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Livre - Page 15

  • Le martyre du blasphémateur

     

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    À propos de Wise Blood (Le Malin) de John Huston, tiré de La sagesse dans le sang de Flannery O’Connor.

    Il est souvent mortifiant de voir ce qui a été fait d’un grand livre au cinéma, et c’est pourquoi je me suis gardé, pendant des années, de voir Le Malin (Wise Blood) de John Huston, tiré du premier roman de Flannery O’Connor, paru en 1952 et marqué par une extrême concentration de substance explosive, tant sociale et psychologique que spirituelle.
    Or, contre toute attente, le voyant enfin l’autre soir, force m’a été de reconnaître la réussite exceptionnelle de ce film ressaisissant les thèmes essentiels du roman en en simplifiant la ligne générale et non sans modifier aussi le dessin de certains personnages, à commencer par la fille du faux aveugle qui, de petite fille, devient ici une jeune fille plus troublante.
    À la lecture, La Sagesse dans le sang reste aujourd’hui, je dirais même :plus que jamais, un roman d’une étrangeté folle, comme le relevait Flannery elle-même dans les lettres où elle dissuadait ses lecteurs-éditeurs de le « normaliser ».
    À quoi rime l’errance furibonde de Hazel Motes, revenu de quatre ans de guerre dans son bled du Tennessee pour y faire « des choses » qu’il n’a jamais faites, telle le fondation d’une nouvelle Eglise du Christ sans Jésus, dont il proclame que ce n’est qu’un escroc dans les pattes duquel l’a jeté son grand-père le terrible pasteur ? À quoi rime, parallèlement, la quête non moins énigmatique du jeune Enoch, qui s’accroche aux basques d’Hazel et lui ramène un Jésus de substitution en la personne d’un ancêtre de l’homme naturalisé à bouche cousue qu’il dérobe dans le Museum local, et quelle mouche le pique à se déguiser en gorille de fête foraine pour cavaler dans sa nuit solitaire ? À quoi rime enfin le harcèlement, par Hazel, de l’aveugle prêcheur et de l’enfant qui le guide ?
    Telles sont, entre beaucoup d’autres, les questions que se pose le lecteur au fil du roman, dont le tissage extrêmement serré se détend dans Le Malin de John Huston, qui gagne en intelligibilité et en émotion ce qu’il perd en revanche en profondeur paradoxale et en folie drolatique.
    Flannery14.jpgCe que John Huston rend admirablement avec son adaptation, dans ce trou de province des années 50 où les rappels à l’ordre foisonnent en grandes pancartes sur fond de dèche et de grossièreté, c’est le ton du roman et le dessin de ses personnages, à commencer par Hazel dont la tension frénétique d’antichrist est portée à l’incandescence par un Brad Dourif sidérant. Dans le même registres des allumés, le faux aveugle de Harry Dean Stanton n’est pas moins inquiétant, face sombre d’une galerie de « grotesques » dont les femmes bien intentionnées, bonnes chrétiennes conventionnelles mais peu douées pour ces « horreurs » mystiques, sont le pendant. De la rose catin que visite Hazel au début du roman, à sa brave logeuse le pressant de l’épouser et découvrant des clous dans ses souliers et un cilice de fil de fer barbelé sous sa chemise, elles ne rompent en rien avec l’étrangeté mystérieuse de ce roman illustrant les dérives extrêmes du puritanisme, dont l’émotion finale qu’il dégage (dans le film autant que dans le livre) est bien moins paradoxal qu’il ne semblait d’abord…

  • Devant la mort

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    En lisant La chasse au cerf de Romain Debluë.
    Paul Savioz est un jeune Helvète débarqué à Paris après un début d'études de lettres à Lausanne. Insatisfait de celles-ci, il opte, en Sorbonne pour l'Histoire, plein d'espérances bientôt refroidies en dépit de la présence d'un prof hors norme. Mais dès le premier jour, sa rencontre de Justin l'étudiant en philo qui crèche à côté de sa thurne de la rue du Bac, et de la tourbillonnante Marion, compagne parisienne de celui-ci, est marquée par d'immédiats et passionnés échanges. Sur quoi son voisin d'en dessous, épais bourgeois qui gagnera peut-être à être connu et l'a entendu jouer de son violon, le presse de remplacer le prof absent de son jeune Christophe, atteint d'une leucémie. Or voici ce qu'on lit aux pages 112 à 114 de La Chasse au cerf:
    "Remonté là-haut, dans son appartement qui avait pour plafond les toits, et pour plancher le plafond des Odier, Paul Savioz demeura pour un long temps assis dans son canapé, sans pensée nette et tout empli d’une perplexité mêlée d'effroi. Bêtement, il ne parvenait d’abord à fixer son esprit que sur une chose : la sonate nommé par Jeanne Odier, dont le premier thème dominait, très au-dessus le chaos obscur qui règnait dedans son crâne. Bien sûr, il avait fini par accepter l’offre ; et le voilà donc professeur privé de violon du jeune et grave Christophe, qu’il n’avait point encore pu rencontrer, appointé grassement pour cette tâche, dont il devrait s’acquitter au rythme de deux heures par semaine. Morne, et vastement avachi, il sentit en lui se former, au milieu des mélodies de Mozart, une angoisse inexorable. Et si l’enfant venait à mourir ? Et si lui n’était pas à la hauteur ? Et s'il allait ainsi gâcher les derniers bonheurs des derniers mois de ce gosse infortuné ? D’appréhension, il se redressa sur son séant, et se redressant d’un coup trop sec, il se mordit la lèvre au sang. Du dos de la main, il s’essuya, laissant près de son poignet une petite tache pourpre, qu’il considéra longuement. Enfin, il eut un ricanement bref, et récita : "L’Étoile s'élargit lentement, et Kanut, / la tâtant de sa main de spectre, reconnut / Qu’une goutte de sang était sur lui tombée". De son pouce auparavant léché, il frotta la trace rouge ; elle disparut, et lui de constater : "J’aurais pu choisir Macbeth aussi…" Il prit un temps de réminiscence, rassembla quelques souvenirs épars, et déclama en se frottant à nouveau sa main désormais propre : "Out, damned spot ! out, I say ! What, will these hands ne'er be clean ?" Revivifié quelque peu, il put commencer de voir en face sa situation neuve. Il songeait au saisissant courage de cet enfant qui apprenait que soudain sa vie n’était plus une évidence, et décidait de persévérer dans le travail du violon, souvent ingrat, souvent pénible, alors qu’il eût été si simple pour lui de tout envoyer valser au diable, et de se prostrer devant la télévision en attendant ou la guérison ou la mort. Aurait-il eu, lui Paul, cette résolution à son âge ? Il en doutait fort. À nouveau, mais sans succès, il tenta de se figurer la réaction qui eût été la sienne, en semblables circonstances. Et aujourd’hui ? Malade si gravement, lutterait-il ? Se résignerait-t-il ? Ignorance profonde ! Et quel surplus de science sur soi-même avait cet enfant, qui se connaissait dans l’adversité la pire, et s’était découvert un cœur ferme infiniment. Lui, il savait sa bravoure , même s'il n’en avait peut-être pas, comme tel, encore conscience. Paul, en revanche, vivait avec l’incertitude de sa vaillance. Son existence, telle que traversée jusques alors, pouvait être aussi bien être celle d’un couard, que celle d’un héros. À nul instant de sa vie, dont le cours rectiligne n’avait jamais sinué au bord de l’abîme, il n’avait été sommé par les événements de choisir entre ces deux voies, qui demeuraient toujours devant lui, comme des chemins encore à emprunter, ou à n'emprunter pas. "Tout homme, déclarait Aristote, sait qu’il va mourir ; mais tant que ce n’est pas imminent, aucun ne s’en soucie. " Mais d’abord : devant quoi trembler ou ne pas trembler ? Comment avait-on présenté la mort soudain le menaçant au jeune Christophe ? Et à lui-même, quoi lui aurait- on dit ? Et désormais, s'il se découvrait proche de l’expiration, que croirait-il distinguer parmi les ombres montantes, au-devant de lui, dans le grand crépuscule où le regard erre lamentablement ? Il avait appris de Lucrèce que nil igitur mors est ad nos neque pertinet hilum, et certes c’était la maxime aussi admirablement ciselée que confortable; mais il comprenait maintenant que la mort n’est pas ma mort, et que si, peut-être, la mort peut nous être rien, si elle est triomphe du néant, ma mort n’en demeure pas moins un coup d’œil porté de l’abîme sur moi,– et à ce titre, rien ne me concerne plus qu’elle. Le jeune historien se débattait, comme il pouvait, dans ces considérations qui germaient en lui, et croissaient, à la manière de plantes sauvages, dans un fouillis de feuilles, de tiges et d'épines. Son esprit, sciemment, avait été abandonné en friche par sa génération, et quelques précédentes : l’on avait conspiré pour qu’il n'y crût que le chaos, et que la végétation de ses idées fût si compliqué, si intriquée, qu’il fût impossible d’y voir jamais se développer ni la moindre fleur, ni le moindre fruit. Ainsi peut se concevoir l’âme d’un jeune homme né au siècle d’après tout : comme un palais de cristal, lointain, à peine encore visible pour les vues les plus perçantes, pris dans un enchevêtrement impénétrable de ronces et de liane, de branches et de broussailles,– et le monde alentour encourageant à l’épaississement incessant de cette silve enténébrée.
    Il ne faut point s'en étonner. Paul Savioz, en effet, était né parmi ces générations qui se pressent, éperdus et hagardes, au bord du précipice des derniers âges, et dont la masse effondré vers l'abîme fait monter au ciel abandonné des vacarme de catafalque. Générations d’après tout, pour qui la vérité n’est plus une évidence, pour qui le bien et le mal ne sont plus des certitudes, et pour qui la beauté est affaire de configurations hypogastriques..."
    Romain Debluë. La chasse au cerf. Editions de l'Aire, 1044p. 2023.

  • Ceux qui filent doux.

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    Celui qui se met à parler en état de coma dépassé et dit alors des choses jamais entendues sur les temps qui courent / Celle qui a vu le monde changer avec tant de violence qu’elle s’est construite une nacelle d’osier dans le grand sycomore où elle attend l’Ennemi avec son Missel / Ceux dont les voitures blindées processionnent sur l’autoroute du vendredi soir jusqu’aux Zones de Résidence Privilégiée (ZRP) où ils passeront un week-end en toute sécurité sauf attaque terroriste inappropriée / Celui qui traduit le désarroi de l’époque au moyen de graphes numérisés dont il vend les monotypes à des prix qui lui permettent de rouler Jaguar / Celle qui se fait virer du département d’histoire parce qu’elle ne donne pas de celle-ci une image assez optimiste / Ceux qui baissent la voix en parlant élévation spirituelle comme s’ils étaient entourés d’un cordon sanitaire / Celui qui se pique d’échapper aussi bien à la tartuferie d’affectation idéaliste qu’au mercantilisme larvé / Celle qui s’entretient avec ses chiens dans un langage évoquant celui des prophètes de l’Ancien Testament / Ceux dont on peut définir la qualité de parvenus par leur propension à l’étalage illimité / Celui qui aime rappeler à sa bru qu’on a commencé de faire cuire dans des cuirs et des peaux qui ne sont devenus que bien plus tard des pots alors un peu d’humilité damoiselle Isabeau / Celle qui a appris ce matin à l’école que le butor butit sans se douter que l’oiseau et l’écrivain ne butissent point de concert ni que le chevreuil rote et que la souris chicote / Ceux qui savent d’expérience que la librairie est le cimetière des vivants et des morts et ne portent pas plus le deuil des uns que des autres, etc
    Image: Michael Sowa.

