cela il conclut que vous vous serez montré sincère sans être sûr de vous avoir entendu...De la parole donnée.- Ce que vous avez donné à l’enfant n’est que le don qui vous a été fait sans que jamais vous n’ayez mesuré son prix, pas plus que ne vous vient l’idée d’évaluer ce que vous aurez transmis...De la communauté.- Vous avez dit : mes enfants sans le penser vraiment tant ils étaient de partout sur ces chemins variés et partout où ils s’étaient retrouvés au gré des événements divers, et pourtant c’étaient vos enfants, à vous autres mères et pères qui attendiez d’être reconnus...Du refus de n’être rien.- Vous ne permettrez pas à l’enfant de croire au néant, tout ce que vous croirez bon de lui enseigner mais pas cela, ou alors puisse-t-il ne pas vous croire...Des lectures du soir. – Ce qui se passait sous la lampe nous échappait, tout passant par la voix qui lisait et les images projetées sur nos écrans intérieurs, les mots ne disant pas toujours les mêmes choses; et pourtant ils étaient tous protégés, qui lisait et qui écoutait les yeux ouverts ou fermés, tous étaient enlevés ensemble à la présence apparente et tous aujourd’hui se le rappellent comme un partage de l’innocence…Du contraire entrevu. - Ils vous ont été donnés pour vous laisser prouver que vous les attendiez et leur demander peut-être, un jour, de prouver qu’ils vous attendaient, mais rien n’était assuré et vous ne demanderez aucune preuve, en attendant, de ce qu’ils ont reçu ce que vous leur avez donné… -
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(Pensées du soir, XI)Des emportements .- Savoir d’où leur était venu ce goût du pire revenait à se poser toute les questions de la jouissive morbidité et de la cruauté cupide et ce qui était sûr est que ça cartonnait et qu’en esprit tant qu’en faits et méfaits le gang l’emportait de soir en soir dans le bruit des bolides...De la mutation.- La tendance nouvelle à la banalisation du crime par acclamation des clientèles mêlées du Killer, aux écrans de la projection mondiale tous supports, alla de pair avec la marchandisation du simulacre suave et à l’obligation de s’extasier ou de s’indigner de concert selon les modes indiqués et les codes au format...De la rage conditionnée.- Savoir comment l’esprit de complot et l’esprit de revanche, l’esprit d’envie et l’esprit de rapine , l’esprit des dépités et l’esprit de acharnés s’allièrent dans la rue et par les allées du Pouvoir dont l’esprit s’empara de l’universelle clientèle, revient à s’interroger sur le mal à la queue du serpent se la mordant...Des flux continus.- Un autre mensonge de ces temps-là que véhicula le Troll mondial fut de prétendre que tout passerait désormais par ses dispositifs au motif que tout lendemain serait formaté désormais à sa seule disposition accessible à tous selon ses seules conditions...De la nature des choses.- Aux affects de la fausseté et de la laideur, de la tristesse entretenue et du ressentiment accru s’opposèrent naturellement nos ressources naturelles de peuples des marais et des clairières, des promontoires au bord du ciel et des vastes étendues, et chaque soir nous échangions simplement notre bonsoir innocent de tout temps...Des aimables propositions.- Vous qui avez le front levé et la joie au cœur , vous échappez à la jactance et aux concours insensés pour vous contenter de ce qui vous contente sans compter et ce sont de conviviales invitations dans les jardins où sur les toits voisins, de profitable entretiens avec telle magicienne des hôpitaux ou tel conseiller patient de jeunes aspirants à la Libre Pensée, de lentes déambulations imaginaires le long des allées ombragées ou largement arrosées de pluies solaires, de stases patientes et d’extases attentives...D’autres bons moments.- Le soir j’ouvre à la lune, c’est le début de l’été et des parfums l’accueillent montés du cellier, donc ça sent la pomme et la prune et ça lui plaît - on sait qu’elle a des goûts simples et ses rayons baignent mes rayons de livres, après quoi je la laisse m’inspirer des contes et la lune s’éteint quand j’écris le mot FIN...De l’obstination.- Après, la nuit tombée, pendant le dernier café ou la télé, quand les enfant et les divers animaux de compagnie sont couchés, les oiseaux muets dans les branches et l’éléphant debout immobile sous le dais du sultan, l’herbe rampe et pousse au pied des palais, ne l’oubliez pas car l’herbe, elle, n’a jamais renoncé...D’autres phénomènes.- Juste avant le fondu au noir vous le notez: le diamant des Alpes scintille, et cela vous rappelle tous ces étés des glaciers désormais en vrilles, puis le lendemain le vent qui a veillé revient dans les vallées et ce sont alors d’autres années qui se rappellent à votre souvenir, qui dilate les collines semblant alors des nuages au non moins incertain devenir...Du bon dieu cheminant.- En fin de la journée je mets tout à plat et je regarde tout ça dans sa simplicité, à savoir que la terre est plate et que le clocher là-bas au milieu de tout ce bleu et des maisons posées sur le brun de saison est à sa place, alors pourquoi ne pas se féliciter de ce qui est parfait se dit le dieu ignorant à ce moment des calamités...Des témoins muets.- Il est vrai que le très haut peuplier qu’il y a derrière le chalet se tait depuis tout le temps qu’il se trouve là sans personne que moi qui le sache pousser sans se prononcer jamais, et qu’importe que je me taise encore, ou pas, quand enfin il parlera...De notre humilité.- Si tant est que vous vous sentiez appelé, vous devez éprouver l’immensité des choses chaque nouveau matin qu’elles éclosent et vous accueillent au milieu de vos papiers déchirés...De la bonne vie.- À l’autre bout du potager vous attend un blessé de guerre qui vous supplie, et quelque chose en vous fait qu’en dépit de votre ennui vous allez vous lever... -
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(Pensées du soir, X)De la bienfacture. - Pour le dire avec exactitude et précision, elle ne s’occupait guère des bienfaits de nature supérieure, dispensés ou reçus, qu’elle estimait humblement au-dessus de sa compétence, mais plutôt de la bonne façon de ses enfants la semaine et le dimanche, de la belle ordonnance de ses rosiers et des vergers avoisinants, de la juste appréciation qui autorisait le travail de force ou le repos à l’avenant, enfin de la préservation des usages et pratiques de la famille unie en milieu provincial ou survit l’artisan probe et la maîtresse de piano assurant le job...De la préoccupation.- Rien de plus rassurant qu’une repasseuse à son affaire, se dit le jeune philosophe inquiet dès le lever du jour à l’idée qu’il puisse perdre le fil de sa pensée en achoppant à quelque Aporie (c’est en ces termes qu’il ressent sa limite), et la vision de Madame Arthur dans sa buanderie l’incite à reprendre confiance en la vie ...Des utilités.- La femme d’affaires ne fera pas l’affaire en l’occurrence: nous avons surtout besoin de rêveuses et de praticiennes libérales de l’intuition révélatrice, de jardinières de l’insouciance et autres familières du bon sentiment qui ramènent un peu de sens commun à la cité déboussolée...Du bruit des gens.- Tout à coup les cris de la foule en panique ou fêtant le champion de piano lui manquent, et les propos idiots des files d’attente, et les gestes inconsidérés, les bousculades et les échauffourées : tout cela lui manque à l’heure de se sentir si seul et jugé par l’âge, seul avec ses pieds immobiles et ce silence imbécile...Des mains inconnues.- Vous ne savez pas comment cela s’est fait, par quel hasard ou quelle grâce inconnue, mais c’est un fait: vous avez été reconnu(e) dans la foule de ce matin-là, où c’était le soir dans un café, une main s’est posée sur votre épaule, une voix, un regard ou Dieu sait quoi et comme une lumière est apparue dans l’obscurité, une idée dans le magma, cette mélodie qu’il vous a semblé reconnaître et cette voix qui vous disait : je t’appelle par ton nom, tu es à moi...Des noms gravés.- Sur le bois du banc vert, au couteau dans l’écorce, au mur malodorant des latrines masculines qu’on appelait naguère vespasiennes, dans les escaliers des clochers, au tréfonds des prisons, sur les rochers et dans les cabines des plages aux cloisons chaulées, les doigts noircis de suie et les craies ou les crayons, les canifs ou les poinçons ont gravé vos noms de voyous ou de barons, et Lucien de Samosate à griffé le marbre de la Rome à cinq étoiles alors que Riton a mis les voiles de l’ergastule où Donatien marquis de Sade a laissé son nom, mais qui dira ce qu’on lira demain sur les parois des chambres des jeunes filles aux chers petits secrets ?Des lendemains d’hier.- Après les images oubliées de la maison en deuil aux vitres ruisselantes, que nous resta-t-il sinon les échos en nous de cette voix gracile qui nous parlait les yeux fermés du sang et du lait des villes...Des transerelles.- Nous avions dépassé les impasses de la Raison , par delà même les paradoxes et autres contorsions attendues : dans l’imprévisible des relations de causes perdues à effets inconséquents, au libre jeu des associations non convenues, et le jeu des figures fut relancé dans le nouvel élancement des subconsciences aux ravissants épiphénomènes et les musicales musiques se reprirent à musiquer...Des arguments féminins. – Nous n’entendons pas les discours assénés ni les contradictions et autres fulminations raisonnées : nous n’en avons qu’aux preuves tangibles de l’agir délicat et du sentir accordé aux grâces de l’offrir – et ce qu’offre l’éternelle Demoiselle ne se discute pas…Des terrasses d’été. – Vous vous rappelez ce qui fut et subodorez ce qui sera, mais ce qui est ne se mesure pas plus aux étés passés qu’à ceux qui passeront – et c’est pourquoi vous ne le voyez pas passer à l’instant ni ne songez à en parler…Du chemin qui s’en va. – Ainsi y a-t-il, dans le chemin du soir, une qualité particulière de silence qui semble vous écouter, à croire que l’ombre se faisant se tait pour vous laisser parler, et vous ne savez si le chemin vous précède, vous suit ou vous accompagne…Peinture: Robert Indermaur. -
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(Pensées du soir, IX)De l’equanimité.- C’est en vous imposant le calme le plus opposé à votre nature naturelle que vous êtes devenu ce parangon de flegme et de sang-froid célébré par vos camarades diplomates que vous rêvez, à vrai dire et sans exception, d’étrangler pour leur manque de retenue en présence de Madame la consule, votre béguin secret...De l’éphémère.- Nous calligraphions nos poèmes à l’eau de pluie sur les grandes pierres blanches du bord du fleuve, et le temps de les lire les voilà s’évaporer...De l’excès de bleu.- D’avance nous nous savons en faute mais nous le disons quand même au peintre du monde au travail ce matin dans le ciel de Florence : que tout ce bleu nous afflige au moment même où notre âme impure craint de se voir en ce miroir, mais la bénédiction d’une soudaine averse nous rappelle que la bonté de tout artiste se mesure à son humour...Des premières larmes.- À quel moment du long récit les mots de Levant et de Couchant sont-ils apparus sur les parois de nos cavités pleines encore de cris de crainte ou de colère , et peut-on dater le premier sourire de l’enfant de l’ère paléo dans le déferlement du multiple ? se demande l’adolescent ferré en préhistoire qui voit ce matin, inexplicablement, son cœur pleurer comme il pleut sur la ville...De la candide assurance.- Vous croyez que l’esprit ingénu de la véritable jeune fille est en voie de disparition, mais quelle preuve en avez -vous, avez-vous assez sondé la Virginie du sud et consulté les statistiques de la globalité confidentielle en la matière ? Sûrement pas ! morose que vous êtes en votre désir secret d’extinction alors même que refleurit la fille de joie dans le jardin d’à côté...Du bon et du mauvais fils.- Savoir lequel est le préféré du supposé Seigneur relève de la plus délicate conjecture, sachant que des deux le brigand est le mieux vu des gentils (autre terme sujet à discussion) et que l’autre honore ses mère et père en paroles plus qu’en actions, mais comment expliquer à part ça que les deux anciens enfants de chœur liés par le sang continuent de se tenir l’un et l’autre pour le préféré et de se le reprocher ou de se le pardonner tous les jours que Dieu fait...Des pères et des fils.- Alors que les Pères brûlaient tous les livres au nom du ciel où se dissipaient les fumées, les fils (et quelques filles lettrées) sauvaient Aristophane et Lucien, et Sapho l’inspirée et le mutin Pétrone, tout joyeux de se retrouver ensuite en bonne compagnie, loin des lits de cendre et des plats de suie...Des lassantes litanies .- Il est vrai que je n’ai point été tenté de baiser Maman ni de flinguer Monsieur Père, mais qui prétendrait que j’en suis handicapé au vu de mes résultats académiques et militaires (ou de mes échecs foireux qui reviendraient au même) accueillis par mes vieux avec la même indéfectible tendre humeur - et nous vieillissons à l’unisson sous la même lumière en dépit de nouveaux pics de pollution...Des malentendus.- Celui-là, qui s’impatientait de te convertir à la seule vraie foi, en est arrivé à enrager quand il t’a vu si bienveillant envers ton prochain, voire ton lointain, et tellement apprécié partout en ta qualité de guérisseur non titré, puis c’est ensemble que vous avez été déportés et avec le même silencieux respect que vos noms sont évoqués par ceux-là qui ne savent plus trop à quel saint se vouer...De la fantaisie des dieux.- Le nom d’Allah est apparu dans une aubergine coupée en deux, votre conseiller en méditation affirme détenir une authentique dent de Bouddha que son cousin taxidermiste toujours malveillant (parce que jaloux) prétend une dent de crocodile, et vous avez tous entendu parler des empreintes de pieds du Seigneur moulées au bord du lac de Tibériade ou sur telle plage de Goa, mais rire de tout ça n’empêche pas, ma foi, le croyant de croire à tout ça...Peinture: Neil Rands, The falling Man. -
