Shakespeare en traversée
Comédies
12. Le marchand de Venise
On pourrait dire, en bon chrétien charitable, que cette comédie illustre la cupidité congénitale du Juif et sa cruauté monstrueuse (à l'instar du peuple déicide) qui lui fait réclamer une livre de chair, taillée à vif donc mortelle, au riche marchand vénitien auquel il a prêté 3000 ducats et que la ruine soudaine empêche de payer sa dette.
C'est sans doute comme ça que nombre de bons chrétiens charitables, non moins qu'antisémites par tradition, ont entendu Le marchand de Venise au siècle de Shakespeare et jusqu’aujourd'hui, ainsi qu’ils ont vu l'affreux Shylock et sont retournés à leurs affaires en toute bonne conscience.
Or c'est ne pas entendre ce que Shakespeare fait dire à Shylock, qui a toujours été traité de chien galeux par le richissime et très catholique Antonio, au motif apparent qu'il pratique l'usure. Dans une apostrophe légitime, Shylock demande à ces messieurs les Vénitiens, eux-même exploiteurs à leur façon policée, en quoi il est moins humain qu'eux, moins bon envers ceux qu'il aime, moins respectueux de Dieu qu'ils prétendent l'être eux-mêmes, et s'ils ne réagiraient pas comme lui, criant justice, s'ils étaient injuriés comme lui et sa "tribu" ne cessent de l'être.
Dès lors, la première interprétation de la pièce, concluant à la monstruosité du Juif, n'est-elle pas balayé par cette seconde lecture qui fait de Shylock une victime ?
On pourrait le penser si Shylock n'était pas littéralement possédé par la haine, qui fait aussi de lui un bourreau prêt à passer à l’acte. De plus, c’est un père despotique et un rapiat, vraiment pas sympa !
Mais peut-on croire Antonio quand il se pose en bouc émissaire, alors même que tous les Vénitiens s'acharnent sur le Juif ? Et qu'en est-il du jugement final dépouillant l'usurier et le contraignant à se faire chrétien au terme d’un procès relevant de l’entourloupe ? Et les motivations amoureuses de Bassanio, le soupirant de la riche Portia, endetté jusqu’au cou et “sauvé” par Antonio, sont-elles dénuées de cupidité ?
Enfin bref: qui jettera la pierre à quelle partie ? Telle est la question - entre beaucoup d’autres - que pose cette comédie à la fois sombre et profondément ironique, qui prend acte à la fois de l'état des choses à un moment de l'histoire de la chrétienté et en un lieu fondateur du capitalisme européen, jouant sur de multiples effets de miroirs et de troublantes symétries sans mériter la qualification d'équivoque.
Une fois de plus, le génie pacificateur de Shakespeare ne fait pas l'économie des oppositions de toute espèce, qu'il s'agisse de l'antagonisme profond opposant les trois religions du Livre ou les conflits entre classes, le choc des cultures et des âges. Bien entendu, il a été taxé d’antisémitisme larvé, et d’aucuns continuent de considérer cette pièce comme éminemment condamnable selon nos critères actuels. Ils ont tort: Shakespeare est non seulement notre contemporain mais il anticipe, à de multiples égards et bien au-delà du politiquement correct, une perception élargie de la complexité humaine dont la clémence est le leitmotiv.