  • Le jeune auteur

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    …Ce qui saute aux yeux, mon petit Joël, c’est que votre premier manuscrit a un potentiel formidable, croyez-en mon expérience : il n’y en a pas dix comme ça par génération, vous avez de la Bête en vous, vous avez de la Superbête, et plus encore - et ça compte pour notre public féminin : vous avez du Fruit… mais il y a encore du travail, Jo chou, et ça c’est l’affaire de votre éditrice, nous allons revoir une page après l’autre et là je veux que vous vous donniez à fond, faut que vous fassiez sauter le bouchon…
    Image : Philip Seelen

  • Contre la déraison

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    Ou comment l’utopie révolutionnaire contribue à notre asservissement...
    « Stay woke ! », s’écrie la conscience blessée devant l’atrocité de ce qui est, et je me le rappelle tous les matins en prenant des nouvelles du monde nous arrivant au même instant de partout, et je me dis que ça ne devrait pas être, comme je me le suis dit enfant à la découverte d'un premier oiseau mort dans notre jardin, comme je me le suis dit l’an dernier après qu’un jeune flic paniqué de nos régions eut flingué un Noir au comportement inquiétant, et comme je me le dis ce matin en prenant des nouvelles d’Ukraine et environs.
    « Reste éveillé ! » Hier soir encore, l’atrocité du monde m’est revenue avec les épisodes insoutenables de cette série coréenne (Juvénile justice, sur Netflix) consacrée aux conséquences des mauvais traitements infligés aux enfants devenant parfois de monstrueux délinquants, et l’inventaire des calamités imputables à ce que Montaigne appelait l’hommerie se trouvait une fois de plus ressassé, enfants et femmes battus, viols et violences à n’en plus finir, et j’entendais la voix de ma conscience meurtrie me répéter : comme cela a toujours été, mais il ne faut pas dormir...
    Sur quoi j’entends que « stay woke », en américain d’aujourd’hui, voudrait dire tout autre chose en matière de changement. Un poète le clamait jadis : il faut changer la vie. Et voici que les nouveaux éveillés le prennent au pied de la lettre en changeant les lettres de la vie, l’ADN devenant NADA ou n'importe quoi.
    On y reconnaîtra le retournement des slogans, caractéristique de toutes les révolutions, et avec les dernières nouvelles , atroces, d’Ukraine ou des fronts des commissariats et des services d’urgences du monde entier, nous arrive ce matin la rumeur que tout ça ne serait qu’assignation arbitraire et qu’en réalité il suffirait de changer les mots pour changer les choses, mais comment supporter cet aveuglement ? Comment ne pas voir que prendre ses fantasmes pour la réalité nous prépare de nouveaux lendemains qui déchantent ?
    Restons éveillés mais sans esprit de vengeance et cette propension actuelle a endosser la souffrance des autres pour se blanchir. Répondre à la haine par la haine, ne voir partout qu'abus et noirceur, faire de l'Occident seul ou du seul mâle blanc des monstres est la meilleure façon d'ajouter à la confusion et au chaos, etc.

  • Conseils à un jeune écrivain


     

    Une page retrouvée de Danilo Kis

    En rangeant mes paperasses, je suis tombé sur la photocopie d’une page de la Lettre internationale, excellente revue disparue depuis des années, reproduisant la version complète des Conseils à un jeune écrivain de Danilo Kis, que je me suis affairé à recopier pour ma gouverne étant entendu qu’un écrivain ne peut que rester jeune et que ces préceptes valent toujours, ou méritent à tout le moins d’être discutés.

    Cultive le doute à l’égard des idéologies régnantes et des princes.
    Tiens-toi à l’écart des princes.
    Veille à ne pas souiller ton langage du parler des idéologies.
    Sois persuadé que tu es plus fort que les généraux, mais ne te mesure pas à eux.
    Ne crois pas que tu es plus faible que les généraux mais ne te mesure pas à eux.
    Ne crois pas aux projets utopiques, sauf à ceux que tu conçois toi-même.
    Montre-toi aussi fier envers les princes qu’envers la populace.
    Aie la conscience tranquille quant aux privilèges que te confère ton métier d’écrivain.
    Ne confonds pas la malédiction de ton choix avec l’oppression de classe.
    Ne sois pas obsédé par l’urgence historique et ne crois pas en la métaphore des trains de l’histoire.
    Ne saute donc pas dans les « trains de l’histoire », c’est une métaphore stupide.
    Garde sans cesse à l’esprit cette maxime : «Qui atteint le but manque tout le reste ».
    N’écris pas de reportages sur des pays où tu as séjourné en touriste ; n’écris pas de reportages du tout, tu n’es pas journaliste.
    Ne te fie pas aux statistiques, aux chiffres, aux déclarations publiques : la réalité est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
    Ne visite pas les usines, les kolkhozes, les chantiers : le progrès est ce qui ne se voit pas à l’œil nu.
    Ne t’occupe pas d’économie, de sociologie, de psychanalyse.
    Ne te pique pas de philosophie orientale, zen-bouddhisme etc : tu as mieux à faire. 
    Sois conscient du fait que l’imagination est sœur du mensonge, et par là-même dangereuse.
    Ne t’associe avec personne : l’écrivain est seul.
    Ne crois pas ceux qui disent que ce monde est le pire de tous.
    Ne crois pas les prophètes, car tu es prophète.
    Ne sois pas prophète, car le doute est ton arme.
    Aie la conscience tranquille : les princes n’ont rien à voir avec toi, car tu es prince.
    Aie la conscience tranquille : les mineurs n’ont rien à voir avec toi, car tu es mineur.
    Sache que ce que tu n’as pas dit dans les journaux n’est pas perdu pour toujours : c’est de la tourbe.
    N’écris pas sur commande.
    Ne parie pas sur l’instant, car tu le regretterais.
    Ne parie pas non plus sur l’éternité, car tu le regretterais. 
    Sois mécontent de ton destin, car seuls les imbéciles sont contents.
    Ne sois pas mécontent de ton destin, car tu es un élu.
    Ne cherche pas de justifications morales à ceux qui ont trahi.
    Garde-toi du « redoutable esprit de suite ».
    Crois ceux qui paient cher leur inconséquence.
    Ne crois pas ceux qui font payer cher leur inconséquence.
    Ne prône pas le relativisme de toutes les valeurs : la hiérarchie des valeurs existe.
    Reçois avec indifférence les récompenses que te décernent les princes, mais ne fais rien pour les mériter.
    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris st la meilleure de toutes, car tu n’en as pas d’autres.
    Sois persuadé que la langue dans laquelle tu écris est la pire de toutes, bien que tu ne l’échangerais contre aucune autre.
    « Parce que tu es tiède, et non froid ou bouillant, je vais te vomir de ma bouche » (Apocalypse 3, 16)
    Ne sois pas servile, car les princes te prendraient pour valet.
    Ne sois pas présomptueux, car tu ressemblerais aux valets des princes.
    Ne te laisse pas persuader que la littérature est socialement inutile.
    Ne pense pas que ta littérature est « utile à la société ».
    Ne pense pas que tu es toi-même un membre utile de la société.
    Ne te laisse pas persuader pour autant que tu es un parasite de la société.
    Sois convaincu que ton sonnet vaut mieux que les discours des hommes politiques et des rices.
    Sache que ton sonnet n’a aucun sens face à la rhétorique des hommes politiques et des princes.
    Aie en toute chose ton avis propre.
    Ne donne pas en toute chose ton avis.
    C’est à toi que les mots coûtent le moins.
    Tes mots n’ont pas de prix.
    Ne parle pas au nom de ta nation, car qui es-tu pour prétendre représenter quiconque, si ce n’est toi-même ?
    Ne sois pas dans l’opposition, car tu n’es pas en face, mais au-dessous.
    Ne sois pas du côté du pouvoir et des princes, car tu es au-dessus d’eux.
    Bats-toi contre les injustices sociales, sans en faire un programme.
    Prends garde que la lutte contre les injustices sociales ne te détourne pas de ton chemin.
    Apprends ce que pensent les autres, puis oublie-le.
    Ne conçois pas de programme politique, ne conçois aucun programme : tu conçois à partir du magma et du chaos du monde.
    Garde-toi de ceux qui proposent des solutions finales.
    Ne sois pas l’écrivain des minorités.
    Dès qu’une communauté te fait sien, remets-toi en question.
    N’écris pas pour le « lecteur moyen » : tous les lecteurs sont moyens.
    N’écris pas pour l’élite ; l’élite n’existe pas : tu es l’élite.
    Ne pense pas à mort, mais n’oublie pas que tu es mortel.
    Ne crois pas en l’immortalité de l’écrivain, ce sont là sottises de professeurs.
    Ne sois pas tragiquement sérieux, car c’est comique.
    Ne joue pas la comédie, car les boyards ont l’habitude qu’on les amuse.
    Ne sois pas bouffon de cour.
    Ne pense pas que les écrivains sont « la conscience de l’humanité » ; tu as vu trop de crapules.
    Ne te laisse pas persuader que tu n’es rien ni personne : tu as vu que les boyards ont peur des poètes.
    Ne va à la mort pour aucune idée et ne convainc personne de mourir.
    Ne sois pas lâche, et méprise les lâches. 
    N’oublie pas que l’héroïsme se paie cher.
    N’écris pas pour les fêtes et les jubilés.
    N’écris pas de panégyriques, car tu le regretterais.
    N’écris pas d’oraisons funèbres aux héros de la nation, car tu le regretterais.
    Si tu ne peux pas dire la vérité – tais-toi.
    Garde-toi des demi-vérités.
    Lorsque c’est la fête, il n’y a pas de raison pour que tu y prennes part.
    Ne rends pas service aux princes et aux boyards.
    Ne demande pas de service aux princes et aux boyards.
    Ne sois pas tolérant par politesse.
    Ne défends pas la vérité à tout prix : « On ne discute pas avec un imbécile ».
    Ne te laisse pas persuader que nous avons tous également raison, et que les goûts ne se discutent pas. « Etre deux à avoir tort ne veut pas dire qu’on soit deux à avoir raison » (Karl Popper )
    « Admettre que l’autre puisse avoir raison ne nous protège pas contre un autre danger : celui de croire que tout le monde a peut-être raison ». (Popper)
    Ne discute pas avec des ignorants de choses dont ils t’entendent parler pour la première fois ».
    N’aie pas de mission.
    Garde-toi de ceux qui ont une mission.
    Ne crois pas à la « pensée scientifique ».
    Ne crois pas à l’intuition.
    Garde-toi du cynisme, entre autres du tien.
    Evite les lieux communs et les citations idéologiques.
    Aie le courage de nommer le poème d’Aragon à la gloire du Guépéou une infamie.
    Ne lui cherche pas de circonstances atténuantes.
    Ne te laisse pas convaincre que dans la polémique Sartre-Camus les deux avaient raison.
    Ne crois pas à l’écriture automatique ni au « flou artistique » - tu aspires à la clarté.
    Rejette les écoles littéraires qui te sont imposées.
    A la mention du « réalisme socialiste », tu renonces à toute discussion.
    Sur le thème de la « littérature engagée », tu restes muet comme une carpe : tu laisses cela aux professeurs.
    Celui qui compare les camps de concentration à la Santé, tu l’envoies valser.
    Celui qui affirme que la Kolyma, c’est différent d’Auschwitz, tu l’envoies au diable.
    Celui qui affirme qu’à Auschwitz on n’a exterminé que des poux, et non des hommes, tu le jettes dehors.
    Celui qui affirme que tout cela représentait une « nécessité historique », même traitement.
    « Segui il carro e lascia dir le genti ». (Dante)

     

  • Les animaux du bois sacré s’abreuvent à la même source

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    239936105_10227346133145923_9050214885868312106_n-1.jpgMélange d’obscures figures et de lumière épurée, la poésie est parfois la voie de la connaissance la plus profonde. La Fontaine est à relire d’une œil neuf, grâce à Michel Serres, et deux artistes-poètes reprennent le chemin de l’animalité sublimée, à la suite de Leonora Carrington. Avec un clin d’œil à Montaigne, qui a fait le bilan de l’ «hommerie»…
    Je venais de revoir, l’autre soir, l’atroce Mississipi burning d’Alan Parker, qui raconte la traque des salopards qui assassinèrent, en 1964, trois jeunes militants (deux blancs et un noir) des droits civiques, et je repensais à la meute raciste en termes aussi rageurs que malvenus (les chiens, les porcs, les brutes bestiales) puisque, aussi bien, ce vocabulaire ne disait pas l’essentiel, à savoir que la haine déferlant dans ce film-manifeste relève bel et bien de l’«hommerie» et non d’une fureur imputable à la gent animale.
    Or je revins, le lendemain, à ma réflexion sur cette confusion de notre vocabulaire courant, qui dissimule les vices humains sous les masques de figures animales, à propos de deux écrits comptant au nombre de mes diverses lectures en cours: à savoir une fine plaquette poétique aux superbes enluminures multicolores de Claude-Henri Bartoli, que venait de m’envoyer mon ami congolais Bona Mangagu, traitant précisément du lien unissant l’homme et l’animal, en hommage à l’artiste mexicaine Leonora Carrington, et l’édition posthume d’une vaste réflexion du philosophe Michel Serres toute consacrée à la tradition multiséculaire et multiculturelle des fabulistes, et plus particulièrement au corpus des fables de Jean de La Fontaine, revisitées sous les aspects multiples d’une initiation enfantine aux réalités de la vie et d’un nouvel inventaire des vertus et de vices, conquêtes et turpitudes de notre drôle d’espèce.
     