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(Pensées du soir, VIII)Des résonances.- C’est au charme des noms, plus qu’au prestige des lieux, que vous aurez réagi le plus souvent et voyagé ou rêvé quelque temps, juste le temps de réclamer au guichet un aller-retour pour Balbec ou la Grande Garabagne, ou de répéter en murmure les noms de Samarcande ou d’Ecbatane avant de se dire : on oublie à cause de l’excessive chaleur ou du froid de loup, des moustiques-tigres ou des scorpions entre les draps - et tel autre matin vous vous retrouviez au Negresco de Sils-Maria, donc en pleine confusion onirique...Des suggestions momentanées.- Un brouillard à couper au couteau pourrait se lever tout à l’heure sur l’horizontale enneigée plantée d’une forêt de bouleaux ou sur des falaises de marbre donnant sur une mer couleur d’émeraude, pour éviter la pensée désolante d’une autre forme de néant visible (les images de villes dévastées des journaux du même matin), et voici que de minces rameaux et les herbes hautes du premier plan, des fantômes d’arbres verts en contrebas dans le gris toujours enveloppant font émerger le paysage familier censé vous situer de votre vivant - comme on dit...Des surprises de la beauté.- Je vous dirai par élection toute personnelle datant des étapes vélocipédiques de ma vingtaine: l’heure orange sur le Campo de Sienne , au déclin du jour, le soleil disparu derrière les frises de marbre des palais et les tuiles comme sorties du four des hautes bâtisses serrées en leurs briques entourant la vaste conque de pavés roses, ou tout à l’opposé, populaire et populeuse, pulpeuse et puant la piétaille: la Piazza Navona vers dix heures du matin quand la Ville éternelle oublie son appellation au bénéfice de ses odeurs corporelles et autres splendeurs fruitières - et Salamanque en son brouillard ou Séville en ses jardins, Samos et Samarcande...Des lieux oubliés des dieux.-Certains se figurent que ce sont les plus démunis ou les plus dévastés par l’humaine férocité, mais non : ce sont plutôt les plus tristement nantis, les plus sinistrement célébrés par la télé, les plus satisfaits en leur veulerie étalée qui font fuir les fées et les elfes, les bénédictions et les connivences angéliques...De la nostalgie des mauvais lieux.- Parfois le père et le fils se croisaient dans la même maison bien tenue, ou l’abbé et son cousin bolchéviste, l’apache et le prétendu comte fatigué de sa baronne avérée - enfin tous ceux-là qui ne se retrouvent même plus désormais en prison, sauf exception, et moins encore sur Tiktok...Des indéniables Hauts Lieux.- Ce serait à chacune et chacun d’élire les siens, comme ils traceraient leur autoportrait sur fond de ciel haut levé les yeux pleins de cette adhésion montée du tréfonds des incantations sacrées ou profanes, étant entendu que la divinité souffle ou inspire quand et qui elle veut en toute beauté et bonté conjuguées au présent signifiant : cadeau...Des ironies du sort.- Nous en avons d’autres dans notre sac à malices, expliquaient les occurrences en phase avec les circonstances, et ce que vous avez appelé le Destin ou la destinée, avec ou sans majuscules et inversement, n’enlève ni n’ajoute rien à l’aléatoire des épices ou des dissonances, des élans réjouissants ou des accablements émus...Des oublis vivaces.- Vous ne vous rappelez plus où cela s’est passé ni si ce fut avant ou après votre décision d’arrêter de fumer, mais la couleur précise, la musique et la touche particulière de chaque mot contenu par le message de l’Ange se détachent sur le fond nébuleux de tout ce que vous avez entendu, comme exacerbé par l’oubli... -
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(Pensées du soir, VII)De la fraîcheur.- L’Oeuvre garde assurément des traces d’ancien, mais sa beauté est toute affirmation de jamais vu dont la meilleure preuve est le changement d’humeur immédiat de qui l’approche et la reconnaît comme une évidence matinale ou l’idée de s’immerger évoque le rite deux fois millénaire du baptême...De l’humble attente.- Qui n’a jamais connu de sérénité ou de soleil durable bénéficie de cette tranquille disponibilité des innocents qui en ont vu de toutes les couleurs sans en concevoir la moindre rancune - et voici tout à coup qu’une main se tend vers eux ou que deux bras leur prouvent qu’eux aussi ont eu une mère jadis où naguère dans un autre pays...Des objets et des muses.- Tard venu à la poésie, l’ancien employé de bureau que Baudelaire a soudain visité telle nuit lunaire n’ose pas parler de muses quand il sent en lui des mots s’associer comme s’il n’y était pour rien, juste bon à les accueillir et les aligner sur le papier à l’encre d’écolier qu’il a gardée sans se douter de l’usage qu’il en ferait à l’âge où l’on cesse de rien faire...De la vanité.- Ils se disent poètes et se prétendent au-dessus des objets, ils attendent que la caméra tourne pour évoquer leur ascèse de création et l’angoisse vertigineuse de la page blanche et le peu de rentabilité dans la société que vous savez - et de cela aussi ils feraient de la poésie si leur image y gagnait...De la bonté des objets.- Il ne suffit pas de célébrer la beauté des produits fabriqués en l’usine de l’Art mondial et de la Poésie universelle: leur bienveillance foncière est également à inscrire au patrimoine de l’humaine engeance, et l’apaisement de la sempiternelle douleur - laquelle n’est pas étrangère pour autant à la beauté et à la bonté diffusée par les mêmes objets...De la profondeur du soir. - C’est un cliché pour Instagram et bien plus depuis toujours et partout : ce rouge aux joues du ciel virant au noir, et ce qu’on dit les feux du couchant ou les vestiges du jour sont à la fois la fin de quelque chose qui nous remplit de mélancolie dès notre enfance soudain affolée à ces heures, et l’entrée dans l’autre royaume dont les heures ont perdu leurs ombres...Des retombées.- L’ivresse du bateau à saisi la mer tout entière, et le vent et les étoiles renvoyant à travers le temps leurs imaginaires palpitations...De l’appartenance.- On emporte avec soi tout ce qu’on possède, y compris l’amour dont on est arraché comme un corps semble arraché à l’amour universel, mais à quel amour et à quel univers ces mots appartiennent-ils, pourriez-vous demander faute de les traduire en larmes...Des échanges secrets.- Il est inexact de prétendre qu’un amour heureux repose sur la fusion des intérieurs, même sans faire chambre séparée nous avons gardé entre nous cette distance qui subsiste entre Animus et Anima, chacun à sa fenêtre donnant tantôt sur cour ou jardin au théâtre des journées, la nuit venue restant propice à d’autres passages et confidences - mais la encore c’est mentir que d’exagérer à la façon des feuilletons...Des élans factices.- Dès lors que nous avons résolu de couper court à toute exaltation imitée du cinéma, les choses entre nous sont devenues plus belles d’être réelles, jusque dans les difficultés nous ouvrant des voies nouvelles par lesquelles nous nous sommes approchés l’un de l’autre, et ce faisant nous nous sommes éloignés de ce que chacun de nous avait été pour nous rapprocher des autres…Des rituels relancés. – Sans savoir si la statistique indiquant l’augmentation ou la diminution des individus qui prient dans nos régions, et compte non tenu des manifestations de superstition liées à toute forme de performance ou de profit prochain, nous croyons savoir que la considération et même le respect, voire l’amour du sacré se traduisent toujours, à proportion de l’humilité naturelle des gens, par des gestes, visibles ou non, assortis de formules audibles ou non, qui expriment tantôt l’imploration et tantôt l’adoration à la fois sincère et discrète et ces temps d’insincérité présumée et d’indiscrétion avérée…Peinture: Joseph Czapski. -
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(Pensées du soir, VI)Des yeux fermés.- Loin d’être de ceux qui ne veulent pas voir ou qui se voilent la face, il exerçait ce qu’on peut dire la double attention, et ses visions, voire parfois ses prévisions, gagnaient en intensité juste avant son éveil au point qu’il s’efforçait de différer celui-ci pour les inscrire en sa mémoire d’élucidation bientôt réactivée...Des messages subliminaux.- Savoir lire entre les signes est parfois inné mais certains en viennent à acquérir et cultiver cette disposition par instinct de survie ou pour compléter leur pratique des langages non verbaux à dominante sensitive gestuelle, où les ajouts oniriques se trouvent également appréciés...De l’attention flottante.- Les doctes et les néo-jansénistes les plus stricts décrient la rêverie comme si la subdivision de celle-ci ne faisait pas la part du vague et celle de l’hyperprécision révélatrice, de la paresse vaseuse et de l’investigation intime ou panoptique la plus conséquente, le poète se situant à l’opposé diamétral du rêvassier...De la contamination.- Elle parlait de beauté et la plupart n’entendait que le mot bien-être, la plupart craignait de se doper à l’admiration, la plupart préférait consommer du solide et, tel l’opiomane impatient de voir la plupart se livrer à l’opiomanie, limiter son bien-être à ce qui la faisait ressembler à elle-même...De la compensation.- Le malheur est un mal, mais la douleur peut être un bien, comme le rappellent parfois l’œuvre d’art ou la poésie qui nous ouvrent un nouveau temps et de plus larges espaces, la statue dans un nouveau ciel et le poème dans un autre silence, le fini par delà l’indéfini...Du somnambulisme sympathique.- Je vous ai rencontré dans un rêve, ou plus exactement : dans une suite de rêves où nous nous reconnaissions avec le même élan joyeux, je n’ai aucun souvenir du contenu précis de nos échanges d’un tour pourtant élevé dans leurs aperçus existentiels et leur qualité affective, et nos allées et venues nocturnes entre la chambre du sommeil et les bars voisins et les forêts des hauts de villes ne cessaient de nous rapprocher en amis puis en frères au point que nous en rappeler au grand jour et tous deux à nos affaires nous est une douleur que seule la nuit à venir pourrait apaiser si tout cela n’était pas qu’un rêve éveillé...De la saveur.- Ne vous gênez pas de goûter au poème, et non point seulement du bout des lèvres, mais pleinement et narines accordées au papilles et à l’écoute car ceci est un corps doublement actionné par ses divers organes et ce qu’on appelle le cœur par incertaine analogie avec le moteur palpitant de la vie et ce qu’on nomme l’âme sans la situer dans le concert de la chair - tout cela s’incarnant cependant dans ce qu’on qualifie de poème...Des hasards heureux.- Tout n’étant en apparence que façon de parler, je vous laisse ajouter bémols et guillemets, mais considérez attentivement la part imprévisible, qu’on pourrait dire géniale sans emphase mondaine ou prétention puérile, du poème, et vous saluerez une fois de plus le coup de dé de Lazare au sourire d’ironie...Des consolations fragiles.- Celui-là, chancelant, vous jure qu’il se réjouit de se fondre au néant, enfin délivré de ce monde immonde, et vous le félicitez pour sa bonne mine, tandis que cet autre, amputé des deux jambes et se réjouissant des jours que sa chimio lui laisse l’espoir de vivre, vous demande de lui remonter son oreiller et d’ouvrir la fenêtre au printemps...De la vie humiliée.- Que la vie semblât injuste relevait d’un constat qui n’aurait pas dû entacher sa bonté potentielle ni moins encore sa rayonnante beauté occasionnelle, et comment lui reprocher de s’en prendre d’abord aux plus faibles alors qu’elle-même était aussi fragile et fatiguée qu’une vieille servante...Des derniers retournements. – Ils décriaient les bonnes choses au nom des cantiques à venir, sans y croire à vrai dire, et de moins en moins à mesure que les bonnes choses leur étaient retirées voire interdites, aussi se mirent-ils bientôt à chanter les bonnes choses en espérant que les cantiques à venir ne les leur feraient pas oublier…Peinture: Robert Indermaur. -
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(Pensées du soir, V)De la fuite en avant.- L’invocation à la vie qui continue fut le lieu commun de plus en plus largement partagé par les faibles autant que par les forts qui en tiraient prétexte à plus de dureté et plus de violence, de sorte que la loi de la jungle retrouvait elle aussi sa justification...Du simulacre élargi.- La vie par procuration, de même que la guerre à distance et que l’amour virtuel s’imposèrent en ces années comme de nouveaux modes compulsifs de celles et ceux qui se conformaient à l’exemple de ceux et celles qui les avaient précédés sur cette voie de la déconnexion connectée, de sorte que l’individu sans contact se multipliait et l’effet de meute avec sa prolifération panique...Des premières interprétations .- Dès les premiers jours de la maladie mondiale certifiée, les uns évoqueraient le souvenir de la peste noire et les autres les dangers de mesures par trop étatiques, les autres la grippe hispanique et les risques d’un libéralisme laxiste, tandis que les soignantes et les soignants soignaient, fort applaudis aux balcons...De l’odeur de l’hosto.- Il y a pire que mon angiosarcome du cœur, disait-elle pendant sa perfusion : il y a cette odeur de vertu, cette odeur de propre et de confort sanitaire, cette odeur de pansements neufs et de chemises repassées, cette odeur de linceuls et de tisanes, cette odeur sans odeur du poison qui me permettra ce soir de sentir encore un peu du parfum du jasmin...Des nouveaux experts.- L’important en apparence était d’affirmer l’apparente évidence comme un fait confirmant l’importance de l’expérience, non sans remettre en question les experts de plateaux insuffisamment titrés en matière de pathologie virale, et du coup s’exacerba l’opposition des mieux sachants et des beaux parlants, et ce qui s’avéra dès le début de la pandémie fut confirmé par les experts de la guerre au moment où celle-ci commença de passionner les présentatrices et présentateurs de plateaux soudain en phase avec la géostratégie ambiante...Des complications.- Ne m’étant jamais droguée ni ne couchant avec des séropos, disait sa voisine de box également perfusée, j’ai coupé à La Maladie, comme on l’appelait dans les années 80, avant de choper la malaria en Malaisie ou j’ai commencé de fumer et voilà le résultat avec une jambe en moins et de mauvaises nouvelles sur l’autre, mais ce serait pire en Tchétchénie alors merci la vie...Du pire mais pas que. - Quant à la vie elle se demandait, après tant de millénaires sans le moindre progrès en dépit des micro thérapies et des accélérateurs linéaires, ce qu’elle foutait ou était censée fiche au milieu de tant de vivants inconséquents, elle qui croyait avoir tout vu et ne finissait pas d’en découvrir de pires mais aussi de meilleurs ça faut quand même le rappeler pour le moral des enfants...Du noir complet.- Plus qu’un autre lieu, plus même qu’un plateau de télé l’hôpital est dépendant du flux que menace une panne de datacenter par défaut d’alimentation électrique, fuite d’eau dans le système de climatisation ou bug informatique, et vous savez ce que ça coûterait d’interrompre l’activité du cloud ne serait-ce que le temps de votre opération, donc faisons tous profil bas...Des petits bleus.- Le fait qu’il y eût encore quelque chose plutôt que rien stimula vos imaginations, et l’éventualité d’un monde soudain éteint, soudain tout silence - cette éventualité réjouit étrangement vos imaginations de poètes en vers réguliers ou de rêveuses adeptes de la pensée ZEN, reconnaissants de cela qu’on pût encore se faire des signes entre balcons et s’écrire des mots doux rédigés au crayon simple...Des profondes cavités. – Dans le murmure plus ou moins inquiet des salles d’attente, dans les champs que traversaient soudain les voitures affolées fuyant les encombrements autouroutiers visés par les chasseurs ennemis, sous les hautes voûtes des cathédrales également menacés par le Barbare, au double creux de votre oreiller, dans la noire et si légère épaisseur des siècles de notre mémoire partagée, dans toute cette concavité retentissaient à n’en plus finir les voix et les échos de cette parole faite chair qu’à votre tour vous incarniez…Peinture: Félix Vallotton. -
