Trésor de JLK (I)
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Trésor de JLK (I)
Ce n’est pas abuser de prétentions occultes, ni non plus céder à je ne sais quel sentimentalisme douteux que de parler de la relation que j’entretiens avec Tchékhov, depuis mes seize à vingt ans, comme d’une amitié, et plus immédiate, immédiatement plus profonde, plus entière, plus candide et grave, plus souriante et mélancolique, plus claire dans le noir et plus lucide, plus durable et jamais entamée, plus durable et jamais déçue que toutes mes amitiés vécues «en réalité» en ces années où mon penchant récurrent à l’élection d’un Ami Unique n’aura fait que multiplier illusions et déconvenues.
C’est cependant par l’émotion, et non sur de sages bases raisonnables, que je me suis attaché à la personne d’Anton Pavlovitch – je dis bien : à la personne, autant sinon plus qu’aux personnages des récits de l’écrivain qui certes me touchaient ou parfois me bouleversaient tout en me ramenant à tout coup à la personne de l’écrivain ; mais là encore je distingue la personne du personnage social ou littéraire de l’écrivain que je ne découvrirais que plus tard et sans en être d’ailleurs jamais troublé le moins du monde puisque, aussi bien, l’écrivain Tchékhov, autant que l’homme Tchékhov, le docteur Tchékhov, ou le fils, le frère, l’ami ou le conjoint, tels que nous le révèlent notamment ses milliers de lettres ou les témoignages de ses proches, n’auront jamais altéré, en moi, la réalité de la personne d’Anton Pavlovitch dont j’ai eu le sentiment, aussitôt rencontré, qu’il incarnait un ami «pour la vie».
Parler ainsi de «mon ami Tchékhov» ne relève pas d’une fantasmagorie coupée de la réalité, mais inscrit au contraire cette relation, tout ce que j’ai ressenti et donc vécu dès ma lecture du premier bref terrible récit de Tchékhov, intitulé Dormir, suivi d’un autre récit non moins terrible et déchirant intitulé Volodia,au cœur même de la terrible et déchirante réalité vécue par ces personnages (deux adolescents pris au piège de la réalité) dont je percevais la vérité à travers ce qu’en faisait ressentir, de toute évidence, une personne en laquelle j’identifiai, aussitôt, «mon ami Tchékhov», que j’ai retrouvée chaque fois que j’ai lu d’autres récits de l’écrivain Tchékhov, et ce fut La dame au petit chien connue de tous mais que je m’appropriai d’emblée rien que pour moi, toute de délicatesse et de larmes ravalées, ce fut la descente aux enfers combien réels de La Salle 6ou ce furent, en retour ultérieur aux premiers écrits du jeune Anton Pavlovicth, les bousculades hilares et les galéjades de ses premières nouvelles illustrant d’emblée le sens du comique de ce témoin de la tragédie de tous les jours.
Volodia et Varka dans ma tenue d’assaut
J’étais alors un jeune soldat sur les hauteurs ensoleillées, ou c’était la nuit sous une toile camouflée, mais non : c’était la journée puisque, je me le rappelle, deux ou trois exemplaires des Œuvres de Tchékhov, réunies en vingt volumes aux Editeurs française réunis, sous une couverture gris-vert, avec une bande rouge et le motif d’une mouette blanche, alourdissaient ma tenue d’assaut à dix-huit poches, au su de mes camarades et autres caporaux qui aimaient également me voir lire au soleil ou à l’ombre de nos poses sans fin, comme j’aimais boire avec eux ou les écouter me raconter leurs vies de possible personnages de Tchékhov, ou, plus rarement, à tel ou tel que j’aimais plus que les autres, raconter ce que je lisais dans les récits de mon ami Tchékhov.
Ainsi aurai-je fait venir les larmes aux yeux de l’innocent Hans, mon compère soldat du train au physique de forestier et au cœur de tendron, le regard bleu laiteux m’évoquant celui des glaciers qu’on voyait là-haut, et conduisant d’une main sûre l’un des équidés chargés de nos caisses de munition, en lui racontant l’atroce fin de Volodia et le martyre de Varka.
On n’a pas dit assez la tendresse presque féminine des longues poses ponctuant les longue marches militaires, mais c’est bien ainsi que, sous le soleil des hautes terrasses, à la fois revigorés par l’eau glacée des torrents dont nous nous étions soulés avant de nous en asperger le visage et le torse, et tout alanguis par la fatigue et l’estivale touffeur, Hans et moi nous nous tenions quand je lui avais évoqué la détresse de Volodia, moqué par la femme mariée qui lui reproche de ne pas la courtiser alors même qu’il l’aime en secret.
Raconter une histoire déjà racontée par un ami russe à un moujik suisse allemand en tenue d’assaut requiert beaucoup d’attention et d’affection, mais la précision, l’émotion, la compassion, le mélange de dérision marquant la méchante médiocrité des gens observées par mon ami Tchékhov, et la compassion manifestée à Volodia le pataud, le lourdaud, le bêta complexé, par l’écrivain, me faisait raconter à mon ami tringlot le désarroi de Volodia, et l’affreux dénouement du récit, avec une émotion redoublée par le fait que, de toute évidence, Hans comprenait la honte de Volodia et se pénétrait lui-même de chaque détail du récit de l’écrivain Tchékhov que je lui rapportais : la moquerie des femmes, mais aussi le mépris de la vieille femme nantie pour la plus jeune faisant encore la coquette - cette mère de Volodia dont la frivolité faisait horreur à celui-ci, enfin tout ça n’était-il pas clair et net comme la vie, horriblement trivial et délicieux comme la vie, terriblement attirant et tellement dégoûtant qu’il n’y avait plus qu’à se tirer une balle ?