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    Aux sources du totémisme et du chant premier
    Le premier mérite de Michel Serres, navigateur de la pensée au double regard de scientifique et de moraliste au sens très large, enseignant aux States comme le fut son ami René Girard, et passionné autant que celui-ci de littérature et d’anthropologie, est de procéder à un premier dépoussiérage de l’image conventionnelle du La Fontaine appris par cœur dans les familles et les écoles, à valeur sainement édifiante, et d’en célébrer immédiatement le génie tout français de la langue, avant d’en détailler la richesse phénoménale « à l’arrivée », et bien au-delà du cercle social et du siècle, comme résultat d’une pensée remontant, chose connue, à Esope, mais aussi à Ovide et à ses métamorphoses, et plus en amont à Homère et aux traditions perse ou orientale, jusqu’aux ancêtres des animaux de la ferme en leurs emblèmes totémiques...
    Pourquoi les compagnons d’Ulysse, transformés en animaux par Circé dans L’Odyssée d’Homère, refusent-ils de renoncer à leur animalité dans l’interprétation que propose La Fontaine du même épisode, et comment l’entendrions-nous aujourd’hui où se répand telle nouvelle idéologie «animalitaire», parfois jusqu’à l’absurde ?
    De telles questions foisonnent à la lecture de Michel Serres lisant La Fontaine lisant Esope ou Plutarque ou tel archaïque conteur oral sous son arbre à paroles, qui nous ouvrent de nouvelles voies d’écoute ou d’échange avec l’animal qui est en nous et les animaux tenus pour inférieurs alors qu’ils sont à peine différente et parfois meilleurs à tel ou tel égard - ainsi que le relevait un Montaigne…
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    Il faut lire, à ce propos, le délicieux commentaire qu’en fait André Comte-Sponville dans son Dictionnaire amoureux de Montaigne à l’article intitulé Animaux, où l’on voit (comme souvent) l’originalité profonde et la liberté de pensée du merveilleux Girondin lançant un pont entre l’Antiquité et notre futur, raillant « cette royauté imaginaire qu’on nous donne sur les autres créatures » et poussant même le bouchon jusqu’à prétendre « qu’il y a plus de distance de tel à tel homme qu’il n’y a de tel homme à telle bête », ce que confirme en effet notre fox Snoopy d’un regard entendu…
    Mais c’est dans la nuit remuante de notre subconscient que se fonde le plus naturellement la vieille alliance, où puise la poésie de tous les temps, du chant archaïque aux résurgences contemporaines, notamment à l’enseigne du surréalisme auquel s’apparente Leonora Carrington.
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    Comme un chant de réconciliation
    Bien au-delà des «leçons» édifiantes auxquelles on réduit trop souvent La Fontaine, celui-ci n’aura cessé d’évoquer des ombres et des conflits que dissimule la grâce ou les lumières de sa prose versifiée, et ce sont des combats à becs et griffes qui ponctuent l’ «hominisation» de notre espèce, de conquêtes territoriales en guerres de sexes ou de races.
    « L’homme et la bête ne font qu’un », écrit Bona Mangangu dans Le songe de Leonora Carrington. « Leurs effluves se mêlent. /L’homme sent le fauve ; l’animal, le végétal et la boue, la Vie./ Mon angoisse se détache péniblement de mon corps »...
    Le poème a surgi de « l’ardeur de la nuit », comme « une main venue du plus loin de l’enfance », y apparaissent « des oiseaux énigmatiques » qui se lèvent « des cendres de la nuit / Pour porter secours aux victimes de la Raison et du Pouvoir », et l’on revivra, d’images en images, les affrontements élémentaires de la nature et des figures sexuées, présences adverses, avec des hommes « bons ou mauvais » qui veulent « gouverner des courants d’air », tel mâle « dans sa splendeur » dont le monde a chaviré devant l’assurance d’un batracien », telle « gardienne des mystères » gardant seule la « puissance de procréer », et l’appel final à quelle « douce présence ».
    La peinture de Leonora Carrington, comme celle de Leonor Fini, est d’une fée-sorcière sourcière de visions oniriques pleines de créatures composites et trouvant un écho pacifié dans le poème de Bona le Congolais dont les bribes nous reviennent du large par un vent sentant bon l’Afrique initiale :
    « Nous aborderons les rivages ensemble, annoncés d’oiseaux, mes compagnons de dérision »…
    « Tu sera admis au sein du peuple qui vient. Le peuple de l’esprit et du vent. Le peuple du réel, du rêve, de l’irrationnel et du mythe »…
    « Nous laisserons s’égayer parmi nous les bêtes domestiques et sauvages. Les animaux de nos rêves et de notre fantaisie. Puisqu’ils ont plus que ce que nous prétendons posséder »…
    « Nous inventerons un langage simple pour nous laisser admettre parmi eux »…
    Miche Serres. La Fontaine. Editions Le Pommier, 2021, 416p.
    André Comte-Sponville. Dictionnaire amoureux de Montaigne . Plon, 633p.
    Bona Mangangu. Le songe de Leonora Carrington. Illustrations de Claude-Henri Bartoli. Arcana editions nomades, 2020. 50p.

  • Ceux qui restent fervents

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    Celui qui perce le secret des changements / Celle qui demande à son oncle de lui foutre la paix avec ses guerres et ses révolutions / Ceux qui sentent monter en eux un geyser d’énergie renouvelable / Celui qui en appelle à un exorcisme collectif / Celle qui retrouve celui qui n’a pas osé se déclarer trente ans plus tôt / Ceux qui mènent plusieurs vies de front dans un contexte indécis / Celui qui file à une réunion d’actionnaires à la veille de fêter ses 30 ans / Celle qui aperçoit une main tenant un livre par l’entrebâillement de la porte de son voisin / Ceux qui remballent leurs amis fidèles à leurs idéaux démodés / Celui qui espère que l’accident d’avion de la nuit dernière va doper les ventes de son dernier thriller intitulé L’Accident d’avion de la nuit dernière / Celle qui se demande comment doper les addictions de son lectorat féminin de centre gauche / Ceux qui veulent être là à l’heure où il le faut / Celui qui pense encore qu’un recueil de poèmes peut changer notre vie / Celle qui relit Tchékhov avec le sentiment réconfortant de se savoir en train de relire Tchékhov au lieu de s'envaser devant la télé / Ceux qui se réjouissent d’entendre une voix nouvelle mais pas forcément djeune / Celui que n’en finit pas d’émouvoir un sursaut inattendu de vraie ferveur / Celle qui pense que tous les avis se valent y compris le sien / Ceux qui n’ont pas renoncé à se trouver surpris et même pris par un roman / Celui qui vit englué dans les temps maudits que tous voudraient oublier / Celle qui caresse la main du vieil homme endormi sur son livre / Ceux qui ont connu le vieil homme qu’on a retrouvé mort sur son livre dans le square voisin, etc.

    Peinture: Thierry Vernet, Crépuscule sur Olivone.

  • Dits de l’émerveillé



    Avec François Cheng, à propos de L'Eternité n'est pas de trop

    "Sans le vrai deux il n'y a pas de vrai trois"

    Il est certaines rencontres durant lesquelles les heures semblent se dilater ou se parer d’une sorte d’aura, et tel est le sentiment profond que j'aurai éprouvé en passant, l’autre jour, un après-midi de plénitude avec François Cheng, assis sur de mauvaises chaises dans une salle froide entourée de gens bruyants, mais comme hors du temps, ou plutôt au coeur du temps, dans sa palpitation mêlée de violence et de douceur, où l’ombre le dispute à la lumière.

    De fait, le poids du monde et la légèreté de l’être marquent immédiatement, sans la moindre pose, la conversation de cet homme qu’on sent à la fois délicat à l’extrême et habité par une grande force intérieure, dont l’enfance fut marquée par les horreurs de la guerre et qui connut l’«enfer parisien», selon l’expression de Rilke, du dénuement et de la solitude, avant de faire un beau chemin de lettré et de poète, puis de romancier capable d’exprimer à la fois les nuances les plus subtiles de l’émotion et les pulsions parfois terrifiantes de la brute humaine.

    «Ce qui m’occupe essentiellement dans L’éternité n’est pas de trop, c’est la passion. Et ce que je veux dire, c’est que la vraie passion relève de l’esprit. Elle est certes fondée sur les sens et les sentiments. Mais celui qui reste à ce niveau purement biologique tourne en rond et se dessèche. Quand la passion relève de l’esprit, c’est l’ouverture continuelle. Pourquoi ? Parce que la possibilité d’échange entre le masculin et le féminin est le plus grand don qui nous ait été offert par la Création. Tous les autres types de dialogues relèvent d’ailleurs de cette relation, y compris chez les mystiques qui dialoguent avec Dieu, ou chez les artistes qui dialoguent avec la nature. Un cynique pourrait nous dire que le rapport masculin-féminin n’est qu’une nécessité liée à la procréation, mais je crois que c’est faux. Parce que l’homme est devenu un être de langage, qui est un miracle de la création. Le rapport entre masculin et féminin offre alors un dialogue sans fin, fondé sur un désir toujours renouvelé et encore amplifié par l’inaccessibilité. Comme on ne peut jamais atteindre tout à fait l’autre, le dialogue est d’autant plus infini. L’homme et la femme sont deux êtres finis, mais qui s’engagent sans cesse dans la voie de l’infini.»

    Sublimités éthérées que ces propos ? Au contraire: ce qui saisit à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est son ancrage physique dans le concret et le sensible, d’où rebondissent ses échappées vers les hauteurs. Disciple de Rilke, sur les traces duquel il est allé se recueillir quelque temps, dans un chalet-hôtel en face de Rarogne - Rilke qu’il affirme un «poète de l’être» comme il se définit lui-même -, François Cheng dit qu’il est devenu un «pèlerin de l’Occident».

    Lorsque, boursier de dix-neuf ans et ne sachant pas un mot de français, il débarqua à Paris le premier jour de 1949, le jeune Cheng connaissait déjà parfaitement les littératures européennes. C’est cependant après des années de vraie «galère» que le futur traducteur chinois des plus grands poètes français contemporains, allait se faire connaître, dans les années 70, par deux ouvrages portant, respectivement, sur L’Ecriture poétique chinoise (Seuil, 1977) et sur Vide et plein, le langage pictural chinois (Seuil, 1979), précédant divers livres d’art de haute tenue, notamment consacrés à la peinture de Shitao. Or on relèvera, dans la foulée, que c’est bel et bien en «pèlerin de l’Occident» que François Cheng s’est fait passeur d’Extrême-Orient; et par exemple en remontant aux sources de la Renaissance italienne qu’il a redécouvert celles, bien antérieures, de la peinture chinoise.

    «C’est en approchant la meilleure part d’une autre culture que vous découvrez votre propre meilleure part. D’où la nécessité de l’échange. Toute culture qui se replie sur elle-même se meurt. Vous connaissez bien vous-mêmes, en Suisse, ce danger. A ce propos, je me rappelle que Romain Rolland, dans Jean-Christophe, imaginait l’avenir de l’Europe des cultures à partir du modèle helvétique. Plus l’autre est riche, plus je m’enrichis moi-même, et plus je suis à même d’enrichir ensuite les autres.»

    «Dans ce mouvement d’échange, poursuit François Cheng, je crois que la Chine peut amener quelque chose à l’Occident avec son intuition ternaire. L’Occident a privilégié la logique duelle, ce qui constitue sa grandeur. Cette séparation du sujet et de l’objet fut sa démarche originale. Cela étant, maintenant qu’on a conquis la matière et le monde entier, il est peut-être temps de valoriser la dimension ternaire. La Chine n’a peut-être pas assez privilégié le deux, qui représente le droit, le respect de l’autre, la démocratie et la liberté. Or sans le vrai deux, il n’y a pas de vrai trois. Ce qui est important à l’instant, dans notre conversation, ce n’est pas chacun de nous: c’est ce qui a pu avoir lieu, qui nous dépasse l’un et l’autre pour donner cette nouvelle expression de l’être - une rencontre et une conversation.»

    Evoquant l’avenir de son pays, où il n’est revenu que dans les années 8o, après la tragédie sanglante de la Révolution culturelle, François Cheng refuse d’envisager la rencontre de la Chine et de l’Occident en termes de relation «duelle».

    «Il faut que chacun dépasse les idées préconçues qu’il a de l’autre. Non, la Chine n’est pas le monde monolithique et fermé, voire agressif, que se figurent certains Occidentaux. Non, l’Occident n’est pas réductible au culte du profit. Certes, la Chine actuelle est gangrenée par la corruption, mais ce n’est pas toute la Chine. Comme à d’autres époques, le meilleur de la Chine a conscience de sa faiblesse et sait que c’est dans le dialogue avec l’Occident qu’elle peut se régénérer et lui apporter, aussi, quelque chose de sa propre richesse millénaire...»


    Une passion qui survit au temps

    L’époque est à l’obsessionnelle célébration de la jeune chair, dont les dialogues débiles du Loft illustrent, pour le pire, la pauvreté des échanges. Autant dire que le roman d’un amour empêché, qui devient passion sur le tard, et sans union charnelle consommée (quoique la fin reste ouverte), fait figure d’ouvrage à contre-courant.

    Or ce qui saisit, à la lecture de L’éternité n’est pas de trop, c’est l’extraordinaire fraîcheur, et la plénitude sensuelle et spirituelle de cette histoire concentrant à la chinoise, à la fin de la dynastie Ming (XVIIe siècle), les deux passions contrariées de Roméo et Juliette et de Tristan et Yseut.