Prends garde à la douceur
(Pensées du soir, IV)Du refus d’obtempérer.- À ceux-là qui positivent à mort, comme aux lugubres qui ne voient partout que ruines vous avez opposé votre quatre-mains de pianistes amateurs hors d’âge, sans autre métronome que le double battement de vos cœurs et sans autre souci que celui de la mélodie dont les enfants se souviendraient...De la nouvelle relation. - L’intuition qui nous vint, sans rapport avec les ordonnances délivrées à foison par les philosophes de plateaux et autres officiants de théomarketing, que nous étions confiés les uns aux autres, se concrétisa dès les premiers temps de la maladie spécifique qui fut officiellement identifiée comme une pandémie par l’Institution reconnue au niveau mondial...De la conséquence.- L’idée qui était alors la vôtre, fondée sur l’observation fine opposée aux généralités reçues, que l’esprit de conséquence est la plus vive au cœur de l’enfance et se dilue ou se dégrade au fil des dénis de l’âge, trouva la meilleure illustration dans les progrès soudain de l’infantilisation générale, qui est le contraire de l’esprit d’enfance, soumise à l’idéologie sanitaire générale de souche parascientifique et financière...De la confiance.- La première conséquence découlant de la maladie générale ou supposée telle fut que plus rien ne sembla désormais relever de la certitude alors que les plus forts, les plus puissants, les plus ostensiblement possédants semaient quelque temps le doute, de même que les plus portés à se croire croyants et les plus enclins à se dire savants...De la vulnérabilité.- D’aucuns alors, découvrant par les médias que les Chinois et le Berbères, les Malais et les Tasmaniens risquaient de tousser et de s’enfièvrer à mort autant que le fermier d’Arizona ou que la veuve distinguée des beaux quartiers viennois , conclurent bientôt au complot...Des preuves chiffrées.- La récurrence exponentielle de l’exposé assorti de statistiques, fondées en partie ou partiellement trafiquées, alla de pair en cette période avec l’affirmation plus ou moins opportune ou opportuniste des compétences expertes en tout genre, à commencer par l’hygiène théorique et le conseil moral, mais cela bien avant le mal foudroyant qui vous a visés particulièrement sans que quiconque pût non plus en déceler la source ou en expliquer la cause...Des flirts de seniors.- Vous n’étiez pas de celles et ceux (l’époque excluant depuis peu qu’on parlât de ceux seuls sans leurs homologues féminins) qui attendaient quoi que ce fût des nouveaux ateliers protégés, et le souci soudain voué par les médias à la sexualité des seniors vous inquiéta bientôt autant que la perspective d’une mécanisation des sentiments ou du formatage des affects...De la retenue tacite .- Vous étiez convenu de ne point aborder de grandes questions avant le café du matin, voire les dix heures ou culmine la tranquillité matinale, de même qu’on y renonçait après le coucher du soleil, mais le reste du temps était souvent dévolu à ce qu’on peut qualifier d’insouciance attentive, et souvent d’autant plus attentive aux bonnes choses de la vie qu’elle se fondait sur la présomption d’innocence...Du mimétisme médiatique.- La transition du mal général dont parlaient les médias comme d’un fait établi, aux affections particulières qui continuaient de frapper n’importe qui et au hasard, comme celle qui vous était réservée sans que vous vous en doutiez au début des premières hécatombes, ne vous rendit pas fatalistes ni moins encore désabusés ou cyniques, mais plus confiants, mieux confiés les uns aux autres...Des illusions infécondes.- Un trait idéologique funeste de tes compatriotes t’était apparu en ton adolescence déjà et t’avait révolté vers tes quatorze ans, qui tenait à postuler l’immunité d’ordre divin dont bénéficiait la patrie au nom d’une élection spéciale prouvée par le fait que vous aviez coupé à deux guerres mondiales, et tous les dénis ultérieurs de la nation vertueuse te semblèrent découler de la même misère d’âme...De la seconde chance.- La folle inventivité de vos enfants en leur premier éveil, leurs sorties inouïes, leurs dessinages de petits voyants, leurs jeux et leur gestes vous auront fait revivre et partout où il y a de l’enfance et des sensibilités friandes de nouveauté printanière, ainsi de vos soirs redevenus allègres matins...Peinture: Joseph Czapski. -
Prends garde à la douceur
(Pensées du soir, III)De l’hésitation.- On pourrait en rester là, se dit-elle après avoir appris que l’opération serait palliative et non curative, selon les termes signifiant que le geste chirurgical d’une extrême complication et nécessitant donc d'exceptionnelles compétences ne fera que lui gagner un peu de temps s’il réussit et si elle survivra - donc on en resterait là, mais sait-on seulement où on en est ?De la résolution.- Ce qu’on a décidé, pense-t-il en élargissant sa réflexion à la cafète de l’hôpital, c’est plutôt l’hôpital qui l’a décidé, j’entends : les théoriciens et les techniciens, les praticiens de l’hôpital qui parient pour l’excellence de l’hôpital en termes non exempts d’un souci de publicité, et par extension tu en conclus que c’est ce qu’on appelle la société qui a décidé pour vous, même s’il vous sera accordé de prétendre le contraire aux colloques mis sur pied par les superpros stipendiés par ladite société...Des couleurs ravivées.- D’un tout autre point de vue c’est grâce à la chimio, si j’ose dire, que nous avons redécouvert la beauté distincte des couleurs de la vie, la distribution précise des couleurs des voyelles, comme le jeune poète aux joues roses et grandes paluches l’avait entrevue, et la spécificité rythmique des consonnes, mais aussi la musique des murmures, et de fait nous parlions tout doucement dans le box où elle se trouvait perfusée...De la drôlerie des situations.- Nous aurons vécu d’autres bons moments, avec les garçons fracassés du pavillon de traumatologie de l’hôpital régional, cette année-là, quand chacun oubliait ou faisait semblant d’oublier ses os brisés ou ses plaies pour ne voir que ce qui vivait encore en ces lieux puant le désinfectant et les relents de cuisine avant ou après les heures à pleurer - tout à coup le grand Timour donnait le signal de la salutation générale au dieu soleil et la faute à pas de chance se trouvait défaite à l’avenant...De ce fil ténu qui nous retient. - À la fin votre père ne tenait presque plus debout, lui l’ancien militaire fierté de votre nation, vous m’avez dit qu’avec tout ce qu’il avait oublié il était presque apaisé, vous avez ajouté ensuite qu’il était presque content de s’en aller, concluant enfin que ces « presque » en disaient beaucoup sur sa vie ...Des regrets inavoués.- Ce qu’ils ne diront pas, si l’un part avant l’autre, c’est qui donnera son dernier verre à l’autre si l’un est déjà parti, ou qui humectera le front de l’un si l’autre n’est plus là, et qui fermera leurs yeux, et qui prendra soin du chien ?Des illusions tenaces.- Vous croyez être prêt, no problem affirmez-vous devant votre glace qui ne fait même pas une grimace, vous laissez la peur aux autres ajoutez-vous sans penser même à la sorte d’angoisse que vous évoquez, sur quoi vous découvrez au chevet de qui vous aimez que ce qu’elle vit, ou ce qu’il vit, ce que vous vivez ne l’a jamais été et que personne ne vous dira qu’il n’y a pas à avoir peur...Des limites de l’organisation . - Les uniformes des soignants sont fonction de leur fonction, vous explique-t-on en vous recommandant de moduler votre façon de leur parler à proportion de leur rang, mais vous vous y refuserez tant que les patients n’auront pas d’uniforme approprié à leur dysfonction...Des occasions manquées.- Ils parlent de votre vie comme s’ils vous plaignaient de ne pas présenter les dernières nouvelles à la télé, ils semblent regretter pour vous ce que vous n’avez jamais désiré, pour un peu ils vous souhaiteraient un enterrement tel qu’ils vous croient incapable de l’imaginer...Des questions peut-être vaines .- Regretterons-nous de ne pas nous être tout dit, se demande-t-elle sans penser vraiment qu’il lui ait jamais caché quelque chose d’autre que ce qu’il sait qu’elle eût souffert d’apprendre, et de son côté son bon naturel lui suggère que ne pas tout dire n’est peut-être qu’une autre façon de se parler...Du plaisir obligatoire.- Tu n’accordais à ce qu’ils appellent le bonheur qu’une attention prudente, à ta façon de descendante des paysannes des hauts, tu savais ce qui est de la jeunesse et ce qui est de dignités ultérieures et non moins jouissives à leur façon domestique ou peut-être artiste, tu ne te payais pas de mots et l’indulgence de l’âge adoucissait encore ton savoir d’expérience...Du refus d’obtempérer.- À ceux-là qui positivent à mort, comme aux lugubres qui ne voient partout que ruines vous avez opposé votre quatre-mains de pianistes amateurs hors d’âge, sans autre métronome que le double battement de vos cœurs et sans autre souci que celui de la mélodie dont les enfants se souviendraient... -
Prends garde à la douceur
(Pensées du soir, II)De quelques dissonances. - Sans discontinuer l’on vous avait enjoint toutes ces années de profiter, sans faire de vous des profiteurs - ça c’était le bonus de conscience -, mais la santé qui rutile, l’emploi garanti aux utiles, le travail qui libère et les congés payés aux Maldives qui régénèrent, le décor d’une nature faite pour l’œil et tout un système assurancier palliant la moindre défaillance de la machine faisaient concert et profiter ne sera jamais un crime sauf en cas de guerre - mais voici que celle-ci se rapprochait, et la mortelle maladie...De l’hospice occidental.- Enfants d’après la guerre il vous arriva de douter de la légitimité de vos privilèges, mais pouvait-on vous reprocher d’être nés de ce côté de la chance, se demandaient certains d’entre vous tandis que d’autres se disaient prêts à endosser la faute, mais n’était-ce pas se moquer des damnés de la terre que de se ranger de leur côté à si bon marché argueraient ceux-là qui ne voyaient de choix que la sainteté - nous en étions à peu près là de nos discours d’enfants gâtés quand nos propres enfants commencèrent de s’interroger...Des mentalités variées. - Votre vingtaine fut d’un idéalisme apparenté, puis vous vous frottèrent au monde dont les langues et les usages familiaux ou les tensions sociales vous firent évoluer en finesse ou en habileté, mais ce soir vous revivez ces moments sans acidité, tous deux foudroyés par la nouvelle de ce matin de la mort annoncée entre vous deux...Des projets ajournés.- Tu aurais aimé retourner ce printemps sur la Côte, sans préciser le lieu particulier vu que la Côte est partout la même au printemps, avant l’afflux des hordes, mais la série des chimios vous a obligés de différer ce départ, et bien d’autres dans la foulée, juste une année avant l’invasion russe en Ukraine qui a obligé la famille de vos amis Leskov à se bouger...Des femmes tondues.- Ainsi le côté sale brute de la vie vous est-elle apparue sur le tard, non comparable aux chagrins ordinaires de nos deuils proches ou plus lointains: tout à coup c’est votre mère qui a perdu ses cheveux, désireuse d’apparaître ainsi aux petits en tant que grand-mère, par souci de vérité, et la honte des femmes tondues de la guerre passée est devenue fierté...De ce qui apparaît.- Vous essayez de trouver les mots, qui vous viendraient sans difficulté si le mal était en vous - vous le savez pour l’avoir vécu -, mais trouver les mots qui ne soient pas que de compassion ou pire: de pitié affligée, trouver les mots ce soir pour lui dire que tu la trouves jolie quand même alors qu’elle se voit en cadavre ambulant, retrouver de ces mots qui vous ont aidé à vivre aux plus durs moments vous sera venu sans y penser dans le seul souci de partager ces instants...De l’émouvance. - Leur façon de se blottir les uns contre les autres pour assister au film projeté sur les murs tremblants du métro de Kiev - le tremblement n’est autre que celui de chaque nouvelle bombe tombée là-haut -, te rappelle tous les gestes de protection auxquels tu as assisté à travers les années, résumant à tes yeux l’histoire de la bonté en ce monde qui n’eût pas survécu sans elle ...De l’inexplicable.- Tu ne trouves rien a reprocher au jeune chirurgien plein de son avenir et qui voit en ton cas une rareté intéressante mais dont tu ne sais ce qui le motive finalement, pas plus que tu n’en veux au Créateur présumé d’autoriser la venue au monde d’enfants dits nains à tête d’oiseau ou sirenomèles, tu ne t’expliques pas la propension à la médisance de certaine soignante ni la belle humeur récurrente de tel soignant aux pires moments, savoir ce que veut ton corps t’échappe mais tu lui parles aimablement lorsque vous êtes seuls et même l’amour, ou ce qu’on désigne de ce mot délicat, même le nom de Dieu qui ne t’a jamais convenu, tu les prends comme ça sans savoir pourquoi...De l’attachement aux choses. – De la même façon que tu lui es restée fidèle, même quand il était trop souvent ivre ou perdu dans ses livres, tu as manifesté aux choses, plus qu’à beaucoup de gens, une sorte d’amitié qui te les faisait considérer avec le même respect que tu manifestais aux animaux familiers, quand les bêtes sauvages t’en imposaient de façon plus mystérieuse, la Nature te semblant en effet le plus grand mystère…Aquarelle JLK: Transportés ou déportés ? -
Prends garde à la douceur