Plus tard je me suis demandé ce qu’était devenu mon ami Hans qui m’avait supplié, après celle de Volodia, de lui raconter d’autres histoires que racontait mon ami Tchékhov. À vrai dire je me rappelle pas une seule personne, tant d’années après, qui ait porté autant d’attention que lui à une histoire que je lui rapportais, en seconde main, comme si je l’avais vécue moi-même et comme s’il lui reconnaissait une vérité d’évidence en consonance parfaite avec sa réalité de jeune paysan dont je savais qu’il n’avait jamais lu aucun livre d’aucun auteur russe, et peut-être aucun autre livre du tout ? Mais avec Hans j’ai partagé, comme avec personne, la détresse de Volodia et la tristesse égale du crime de la petite Varka, pauvre enfant de treize ans dont l’irrépressible envie de dormir la distrait de son rôle de surveiller le sommeil d’un tout petit enfant qu’elle finit par étouffer pour avoir la paix.
Une image à retoucher
L’image d’un Tchékhov poète de l’évanescence et des illusions perdues, se complaisant dans une peinture douce-amère de la province russe de la fin du siècle passé, continue de se perpétuer à travers le cliché du «doux rêveur», qui vole au contraire en éclats dès qu’on prend la peine de l’approcher vraiment.
Or j’ai retrouvé mon ami Tchékhov au fil des notes prises, de son vivant, par Ivan Bounine, plus jeune de lui de dix ans et qui fut son bon camarade jusqu’à sa mort. C’est à vrai dire sur le tard, en 1952, que Bounine esquissa ces notes, mais leur caractère d’inachèvement n’enlève rien à leur intérêt et moins encore à leur charme, tant Ivan Bounine excelle, près d’un demi-siècle après sa mort, à rendre vivante et presque palpable la présence de Tchékhov.
Ainsi est-ce c’est par petite touches qu’il complète son portrait «en mouvement» d’un Tchékhov à la fois amical et distant, qui ne perd pas une occasion de rire et n’a décidément rien du geignard que stigmatisent certains critiques. Ne se plaignant jamais de son sort, alors que la maladie lui est souvent cruelle, l’écrivain apparaît, sous le regard de Bounine, comme un homme chaleureux et d’un naturel tout simple, raillant volontiers la jobardise des gendelettres sans poser pour autant au modèle de vertu. Le récit de ses visites au vieux Tolstoï est piquant, et Bounine, accueilli à un moment donné par la mère et la soeur de Tchékhov, éclaire également sa sollicitude affectueuse de fils et de frère. De surcroît, c’est un véritable récit tchékhovien que Bounine esquisse à propos de ce qui fut, selon lui, le grand amour «empêché» d’Anton Pavlovitch, avec une femme mariée du nom de Lidia Alexeievna Avilova, nouvelliste et romancière prête à refaire sa vie avec lui et qu’il aima aussi sans se résoudre à l’arracher à sa famille - la repoussant ainsi fermement mais en douceur.
J’aime que ce soit un ami, et sans doute l’un des plus vrais qui l’aient connu, qui m’en dise ainsi un peu plus de mon ami Tchékhov.
Anton Tchékhov écrivit d’abord pour arrondir les fins de semaine de la famille dont il avait la charge, et seuls les cuistres lui reprocheront de ne pas toujours fignoler son style, alors qu’un souffle de vie constant traverse ses moindres récits. Ses Conseil à un écrivain, tirés de sa correspondance, constituent un inépuisable recueil de malicieuse sagesse, qu’on pourrait intituler aussi «conseils à tout le monde».
Écrire et vivre, pour mon ami Tchékhov, allait de pair, et ses propos sur «la petite vie de tous les jours» ou sur l’authenticité, sur l’intelligentsia ou l’abus de l’adjectif, trahissent autant de positions éthiques d’une exigence que Bounine eût qualifiée de «féroce». C’est qu’à l’opposé du littérateur se payant de mots, de l’homme de lettres trônant sur son propre monument, ou de l’instituteur du peuple, Tchékhov se contentait de chercher, pour chaque sentiment ou chaque fait, le mot juste.
À Sorrente, cette année-là…
Ainsi Maxime Gorki a-t-il éprouvé de la honte, lorsque Staline fit rebaptiser sa ville natale, Nijni-Novgorod, de son nom, en pensant à son ami Tchékhov.
Ainsi le jeune homme avait-il survécu sous la peau de crocodile du vieil «ingénieur des âmes» chambré par le Soviet suprême; ainsi quelque chose d’humain, le brin de paille de Verlaine, suffit-il à nous éclairer dans la nuit, me disais-je ce soir-là devant la baie de Sorrente en lisant la correspondance du jeune Gorki et de Tchékhov, où celui-là dit à peu près ceci au cher docteur : tout ce qui se fait aujourd’hui en Russie semble un raclement de bûches sur du papier de sac de patates à côté de ce que vous écrivez, vous, de tellement sensible et délicat. Et voilà que me revient cette phrase de mon ami Anton Pavlovitch au jeune Gorki : «On écrit parce qu’on s’enfonce et qu’on ne peut plus aller nulle part»…
Vertige du Vendredi saint
Rétif à toute idéologie de nature politique ou religieuse, mon ami Tchékhov, devenu soutien de famille avant sa vingtième année pour surseoir aux manques d’un père ivrogne et brutal, autant que bigot, a trop souvent été considéré comme un positiviste étranger à toute dimension religieuse.
Or celle-ci se retrouve pourtant dans le récit qu'il disait préférer entre tous, intitulé L'étudiantet constituant une sorte de mystique plongée en cinq pages dans la profondeur du Temps.