    Trente ans après avoir échangé un regard amoureux avec la belle Lan-Ying, fille de riches bourgeois alors qu’il n’est lui-même qu’un pauvre musicien ambulant, Dao-sheng revient dans le bourg où, mariée contre son gré avec un seigneur local, Dame Ying dépérit. Sa qualité de médecin, acquise auprès des moines, permet à l’amoureux persistant d’approcher celle qui lui a été ravie (il a même été battu et a connu le bagne pour son audace), et de la guérir, au déplaisir ardent du seigneur jaloux, lequel mourra de rage mauvaise après avoir tenté d’étrangler sa femme redevenue trop belle à son goût.

    Bien plus qu’un roman d’amour «sublimé», L’éternité n’est pas de trop est l’incarnation vivante - où les instances du mal sont aussi présentes que l’aspiration au dépassement -, d’une passion sublime, admirablement modulée, en un présent de l’indicatif qu’on dirait concentrer tous les temps verbaux, par l’écriture limpide et fruitée, énergique et poétique, d’un maître écrivain.

    François Cheng. L’éternité n’est pas de trop. Albin Michel, 282p.

    Images: calligraphies et peinture de Fabienne Verdier.

  • Pâques du coeur

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    De ce dimanche. – Pour nous, les enfants, Pâques, c’était le dimanche des dimanches - un dimanche vraiment plus dimanche que les autres où le ciel était plein de cloches et le jardin plein d’œufs que le Lapin avait peinturlurés et planqués Dieu sait où - donc deux jours après la Croix, le Lapin : tu avoueras que ce n'est qu’un dimanche que ça peut se passer, et ça nous réjouissait plutôt, les enfants, qu’il y ait un dimanche comme ça qui ressuscite chaque année...

     

    De la foi. – Notre ami le théologien me dit qu’il n’y croit pas vraiment : que son intelligence l’en empêche, puis il me dit : toi non plus tu n’y crois pas, rassure-moi, aussi lui dis-je : non mon ami, je ne vais pas te rassurer, je ne sais pas si je crois, je sais de moins en moins ce que c’est que croire au sens où tu crois que tu ne crois pas, mais surtout (et cela je ne le lui dis pas) je ne sais comment je pourrais l’expliquer à quelqu’un que son intelligence empêche de comprendre rien...

     

    De la charité . – Vous connaissez le mendigot du Sacré-Cœur : il sort de chez ce pouilleux d’abbé Zundel qui le régale déjà plus qu’il n’en faut, et le voilà qui nous lance à la sortie de l’office, son : Christ est vraiment ressuscité ! que moi ça me fait honte, mais j’ai beau savoir qu’il ira la boire ce soir, je lui donne quand même sa thune - ce n’est quand même pas tous les jours Pâques…

     

    Peinture: Thierry Vernet.

  • Pâques de nos enfances

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     Pour Anthony Nolan 
     
     
     
    Je ne sais pas que dire
    à celui qui ricane.
    Le silence enfantin défie
    l'insidieux Adversaire.
    Il convient aussi bien
    de tenir grand ouverte
    la volière aux lapins.
     
     
    L'ode à chacun chacune
    du plus médiéval baladin
    en fervent logiciel
    fait lézarder l'éclair au sommeil.
    On s'attend au meilleur
    dans la nuit à saveur de prune,
    de la terre au soleil,
    par la brune et retour.
     
     
    Quand au jour des Rameaux
    reviendront nos enfances,
    nous nous réjouirons
    simplement d'être là.
    Le démon reptilien
    ricanera tant qu'il pourra
    de notre pascale échappée:
    la licorne envolée ,
    le vif poney bleuté
    que ton âme ravie
    aura deligoté.
     
     
    Au-dessus des oliviers,
    le Juste juste sourira:
    à l'immonde on ne répond pas.
    Du tombeau roulera
    l’oeuf du lapin en chocolat.
     
     
     

  • Les mots de l'absence

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    Ce sont des brouillons de poèmes,
    de ces vagues papiers
    qu’on a mis de côté et qui traînent;
    ce sont des sentiments
    confiés aux minces feuillets
    que le temps a froissés,
    dont il ne reste à peu près rien...
     
    Tu étais habillée en fleur
    sur la photo jaunie
    retrouvée dans tous ces papiers
    tu ressembles à la vie ;
    que nous avions imaginée -
    ta poésie demeure,
    et mon coeur est anéanti...
     
    Nos mots parleront malgré nous:,
    je te laisserai dire
    ce que je sais que tu diras,
    et tu n'entendras pas
    ce que tu sais que je vais dire...
     
    Peinture: Edvard Munch.

  • Au regard des webcams

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    Ils s’enroulent comme des serpents,
    la queue entre les dents;
    elles sont comme eux qui sont comme elles:
    on dirait des œufs blêmes
    qui se couvent eux-mêmes...
     
    Ils sont exhibés, transparents,
    saturés de leur vide
    tels des amibes aux abîmes,
    elles marchent seules et se parlant
    ils ne s’entendent plus se taire...
    Ils s’enroulent en foule
    indifférente et solitaire -
    tristement souriants...

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XXII)
     
    De l’immobilité. – La forêt, quant à elle, ne bouge pas. Quand tu entres en elle, tu entends son silence comme d’une église vide quand il n’y a là que Dieu qui t’épie derrière les colonnes des arbres, et se cache quand tu crois qu’Il se montre pour jouer ou peut-être t’éprouver - on n’est pas sûr avec Lui, s’il est avec le gibier ou le chasseur. Tu ne lui parleras jamais, ni ne L’écoute vraiment même si certaine voix en toi se fait parfois passer pour Lui, enfin c’est ce que tu déduis à l’approche de ce qu’ils appellent l’âge de raison, et tu sens que Dieu échappe à toute raison…
     
    Des chemins de traverse. – Lorsque tu marches, solitaire, dans les bois des hauts de la ville, tu te sens être ce que tu es, à savoir un être sans guêtres ni paraître, un échappé de l’asile de la ville, non pas le fils de l’employé Untel à cravate et chapeau social mais le double douteux de ce rejeton tout paisible d’apparence qu’on voit s’éloigner sans inquiétude vu qu’il revient toujours avec son cher bouquin sous le bras - que voulez-vous : c’est un papivore, plus tard il sera sûrement Professeur enseignant les humanités, et ce poste va rapporter, mais cette dérision ne t’atteint pas : tu marches de travers depuis toujours…
     
    De la chasse au cerf. - Nous laissons à d’autres les grands symboles, nous ne courons pas après les figures mythiques, les sylphes et les ondines ont fui au premier boucan des chantiers d’autoroutes et c’étaient tant pis pour elles et pour eux : qu’elles aillent pondre leurs œufs blêmes dans les salons des milieux intéressés, et qu’ils en fassent des poèmes tandis que nous déplacions les lieux de traque et cassions la baraque au dam des administrés, enfin tout cela n’était pas ressenti par la Bête encerclée mais nous nous débattions de concert…
     
    De la complicité. – C’est cela : peut-être l’instinct, peut-être une fragilité natale ou donnée par les divers sangs rouges ou blancs, peut-être un goût venu d’on ne sait où, ou quelque manque, quelque douleur antérieure, quelque aspiration spéciale de l’espèce jamais prononcée ailleurs que dans les veillées ou les lendemains de curées ou de tueries, va savoir de quoi la vie qui survit se repaît, mais les fils épargnés, les fils adulés n’ont de cesse que de retourner dans les bois et d’écouter ensemble les contes dont les menteries les font rêver de tomber les fées…
     
    Peinture: Frantz Metzger.
     

  • In Paradiso

     
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    Ce sont, alignés sur une table de cuisine recouverte, comme d’une nappe, par la double page ouverte du Figaro, trois bols blancs et un bol noir que la vieille Maria regarde en pensant à quelque chose que le contraste des bols blancs et du bol noir lui ont suggéré, se disant qu’elle est là - comme cette espèce de tableau est là devant elle -, sous le regard du Seigneur qu’elle prie alors de lui dire ce qu’elle verra après ce qu’elle voit là, dans l’autre monde - dis-moi, Seigneur, dis-moi ce que je verrai après, je vais fermer les yeux en comptant les bols qu’il y a là et ensuite je les rouvre et tu me montres ; et la vieille Maria ferme les yeux et compte jusqu’à trois pour les bols blanc, respire et compte le bol noir, puis elle ouvre les yeux et voilà ce qu’elle voit exactement comme c’est là, mais dans une autre lumière qui est peut-être celle qu’elle voit en elle quand elle ferme les yeux.
     
    Peinture: Joseph Czapski, Quatre bols et le Figaro. Huile sur toile.
     
     
     
    Toutes les réactions :
    Gio Bonzon, Jackie Wyser et 2 autres personnes
     

     

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XXI)
     
    Du fond des bois. – D’ailleurs il n’a jamais été question de fuir, même si quitter le dedans pour le dehors, et ensuite prendre la clef des champs pour le coin du bois, les sous-bois embusqués et le tréfonds de la question relève apparemment d’un éloignement, alors qu’on ne cesse de s’approcher de la vraie chose là-bas qu’est la rivière ou de la vraie chose là-haut qu’est la canopée, et c’est le mot rivière qui me confirme la chose, et le mot canopée m’est un autre échappée, et de deux bras imaginaires je les enserre comme les genoux de ma mère ou le cou de mon père…
     
    Des lieux divers. – L’oncle Fabelhaft, le plus voyageur de la famille, voudra savoir un jour si j’étais plutôt, à l’âge d’ouvrir les yeux et de marcher selon ma fantaisie , de la ville debout ou des alentours de lacs, aspirant front levé au bleu blême des glaciers ou penché à tomber sur les enfilades verticales forées par les démons, et je lui disais alors que non et non : que seule la forêt m’était une maison hors de la maison, et qu’à la maison je dessinais de mémoire les êtres de la forêt, et que c’étaient ceux-là qui essaimaient en d’autres territoires par les tranchées ou en bandes envolées que de saisons en saisons je voyais disparaître et renaître sans avoir délaissé mes carnets ou je dessinais d’autres lointains peut-être inventés par le casanier que je restais sous contrôle ou de bon gré…
     
    Des camarades de ruisseau. – Cela ne sera jamais en bande, ni vraiment l’ami unique à venir : juste des acolytes, de bons compères cueilleurs et chasseurs, des accointés de la marche jamais forcée, dans la savane ou à glaner les épis des cultures dorées, par delà les hauts du quartier, de l’autre côté de la forêt. De même langue sommaire, déliés comme on l’est en ces années avant même l’âge de raison, et donc prêts aux petites aventures de ce temps insouciant à capturer les écrevisses et baguer les hannetons, dits aussi cancoires en ces cantons-là…
     
    De ce qu’il y a derrière. – Le jeu depuis longtemps consiste à deviner l’autre versant, ce que dissimule le mont qu’il y a par delà la forêt et les contreforts, puis les pierriers, les méplats, les ressauts à chamois, les hauts gazons suspendus et les névés, les torses de roche et les coulées retenues des glaciers, plus haut encore les créneaux où tournoient les choucas, la crête encore éclairée à l’avers de la nuit, l’enjambée imaginaire et la dévalée de l’autre côté, d’autres piémonts et vallées, jusqu’à la mer…
     
    Peinture: Chaïm Soutine.

  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XX)
     
    Des pieds sur terre. - Ils t’attendent là-bas dans ce qu’ils estiment les cases utiles, par avance ils sont supposés te caser, les voisins en sont témoins, c’est le monde comme il va qui veut comme ça que chacun se case, sinon ou irait-on, et bientôt le frère aîné sera casé vu qu’il apprend un métier à ce qu’ont dit les voisins...
     
    De l’imprévisible.- Dès ces années cependant on relève un certain vagabondage dans les allées et venues de celui qu’on appelle déjà tantôt le Poète et tantôt l’Artiste, et son regard même échappe aux questions des voisins, sa façon de ne pas répondre ou de répondre à côté, et les siens ne semblent pas s’en inquiéter alors qu’on sait ce qu’on sait...
     
    Des formules adéquates.- Les voisins qui parfois s’observent et parfois se jugent ont été garants de ce que serait le quartier dès les débuts de celui-ci, disons : le nouveau quartier de ces années moins difficiles d'après la seconde de guerre des mondes où les employés se retrouvaient dans leurs maisons aux jardins contigus et plein d'enfants et bientôt la télé...
     
    De l’autre vie.- Il se rappelle le bruissement continu de la forêt, surtout à son moment préféré qu’on dit entre chien et loup, quand les aguets s’aiguisent et que les silhouettes devenant des ombres signifient en silence : menace, et la présence du naturel , quoique réduite à des froissements d’ailes et des semblants de cris ou de plaintes, lui fait ressentir, la gorge nouée et la peur au ventre, ce qu’il imagine que ressentent les habitants furtifs du sous-bois ou des hautes branches entre la nuit faite d’en bas et les dernières lueurs du ciel aux oiseaux évoquant un autre monde encore...
     