(Pensées du soir, I)"Je n'aime pas dormir quand ta figure habite,La nuit contre mon cou;Car je pense à la mort laquelle vient trop viteNous endormir beaucoup".(Jean Cocteau, Plain-chant)De l’allègement.- On ne marche pas sur les œufs : on y danse, les yeux fermés, le cœur à la romance et fredonnant des airs légers comme les jeux appris dans cette ancienne vie que restera toujours l’enfance...De la spontanéité.- On ne marchera pas au pas : on dansera plutôt en bandes déliées au gré de flûtes enchantées, le long des avenues ou par les hauts où des oiseaux voltigent en nuée ou relancent les envolées de nos élans adolescents...De l’apaisement.- On passe le temps à jouer: on parle quand on dort, on rappelle à souper nos morts là-bas, les yeux ouverts sur les quais des ports éphémères où le temps les a déposés sans effort apparent, ni mesurer jamais ses heures à jouer dans les vents aux douces odeurs éventées des roses du présent...De ta présence au soir.- Ta vie dans la mienne a tracé cette ligne claire, comme un fil de lumière suivant la rondeur des collines et le détour des rivières, comme un chemin d’issue malgré les apparences, comme une évidence en réponse aux questions difficiles, et la caresse de ta présence endormait les enfants...De la clairière de l’être.- Un être exquis m’attend maintenant là-bas par delà les eaux sombres, par delà la rivière de la rue encombrée, par delà ton trépas: ta façon de sourire sans pareille, ton béret sur l’oreille, ton regard de très douce amie, ta présence éveillée au sommeil...De l’ignorance au-delà.- Toutes ces vies au regard perdu, cette autre façon d’être advenue, cette autre façon de paraître, enfin que sais-tu de ce que j’ignore, demande le vivant à l’absent qui sourit dans la patience de la nuit...Du ciel de mémoire.- L’inquiétude en sa chambre noire se rappelle, le soir, les heures d’ombre et de lumière de tant d’années et de poussière de nuits étoilées...De votre connivence.- Vous vous entendiez de concert, sans parler souvent que des yeux dans le précieux silence du temps qui se souvient des promesses réalisées sans autre délivrance...De la précaire assurance.- Rien n’est sûr que cette inquiétude qui vous tenait éveillés, et rien ne dit que cet interlude entre le tout et les riens de votre vie à la fin ne les résumerait, amoureux et serein...De l’immanence. – Les choses en sont donc là, et nous voici les contempler comme au premier matin, alors ce qui se dirait serait la question de ces nouveaux jours sans toi, et le dire et comment à t’entendre de là-bas: le vert serait sensation pure au dévalé des monts qu’ensemble nous parcourions, et le rouge pointerait, en vive affirmation, aux couleurs de la passion ravivée par quelle douceur irradiante - les choses en seraient là, et l’absence lancinante mentirait : tu serais là tout ardente et souriante en ta gratuité…Du doux parler. - Tu es telle mon hirondelle, dans le torrent des airs, en joyeux tourbillons, que les vers en ribambelles à leur tour jailliront : au fond du ciel est un mobile secret et radieux, dont la grâce efface la trace…Peinture JLK: Le chemin sur la mer. -
Prends garde à la douceur
(Pensées en chemin, XXXVIII)De la bonne entente.- Ni l’un ni l’autre ne souffrant la déambulation ou le périple en groupe ou en troupe, la joyeuse marche de bonne humeur jouée ou l’exploration enjouée des ruines classées par ancienneté, tous deux se retrouvèrent seuls à voyager toujours en leur seule compagnie, et comme ils se faisaient écho à tous égards ils se réjouissaient de se retrouver à l’aube après s’être éloignés l’un de l’autre dans un sommeil tout proche où parfois ils se croisaient en rêve, prétendaient-ils en souriant drôlement...De la cocasserie.- Nous étions pareillement sensibles à ce que subissaient ici et là les infortunés, même protégés de la pauvreté et de la guerre celles-ci nous attristaient, cela va pour ainsi dire de soi chez les gens vivants, mais nous n’étions pas moins friands de cocasserie, elle encore plus que moi, dont les récits qu’elle faisait à nos retours, avec nos familiers, surabondaient de détails loufoques, la poule de soie dans l’auditorium japonais ou le défilé des philatélistes malgaches en uniformes de grande cérémonie, les renards volants du Tibet ou le soufi muet nous parlant de son seul regard sous l’Arbre de l’Intuition...De l’image parfaite.- Un jour que dans un paysage italien de notre préférence, ou peut-être en Algarve ou en Andalousie, en tout cas dans la douceur visuelle des lumières méridionales, et plutôt en automne quand tout est irréel de beauté comme assourdie, je lui avais proposé de la peindre comme elle était mais dans le paysage, insérée, bonnement inscrite dans une robe simple aux couleurs de terre et d’herbe, et sans poser, comme elle seule savait, tout au naturel, comme survenue au monde dans cette sorte d’intimité partagée et restant notre secret...De la belle paire.- Tout jeunes et rilaxes ou ridés mais légèrement dorés comme des passants juste esquissés par un émule de Rembrandt, ils vont de pair et seraient remarqués même dans une assemblée ou cette foule immobile qu’on voit parfois autour des églises ou des gares, ils sont là juste de passage et présents seulement l’un pour l’autre, tout à leur histoire peut-être liée au souvenir de telle église ou de telle gare - ces lieux où l’on implore ou déplore tandis que ce deux-là s’éloignent là-bas enlacés, ou pas...De l’âme vive.- Ce n’est pas une question - la question de l’existence ou non de l’âme - qui les préoccupe même en vue (ils campent en Grèce orientale ) des Météores dont les monastères n’accueillent que des éléments masculins avérés, non: la question ne se pose pas tant que leur âme double et conjointe, Animus et sa compagne Anima, vivent et vibrent à l’unisson des sphères joyeuses ou l’obsolète présumé se ressource à large lampées...Des sentences sentencieuses.- Les doctes et les impérieux, les éminences du savoir sûr m’ont fait rire longtemps en solo, puis elle a ri avec moi des pédants, mais nous restons attentifs et prêts à d’autres éveils au gré de nos rêveries, n’empêche : celui qui de sa chaire nous assène comme ça que nous restons toujours en enfer de ce ton qui ne dit en somme que l’importance de celui qui le profère - celui-là nous indiffère absolument...De nos préférences .- Elle avait besoin chaque année de la mer, et j’aimais écrire aux balcons, elle aurait flâné des heures pendant que je rédigeais un feuilleton, mais c’était ensemble toujours que nous partagions le filet de daurade ou les fruits cueillis à l’arbre de corail en souriant aux vacanciers débonnaires - tant il est vrai que la mer nous rapprochait de nos frères humains, et de leurs sœurs...Des conditionnements.- Toutes les têtes à l’unisson, devant le monument, se tournaient à l’ordre du guide attitré, parfois une Japonaise ou quelque jeune Prussienne à tenue allégée, et l’on entendait sans entendre vraiment, au sens de l’entendement, tant ce qui distingue le dorique de l’incrustation byzantine échappe à l’enregistrement immédiat alors que le chauffeur Jack impatient fait signe au groupe de passer au monument suivant...De la tendre soirée.- Les jours voyageurs n’étaient jamais aussi appréciés qu’en fin de journée après le soleil et les vacations vacancières, passée la parenthèse du farniente, quand les dîneurs dînaient sur les terrasses et qu’avant ou après les avoir rejoints nous laissions nos regards errer ensemble des balcons aux lointains...De la perspective cavalière.- C’est le point de vue que vous direz, plus que de l’âge mûr: de l’âge sûr, même si c’est précisément en ces années atteintes que vos certitudes se fissurent, mais le fait est que se retourner prend désormais son sens et non sans indulgence augmentée - tant de temps à cheminer ensemble, et c’est une nouvelle carte du tendre que vous découvrez en revivant du regard le chemin parcouru de fondrières en clairières, les allées semées d’embûches et les années où vous aurez trébuché pour vous relever vous ne savez plus comment, avec elle ou parfois sans, chacun en ses difficultés, jamais séparés mais jamais non plus en trop étroite fusion, la vie exigeant ces ondulations…Du bout du chemin. - C’était alors l’expression la plus innocente, allons, faisons donc un bout de chemin ensemble, et c’était en enfance pour nous rendre à la petite école, ou plus tard en revenant de la plage, parfois troublés par nos pensers ou nos sentiments, nos sensations ou nos pulsions d’adolescents, plus tard encore à nous revoir l’un ou l’autre d’année en année, et d’autres encore à se déprendre ou se retrouver, mais sans imaginer alors que le chemin finirait...De la modestie.- Que notre cœur soit intelligence et que notre esprit soit bonté, étions-nous convenus sans même nous concerter, comme si la vie que nous menions nous l’avait dicté et sans même que nous eussions à l’inscrire, par delà l’aveuglement d’un certain attachement de possession et plus loin aussi dans la douceur consentie que ne le dictait la lucidité calculée - non point accroupis dans la résignation soumise mais souriant aux choses accordées...De l’allant joyeux.- Nous ne reviendrons pas amont sauf en pensée, car c’est naturellement vers l’aval conscient et concerté que nous allons, en veine de nouvelles enfances qui, par nos descendances, ne cessent de raviver nos ravissements purs, cependant, d’excessives ou nigaudes exaltations, autant dire que nous ne nous laissons point aveuglément mener mais l’avancée ne saurait être non plus trop contrôlée, aussi allons-nous de l’avant tout à la joie sereine et reconnaissante de la vie allante...Sculpture: Mario del Sarto. -
Lanterne magique
Nos premiers voyages se font les jours de pluie, et le théâtre et le cinéma, avant le théâtre et le cinéma. Les doigts arachnéens de l’oncle Fabelhaft font surgir tout un monde d’ombres sur le mur de son cabinet de curiosités : il y a là des sultans à turbans et des lions amadoués par de tendres tendrons à babouches, ou l’on voit le pirate de Sumatra se défaire de l’étreinte de l’anaconda, ou encore le caïman gober tout vif le felouquier ; et notre frère aîné, dans la houppelande de saint Joseph à l’auréole de carton, à la pièce de Noël de l’église du quartier, nous semble transformé en un personnage qui n’est plus tout à fait du commun des mortels auquel nous ne serions pas loin de mendier un autographe dans le cagibi de la sacristie où la monitrice d’école du dimanche Anita s’en est allée le démaquiller avec les bergers et Marie. Cela étant, le théâtre des familles ne m’exaltera jamais plus que ça.
D’ailleurs je ne fais attention, à sept ans qu’aux rites du théâtre et d’abord aux mots qui les désignent pêle-mêle, d’ Arlequinade à Couturière ou de Four à Poursuite.
Je le sais d’ores et déjà par mon grand-père qui a fait office de placeur au Théâtre Municipal : que c’est avec le Brigadier que sont frappés les trois coups et que c’est le Quatrième mur que le comédien franchit quand la grâce le possède.
L’année de mes sept ans, encore, Mister President m’a emmené, en compagnie d’Illia Illitch, dans les coulisses du Théâtre Municipal et m’a révélé ce que désignent les mots COUR et JARDIN, qui ajoutent à la Rose des Vents ce double repère au point médian duquel se trouve la fosse du souffleur où voici que mon grand-père descend pour s’exclamer de là-bas d’une voix caverneuse:
- To be or no to be…
A quoi notre cher Illia Illitch fait écho après avoir feint d’oublier la tirade, pour enchaîner en m’adressant un regard ardent:
- To be or not to be, that is the question…
Pourtant cela sent déjà le vieux soupir des déclamations habitudinaires et déjà j’ai rebondi loin des mots en tenues boutonnées par le règlement. Ce ne sont pas un mais trois cents brigadiers que je dispose alors en rangs désordonnés entre cour et jardin dont les bornes explosent aux dimensions Mer & Montagne ou Garabagne étoilée, et je loue le type là-bas qui joue Dieu ce matin d’avoir endossé et de m’avoir fait endosser et d’avoir fait endosser à chaque brigadier tous les rôles dont chacun est une voix de mémoire dans la nuit d’hiver.
Les trois cents brigadiers de l’aube assènent leurs neuf cent coups et nous revivons, Dieu et moi, surtout à l’idée de réveiller les morts. Car ce sera cela ce matin qu’annonce l’affiche rédigée à l’encre verte avant l’aube : ce seront tous ceux qui murmurent dans les loges ou se tiennent déjà prêts dans les coulisses à chahuter la jeune première ou à répéter à l’infini leur bout de rôle, ma vraie terreur.
Dans le rêve qui me revient tout le temps je vais entrer en scène et je sais que j’aurai un blanc, et que mon frère se moquera, sans parler du Tribunal des cousines proches et lointaines et de l’insupportable idée de ne pas honorer Mister President. Pour sûr je vais tomber dans ce blanc. Je vais trébucher une fois de plus et la Poursuite révélera l’incapable, et l’insupportable idée de me réveiller sur ce couac me fait rejoindre dans le rêve les morts éveillés.
- Encore une journée divine, me semble-t-il entendre à l’instant alors qu’apparaît le visage d’une toute vieille en laquelle je reconnais mes deux grands-mères, la plutôt corpulente aux lourdes jambes emmaillotées de la villa La Pensée et la toute mince aux fines rides spiritualisées de Berg am See. L’image confondue n’est pas un artifice : elle me vient du cercueil. Dans leur cercueil, en effet, toutes les grands-mères se ressemblent, pour ne pas dire qu’elles ne sont plus qu’une.
Jamais je n’ai réellement pensé que ce qui a été perdu l’est réellement, et c’est à cela que me sert mon théâtre à moi, mon cinéma que je tiens pour la seule réelle réalité.
Le théâtre dont il ne peut sortir un train de dormeurs éveillés qui seront livrés à bon port ou gazés, selon les circonstances, le cinéma qui ne pourrait me restituer toutes les odeurs et toutes les saveurs, et les musiques et les sensations à fleur de peau, de l’été 1954, pour m’en tenir momentanément à l’année de mes sept ans, le théâtre qui ne serait que du mot ou de la chose vue, le théâtre qui ne serait que du défilé de tenues, le cinéma qui se bornerait au baiser dit à l’américaine ou à l’uppercut, le théâtre qui ne chanterait pas de ma voix d’ange de sept ans, le cinéma qui ne serait que de la gloire qui me vint en mes sept ans par cette maudite voix d’ange m’obligeant à paraître, le théâtre et le cinéma qui ne diraient pas à la fois les gants de pécari de l’oncle Stanislas et la dernière écaille d’évier des quartiers mal habités de notre ville, ou le dandinement de Sancho dans la foulée de l’hidalgo, ou la voix caverneuse de celui-ci répondant à celle de mon grand-père lui soufflant de sa fosse, le cinéma qui n’aurait pas été d’abord le stéréoscope de l’étudiant russe Illia Illitch ou la lanterne magique aux images colorisées de nos dimanches de pluie, le théâtre qui n’aurait pas été d’abord une mère se penchant sur le landau de l’enfant, le théâtre et le cinéma qui ne seraient pas à la fois le chant du monde et le poids du monde n’ont pas lieu d’être à mes yeux qui n’ont de cesse, depuis le jeu de l’Aveugle, de voir tout ce qu’il y a à voir les yeux fermés.
