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Livre - Page 3

  • L’idéologie vertueuse pousse les meutes à la déraison

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    De la décapitation « islamiste » de Samuel Paty aux multiples formes de bigoterie politisée enflammant les clans « radicalisés », une vraie folie entretient toutes les confusions sur les thèmes, notamment, de la différence sexuelle, de la race, du genre et de l’identité, avec la même intolérance croissante. La Grande déraison de Douglas Murray, en donne un aperçu tantôt atterrant et tantôt hilarant, appelant Molière et Rabelais au secours…
    Le hasard des circonstances a fait que nous aurons appris à peu près en même temps, ces derniers jours, la nouvelle de la mort atroce de Samuel Paty, brave prof français dans la quarantaine décapité par un jeune Tchétchène fraîchement acquis à la cause de l’islamisme conquérant, et la proposition benoîte du pontife catholique Francesco de considérer les homosexuels de genres divers comme des sœurs et frères humains dignes d’une évangélique bienveillance.
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    Or l’idée, apparemment discutable, de rapprocher ces deux actes de présumée barbarie et de supposée compassion, m’est venue tandis que je lisais La grande déraison du journaliste anglais Douglas Murray, quadra lui aussi et gay déclaré, dont le vaste aperçu des «sujets qui fâchent» actuellement une partie de la société occidentale - et plus précisément dans la caste intellectuelle anglo-saxonne et la nébuleuse des réseaux sociaux galvanisés par le «politiquement correct» - est précisément marqué par des rapprochements inattendus et non moins révélateurs, impliquant la complexité humaine et pointant le simplisme ravageur des idéologies les plus radicales.
    Le bon sens de bonne foi laïque voudrait, naturellement, que l’assassinat de «droit divin» d’un enseignant par un fanatique publiquement encouragé, entre autres, par un imam autoproclamé, soit considéré comme un exemple emblématique de la monstruosité de l’islamisme, confondu par certains avec l’islam tandis que le mantra «pas d’amalgame» monte aux cieux.
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    Or ceux qui s’empressent, à gauche comme à droite, de «récupérer» politiquement et surtout idéologiquement, cet acte affreux, seront peut-être les mêmes qui taxeront, pour des motifs idéologico-politiques, l’attitude du «saint père» de joyeusement progressiste ou de coupablement laxiste.
    Dans les deux cas sans rapport apparent, les idéologies binaires trancheront, les réseaux sociaux s’enflammeront et les chefs d’Etat (le match Macron-Erdogan) se balanceront des caricatures en pleines gueules selon la logique des chaises de coiffeur rivales merveilleusement évoquée dans Le Dictateur de Chaplin et rappelée par René Girard dans sa description de la «montée aux extrêmes».
    Et que je te rappelle que certains pères de la Sainte Eglise en appelaient au meurtre des infidèles. Et que je te mêle les images de décapitations ou de lapidations des adultères saoudiens ou des homos au Brunei, du mystique vaudois Jean-Abraham Davel ou de Michel Servet cramé par Calvin, présent contre passé, Sud contre Nord ou inversement, Noirs contre Blancs, femmes à barbes contre juifs intégristes, tout devenant si confus que rien n’a plus de sens : à devenir fou.
     
    Du syndrome de Saint-Georges à l’hystérie établie
     
    Le titre anglais de l’essai de Douglas Murray, The Madness of Crowds, « la folie des foules », rappelle évidemment les gesticulations grimaçantes des meutes musulmanes réagissant à la publication des Versets sataniques de Salman Rushdie ou des caricatures de Charlie-Hebdo, autant que les mouvements de protestation plus dignes (à nos yeux) suscités par les tueries parisiennes de janvier et de novembre 2015, notamment, mais les « foules » visées, qu’on pourrait dire aussi «la meute» ont cela de nouveau dans la société actuelle qu’elles ne se bornent plus à la rue ou aux grandes places à manifs mais s’étendent à la nébuleuse des médias et des réseaux sociaux où la diffusion des opinions et des slogans, des mots d’ordre et des tweets « influenceurs » atteint une vitesse et une intensité nouvelles, agressives sous couvert d’anonymat et jusqu’à l’appel au meurtre aveugle.
    Or le premier constat de Murray, portant sur la transformation récente de la société, tient à la disparition des « grands récits » idéologiques collectifs qu’ont représenté la religion ou politiquement, en Occident, le communisme, le fascisme et le libéralisme, tous porteurs de sens et tous partis en vrille.
    Et quel « récit » nouveau pour le XXIe siècle ? Au top de l’esprit d'époque occidental, en termes de grand nombre: le récit d’une nouvelle vertu fondée sur l’exigence universelle de justice (qui n’en voudrait pas ?), avec un nouvel Axe du Bien censé diriger chacune et chacun en matière de droits et de lois, s’agissant de la condition des femmes, des Noirs et des minorités sexuelles, avec une «préférence» inversée par rapport à la domination blanche et patriarcale, etc.
    Tout cela qui serait en somme légitime et magnifique, si ce n’est qu’on observe, depuis une vingtaine d’années, le remplacement des dogmes et préjugés anciens, bel et bien lestés d’injustice et de cruauté, par de nouveaux préjugés et dogmes revanchards, socialement invivables.
    « Evoquer le sort des femmes », écrit Douglas Murray, des gays, des individus d’origines ethniques diverses ou des transgenres est devenu non seulement une façon d’afficher sa compassion, mais aussi de démontrer une forme de moralité. Ainsi se pratique cette nouvelle religion. « Lutter » pour ces questions et plaider leur cause est devenu une façon de montrer qu’on est quelqu‘un de bien ».
    Et d’ajouter cette autre évidence: que ces aspirations reflètent «certaines des plus précieuses conquêtes de nos sociétés - étonnamment rares dans d’autres régions du monde. On compte soixante-treize pays où il est illégal d’être gay, et huit dans lesquels l’homosexualité est passible de la peine de mort. Dans certains pays du Moyen Orient et d’Afrique, les femmes se voient dénier les droits les plus fondamentaux. Des explosions de violence interraciale ne cessent d’éclater en divers points de la planète ».
    Or le paradoxe est qu’on présente les pays les plus avancés dans ces domaines comme étant parmi les pires. « Seule une société très libre peut autoriser - et même encourager les récriminations sans fin sur ses propres iniquités », commente Douglas Murray. Et de citer le philosophe australien Kenneth Minogue parlant de «syndrome de Saint-Georges à la retraite» à propos de cette surenchère vertueuse.
    «Après avoir occis le dragon, le valeureux guerrier parcourt la contrée en quête d’autres exploits glorieux : il lui faut de nouveaux dragons ». Et c’est alors qu’on entre dans le vif et le concret du sujet, à l’écart de toute idéologie : dans la chair vive des faits et des actes, pièces en mains.
    Dans La Philosophie devenue folle (Grasset, 2018), Jean-François Braunstein avait donné un premier aperçu de la déraison croissante des « élites » intellectuelles, plus précisément localisées dans les universités américaines, alors que Murray brasse plus large et propose un panorama très richement documenté, vivant et parfois accablant, souvent drolatique aussi, d’une profondeur très nuancées dans ses parties les plus sensibles.
    Subdivisé en quatre grands chapitres (Gay, Femmes, Race, Trans) et trois « entractes » évoquant les fondations marxistes de la nouvelle religion, l’impact de la technologie et donc des Big Data et des réseaux sociaux, et la notion de pardon, l’ouvrage, d’une parfaite clarté en dépit du caractère parfois très embrouillé de la matière traitée, est à la fois polémique, courageux et constructif.
    En lisant son premier chapitre consacré à la dérive du mouvement de défense de l’homosexualité, passé d’un juste combat à une mouvance politisée souvent vengeresse et intolérante dans sa nouvelle exigence de conformité, je pensais aux souffrances réelles, et persistantes, éprouvées par d’innombrables personnes toutes « tendances » confondues, tel le jeune Bobby Griffith suicidé à vingt ans, en 1982, à cause de l’intolérance religieuse de sa mère obnubilée par les préceptes bibliques, laquelle mère devint une militante ardente du mouvement LGBTQ.
    Ladite Mary Griffith, décédée en février dernier à l’âge de 85 ans, a en somme «pris sur elle» en (re)vivant dans sa chair le désespoir de son fils, sa trajectoire a fait l’objet d’un téléfilm grand public (Tous contre Bobby, avec Sigourney Weaver, en 2009) à la fois poignant et aussi « édifiant » que l’appel à la compréhension du pape Francesco, mais qui dira que le Bobby en question était meilleur que son frère, et qui jettera la pierre aux innombrables parents actuels s’inquiétant des « préférences sexuelles » de leurs enfants ou hésitant à soumettre leur garçon-fille ou leur fille-garçon à tel ou tel traitement hormonal de choc ?
     