    De l’inattention.- Il se reprochera parfois de ne pas avoir noté précisément leurs noms, savoir où se planque le putois et ce que fomente la fouine de son côté, ce que perçoivent les chevreuils quand un certain feulement se fait entendre au fin fond des fourrés, et les noms différenciés des arbustes variables ou des espèces et sous-espèces de petits volatiles et autres insectes dits tantôt utiles et tantôt nuisibles par l’Instituteur à l’impeccable écriture penchée...
     
    De l’évolution.- Les noms des plantes et des maladies ont d’abord été établis en latin que certains d’entre vous apprendront plus tard s’ils veulent faire médecins, déclare l'Instituteur aux cheveux soigneusement plaqués de côté, mais observons en attendant la fougère que voici ou dessinons les cotylédons - cependant il sera donné à certains écoliers de s’intéresser aux étymologies et c’est alors que l’hypothèse et l’hypoténuse se distingueront de l’hippodrome aux joyeux jockeys...

  • Houellebecq par défaut

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    À propos d’anéantir et d’une œuvre tantôt injustement dévaluée et tantôt surévaluée pour de mauvaises raisons. De la juste mesure et du degree cher à Shakespeare…
     
    (Dialogue schizo)
     
    Moi l’autre : - Donc tu as choisi de défendre anéantir, toi qui récuses le nihilisme…
     
    Moi l’un : - Je n’ai rien choisi du tout. J’ai lu anéantir comme j’ai lu tous les romans de Michel Houellebecq, dont les essais et autres «interventions» m’intéressent moins, sans parler de sa poésie qui me semble relever pour l’essentiel de la grimace pure; je l’ai lu et en ai été intéressé malgré ses limites et ses failles, puis j’ai été touché par ses cent dernières pages qui sont d’un écrivain de premier ordre et d’un frère humain en lutte, précisément, contre le nihilisme – le sien et celui plus inquiétant du monde actuel…
    Moi l’autre : - Parlons d’abord du nihilisme de MH…
    Moi l’un : - Il me semble relever, surtout, d’un malentendu, même s’il y a , dès Extension du domaine de la lutte, un sentiment général et particulier de déprime, d’incertitude et d’aquoibonisme d’époque faisant écho, dans la génération suivant celle des baby-boomers de 68, à la « grande déprime des militants ». Mais dès Extension du domaine de la lutte, aussi, le romancier est là avec sa verve insolente, le scalpel de son regard, son malaise personnel mais aussi sa gaîté de vélocipédiste virtuel dans les jolies forêts (c’est tout à la fin), son expérience agricole, la puissance reptilienne du sexe et tous les discours «sur» qui font encore rage en 1994…
    Moi l’autre : - Je me souviens que tu as immédiatement «marché» à la découverte d’Extension, tout en pointant les lourdeurs, les crâneries un peu vaines – le côté « je vais vous en mettre »…-, le relâché du style et la muflerie de cet auteur immédiatement sûr de lui en sa pleine incertitude…
    Moi l’un : - Oui, tu te rappelles : nous sortions des deux-Magots avec Vincent Ravalec, nous nous arrêtons devant la vitrine de La Hune et là le gentil Vincent nous balance : «voilà ce qu’il faut lire» en pointant le livre de MH. Or c’était d’autant plus généreux qu’il y avait de la fluidité et du vif critique « à la Houellebecq » dans ses nouvelles à lui et dans son Cantique de la racaille qui venait de paraître…
    Moi l’autre : - Tu sais ce qu’il est devenu ?
    Moi l’un : - Je sais qu’il aura soixante ans le 1er avril prochain et que ce n’est pas une blague.
    Moi l’autre : - Ensuite, ton intérêt immédiat pour Extension du domaine de la lutte est un peu retombé avec Les Particules élémentaires
    Moi l’un : - Oui, mais je ne sais plus trop pourquoi. Peut-être l’impression qu’il se la jouait visionnaire et manipulait des personnages sans entrailles et se branlant un peu trop ostensiblement… et le personnage quand nous l’avons rencontré, sa morgue et son mépris de l’interlocuteur… peut-être aussi le malentendu lié à son phénoménal succès, je n’en sais rien, ce qui est sûr est que ce roman a fait date et qu’il s’y trouve des choses intéressantes, pour le moins… D’ailleurs il y en a aussi dans Plateforme, qui m’a semblé à vrai dire plus mal fichu que Les Particules élémentaires, mais avec des observations remarquables, comme celle qui porte sur l’acclimatation conformiste que représentent les humoristes vedettes et leur prétendue critique de la société… Cela étant, je me suis dit ces derniers jours, après anéantir, que j’avais peut-être manqué quelque chose à la lecture des Particules et qu’il faudrait y revenir…
    Moi l’autre : - Sur quoi le registre s’est élargi, et le propos approfondi avec La Possibilité d’une île…
    Moi l’un : - Là, c’est ce que je dirai le virage américain de MH, avec une envolée dans la conjecture spatio-temporelle vraiment sidérante, c’est le cas de dire. Aussi, la bordel de tendresse qu’on retrouvera, plus intime, dans La Carte et le territoire, et plus encore dans anéantir, me semble une constante et la vraie clef anti-nihiliste de l’œuvre, sans minimiser sa composante para-philosophique, de Schopenhauer à Pascal…
    Moi l’autre : - Un critique a prétendu récemment, à propos d’anéantir, que c’était un roman d’extrême-droite et chrétien qui plus est, comme s’il pointait une régression grave…
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    Moi l’un : - Disons que ça fait partie d’un jeu de dupes, auquel MH participe plus ou moins à son corps défendant. Le fait que le protagoniste d’anéantir soit un homme fatigué du monde et de lui-même, qui cherche un sens à sa vie, flotte entre sa femme plus ou moins affiliée à une secte néo-païenne et des réminiscences de Pascal, et que sa sœur Cécile soit chrétienne pratiquante mariée à un notaire au chômage ne suffit pas à idéologiser ce roman par rapport à aucun « bord ». Le grand intérêt d’anéantir est dans sa qualité d’immersion affective, mentale, psychologique et sensuelle. Prétendre que le bonheur selon Houellebecq se réduit à de la bonne baise et que sa religion se réduit à des visites à une église parisienne relève de la pure foutaise. La vérité, à mes yeux, est que MH «prend sur lui» à de multiples égards. Il y a chez lui de l'enfant du siècle - de l’enfant perdu, mais qui déteste à bon droit le plat qu’on fait aujourd’hui sur « l’esprit d’enfance » et la sacralisation du môme.
    Moi l’autre : - Comment expliques-tu son opposition vive à l’euthanasie ?
    Moi l’un : - Absolument pas par l’idéologie «chrétienne» ordinaire, au sens de l’acharnement thérapeutique de certains croyants. Ce qui le révulse, c’est la « technicisation » d’une vraie mise à mort, à l’enseigne d’institutions aux dérapages incontrôlés – en Suisse, Dignitas a fini en justice. Plus ordinaire et peut-être plus grave : la « technicisation » de la gestion des vieux dans notre société, et la façon dont on évacue en même temps la représentation et l’idée même de la mort. Tout cela est évoqué dans anéantir, sans généralisation abusive pour autant. Par ailleurs, ce que l’homme MH en pense lui-même, et ce qu’il dit du Christ à la fin de Sérotonine, le fait qu’il lise Pascal et le fait que Paul Raison, son personnage, s’en rappelle telle ou telle pensée, n’est pas à mettre sur le même plan. Ce qui est sûr, c’est que la roman ne défend aucune thèse ni ne privilégie aucun «parti».
    Moi l’autre : - Et le sexe là-dedans ?
    Moi l’un : - De ce qu’on appelle le sexe, le discours « sur » le sexe et le marché mondialisé de ce qu’on appelle le sexe, Michel Houellebecq a été l’un des premiers écrivains contemporains à parler en romancier qui, vraiment, « casse le morceau ». Quand la « connasse » d’Extension du domaine de la lutte se fout à poil dès la première page, dans la soirée récréative de son bureau, puis se rhabille de la même façon absurde, MH ouvre les vannes d’une observation « sur le terrain » qui l’a amené un jour aux échangistes de Cap d’Agde que nous avons vu coloniser le village naturiste en quelques années pour en faire un baisodrome à ciel ouvert admis des autorités pour des raisons purement vénales – les « libertins » représentant une nouvelle manne financière appréciable, et décrivant cela, comme il pourrait décrire la prostitution virtuelle mondialisée par les sites d’Internet offrant à chacune et chacun d’arrondir ses fins de mois en s’exhibant, Houellebecq ne moralise pas plus que lorsqu’il évoque le tourisme de masse ou, dans anéantir, la procréation dépersonnalisée préludant au clonage de compagnons de vie à deux pattes. Or dans anéantir, c’est, curieusement, à une re-sacralisation de l’effusion physique qu’on assiste entre Paul et Prudence, sous l’égide de la tendresse et de ce qu’on peut dire un véritable amour. Amour « d’extrême droite » ou amour « typiquement chrétien » ? Et mon cul ? À un moment donné, Houellebecq pointe la nouvelle catégorie contemporaine des «ricanants», et c’est là, je crois, qu’il faut chercher le cynisme…
    Moi l’autre : - Et que dirais-tu, enfin, de compte, de ce que l’œuvre de Houellebecq représente pour toi ?
    Moi l’un : - Je dirais que c’est un grand symptôme de notre monde, et son dépassement par le verbe. Dans l’absolu littéraire, si tant est que cette formule pompeuse ait un sens, je me sens plus « chez moi » dans la célébration du chant du monde d’un Charles-Albert Cingria ou, pour l’exorcisme du poids d’un monde, dans les récits d’un Tchékhov, et cent écrivains vivants ou disparus me sont plus chers que lui, mais je lui suis redevable de m’aiguiser le regard, je lui reconnais une honnêteté réelle malgré ses arnaques éventuelles, et je me fiche de ses « postures » diverses et même de ses « positions », le tenant pour un révélateur au même titre que l’affreux Ulrich Seidl pour le cinéma de ce qu’on pourrait dire le « réalisme panique », Lucian Freud en peinture, Bret Easton Ellis ou Martin Amis ses pairs romanciers plus ou moins « punks », etc.
    Moi l’autre : - Ton intérêt, voire ton enthousiasme, sont donc relatifs…
    Moi l’un : - Le fait est qu’une bonne partie de la critique, sans parler de la fabrique d’opinions et de jugements hâtifs que représentent désormais les réseaux sociaux, comparant tout et n’importe quoi sans nuances, ont perdu le sens de ce que Shakespeare (c’est Ulysse, dans Troïlus et Cressida, qui développe la notion, comme le relève René Girard) appelle le degree, à savoir le repérage des degrés hiérarchiques, dans tout jugement, qui fait qu’on peut apprécier et Molière et Pierre Desproges sans les mettre sur le même niveau, et Proust et Karl Ove Knausgaard, et Céline et Michel Houellebecq, etc.

  • Non, ce monde n’est vraiment pas pour nous autres enfants de chœur...

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    338026175_174720064986555_3011847707313953598_n.jpgAprès La Route apocalyptique et autres romans d’une noirceur éblouissante, Cormac McCarthy nous entraîne au bout de la nuit du XXe siècle dans la foulée d’un solitaire pleurant l’amour de sa vie aux cheveux d’or...

    Y a-t-il une vie après la mort, se demandent les présumés vivants qui traversent le désert encombré de ruines des lendemains de l’hiver nucléaire, dans La Route, mais la question que se pose Alicia est plutôt : y a-t-il une vie avant la mort ? Et le paradoxe est applaudi à grandes nageoires par le Kid Thalidomide faisant les cent pas autour de son lit de schizo géniale, nabot chauve qui l’assomme de ses visites fantasmagoriques, qu’elle repousse aussi fraîchement qu’il l’a tarabuste a n’en plus finir, mais « rien à foutre,bordel de merde », pour le dire comme cet affreux-jojo sorti des coulisses du théâtre de marionnettes du psychisme humanoïde, à devenir fou si cela vous a été caché jusque-là.

    Or Alicia tient bon , même après sa mort constituant l’ouverture lyrique hivernale et comme auréolée par la magie de Noël: « Il avait un peu neigé dans la nuit et ses cheveux gelés étaient d’or et de cristal et ses yeux glacier durs comme de la pierre. Une de ses bottes jaunes avait glissé et se dressait dans la neige en dessous d’elle. Son manteau se dessinait saupoudré de neige la où elle l’avait abandonné et elle ne portait plus qu’une robe blanche et elle pendait parmi les arbres de l’hiver, poteaux nus et gris, la tête inclinée et les paumes légèrement ouvertes comme ces statues œcuméniques qui réclament par leur attitude qu’on prenne en compte leur histoire. Qu’on prenne en compte les fondations du monde qui puise son essence dans le chagrin de ses créatures".

    De fait, Alicia, même défunte, reste infiniment présente dans le chagrin de son frère Bobby Western, protagoniste de ce premier élément d’un diptyque dont le second, Stella Maris, paraîtra cet automne...