Dès l’âge de sept ans j’ai conscience de ce que les images nous trompent et qu’il faut arracher la peau avec le masque, peut-être la tête avec la peau, pour comprendre qu’il y avait du vrai dans l’image pour peu qu’on la laissât chanter et s’ébattre autour des mots, comme les petits comédiens aperçus sur la route, disparus au coin du bois et dont nous regretterons tant, tant d’années après, de ne les avoir pas assez regardés ni assez écoutés.
Le stéréoscope d’Illia Illitch va de pair avec le souffle syncopé de l’étudiant russe qui souffre d’allergies printanières, l’amenant alors à tousser péniblement entre ses commentaires au défilé des Merveilles de l’Univers et autres scènes et figures de héros ou autres animaux, et je me rappelle alors qu’une de ses mules, par un trou du tissu décousu, laisse comiquement pointer son gros orteil droit à l’ongle carré.
La première apparition du Sphynx égyptien, au stéréoscope d’Illia Illitch, est ainsi liée à celle d’un doigt de pied couleur d’ivoire, de même que la vision des chutes du Niagara me remémore les expectorations pitoyables assorties d’excuses et de rodomontades de l’étudiant russe m’assurant de cela que cela passera.
Qui tient les fils de tout ça ? Je n’en sais rien ni ne m’en tourmente à vrai dire avant l’ère plus pompière des Grandes Questions de nos seize ans, mais cette pensée ne me quittera jamais pour autant.
L’idée que Dieu soit une espèce de projectionniste lunatique ou même facétieux, qui fasse alterner les gestes de pantin mécanique du Charlot des Temps modernes et les traînantes fumées des feux de camp des naturels de Papouasie, l’étreinte au crépuscule californien d’Ava Gardner et de son chevalier servant impeccablement gominé, le Zambèze croulant dans la vapeur des cataractes, le piteux Harry baissant les yeux devant un Laurel pincé comme le petit Ivan devant le grand, cette représentation de Dieu me convient aussi bien que celle d’un marionnettiste qui se jouerait de nous pour mieux nous faire comprendre sa divine envie de jouer en notre compagnie, mais à ce taux-là je suis aussi dieu que Lui, me dis-je à sept ans, et du coup le petit Ivan retrouve un peu d’aplomb, la comtesse aux pieds nus se redresse lentement pour défier son arrogant partenaire, notre père nous fait rire aux éclats en inversant le sens de la projection qui nous montre alors le Zambèze se ravaler lui-même, et voici que, dans la nuit, j’entends quelques chiens huskis me rappeler où je me trouve à l’instant.
Cela m’écoute dans le temps où ronronne le petit projecteur laissé allumé au milieu des enfants endormis. N’est-ce que le battement de mon sang ou ces voix que j’entends montent-elles des coulisses de ce Globe que m’évoquait oncle Stanislas lorsque nous parlions ensemble de ce que pourrait être le Théâtre du Monde.
« Longue est la nuit qui ne trouve jamais le jour », murmurait-il en me fixant du même air sentencieux que j’avais à l’âge des Grandes Questions, puis d’une autre voix : « Le rêve lui-même n’est qu’une ombre », mais ce matin me reviennent ces autres mots à l’encre plus claire : « Il n’est plus parfait messager de joie que le silence », et comme un ample rideau se lève alors lentement sur l’écran de ma page où je relance le court métrage un peu tremblé, vaguement sépia de mes sept ans.
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La boîte d'échantillons
Lire et relire Ramon Gomez de la Serna
On revient à Gomez de La Serna comme à un inépuisable brocanteur d'images poétiques jamais en mal de nous étonner à tout moment comme à tout moment il s’étonne, et c’est précisément cela qui saisit le lecteur de ses Greguerias: c’est que ces petit fragments colorés d’un immense kaléidoscope semblent refléter toutes les heures du jour et des quatre saisons, et tous les goûts, toutes les humeurs de tous les âges de la vie: de la gaîté primesautière de l’écolier du matin, qui remarque par exemple que “les boeufs ont l’air de sucer et de resucer constamment un caramel”, à la songerie mélancolique de l’homme vieillissant notant que “bien souvent nous nous lèverions pour faire notre testament, malgré que cela soit inutile, malgré que nous n’ayons rien à léguer à personne, mais uniquement pour faire notre testament; faire son testament; l’acte pur et sincère”.
Il y a, chez ce fou de littérature à la production balzacienne et touchant à tous les genres, un noyau doux et tendrement lumineux qui me semble le caractériser pour l’essentiel et le relier occultement au Rozanov des Feuilles tombées ou au Jules Renard du Journal, avec cette aptitude commune à décanter ce que Baudelaire, et Georges Haldas dans sa foulée, appellent les “minutes heureuses”.
Ce sont comme des épiphanies profanes, où nous est soudain révélé comme un surcroît de présence: “Dix heures du matin est une heure argentine, très riche en sonneries argentines et encourageantes... Dix heures du matin est une heure pleine d’un soleil diaphane, fluide et adolescent, même les jours nuageux, une heure pleine de clochette d’argent”.
Ou bien: “Le soir, quand le jour baisse, on voit que la page blanche a sa propre lumière, sa propre lumière véritable”.
Ou encore: “Il y a un moment, à la tombée de la nuit, où quelqu’un ouvre les fenêtres des glaces, les dernières fenêtres de l’après-midi, ces fenêtres qui donnent une lumière plus vive que tout le reste, la suprême lumière”.Greguerias
(florilège)
Dans l’accordéon, on presse des citrons musicaux.
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L’âme quitte le corps comme s’il s’agissait d’une chemise intérieure dont le jour de lessive est venu.
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Lorsqu’une étoile tombe, on dirait que le ciel a filé ses bas.
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Le S est l’hameçon de l’abécédaire.
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Lorsque le cygne plonge son cou dans l’eau, on dirait un bras de femme cherchant une bague au fond de la baignoire.
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L’eau de Cologne est le whisky des vêtements.
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La musique du piano à queue déploie son aile noire et nocturne d’ange déchu désireux de regagner le ciel.
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N’ayez crainte : la femme qui s’enferme à double tour après une dispute va non pas se suicider mais tout bonnement essayer un chapeau.
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Le mot le plus ancien est le mot « vétuste ».
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La tête de mort est une horloge défunte.
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L’ennui et un baiser donné à la mort.
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Venise est un endroit où naviguent les violons.
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Pour le cheval, la prairie tout entière est un tambour.
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Le désert se coiffe avec un peigne de vent ; la plage avec un peigne d’eau.
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Rien ne donne plus froid aux mains que de s’apercevoir que l’on a oublié ses gants.
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La nuit portait des bas de soie noire.
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Le baiser n’est parfois que chewing-gum partagé.
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Les larmes désinfectent la douleur.
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Il est des femmes qui croient que la seule chose importante chez elles est ce rien d’ombre qui ourle leur décolleté.
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Ramon Gomez de la Serna. Greguerias. Traduit de l'espagnol par Jean-François Carcelen et Georges tyras. Préface de Valéry Larbaud. Editions Cent Pages, 1992.
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Roses de l'exil
(Pour mémoire...)La maison s’était referméeet l’ombre sans un motavait ravalé tout sanglot,refoulant durement sa douceuret ne leur laissant là-basque ces douleurs d’un tempsque le temps fait passer,comme la trace de pas effacés...Mais tant d’années et de lieux plus tard,seuls dans la nuit des villesIls restent à sourireà ces îles et ces garesqu’ils ont trouvées et perduesDe bars en avenuesau fil de tant d’autres exils ...Et parfois le parfum des rosesaffleurant leurs nuits solitaires,Ils revoient sous le lierrela maison fermée, éperduede regrets revenuspar leurs souvenirs étoilésdans la douce lumière des choses...Dessin: Richard Aeschlimann, Train de nuit. -
Ceux qui le notent en marge
Celui qui se croit concerné par un peu tout / Celle qui embrasse les causes que le mal étreint / Ceux qui signent des manifestes et le font savoir / Celui qui lance comme ça qu’il ne veut pas s’en mêler et s’emmêle pourtant / Celle qui a appris de son voisin de palier (un certain Friedrich N***) que ce qui compte est la vivacité entretenue plus que la vie éternelle / Ceux qui lisent Insectes sans frontières dans la micheline de Sienne / Celui qui se dit savetier plutôt que financier au motif que ses livres non cotés en Bourse ont la souplesse artisanale et le bon vieux cuir de peau de couille des Méphisto’s / Celle qui a une fleur entre ses plates-bandes / Ceux qui se demandent comment se planifie l’organigramme de l’éternité au niveau des sorties / Celui qui enjambe son futur cadavre pour aller pisser dans la neige / Celle qui ouvre la chemise du Monsieur pour lui faire la peau douce / Ceux qui se disent aimés de Dieu qui leur fait répondre de quoi je me mêle là-bas ? / Celui qui estime qu’un Juif suisse allemand n’est pas tout à fait un Suisse allemand / Celles qui aiment se faire engueuler par de très vieux écrivains irascibles genre Ludwig Hohl dans son caveau ou Georges Haldas à l’hosto / Ceux qui se rappellent la bonté du vieil Ikonnikov dans Vie et destin de Vassili Grossman / Celui qui se rappalle la remarqued’Alexandre Zinoviev (cette année-là dans le tram de Munich) selon lequel l’idéologue en chef Mikhaïl Souslov était juste assez humain pour rester digne de mépris / Celle qui a lu quelque part que Montaigne était né l’année (1533) ou le catholique pratiquant Pizarro étrangla l’Inca Atahualpa / Ceux qui se demandent à quel saint se vouer après les 1338 béatifications de Jean Polski ensuite canonisé subito / Celui qui à 12ans chantait La lutte suprême devant le feu de camp qui lui grillait les roustons / Celle dont les râles ne sont pas d’agonie ni d’une râleuse avérée dans le quartier alors tu crois quoi ? / Ceux qui remercient Dieu de leur avoir fait le bras assez long etla main assez ferme pour prendre leur pied / Celui qui se mêle à la fois des larmes d’en haut et d’en bas vu que rien de ce qui est humain ne lui est étranger / Celle qui se considère comme objectivement « envieillie » selon l’expression de Montaigne qu’elle n’a pas lu personnellement mais wikipedia n’est pas pour les rats ou quoi ? / Ceux qui se demandent de quelle vidéo parle Sénèque quand ilécrit « Quocumque me erti, argumenta senectutis meae video » ? /Celui qui a pas mal écrit sur le c… de la femme sans user de sa gomme / Celle qui dit non à Fernand qui lui propose de la regarder pisser / Ceux qui font les modestes en réduisant leurs écrits à « pattes de mouches et petonsd’oies » / Celui qui menace le poète soufi de décapitation au motif que celui-ci évoque la résurrection des femmes violées avec leur fleur intacte / Celle qui s’est réjouie de l’initiative du bon pape Jean XXIII consistant à supprimer la formule de « perfides juifs » dans la prière du vendredi saint et ce jusqu’en 1959 / Ceux qui sont antisémitres au dam de leur diocèse / Celui qui a rangé tous ses ouvrages de théologie eschatologique et de patristique comparée dans son grenier sans se douter que celui-ci cramerait à cause ou malgré ça Dieu sait / Celle qui trouve dans Le Fracas des nuages des amorces de nouvelles et autres dérives délirantes qui la font s’exclamer « ce Schlechter ! ce Schlechter! » avec le même élan que celle qui s’exclame« ce Lambert ! ce Lambert ! » quand celui-ci passe à l’acte/ Ceux qui meurent curieux de ce qu’on dira d’eux plus tard disons autour de la prochaine glaciation estimée à l’an 5016 en Suède / Celui qui à bien regarder les ciels de Constable constate qu’en effet le fracas est là / Celle qui taxe le diariste Henri-Frédéric Amiel de crucifié de l’écrit au motif que le prof genevois indiquait d’une croix dans la marge de son fameux Journal intime chaque manuélisation dont il se remordait par ailleurs / Ceux qui ont remarqué la présence de trois imams salafistes de tendance dure dans le gang bang qu’ils ont rejoint en laissant au vestiaire leur barbe postiche / Celui qui aimait bien retrouver Georges Haldas au Domingo puis Chez Saïd / Celle qui aurait cramé dans les bras de Lambert hélas peu porté ce soir là sur le genre allumeuse New Age / Ceux qui se rappellent l’odeur du ghetto « nettoyé » / Celui qui à la Kolyma écrivait d’amoureuses apostilles en mâchant des racines / Celle qui fait un pompier au poète dont la bibliothèque a brûlé / Ceux qui ne se rappellent pas bien les mérites détaillés de saint Lambert mais savent qu’il a fini découpé en tout petits morceaux de papier lancés aux quatre vents dont les oiseaux toscans et les anges firent leurs content, etc.
(Cette liste a été retrouvée dans les marges de l’exemplaire sauvé des flammes du Fracas des nuages de Lambert Schlechter, troisième volume de la série intitulée Le murmure du temps paru auCastor astral en juillet 2013)
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Quand la chronique de cinéma devient partage de passion
Passionnant aperçu du meilleur et du pire de la production mondiale au tournant des années 1960, le recueil des Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois (1926-2018) qui fut éditeur, essayiste de haute volée et critique de cinéma sous le pseudo de René Cortade, nous fait «voir», « revoir » ou découvrir plus de 140 films avec un brio érudit pur de tout pédantisme, une intelligence éclatante et une qualité de cœur que module une langue merveilleuse de vivacité et d’élégance.
L’exercice de la critique - qui fut parfois un grand art sous les plumes de Baudelaire et de Sainte-Beuve, de Proust ou de Jean Starobinski, de Walter Benjamin ou de Mary McCarthy - se fait aujourd’hui rarissime et particulièrement dans le domaine de la chronique cinématographique ou l’érudit monomaniaque, le spécialiste jargonnant ou le porte-voix complaisant des modes et de la publicité se répartissent le «parts de marché» médiatiques alors même que tout un chacun s’improvise commentateur de tout et n’importe quoi via les réseaux sociaux .