    Les nouveaux inquisiteurs
    sont autant d’« imams » autoproclamés…
     
    Tel est pourtant le constat, et combien étayé, de Douglas Murray (lui-même homo et pas plus fier de l’être que vous d’être né roux ou lesbienne) sur l’évolution et la radicalisation « politique » d’un mouvement désormais porté à sa pointe radicale à la survalorisation des gays, des femmes, des noirs ou des transsexuels, voire à la chasse aux nouveaux « dissidents » osant penser ou ressentir différemment : qu’à la violence intolérante on a fini par substituer son contraire caricatural usant des mêmes ressorts et raccourcis.
    À cet égard, Douglas Murray multiplie les exemples de nouvelle intolérance, tirés de polémiques parfois délirantes qui incluent des célébrités médiatiques ou universitaires et s’emballent sur les réseaux sociaux - hideux spectacle à vrai dire, où les nouveaux inquisiteurs n'ont rien à envier aux imams autoproclamés de l'islam radical.
    Mais comment résister à cette vague vertueuse ? Les conclusions du journaliste-essayiste, évidemment classé « à droite » et même menacé physiquement pour ses courageuses prises de position contre l’islamisme et l’hypocrisie européenne en matière d’immigration (dans un autre best-seller intitulé L'étrange suicide de l’Europe), ne sont pas d’un idéologue mais d’un observateur « sur le terrain » aussi sensible et plein de respect humain qu’intraitable à l’égard de la fausse vertu, qui propose d’aborder les vraies questions de la diversité humaine, s’agissant de la différence profonde entre hommes et femmes dans leur perception de l’amour physique ou de la question trop souvent évacuée de la maternité, de la vraie fraternité telle que la prônait un Martin Luther King ou de la prudence requise dans la qualification juste des victimes ou dans l’approche de l’intersexuation.
    Et si nous nous parlions autrement que par mails et tweets ? Et si nous cessions de tout ramener à de la politique tout en restant citoyens ? « Minimiser la différence ne revient nullement à prétendre que celle-ci n’existe pas », conclut Douglas Murray, « Il serait ridicule de supposer que la sexualité et la couleur de peau ne signifient rien. En revanche, partir du principe qu’elle signifient tout nous sera fatal ».
    Sur quoi, sœurs et frères, parlons d’autre chose, allons faire un tour dans les bois faute de pouvoir garder la distance sociale dans les bars, baisons tranquillement à la maison ou cultivons nos géraniums comme le vieux Godard, rions avec Rabelais et Molière et soyons réellement déraisonnables sans trop nous décapiter…
    Douglas Murray, La grande déraison. Race, Genre, Identité. Traduit de l’anglais par Daniel Roche. L’Artilleur, 457p.

  • Les zombies sont parmi nous

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    74214373_10221265658497857_6085953969643847680_n.jpgEntretien, de JLK avec Livia Mattei, à la casa Rossa de Trieste, à l'occasion de la parution d’un libelle carabiné

    Vient de paraître, chez Pierre-Guillaume de Roux, le 25e livre de JLK, intitulé Nous sommes tous des zombies sympas et constituant, sous l’appellation de «libelle», un brûlot virulent visant la massification globalisée (Nous sommes tous des Chinois virtuels), le nivellement de la littérature par les stéréotypes et la quête du succès à bon marché (Nous sommes tous des auteurs cultes), l’acclimatation de tout esprit critique à l’enseigne d’une nouveau conformisme «décalé» (Nous sommes tous des rebelles consentants), l’abaissement de l’Art au niveau d’un produit structuré soumis à la plus juteuse spéculation (Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons), le déploiement d’une forme nouvelle de lynchage public à grande échelle (Nous sommes tous des délateurs éthiques), la dégradation du langage poétique devenant bavardage sentimental où chacun se la joue Rimbaud ou Minou Drouet sur les réseaux sociaux (Nous sommes tous des poètes numériques) et enfin le glissement progressif de l’humanité sympathique vers une espèce de plus en plus formatée, uniformisée et fardée à la manière des Anges de la télé et autres sous-produit du feuilleton Kardashian (Nous sommes tous des zombies sympas).

    Composé dans l’urgence en moins de trois mois, ce livre dédié à la mémoire de Cristina Campo, Dominique de Roux et Philippe Muray - trois esprits supérieurement éclairés rompant d’avec la veulerie de temps qui courent -, l’ouvrage demandait, tant pour sa conception que pour sa réalisation, quelques explications que Livia Mattei, bien connue en Mitteleuropa cultivée pour l’alacrité sagace et la pénétration de ses lectures, a tenu à recueillir auprès de son vieil ami invité pour l’occasion dans sa demeure, dite Casa rossa, des hauts de Trieste…

    1. Nous sommes tous des Chinois virtuels


    Livia Mattei: - Votre dernier livre, caro, est immédiatement mordant par son écriture et la charge de son contenu, qui relèvent du pamphlet. Alors pourquoi l’appeler « libelle » alors même que, dès le premier chapitre, vous attaquez durement les deux Présidents de la Chine néo-maoïste et de la Suisse capitaliste participant au déni de mémoire de celle-là par opportunisme ?

    JLK: - Il se trouve que, par nature tant que par éducation, je préfère le judo au karaté. Autour de mes dix-huit ans, j’ai été marqué par l’enseignement d’un prof d’italien du nom de François Mégroz, qui nous faisait lire la Commedia de Dante et, au titre de ceinture noire, initia les garçons de la classe intéressés aux rudiments des mouvements élémentaires dits Uki-goshi ou Kesa-Gatame. Ce que j’en ai retenu est essentiellement qu’au lieu de frapper pour faire tomber son adversaire, mieux vaut préparer et accompagner sa chute en douceur en combinant Uki-Goshi (6emouvement du premier groupe du gokyo) avant de l’immobiliser au sol (Kesa gatame). En outre, tout s’oppose chez moi à la pratique binaire en matière de langage. Le pamphlet cogne de manière le plus souvent univoque. Le libelle pointe, pique et n’est pas sans s’inspirer, en tançant, de la danse immobilement vibratile de la libellule.