Au soir du Vendredi saint, revenant de chasse où il vient de tuer une bécasse, le jeune Ivan Vélikopolski s'arrête auprès de deux veuves dans leur jardin, auxquelles il raconte soudain la nuit durant laquelle Pierre trahit le Christ à trois reprises, comme annoncé. Et voici les veuves bouleversées par son récit, comme si elles s'y trouvaient personnellement impliquées, et voilà que le jeune fils de diacre, étudiant à l'académie religieuse, se trouve rempli d'une joie mystérieuse alors même qu'il constate l'actualité de la nuit terrible: « Alors la joie se mit à bouillonner dans son esprit, si fort qu'il dut s'arrêter un instant pour reprendre son souffle. Le passé, pensait-il, était lié au présent par une chaîne ininterrompue d'événements qui découlaient les uns des autres. Il lui semblait qu'il voyait les deux extrémités de cette chaîne: il en touche une et voici que l'autre frissonne.
«Comme il prenait le bac pour passer la rivière, et plus tard comme il montait sur la colline en regardant son village natal et le couchant où brillait le ruban étroit d'un crépuscule froid et pourpre, il pensait que la vérité et la beauté qui dirigeaient la vie de l'homme là-bas, dans le jardin et dans la cour du grand-prêtre, s'étaient perpétuées sans s'arrêter jusqu'à ce jour, et qu'elles avaient sans doute toujours été le plus profond, le plus important dans la vie de l'homme, et sur toute la terre en général; et un sentiment de jeunesse, de santé et de force - il n'avait que vingt-deux ans - et une attente indiciblement douce du bonheur, d'un bonheur inconnu, mystérieux, s'emparaient peu à peu de lui, et la vie lui paraissait éblouissante, miraculeuse et toute emplie du sens le plus haut ».
La dernière flûte de Champagne
Durant la nuit du 1er juillet 1904, Anton Tchékhov se réveilla et, pour la première fois, pria son épouse Olga d’appeler un médecin. Lorsque le docteur Schwöhrer arriva, à deux heures du matin, le malade lui dit simplement «ich sterbe», déclinant ensuite la proposition d’envoyer chercher une bouteille d’oxygène. En revanche, Tchékhov accepta de boire une flûte du champagne que son confrère médecin avait fait monter entretemps, remarqua qu’il y avait longtemps qu’il n’en avait plus bu, s’étendit sur le flanc et rendit son dernier souffle. La suite des événements, le jeune Tchékhov aurait pu la décrire avec la causticité qui caractérisait ses premiers écrits.
De fait, c’est dans un convoi destiné au transport d’huîtres que la dépouille de l’écrivain fut rapatriée à Moscou, où les amis et les proches du défunt avisèrent, sur le quai de la gare, un fanfare militaire qui jouait une marche funèbre. Or celle-ci n’était pas destinée à Tchékhov mais à un certain général Keller, mort en Mandchourie, dont la dépouille arrivait le même jour.
Une foule immense n’en attendait pas moins, au cimetière, le cercueil de mon ami Tchékhov porté par deux étudiants...
Ivan Bounine. Tchékhov. Traduit du russe, préfacé et annoté par Claire Hauchard. Editions du Rocher, 210p.
Anton Tchékhov. Conseils à un écrivain. Choix de textes présenté par Pierre Brunello. Traduit du russe par Marianne Gourg. Suivi de Vie d’Anton Tchékhov, par Natalia Ginzburg. Traduit de l’italien par Béatrice Vierne. Editions du Rocher, coll. Anatolia, 240p.
Décrire la musique avec des mots relève du grand art, rarement atteint. Parler de musique en spécialiste , ou l'évoquer poétiquement, est une chose. Tout autre chose est de la décrire en substance et en mouvement; tout autre chose d'en capter la source vive ou l'incarnation; tout autre chose encore de saisir, par les seuls mots, d'ou vient ce langage et comment il parle, à quoi il répond de notre tréfonds et quelles ailes il nous fait pousser, comment il fouaille notre chair et comment il nous en délivre - et c'est cela même de "tout autre" que nous vivons en lisant Une année sabbatique d'Alain Gerber, très beau roman d'une rédemption débordant largement, à vrai dire, la seule question du rapport liant la musique et les mots pour englober la relation profonde entre création et destinée, art et simulacre, rumeur d'époque et blues de l'Ange.