Ce qui est sûr, à ma connaissance en tout cas, c’est qu’un recueil de critique tel que les Chroniques cinématographiques de Bernard de Fallois, alias René Cortade sous son pseudo momentané, est sans pareil aujourd’hui, qui se lit cependant comme si ses coups de cœur et ses coups de gueule dataient de ce matin.
C’est que l’art des plus grands créateurs à la Chaplin, Hitchcock, Fellini, Becker, Bergman, De Sica, Tati, Dreyer, Ford, Welles et autres «élus» ne vieillit pas alors que tant de «films cultes» d’une saison ne résistent pas à l’épreuve du temps, lequel balaie aussi le tout-venant de la critique souvent conformiste - ou brillant d’anticonformisme de façade en ces années de la Nouvelle Vague où Bernard de Fallois exerça son talent de franc-tireur passé de l’enseignement de la littérature à la critique littéraire et cinématographique (notamment dans les hebdos Arts et Le Nouveau Candide, de 1959 à 1962) avec une puissance de synthèse et une verve exceptionnelles.
De Charlot à Proust, Céline et Cabiria…
Contre toute attente, de la part d’un grand proustien écrivant dans un hebdo dirigé par le très brillant et peu gauchisant Jacques Laurent, la critique de cinéma pratiquée par Bernard de Fallois n’est en rien confinée dans une idéologie «de droite», même si le successeur de François Truffaut dans les pages d’Arts se plaît à fustiger les «penseurs» de la Nouvelle Vague et plus généralement les réalisateurs «à messages» qui en restent aux bons sentiments «de gauche». Ses critères de jugement sont essentiellement artistiques mais pas du tout limités à l’art pour l’art. Le cinéma selon Fallois (amateur très avisé de cirque autant que de littérature) est fondamentalement ancré dans la réalité humaine de notre temps , dont le langage spécifique s’adresse à tous et se distingue de la littérature et des arts plastiques ou musicaux tout en s’y abreuvant naturellement. De fait, et à tout moment, René Cortade nourrit ses jugements de rapprochements entre le cinéma et la littérature ou la musique, et parfois d’une façon inattendue, comme à propos de Charlot.
« L’artiste dont Chaplin est le plus proche », écrit-il ainsi, « aussi bien par la coloration affective de son comique que par ses procédés, ce n’est pas De Sica, ni Clair ni Tati, c’est Proust ». Et d’argumenter exemples à l’appui. « Marcel emprisonné dans le tambour d’une porte de restaurant dont il ne peut se dégager, Marcel riant sans comprendre que depuis dix minutes Albertine essaie de lui passer le furet sans être vue (…) sont exactement les situations privilégiées des films de Chaplin ».
Celui-ci, comme Proust, détaille à tout moment une « psychologie de la gaffe », mais le rapprochement na va pas au-delà car « il reste trop de sagesse et de raison dans l’univers proustien pour que Charlot puisse vraiment s’y sentir à l’aise. » Sur quoi c’est en Bardamu de Louis-Ferdinand Céline, dans le Voyage au bout de la nuit, que le critique voit le frère de Charlot : « Une tragédie sans noblesse , une farce énorne et sanglante, telle est la vie dont Céline et Chaplin nous ont peint les soubresauts désordonnés (…) Par l’invective ou par le rire, ces deux œuvres dénoncent de manière aussi radicale la frime sociale et la duperie de la vie «seule et dernière maîtresse des hommes ».
Ailleurs, Bernard de Fallois rapprochera Charlot de la Cabiria de Fellini «qui vit et souffre dans toutes les grandes villes du monde », et c’est aussi «à l’ombre de Fellini» qu’il situera Les Bonnes femmes de Claude Chabrol, selon lui le meilleur film de l’auteur du Beau Serge dont il éreinte en revanche À double tour en se demandant si ce film raté ne sonne pas le glas de la «nouvelle vague» ?
À propos de celle-ci, Bernard de Fallois se montre d’ailleurs aussi disposé à reconnaître les talents réels et les réussites éventuelles (comme Jules et Jim de Truffaut) qu’à brocarder les enthousiasmes convenus par effet de mode ou de snobisme. Ainsi taxe-t-il À bout de souffle, qu’il est chic et quasi automatique d’estimer un chef-d’œuvre de « film assez inhumain, assez hargneux, assez vide », tout en lui reconnaissant la qualité d’expression « la plus franche, la plus complète, la plus réussie de la Nouvelle Vague », alors même qu’il voit bel et bien, en Godard le jobard, un artiste original en dépit de son « infantilisme prolongé »..
Entre réel et chant du monde
Les chroniques de Bernard de Fallois sont une mine foisonnante d’observations et de réflexions, à la fois sur les films et leurs sujets, les acteurs et l’époque, et plus largement sur la condition humaine dont le cinéma rend compte dans le langage le plus accessible à tous en participant à ce que le chroniqueur, après Jacques Audiberti, appelle «le chant du monde».
« Il est bon de siffler et meilleur d’applaudir », écrit René Cortade, parfois cruel quand il persifle (« On n’a jamais réussi à faire de cette pintade dodue une grande actrice », note-t-il à propos de Sofia Loren, qu’il traitera plus gentiment ailleurs…) souvent très juste quand il se montre sévère avec les faiseurs médiocres ou les succès trompeurs, sans épargner les ratés des réalisateur les plus brillants ; mais c’est en somme quand il applaudit qu’il est le meilleur. À cet égard, c’est un vrai bonheur que de le lire, qui nous donne souvent l’envie de voir (ou de revoir) les films auxquels il consacre ses plus enthousiastes éloges, dûment détaillés.
Le goût de Fallois/Cortade est très solidement centré, dont le noyau est à la fois dur et doux, qui lui permet de toucher à tous les points de la circonférence, du plus anodin en apparence (la beauté exquise de Brigitte Bardot et son intelligence instinctive parfois plus fine que celle des mecs qui la dirigent) au plus éminent en termes de génie artistique, dans Tonnerre sur le Mexique d’Eisenstein ou dans La Dolce Vita de Fellini qu’il analyse admirablement à chaud, juste avant la palme d’or de Cannes, mais après le scandale en Italie et le déferlement de pieuses condamnations. Contre ses collègues qui ne voient en ce film qu’un suite décousue de sketches, René Cortade célèbre le grand poème mélancolique des illusions perdues succédant aux Vitelloni, et c’est avec la même intelligence poreuse et pénétrante qu’il nous fait redécouvrir les tenants profonds de Viridiana, le noir chef-d’œuvre de Bunuel.
Quand il parle de John Ford, on dirait que Cortade a vu tous les westerns et les policiers de l’époque, de même qu’il semble tout savoir du cinéma italien et tutti quanti , n’hésitant pas à talocher le gauchisme de salon d’un Visconti ou l’intellectualisme froid d’un Antonioni, comme il fustige les sublimités cérébrales d’un cinéma français aussi pédant que prétentieux, de Duras à Resnais et jusqu’au Sartre embarqué dans la réalisation de Sorcières de Salem de Raymond Rouleau, qui lui fait dire qu’ «on savait depuis longtemps que la présence de l’éminent philosophe suffit en général à transformer les meilleurs acteurs en une série de cornichons agrégatifs »…
Mais il sera aussi féroce contre La Jument verte d’Autant-Lara, trahison vulgaire du charmant conte de Marcel Aymé, avant d’applaudir Léon Morin prêtre de Jean-PierreMelville, d’après le superbe roman de Béatrix Beck, ou Plein soleil de René Clément d’après Patricia Highsmith.
D’une totale indépendance d’esprit, Fallois/Cortade ne craint pas de défendre le docu-choc Mondo cane de Jacopetti, conchié par tous , ou de porter aux nues la comédie musicale West side story pour ses acteurs-danseurs et sa splendeur «picturale» tout en égratignant la musique de Bernstein...
Ainsi que le souligne Philippe d’Hugues dans sa préface, les jugement de Cortade sont clairement subjectifs, mais néanmoins étayés et nuancés, jusque dans le plus vif, et c’est encore un plaisir de les discuter ou même de les disputer.
Dire enfin que le maître-mot de ces chronique me paraît la passion généreuse de leur auteur, immédiatement donnée en partage - et vite, alors, retournons à toutes voiles aux «toiles» !Bernard de Fallois , Chroniques cinématographiques. Préface de Philippe d’Hugues. Editions de Fallois, 458p.
Dessin: Matthias Rihs.
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Souvenir d'enfantaisie
Ou la grâce, parfois, des vers de Jean Cocteau…Ces vers une fois de plus me reviennent de je ne sais quel sommeil éveillé de l’enfance ou d’un temps antérieur sans nom, en deça ou par delà le corps à deux têtes que l’amour emmêle en ce quatrain:Je n’aime pas dormir quand ta figure habiteLa nuit contre mon cou ;Car je pense à la mort laquelle vient trop viteNous endormir beaucoup…La dédidace indique simplement Souvenir, sous le nom manuscrit au stylo bleu de Jean Cocteau, le livre m’a coûté 150 francs suisses actuels dans une brocante; je disposais déjà de plusieurs éditions de Plain-Chant, mais c’est par ce recueil intitulé Poèmes, Morceaux choisis, paru aux éditions du Grand-Chêne, à Lausanne, en septembre 1945, tiré à deux mille exemplaires sur papier vélin (numéro 1733), que je suis revenu ces jours à la poésie de Cocteau, ou plus exactement à ses moments de grâce ici disséminés dans les fragments du Cap de Bonne-Espérance, du Discours du Grand Sommeil et de Plain-Chant ou d’Opéra et du Musée Secret, notamment.La poésie chez Cocteau, autant que le voulu poétique, sont partout dans les écrits, les graffiti, les dessins et tous les gestes artistes et même publicitaires de ce touche-à-tout que j’ose dire angélique pour sacrifier à son propre kitsch, mais ce n’est pas ce qui requiert ici mon attention, vouée à la seule grâce...C’est ensemble un sentiment d’embrassement et la sensation pensée de l’arrachement et d’un initial déchirement que les mots remémorent :Je mourrai, tu vivras, et c’est ce qui m’éveille !Est-il une autre peur ?Un jour ne plus entendre auprès de mon oreilleTon haleine et tu cœur.La nuit de nos enfances ne nous suppose pas faisant l’amour, sauf à laisser agir la poésie dont les mots sont autant de lucioles aux lisières des prairies :La main d’un maître anime le clavecin des prés,notait un petit dormeur - et cet autre:Un homme qui dort, tient en cercle autour de lui le fil des heures, l’ordre des années et des mondes...Sur quoi nous revenons aux stances de Plain-chant dont la confidence émane de la trentaine du Poète - on insiste sur la majuscule.Voyons donc un peu plus loin:Tout sera changé de ce que nous sommes,Oui tout à l’envers.Et les murs épais du sommeil des hommesnous seront ouverts...Le Poète ! Son orgueil ! Béni des fées ! A moi les muses ! Menues griffes de la vanité: petites vertus de la clique Verdurin et compagnie. Et la surprise revient dimanche soir:Sur une mer en l’air de maisons et de videRappelez vous le bal: un bateau fait en fil…Or, le fil de la grâce n’est en rien continu. J’y insisterai et jamais assez à propos de cette période fabuleusement littéraire et donc prodigue de words, words words, même à l’enseigne de ce qu’on proclame alors avant-garde et voulu moderne, contre toute éloquence de salon et toute emphase d’académie, et la guerre est passée, et vient de s’éteindre un génie dans sa prison de liège : 1923, année de Plain-chant, fait suite à 1922 au novembre marqué par le dernier endormissement de Proust dont les ailes du Livre s’ouvrent alors pour toujours, et l’on est supposé désormais moins se payer de mots, la parole océanique brassant tout mais avec cette folle précision de chaque mot de chaque phrase de chaque page de la Recherche qui, loin de noyer ou de banaliser la poésie en revalorise au contraire ce que Baudelaire appelait les minutes heureuses, et me revoici, disons : au petit bonheur, devant ces mots de la Délivrance des âmes de Cocteau entre 1916 et 1918 :Comme le nez du lièvre bouge,Bouge la vie, et, tout à coupNe bouge plus. Un sang rougeCoule du nez sur le cou...(À suivre...) -
Quand deux romanciers nous confrontent aux mystères de la religion
Avec le même formidable culot, et malgré ce qui différencie, voire oppose, leurs visions respectives des tenants et aboutissants de la saga judéo-chrétienne, Metin Arditi, dans Le bâtard de Nazareth et Romain Debluë, avec La Chasse au cerf, proposent chacun leur interprétation de la vie et des enseignements de Jésus et des deux mille ans de débats, conflits, bienfaits spirituels et méfaits temporels liés à la supposée révélation et à ses avatars historico-théologiques ou philosophico-littéraires…Au premier regard l’on pourrait dire que nous avons là, sur la même ligne de départ éditorial, un vieux sage et un jeune fou.D’un côté, le bientôt octogénaire Arditi de grande expérience, Turc et juif séfarade d’origine mais établi en Suisse depuis sa jeunesse et qui a tout réussi en apparence (belles études scientifiques puis commerciales et, fortune faite, non moins brillante carrière littéraire dans la foulée, par ailleurs mécène et fort engagé dans les entreprises de bonne volonté), et de l’autre celui qui pourrait être son petit-fils pour l’âge, né en milieu littéraire romand (deux écrivains déjà dans la tribu Debluë) et tout en promesses personnelles, docteur en philo à moins de trente ans et signant aujourd’hui un véritable monstre d’intelligence et de porosité sensible de plus de 1000 pages.Plusieurs Christs, mais un seul Jésus…Le bâtard de Nazareth, selon Metin Arditi, est en somme le fruit de l’arbre juif, qui résume le message de Jésus au fameux «aime ton prochain comme toi-même », en lui ajoutant «ton lointain», comme il est prescrit dans le Lévitique, troisième des cinq livres de la Torah.Aimer son prochain ne va pas toujours de soi, mais aimer son «lointain» est beaucoup plus difficile encore, et les docteurs de la loi en sont le meilleur exemple, qui prônent l’exclusion des enfants mamzer, comme ils appellent les bâtards, la lapidation des femmes adultères ou prostituées, stigmatisent aussi les lépreux menaçant d’affaiblir la vigueur de la tribu d’Israël autant que les miséreux de tout acabit. Sous prétexte que le Temple, symbole de la nation reconstruite au dam des païens, doit être préservé des impurs, son parvis en sera nettoyé sans inclure d'éventuel coquins marchands, et c’est ainsi que les parents de Jésus et celui-ci en seront chassés.