    Lorsque Ueli Maurer, le Président de la Confédération helvétique en exercice, de passage à Pékin, déclare servilement qu’il faut « tirer un trait » sur le massacre de Tian’anmen, il incite aussi vivement à la pique que lorsque le président chinois à vie Xi Jinping donne aux Occidentaux plus ou moins pleutres, au forum économique de Davos, des leçons de libre échange. Mais cette entrée en matière « politique » ne tarde à déboucher, dans mon libelle, sur une réflexion beaucoup plus générale opposant ces « chinoiseries » très réelles à ce que j’appelle les Chinois virtuels que nous devenons tous peu ou prou. 

    L.M. : - Vous distinguez nettement, en effet, le Chinois virtuel du Chinois «plus que réel». Qu’est-ce à dire plus précisément ? 

    JLK: - Nous nous sommes écrits des billets bleus et verts, chère Livia, pendant plus de cinquante ans, et désormais nous « échangeons » par MESSENGER ou par SKYPE, et d’un CLIC nous « partageons » sur FACEBOOK. C’est ce que j’appelle devenir des Chinois virtuels. Par l’extension de la machine et par sa soumission à l’Empire commercial, quel qu’il soit. Je ne parle donc pas du Péril Jaune mais d’une uniformisation virtuelle qui, par la multiplication des images lisses et des mots sans chair, nous coupe de ce que j’appelle le plus-que-réel. Il va de soi que le massacre de Tian’anmen, ou la catastrophique pseudo-révolution pseudo-culturelle et ses millions de victimes, ne sont que des images symboliques, mais renvoyant à des faits combien réels. Plus-que-réels, mais qui ont été et continuent d’être niés, sauf par les esprits libres que je cite – un Simon Leys dans Les habits neufs du Président Mao,ou un Jean Pasqualini dans Prisonnier de Mao que lisait mon père dans les années 70 alors que je me débarrassais, de mon côté, de mes illusions de progressiste virtuel marxisant…

    L.M: - Vous prétendez que vous avez cessé d’être gauchiste en mai 68 après avoir vu de près les barricades parisiennes. N’est-ce pas un raccourci ?

    JLK: - Bien entendu. Je me suis éloigné du progressisme en m’efforçant de parler son langage, que j’ai vite ressenti comme une langue de bois, et surtout, à 19 ans, donc en 1966, en découvrant le socialisme réel en Pologne et l’usine à exterminer d’Oswiecim – Auschwitz en bon allemand. Mais j’ai mis bien plus longtemps à me défaire de toute idéologie, gauchiste ou réactionnaire, et c’est essentiellement contre l’idéologie que je ferraille dans ce nouveau livre…

    L.M. : Qu’entendez-vous exactement par idéologie ? 

    JLK: Disons que c’est l’usage des idées soumis à tel ou tel système religieux, philosophique, politique, social ou commercial, plus généralement : utilitaire. L’idéologie marque la pétrification de la pensée. Tout langage argumentatif y succombe. La poésie seule y échappe, sauf quand elle retombe dans le prône, le catéchisme religieux ou politique ou la publicité. 

    L.M.: Vous vous en prenez violemment à ceux que vous appelez les jobards de l’intelligentsia parisienne, chantres du maoïsme dans les année 70, Sollers et consorts…

    JLK: - L’épisode de la visite de la bande de la revue parisienne Tel Quelen Chine maoïste, relaté sans aucun recul par Julia Kristeva dans Les samouraïs, est en effet un moment emblématique de l’aveuglement des idiots utiles occidentaux, immédiatement pointé par Simon Leys, l’exemple à mes yeux de l’intellectuel intègre, mais traîné dans la boue par Le Monde où il était taxé d’agent d’influence américain. Philippe Sollers est retombé sur ses pattes avec l’habileté acrobatique qu’on lui connaît, mais un Alain Badiou n’en démord pas et les témoignages accablants sur cette époque se sont multipliés.

    L.M.- Passons donc à la Chine plus que-réelle de Xi Jinping, que vous évoquez à propos du roman China Dreamde l’exilé Ma Jian…

    JLK: - Oui, et là encore c’est au très regretté Simon Leys que je suis gré d’avoir découvert cet auteur, dont la satire du bonheur chinois actuel est carabinée, à la fois déchirante et salubre. Ma Jian est certes un intellectuel de haut vol, mais c’est d’abord un écrivain en pleine pâte, et c’est en quoi il relaie les fables contre-utopiques de Zamiatine (Nous autres), des Anglais Aldous Huxley (Le meilleur des mondes), et George Orwell (La ferme des animaux et 1984) ou du Polonais Witkiewicz (L’Adieu à l’automne etL’Inassouvissement), en travaillant sur la langue de bois du néo-communisme hyper-capitaliste de la Chine actuelle, avec laquelle la Suisse prétendument hyper-démocratique fricote par « pesée d’intérêt », comme elle fricote avec l’Arabie saoudite en fermant les yeux sur l’assassinat de Jamal Khashoggi…

    L.M.: - Avez-vous honte d’être Suisse ? 

    JLK: - Pas plus que vous ne devez avoir honte d’être Italienne, bonne femme et restée bien belle. D’ailleurs je ne sais pas trop ce que signifie «être Suisse» dans un pays aussi composite que l’Europe où le paraître compte plus, en nombre, que l’être, et je sais assez quelles tueries séculaires, religieuses ou politiques, claniques ou idéologiques de tous bords ont abouti à cette entité viable qu’est la Suisse réelle d’aujourd’hui, que j’aime de plus en plus…

    1. Nous sommes tous des auteurs cultes

    Livia Mattei:- Après la massification collectiviste, vous vous en prenez à l’idolâtrie publicitaire. Mais où et quand est apparu selon vous ce qu’on appelle l’auteur culte, voire cultissime ?

    JLK.- Il me semble que le lancement du jeune Raymond Radiguet, vendu dans les années 1920 comme un savon par Grasset, annonce la couleur, en phase avec la première idolâtrie hollywoodienne d’importation. Le personnage devient plus important que son œuvre, ou plutôt son image fantasmée, comme celle de Sagan en voiture de sport. 

    L.M.: - Le type de succès même immense qu’ont connu un Victor Hugo ou un Edmond Rostand change alors de nature par le truchement de la publicité et des médias...

    JLK: - Exactement, et le culte à l’américaine fabrique des mythes à foison qui seront recyclés dès les années 1960 par des modes impliquant les écrivains autant que les stars du cinéma ou de la chanson. Curieusement cependant les livres cultes et les auteurs cultes ne sont pas forcément les plus lus du grand public, notamment en France où un certain sens de la qualité et un certain snobisme font encore le tri avant le règne de la seule quantité. Un Henri Michaux est célébré comme un auteur culte à sa mort : quinte pages dans Libé ! C’est dire! 

    L.M.: - Vous amorcez votre aperçu des auteurs cultes contemporains avec Joël Dicker. Pourquoi cela ?

    JLK: - Parce que la success story de ce wonderboy suisse idéalement mal rasé me semble emblématique. D’abord du fait de l’indéniable talent de storytellerdu jeune auteur, dont le premier succès est due aux libraires et aux lecteurs plus qu’à la publicité et aux médias , ensuite par le formatage du deuxième roman au niveau d’une série aussi niaise que fade, même si l’habileté technique y était encore. Mais tel est bien l’auteur culte des temps qui courent: c’est un habile. Votre Umberto Eco en est d’ailleurs un exemple probant, en plus smart que notre mini-Federer feuilletoniste... 

    L.M.:-Selon vous Joël Dicker ne serait pas un écrivain mais plutôt un écrivant...

