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Dans son nouveau roman très singulier, Un galgo ne vaut pas une cartouche, Jean-François Fournier, qui fait rimer truculence et désespérance, s’improvise Tour Operator, accompagné d’une adorable levrette, d’une virée dans l’espace-temps d’un vieux continent sous perfusion gastro-érotico-artistique. Loin de Bruxelles, pour notre bonheur !
« L’Europe à laquelle je rêve est celle des cultures et pas du tout celle des États-nations, des technocrates ou de l’argent », me disait Denis de Rougemont il y a cinquante ans de ça, lorsque, dans son grand jardin de la campagne genevoise, il m’avait reçu afin de répondre à mes questions sur le terrorisme européen de l’époque.
Amorçant alors son grand virage écolo, celui qu’un André Malraux considérait comme l’un de ses contemporains les plus intelligents, m’avait impressionné par la compréhension qu’il manifestait à l’endroit des extrémistes italiens ou allemands, qui ne manqua de scandaliser certains lecteurs du journal Construire qui m’envoyait, le fameux « hebdomadaire du capital à but social social » dont Charlotte Hug avait fait, à l’enseigne de la Migros, une publication culturelle de premier ordre et de très grande diffusion.
Or je n’aurai cessé de penser à la réflexion du grand auteur de L’Amour et l’Occidentou de Penser avec les mains, entre tant d’autres ouvrages, en lisant le nouveau roman de Jean-François Fournier illustrant les multiples aspects, flamboyants ou désespérés, de la culture européenne en son noyau génial, contrastant pour le moins – ou plus exactement pour le pire - avec ce qu’en ont fait les ploutocrates de la technocratie globale.
L’éditeur Olivier Morattel a-t-il raison de parler crânement d’un « grand roman européen » à propos d’Un galgo ne vaut pas une cartouche, si l’on se rappelle les chefs-d’œuvre de Thomas Mann ou de Robert Musil ? Disons que, plus modestement, cette suite de variations sur quelques thèmes fondamentaux apparaît bel et bien comme un roman interrogeant les tenants du génie créateur à l’occidentale , ainsi qu’une célébration fervente de l’art et de la littérature, et que telle est certes sa «grandeur», à distinguer de la platitude et de la camelote surfaite au goût du jour…
Le grand saut
Le premier saut, physique et métaphysique, marquant le passage du réel à la fiction, ou la liaison plus ou moins dangereuse entre désir incarné et fantasme, se trouve figuré, dans la filiation d’un Hemingway ou d’un Montherlant, par la corrida imaginaire mise en scène par un écrivain allemand au double prénom germanique (Ludwig ou Ernst) dans une pension crade de Barcelone où bohèmes et catins voisinent, et tout de suite le verbe net et chatoyant du connaisseur s’arrache au magma dégoûtant du quotidien avec les termes précis et fleuris de l’art tauromachique qui voient el presidente (surnom donné au plumitif teuton par le patron de la pension) se réapproprier les mouvements des chicuelinas et autres novilladaspréludant à l’estocade du novillero, et que je te balance de l’arrucina ou de la muleta pour faire vrai, et l’on a beau savoir que la scène de ‘écrivain en « habit de lumière » devant son écran relève du selfie : on y croit, de même qu’on est prêt à croire qu’il est prêt à écrire son « grand roman taurin » même s’il bute sur le mur de la réalité lamentable d’un comité de lecture qui refuse, à Munich (en Bavière, jawohl, fameuse pour sa bière), son dernier manuscrit qu’il tient, lui, pour un chef-d’œuvre ; et là ça fait si mal qu’un autre saut va s’imposer…
Auparavant, cependant, à part le show de la parodie de corrida, le lecteur (et la lectrice par inclusion) aura commencé de « taster » des agréments variés de la boisson (un Vega sicilia ne se refuse pas entre deux cigares, même au titre de citation brève, avant les nomenclatures plus détaillées) et de la chair explosive d’une dame passant par là, après que sera apparue la levrette baptisée Canela par Ludwig (à cause de la rousseur du bout de ses oreilles), nébuleuse merveille blanche que l’artiste peintre d’à côté, un certain Rainer, adoptera après le vol plané final de l’écrivain. Enfin, tout ça ne se raconte pas : c’est à lire, c’est à lire qu’il vous faut !
Donc un écrivain fasciné par la tauromachie, puis un peintre jouant lui aussi sur le mélange des sens et des sangs, qui de Barcelone nous emmène à Vienne (avec d’autres vins dans la foulée, d’autres références courant de Goya à Schiele, d’autres citations d’Ovide ou de Thomas Bernhard) et s’éclate au poker où il perd Canela, puis un saxophoniste « extra » qu’on retrouve à Prague avec la levrette s’adaptant à tous les fauteuils et sofas de ce monde où il fait bon flemmer, puis une victime d’inceste (il en faut forcément dans un roman d’aujourd’hui) qui exorcise le monstrueux souvenir par l’art et le journalisme, puis un nègre nègre – un vrai nègre littéraire noir qui se dit lui-même « nègre nègre » sans complexe, tant il est vrai que le roman de Jean-François Fournier, auteur complexe assurément, n’en est pas moins un roman-gigogne sans complexe.
Cependant la lectrice (et le lecteur par inclusion) se demande si tout ça, littéralement truffé de clichés culturels voire sociétaux apparents, n’est pas en somme téléphoné ? Ce Fournier n’est-il pas qu’un snob provincial affublant ses personnages de fringues marquées, Chanel à celle-ci et Pucci Gucci à celui-là ? Et ne touche-t-il pas de pots de vin de certaines caves qu’il flatte même indirectement ? À ces objections j’ose répondre avant lui et en russe affirmatif : niet. Car c’est à l’auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche qu’il incombe de répondre, à lui et à Canela.
Les trois chapitres finaux de ce roman à dégaine de poupée russe, à savoir Suicide blonde, Love supreme et Ali, avant l’épilogue où s’exprime Canela en langage humain, ressortissent bel et bien au grand roman européen sporadique des poètes en vers ou en prose dont un Peter Altenberg, dûment cité, est un bon exemple à la fois méconnu et significatif. L’Europe est là, personnelle et mal coiffée, comme elle est là chez Handke ou Charles-Albert Cingria – il me semble que Fournier lui vrille un clin d’œil -, Robert Walser ou, au cinéma, Daniel Schmid et Fredi M. Murer, ces conteurs de la forêt des émotions vives, Rainer Werner Fassbinder le mauvais garçon tout cuir au cœur de tendron ou Cesare Pavese à qui la difficulté de vivre tenait lieu de métier.
Une mélancolie qui a du chien
L’Auteur d’Un galgo ne vaut pas une cartouche s’avance d’abord masqué, même s’il se signale illico par son style, il donne en somme dans le mariage pour tous littéraire dont les personnages seront tous (et toutes, car les femmes y joueront un rôle crucial) des anges, à commencer par la douce Canela surgie aux abords d’un claque de Barcelone, et c’est par la voix d’un de ses avatars qu’un maître d’écriture avéré, qui vient de proférer d’utiles vérités sur la lecture (pages 109 et 110), conclut que « le monde n’est pas suffisant pour nous et ne doit jamais le devenir ».
De fait, un monde où l’on abuse des enfants, un monde où l’on croit laver son honneur en punissant son chien point assez performant à la chasse au lapin, un monde où l’on répond à la terreur d’État par le massacre des innocents, un monde fait à l’image d’un Dieu méchant ne nous suffit pas, les gars. « Tu sais, dit le maître au disciple, la lecture est une incroyable petite musiqu qui ne fait pas seulement résonner de smots, un stylem les aidées d’un auteur, voire les idées tout court. Elle instille aussi dans ton cerveau un parfum indescriptible et unsaisissable, quelque chose que j’ai mis très longtemps à appeler par son nom, le bonheur ». Et le même à propos de l’écriture : « Comment accepter d’écire sans atteindre sans atteindre la perfection ? J’ai envie de tuer les mauvais auteurs. Moi-même je ne me pardonne rien : il n’est pas rare que j’éprouve une pulsion suicidaire en relisant mes propres textes ».
Le type se nomme (peut-être) Pierre-François Tournier (Michel est au jardin, dira-t-on comme la femme de Marcel Aymé le lendemain de la mort de celui-ci), c’est peut-être un grand écrivain de théâtre ou de cinéma au vu de sa dégaine (costume de lin blanc et panama, mais un clic et tu te retrouves sur YouTube où t’attend le démoniaco-angélique Michael Hutchence en plein « live » de Suicide blonde, quelques années avant qu’on le retrouve pendu tout nu comme un galgo et cuité d’alcool et de substances connues de ceux auxquels le monde ne suffit pas.
Le monde selon le Valaisan Fournier (et tout Valaisan est un peu un Sicilien virtuel de la vieille Europe) n’est pas une apologie kitsch de la défonce suicidaire, même si le thème de l’autodestruction est inscrit sur le tableau magnétique de la cuisine du plus beau de ses personnages de l’occurrence, une Dominique qui a sa sainte et sa rue à Paris, où elle en finira d’ailleurs : « Donner sa vie à ce qui n’existe pas », ou encore : « Faire périr tout ce qui est en moi ».