À préciser alors que le Jésus de Metin Arditi est lui-même mamzer, bâtard né de la relation forcée de Marie l’innocente et d’un soldat romain, ensuite adopté avec sa mère par le sage Joseph déjà père de plusieurs enfants et qui l’instruira dans l’observance fidèle des lois juives.L’on imagine alors les convulsions scandalisées des gardiens du temple chrétien : comment ce Juif de Metin ose-t-il ? Jésus rejeton d’une fille-mère ! Et ce n’est qu’un début, car ce Jésus n’aura rien du suave Seigneur à dégaine de hippie de certaine imagerie mais sera révolté, violent même et bien décidé à exclure l’exclusion, non sans aimer en sa tendre chair sa chère Marie de Magdala, et le pompon sera l’apparition d’un Judas tout différent du présumé traître déicide que Dante place au tréfonds de son Enfer, dont Arditi fait, avant l'apôtre Paul, le premier initiateur virtuel de la secte future à laquelle Jésus préfère à vrai dire la fidélité (promise à Joseph) à la loi juive d’amour bafouée par les rabbins et autres grands prêtres du Sanhédrin…Le Judas de Metin Arditi est différent du Judas du grand écrivain israélien Amos Oz ou du protagoniste de L’Evangile selon Judas de Maurice Chappaz, de même que le Jésus du Bâtard de Nazareth est différent de celui du Nobel de littérature J.M. Coetzee, du Christ de Pascal ou du Jésus d’Ernest Renan, mais c’est au traducteur de la Bible juif André Chouraqui que j’emprunterai la réflexion selon laquelle, dans la Bible, la voix de Jésus de Nazareth, dit aussi rabbi Yéshoua, est unique…Un objet littéraire sans pareilUnique: c’est aussi ce qui distingue l’apparition et la qualité de La Chasse au cerf de Romain Debluë sur la scène littéraire romande, et française et francophone aussi bien, qui pourrait à la rigueur (par ses dimensions symphoniques et sa thématique spirituelle) rappeler les 590 pages de L’Été des sept dormants de Jacques Mercanton, d’une tournure plus romantique cependant que néo-classique, ou plus explicitement, malgré leur inspiration nietzschéenne majeure, les 1312 pages du chef-d’oeuvre de Lucien Rebatet, Les Deux étendards, achoppant lui aussi à un grand débat entre athéisme et croyance entre deux jeunes amis – Michel l’agnostique double de l’auteur, et Régis le catholique intégriste - et la jolie Anne-Marie qu’ils se disputent…La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois chronique d’une initiation spirituelle et roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles - à vrai dire plutôt cérébrales et sublimées que sensuellement exprimées.Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux, les arrêts péremptoires et la morgue parfois méprisante du Juste. Ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération, son écriture est truffée de tournures ampoulées et de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui, entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que beaucoup des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture, noyés par le monceau de références et de citations aux philosophes Hegel ou Heidegger, aux écrivains Malraux ou de Bernanos, aux mystiques Catherine de Sienne Jean de La Croix, etc.Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour ce qui touche à l’installation parisienne de ce bon fils d'excellente parents très féru d'études, au point que la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle quotidienne des personnages.C’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées voire saturées de citations parfois latines et pas toujours traduites, cela constituant l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture.Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement, Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du Jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie agnostique, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferrée en philo, charmante illico quoique non moins agaçante au premier déboulé - joli personnage...À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original, savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle; puis une Françoise illico sublime et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués, sinon désespérés, plus conformes alors au mal du siècle.De l'ensemble du roman, l'on peut dire que ses péripéties romanesques sont moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement trop vite à notre goût), son épouse diaphane genre Lady Macbeth évanescente. et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon… À relever à ce propos : que Romain Debluë, qui connaît la musique, en parle assez merveilleusement. Mais parler de musique, parler d'art, parler de littérature, parler de poésie, parler de peinture ou de cinéma, parler de philosophie, parler d'amour ou parler de Dieu est une chose, et donner vie à des sentiments, communiquer des émotions, faire vivre des personnages en ronde-bosse est autre chose...Les pièges du sublimeC'est que, plus encore qu’un récit d’initiation, La chasse au cerf l’est d’une conversion, dont la fin touche à l’édification explicite, au dam du roman. Il faut quelque 600 pages à Paul Savioz pour que lui soit révélée « la vérité », un peu comme il advint à Paul Claudel rencontrant Dieu derrière une colonne de Notre-Dame, et voici l’hymne qui en résulte : « Ô l’heure de l’éveil ! Ô l’heure où le matin splendide pénètre dans la vie d’un homme, et fait toute chose nouvelle, et lui surtout ! Ô l’heure où s’évapore le mauvais rêve avec la sale nuit qui l’avait engendré ! Ô l’heure où l’âme altérée s’emplit de lumière, et la boit comme les eaux vives ! Ô l’heure où l’oreille, comme de l’enfant jadis, se tend vers la musique du monde, et vers le chant des choses ! »Sublime envolée, et qui envoie bouler les sceptiques : « Il y a , un peu partout éparpillés, de nombreux désolants crédules de l’idée selon quoi l’âme s’assombrit et s’étrique lorsque pénètre dans elle la foi ». Alors que Paul, tout à l’inverse , sent son âme s’évaser comme un arbre immense » et devenir l’homme nouveau prêt à poursuivre le chemin du pèlerin sur 444 autres pages…Et le roman là-dedans ? Disons que Dieu y devient son copilote forcé, limitant d’autant la liberté de l'auteur, voire sa crédibilité pour ce qui touche à certains de ses personnages. Par contraste absolu (tout y devient absolu), L’Ennemi y surgit en effet, sous les traits d’un démon caricatural , en la personne de Martial Odier, méchant capitaliste voué au culte de Mammon (brrr) père du petit Christophe qui s’est dit ennemi de la musique et se pose en Adversaire démoniaque alors que son enfant chéri vient de mourir à l'hôpital. Et vous croyez, jeune homme, que nous allons gober ça ? L’on aura beau citer Bernanos ou Dostoïevski, mais non : ça ne passe pas.Passe donc l’essai juvénile souvent éblouissant. Passe le poème en prose aux pages étincelantes. Mais quant au mystère de l’incarnation : le roman n’y est pas, ou pas encore dans ce fol ouvrage où il y a en somme « trop », comme s'en doute d'ailleurs Paul Savioz lui-même : trop de tout, trop de trop, vraiment too much, mais peut-être pas tout à fait assez de coeur en partage, pas assez de corps et de chair, pas assez d'odeurs, pas assez d’âme simple pour que vive, vibre et respire le roman…Metin Arditi. Le bâtard de Nazareth, 192p. Grasset, 2023.Romain Debluë. La Chasse au cerf, 1044p. L'Aire, 2023. -
Ceux qui sont au-dessus de ça
Celui qui met du bien de côté pour après si jamais / Celle qui exige que son cercueil reste entrouvert / Ceux qui marchent au plafond dans le vaisseau retourné / Celui qui se réveille dans le rêve de son grand frère Œdipe aux manies complexes / Celle qui surfe en silence sur le blog d'Oceania / Ceux dont les chats se taisent sur les fourneaux flamands / Celui qui peint des oiseaux aux murs de sa case en moins /Celle qui fantasme sur les faisans sans ombres / Ceux qui demandent au mort de saluer leurs voisins de palier accidentés sur la route d'en haut / Celui qui loupe le virage quantique et se retrouve coincé entre deux dimensions / Celle qui se duplique pour échanger / Ceux qui sourient toujours sur leurs blogs désaffectés / Celui qui s'est projeté dans le nouvel espace de faisabilité virtuelle / Celle qu'on a débranchée sans la mettre au courant / Ceux qui estiment que mieux vaut guitare que jamais / Celui qui jalouse le chant du rossignol sans se l'avouer / Celle qui étudie sa façon de clore les paupières genre vierge au rocher de Léonard de Vinci / Ceux qui conseillent le martinet au moine intempérant / Celui qui a l'instant d'Isaac Newton a dix-neuf ans s'interdit d'être glouton quand il a la grippe / Celle qui a crocheté un filet à fiancés / Ceux qui dans l'Arche de Noé restent à l'écoute de la perce-oreille, etc.
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L'unique et sa difficulté
En lisant La Chasse au cerf de Romain Debluë...(Le Temps accordé - Lectures du monde 2023)À La Désirade, ce lundi 24 avril. – Il est 6h du matin et je me dis que j’aimerais trouver les mots justes, le ton juste, la juste approche d’ensemble et de détail, enfin ce qu’il convient d’écrire à propos de La chasse au cerf de Romain Debluë.Ce n’est pas facile, et le peu que j’en ai lu jusqu’à maintenant, notamment sous la plume de l’amphigourique Maxime Caron, montre à quel point il est difficile de parler de ce livre, sans en rester à des généralités flatteuse qui disent peu de chose de l’objet en question.De quoi s’agit-il ? D’un objet littéraire sans pareil aujourd’hui et dont je n’entrevois pas d’équivalent dans la littérature romande récente, si l’on excepte L’Été des Sept-Dormants de Jacques Mercanton – romantique plus que néo-classique-, ni non plus dans la littérature française contemporaine, sauf à se rappeler les 1312 pages du chef-d’œuvre de Lucien Rebatet, auteur maudit, avec Les deux étendards qu’il m’a dédicacé le 14 mars 1972.Romain Debluë pense et écrit un peu comme on le faisait au début du XXe siècle, à l’époque de Léon Bloy ou d’André Suarès dont il a souvent les accents enflammés ou fuligineux; ses personnages sont dans la vingtaine mais se distinguent absolument des jeunes gens de leur génération adonnés aux rave parties ou aux secousses du rap, son écriture est truffée de mots obsolètes alternant parfois avec des vocables d’aujourd’hui entre autres helvétismes surprenants ou cocasses – il ose écrire le mot méclette -, on est ici dans l’anachronisme complet, tout au moins en apparence, et l’on présume que la plupart des lectrices et des lecteurs tombant sur les 1044 pages de ce livre à la fois fascinant et rebutant, en laisseront tomber la lecture après 3 ou 33 pages, sauf à épicer leur bircher matinal de morceaux de Heidegger ou de Bernanos, de Catherine de Sienne ou de Hegel, etc.La chasse au cerf est, selon son auteur, un roman d’apprentissage, à la fois la chronique d’une initiation spirituelle, et un roman d’amours intenses, tant spirituelles que charnelles.Le protagoniste, Paul Savioz, probable double littéraire de l’auteur, est un jeune Helvète débarquant à Paris de nos jours pour y faire des études d’histoire après une licence en lettres peu satisfaisante à l’université de Lausanne. On pense en passant au roman de Ramuz Aimé Pache peintre vaudois pour les grandes lignes de cette évocation de la vie d’un jeune étudiant installé à Paris pour y faire des études, mais la matière de celles-ci déborde bientôt de toute part et submerge la part existentielle des personnages, c’est dire que le roman accouche d’un essai et que la plupart des conversations du protagoniste et de ses amis seront des manières de dissertations truffées de citations parfois latines et non traduites, c’est l’un des aspects les plus problématiques du livre ou, plus exactement, de sa lecture. Cela explique sûrement la frontale opposition des médias romands à parler de ce roman risquant de ne pas plaire au public rétif à tout effort de réflexion - pensent les journalistes qui en savent quelque chose, n'est-ce pas ?Dès son arrivée à Paris, rue du Bac, dans le septième arrondissement (juste derrière le Bon Marché), Paul Savioz fait la connaissance, sur le même palier où ils habitent, d’un jeune Français de son âge, venu d'Orléans, la dégaine avantageuse du jeune homme au chapeau rouge du Titien, prénom Justin, étudiant en philosophie, compagnon d’une tourbillonnante Marion, Parisienne volubile et elle aussi ferré en philo, charmante illico, non moins agaçante au premier déboulé, très joli personnage...À ces deux comparses s’en ajouteront quelques autres dans la foulée : un Guillaume catholique non moins qu’original et savant et sympa, spécialiste avéré du Grand Siècle, bientôt une Françoise angélique et poursuivant elle aussi des études peu convenues (notamment sur la mystique de Salvador Dali), ou encore un Russe au prénom de Nicolas passionné par la pensée de Blaise Pascal – il a visiblement lu La Nuit de Gethsémani de Chestov que Dimitri m’a présenté comme le livre qui lui a sauvé la vie à vingt ans... ) , cela pour la première partie parisienne du roman, après laquelle le retour au pays de Paul Savioz sera l’occasion d’autres rencontres, notamment d’une Émilie aux états d’âme compliqués.Cela aussi pour le tracé général du roman, aux péripéties romanesques moins saillantes que ses innombrables dialogues et autres monologues, la société évoquée par Romain Debluë se réduisant en somme à ses quelques personnages juvéniles, auxquels s’ajoute le trio formé par le bourgeois Martial Odier (d’emblée odieux au narrateur, et jugé trop facilement), son épouse diaphane et le seul enfant du roman en la personne du petit Christophe atteint de leucémie et passionnément attaché à son violon… -
Vie et destin
Nous ne nous déroberons pas,sauf à trop de douleur;nous récusons tous les excèset le mal pour le mal...Le sang des innocents colorele ciel absolument indifférent,et de l’aurore au couchanttout n’est qu’essor et substanceà la vie à la mort...Ta vie ne deviendra destinqu’au hasard d’un chemin choisi les yeux fermés,et le chagrin mêle à la joiede te savoir vivantl'effroi de l’éprouver...Peinture: Robert Indermaur. -
Ceux qui la sentent passer
Celui qui sait par cœur toutes les notes de La Flûte enchantée / Ceux qui voient la musique en couleurs et notamment Messiaen et Debussy mais aussi Dutilleux et Arvo Pärt / Celui qui échappe au canard du doute à lèvres de vermouth en se repassant le 4e Concerto brandebourgeois / Celle qui se rappelle l’ami disparu avec lequel on écoutait le Göttingen de Barbara / Ceux qui te répètent qu’ils te reçoivent 5 sur 5 et dont le regard dit tout le contraire / Celui que Vivaldi met en joie alors qu’il n’est qu’épicier non mais t’y comprends quelque chose ? / Celle qui sait les pouvoirs érogènes des ragas de l’Inde / Ceux qui ne se doutent pas qu’ils ont l’oreille absolue et ne semblent pas en souffrir à vue de nez / Celui qui écoute le doux murmure des nonnes à la sieste / Celle qui prête son oreille à un mendiant aveugle qui lui sourit en entendant tomber la pièce / Ceux qui sont à l’écoute des démunis aux heures réglementaires / Celui qui fait semblant de ne pas entendre son heure sonner / Celle qui entend ce que lui disent les lèvres du sourd-muet aussi salace que bien foutu / Ceux qui laissent dire en souriant comme le bourreau qui retient le couteau pour le plaisir / Celui qui mâche du chewing-gum alors que la chanteuse de fado mime le désespoir de celle que son macho plaque pour une Islandaise rousse mais friquée de passage au Barrio Alto / Celle que son père richissime veut absolument faire opérer pour qu’elle devienne le soprano dramatico de ses rêves / Ceux qui écoutent la radio des voisins mais baissent la voix pour critiquer leurs émissions à la con / Celui qui a ce qu’on appelle deux voix dont il use parfois dans les soirées récréatives / Celle qu’on appelle le rossignol de la ZUP / Ceux qui dérogent à leur vœu de ne jamais manger d’oiseau en se tapant de temps en temps un bonne paire de cailles tirées les dimanches de brume / Celui qui entend la musique de l’ascenseur sans se douter que c’est du Monteverdi First Class / Celle qui laisse s’épancher la concierge avant de lui faire comprendre que son appareil audio n’est pas branché / Celle qui sait la partition de Violetta par cœur mais n’a pas encore trouvé l’homme qui la fera souffrir comme dans La Traviata / Ceux qui n’écoutent que leur courage hélas peu causant chez des retraités finlandais en saison morte, etc.