    JLK: - De fait, je reprends la distinction faite par Audiberti entre écrivains - auteurs de pleine pâte qui imposent un ton unique -, écriveurs- gens de plume faisant le meilleur usage de la langue mais sans originalité foncière, et écrivants qui usent d’un langage standard et fabriquent souvent des livres plus vendables que maints écrivains. On ne fera pas de ce classement un système, mais ça peut aider à un repérage graduel qui se perd aujourd’hui faute d’esprit critique ...

    L.M : - Vous donnez ensuite l’exemple d’Anna Todd et de ses sex-sellersvendus par millions...

    JLK: - C’est le fond de la nullité à succès, sur la base d’un journal de collégienne publié sur Internet, plébiscité par des millions de gamines et récupéré par un grand éditeur américain d’un opportunisme typique. Plus indigente qu’une Barbara Cartland, la bimbo texane préfigure le degré zéro du feuilleton ou la notion même d’auteur n’a plus de sens. L’obsession sexuelle n’y est d’ailleurs plus qu’une sanie de compulsion puritaine mais ça cartonne chez les zombies...

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    L.M. : - Et voici Michel Houellebecq. Tout autre animal !

    JLK: - Et sûrement un écrivain, ça ne fait pas un pli, avec un ton et une tripe sans pareils. Vaut-il pour autant l’appellation d’ écrivain national comme l’a tiré récemment un magazine de la droite française ? Pauvre France alors : «pays défait» comme l’appelle Pierre Mari dans une salutaire lettre ouverte aux élites présumées et autres importants de l’insignifiance établie... Et poète, comme on l’a intronisé ? Mais quelle poésie de gadoue si l’on excepte quelques rayons sur la poubelle genre Bukowski chez les Deschiens. Cela étant le lascar est un médium social et psychologique remarquable, et son observation portée sur le langage actuel et les faux semblants idéologiques et culturels est d’une pertinence unique. Et puis il n’a cessé d’évoluer, et son bilan dermatologique semble s’améliorer...
    Mais grand écrivain ? Comparez sa phrase et sa poétique à celles de Céline ou Proust, à Bernanos ou à dix autres stylistes du niveau d’Audiberti ou de Paul Morand, Giono ou Jacques Chardonne et revenons à la considération fine du degreehiérarchique chère à Shakespeare, etc.

    L.M.: - Vous prenez aussi la défense de l’auteur culte norvégien Karl Ove Knausgaard, contre ses détracteurs français, dont un Pierre Assouline...

    JLK: - On a parlé à son propos d’un Proust norvégien, ce qui fait bondir nos chers Parisiens, qui le réduisent au rang d’un graphomane à santiags, ce qui me semble injuste même si son immense journal intime n’a rien de la tenue poétique de la Recherche ni de l’extraordinaire densité de l’univers proustien. Mais l’hypermnésie de son récit a bel et bien quelque chose de proustien, même si l'auteur lui-même se défend de cette écrasante comparaison, et je lui trouve une remarquable honnêteté dans son approche des êtres et un charme de vieux jeune homme plein de tendresse.

    L.M. : - Enfin vous vous moquez plutôt de cette étiquette d’auteur culte ...

    JLK: - Et comment, carissima ! Culte de quoi ? Plutôt cuculte, pour singer Gombrowicz ! Et qui en décide ? Voyez et concluez,  en n’oubliant pas de tirer la chasse d’eau !

    3. Nous sommes tous des rebelles consentants

    Livia Mattei : - Avec ce troisième chapitre, vous abordez le thème contemporain du simulacre, maintes fois traité par Philippe Muray, et vous introduisez quelques personnages de la comédie médiatico-littérature de votre cru. 1958881849.2.jpeg

    JLK : Philippe Muray, et avant lui un Jean Dutourd – un peu plus à droite – ou un Jacques Ellul – plutôt libéral protestant-, ont eu le mérite, dans le sillage du tonitruant Léon Bloy de l‘increvable Exégèse des lieux communs, de montrer, dans les formules du langage quotidien, comment est vécu et parlé le simulacre des nouveaux bien pensants. Bloy s’en prenait au bourgeois matérialiste et philistin, remplacé aujourd’hui par les faux rebelles qui prétendent « vivre dangereusement », si possible en « bravant les tabous ». Les fameux « bourgeois bohèmes », dits aussi « bobos » - dont on nous rebat un peu trop les oreilles à mon goût vu qu’il y a aussi plein de gogos dans les anti-bobos -, figurent cette posture du pseudo-rebelle célébrant tout ce qui « dérange ». Or j’ai trouvé, dans les rédactions que j’ai fréquentées, et surtout depuis ces vingt ou trente dernières années, les plus belles incarnations du genre. C’est ce qui m’a donné l’idée d’animer, dans un « open space » emblématique, quelques figures de ce petit théâtre de marionnettes sociales dont j’esquisse la satire sans trop forcer le trait…

    1. LM. :- Toute de même vous n’y allez pas avec le dos de la louche ! Vitre Douairière lettreuse, surveillante sourcilleuse du littérairement correct, ou votre Glandeur, dans le genre du journaliste culturel à tout faire du cynique et désabusé, ne sont pas dans un sac. C’est d’après modèle ?

    JLK. : - Pas vraiment. Ou disons qu’il y a plusieurs personnages en un. Sauf celui que j’appelle le Tatoué, qui est unique et dont vous retrouverez l’extravagante figure sur Internet au nom d’Etienne Dumont. Or lui ne donne pas dans le simulacre : d’ailleurs c’est presque un artiste à sa façon, et la critique d’art qu’il pratique est la moins « branchée » qui soit. Quant à sa rébellion, elle se limite à peu près, en littérature, à la célébration aveugle du style de Jean d’Ormesson. Perversion sublime !

    L.M. : - En matière de perversion, et pour en revenir au simulacre, c’est surtout le diluement de l’esprit critique que vous pointez sous les dehors d’un nouveau conformisme. 

    JLK :- Il faut (re)lire aujourd’hui la Lettre ouverte à ceux qui ont passé du col Mao au Rotary, de Guy Hocqenghem, datant de 1986. Cinq ans avant de mourir du sida, Hocqenghem fait le procès des rebelles de sa génération, de Cohn-Bendit à Finkielkraut en passant par Jack Lang, Serge July, BHL, Duras et bien d’autres. Mais les générations suivantes ont-elle tiré profit de cette amère missive ? Bien sûr que non…

    L.M. : - Vous refaites aussi la trajectoire qui part du culte de Che Guevara, le révolutionnaire, à la mode des t-shirts ou des posters à la gloire de ce pseudo-messie politique.        