On ne fera pas de sur-interprétation en voyant, chez Canela, une cousine du Lévrier de la Commedia de Dante, grand mystère de la théopoésie, ni non plus un emblème européen de transport poétique rappelant celui de la compagnie d’autobus Greyhound connue de tous les fans de littérature américaine (Fournier en est) en cavale sur le terrain. Et pourtant, s’il y a du dandy à la Thomas de Quincey chez l’Auteur en question qui a sûrement lu De l’assassinat considéré comme un des beaux arts, l’auberge espagnole de son dernier roman, grand ouverte sur le monde qui n’existe pas de la poésie, est aussi le miroir proustien qui lit en chacun de nous et nous fait dire ce qui nous manque pour notre bonheur…
Jean-François Fournier, Un Galgo ne vaut pas une cartouche. Olivier Morattel éditeur (France), 167p. 2023
Les livres de demain seront -ils écrits par des robots ? Faut-il se réjouir ou déplorer l’entrée en littérature de ChatGPT, entre autres outils numériques ? Et si le défi de l’intelligence artificielle n’avait rien de si nouveau ni de quoi nous faire paniquer, au contraire ? Quelques esquisses de réponses au fil de nos lectures et autres expériences vécues ou rêvées…
Les passionnés de littérature que vous êtes, lectrices et lecteurs de tous âges, sans parler des auteurs et autrices de divers genres, plus encore impliqués que vous autres, ont-ils des raisons de craindre les avancées de l’intelligence artificielle en matière de création littéraire au motif que celle-ci y perdrait son âme ? Plus précisément, les nouveaux outils numériques tels que ChatGPT vont-ils servir ou desservir la sainte cause des lettres en facilitant son usage ou en le nivelant par le bas ?
Telles sont les questions que je me suis posées ces jours en lisant simultanément quatre livres très différents les uns des autres mais à la fois apparentés par l’engagement et la singularité de leurs auteurs, à savoir plus précisément les Œuvres de Philippe Jaccottet (1925-2022) réunies sur papier bible à l’enseigne prestigieuse de La Pléiade, le dernier roman de l’auteur américain Bret Easton Ellis, Les Éclats, dont les 600 pages constituent une reprise quasi proustienne des thèmes de ses premiers livres, le petit recueil de récits autobiographiques de Bruno Pellegrino (intitulé sobrement Tortues) qui explore lui aussi les recoins de la mémoire avec une fraîcheur de touche mêlant ironie et tendresse, et le premier opus du nouveau Wunderbube de la littérature alémanique, au nom déjà mythique de Kim de l’Horizon qui, avec son « livre de sang » (Blutbuch), nous balance sa livre de chair aux singulières dérives verbales – bonne chance au traducteur !
Le noyau de la question...
C’est par mon filleul Léo, diplômé de shiatsu travaillant occasionnellement les méridiens de mes énergies, que j’en suis venu récemment à ces cogitations après qu’il m’eut raconté ses « échanges » avec ChatGPT : le premier pour lui demander de lui rédiger quelque formule publicitaire utile à son cabinet de praticien, le second pour lui réclamer la composition d’un haïku à la manière de l’immortel Bashô, ce que la machine réalisa en un rien de temps…
Or ladite « machine », capable de bricoler ainsi une pub ou un haïku - genre poétique minimaliste et très formalisé dans son code -, serait-elle capable de concevoir des poèmes plus amples et complexes tels ceux d’un Philippe Jaccottet, ou de restituer la beauté et la « musique » des proses du même auteur ? Une autre expérience nous en dit un peu plus à ce propos: celle que rapporte notre confrère Jean-Noël Cuénod à propos d’un poème de Louis Aragon, dont ChatGPT a modulé une version à sa façon. Avec ce résultat éloquent : d’un côté, l’élan lyrique d’un poème de guerre, qui dit en images fortes la double approche d’un résistant animé par une foi religieuse, et celle de son camarade athée, et c’est un chant aux fidélités variées que solidarise une cause commune. De l’autre, la même situation réduite à une sorte de commentaire binaire édifiant, dénué du moindre souffle et de la moindre chair. D’un côté, la poésie ressentie de l’intérieur, et de l’autre, du « voulu poétique » de catéchisme ou de dissertation…
Or ce qui est valable pour un poème l’est assurément, aussi, pour la prose. La versification, régulière ou « libre », ne suffit pas à caractériser ce qu’on appelle la poésie, qui ruisselle bonnement dans la prose d’un Marcel Proust ou d’un Louis-Ferdinand Céline, d’un Jean Genet ou d’une Virginia Woolf.
L’important est évidemment ailleurs, que scelle le génie ou la simple «touche» personnelle d’un auteur, ce qui fait le ton ou la patte de Colette, la musique de Verlaine ou la prodigieuse intelligence plastique de Baudelaire, la voyance sensuelle et spirituelle de Rimbaud ou le lyrisme tellurique d’un Charles-Albert Cingria qui n'a jamais commis, sauf erreur, le moindre vers.
Or, pour en revenir aux vers, justement, demandez-donc à ChatGPT de restituer le charme, la finesse d’observation, l’accent, la musicalité de poèmes aussi simples et «modestes» apparemment que ceux du Petit village de Ramuz, seul recueil de vers de cet immense poète en prose, et vous verrez le résultat…
ChatGPT peut compiler des milliers de données à la vitesse de la lumière, mais inventer un seul vers inouï, improviser un seul écart de pure fantaisie, susciter un seul moment de pure émotion lui reste inaccessible à ce qu’il semble, en tout cas pour le moment…
De l’art et de la technique…
Il en va de la distinction, faite depuis que l’intelligence humaine se trouve à l’exercice, entre l’art et la technique. En littérature, nous distinguons ainsi les vrais « créateurs » et les « faiseurs », ceux qui « inventent » et ceux qui « fabriquent », et c’est valable pour tous les genres littéraires, me disais-je en lisant ces jours Les Éclats de Bret Easton Ellis, dont la matière (la frange juvénile de la société américaine la plus déliquescente) est ressaisie et travaillée avec une attention hypersensible et une capacité de transmutation verbale des sentiments le plus délicats, sur fond de semi-barbarie morale, qui apparente l’auteur aux meilleurs écrivains-témoins.
Et qu’en dirait ChatGPT ? Il ne verrait sans doute, des composantes de ce récit autobiographique dont la part d’ombre évoque les feuilletons aux inévitables serial killers, que les stéréotypes de la narration – laquelle devient un nouveau poncif actuel au titre du storytelling -, alors que ce vaste travail de mémoire ressortit bel et bien à la plus noble littérature que John Cowper Powys disait le journal de bord de l’humanité…
« ChatGPT n’est pas plus intelligent qu’une tondeuse à gazon. Il fait ce qu’on lui demande de faire selon ses capacités », écrit plaisamment un autre de nos confrères, Jean Blaise Rochat (cf. La Nation du 7 avril dernier) dans un article consacré aux limites de l’intelligence artificielle. «Pour des raisons ontologiques, un logiciel, quelque puissant qu’il soit, ne dépassera jamais l’informaticien qui l’a conçu . De même que nous pouvons imiter par divers artifices une aile de libellule, nous ne sommes par les créateurs de la libellule. Nous ne pouvons donner une âme à un animal». Or telle est la valeur ajoutée de l’art, que la technique ne suffit à produire : ce supplément d’âme…
Ce que les robots nous apprennent par défaut…
Bruno Pellegrino est une aile de libellule, tout de même que Kim de l’Horizon, premier auteur non binaire de notre connaissance. Bruno (né le 19 aout 1988 à Poliez-Pittet) est entré en littérature avec une dissertation consacrée à Marcel Proust (décédé le 18 novembre 1922) si brillante qu’elle lui a valu son premier prix littéraire, suivi de plusieurs autres. D’une façon parente, Kim de L’Horizon (dont le nom est une fiction et le lieu de naissance une exoplanète) a vu son premier livre, Blutbuch, gratifié de la plus prestigieuse récompense littéraire de l’Allemagne réunifiée, à la réception duquel il s’est rasé publiquement la tête en signe de solidarité avec les femmes iraniennes. Aussi loin de Jaccottet que peut l’être Bret Easton Ellis, et pourtant…
Si l’on se réfère au «monde d’avant» quitté volontairement par notre ami Roland Jaccard à la veille de ses 80 ans, Kim de L’Horizon pourrait sembler du « monde d’après », du moins selon les codes binaires dont il/elle s’est affranchi (e), alors que Bruno Pellegrino fait plutôt figure de chenille de transition à la manière de Lewis Carroll. Ce qui est sûr est que ces deux jeunes auteurs suisses (leur passeport numérisé font foi) se distinguent des robots par leur fantaisie et le tracé gracieux de leur début de carrière, l’un dans la filiation occulte de Gustave Roud (qu’il a visité personnellement post mortem dans un petit livre de ferveur aimante, alors qu’on se rappelle que le poète fut le premier mentor de Philippe Jaccottet), l’autre plutôt tourné vers le futur sorcier où les Mensch (on ne dit plus Mann ou Female) parleront la même langue fourrée de Nutella inclusif, comme l’eût apprécié son référent Michel Foucault dans sa vision utopique des corps glorifiés…
Dans la foulée, en attendant la version française de Blutbuch (promise à l’automne prochain), amusez-vous à en traduire le texte au moyen du traductoriel Deepl : le salade que vous en obtiendrez aura sûrement le goût mélangé de bircher au Xanax et de pudding vegan…
Entre autres rencontres angéliques, Bruno Pellegrino évoque, dans Tortues, celle d’un taxidermiste bourrant l’animal voué à défier la fuite du temps au moyen de tout et n’importe quoi. Immortelle tortue farcie : telle est la littérature échappant, pour l’instant, à l’imagination artificielle, comme l’avait prévu d’ailleurs Isaac Asimov le gardien des lois de la robotique.