    Le mal au corps du monde et à l’âme…

    Tous les livres de Cormac McCarthy, et les derniers comme en crescendo « pascalien », sont traversés par les ombres du Mal sous ses diverses formes, qui procède en somme de ce que les théologiens appellent le « péché originel », et que le romancier module à sa façon de puritain à l’américaine, dans la filiation des conteurs géniaux à la Nathanael Hawthorne ou Flannery O’Connor, mais également proche des métaphysiques naturelles du « philosophe dans les bois » Thoreau, de son mentor Waldo Emerson ou de leur émule Annie Dillard.

    Par ailleurs, la vision « christique » de l’auteur d’Un enfant de Dieu s’est trouvée enrichie, ces dernières décennies, par une réflexion nourrie des inquiétudes contemporaines et des réponses de la science, ici des mathématiques et de la physique.

    Plus précisément, les deux jumeaux protagonistes du Passager, Alicia et Bobby, sont les enfants représentatifs de ce qu’on pourrait dire le mal du siècle puisque leur père, en tant que physicien, a participé au projet Manhattan au côté de Robert Oppenheimer, père de la première bombe atomique.

    Tout cela, cependant, n’est pas révélé de façon directe et linéaire, pas plus que le « roman noir » annoncé n’a d’intrigue ni de dénouement satisfaisants. À cet égard, les amateurs du genre seront probablement frustrés, alors que l’auteur « brasse » tout ailleurs.

    Le premier épisode dramatique vécu par Bobby, plongeur spécialisé dans la récupération d’épaves englouties, confronté au mystère d’un avion sinistré dont un des passagers et la boîte noire ont disparu, devrait constituer un départ d’enquête, mais non : pas de suite à l’énigme. Et pas d’explication plausible non plus au fait qu’il soit poursuivi, 500 pages durant, par on ne sait trop quels « fédéraux » comme il y en a dans toutes les séries…

    Très curieusement, alors, comme s’il rejoignait à sa façon un courant « postmoderne », Cormac McCarthy semble jouer, en partie tout au moins, avec les codes de la culture populaire – bande dessinées ou sous-produits de la télévision – dont le langage avarié fonde la jactance du Thalidomide Kid, multipliant les calembours débiles et les impasses de la communication sereine. Et pourtant, contre toute attente, les dialogues opposant Alicia et son « agent pathogène » sont d’autant plus déroutants qu’ils semblent gratuits sans l’être…
    Un chant d’amour, d’amitié et de mélancolie
    Le hasard a fait que, venant juste d’achever la lecture du Passager, aux pages d’une rare pureté, je suis tombé, via Netflix, sur le documentaire consacré à la tragédie de Waco, en 1983, marquée par la mort de plus de 80 personnes, dont une vingtaine d’enfants brûlés vifs. Tous « morts pour Dieu », prétendait un rescapé des disciples de David Corey, avatar autoproclamé d’un Christ narcissique et pervers à l’extrême, caricature d’une religiosité dévoyée à grande échelle.
    Et c’était retrouver, dans sa trivialité, la réalité de cette Amérique dont Cormac Mc Carthy dit qu’elle n’est « pas pour le vieil homme », alors même que le vieil homme ne détourne pas le regard.
    Ainsi sera-t-il question, au fil des multiples récits arborescents du Passager, des atrocités vécues au Vietnam par l’un des compères de Bobby Western - lequel le mitraille littéralement de questions -, ou, dans un bar de La Nouvelle Orléans où se trouve un mafieux de haut vol, des circonstances plus que probables de l’assassinat de JFK, que le même Bobby apprécie en connaisseur des armes, comme il l’est des techniques de plongée et de travail sous-marin, de la conduite des bolides de Formule 2 – il en a été un pilote éprouvé dans une vie antérieure – entre autres activités « manuelles » complétant son savoir en matière de physique quantique et de mathématiques très spéciales…
    De la même façon, l’on découvrira, en la sœur adorée de Bobby, non seulement un génie des maths à la précocité monstrueuse, mais également une experte en matière de confection des violons et une sorte de mystique inspirée en ses observations sur « la vie ». Comme se le demanderont les amateurs de stéréotypes psychanalytiques et les moralistes à l’américaine, la question se posera de savoir si Western et sa frangine ont passé « réellement » la ligne rouge de l’interdit de l’inceste, alors que nous apprenons ce qu’il en est de bien pire : qu’ils se sont passionnés pour les mêmes livres, comble de l’amour n’est-ce pas ?
    Or Le Passager est, pour l’essentiel, un livre d’amour, sans une scène chaude « explicite », cela va sans dire, pas plus qu’on n’y trouve la moindre violence ou l’ombre d’un de ces serial killers à capuches devenus les figures de polars conventionnels par excellence, jusqu’en Suisse romande dont la classe moyenne se délecte entre deux barbecues.
    L’amour et la mort, l’amitié entre frères humains et le sens de ce que nous foutons sur cette putain de terre, comme se le sont demandé Einstein sur son vélo ou Cioran entre deux apéros, et Shakespeare ou Dostoïevski avant eux : voilà de quoi il retourne dans la première moitié de ce roman à la fin déchirante de mélancolie modulée par des pages sublimes de poésie « concrète », dans le paradis - cliché fondamental - d’Ibiza, après laquelle fin le film se rembobinera comme dans les séries « cultes », avec le récit d’Alicia, donc vingt ou trente ans avant, au lieudit Stella Maris, titre précisément du second volume du diptyque combien attendu…

    Cormac McCarthy, Le Passager, Traduit de l’anglais (USA) par Serge Chauvin. Editions de l’Olivier, 536p.

  • Le spectre du mal

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    Non, ce pays n'est pas pour le vieil homme, de Cormac McCarthy

    Cormac McCarthy est sans doute l’un des écrivains américains les plus importants de ce tournant de siècle, découvert dans notre langue avec L’obscurité du dehors et, d’une pureté terrifiante qu’on retrouve dans son dernier livre, Un enfant de Dieu, que suivirent six romans non moins marquants, de Suttree à la fameuse Trilogie des confins (De si jolis chevaux, Le Grand passage et Des villes dans la plaine), en passant par cette autre merveille que fut Méridien de sang, tous traduits à l’Olivier.
    Il y a chez Cormac McCarthy un mélange de noirceur fataliste et de lancinante tendresse, pour ses personnages, qui évoque à la fois Faulkner (dont il a souvent la puissance d’évocation et le lyrisme sauvage) Nathanaël Hawthorne ou Flannery O’Connor, en plus ancré dans les ténèbres de la violence américaine contemporaine - parent alors, en plus profond dans sa perception du mal, d’un James Ellroy ou d’ un James Lee Burke, notamment.
    Un sentiment dominant se dégage aussi bien de Non, ce ne pays n’est pas pour le vieil homme (dont le titre est emprunté à un poème de Yeats), et c’est celui que le mal gagne dans ce monde, et par des moyens qui défient de plus en plus la bonne volonté des honnêtes gens, ici représentée par le shérif Ed Tom Bell, dont la litanie lancinante des réflexions sur la perversité croissante du crime alterne avec le récit des faits abominables auxquels il est mêlé et dont il échappe assez miraculeusement, avant de jeter l’éponge avec le sentiment d'une défaite.
    « Je crois que si on était Satan et qu’on commençait à réfléchir pour essayer de trouver quelque chose pour en finir avec l’espèce humaine, ce serait probablement la drogue qu’on choisirait », remarque Bell au cours de ses méditations, et de fait, la drogue et l’argent de la drogue sont au cœur de ce thriller « théologique », dont le pouvoir d’attraction et de contamination fondent toutes les relations et jusqu’aux péripéties du roman, qu’on dirait précipitées dans une sorte d’entonnoir vertigineux à une seule issue, fatale pour la plupart des protagonistes, à commencer par le jeune Moss. Celui-ci, tenté de s’arracher à sa petite vie de brave garçon au moment où, par hasard, il découvre en pleine nature où il chassait, sur les lieux d’un massacre de trafiquants, une véritable fortune en dollars serrés dans une serviette, va payer de sa vie le geste de s’emparer, sans témoins, de cet argent semblant doté d’une espèce de rayonnement radioactif. De la même façon toutes les instances du crime, dans le roman, semblent liées entre elles par une espèce de lien obscur et de connivence fantomatique qui fait fi de tous les obstacles.
    Commis aux basses œuvres de Satan, face au shérif Bell qui ne le rencontrera qu’à travers ses traces sanglantes, le personnage maléfique d’Anton Chigurh agit ainsi en parfait expert du crime, doublant son art démoniaque d’une véritable morale criminelle, si l’on ose dire.
    Dans la foulée, on aura remarqué qu’il est dit que Chigurh ressemble à « n’importe qui », comme le protagoniste, fort compétent lui aussi, des Bienveillantes. Cependant, à la différence du roman de Jonathan Littell, celui de Cormac McCarthy module les degrés du mal et du bien par le truchement de toute une gamme de personnages se débattant dans les filets de la nécessité.
    Si la violence semble faire partie de la destinée fatale de l’Amérique, comme l’illustre le retour de Bell dans son propre passé, avec l’ombre portée de deux guerres européennes et du Vietnam, d’où chacun est revenu avec son poids de péché, c’est finalement à l’avenir de l’humanité en tant que telle, dans un monde désacralisé et privé de tout référentiel, qu’achoppe ce roman implacable et proche de la désespérance, que pondèrent, en fin de parcours, les lueurs de l’amitié et de la tendresse indestructible scellant le couple formé par Bell et sa compagne Loretta. Marqué par une sorte de tristesse révoltée à la Bernanos, ce roman est à lire et relire pour tout ce qui y est écrit comme entre les lignes. D’une écriture à la fois tranchante et infiniment suggestive, tissé de dialogues denses aux résonances se prolongeant bien après la lecture, Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme est sans doute l’une des grandes choses à lire cette année.
    Cormac McCarthy. Non, ce pays n’est pas pour le vieil homme. Traduit  de l’anglais par François Hirsch. Editions de l’Olivier, 292p.

    c29f3108470ec3aa95c2ffe576e94923.jpgEn lecture: The Road. Picador, 307p.

    "The first great masterpiece of the globally warmed generation. Here is an American classic which, at a stroke, makes McCarthy a contender for the Nobel Prize for Literature". (Andrew O'Hagan, BBC)

    A father and his young son walk alone through burned America, heading slowly for the coast. Nothing moves in the ravaged landscape save the ash on the wind. They have nothing but a pistol to defend themselves against the men who stalk the road, the clothes they are wearing, a car of scavenged food - and each other.


  • Prends garde à la douceur

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    (Pensées en chemin, XVII)
     
    De l’obstacle initial. – Au commencement l’obscurité régnait en plein jour, cela du moins est sûr même si la frontière séparant le DEDANS du DEHORS restera longtemps imperceptible, enfin longtemps c’est façon de dire, mais regarde bien le mot : LONGTEMPS, et là-dedans combien d’heures de pleurs et de confusion BIENTÔT oubliées tandis que les sons des mots et les mots qui disent des choses apparient patience et transparence…
     
    De la prise. – La première sensation du tenir s’efface derrière la première satisfaction du retenir, et plus tard du contenir, et l’enfant très éveillé pourrait se demander ce qu’il en est du serpent ou de l’œuf, savoir : comment le serpent s’y prend pour tenir l’œuf, et ce que l’œuf ressentirait si l’enfant dormait en lui…
     
    De la traversée. – Comme inscrits sur un invisible mur, les mots eux-mêmes sont des murs que vous regardez, interdits, ici vous pourriez lire MUR et là MURMURE si vous saviez lire, mais vous en êtes encore à l’ouï-dire et ce n’est que par la voix de la liseuse ou du liseur (on dira plus tard lectrice ou lecteur, ou Mum & Dad dans la langue de Charles Lutwidge Dodgson, dit aussi Lewis Carroll ) que vous voyez bel et bien, sur le mur, le miroir dans l’eau duquel se perçoit le murmure d’Alice aux merveilles, et venue d’on ne sait où, mais pas tout à fait malgré vous, l’histoire vous fait passer le mur des mots…
     
    Peinture: Miro.
  • Les coeurs flagadas

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    Le cœur à la fin se fatigue,
    ne bat plus que d’un aile:
    un vieux ridé comme une figue
    au tabac d’à côté,
    une guitare qu’on abandonne,
    le regret d’un baiser perdu,
    ou le geste amorcé
    d’une maldonne survenue...
     
    Tu lui parlais de beaux lointains,
    et vous aurez rêvé:
    vous serez partis le matin
    vers les mondes ensoleillés
    de vos claires années;
    des mots inhabités de chair
    vous avez séparé
    les ombres et la lumière,
    et les enfants là-bas
    dans l’insouciance radieuse,
    faisant les innocents,
    jouaient comme jouent les enfants...
     