    JLK :  - Et tout le folklore pseudo-rebelle, tout le micmac politico-commercial, et le putanat d’une culture prétendue « décalée » alors qu’elle obéit à tous les poncifs politiquement corrects et au triomphe de l’habileté creuse. À cet égard, le personnage que j’appelle l’Agitée, dans mon « open space » fictif, représente exactement ce nouvel avatar d’un journalisme culturel aux ordres des plans commerciaux de l’édition ou de la distribution cinématographique, revenant en somme à une sorte d’agent de publicité, non sans se dire rebelle évidemment au commerce et à l’industrie… Il va de soi que l’Agitée a son équivalent masculin dans les magazines et es radios, les librairies où elle et il multiplient les coups de cœur imposés par la tendance du moment, tout étant de plus en plus tendance et de plus en plus « du moment »…    

     

    1. Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons

     

    Livia Mattei : - Le quatrième chapitre de votre libelle, consacré à l’art dit contemporain, même s’il n’en représente qu’une partie, démarre à fond de train puisque vous y taxez Jeff Koons, le plus grand «vendeur» actuel de charlatan…

    JLK : - Charlatan est bien le mot dans l’absolu que représente l’Art méritant une majuscule et une révérence point forcément pieuse mais non moins sincère, de Lascaux à Nicolas de Staël, mais vous aurez remarqué que je nuance le terme en présentant notre ami Jeff comme un manager capable et un spéculateur cynique aussi avisé que le bateleur actuel de la Maison-Blanche. En fait, plus que cet habile crétin milliardaire qui a su recycler à sa façon toutes les resucées pseudo-avant-gardistes de son époque, dans la lointaine filiation de Marcel Duchamp ou sur les traces plus récentes de Warhol & Co, ce sont ses laudateurs extraordinairement complaisants que je vise, galeristes en vue ou conservateurs, critiques ou historiens d’art, qui ne cessent de glorifier ses babioles de luxe, jusqu’à la dernière enchère du Balloon Dogvendu à plus de 55 millions de dollars. Je vise les pontes de Beaubourg ou de la Fondation Beyeler qui se foutent du public avec des hymnes d’une vacuité prétentieuse sans pareils, et toutes celles et tous ceux qui en rajoutent comme à propos d’un Damian Hirst et de pas mal d’autres stars momentanées du Marché de l’Art. Faites un tour dans les archives de la Toile et vous verrez que pour un Jean Clair, lucide et implacable connaisseur à qui on ne la fait pas, la majorité des commentateurs se couchent…

    L.M. - Votre premier coup de gueule date de 1992, à Lausanne. C’était encore du temps de notre délicieuse Cicciolina…

    JLK : - C’était l’hiver, il faisait froid, nos amies les Brésiliennes ou les Roumaines se les gelaient sur les trottoirs de l’ancien quartier industriel du Flon, et c’est là, dans un ancien atelier de tanneur recyclé en loft de luxe, j’ai découvert, au milieu de toute une société de snobards de nos régions, les fellations ravissantes et les sodomies reluisantes de Jeff et sa putain mauve, traité en délicates teintes sulpiciennes, à 75.000 dollars la pipe et 150.000 dollars le caniche de bois polychrome, la truie ou la verge du Maître en matière polymère…

    L.M.- Vous étiez alors chroniqueur littéraire à 24 Heures,mais vous avez commis un édito d’humeur qui vous a presque valu un procès…

    JLK : - Comme je traitais la galerie de porcherie modèle et plaignais les péripatéticiennes de la rue voisine moins bien traitées, l’épouse de trader new yorkais qui tenait la boutique a failli me traîner en justice, mais un abondant courrier de lecteurs m’a valu d’y couper, alors même qu’un artiste branché de la place me taxait de censeur à la Goebbels. Mais ça n’est qu’un début anecdotique, avec la série porno de Made in Heaven, après laquelle Jeffie allait frapper beaucoup plus fort « à l’international »…  

    L.M. – Ce qui me touche, c’est que vous parlez surtout, entre vos diatribes, de l’Art qui vous tient à coeur…

    JLK : Je ne suis pas un spécialiste ni un critique d’art, mais j’aime la peinture depuis l’âge de treize ou quatorze ans, quand j’ai découvert les coulures vert sombre ou les moires à multiples noirs des murs de Paris d’Utrillo, et un bon prof à lavallière m’a entraîné ensuite dans les jardins provençaux de Cézanne, les jardins marins de Gauguin et les jardins méditerranéens de Bonnard, et c’était parti pour rencontrer un jour Joseph Czapski et devenir l’ami de Thierry Vernet, très humbles et très admirables artistes partageant en outre une admiration presque sans bornes pour l’un des derniers représentants de la grand peinture occidentale en la personne de Nicolas de Staël. Donc au pamphlet s’oppose l’exercice amoureux…

    L.M. - Comme vous rappelez le conformisme des pseudo-rebelles, dans le chapitre précédent de votre libelle, vous vous en prenez à ce qu’on pourrait un nouvel académisme à verni progressiste, consacré par des collectionneurs fortunés et répertorié comme dans une Bourse…  

    JLK :- Jean Clair, dans cet essai salubre qui s’intitule L’Hiver de la culture, décrit assez exactement le processus qui a permis à un pseudo-artiste comme Jeff Koons - dont on peut rappeler qu’il a fait lui aussi ses débuts comme trader à Manhattan -, de développer ses sociétés de bricolage de luxe « à l’international », citant ce bunker bâlois, nommé le Schaulager, où sont stockées les œuvres les plus intéressantes du point de la spéculation, au gré des décideurs qui manipulent le Marché de l’Art à leur guise. En Suisse, nous avons ensuite de sports-francs qui facilitent le transit de ces « produits structurés » en 3 D, si j’ose dire.  Tout cela pour convenir, carissima Livia, que le prétendu progressisme de Jeff Koons, si proche du peuple  n’est-ce pas, célébré par l’impayable Bernard Blistène, lors de la rétrospective Koons à Beaubourg relève de la pure foutaise…

    L.M. : Après Lausanne, Bilbao, Versailles, Beaubourg et Bâle, vous revenez en votre pays pour administrer une taloche posthume au très officiel influenceur local que fut Pierre Keller en terre vaudoise…

    JLK : Bah, c’est en effet le serpent qui se mord la queue, et je ne vais pas cracher sur le joli cercueil de Pierre Keller décoré par le plasticien millionnaire John Armleder, mais le fait est que, des pissotières de Los Angeles, constituant son premier sujet de photographe-plasticien, au culs de chevaux et autres étapes dans le pseudo-conceptuel, avant sa vraie carrière de manager post-scolaire et de notable concélébré par tous les amateurs de vins et de beaux discours, ce Vaudois parfaitement aligné, jusque dans sa gay-attitude joviale, n’aura pas manqué de célébrer verbalement les idoles du Marché de l’Art que sont devenus un Jeff Koons ou un Damian Hirst, proclamant lui-même en tant que fondateur et directeur de l’ECAL Ecole cantonale d’art de Lausanne)  : « Avant de leur apprendre à devenir artistes, j’apprends à nos élèves à se vendre »…   

     

    1. Nous sommes tous des délateurs éthiques

     Livia Mattei : - Après les faux rebelles et les faux artistes, vous vous en prenez aux moralistes à la petite semaine, et là ça semble vous faire plus mal, non è vero caro ?

    JLK : - On ne peut rien vous cacher, et c’est vrai que ce chapitre m’a donné pas mal de fil de fer barbelé à retordre vu que le sujet de la dénonciation est aujourd’hui aussi compliqué que délicat. Mais je le devais à Pierre-Guillaume, qui est devenu mon ami principal en un peu plus d’une année et qui a subi, à travers l’un de ses auteurs, un épisode de lynchage médiatico-littéraire d’une indescriptible violence…

    L.M. - Vous voulez parler de Richard Millet… 

    JLK : - Précisément. Un auteur que je connaissais assez mal alors que j’ai dans ma bibliothèque plusieurs de ses livres, et qui m’avait un peu agacé avec ses prises de positions publiques sur la mort du roman et la nullité de la littérature française actuelle. J’avais en outre lu, avec un réel intérêt, son essai intitulé Langue fantôme, où il évoque le délabrement de la langue et du style, et son « éloge littéraire » d’Andres Breivik, malgré son titre évidemment choquant au lendemain de l’ignoble massacre d’Utoya, ne m’était pas apparu pour autant comme une défense du terroriste en question, mais je n’avais guère suivi « l’affaire Millet » que de loin, et voilà que Pierre-Guillaume me raconte en détail ce qu’il en a été et m’offre  Ma vie entre les ombres, admirable roman de chair et de terre qui me ramène à La Confession négativeet me fait réviser mon jugement avec pas mal de bémols sur le côté parano et catastrophiste des essais de l’auteur, tel L’Opprobre