Mais laissons donc nos amis Philippe et Bret, Bruno et Kim, jouer encore et encore, au fond du jardin d’Alice, à leur jeu du n’importe quoi, illustrant cette réflexion de cet autre enfant amateur de féeries littéraires qu’était Julien Green, dans son Journal du 15 juillet 1956: « Le secret, c’est d’écrire n’importe quoi, c’est d’oser écrire n’importe quoi, parce que lorsqu’on écrit n’importe quoi, on commence à dire les choses les plus importantes »...
Philippe Jaccottet. Oeuvres. Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade
1626p. 2014.
Bret Easton Ellis. Les Éclats. Robert Laffont, 601p. 2023.
Bruno Pellegrino, Tortues. Zoé, 141p. 2023.
Kim De l'Horizon. Blutbuch. Dumont Buchverlag, 334p. 2022.
Une lecture de la Divine Comédie (56)
Purgatoire, 6e corniche. Gourmands et intempérants.
Que l'on parle poésie et providentielle intercession de la femme sur une corniche surplombant le vide béant où se pressent les ombres fuyantes des gourmands et des intempérants de la chair et de sa soeur la chère en veine de repentance: telle est l'extravagance de la scène, limite comique, dans laquelle se trouve le pauvre Dante dans la foulée des deux illustres lettrés que furent Virgile et Stace de leur vivant, et voici qu'un rebond de la conversation l'amène, tout en identifiant l'identité de divers autres figures éminentes de la poésie médiévale, à évoquer la nouvelle école et le nouveau style - le fameux dolce stil nuovo - dont on pourrait dire que la doctrine, et notamment avec la médiation de la femme aimée ou aimante - marque la fusion de la théologie et d'une sorte de théopoésie faisant le lien entre les inspirations profanes et divines du poète.
La foison de détails historiques ou mythologiques constitue souvent un obstacle à la lecture de la Commedia, qu'il est loisible au lecteur de surmonter par le recours aux commentateurs plus érudits que lui, et je m'en remets souvent, pour ma part, au bon maître qui nous a fait lire Dante (le pilier quasi unique de son enseignement, avec quelques détours par L'Arioste ou les pièces de Pirandello, notamment) entre nos dix-sept et dix-neuf ans, et que je retrouve avec reconnaissance dans les trois volumes de paraphrases très documentée et dénuées de toute prétention créatrice dans leur traduction littérale. C'est ainsi que maintes précisions sont apportées, à tout moment, à propos des personnages les plus souvent inconnus ou oubliés qui apparaissent, alors que d'autres interprétations plus personnelles ou philosophiquement plus élaborées se trouveront dans les digressions souvent éblouissantes d'un Philippe Sollers, en dialogue avec Benoit Chantre, ou chez un Ossip Mandelstam, poète familiers des sources profondes, et chez un Giovanni Papini, écrivain et Florentin face à l'écrivain et le Florentin Alighieri.
Plus précisément, en l'occurrence, Sollers excelle dans ses variations sur le thème du rapprochement des notions d'intellect et d'amour (Dames qui avez intelligence, d'amour, selon le poète Bionagiunta de Lucques, initiateur du dolce stil nuovo à venir), en insistant sur ce que signifie l'intellect d'amour selon Dante lui-même.
Une fois de plus aussi, l'on constate que tout se tient dans les multiples strates des signifiants du poème, Sollers ajoutant à cela que tout fait note (au sens également musical) et que tout signifie en consonance, alors que le Dottor Mégroz nous gratifie de plans précis des configurations astrales fixant le moment où apparaît tel Arbre dont la figure symbolique fait écho à celui de la Genèse, avant la vision de tel Ange de la tempérance dont la contemplation reste impossible autant que le sera l'expression des réalités paradisiaques...
Sous les plumes respectives de Gérard Joulié et Roland Jaccard, deux génies poético-philosophiques de la première moitié du XXe siècle, G.K. Chesterton et Ludwig Wittgenstein, revivent en beauté par l’analyse fine et le verbe incarné. La même indépendance d’esprit et la même douce folie traverse en outre Chesterton ou la quête excentrique du centre et L’enquête de Wittgenstein.
Les accointances angéliques du dieu Hasard qui, comme chacune et chacun sait, n’existe pas, ont vu paraître ces derniers temps deux opuscules consacrés aux extraordinaires figures qu’incarnèrent, à peu près à la même époque, et sur le sol de la même terre anglaise de toutes les extravagances, Gilbert Keith Chesterton (1874-1936) et Ludwig Wittgenstein (1889-1951).
Présentant un aussi fort contraste, au physique, que les comiques américains Laurel et Hardy, ou que l’autre inénarrable couple imaginé par Flaubert dans Bouvard et Pécuchet, sans oublier le long maigre et le bon gros qui amusèrent notre enfance sous les noms de Londubec et Poutillon, les deux personnages ne différaient pas moins, en apparence du moins, tant par leurs caractères personnels que par leur mode de vie, leurs idées et les familles d’esprit auxquels ils se rattachaient, leurs positions en matière politique et philosophique ou religieuses, et pourtant...
Pourtant la lecture parallèle des deux grands petits livres, au même style élégant et fluide, que leur consacrent Gérard Joulié et Roland Jaccard, font apparaître d’indéniables similitudes, au plus haut niveau de l’indépendance intellectuelle et de l’aspiration spirituelle de deux génies partageant le même tempérament rebelle et la même propension à piétiner ce que nous appelons aujourd’hui le politiquement correct, dans un commun souci qu’on peut dire «religieux», ou plus exactement mystique.
La qualification de «réactionnaires» leur conviendrait assez aujourd’hui à divers égards, si ce n’est qu’elle ne veut plus rien dire, sinon l’exécution sommaire des justiciers autoproclamée, et le plus souvent anonymes, de la meute sociale, pas plus que la qualification de «rebelle» ne rime a quoi que ce soit dans un monde où tout un chacun (et chacune) prétend «vivre dangereusement» en multipliant les simulacres de «prises de risques»...
La sainte verve endiablée d’un ferrailleur débonnaire
Chesterton, dont l’énorme derrière cédait la place à trois dames quand il se levait dans l’omnibus, avait le sens du beau et du bien, de la merveille partout présente dans la trompeuse grisaille du monde et du mystère entier de notre existence hors d’une vérité révélée qu’il reconnaissait en paladin chrétien converti au catholicisme; il affirmait «qu’il vaudrait la peine de jeûner quarante jours pour entendre chanter un merle» et, sans exagérer, qu’il vaudra la peine, ce prochain printemps, de « passer par le feu pour voir une primevère ».
Cela n’en faisait pas un chantre de la nature «positivant» béatement pour ne pas voir le Mal courant dans le monde : au contraire c’était un chevalier batailleur tout dévoué à la cause du Bien et du Vrai, sans sacrifier pour autant aux bons sentiments qui n’engagent à rien, ni moins encore discréditer les bonnes choses de la vie.
«Quand presque tous les intellectuels de son temps (et du nôtre, la chanson est la même seulement amplifiée) se mobilisent pour défendre les causes humanitaire, écrit Gérard Joulié, Chesterton dit et redit l’héroïsme des existences ordinaires, le charme de la vie domestique, le tragique des odes, les vertus de l’humilité (car tout comme l’orgueil, elle a aussi les siennes) et du patriotisme, et la puissance de la littérature populaire».
À ce propos, l’inventeur du roman policier «théologique», avec son impayable Père Brown résolvant toutes ses énigmes au moyen de son seul bon sens, était porté autant au fantastique des contes qu’à la stylisation héraldique des légendes. « Chesterton est tout spontané, son tempérament l’emporte et le domine. Imagination aussi opulente qu’ingénieuse, sensibilité brûlante, puissance du tempérament, verve magnifique de l’esprit, et tout cela nullement livré à soi-même, mais gouverné, dompté, poussé d’un mouvement rectiligne jusqu’aux fins sévères de la discussion et de la démonstration par l’intellect le plus tranquille et le plus fort, tels sont les outils de ce fougueux polémiste ».