    Les enfants l’aident à traverser:
    la vieille reste là
    Un peu lasse de n’avoir plus
    assez de force en elle
    pour se relever en rebelle
    contre tout ce qui cloche
    dans le monde parfois si moche...
     
    Puis je m’en fiche, se dit-elle:
    je danse encore un peu,
    je lui souris même au-delà
    de notre doux trépas -
    et l’étoile là-haut clignote
    comme un vieux qui radote...
     
    Dessin: Albrecht Dürer

  • Ceux qui imposent leur narratif

     
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    Celui qui dicte son récit à sa femme de ménage sibérienne / Celle qui infuse le discours quotidien du ministre de transition / Ceux qui ont rallié le récit national après les concessions du parti vert / Celui qui parle pour les gens d’en bas et même de tout en bas si ça se trouve / Celle qui en tant que juriste du parti affirme que le dire exprime le sentir des camarades qui n’osent même y penser / Ceux qui voient ce qu’il il y a d’historique dans ce qu’ils sont en train de vivre et que verbalise la journaliste hystérique / Celui qui prétend écrire l’histoire avec son sang après s’être égratigné dans la manif retransmise à la télé / Celle qui décrit son trauma générationnel au vieux psy en jeans troués / Ceux qui racontent la grande déprime des militants à leurs kids nés pendant ou juste après / Celui qui déconstruit le narratif du politologue en pointant son non-dit pulsionnel de représentant patent des mâles dominants blancs / Celle qui a souffert du patriarcat comme tu peux pas l’imaginer mon pauvre Jean-René / Ceux qui sans transition ont passé de l’état de mecs branchés à celui de fiotes larguées, etc.

  • La Leçon interrompue

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    images-2.jpegNouvelles de Hermann Hesse
     
    Après la publication, en traduction française, d’ Enfance d’un magicien, du Dernier été de Klingsor et de Berthold, notamment, voici paraître un nouveau recueil de nouvelles de Herman Hesse qui, toutes, ont pour arrière-fond l’enfance ou les années d’apprentissage de l’auteur, dans un climat mêlé d’effusions radieuses et de mélancolie.
    De l’un à l’autre des cinq récits très judicieusement rassemblés ici et traduits par Edmond Beaujon sous le titre de celui qui clôt le volume, l’on se balade, de fait, dans le même univers de sensations et de rêveries, dont on dirait qu’elles émanent des paysages d’Allemagne méridionale chantés par les romantiques, de Tübingen à Calw, et jusqu’au lac de Constance.
    Loin de constituer pourtant des souvenirs d’enfance ou de jeunesse, au sens conventionnel, ces récits nous proposent, sous des angles fort différents – deux d’entre eux datant des débuts de l’écrivain, tandis que les trois autres sont du septuagénaire –, une méditation marquée au sceau du temps sur les événement apparemment insignifiants qui ont contribué à façonner la personnalité de l’auteur.
    On sent à l’évidence, dans les trois nouvelles extraites des Proses tardives (composées en 1948 et 1949), des préoccupations faisant écho à la crise de conscience de l’époque dont Hesse fut un témoin solitaire et non-conformiste, mais le fond de la perception du monde et des êtres n’en apparaît pas moins d’un seul tenant dans l’ensemble de l’ouvrage, et notons alors la remarquable maturité intérieure du jeune écrivain qui composa, entre 19 et 26 ans, les deux parties de Mon enfance.
    Déjà alors, Hermann Hesse a de son enfance une image ou le symbole prime sur l’anecdote. Interrogeant ses souvenirs les plus reculés, à la façon d’un Andrei Biély, dans Kotik Letaev, et ce jusqu’en deça de de la troisième année, il cherche à cristalliser la figure de contemplation de cet âge d’or.
    L’enfant essentiel
    Cela étant, l’écrivain se garde bien d’idéaliser une enfance ou le mal à sa part, sa nostalgie l’y portant non parce qu’il y situe le lieu de la parfaite innocence, mais parce que chaque chose y a encore sa fraîcheur et sa densité, sa part de gravité et de mystère. L’enfant que sa mère berce de conte merveilleux, et dont le père dirige la curiosité avec la plus grande bienveillance, pose en toute ingénuité les premières grandes questions de la vie : d’où viennent la pluie et la neige, pourquoi sommes-nous riches alors que notre voisin ferblantier est pauvre, et quand on meurt est-ce pour toujours ?
    Autant d’interrogations qui associent, sous le même signe de l’Absolu, l’enfant et le sage. Et l’écrivain de relever alors que « l’existence de bien des personnes gagnerait en sérieux, en probité, en déférence, si elles conservaient en elles, au-delà de leur jeunesse, quelque chose de cet esprit de recherche et de ce besoin de questionner et de définir ».
    Rien de mièvre dans cette remémoration des expériences enfantines de l’auteur : qu’il s’agisse du premier affrontement sérieux opposant le garçon aux siens, du souvenir de la mort précoce d’un de ses camarades de jeux, de certaine mission le délivrant momentanément de sa prison scolaire (dans La Leçon interrompue) pour le confronter aussitôt après à la fatalité qui s’acharne sur certains destins, ou d’une scène lui révélant (dans Le mendiant) la probité digne et charitable à la fois de son père, Hermann Hesse se garde, dans ces rêveries méditatives, et du prône moralisateur et du seul charme incantatoire de la narration.
    Une réelle magie se dégage pourtant de la plus accomplie de ces nouvelles, intitulée Histoire de mon Novalis. Dans une tonalité qui l’apparie aux romantiques allemands, ses frères en inspiration, le jeune Hesse (qui avait alors 23 ans) se plaît, par la voix d’un aimable bibliophile, à retracer, de mains en mains, l’itinéraire d’une « quatrième augmentée » datant de 1837, des œuvres de Novalis, imprimée à Stuttgart sur papier Java. L’on fait alors connaissance, à Tübingen, de de braves étudiants jurant « par le Styx » et rêvant à de blondes et pures fiancées, de studieux précepteurs et de compères chantant leur joyeux refrain sous les tonnelles –tout cela fleurant bon les nuits claires et mélancoliques.
    La perte de l’innocence
    Trois des récits insérés dans La leçon interrompue datent d’après la Deuxième Guerre mondiale. Il réductible non-converti, le vieux sage, auquel fut décerné le prix Nobel 1946, parle non sans amertume de l’impossibilité de raconter des histoires en toute innocence, comme cela se pouvait encore au siècle passé. L’ambiguïté et le doute frappant désormais toute chose, la narration ne peut plus, décemment, ne pas tenir compte des bouleversements de l’époque.
    « Ce n’est que très lentement, note l’écrivain, et malgré moi que j’en arrivais, avec les années, à constater que mon mode d’existence et ma conception du récit ne correspondait plus l’un à l’autre ; que, par amour de la narration bien faite, j’avais plus ou moins déformé la plupart des événements et des expériences de ma vie, et que je devais ou bien renoncer à écrire des histoires ou bien me résoudre à devenir un mauvais narrateur. Mes tentatives en ce sens, à partir de Damien, jusqu’au Voyage en Orient, me conduisirent toujours plus loin hors des voies de la bonne et belle tradition narrative »
    Dans La leçon interrompue, le lecteur sentira tout particulièrement ce passage d’un monde à l’autre, d’une conception de l’homme à l’autre, en dépit de la fidélité à soi-même d’une des grandes consciences de ce temps.
    Hermann Hesse, La Leçon interrompue. Nouvelles traduites de l’allemand par Edmond Beaujon. Éditions Calmann-Lévy, 1978