    L.M.- Richard Millet n’occupe cependant qu’une partie de votre réflexion sur la délation, qui remonte pour vous en enfance…    

    JLK. - J’en ai même fait une affaire personnelle, et c’est en quoi mon libelle est autre chose qu’un pamphlet, puisque j’y implique mon infime personne, évoquant la honte que j’ai éprouvée, à dix ans, dans une chambre d’hôpital partagée avec une vingtaine de jeunes lascars très bruyants, après que j’ai alerté la veilleuse de nuit pour qu’elle fasse taire ces emmerdants qui empêchaient de dormir le petit martyr que j’étais au lendemain de mon opération. J’avais dénoncé et plusieurs jours durant j’ai subi le juste mépris de mes compagnons, et le plus fort est que je leur ai donné raison, et le résultat est que j’en ai tiré depuis un onzième commandement personnel : tu ne cafteras point…

    L.M. : - Vous ne mettez pas pour autant en cause la dénonciation pour juste cause…

    JLK : - J’ai été un lecteur du Canard enchaînédepuis l’âge de 14 ans et ne renie rien des mes indignations, mais la délation est autre chose, et j’en donne des exemples précis…

    L.M : - Vous rappelez le sort subi par votre ami Dimitrijevic, dont vous ne partagiez pas pour autant la passion nationaliste…

    JLK : - Je me suis éloigné de Dimitri pendant quinze ans, mais jamais ne l’ai dénoncé dans mon journal, et ce sont des raisons humaines bien plus que politiques qui m’ont éloigné de lui. En revanche, j’ai trouvé infâme l’attitude de certains, à commencer par le littérateur Yves Laplace, dans un livre hideux, qui l’a accablé et a vilipendé L’Âge d’Homme en se la jouant justicier vertueux. Par ailleurs, il est très intéressant de voir, à ces moments-là, le délateur sortir du bois – on en apprend alors un peu plus sur l’abjection humaine.

    L.M. Vous citez aussi le cas étonnant du cinéaste Fernand Melgar traîné dans la boue par « la profession » alors qu’il dénonçait lui-même les dealers de rue à Lausanne…

    JLK : - On peut discuter de la façon un peu maladroite de Melgar de s’en prendre sur Facebook, avec des images non floutées, aux dealers illico assimilés à des victimes par les nouveaux bien pensants, et j’ai trouvé répugnante la lettre collective le dénonçant, mais un autre procès, non moins ignoble, lui avait été intenté au festival de Locarno quelques années plus tôt par le président portugais du jury Paulo Branco - la vertu socialisante incarnée , qui avait taxé son film Vol spéciald’ouvrage fasciste au motif qu’il ne dénonçait pas assez les petits fonctionnaire suisses chargés d’encadrer les requérants d’asile déboutés. Il va de soi que le film en question n’est en rien fasciste, mais Branco illustrait parfaitement les relents de stalinisme de sa génération… Tout ça fait mal quand on pense que Melgar est l’un de nos cinéastes qui documente la réalité d notre pays avec le plus d’attention et non sans sensibilité plutôt « de gauche »…

    L.M : - Vous abordez aussi, sans trop vous y attarder, à la vague de dénonciations découlant de l’abus sexuel, et là encore vous y allez d’anecdotes personnelles…  

    JLK : - De fait, je me sens pas du tout à l’aise dans ce qui se veut un immense et salutaire débat, et je comprends tout à fait que nos filles abondent dans les sens des indignées pour les motifs qu’on sait ;  j’évoque d’ailleurs en passant le classique épisode de l’adolescent mignon pris en auto-stop par un adulte barbu et couillu qui lui   fait des propositions, puisque je l’ai vécu,   ou cet épisode familial qui nous a forcés à traîner un abuseur caractérisé au procès où il a écopé de quatre ans de prison, mais je me méfie des grand mouvements de vertu collectifs, des gesticulations dans un sens ou l’autre, de l’utilisation opportuniste de ces nobles causes et de tout ce que camoufle ce vertueux combat en matière de ressentiment ou de vengeance. Je ne sais pas… J’ai lu il y a quelque temps Mon père, je vous pardonne, le témoignage de Daniel Pittet qui, enfant de chœur issu de famille défavorisée, se faisait violer quatre ans durant par le curé Joël Allaz de si bonne réputation, et le fait est  que Daniel Pittet a dénoncé et fait reconnaître d’autres crimes trop souvent enterrés, et comment le lui reprocher ? Cependant je persiste à croire que la délation est autre chose, et la figure humaine du corbeau me reste odieuse, allez savoir pourquoi…

    L.M. Ne comptez pas sur moi pour vous répondre, caro, et reprenons donc plutôt un verre de cet excellent Brunello di Montalcino…

     

    1. Nous sommes tous des poètes numériques

     Livia Mattei : - Il me semble ressentir, dans ce chapitre où vous en prenez à la banalisation de la poésie, autant qu’à ses aspects guindés voire prétentieux, une implication très personnelle, voire affective, de votre part…

    JLK : - Je tiens en effet à ce chapitre plus qu’à tous les autres, qui achoppe au  noyau de la littérature de tous les temps et de partout, d’abord à l’oral puis à l’écrit. Je me suis adonné sans conseil ni pression de quiconque, entre l’âge de 13 et de 15 ans environ, à l’exercice d’apprendre par cœur des milliers de vers dont j’empruntais le contenu à une vaste anthologie de la Guilde du livre trouvée dans la bibliothèque paternelle, avec une préférence marquée pour la poésie imprégnée de sentiments délicats de Verlaine et de Musset, tous deux musiciens de la langue s’il en fut, mais aussi de Baudelaire et avant lui du sommital Victor Hugo dont Audiberti affirme qu’après lui plus grand chose ne résiste, et des choses d’Apollinaire ou plus longues de Saint-John -Perse dont ce vers qui ne veut rien dire me reste en mémoire : « Les spasmes de l’éclair sont pour le ravissement des princes en Tauride…

    - Vous écriviez-vous-même de la poésie ?

    JLK : - Non, du tout, ou alors plus tard, quand je me suis passionné pour l’œuvre de René Char, très riche elle aussi en beaux morceaux obscurs, sinon macaroniques voire incompréhensibles à la façon surréaliste, dont je retenais surtout la sensualité tellurique et les aphorismes tranchants ou lumineux, à quoi je m’essayais à mon tour. Entretemps j’avais oublié tout ce que j’avais appris par cœur, mais l’attention la plus vive à la matière et à la musicalité de la langue m’est restée, ressurgie quand j’ai découvert le lyrisme inouï d’un Charles-Albert Cingria, qui n’a pas pondu le moindre vers mais qui écrit et décrit le monde en poète inspiré, en rupture instinctive avec le « voulu poétique »…

    L.M. – Le Printemps de la Poésie, que vous attaquez immédiatement dans ce chapitre, c’est du « voulu poétique » ?

    JLK. -C’est forcément du « voulu poétique » à partir du moment où l’institution plus ou moins étatique s’impose en subventionnant toute sorte d’actions visant à visibiliser du « voulu poétique » sur les murs de Paris ou dans les couloirs des piscines de province, et je brocarde immédiatement l’Université de Lausanne qui fait de son Printemps de la poésie une opération marketing avec cheffe de projet et flopée d’« events ».