L'univers investi par Alain Gerber, fameux romancier du jazz, est une fois de plus celui de cette musique plus souvent improvisée qu'écrite, et c'est d'ailleurs dans cette zone apparemment aléatoire et tourbillonnaire de l'improvisation que le romancier se montre le plus stupéfiant, comme si les sources, les ressources et les ressorts de l'improvisation lui étaient chevillées au corps et à l'âme en véritable réincarnation médiumnique d'un Charlie Parker ou d'un John Coltrane. Or, que je sache, Alain Gerber n'a jamais fait que battre la mesure sur une batterie d'amateur et sur les touches de sa machine à écrire . Mais le voici vivre, corps abouché à ce qu'on appelle l'âme, ce qu'un musicien peut tirer d'un instrument nommé saxophone ou d'un autre nommé trompette, puis d'une paire de gants de boxe, et nous le faire vivre à notre tour par le miracle des seuls mots. Il y a là comme une magie relevant de ce qu'on pourrait dire une grâce. Les lecteurs de La couleur orange et du Buffet de la gare, premiers romans du jeune écrivain de Belfort (né en 1943) rêvant d'égaler Hemingway et Faulkner, ou Thomas Wolfe, se rappellent probablement, avant de la retrouver dans les nouvelles inoubliables des Jours de vin et de roses et dans maintes autres pages de cet auteur extraordinairement profus mais d'inégales densité et intensité, cette présence d'une "grâce" qu'on pourrait dire le signe par excellence de la poésie ou de cette disposition de l'homme à se montrer, comme le disait Enesco de Jean-Sébastien Bach, "capable du ciel".On est très loin du ciel lorsque s'ouvre Une année sabbatique sur cet inspirant incipit: "On vit le samedi les plus belles heures du dimanche. La seule musique digne de nous est celle qu'on n'a pas encore jouée". On est déjà sur le départ frotté de mélancolie, voire de désenchantement, d'un type qui se reproche d'avoir manqué jusque-là ses rendez-vous avec le meilleur de lui-même, brillant certes parmi les brillants mais prenant les hommages comme autant de banderilles plantées dans son cuir honteux. Plus précisément, le saxo ténor Sunny Matthews, qu'on imagine encore jeune, avec sa dégaine de bison, mais qui se sent déjà fatigué de vivre, aussi toxico que son mentor absolu, dit Le Bleu, quitte New York pour le centre de désintoxication de Lexington où il compte se refaire durant quelque temps. Mais qui est ce Sunny Matthews ? se demandera vite le lecteur, familier ou non du jazz. S'agit-il d'un avatar romanesque de Sonny Rollins, comme le suggère une allusion du prière d'insérer ? Et l'aura sans pareille du Bleu, autant que sa propre dépendance aux "substances", renvoient-elles à Charlie Parker ? Et les connaisseurs ne seront-ils pas tentés de chercher les "clefs" des pseudo de l'Hippopotame ou du Serrurier ? Peu importe à vrai dire !
De fait, c'est un espace romanesque autonome et non forcément référentiel qu'Alain Gerber recompose en l'occurrence, où les autres noms de musiciens qui nous viennent à l'esprit en cours de lecture, de John Coltrane ou de Miles Davis, n'appellent pas non plus d'identification formelle. De la même façon, l'on relèvera que la lecture d'Une année sabbatique n'exige pas une connaissance particulière du jazz, alors même que ses thèmes et ses observations se rapportent à la fois à la littérature et aux arts divers, autant qu'à toute destinée individuelle.
Au centre de désintoxication de Lexington, le saxo ténor retrouve d'autres musiciens en cours de sevrage, qui se réunissent volontiers pour jouer à l'instigation d'un psy "à l'écoute", come on dit, dont le répondant, s'agissant du cas "à part" de Sunny, reste limité. Le Bison se tient d'ailleurs à l'écart, se rapprochant cependant de ses compères à l'occasion d'un concert public en hommage au Bleu subitement défunté, dont l'annonce de la mort les a tous atterrés, à commencer par Sunny, tant le Bleu incarnait pour lui le modèle idéal par excellence, et le mentor vivant.
C'est cependant "out of the Blue" (titre de la deuxième partie du roman) que Sunny Matthews, qui se retrouve à la fois libéré de ses tentations, au terme de sa cure, et tenté de renoncer à la musique pour ne plus faire que vivre ("vivre la vie de sa chair endolorie et muette"), que Sunny va rebondir et doublement puisque, en marge de petits boulots de survie aux vertus hygiéniques certaines, il se découvre une nouvelle passion pour la boxe, autre façon de concrétiser son combat contre lui-même, avant de faire la rencontre, foudroyante, d'une sorte d'ange révélateur en la personne d'un tout jeune trompettiste malingre et bonnement génial aux oreilles de Sunny.
Par la médiation vivante de Scott Lloyd, dix-sept ans, Sunny Matthews va se retrouver lui-même dans la situation d'un mentor, dont l'engagement mimétique intransigeant vaudra autant pout l'encouragement fait au gosse de n'écouter que sa seule voix, inouïe, que pour son retour à lui, Sunny, à sa voie, dans un mouvement final exacerbé par le sort tragique de Scottie.
Il y a, chez Alain Gerber, un grand pro du roman à l'américaine, dans la filiation d'Hemingway ou plus précisément, ici, du Nelson Algren de L'Homme au bras d'or, d'ailleurs cité au pied d'une des superbes pages consacrés à la boxe.
Cela étant, ce très remarquable artisan-romancier, qui pourrait nous faire croire qu'il s'est camé lui-même la moitié de ses nuits et a joué du saxo ou de la trompette l'autre moitié, est aussi un artiste et un poète d'une phénoménale porosité. Moins un styliste orfèvre de la phrase, sans doute, qu'un storyteller travaillant à l'énergie et en pleine pâte ou "dans la masse", comme on le dirait d'un sculpteur, dont les thèmes rassemblés ici trouvent leur expression puissante et magnifiquement suggestive, à croire que la rédemption de son personnage coïncide avec celle du romancier.
Alain Gerber. Une année sabbatique. Editions Bernard de Fallois, 302p.
Le Salon du livre et de la presse de Genève s'est achevé ce dimanche 5 mai, marqué par quelques belles initiatives et autres recentrages de bon aloi, autour du livre. Très belle opération mise sur pied par Isabelle Falconnier et son équipe: la première édition des 5 tandems littéraires réunis à l'enseigne de Parrains & Poulains, qui a donné lieu à des rencontres suivies entre les 10 écrivains invités, 5 films et une brochure réunissant des entretiens, témoignages et autres professions de foi. Grand merci à la Présidente du Salon et, aussi, à Pascal Schouwey pour sa modération très attentive et bienveillante des entretiens en public.