Image : Lucian Freud, La Mère. -
Swiss Genius
…C’est finalement à la Commission fédérale Culture & Hygiène qu’a incombé la charge de finaliser le contrat d’assurance de l’œuvre de la plasticienne Heidi Bibelotti, en vue de sa présentation dans les hauts lieux de l’Art contemporain globalisé, à hauteur de 2 millions d’euros, étant entendu que l’aspect ludique et subversif à la fois de l’installation serait mis en valeur par une scénographie adaptée à chaque espace muséal par le bureau d’architectes Rudi & Noldi, autres phares avérés de la Nouvelle Créativité Helvétique dûment sponsorisée par le conglomérat bancaire avec l'aval des élites du peuple …
Image : Philip Seelen
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Le martyre du blasphémateur
À propos de Wise Blood (Le Malin) de John Huston, tiré de La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor.
Il est souvent mortifiant de voir ce qui a été fait d’un grand livre au cinéma, et c’est pourquoi je me suis gardé, pendant des années, de voir Le Malin (Wise Blood) de John Huston, tiré du premier roman de Flannery O’Connor, paru en 1952 et marqué par une extrême concentration de substance explosive, tant sociale et psychologique que spirituelle.
Or, contre toute attente, le voyant enfin l’autre soir, force m’a été de reconnaître la réussite exceptionnelle de ce film ressaisissant les thèmes essentiels du roman en en simplifiant la ligne générale et non sans modifier aussi le dessin de certains personnages, à commencer par la fille du faux aveugle qui, de petite fille, devient ici une jeune fille plus troublante.
À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ? À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?
Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malin de John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
Ce que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le livre) est bien moins paradoxal qu’il ne semblait d’abord… -
Devant la mort
En lisant La chasse au cerf de Romain Debluë.Paul Savioz est un jeune Helvète débarqué à Paris après un début d'études de lettres à Lausanne. Insatisfait de celles-ci, il opte, en Sorbonne pour l'Histoire, plein d'espérances bientôt refroidies en dépit de la présence d'un prof hors norme. Mais dès le premier jour, sa rencontre de Justin l'étudiant en philo qui crèche à côté de sa thurne de la rue du Bac, et de la tourbillonnante Marion, compagne parisienne de celui-ci, est marquée par d'immédiats et passionnés échanges. Sur quoi son voisin d'en dessous, épais bourgeois qui gagnera peut-être à être connu et l'a entendu jouer de son violon, le presse de remplacer le prof absent de son jeune Christophe, atteint d'une leucémie. Or voici ce qu'on lit aux pages 112 à 114 de La Chasse au cerf:"Remonté là-haut, dans son appartement qui avait pour plafond les toits, et pour plancher le plafond des Odier, Paul Savioz demeura pour un long temps assis dans son canapé, sans pensée nette et tout empli d’une perplexité mêlée d'effroi. Bêtement, il ne parvenait d’abord à fixer son esprit que sur une chose : la sonate nommé par Jeanne Odier, dont le premier thème dominait, très au-dessus le chaos obscur qui règnait dedans son crâne. Bien sûr, il avait fini par accepter l’offre ; et le voilà donc professeur privé de violon du jeune et grave Christophe, qu’il n’avait point encore pu rencontrer, appointé grassement pour cette tâche, dont il devrait s’acquitter au rythme de deux heures par semaine. Morne, et vastement avachi, il sentit en lui se former, au milieu des mélodies de Mozart, une angoisse inexorable. Et si l’enfant venait à mourir ? Et si lui n’était pas à la hauteur ? Et s'il allait ainsi gâcher les derniers bonheurs des derniers mois de ce gosse infortuné ? D’appréhension, il se redressa sur son séant, et se redressant d’un coup trop sec, il se mordit la lèvre au sang. Du dos de la main, il s’essuya, laissant près de son poignet une petite tache pourpre, qu’il considéra longuement. Enfin, il eut un ricanement bref, et récita : "L’Étoile s'élargit lentement, et Kanut, / la tâtant de sa main de spectre, reconnut / Qu’une goutte de sang était sur lui tombée". De son pouce auparavant léché, il frotta la trace rouge ; elle disparut, et lui de constater : "J’aurais pu choisir Macbeth aussi…" Il prit un temps de réminiscence, rassembla quelques souvenirs épars, et déclama en se frottant à nouveau sa main désormais propre : "Out, damned spot ! out, I say ! What, will these hands ne'er be clean ?" Revivifié quelque peu, il put commencer de voir en face sa situation neuve. Il songeait au saisissant courage de cet enfant qui apprenait que soudain sa vie n’était plus une évidence, et décidait de persévérer dans le travail du violon, souvent ingrat, souvent pénible, alors qu’il eût été si simple pour lui de tout envoyer valser au diable, et de se prostrer devant la télévision en attendant ou la guérison ou la mort. Aurait-il eu, lui Paul, cette résolution à son âge ? Il en doutait fort. À nouveau, mais sans succès, il tenta de se figurer la réaction qui eût été la sienne, en semblables circonstances. Et aujourd’hui ? Malade si gravement, lutterait-il ? Se résignerait-t-il ? Ignorance profonde ! Et quel surplus de science sur soi-même avait cet enfant, qui se connaissait dans l’adversité la pire, et s’était découvert un cœur ferme infiniment. Lui, il savait sa bravoure , même s'il n’en avait peut-être pas, comme tel, encore conscience. Paul, en revanche, vivait avec l’incertitude de sa vaillance. Son existence, telle que traversée jusques alors, pouvait être aussi bien être celle d’un couard, que celle d’un héros. À nul instant de sa vie, dont le cours rectiligne n’avait jamais sinué au bord de l’abîme, il n’avait été sommé par les événements de choisir entre ces deux voies, qui demeuraient toujours devant lui, comme des chemins encore à emprunter, ou à n'emprunter pas. "Tout homme, déclarait Aristote, sait qu’il va mourir ; mais tant que ce n’est pas imminent, aucun ne s’en soucie. " Mais d’abord : devant quoi trembler ou ne pas trembler ? Comment avait-on présenté la mort soudain le menaçant au jeune Christophe ? Et à lui-même, quoi lui aurait- on dit ? Et désormais, s'il se découvrait proche de l’expiration, que croirait-il distinguer parmi les ombres montantes, au-devant de lui, dans le grand crépuscule où le regard erre lamentablement ? Il avait appris de Lucrèce que nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, et certes c’était la maxime aussi admirablement ciselée que confortable; mais il comprenait maintenant que la mort n’est pas ma mort, et que si, peut-être, la mort peut nous être rien, si elle est triomphe du néant, ma mort n’en demeure pas moins un coup d’œil porté de l’abîme sur moi,– et à ce titre, rien ne me concerne plus qu’elle. Le jeune historien se débattait, comme il pouvait, dans ces considérations qui germaient en lui, et croissaient, à la manière de plantes sauvages, dans un fouillis de feuilles, de tiges et d'épines. Son esprit, sciemment, avait été abandonné en friche par sa génération, et quelques précédentes : l’on avait conspiré pour qu’il n'y crût que le chaos, et que la végétation de ses idées fût si compliqué, si intriquée, qu’il fût impossible d’y voir jamais se développer ni la moindre fleur, ni le moindre fruit. Ainsi peut se concevoir l’âme d’un jeune homme né au siècle d’après tout : comme un palais de cristal, lointain, à peine encore visible pour les vues les plus perçantes, pris dans un enchevêtrement impénétrable de ronces et de liane, de branches et de broussailles,– et le monde alentour encourageant à l’épaississement incessant de cette silve enténébrée.Il ne faut point s'en étonner. Paul Savioz, en effet, était né parmi ces générations qui se pressent, éperdus et hagardes, au bord du précipice des derniers âges, et dont la masse effondré vers l'abîme fait monter au ciel abandonné des vacarme de catafalque. Générations d’après tout, pour qui la vérité n’est plus une évidence, pour qui le bien et le mal ne sont plus des certitudes, et pour qui la beauté est affaire de configurations hypogastriques..."Romain Debluë. La chasse au cerf. Editions de l'Aire, 1044p. 2023. -
Ceux qui filent doux.
Celui qui se met à parler en état de coma dépassé et dit alors des choses jamais entendues sur les temps qui courent / Celle qui a vu le monde changer avec tant de violence qu’elle s’est construite une nacelle d’osier dans le grand sycomore où elle attend l’Ennemi avec son Missel / Ceux dont les voitures blindées processionnent sur l’autoroute du vendredi soir jusqu’aux Zones de Résidence Privilégiée (ZRP) où ils passeront un week-end en toute sécurité sauf attaque terroriste inappropriée / Celui qui traduit le désarroi de l’époque au moyen de graphes numérisés dont il vend les monotypes à des prix qui lui permettent de rouler Jaguar / Celle qui se fait virer du département d’histoire parce qu’elle ne donne pas de celle-ci une image assez optimiste / Ceux qui baissent la voix en parlant élévation spirituelle comme s’ils étaient entourés d’un cordon sanitaire / Celui qui se pique d’échapper aussi bien à la tartuferie d’affectation idéaliste qu’au mercantilisme larvé / Celle qui s’entretient avec ses chiens dans un langage évoquant celui des prophètes de l’Ancien Testament / Ceux dont on peut définir la qualité de parvenus par leur propension à l’étalage illimité / Celui qui aime rappeler à sa bru qu’on a commencé de faire cuire dans des cuirs et des peaux qui ne sont devenus que bien plus tard des pots alors un peu d’humilité damoiselle Isabeau / Celle qui a appris ce matin à l’école que le butor butit sans se douter que l’oiseau et l’écrivain ne butissent point de concert ni que le chevreuil rote et que la souris chicote / Ceux qui savent d’expérience que la librairie est le cimetière des vivants et des morts et ne portent pas plus le deuil des uns que des autres, etc
Image: Michael Sowa. -
Le jeune auteur
…Ce qui saute aux yeux, mon petit Joël, c’est que votre premier manuscrit a un potentiel formidable, croyez-en mon expérience : il n’y en a pas dix comme ça par génération, vous avez de la Bête en vous, vous avez de la Superbête, et plus encore - et ça compte pour notre public féminin : vous avez du Fruit… mais il y a encore du travail, Jo chou, et ça c’est l’affaire de votre éditrice, nous allons revoir une page après l’autre et là je veux que vous vous donniez à fond, faut que vous fassiez sauter le bouchon…
Image : Philip Seelen -
Contre la déraison
Ou comment l’utopie révolutionnaire contribue à notre asservissement...« Stay woke ! », s’écrie la conscience blessée devant l’atrocité de ce qui est, et je me le rappelle tous les matins en prenant des nouvelles du monde nous arrivant au même instant de partout, et je me dis que ça ne devrait pas être, comme je me le suis dit enfant à la découverte d'un premier oiseau mort dans notre jardin, comme je me le suis dit l’an dernier après qu’un jeune flic paniqué de nos régions eut flingué un Noir au comportement inquiétant, et comme je me le dis ce matin en prenant des nouvelles d’Ukraine et environs.« Reste éveillé ! » Hier soir encore, l’atrocité du monde m’est revenue avec les épisodes insoutenables de cette série coréenne (Juvénile justice, sur Netflix) consacrée aux conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants devenant parfois de monstrueux délinquants, et l’inventaire des calamités imputables à ce que Montaigne appelait l’hommerie se trouvait une fois de plus ressassé, enfants et femmes battus, viols et violences à n’en plus finir, et j’entendais la voix de ma conscience meurtrie me répéter : comme cela a toujours été, mais il ne faut pas dormir...Sur quoi j’entends que « stay woke », en américain d’aujourd’hui, voudrait dire tout autre chose en matière de changement. Un poète le clamait jadis : il faut changer la vie. Et voici que les nouveaux éveillés le prennent au pied de la lettre en changeant les lettres de la vie, l’ADN devenant NADA ou n'importe quoi.On y reconnaîtra le retournement des slogans, caractéristique de toutes les révolutions, et avec les dernières nouvelles , atroces, d’Ukraine ou des fronts des commissariats et des services d’urgences du monde entier, nous arrive ce matin la rumeur que tout ça ne serait qu’assignation arbitraire et qu’en réalité il suffirait de changer les mots pour changer les choses, mais comment supporter cet aveuglement ? Comment ne pas voir que prendre ses fantasmes pour la réalité nous prépare de nouveaux lendemains qui déchantent ?Restons éveillés mais sans esprit de vengeance et cette propension actuelle a endosser la souffrance des autres pour se blanchir. Répondre à la haine par la haine, ne voir partout qu'abus et noirceur, faire de l'Occident seul ou du seul mâle blanc des monstres est la meilleure façon d'ajouter à la confusion et au chaos, etc.