    L.M. :-Vous êtes contre la popularisation de la poésie ?

    JLK : - Pas du tout, au contraire, mais le « voulu poétique » est le contraire de la poésie, tant au dévaloir quotidien des réseaux sociaux où le moindre coucher de soleil et le moindre état d’âme font ruisseler les sentiments sentimentaux de pacotille, qu’au pinacle de la prétention « poéticienne ». Il existe en effet, ma chère Livia, dans les universités en train de « réseauter » la poésie du monde entier, des unités, voire des pôles de « poéticiennes » et de « poéticiens » qui se prennent très au sérieux – et j’évoque la terrible gravité d’un de ces « poéticiens», du nom de Philippe Beck, ponte respecté de l’institution littéraire française au plus haut niveau et dont je détaille les perles du recueil intitulé Dans de la nature, d’une prétention pseudo-novatrice et d’une nullité musicale confinant au plus haut comique. D’un côté, vous avez donc le « voulu poétique » affligeant du tout-venant numérique, et de l’autre celui des élites se congratulant entre « frères » et « sœurs » de la congrégation poétique où, soit dit en passant, les faux modestes et les vrais teigneux s’affrontent plus fielleusement que dans aucune autre sphère du milieu littéraire.

    L.M. : - Mais là encore, carissimo, vous ne vous en tenez pas aux piques, puisque la vraie poésie vous tient à cœur…

    JLK : - Je ne sais pas plus que vous ce qu’est exactement la « vraie poésie », mais je sais distinguer, je crois, ce qui n’en est pas.  Je cite, à ce propos, un extrait d’un essai d’Adam Zagajewski, poète polonais qui est de de ceux aujourd’hui qui me touchent le plus, et qui formule la même perplexité. Je cite aussi le pamphlet de Gombrowicz Contre la poésie, qui sait lui aussi ce qui n’est pas de la poésie mais dont je crains qu’il ne m’apprenne rien de bien intéressant sur la « vraie » poésie, au contraire d’un Mandelstam ou d’un Brodsky, d’un Yves Bonnefoy ou d’un Claudel qui sont à la fois poètes et penseurs de la poésie sans poser aux « poéticiens ».  

    L.M. : La poésie est-elle traduisible ? Vous citez un poème de Zagajewski traduit en italien, puis un autre en français. Pensez-vous que l’un ou l’autre restituent la version polonaise ?

    JLK : - Probablement pas, mais ce que me disent ces poèmes traduits me touche plus que d’innombrables poèmes composés en vers libres ou réguliers français, et je lis le Canzoniere d’Umberto Saba, votre voisin triestin, dans sa jolie version manuscrite italienne avant de consulter la traduction française pour corriger ou compléter  le texte dont j’ai goûté la musique sans percevoir mainte nuances et détails. 

    L.M. - Que pensez-vous de l’appréciation d’un Michel Houellebecq, qui prétend que la poésie de Prévert est d’un « con ».

    JLK : - Je pense que c’est le jugement d’un occasionnel imbécile, lui-même très mauvais poète et jugeant Prévert sous l’aspect de son petit message anar plus que de son lyrisme réel. Houellebecq intronisé dans la collection Poésie de Gallimard, c’est de la pure foutaise, même si quelques-unes de ses strophes ont un certain charme déglingué à la Bukowski, ceci dit je trouve que les romans de l’amer Michel découlent bel et bien d’une certaine « poétique », qi n’a rien précisément de « voulu poétique »…

    L.M. - Voulez vous enfin, à l’heure du limoncello. Nous citer ce que vous tenez pour un beau poème. 

    JLK. Mais bien volontiers, et je le cite d’ailleurs in extenso dans la foulée de mon libelle, que j’emprunte au très pur et très nervalien  poète romand Edmond-Henri Crisinel, et qui s’intitule La Folle.    

     

    « Elle a les cheveux blancs, très blancs. Elle est jolie
    Encore, dans sa robe aux chiffons de couleur.
    Elle emporte, en passant, des branches qu’elle oublie :
    Les jardins sont absents et morte est la douleur.
    Elle a des yeux d’enfant qui reflètent les jours,
    eaux transparente où passe et repasse une fuite.
    Sa sagesse est donnée avec des mots sans suite. 
    Des mots divins qui vont mourir dans le vent lourd ».

     

    1. Nous sommes tous des zombies sympas

    Livia Mattei : - Le dernier chapitre de votre libelle achoppe, plus encore que les précédents, aux pires aspects de la crétinisation contemporaine, du feuilleton des Kardashian  aux expositions « artistiques » de cadavres plastinés importés de Chine, entre beaucoup d’autres exemples. Cependant, comme votre concept du « Chinois virtuel », vos « zombies » englobent une humanité en déroute qui ne se borne pas aux « freaks » du cinéma américain...

    JLK :-  Le premier titre du libelle était « Nous sommes tous des génies sympas », par allusion à l’idéologie du tout-culturel chère à Jack Lang, notamment, qui proclamait que tout un chacun est un Rimbaud ou un Mozart en puissance et que le street artdes tags vaut bien les fresques de la Renaissance.  Puis, en me rappelant la jeunesse californienne dorée et dévertébrée que décrit Bret Easton Ellis dans un recueil de nouvelles paru en français sous le titre de Zombies, précisément, alors que le titre anglais était The Informers- et cela tombait au moment où je lisais l’espèce de journal rétrospectif autocritique de White, du même « auteur culte », qui disait en interview que les vrais maîtres d la Maison-Blanche étaient actuellement le clan glamour des Kardashian, milliardaires par excellence de l’empire du vide -, ainsi me suis-je dit que l’image du mort-vivant « sympa » serait mieux appropriée à l’évocation d’une humanité en voie de déshumanisation qu’une «star » de la philosophe américaine se félicite de voir accéder au stade suprême de l’épanouissement « naturel » sous forme de compost…

    L.M. : Vous achoppez au pire de la culture américaine, mais aussi au meilleur…

    JLK : - J’ai cité la géniale Annie Dillard dès le premier chapitre du libelle, et ce n’est pas pour me faire bien voir des néo-féministes d’outre-Atlantique, dont je ne sais d’ailleurs ce qu’elles pensent de cette étrange paroissienne imprégnée par la lecture d’Emerson et des hassidim, de Teilhard de Chardin et des traités de sciences naturelles, sans parler de ses multiples explorations personnelles aux quatre coins du monde. Ce dont je suis sûr est que la pensée d’Annie Dillard – et quand je dis pensée j‘englobe son écriture hautement poétique, ses récits de voyages et ses méditations, ses romans et ses observations sur toutes choses - est à mes yeux, aujourd’hui, l’une des plus vivifiantes et je dirai même l’une des plus belles, comme je  le dirai à propos de la pensée et de l’écriture de Cristina Campo que Pierre-Guillaume m’a fait découvrir récemment et à laquelle j’ai aussitôt adhéré: la pensée est portée par la beauté.  

    L.M.- Vous ne vous réclamez d’aucun système philosophique ?