Polémiste ? Oui, notamment contre ces grands esprits libéraux de son temps que furent le chantre de l’Empire Rudyard Kipling, le scientiste H.G. Wells et le socialiste George Bernard Shaw. Gérard Joulié montre très bien aussi ce qui le rapproche et le distingue d’Oscar Wilde le dandy, et pourquoi Charles-Albert Cingria le mystique byzantin en appréciait à la fois l’humour et la folle poésie, ou encore l’énigmatique paradoxe du «cauchemar» romanesque d’Un nommé Jeudi où l’on découvre que le policier et le criminel sont le même homme…
« Il y a des époques où être sage c’est être fou, et Chesterton était ce fou-là », écrit Joulié moult preuves à l’appui (détaillant brièvement diverses œuvres du « fou » en question) et précisant justement que « le combat de Chesterton n’est pas contre la chair et le sang, mais contre les puissances de méchanceté qui bataillent dans les cieux» et que sa rébellion est «l’insurrection de la campagne et de la terre contre la ville et le béton, celle du sang contre l’argent et de la main contre la machine».
L’antimodernisme fringant de Chesterton «lui vaudrait peut-être aujourd’hui une inculpation auprès du Tribunal international de La Haye», persifle encore Gérard Joulié, en concluant qu’«un réactionnaire est toujours un rebelle, un progressiste est toujours un conservateur : il conserve la direction du progrès et va dans le sens du courant»…
Mais encore ? Ceci : «Chesterton, au début du XXe siècle, se définit comme un démocrate anticapitaliste, antilibéral, antiparlementaire, antisocialiste et antimoderniste, dans la mesure où il prévoyait que le progrès technique, scientifique quantifiable, chiffrable, capitalisable et commercialisable allait dévaster la terre et la rendre inhabitable». Surtout, G.K. Chesterton fut un bonhomme poète et prophète qui avait l’élégance humoristique de l’espérance…
Le logicien qui croyait au diable plus qu’aux philosophes
Si l’œuvre de Chesterton foisonne de paradoxes, c’est plutôt dans la vie de Ludwig Wittgenstein que ceux-ci ont de quoi nous stupéfier, bien explicités dans leurs tenants et aboutissants dans L’Enquête de Wittgenstein de Roland Jaccard, admirable approche d’un homme complexe, imbuvable à certains égards, ou disons plutôt «impossible» - et par exemple en hurlant à ses étudiants de Cambridge de «parler en silence» - et rappelant parfois la quête de perfection d’une Simon Weil prenant sur elle de travailler en usine, etc.
La formule de Wittgenstein, devenue cliché de salon ou de café philosophique, selon laquelle «ce qu’on ne peut dire, il faut le taire», fait sourire quand on pense aux 5868 livres et articles signalés par Ray Monk dans sa biographie et, au fil de celle.ci, à tout ce que dit Wittgenstein de lui-même dans son journal qu’on dirait parfois celui d’un très jeune homme se flagellant pour des riens comme un Amiel après la moindre »petite secousse ».
La pieuse congrégation des adorateurs du Maître n’a pas manqué de rugir lorsque tel auteur a colporté certaines rumeurs sur les écarts «sauvages» du grand logicien dans les mauvais lieux viennois ou anglais, alors que lui-même ne s’est jamais caché de ses préférences sexuelles en dépit d’un essai de mariage mal barré.
Quant à Roland Jaccard, loin de ces tortillements hypocrites du monde académique, il ne cède pas pour autant à un voyeurisme anecdotique ni à l’indélicatesse devant une vie marquée par de vraies tragédies familiales (trois des frères de Ludwig se sont suicidés) et maintes péripéties terribles, au terme desquelles, se laissant mourir de son cancer sans traitement, Wittgenstein affirmera avoir vécu «une vie merveilleuse».
Ni un « salaud » ni un saint, mais…
Ludwig Wittgenstein se traitait volontiers de « salaud » ou de « porc », avec une conscience du péché et une propension à la confession rappelant plus saint Augustin et Rousseau - deux auteurs qui l’ont passionné -, que le déballage psychologique encouragé par les psychologues et les analyste freudiens, alors même que ses débuts dans la vie a été marqué par l’écrasante figure d’un père despotique à côté duquel celui de Kafka fait pâle figure…
Roland Jaccard, à moitié Viennois par sa mère, détaille en connaisseur les liens profonds de Wittgenstein avec l’univers de la Vienne du début du XXe siècle, avec ces « monstres » fascinants que furent un Otto Weininger - jeune philosophe juif antisémite, homosexuel et misogyne, auteur du génial Sexe et caractère et suicidé à 23 ans, un Karl Kraus et son héroïque combat contre le pourrissement du langage par les idéologies, ou d’un Sigmund Freud, notamment. De la même façon, même elliptique, il montre la relation du jeune prodige avec Bertrand Russell, ponte majeur de la logique qui l’accueillit à Cambridge comme un (presque) fils en pointant aussitôt le « cinglé » avant de reprendre ses distances, alors que l’ « enquête » fondamentale évoquée par Roland Jaccard se situe ailleurs que dans la société philosophique locale ou les hauts sphères de la logique mondiale, à la recherche d’une vérité en constante rupture d’équilibre, devenant « expert dans l’art de résister aux jeux truqué du langage».
Paradoxe ? Ô combien, quand ce contempteur de la « racaille » paysanne » s’engage comme humble instituteur en Basse-Autriche, où il traite cependant ses élèves comme des bêtes à dresser avant de se traîner par terre pour s’en excuser. Intello claquemuré dans une solitude farouche ? Mais il s’engage au front où il multiplie les actes de courage. Ou le voici nettoyant à genoux, comme les novices de sainte Thérèse au couvent d’Avila, le plancher du logis qu’il partage avec un disciple-amant. Snob de trop bonne famille ? Mais il renonce aux millions de son héritage sans le distribuer aux pauvres (cela les pourrirait, pense-t-il) mais en fait profiter quelques écrivains dans la dèche. Réactionnaire dans son refus du progrès ? Mais obsédé par l’idée de s’améliorer lui-même. Incapable d’aimer ? Mais vivant des passions intenses et compliquées. Enfin, Disciple de Schopenhauer, il frôlera le suicide à diverses reprises et l’idée d’enfanter lui fait horreur, alors que Chesterton rêvait d’une maison jamais assez pleine de mioches, etc.
Quand les amis se retrouvent à La Perle…
L’épatante illustration de cette modeste chronique, signée Matthias Rihs, évoque la rencontre posthume de Gilbert Keith Chesterton et de Ludwig Wittgenstein dans le patio du petit hôtel La Perle, rue des Canettes, où Roland Jaccard vient jouer aux échecs tous les dimanches avec ses amis. La sculpture de la danseuse à la jambe leste satisfait doublement au goût de Roland et de mon vieil ami Gérard dont la carrière érotique a débuté à l’âge de 13 ans avec les petites Bretonnes offrant leurs charmes aux lycéens dans les parages de la gare Montparnasse.
À part son étincelant hommage à Chesterton, qui fait suite à une kyrielle de traductions de l’anglais parues à L’Âge d’Homme (de John Cowper Powys à Ivy Compton Burnett en passant par Gore Vidal, Samuel Johnson et trente-six autres), l’ami le plus réactionnaire qu’il m’ai été donné de rencontrer, est aussi l’auteur, sous le pseudonyme de Sylvoisal (contraction de lys et Valois…) de nombreux ouvrages où la poésie et la pensée danse, et plus particulièrement dans La Forêt silencieuse,merveilleux inventaire de la beauté et de la bonté de la vie constitué d’une seule phase…
Jouxtant le patio de La Perle, l’image de notre ami Matthias figure mes amis Roland et Gérard en train de boire un coup au bar. Réacs ou rebelles ? L’un et l’autre ont le même sourire défiant toute conclusion, vu que « ce qui ne peut se dire, il faut le taire » en laissant le troupeau braire…
Gérard Joulié, Chesterton ou la quête excentrique du centre. Editions Pierre-Guillaume de Roux, 155p, 2018.
La Forêt silencieuse. Le Cadratin, 267p. 2017
Roland Jaccard, L’Enquête de Wittgenstein. Arléa, 109p. 2019.
Une lecture de La Divine Comédie (51)
Purgatoire. Chant XVII. De la troisième à la quatrième corniche. Visions de colère punie. L'ange de la douceur. Virgile expose la théorie de l'amour. Apparition des négligents. Dante s'endort.
Sortant du brouillard comme d’un rêve confus - ce moment de l’éveil conscient sera repris souvent et culminera à la fin du Paradis -, Dante nous prend à témoin d’une façon joliment familière que René de Ceccaty traduit avec la limpidité requise :
« Il t’en souvient, lecteur, perdu
Dans les Alpes embrumées, comme
Une taupe, tu voyais peu »...
Et d’enchaîner sur les pouvoirs de l’imagination, à la fois soutien du « désir de savoir » et possible leurre, comme la recherche de la vérité ou la quête d’amour à tout moment sont menacées par de faux-semblants.