  • Par nos racines et nos sources, le paysan survit en nous…

     
    Unknown-2.jpeg
    images-1.jpeg
    Unknown-3.jpegUne série alémanique diffusée à l’international, Neumatt, et deux livres de grande qualité, Faire paysan de Blaise Hofmann et Les sources de Marie-Hélène Lafon, constituent trois approches d’une réalité souvent problématique voire douloureuse à de multiples égards, mais qui restera, à l’avenir, notre affaire à tous…
    « La Suisse trait sa vache et vit paisiblement », écrivait Victor Hugo dans La légende des siècles, et la formule – cliché obsolète pour d’aucuns mais qu’on aurait tort de rejeter avec mépris, comme l’a compris Isabelle-Loyse Gremaud qui en a fait le titre (assorti d’un point d’interrogation…) d’un spectacle-témoignage auquel ont participé une trentaine d’agriculteurs de nos régions et qui tourna en Suisse romande il y a deux ou trois ans de ça.
    Or cette même citation réapparaît dans le dernier livre de Blaise Hofmann, intitulé Faire paysan, relançant lui aussi le dialogue avec quelques paysans de sa connaissance, et j’y ajouterai ici trois vers en bonus: « La Suisse trait sa vache et vit paisiblement. / Sa blanche liberté s’adosse au firmament », et en début de strophe : « La Suisse dans l’histoire aura le dernier mot. / Puisqu’elle est deux fois grande, étant pauvre, et là-haut ; / Puisqu’elle a sa montagne et qu’elle a sa cabane »…
    Dans la foulée des anti-clichés farouches, je me rappelle en outre le vif agacement de certaine ministre de la culture lausannoise à la seule évocation de la formule fameuse de notre cher Gilles pour qui Lausanne était « une belle paysanne qui a fait ses humanités ».
    Comme s’il y avait honte à cela ! Et comme s’il n’y avait pas du vrai dans ce raccourci malicieux de poète : comme si, même citadins de naissance, nous n’avions pas tous des liens filiaux, même lointains, avec des aïeux paysans, comme si Les petites fugues d’Yves Yersin, et Pipe son valet de ferme, ou L’âme sœur, chef-d’œuvre de Fredi M. Murer, ne participaient pas de la même culture de souche terrienne – comme si la énième interprétation du Ranz des vaches, à la Fêtes des vignerons, ne nous tirait pas, à toutes et tous, des larmes qui n’ont rien pour autant de chauvin. Et pas besoin, au demeurant, de «faire paysan» pour le ressentir. Mais lire Faire paysan de Blaise Hofmann devrait relever du « devoir citoyen », comme on le dit aujourd’hui pompeusement, à programmer dans les écoles et les universités pour sa formidable synthèse, à la fois subjective et très documentée – chiffres éloquents à l’appui-, appelant au débat pacificateur.
    Entre la chaise d’écrivain et le botte-cul…
    « Faire paysan » n’est pas une pose ou une posture : c’est un métier. Blaise Hofmann, fils et petit-fils de paysan, a connu la campagne par le nez avant de la reconnaître par son intelligence sensible et son esprit d’investigation. Comme celle de beaucoup d’entre nous, la mémoire de son enfance est pleine d’odeurs, avec celle, en premier lieu, du fumier-roi.
    C’est en évoquant son grand-père le Bernois, débarqué de son Belpberg natal chez les « Welches » et fier de son fumier « à la bernoise », aujourd’hui remplacé par une place de parking, que Blaise Hofmann amorce son travail de mémoire englobant ses souvenirs personnels et l’aperçu détaillé d’une évolution dont quelques chiffres précisent l’accélération : « En 1905, il y avait 243.000 exploitations en Suisse. L’agriculture concernait 30% de la population. En 1950, elle représentait encore 20% de la population. En 1970, plus que 6,7%. En 2003, 3%. En 2021, il subsiste 48.864 exploitations, soit 2% de la population. Depuis dix ans, 1500 fermes disparaissent chaque année. Quatre par jour ».
    De quoi désespérer ou se réfugier dans les images d’un passé maquillé en idylle ? Telle n’est pas du tout la conclusion de Blaise Hofmann au terme de ses nombreuses et souvent belles et enrichissantes rencontres, témoignages parfois contradictoires voire vifs (les sujets qui fâchent ou divisent les générations), au gré desquels s’incarnent les thèmes relevant de l’économie et de la politique, également éclairés par de nombreuses lectures technique ou littéraires, l’écrivain se faisant tantôt historien et tantôt polémiste (mais toujours nuancé), chroniqueur et poète au verbe limpide.
    Une réconciliation difficile
    Comme on ne cesse de le constater, et que confirment les votations populaires : le clivage ville-campagne ne cesse de s’accentuer dans notre pays, et les préjugés négatifs réciproques, et autres malentendus ne cessent d’altérer les discussions.
    Réaliste de bonne volonté, Hofmann ne dore pas la pilule, ni ne fait dans l’abstrait idéologique, moins encore dogmatique. Non sans obstacles (pudeur, méfiance de celui qui s’est senti trahi par un reportage télévisé auquel il a participé, etc.), il fait parler les gens, les écoute, compare les expériences, en transmet la substance. « Faire paysan », lui dit un jeune qui débute dans le métier, « c’est travailler plus que tout le monde et gagner moins que tout le monde pour nourrir des gens qui croient qu’on les empoisonne ».
    Mais c’est, aussi, auprès de (plus ou moins) jeunes agriculteurs entreprenants – femmes et hommes cela va sans dire – que notre enquêteur trouve des raisons de ne pas désespérer.
    Et d’introduire ces braves : « Il existe plusieurs types de paysans. Il y a le « résigné », un besogneux qui s’acharne dans ses choix, dans le déni de la situation actuelle. Il y a le « nostalgique », un désillusionné qui espère en secret la chute du système et le retour de l’ordre ancien lors de la prochaine grande crise mondiale. Enfin il y a « l’entrepreneur », celui qui a compris les règles su système en vigueur et travaille à y trouver sa place, à répondre aux attentes de la population, en inventant une nouvelle manière de faire. Et voici, après d’autres beaux exemples, Nicolas Pavillard et son entreprise collective, ou voilà le trentenaire Alix Pécoud aux vues largement ouvertes sur le monde en devenir où la qualité primera sur la quantité à tout prix, ou encore c’est Anne Chenevard la courageuse qui envoie promener Migros Suisse et autres distributeurs à marges éhontées ; ce sont les animateurs de la Ferme des Savanes, ou c’est Urs Marti l’écolo « dont le lait végétal n’émet aucun méthane et ne fait souffrir aucun animal », etc. Dans le sillage des figures de haute volée à la Fernand Cuche, également rencontré par Blaise Hofmann, ces divers personnages illustrent la variété des «réponses» à une situation dont l’avenir est aussi «notre affaire», selon l’expression de Denis de Rougemont…
    Ô rage, ô désespoir…
    Le chapitre le plus sombre, et le plus émouvant de Faire paysan, est consacré à ceux qui, n’en pouvant plus, ont choisi de se donner la mort, et c’est là qu’en est arrivé, aussi, le paysan Kurt Wyss, très endetté et trompé par sa femme, dont la série alémanique Neumatt (à voir sur Netflix) retrace, en huit épisodes, les tribulations de la famille confrontée à la succession, avec la grand-mère qui s’accroche au domaine et l’épouse prête à céder celui-ci à la commune qui lui en offre plusieurs millions.
    Marquant immédiatement le contraste brutal entre l’univers urbain mondialisé et néolibéral, qu’incarne le fils aîné Michi - cadre dans une boîte de gestion d’entreprises, gay et rêvant de se déployer en Asie ou aux Etats-Unis -, et le monde de la ferme où son frère cadet Lorenz vient de voir naître son premier veau sous le regard de son père encore vivant, le premier épisode de cette série, signée Sabine Boss et Pierre Monnard, bénéficiant par ailleurs d’une interprétation de tout premier ordre, constitue un véritable concentré des thèmes abordés par Blaise Hofmann.
    De fait, le discours qu’improvise la veuve à l’église, contre toute attente - son fils aîné ayant renoncé à s’exprimer -, dit autant le désespoir impuissant de la femme de paysan que sa rage envers son conjoint et, avec des accents soudain polémiques, sa révoltante condition…
    Or celle-ci se trouve précisément documentée dans le chapitre de Faire paysan consacré aux suicides de paysans (un taux de 40% supérieur à la moyenne nationale), où l’aumônier Pierre-André Schütz énonce, comme une litanie déchirante, les raisons qui poussent les agriculteurs même débutants à se donner la mort, tels ces quatre jeunes paysans de la même volée de l’école de Grange Verney, en 2015…
    Ce qu’il faut pourtant ajouter, à ce sombre tableau, c’est qu’il a son envers lumineux. Le titre du chapitre en question est d’ailleurs Moins de cordes autour des poutres des granges, correspondant à une diminution des suicides de paysans depuis 2018, et l’on se réjouit aussi de la fin heureuse de Neumatt où le fils aîné choisit, contre la volonté de sa mère, de reprendre la ferme avec son frère cadet…
    La source, les racines et les mots pour le dire…
    Douleurs paysannes était le titre du premier livre de Corinna Bille, dont les nouvelles se passent en Valais, alors que le très âpre et poignant récit de Campagnes de Louis Calaferte se déroule dans le Dauphiné de l’auteur et que Marie-Hélène Lafon situe la ferme isolée de son dernier roman, Les Sources, sur les hautes terres du Cantal, pour faire parler un drame taiseux, comme le Polonais Ladislas Reymont fait parler ses bouseux sans langage dans la fresque des Paysans, aussi mémorable que La terre d’Emile Zola ou que le premier roman de Ramuz, l’inoubliable Aline, et maints autres ouvrages qu’on pourrait dire de la mémoire paysanne, conçus par des « gratte-papier » qui n’ont jamais mis « la main à la pâte », dont une vingtaine, avec ou sans beau style, sont cités dans la bibliographie de Faire paysan.
    « Quand on entre dans une étable bien tenue, l’odeur large des bêtes est bonne à respirer, elle nous remet les idées à l’endroit, on est à sa place », écrivait Marie-Hèléne Lafon dans son Joseph (2014), cité par Hofmann qui dit, par ailleurs, avoir été touché par les mots de Gustave Roud dans Campagne perdue, etc.
    Dans Les sources, où l’écriture si prodigieusement suggestive de Marie-Hélène Lafon parvient à exprimer ce que n'ose dire la femme de Pierre, qui l’a engrossée dès leur mariage et a commencé de la cogner en même temps, et ce qu'elle ressent dans le silence et la peur, entre ses trois enfants terrifiés, ses sœurs qui ont « leur vie », la tante instruite de son mari qui comprend et s’éloigne, son père à elle qui voit tout et se tait, et sa mère lui reprochant de se laisser aller, de grossir, de ne pas «tenir son rang », de n’être en somme que « ce tas » sur lequel son infernal époux se déchaîne.
    Typique de la vie paysanne que cette violence muette ? Évidemment pas ! Et sachons gré, tous tant que nous sommes, «glébeux » ou pas, à ces fichus écrivains à la langue bien pendue, à ces écrivaines bavardes comme des pies, de savoir dire la merveille que c’est aussi de « sentir le sec après la pluie » ou de voir venir, demain, les grandes journées de printemps…
     
    Blaise Hofmann. Faire paysan. Zoé, 2023.
    Neumatt. Série de Sabine Boss et Pierre Monnard, à voir sur Netflix.
    Marie-Hélène Lafon, Les sources. Buchet-Chastel, 2023.

  • En réalité

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    Ne plus rien dire enfin:
    nous avons trop parlé,
    tout se mêle, les mots,
    le miel et le fiel noir,
    au ciel de sang caillé,
    ce ne sont plus que cris
    et que sanglots hagards...
    Je vais errant sans poids ;
    il n’est plus de langue
    que de bois en cendre,
    âcre au palais sans lèvres...
    L’âme se tait, aux murs
    les slogans effacés
    ne rêvent plus à rien;
    dans le grand jour obscur :
    pas un chant de regret ;
    juste une femme au puits,
    et son enfant muet...
     
    Image: l'ange de Dresde.

  • Mater furiosa


    À propos de Campagnes de Louis Calaferte

    Une sombre beauté se dégage de cet affreux tableau de la vie paysanne, qui me fait penser aux souliers et aux gueules du premier Van Gogh de la glèbe hollandaise. La Marie de Calaferte, dans Campagnes, est un personnage de mater furiosa qui réunit à peu près tous les vices, exacerbés par l’alcool, et pourtant il y a une sorte de grandeur dans sa mesquinerie teigneuse, et comme une dimension dostoïevskienne dans la violence de sa passion destructrice, qui nous la rend presque aussi proche, malgré sa rouerie et sa méchanceté, que son Joanny tout droit et consciencieux, qui s’acharne à planquer l’argent qu’elle lui vole en douce et à réparer tout ce qu’elle dégrade ou démolit à mesure, battant ses enfants dès l’aube, vidant le poivrier dans la soupe et menaçant à tout moment les siens de s’égorger ou de se jeter à l’eau.

    On n’aime pas cette sale carne, mais le personnage reste terriblement humain, comme Alceste ou Tartuffe, avec ce mélange d’épique et de comique, mais aussi de faiblesse et de détresse, qui fascine autant sinon plus que les figures de victimes ou de justes.

    Plus que la Marie, c’est la condition même de ces paysans pauvres de l’époque de la Grande Guerre qui nous semble cruelle et dégradante, et le constat me rappelle ce qu’on m’a raconté des paysans de notre famille fuyant la terre à la même époque : « Des sept enfants, pas un ne restera sur cette terre à laquelle leur père a consacré sa vie. »

    Lorsque, après avoir failli tuer Marie, Joanny se retrouve mourant à ses côtés, elle en arrive à boire encore l’eau de Cologne nécessaire à sa toilette, mais sa propre fin à elle ne manquera pas pour autant de gueule, stupéfiant ceux qui la soignent par le courage qu’elle montre face à la Douleur.

    Louis Calaferte. Campagnes. Nouvelles. Denoël.

  • Ceux qui monétisent leur influence

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    Celui dont les images du nombril sont devenues aussi cultes que l’Anus Mundi / Celle qui prône à la fois Chanel et Toyota dans son bain moussant / Ceux qui se font des couilles en or avec les images de leurs triplés devenues porteuses à l’international / Celui qu’enchante cette ubérisation du travail des enfants / Celle qui négocie les vidéos de son fils adoptif devenu la coqueluche du groupe de K-pop Astro / Ceux qui attendent qu’on reconnaisse aussi leurs peluches sympas via le crowdfunding / Celui qui accompagne sa transistion d’une réappropriation du concept de perversion narcissique / Celle qui lisant la BD Gargamelle apprend qu’à l’époque on pouvait accoucher par l’oreille / Ceux qui ont causé pas mal de traumas en cessant de poster sur Insta / Celui qui a installé une webcam open minded dans son confessionnal multigenres / Celle qui se demande s’il y a une vie après Twitter / Ceux qui militent à fond pour leurs sponsors écoresponsables / Celui qui demande à son hamster de sourire à sa rhubarbe / Celle qui presse sa Zoé de trois mois de choisir son camp / Ceux qui ont décidé de ne plus être influencés par leurs parents bios / Celui qui gère la mise en ligne des scanners de sa tumeur / Celle qui demande avant son noviciat s’il y a le wifi au couvent / Ceux qui restent connectés après leur décès qui devrait faire le buzz, etc.

  • Ceux qui l'emporteront en enfer

     
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    Celui qui la traite de tas pour mieux lui taper dedans / Celle qui grossit au lieu de répondre / Ceux qui détournent le regard tellement ça fait mal / Celui qui la redresse vu qu’elle courbe l’échine au travail / Celle qui a déjà trois cicatrices quand le Docteur lui conseille les ligatures / Ceux qui savent tout jusque dans la vallée d’à côté / Celui qui sait cogner sans laisser de traces / Celle qui l’entend venir à sa façon silencieuse de monter l’escalier / Celles qui sont tentées de l’aider mais se demandent si ça se saura / Celui qui lui reproche de n’être même pas à la hauteur du tas de vaisselle qu’elle laisse traîner pendant qu’il fait tout à sa place / Celle qui sait qu’elle est pour quelque chose dans le désastre de sa vie que son silence n’a fait qu’augmenter de jour en jour et les nuits à l'avenant / Ceux qui lui conseillent de parler sans les mentionner / Celui qui lui reproche de ne pas arriver à la cheville de sa mère à lui et de ressembler a son père à elle cette chiffe qui vote Mitterrand à ce qu’on sait / Celle qui pense au cyanure puis se dit qu’elle ferait mieux de ne plus penser / Ceux qui en concluent qu’elle aurait dû réfléchir avant pour éviter ce qui s'est passé par après, etc.
     
    (Liste établie après la lecture du dernier roman de Marie-Hélène Lafon dont la lancinante douleur évoquée se trouve modulée par une écriture admirable de concision suggestive et de précision dans la façon de restituer la langue des terriens taiseux...)

  • Ceux qui se disent occupés

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    Celui qui l’est autant que le lieu d’aisance où il réfléchit à ce qu’il est en ce moment précis / Celle qui n’a pas que ça à faire dit-elle à son bidet / Ceux qui lancent à celui qui leur avoue qu’il écrit de la poésie : ça occupe ! / Celui qui demande à sa secrétaire d'expliquer une bonne fois à ses clients que sa sieste dure parfois toute la journée / Celle qui occupe les lieux comme à la grande époque des auditoires de Nanterre / Ceux qui déprogramment leurs séquences de méditation / Celui qui lit un poème de Dominique de Villepin dans son espace de confort puis se rendort / Celle qui gère ses endorphines avec méthode / Ceux qui écoutent ce qui se dit dans l’open space avant d'en tirer les conclusions sur la hotline / Celui qui est né avec une cuillère dans la bouche et un couteau dans le beurre / Celle qui ne s’occupe que des oignons de son Gaston / Ceux qui ont fait leur pelote pendant l’Occupation sans en tirer d’autres profits n'est-ce pas / Celui qui n’a pas une minute à te consacrer te dit-il au téléphone avant de retourner sur Tinder / Celle qui délègue de plus en plus sans rien lâcher pour autant / Ceux qui ne produisent plus guère que des déchets que d’autres s’occupent à recycler, etc.