Cinq couples d’écrivains, formés chacun d’un écrivain expérimenté et d’un écrivain en début de carrière, dialogueront durant trois mois. But du projet : encourager la relève littéraire et la transmission du savoir-faire des écrivains. Comment favoriser la transmission dans le domaine de l’expérience d’écriture et du métier d’écrivain? Le Salon du livre et de la presse s’investit activement dans la vie littéraire de Suisse romande et apporte une réponse à ces questions essentielles à la dynamique culturelle suisse en lançant la première édition de son Projet Parrains&Poulains.
Les cinq couples sont formés de :
· Anne Cuneo et Quentin Mouron, 23 ans (auteur de « Au point d’effusion des égouts » et « Notre-Dame-de-la-Merci » Ed. Olivier Morattel)
· Jean-Louis Kuffer et Max Lobe, 26 ans (auteur de « 39, rue de Berne », Ed. Zoé)
· Jean-Michel Olivier et Isabelle Aeschlimann, 33 ans (auteure de « Un été de trop », Ed. Plaisir de Lire)
· Amélie Plume et Anne-Frédérique Rochat, 35 ans (auteure de « Accident de personne », Ed. Luce Wilquin)
· Daniel de Roulet et Aude Seigne, 27 ans (auteure de « Chroniques de l’occident nomade », Ed. Zoé)
Distribuée pendant le Salon du Livre, une publication est réalisée. Elle sera le témoin concret de la démarche. Des courts-métrages de présentation des couples d’écrivains seront diffusés tous les jours à 13h sur la Place suisse en présence des auteurs, suivis de discussions en présence d’un journaliste et de séances de dédicaces.
Éditorial Le Projet Parrains&Poulains du Salon du livre et de la presse de Genève répond à deux missions: mettre en
lumière des écrivains romands en début de carrière dont nous estimons qu’ils ont un bel avenir devant eux d’une part, encourager, d’autre part, la transmission entre écrivains. L’écrivain est solitaire, par essence. Or, lorsqu’on a choisi de faire de l’écriture une activité essentielle de sa vie d’homme ou de femme, de nombreuses questions se posent: comment concilier vie familiale, vie professionnelle et vie d’artiste? Comment gagner sa vie avec l’écriture? Comment faire face à l’angoisse de la page blanche? Comment être lu? Qui mieux que des écrivains expérimentés, ayant trouvé leurs propres réponses à ces questions, pouvaient faire écho aux interrogations profondes de jeunes gens faisant ce pari fou de l’écriture, et parfois démunis devant les difficultés du métier d’écrivain?
Cinq auteurs confirmés, Anne Cuneo, Jean-Louis Kuffer, Jean-Michel Olivier, Amélie Plume et Daniel de Roulet , ont accepté de parrainer respectivement Quentin Mouton, Max Lobe, Isabelle Aeschlimann, Anne-Frédérique Rochat et Aude Seigne. Autant de personnalités riches, diverses et fortes qui se sont rencontrées à plusieurs reprises entre janvier et mai 2013, et ont généreusement rédigé pour cette présente publication un texte inédit sur le thème de «Le métier d’écrivain» pour les Parrains et, pour les Poulains, le récit d’une de leur rencontre.
Je les remercie pour l’énergie, l’empathie, la curiosité et l’inspiration dont ils ont fait preuve en se prêtant au jeu. Acteur à part entière de la scène culturelle suisse, le Salon du livre et de la presse de Genève est heureux de pouvoir ainsi contribuer à la création littéraire de notre pays.
Isabelle Falconnier , Présidente du Salon du livre et de la presse de GenèveQu’est-ce qu’être écrivain?
L’écriture mode de vie
Vivre, lire et écrire ne représentent à mes yeux qu’une seule démarche. Ecrire m’est devenu aussi vital que respirer, mais écrire sans vivre ou sans lire, qui renvoie à la vie et à l’écriture des autres, me semblerait
tout à fait vain. Avant de commencer à écrire, entre seize et vingt ans, j’ai d’abord vécu les mots, si l’on peut dire, j’ai vécu ce rapport parfois vertigineux qu’on peut éprouver devant l’étrangeté mystérieuse des mots, qui découle évidemment de l’énigme insondable de notre présence au monde. Entre cinq et sept ans, j’ai découvert l’extrême prodigalité du langage, de la langue et du vocabulaire en arpentant le labyrinthe enchanté du Nouveau Petit Larousse illustré hérité de mon grand-père paternel; puis, entre onze et treize ans, la lubie m’a pris d’apprendre par coeur des centaines et des milliers de vers contenus dans un Trésor de la poésie française hérité de mon père.Ces expériences singulières ne m’auront pas empêché de vivre, alors, comme n’importe quel sauvageon des
abords forestiers et lacustres d’une ville suisse de moyenne importance, mais c’est par la langue française parigote que, parallèlement à la mémorisation de centaines de vers de Verlaine et Rimbaud, Torugo ou Baudelaire, entre tant d’autres, que j’ai découvert pour la première fois ce que peut être la langue d’un écrivain vivant en lisant San Antonio au dam de mes bons maîtres et maîtresses. Les «purs littéraires» feront peut-être la moue, mais ils ont tort. Les voies de la littérature sont pénétrables par de multiples accès, et la faconde rabelaisienne de San A en est une, comme l’aurait probablement reconnu un Audiberti.
J’aime assez, à ce propos, la distinction que fait ce magicien de la langue que fut Jacques Audiberti entre trois niveaux d’écriture que pratiqueraient respectivement, selon lui, l’écriveur, l’écrivant et l’écrivain. L’écriveur serait, ainsi, celui qui ne fait de la langue qu’un usage utilitaire, sans aucune recherche de forme ou de style, tel le localier rapportant un fait divers ou le policier dressant son rapport. L’écrivant, plus soucieux d’expression, serait l’historien composant sa chronique, l’avocat filant par écrit sa plaidoirie, ou le médecin rédigeant ses mémoires, étant entendu que certains écrivants (une Jacqueline de Romilly ou un Marc Fumaroli) peuvent surclasser maints présumés écrivains par leur style.