Cette nouvelle étape de l’escalade du Purgatoire (« c’est par ici qu’on monte ! » a lancé une voix cinglante) sera marquée par un premier aperçu de ce qu’est l’Amour, mobile supérieur de toute la Commedia, dont les obstacle à son rayonnement sont détaillés par le bon guide, lequel pointe « le manquement à l’amour du bien par paresse » et les « rames molles » qui participent déjà du mal.
Dans la pénétrante introduction précédant sa traduction (87 pages d’une immense érudition et d’une lecture cependant aisée), René de Ceccaty explique la difficulté quasi inextricable de rendre tout ce qui est signifié par le poème original (aussi obscur en certains points pour les innombrables interprètes italiens qui en ont fait autant de cheveux blancs), soulignant à proportion l’étonnante et gracieuse évidence de sa part lumineuse et bien claire - même aux yeux des taupes (ou semi-taupes) que nous sommes.
En l’occurrence, ce que dit Virgile, qu’on pourrait dire un saint laïc pré-chrétien, des trois obstacle majeurs à l’amour selon l’esprit divin, saisit ainsi par sa simplicité évangélique, si l’on peut dire, en décrivant le mal qu’on veut « pour autrui » en ces termes:
"Quand on veut supprimer autrui
Par arrogance et seulement,
Et l'abaisser pour exceller.
Quand on craint de perdre pouvoir,
Grâce, honneur, gloire devant l'autre,
On lui souhaite le contraire.
Enfin quand on est ulcéré
D'être insulté, pour se venger
On fomente le mal d'autrui"...
Or l’aperçu reste partiel, limité à ce lieu ou l’on purge mollesse, et bien d’autres réponses seront appelées ensuite par autant de questions auxquelles le lecteur autant que Dante seront confrontés non sans avertissement octosyllabique de l'excellent Virgile: "Tu dois, toi-même, les trouver »...
Dante. Le Purgatoire. Présentation et traduction de Jacqueline Risset. GF Flammarion, 374p. 2005.
René de Ceccaty. La Divine Comédie, nouvelle traduction. Points Seuil, 690p. 2017.
Une lecture de La Divine Comédie (50)
Chant XVI. Dans la fumée des coléreux. Marc le Lombard. Explication du libre arbitre. Les causes de la corruption. (Lundi de Pâques, vers 5 heures de l'après-midi).
La scène est saisissante, une fois de plus, des poètes escaladant la montagne du Purgatoire de corniche en corniche, soudain plongés dans une purée de pois à couper au couteau dans laquelle ils n’entendent d’abord qu’un lointain chœur chantant l’Agnus dei, avant que ne se distingue la voix d’une ombre que Dante, à la demande de Virgile, interpelle pour lui demander qui elle (ou plutôt il) est et par où l’on continue de monter.
Ainsi que l’écrit la romancière Elsa Morante, citée par René de Ceccaty au début de sa nouvelle traduction de la Commedia, le chef-d’œuvre de Dante est d’un réalisme que « seuls les crétins » pourraient méconnaître, et c’est, de fait, par la foison de détails parfois hyperréalistes que le poète nous scotche en nous faisant passer sur moult obscurités de savoir ou de formulation que cette nouvelle traduction de Ceccaty, soit dit en passant, éclaircit et simplifie à sa façon par ses solutions limpides et élégantes que module le choix à fines ellipses de l’octosyllabe distribué en tercets - il faudra y revenir au fil de la grimpe...
Dans l’immédiat, la scène frise le surréalisme, qui voit ces nobles messieurs faire connaissance sans se voir dans l’épais brouillard, ou Marco le Lombard développe un très sage discours sur le libre arbitre et le tour détestable de la gouvernance des papes confondant le pouvoir spirituel et la domination par la force.
Lorsque Dante demande, à ce Lombard plein de sagesse, quelle funeste volonté dirige les puissants invoquant le ciel pour se justifier, son interlocuteur lui répond - dans le droit fil de la doctrine du libre arbitre qui responsabilise chaque individu - que si le monde va à sa perte, c’est aux hommes seuls qu’incombe la faute, à commencer par ceux qui devraient montrer l’exemple dans l’observance de lois conçues pour canaliser les vices ou les délires de tout un chacun.
Octosyllabes à l’appui:
« Les lois sont là. Qui les applique ?
Personne. car le pape en place
Peut ruminer, mais marche mal ».
Et d’illustrer à sa façon la théorie politique de Dante lui-même - notamment dans son Banquet -, en rappelant que l’équilibre atteint par Rome avec « deux soleils pour deux voies » l’une de Dieu et l’autre du monde, a été rompu en unissant le glaive et la croix lors même que « la force n’est pas ce qui aide les hommes ».
Pas plus actuel que ce discours de l’invisible interlocuteur qui rappelle que « valeur et courtoisie » ont régné alors que « maintenant les brigands peuvent passer »...
Tout cela dit « dans le noir » figurant ô combien les ténèbres du monde, alors qu’une lumière angélique pointe à la fin de l’entretien, qui incite l’ombre du Lombard à se dérober soudain par humilité...
Dante, La Divine comédie, nouvelle traduction de René de Ceccaty. Points Seuil, 690p. 2017.
Une lecture de La Divine comédie (48)
Le Purgatoire, Chant XIV.
Les envieux. Guido del Duca et Rinieri d’Calboli. Corruption du val d’Arno et de la Romagne. Exemple d’envie punie. Avertissement de Virgile.
(Lundi de Pâques, vers 3 heures de l’après-midi).
Les inflexions dramatiques sont inégales, dans le parcours de la Commedia, mais voici que, le long de la deuxième corniche où les envieux se battent les flancs, le récit se fait pour ainsi dire théâtral, avec le dialogue plein de relief de deux anciens ennemis, un Guelfe et un Gibelin, réunis ici par leur vice partagé et ses composantes sociales et politiques, alliant jalousie et concupiscence, convoitise et corruption.
L’échange à trois voix s’amorce assez bizarrement, après que Dante s’est identifié, à la demande des deux ombres qu’il a approchées, semblant venir des bords d’un certain ruisseau, avec l’air de ne pas oser prononcer le nom de l’Arno, comme si celui-ci était maudit.
Or l’un des deux pénitents, du nom de Guido del Duca, de Ravenne, ancien juge de la Romagne, explique alors en quoi le val d’Arno, et la Romagne, ou plus exactement leurs habitants, méritent en effet d’être décriés comme autant de porcs et, en suivant l’aval du ruisseau, de roquets «plus hargneuxqu’il n’en ont la force », auxquels en dessous, « de chute en chute » et tandis que l’eau « s’enfle », succèdent renards pleins de ruse et loups féroces.
Pourtant, et ce repentir explique sa présence en ce lieu, le contempteur s’accuse lui-même avec véhémence :
"Mon sang fut si enflammé d’envie
que si j’avais vu quelqu’un se réjouir,
tu m’aurais vu devenir tout pâle.
Je moissonne la paille de ce que j’ai semé ;
O race humaine, pourquoi mets-tu ton cœur
Là d’où tout compagnon doit être exclu ? »
Après quoi suit une nouvelle litanie saisissante, évoquant tous les nobles d’antan, les bons chevaliers « qui nous donnaient amour et courtoisie », enfin tout un âge d’or passé dont on voit bien que Dante regrette lui-même la disparition, remplacé par des « cœurs qui se sont faits si méchants » sous l’effet de l’envie et de la corruption.
Le lecteur contemporain pourrait alors penser, non sans malice plus ou moins opportune, que rien n’a tellement changé sous le ciel d’Italie, et notamment s’il a le loisir, ces jours, de suivre les épisodes de la nouvelle série italienne de Stefano Accorsi, intitulée 1992 et détaillant les menées des affairistes et autres politiciens milanais corrompus, tous partis confondus ou presque, qui firent l’objet de la vaste opération Mani pulite, mains propres…
La Toscane de 1300 n’est pas, tant s’en faut, comparable à la capitale lombarde de la fin du XXe siècle, et le rêve de Dante de rétablir « amour et courtoisie » sous l’autorité d’un Empereur juste et bon, au dam des fripouilles pontificales de son temps, restera toujours lettre morte, alors que, plus que jamais, l'envie et la corruption prospèrent.
Cependant on relèvera dans la foulé, avec Giovanni Papini, que les personnages de la Commedia, même passés de l’autre côté des eaux sombres, restent furieusement vivants…
Or la vie brasse, aussi bien, les pires penchants de notre engeance, autant que ses aspirations à s’élever, comme Virgile ne manque pas d’ailleurs, à tout coup, de le rappeler à Dante que ses curiosités politiques et tout humaines ne cessent de « freiner à la montée »…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine comédie (47)
Le Purgatoire, Chant XIII.
Deuxième corniche : les envieux. Invocation de Virgile au soleil. Exemples de charité criés par des voix mystérieuses. Sapia de Sienne. Confession de Dante
(Lundi de Pâques, vers 1 heure de l’après-midi)
Allégé du poids du P de l’orgueil (premier péché cardinal effacé par l’ange de service), Dante accède, avec son mentor, à la deuxième corniche cette fois pure de toute inscription ou représentation explicative, juste éclairée par l’astre solaire.
Or la vision a giorno n’en est pas moins inquiétante par ce qu’elle révèle, sous l’espèce de pénitents agglutinés en triste troupe dont les manteaux et les visages se confondent à la pierre dure et grise.
Tels sont les envieux dont les litanies invoquent la bénédiction des saints et compagnie, alors que Dante constate, pour sa part, ce détail affreux : à savoir qu’ils ont les yeux cousus !
On l’a vu et revu en enfer : Dante a le génie du contrapasso, à savoir : la concrétisation d’une peine compensatoire proportionnée à la peine commise. Ainsi pourrait-on dire que l’envie, la jalousie ou la concupiscence ont aveuglé, sur terre, ceux-là qui aspirent maintenant à se purifier de ce mauvais penchant...
Si, comme il le soulignera d’ailleurs explicitement, Dante se trouve moins personnellement concerné par l’envie que par l’orgueil, l’on ne peut pas dire que le premier exemple d’envieux, ou plus exactement d’envieuse, qu’il donne ici soit vraiment significatif.
Plus exactement, l’apparition et le récit de la Siennoise Sapia, qui s’est réjouie de voir ses concitoyens défaits par les Florentins lors d’une bataille, relève de ce qu’on pourrait dire la Schadenfreude, ou plaisir de voir souffrir autrui.
Mais le chant suivant développera ce thème de l’envie, en lequel le penseur allemand Peter Sloterdijk voit l’un des maux les plus ravageurs de notre époque, se manifestant par le démon de la comparaison.
Je l’ai vu à la télé : il me le faut ! Celui-ci est plus riche que moi, celle-là est plus belle, faisons tout pour leur ressembler, etc.
Où l’envie, de fait, nous aveugle et nous empêche de voir la multiplicité du réel, nous transforme en automates concurrents et nous font sombrer dans l’indifférenciation, la cupidité larvée et l’inassouvissement morose.
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine comédie (46)
Le Purgatoire, Chant XII.
Exemples d'orgueil figurés sur le sol. L'ange de l'humilité. Montée à la deuxième corniche.
(Lundi de Pâques, de 11 heures du matin jusqu'à l'après-midi)
Le front bas,remâchant son propre orgueil coupable, traînant la patte, Dante se fait remettre à l’ordre par Virgile qui lui rappelle que ce n’est pas en se battant les flancs qu’il va progresser vers la deuxième corniche des envieux, et pourtant c’est bel et bien en regardant devant lui,sur le sol couvert d’inscriptions comme sur la dalle d’une tombe, que le poète va devoir, encore, se remémorer moult exemples d’orgueilleux tirés de l’Antiquité; or passons sur le détail wikipédant…
En mon adolescence de petit protestant, au double sens du terme, l’excellent pasteur de notre quartier des hauts de Lausanne, revenu en ces lieux des banlieues de Marseille – où il était plus proche des prêtres-ouvriers cathos que de nos prêchi-prêcheurs calvinistes moralisants -, me répondit, lorsque je l’interrogeai sur ce qui distingue l’orgueil de la vanité, que le premier désigne la vanité quand « il y a de quoi » tandis que la seconde est un orgueil déplacé vu qu’il n’y a pas « de quoi »…
Dante place les orgueilleux, au nombre desquels il se compte, sur la première corniche du Purgatoire, mais ce qui compte le plus, en ce douzième chant, n’est pas tant la nomenclature de ceux qui se sont pris pour des géants, des demi-dieux ou des contrefaçons du Très-Haut, tel Nemrod dont le nom est lié à l’érection de la tour de Babel, mais, Virgile y insiste : la façon de prendre conscience de ce péché (cela s’appelle consapevolezza dans le glossaire dantesque), d’en mieux distinguer les contours (à grand renfort d’exemples sculptés ou gravés) et de s’en repentir tout en invoquant la grâce céleste et en psalmodiant des hymnes, ici inspirés par la Béatitude Heureux les humbles, etc.
La puissance« réaliste » du poème est souvent impressionnante, qui s’exprime par le détail, notamment lorsque Dante affirme qu’il voit ceci ou qu’il voit cela: ça ne se discute pas, c’est là, c’est du donné et du vécu, après quoi le salut viendra – ou pas.
D'ailleurs une angélique créature en 3D, apparue en ces lieux, vient d’ouvrir « les bras et les ailes » en désignant la marche à suivre :
« Venez : ici les marches sont tout près,
et désormais on y monte aisément.
Rares sont ceux qui viennent à cette invitation :
Ô race humaine, née pour voler au ciel,
Pourquoi tombes-tu ainsi au moindre vent ? ».
Et voilà qu’en effet notre Dante, orgueilleux dûment repenti, se sent plus léger, avant de s’apercevoir, ô miracle miraculeux, de la raison de son allègement de créature « née pour voler au ciel » :
« Avec les doigts de la main droite
je ne trouvai plus que six des lettres
gravées sur mon front par l’ange aux clefs :
en observant ceci, mon guide sourit ».
Eh mais, tout cela n’est-il pas un peu téléphoné ?
Virgile, tantôt, sera renvoyé d’où il vient, n’ayant pas droit au show sommital des anges et autres bienheureux agitant leurs palmes dorées dans la forêt paradisiaque, mais il a suffi en somme à Dante de se la jouer belle âme repentie, pour effacer l’initiale d’un de ses péchés et se trouver, du coup, délivré de la pesanteur.
Mon cher pasteur V*** aurait-il souri comme Virgile, conscient comme celui-ci du fait qu’un huguenot, pas plus qu’un païen, ne saurait passer la douane du Purgatoire ?
Sûrement oui: il aurait souri en homme sage, sous sa moustache à la Brassens, avec l’air qu’il prenait devant ceux qui se la jouaient élus autoproclamés: « Tu m’en diras tant, bonhomme »...
Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de la Divine Comédie (45)
Le Purgatoire. Chant XI.
Le Pater Noster des orgueilleux. Omberto Aldobrandeschi. Odersi da Gubbio. Provenzan Salvani.
(Lundi de Pâques, entre 10 heures et 11 heures du matin).
L’orgueil, ou plus largement ce que les Grecs appelaient l’hybris, portant les individus ou les nations, et plus encore les empires, à céder à la violence de leurs passions égoïstes, au défi de toute modération et de tout équilibre, se trouve visé par Dante (qui en savait lui-même quelque chose !) sur cette première corniche du Purgatoire où l’on aura l’occasion de voir ce qui distingue un poète d’un prêcheur.
Dès les sept premières terzine de ce onzième Chant, le poète ne craint pas, en effet , de se faire prédicateur en réécrivant, à sa façon, le Pater Noster, ici psalmodié par une troupe d’ombres au front bas dont il est précisé que ce n’est pas pour elles qu’elles prient mais « pour ceux qui sont restés en arrière »…
Ceci dit, les retouches de Dante au Pater Noster sont à la fois d’un poète et d’un métaphysicien de l’amour cosmique, qui fera de celui-ci (Next stop Paradise) le Premier Mobile mystique de l’Univers, rayonnant d’effets angéliques divers.
Or on relèvera que si les ombres du Purgatoire, déjà promises au salut, prient pour nous autres pauvres mortels, un retournement saisissant fait dire aussi au poète qu’il nous incombe de prier pour elles, si tant est que notre « vouloir » ait « bonne racine », car :
« Ben si de’ loro atar lavar le note
che portra quinci, si che, mondi e lievi,
possano uscir a le stelle ruote ».
Ce qui donne en français dans le texte :
« Il faut les aider à laver les taches
qu’ils portèrent ici, pour que, purs et légers,
ils puissent monter aux sphères étoilées ».
Oraisons montantes, cantilènes descendues du ciel, pieuses paroles transitant entre vifs et défunts : tout cela fait un concert aux harmoniques incessamment édifiantes, mais il y a mieux : Dante raconte des histoires.
La Commedia nous tomberait des mains si elle n’était qu’éminent catéchisme, de même que les fresques contemporaines de Giotto seraient-elles chaulées d’oubli depuis longtemps si elles n’avaient cristallisé que de grises injonctions dogmatiques.
Cependant trois personnages vont apparaître, contemporains de Dante ( pratiquant une fois de plus le name dropping) qui seront, pour le poète, l’occasion double de signaler le caractère éminemment fugace et futile de tout hybris en matière politique et de toute vanité en matière artistique; et de citer la grandeur de Giotto qui surclasse celle de Cimabue ; de même qu’en poésie la gloire de Guido Cavalcanti éclipse celle de Guido Guinizelli, tout initiateur du dolce stil nuovo que fût celui-ci. Cinq siècles et demi avant La Foire aux vanités de Thackeray...
On lit ainsi ces trois tercets sans âge, qui évoquent la sagesse relativiste d’un Montaigne autant que les vers de L’Ecclésiaste:
« La rumeur mondaine n’est pas autre chose qu’un souffle
de vent qui vient tantôt d’ici et tantôt de là,
et qui change de nom quand il change de direction.