Or l’écrivain, justement, se distinguerait de l’écriveur ou de l’écrivant par un rapport quasiment charnel avec la langue, sur laquelle il exercerait comme un droit de cuissage. Un Rabelais, un Proust ou un Céline en seraient de bons exemples entre mille.
Ma propre pratique de l’écriture, cinquante ans durant, n’a cessé d’osciller entre l’activité de l’écrivant, engagé dans une carrière de journaliste et de chroniqueur littéraire, et celle d’un écrivain brassant les genres du journal intime ou extime, du roman et des nouvelles, dans une vingtaine de livres où l’écriture se veut libre de toute contrainte - chose impensable dans un quotidien de grand tirage... En simplifiant évidemment, s’agissant d’un métier aux tours variables et qui ne s’apprendront jamais entièrement en école ou en atelier, je dirais que le travail journalistique est essentiellement une technique, alors que l’écriture littéraire prétend à l’art. La première activité participe surtout, à mes yeux, de l’explication, alors que la seconde requiert bonnement l’implication.
Comme je lis autant que je vis, j’écris pour ainsi dire tout le temps. Et tout, du monde qui m’entoure, admirable ou détestable, me fait miel et substance. Après le terrible XXe siècle, et malgré certaine déprime, paradoxalement répandue dans les pays les plus nantis, ce que Blaise Cendrars appelait le «profond Aujourd’hui» reste à lire et à dire.
Notre époque incertaine, tout en mutation, peut-être difficile à vivre pour des écrivains «à l’ancienne», me semble unformidable terrain d’observation, appelant plus que jamais à la transmutation du tout-venant babélien en parole vive et en musique verbale usant de tous les instruments, jusqu’au blog, au rap ou au slam. Un grand effort critique est exigible de l’écrivain contre l’uniformisation des langues et des opinions, la déshumanisation et le nivellement liés au surnombre affolé, la fuite dans l’abrutissement ou l’avilissement, la prostitution d’un peu tout et la consommation - le culte de la puissance et de l’argent. À ces faces sombres s’oppose la face lumineuse d’une parole revivifiée. Par la littérature et la poésie, entre autres voies du coeur et de l’esprit, donner un sens à sa vie est encore possible, je crois.
C’est pourquoi j’écris.Quand Max Lobe raconte une rencontre avec JLK
C’est au Buffet de la gare de Lausanne que nous nous sommes donné rendez-vous. JLK a du retard. Je bois un peu de rouge en observant une majestueuse peinture du Cervin sur une façade supérieure du restaurant.
JLK arrive finalement avec un quart d’heure de retard. Mon regard est accusateur. Gentiment, il me traite de Bünzli. Il chahute avec moi pour me saluer. On rigole, puis on commande un autre déci. Il sort de sa bandoulière deux DVD de cinéma africain. «Den Muso» de Souleymane Cissé et «Les yeux bleus de Yonta» de Flora Gomes. Il me les restitue.
- J’ai beaucoup aimé le dernier texte de tes Cahiers Bantous, il dit.
- Ah bon?! Lequel?
- Celui qui traite des enfants-sorciers. Il y a quelque chose. Il y a un noyau dans ton écriture. C’est quelque chose que l’on n’apprend nulle part. C’est inné. C’est comme ça.
Je suis flatté par tous ces compliments. Je suis surtout flatté lorsque mon parrain me dit qu’il croit que j’ai finalement trouvé ma tonalité, ma voix. Mon style comme d’aucuns diront.
- Tu vois que ce n’était pas idiot de te lancer dans l’écriture de ces cahiers bantous?
- Yep! C’était vraiment un bon conseil. Un vrai bon conseil de parrain.
- Ah, tu m’appelles maintenant «Parrain»?!
- Eh oui! On est maintenant en mode Parrain/Poulain, dis-je en rigolant.
Le programme Parrain/Poulain a réparti les tâches, les rôles, mais aussi les surnoms. Lui il est Parrain et moi, Poulain. Avant tout ça, moi j’aimais bien l’appeler Le Milou. Le vieux Milou!
En septembre de l’an dernier, nous avons eu l’opportunité de représenter le pays des Helvètes dans un très grand pays bantou, en l’occurrence le Congo. La très démocratique République du Congo. Nous étions à Lubumbashi, au Congrès des écrivains francophones, en marge du Sommet de la francophonie de Kinshasa. À l’aéroport international de Genève, alors que nous attendions l’avion de transit pour Rome, je lui avais dit:
- Et voici le début des aventures de Tintin et Milou au Congo.
- Qui est Tintin et qui est Milou? Avait-il demandé en s’étouffant de rire.
- Je suis Tintin, évidemment. Et toi, c’est Milou!
Je crois qu’il avait trouvé drôle mais également injuste que je l’accable de ce sobriquet franchement peu flatteur. Mais il ne s’en est jamais plaint. D’ailleurs pourquoi devrait-il s’en plaindre? La réalité de notre relation est bien plus profonde.J’ai rencontré JLK il y a près de deux ans à Morges, au Livre sur les quais. Au Château, il modérait une table ronde à laquelle j’étais convié. Moi, j’avais profité des bons de consommation délivrés gratuitement aux auteurs pour me remplir la panse dans un bon restaurant de la place. La table ronde s’était peu à peu dissipée de mon coeur pour laisser toute la place à la gourmandise. Rien, même pas les discussions littéraires, ne semblait valoir le papet de ce jour-là. Comme résultat: j’avais eu trois quarts d’heure de retard. Et de dire qu’aujourd’hui JLK me traite de Bünzli. Depuis ce débat à Morges, je ne me suis plus jamais éloigné de JLK. Très vite, je lui ai présenté un projet d’écriture de roman. Quelques jours après, oui seulement quelques jours après, il avait déjà des choses à dire sur mon texte. On s’est rencontré ici, au Buffet de la gare de Lausanne où nous nous trouvons maintenant. Un, deux, trois décis de vin rouge de la région. Mille et une anecdotes et à un moment, il avait sorti une chemise où il avait pris soin de bien ranger mon manuscrit. Le texte était parsemé d’annotations. J’avais hâte d’écouter son verdict:
- Alors Max, me dit-il. J’ai lu ton tapuscrit. Je dois dire qu’il y a de la matière. Vraiment, on sent une voix. On
sent quelque chose. Oui, j’entends, on voit se dessiner les personnages, un univers. On voit germer une histoire.
- Et donc qu’est-ce que tu en penses?
- C’est impubliable en l’état. Voilà. C’est est un grand chantier..Il faudra bosser. C’est ça le secret: bosser. L’écriture c’est du sérieux, j’entends.
La balle était dans mon camp. C’était à prendre ou à laisser. J’ai pris, moi. En pays Bantou, les Milou n’ont pas d’importance. En revanche, le Parrain (là-bas appelé Tonton) est d’une importance singulière. Le Tonton conseille, dirige, aiguillonne, dépanne, mais aussi «sanctionne» sur un ton dur, sévère. Depuis notre rencontre, JLK joue parfaitement ce rôle de Tonton dans ma vie littéraire. Il conseille, fait de nombreuses propositions de lectures, attire l’attention sur les pièges de l’écriture, encourage, prend des nouvelles sur l’évolution de la création. Quitte à se fairedétester, il ne mâche pas ses mots. Si c’est mauvais, bah, il le dit. Si c’est bon, j’aurais peut-être droit à un autre déci.
Le serveur vient nous demander si on a déjà fait notre choix. Non, on lui dit. Il s’en va. Moi, je questionne JLK sur les films africains que je lui ai prêtés.
- J’ai adoré! J’en ferai d’ailleurs un papier dans mon blog. Yonta est un film magnifique. La joie de vivre, la beauté, l’élégance, la couleur...
Voilà, il a commencé à parler. Ce sera ça l’objet de notre parlote de ce soir. On va s’intéresser aux cinémas subsahariens. On va se couper la parole. On va se contredire. On va plaisanter. Bref, on va revoir le monde au travers de nos lentilles si différentes.
Max Lobe
Ils nous répondent...- Quand et pourquoi avez-vous décidé que l’écriture tiendrait une place prépondérante dans votre vie?
JLK Le goût et la pratique personnelle régulière de l’écriture me sont venus vers la fin de l’adolescence, alors que j’étais passionné de lecture depuis mon enfance. J’ai commencé de tenir des carnets entre seize et vingt ans, en même temps que je tâtais du journalisme (mon premier article, écrit à quatorze ans, traitait de pacifisme...) et de la poésie, sous l’influence de René Char. Dès 1969, donc à vingt-deux ans, je me suis lancé dans la critique littéraire et suis devenu journaliste free-lance pendant treize ans. J’ai publié mon premier livre à L’Age d’Homme en 1973, qui tenait de l’autofiction poétique assez marquée par la lecture et l’écriture de Charles-Albert Cingria. L’écriture a été prépondérante dans ma vie et bien plus que sous l’aspectprofessionnel: comme choix existentiel.
ML Adolescent, j’écrivais déjà de petits textes. Mais j’étais très loin de m’imaginer que l’écriture prendrait une place importante dans ma vie. Ce n’est qu’en 2009 avec le prix de la Sorge de l’université de Lausanne que je me suis rendu compte que j’avais un regard, une langue et que je pouvais m’en servir pour m’exprimer.
- Qu’est-ce que ce choix a impliqué et implique dans votre vie?
JLK Ma position a toujours été décalée et solitaire, même quand je dirigeais la rubrique culturelle d’un quotidien à grand tirage. L’écriture, comme la lecture, constitue mon noyau vital. Mais un noyau qui voudrait rester sensible à tous les points de la circonférence. Concrètement, je ne me sens bien qu’en travaillant, au sens créateur: donc vivant, lisant, écrivant, rencontrant plein de gens et restant ouvert à toutes les expériences, jusqu’à parrainer un poulain.ML Donner une place importante à l’écriture implique plus d’attention, plus de curiosité. Je suis de plus en plus attentif aux moindres détails sur tout ce qui m’entoure. Je ne laisse rien passer. Mais un écrivain n’est pas un sociologue, encore moins un philosophe! Le job de l’écrivain est de raconter des histoires En revanche, je peux très bien me nourrir de ces sciences pour mieux comprendre ce qui se passe autour de moi. Concrètement, cela ne change rien dans ma vie quotidienne, car je suis de nature très curieux.
-Quel statut ont les écrivains dans notre pays en particulier et le monde en général ?
JLK Vaste question. Disons que le Suisse moyen, terre à terre et plutôt repu, semble préférer ses politiciens ou ses sportifs à ses écrivains et ses artistes. Mais les Suisses restent très lecteurs et je ne crois pas que les crivains aient à se plaindre de leur sort.
ML En général, je crois que les écrivains sont des gens plutôt respectés. On dit qu’ils sont intelligents. C’est drôle parce que, le plus souvent, ils ne sont intelligents que lorsqu’ils disent combien le ciel est bleu et les montagnes merveilleuses. Pour le reste, ils doivent se la clouer. En Suisse, avec le «statut» d’artiste, j’ai souvent eu l’impression d’être perçu comme un petit feignant, alors que la création demande des heures et des heures de travail. La plus grande récompense par contre est l’admiration et paradoxalement le respect que l’on porte à notre activité.