Seras-tu plus célèbre, en te séparant
d’une chair déjà vieillie, que si tu étais mort
Avant d’avoir cessé de dire « pappo e l’ dindi »
Quand mille ans auront passé ? et cette durée
est plus courte en face de l’éternité qu’un battement decisl
Par rapport à la sphère qui tourne le plus lentement dansle ciel ».
Une fois de plus, en outre,il y a du chroniqueur d’époque chez Dante, qui cite nommément des personnages qu’il a connus de près ou de loin, tel Omberto Aldobrandesco le gibelin tué par les Siennois, qui dit lui-même avoir été arrogant et méprisant de « tous les hommes », Oderisi de Gubbio l’enlumineur admiré par son contemporain poète, ou Provenzano Salvani, chef gibelin qui reconnaît avoir eu « la présomption de soumettre Sienne tout entière à son autorité », et qui a droit cependant au Purgatoire après s’être montré généreux envers l’un de ses amis pour le délivrer des geôles de Charles d’Anjou.
Comme Montaigne le fera dans ses Essais deux siècles plus tard en se référant sans cesse à des situations humaines vécues – qu’elles soient tirées des auteurs de l’Antiquité ou de faits divers contemporains -, Dante truffe son poème d’allusions à des personnages incarnant tel ou tel vice– en l’occurrence l’orgueil ou la vanité –, et qui mêlent accusations et circonstances atténuantes comme s’il était lui-même le Juge Suprême.
On peut discuter, évidemment, de la structure verticale et de la dynamique ascensionnelle du Purgatoire, comme si c’était un archétype universel, alors qu’il s’agit d’une représentation médiévale de l’Occident catholique romain à son pinacle, mais là encore l’invention poétique brise les « formats », comme chez les peintres dont l’idéologie chrétienne se trouve débordée par leur génie parfois peu catholique…
Dante. Le Purgatoire.Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine Comédie (44)
Le Purgatoire, Chant X.
Montée à la première corniche. Exemples d’humilité sculptés dans le rocher. Marie, David, Trajan. Apostrophe contre l’orgueil humain.
(Lundi de Pâques, entre 9 heures et 10 heures du matin)
Le savoir élitaire n’est point trop en odeur de sainteté par les temps qui courent, mais sans lui pas de salut (ou presque) à la lecture de la Commedia, c’est le moins qu’on puisse dire et à tous les sens des termes historique ou politique, littéraire ou philologique, philosophique ou théologique.
À commencer par celui-ci, la porte du Purgatoire, ouverte par l’ange portier aux deux clés d’or (symbole de ceci) et d’argent (symbole de cela) s’est refermée derrière les deux poètes (l’antique Latin et l’Italien de ce matin) sur fond de Te Deum tombé du ciel céleste, et gare si Dante se retourne !
Ensuite, de la métaphysique revue par les Pères de l’Eglise et passée à la moulinette du poème, l’on saute à la physique des corps, et sans Alpenstock : ainsi les deux compères se ripent-ils dans une espèce de gorge rocheuse à tournure de cheminée (symbole un peu tautologique de la montée-qui-monte) jusqu’à une vire formant corniche sur tout le pourtour de la montagne, surmontée de scènes sculptées de main probablement divine.
L’on passe en effet à la dimension esthético-apologétique du poème, illustrée d’abord par une image sculptée figurant l’Annonciation avec le duo de l’Ange Gabriel et de Marie - on pense illico à Fra Angelico, avec deux siècles d'avance, quoique Dante évoque plutôt l’art de Polyclète, plasticien grec encore fameux à l’époque, et Giotto serait encore plus proche...
Dans la foulée se distinguent plusieurs scènes diversement édifiantes, à commencer par le transport de l’arche sainte des Hébreux devant laquelle on se rappelle (mais si !) que dansa et psalmodia le roi David à la « robe troussée », précise Dante, après quoi celui-ci remémore la légende médiévale selon laquelle l’excellent pape Grégoire pria tant qu’il parvint à tirer l’empereur Trajan des enfers pour saluer un geste de commisération montré par celui-ci à l’égard d’une pauvre veuve dont le fils fut accidentellement tué par l’armée romaine- vous suivez au fond de l'avion ?
Tout cela pour montrer quoi ?
Entre autre ceci : que l’humilité et le repentir seuls pallieront l’orgueil, qui ne cesse de freiner notre élévation. C’est aussi bien ce que montre enfin, sur la même corniche, une procession de chenilles humaines qui se traînent en gémissant force « je n’en puis plus »…
Or comment trier dans ce fatras, ce qui relève de l’érudition empilée et ce qui peut nous toucher encore spontanément ?
De toute évidence, le poème hyper-codé, à multiples strates de signifiés (comme le sera l’Ulyssse de Joyce 7 siècles plus tard),n’en finira pas de servir, sinon à l'édification de la jeunesse italienne préférant le clip au poème, à la promotion d’innombrables nouveaux dantologues récusant tout ce qui a été dit avant eux, pour mieux « décaper » texte (et sous-texte) à l’occasion de multiples communications et congrès en divers lieux ensoleillés de la planète, mais nous apprennent-ils à mieux lire pour autant ce que le poète, de loin en loin, exprime de simple et beau en quasi 3D, par exemple sur l’amour ? Sûrement pas !
Assez comiquement alors, sur cette corniche des orgueilleux, me revient le souvenir du commentaire le moins humble qui se puisse imaginer, de Philippe Sollers pérorant à n’en plus finir « autour » du Purgatoire, dans son ouvrage modestement intitulé La Divine comédie (lequel consiste en réalité en entretiens avec les très patient Benoît Chantre), sans dire à peu près rien (non, j'exagère !) du contenu du texte lui-même alors qu’il pontifie à grand renfort de références à Bataille ou Heidegger…
Bref, voyons plutôt en la Commedia ce qu’elle est, pareille à une cathédrale à la fois sublime et désaffectée à beaucoup d’égards, dont les détails qui nous parlent encore ressortissent au langage, compréhensible par tous, de ce qu’on appelle la poésie - mais qu'est-ce au juste ?
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie,par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Et ce monument d’autosatisfaction aux vues parfois éclairantes, voire fulgurantes de justesse dans l'aperception musicale du texte : Philippe Sollers. La Divine Comédie. Folio.
Une lecture de La Divine Comédie (43)
Le Purgatoire, Chant IX.
Dante s’endort et rêve. Réveil près de la porte du Purgatoire. L’ange portier. Ouverture de la porte
(Nuit du dimanche au lundi de Pâques, 11 avril 1300)
Le neuvième chant du Purgatoire, après un début d’ascension assez physique, est marqué par un rêve mythologico-féerique digne d’inspirer un peintre mystico-psychédélique à la William Blake ou, quelques étages en dessous, un Salvador Dali, dont les illustrations de la Commedia sont assez mollement liquéfiées au demeurant.
Mais le chant débute par un vrai galimatias, en tout cas à nos oreilles contemporaines.
En voici la traduction française :
« La concubine de l’antique Titon
blanchissait déjà au balcon d’Orient
en sortant des bras de son doux ami ;
son front resplendissait de gemmes,
formant la figure de l’animal froid
qui frappe l’homme avec sa queue ;
et la nuit, au lieu oùnous étions,
avait fait deux pas dans sa montée,
et baissait déjà son aile pour le troisième ;
lorsque, chargé encore du fardeau d’Adam,
vaincu par le sommeil, je m’inclinai sur l’herbe,
où nous étions assistous les cinq. »
On imagine l’éberluement perplexe de la collégienne romaine ou du lycéen florentin tombant sur ces vers alambiqués signifiant que, bon,la nuit est tombée « en montant » et que Dante va monter en « tombant » dans un rêve…
John Cowper Powys a raison, une fois de plus, en soulignant que la Commedia date à divers égards, à la fois par son contenu dogmatique et par ses multiples références à la mythologie gréco-romaine.
Et pourtant la poésie,musicalité et splendides images à l’appui, sauve la mise de chaque Cantica, indépendamment de son sens moral ou théologique.
En l’occurrence, le rêve, qui fait l’esprit « presque devin dans ses visions », acquiert un surcroît paradoxal de présence en combinant la figure d’un aigle à plumes d’or, d’essence résolument chrétienne, et celle du jeune Ganymède, bel éphèbe de souche grecque « ravi au consistoire des dieux » par Zeus, dont l’apparition onirique coïncide, en temps réel, avec le passage subreptice de Lucie, sainte spécialement affectée à la protection de Dante, dont Virgile lui explique l’intervention quand il se réveille.
Compliqué tout ça, giovanotti ? Pas plus que le méli-mélo New Age de vos séries merveilleuses flirtant avec le fantastique !
Et la suite va se corser encore, presque jusqu’au kitsch, avec l’apparition de l’ange portier aux pieds sacrés posés sur la troisième marche de l’escalier accédant à la« porte sainte ».
En cas de film, l’on appréciera le contraste de couleurs destrois marches : la première de marbre blanc (lisse comme un miroir révélant au voyageur ce qu’il est tel qu’il est), la deuxième de pierre noire raboteuse (comme une âme nécessitant un bon récurage) et la troisième de porphyre enflammé « pareil au sang qui jaillit d’une veine », symbolisant pour les uns le feu ou la charité, pour les autres l’Empire dont la mission est, selon Dante, de rétablir (hum) la justice et la paix dans le monde.