Écrire en Suisse, qu’est-ce que cela signifie pour vous ?
JLK Ecrire en Suisse, laboratoire européen, revient à mes yeux à décrire le monde. Ce pays est passionnant, attachant et non moins exaspérant à maints égards. Mais je ne voisaucune limitation à en parler en bien ou en mal.
ML Contrairement à certains pays du Sud où la censure est encore très présente, je crois que dans le Nord et en Suisse en particulier, il n’y a aucune limitation. Par contre, la «censure» peut venir du lecteur. Le sens commun dans lequel on évolue peut nous amener à «censurer» une oeuvre. Les sources d’inspiration en Suisse comme ailleurs sont nombreuses. Le pays en soi n’est pas si important que ça. Ce sont les gens qui vivent là, et les relations que nous avons avec eux, qui le sont.
- Que peut, et doit, transmettre un écrivain à un autre écrivain?JLK Simenon affirmait qu’un père ne peut rien transmettre à son fils, qui doit faire les mêmes erreurs que lui pour mûrir. Pour ma part, j’ai énormément appris des autres écrivains, mais surtout par leurs livres. Dernier exemple: ce que Max Lobe, mon poulain, m’a appris avec son premier roman, sans le vouloir. Or ce que j’aimerais transmettre à Max, c’est tout ce que j’essaie de pratiquer: l’indépendance, la curiosité, la porosité, le sens critique, l’écoute de son instinct profond. De son côté, il n’a pas encore renoncé à m’enseigner la zumba....
ML Un tonton, ou un Parrain, peut se révéler très important dans le processus de création. Par son expérience, connaît bien de petits pièges que le neveu ignore. Mais il peut aussi arriver que le neveu apporte un regard tout frais au tonton. Ce doit être une histoire de partage: il me donne une bouteille de son Pinot noir et moi je lui file un verre de mon vin de palme.
-Peut-on apprendre à écrire?
JLK On n’apprend pas à écrire comme à fabriquer un violon, mais la technique compte et peut-être peut-on s’y exercer dans les ateliers d’écriture ou les écoles? En ce qui me concerne, mes écoles ont toujours été buissonnières. Et puis on apprend en aimant et en se cassant la gueule. En outre, avec vingt livres publiés, il me semble avoir appris deux ou trois choses.
ML On peut tout apprendre à faire. D’ailleurs, on doit être en perpétuel apprentissage. Ne dit-on pas que c’est en forgeant qu’on devient forgeron? Mais plus qu’une simple question d’apprentissage, de temps et d’expérience, il faut avoir quelque chose dans le ventre. Certains appellent ça le talent, d’autres parlent de noyau ou encore de génie. Dans tous les cas, je crois que sans cette chose innommable dans le ventre, la création n’aura pas le même goût.
Que vous amènent les discussions et le compagnonnage avec votre poulain/avec votre parrain?
Qu’appréciez-vous chez lui ?
JLK Malgré les 40 ans qui nous séparent et ce qui distingue la culture africaine de l’européenne, j’ai trouvé en Max Lobe un interlocuteur de plain-pied, vif et sérieux, curieux et stimulant. Son talent de conteur m’a tout de suite intéressé, autant que sa façon de «lire» la société et de transposer les comportements humains en termes littéraires. J’ai sorti mon fouet pour l’aider à donner plus de crédibilité à son roman et plus de rigueur à son expression; il a maudit ma sévérité première et ensuite nous sommes devenus amis sur la base d’un certain respect mutuel. Au fil de nos rencontres nous «échangeons» beaucoup à propos de nos approches croisées de livres ou de films, autant que de nos vies respectives.
ML Jean-Louis et moi ne parlons pas seulement de littérature.Heureusement! Nous refaisons le monde. Il connaît tant d’oeuvres et d’écrivains! C’est souvent frustrant de voir qu’il en sait autant. Mais parfois drôle lorsque je me rends compte qu’il maîtrise mal certains thèmes qui moi me passionnent: la politique en général, l’économie ou encore l’Afrique. C’est là où, une fois de plus, se produisent les échanges.
Celui qui a un potentiel vendeur / Celle qui cherche un agent crédible/ Ceux qui visent le sujet qui accroche / Celui qui va faire un pas vers la fiction / Celle qui se positionne en nouvelle Duras végane / Ceux qui vont casser le morceau / Celui qui travaille le « non dit » familial / Celle qui en appelle à la sororité / Ceux qui pensent déjà traductions et adaptations en séries à l’international / Celui qui se choisit une tenue sympa en vue de la Grande Librairie / Celle qui médite avant chaque « ascèse de création » / Ceux qui sont des « bêtes d'ateliers » / Celui qui ose le subjonctif plus que parfait / Celle qui signe avec son sang enfin façon de parler / Ceux qui se voient déjà en tête de gondole / Celui qui dit fièrement à Gilberte qu’il va « en signature » / Celle qui menace carrément d’arrêter d’écrire / Ceux qui vérifient la présence de leur opus dans les vitrines des librairies du canton / Celui qui envisage une suite à son roman en dépit de son insuccès / Celle qui affirme qu’elle a Toute La Critique contre elle / Ceux qui parlent volontiers de leurs personnages à la télé en les appelant par leurs prénoms genre Hélène la forcément victime et Victor le battant / Celui qui lit du Saint-Simon pour épurer son style / Celle qui écrit à Jean d’Ormesson « que du bonheur votre bouquin » / Celles qui invitent le jeune critique en espérant plus si affinités, etc.