Là encore : génie du détail caractérisant la poésie de Dante, qui voit ensuite son front marqué de sept P par l’épée de feu de l’ange lui recommandant comiquement, prévenant infirmier : «Souviens-toi de laver, quand tu seras dedans, ces plaies »…
Or ces sept P, il faut le préciser à l’attention de la collégienne milanaise ou du lycéen napolitain, représentent les sept Péchés capitaux qu’il incombera à Dante d’effacer successivement en franchissant les sept corniches du Purgatoire…
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
À consulter aussi pour ses utiles explications érudites : Lire la Divine comédie, Le Purgatoire, par François Mégroz. L’Âge d’homme, 1994.
Une lecture de La Divine Comédie (42)
Le Purgatoire, Chant VIII.
Arrivée des anges. Nino Visconti. Les trois étoiles. Le serpent mis en fuite. Corrado Malaspina
(Dimanche de Pâques, vers 7 heures et demie du soir)
L’actuelle superstition scientiste accorde plus de crédit aux sciences dites dures qu’au doux savoir, mais l’angéologie est reconnue par l’Abbaye de Thélème et c’est ce qui compte.
Le penchant naturel (la Bête) de l’homme (et de la femme quand elle se laisse aller) tend le plus souvent vers le bas, aux ordres de son cerveau reptilien, tandis qu’un élan contraire surnaturel le fait lever les yeux vers la cime accueillant le premier soleil ( c’était tôt l’aube au pied des Aiguilles dorées, un dimanche matin de nos vingt ans) ou les derniers rayons du crépuscule en ce huitième chant du Purgatoire.
Toute la foule qu’il y a là, autour de Dante et de ses collègues poètes Virgile et Sordel, lève ainsi les yeux en cette fin de dimanche de Pâques de l’an 1300, et pour répond en envoyant deux de ses émissaires ailés, une fois le ciel, aux regards ardents et aux hymnes, porteurs d’épées de feu et tout nimbés de vert espérance.
Ainsi Dante les décrit-il plus précisément:
« Verdi come fogliette pur mo nate
erano in veste, che da verdi penne
percosse traen dietro e ventilate ».
Autrement dit :
« Vertes comme des feuilles nouvelles nées
étaient leurs robes, que battaient les plumes vertes
flottant derrière eux, agitées par le vent ».
La poésie de Dante ne se réduit pas du tout à l’apocalyptique représentation que scelle le plus souvent l’expression « dantesque », comme le montrent, et de plus en plus en ces lieux de purification, tant d’images d’une infinie délicatesse et surfine harmonie, en contraste absolu avec le chaos vaseux ou visqueux dans lequel rampe le sempiternel serpent.
Lequel surgira d’ailleurs tout à l’heure là-bas, que le défunt poète Sordel désignera à Dante en ces termes : « vois là notre adversaire », identifiant ce même serpent « qui donna à Eve le fruit amer »…
Et le voici rampant :
« Tra l’erbe e’fior venia la mala striscia,
volgendo ad ora ad or la testa, e ‘l dosso
leccando come bestia che si liscia ».
Autrement dit :
« Entre l’herbe et les fleurs venait l’affreux reptile,
tournant de temps en temps la tête et se léchant
le dos, comme une bête qui se lisse ».
Mais les anges apparus auparavant ne sont pas là que pour la photo : les voilà qui, tels des « éperviers » fondent comme l’éclair sur le suppôt de Satan…
Plasticité remarquable de la scène !
Ainsi la Commedia nous tient-elle et nous retient-elle, si l’on ose dire, par les deux bouts de la griffe et de l’aile.
Ainsi de ce souvenir, ce dimanche-là, dans la paroi des Aiguilles dorées où la lumière descendait tandis que nous montions, lorsque mon ami R*** dérocha soudain, et tout aurait pu finir comme ça : mais non, je ne sais quel ange le retint je ne sais comment de ce côté de la vie alors qu’à quelques dizaines de mètres de là, sur une voie parallèle, le guide et chanoine René M ***, qui avait tout vu de la scène, restait encore figé, saisi, pantois, aussi vert que son compagnon à lui et que les deux saints volatiles de la Commedia…
Je n’invente rien: mon rapport a été déposé aux archives angéologiques du canton du Valais…
Dante Alighieri, Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF.
Une lecture de La Divine Comédie (41)
Le Purgatoire, Chant VII. Dialogue de Virgile et de Sordel. La loi de la montée au Purgatoire. La vallée fleurie. Quelques princes négligents.
(Dimanche de Pâques, de 3 heures de l’après-midi à 7heures du soir)
Les ombres pullulent au pied de la roide pente aux épreuves ; ce n’est pas tout à fait l’émeute, mais une houle de foule à tourbillons sur cette aire d’attente et de tri où confluent les âmes non damnées mais point encore sauvées ad aeternum.
Or il faut se le rappeler à tout moment et se demander ce que cela nous dit : qu’il en va de leur salut, et donc du vôtre possiblement, du nôtre – mais en voulez-vous, en veux-tu, cela m’importe-t-il seulement d’être sauvé, et à quel prix et conditions ?
Scandale humanitaire à l’étape, qui rappelle l’exclusion des innocents bambins non baptisés juste dignes des Limbes : pas de salut non plus pour ceux qui n’ont pas accédé à la seule vraie foi de leur vivant, tel le « divin » poète Virgile, né trop tôt pour l’onction du baptême et le catéchisme en bonne et due forme.
Ainsi le guide de Dante ne pourra-t-il accéder au Paradis de son vivant de mortel pourtant très méritant : le Règlement théologique s’y oppose, établi sans consultation du Salutiste par excellence que fut le rabbi Iéshouah, qui disait comme ça de laisser venir à lui les petits filous, ainsi que les voyous et autre voyelles.
Fin de la digression : comme le jour décline au pied de la montagne aux contritions, Dante trépigne un peu d’impatience et s’inquiète du chemin à suivre auprès de Sordel, qui lui fait comprendre que l’escalade ne se fera pas de nuit (symbole ou sagesse pratique d’avant l’invention de la lampe frontale) mais qu’il est, non loin de là, un lieu protégé où il sera possible de se reposer un peu non sans croquer un biscuit et rendre grâces au vu de la belle Nature.
Le poète relaie alors le casuiste moralisant et cela donne ça en nouvel italien chantant :
«Tra erto e piano eraun sentiero schembo,
che ne condusse in fianco de la lacca,
la dove più ch’a mezzo muore il lembo.
Oro e argento fine, cocco e biacca,
Indaco, legno lucido e sereno,
Fresco smeraldo in l’ora que si fiacca,
Da l’erba e dali fior, dentr’a quel seno
Posti, ciascun sara di color vinto,
Come dal suo maggiore é vinto il meno.
Non avea pur natura ivi dipinto,
Ma di soavità di mille odori ».
Ce qui se traduit, par delà l’enchantement des sonorités picturales, comme ceci :
Entre pente et replat un sentier oblique
Nous conduisit au flanc de la ravine,
Là où le bord s’abaisse jusqu’à moitié.
Or et argent fin,écarlate et céruse,
Indigo, bois luisant comme air serein,
Fraîche émeraude quand on la brise,
Près de l’herbe et des fleurs, dans ce vallon,
Verraient ternir l’éclat de leur couleur,
comme le moins est vaincu par le plus.
La nature ici n’avait pas seulement peint, mais par la suavité de mille odeurs
elle formait un ensemble inconnu, indistinct, ».
La lectrice et le lecteur futés auront perçu, dans les subtiles correspondances de cette suite d’images, une anticipation du petit Baudelaire illustré.
De fait, voici la délicieuse « clairière » des poètes, voici les mots qui sauvent !
Le salut par la théologie et la prétendue « voie droite » de l’Eglise prétendue sainte par ses docteurs et autres imams ? Des clous !
D’ailleurs , ce septième chant fait défiler quelques princes contemporains du poète, à peu près aussi ferré en philosophie politique que son compatriote Machiavel, qu’il juge de son haut pour leur « négligence » selon ses propres attentes en la matière.
Il y a là tout un beau monde arrimant le poème à ce qu’on appelle aujourd’hui l’actu : tels Rodolphe d’Allemagne et Ottokar roi de Bohème, Grand Nez (Charles d’Anjou) et autres Béatrice de Provence ou Marguerite de Bourgogne, enfin toute une smala qui a coupé à l’Enfer mais devra prier et chanter encore quelques hymnes avant d’accéder au Paradis.
Alors quoi ? Le salut par l’idéologie religieuse ou politique ? Mon œil !
Bien plutôt : le salut par ces bribes de musique en nous, qui ne sont l’apanage ni d’une révélation exclusive ni d’aucun Système.
Or, cela vous chante-t-il d’être sauvé ? Oui si cela me chante, mais faites-en une Loi et je me sauve !
Salut, je t'ai vu !
Dante. Le Purgatoire. Traduction et commentaire de Jacqueline Risset. Flammarion GF :