    JLK :Hélas, dès que je perçois le système, j’ai la même réaction de rejet qu’envers l’idéologique : je décline poliment. Cela m’est même arrivé avec un penseur que j’estime du premier rang, à savoir René Girard, dont la théorie relative au mimétisme devient parfois trop systématique, comme je le regrette en lisant la suite de ses essais sur Shakespeare, dans Les feux de l’envie,si passionnant au demeurant. Mes philosophes sont tous des écrivains, et mes penseurs à peu près tous des poètes, de Pascal à Chestov, de Montaigne à Rozanov, ou de Sénèque à cet étonnant brasse-tout de Peter Sloterdijk, de Witkiewicz le catastrophiste à Cingria le psalmiste. Et la perception du monde d’un Tchekhov ou d’un Jules Renard, et leur simplicité toute limpide d’expression, m’ont accompagné dès mes 18 ans alors que l’étudiant raté que j’ai été bâillait aux explications du prof husserlien qui nous chantait de l’Hegel ou de l’Heidegger…

    L.M. – Vous vous flattez, cabotin que vous êtes, de n’être titré que de votre université buissonnière, mais ce dernier chapitre accorde un place notable au Sorbonnard Jean-François Braunstein, auteur de La Philosophie devenue folle paru à la fin de l’an dernier…

    JLK : J’ai reconnu en Jean-François Braunstein un honnête homme au sens le plus élevé, un prof comme j’eusse aimé en avoir à vingt ans au lieu des bonnets de nuit que j’ai subis ( ou bien apprendre la philo avec un Bachelard, un Jankélévitch ou un Gilson…), je l’ai d’abord rencontré en 3 D chez Yushi, à la table de Roland, ce venu par la suite un ami épistolaire après lecture et présentation de son ouvrage, mais mon enthousiasme n’a rien à voir avec du copinage : sa présentation polémique des dérives mortifères de la philosophie américaine et du nivellisme qu’elle opère au niveau des genres et des gens confrontés à la vie ou à la mort, est des plus toniques. Je ne connaissais mal ou que de loin les théories « starisées » d’un Peter Money, gourou délirant se faisant le chantre « scientifique » de la « pédophilie douce » et de « l’inceste consenti », ou d’une Donna Haraway flanquée de sa chienne Cheyenne qui m’a rappelé les dérives parascientifiques ou pseudo-mystiques d’un Philip K. Dick, et je sais donc gré à notre ami de nous avoir éclairés sur ces diverses théories qui me semblent préfigurer le monde nivelé des zombies… Il me suffit par ailleurs de lire trois pages de Judith Butler, une autre de ses cibles, dont l’écriture est un aussi illisible salmigondis que  celle d’un Bourdieu dans ses Méditations pascaliennes,pour m’en détourner autant que des absurdes excès « animalitaires » d’un Peter Singer… 

    L.M. : Quel rapport avec les Kardashian ?

    JLK :À mes yeux bien plus profond qu’on ne croirait, s’agissant d’une sorte de fuite de la vraie Réalité, à la fois mortelle et immortelle. Chez les Kardashian mondiaux je sens le zombie transhumaniste, comme dans les contes de fées flapies de la vieille Barbie  Donna Harraway je constate que le survivant est une tautologie. Sacraliser notre compost est la négation même de toute poésie, qui m’horrifie plus encore que la vision des sorcières botoxées du clan Kardashian devenu le clan des pilleurs de tombeaux de partout aux lèvres dégoulinantes de pétrole.

    L.M. - La poésie serait alors le contre-poison, plus que la philosophie ?

    JLK : - À condition de ne pas « poétiser » la réalité. Ludwig Hohl, génie suisse allemand mal embouché et peu porté à dorer la pilule, affirme que « Celui qui n’a pas vu qu’il est immortel n’a pas droit à la parole », et je trouve le même genre de paradoxes apparents chez une Simone Weil, dans La Pesanteur et la grâce, ou dans cette autre suite  d’essais d’Adam Zagajeski intitulée La Trahison et qui postule en passant que nous sommes tous, de naissance, des traîtres à notre vocation, laquelle est de ne rien faire d’autre que de  renaître  tous les matins et ressusciter comme si c’était Pâques, et c’est en effet Pâques tous les matins au ciel de la poésie, n’est-ce pas Livia ?

  • Ceux qui sont à la coule

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    Celui qui prend des nouvelles de la clairière / Celle qui laisse la radio allumée pour le chien /Ceux qui sont tellement informés qu' ils en deviennent informes  / Celui qui ne s'intéresse aux faits divers que pour en faire diverses listes / Celle qui a pris l'autre chemin sans donner de nouvelles / Ceux qui voulant tout savoir n'apprennent rien / Celui qui classe les dépêches par nombre de morts / Celle qui sait ce qu'entendait Voltaire en écrivant qu'il faut cultiver son jardin / Ceux qui notent tout ce qui échappe aux médias / Celui qui écrit que Michael Lonsdale a en lui "une espèce d'épaisseur de brouillard" / Celle qui a participé à la bousculade des colloques puis est devenue plus intelligente / Ceux qui ont entendu parler de L'évolution créatrice par leurs pères et de L'Archéologie dusavoir  à la disco / Celui qui absorbe tout et mérite par conséquent le surnom de Buvard que lui donne son ami Péluchet / Celle qui crache sur l'institution qui l'a nommée institutrice en matière de savoir non-institutionnel / Ceux qui citent Michel Foucaut pour "faire bien" et se montrer solidaires tant qu'à faire des déviants sans dévier pour autant de leur plan de carrière au contraire /Celui qui constate que le nouvel ordre moral de l'Entreprise suppose une contestation radicale de l'ordre établi sauf dans l'Entreprise / Celle qui s'est fait respecter de la gauche autant que de la droite en tant que dépositaire du secret de la crème Soubise / Ceux qu'on dit têtes de gondoles sans rire / Celui qui se rappelle le mot de Bernanos selon lequel "chaque époque a ses flatteurs" et se pique de les identifier sans les flatter / Celle qui dénonce le soft goulague de son éducation catholique dans une famille écrasante d'affection au motif que ses étudiants attendent d'elle une position radicale au niveau du rejet des vieilles structures enfin tu vois le genre de fille hyper libérée et tout ça  / Ceux qui fontl a UNE des supléments spéciaux du prêt-à-penser / Celui qui va vers l’amputation d’un pas résigné / Celle qui préfère les Brésiliens fessus / Ceux qui ont plus souffert sous la surveillance des chiennes de garde du Politiquement Correct que sous Ponce Pilate / Celui qui change l’eau des poissons qu’il met à bouillir pour la tisane de Maman Sirène / Celle qui a le délire joyce / Ceux qui n’ont jamais pris très au sérieux le petit Marcel comme ce fut le cas de sa Maman d’où ce gros machin compulsif qu’on appelle La Recherche/ Celui qui fait courir le bruit que ce n’est pas Houellebecq mais Beigbeder qui écrit les romances de Marc Levy / Celle qui écrit des poèmes minimalistes sous le pseudo de Julie Derrida / Ceux qui considèrent l’évolution de l’art contemporain comme une illustration de la théorie négentropique du fils illégitime de Kurt Vonnegut hélas happé trop jeune par un courant d’air de l’Espace/Temps, etc.               

    Peinture: Stanislaw Ignacy Witkiewicz

  • D'un lecteur l'autre

    À propos de L’échappée libre. Feuilleton critique.

     

    512.jpgPar Jean-Michel Olivier, écrivain.

     

    1.  Du journal au carnet

    L’entreprise monumentale de Jean-Louis Kuffer, écrivain, journaliste, chroniqueur littéraire à  24Heures,commence avec ses Passions partagées (lectures du monde 1973-1992), se poursuit avec la magnifique Ambassade du papillon (1993-1999), puis avec ses Chemins de traverse (2000-2005), puis avec ses Riches Heures (2005-2008) pour arriver à cette Échappée libre (2008-2013) qui vient de paraître aux éditions l’Âge d’Homme. Indispensable…

     

    Echappéejlk01.jpgCe monument de près de 2500 pages est unique en son genre, non seulement dans la littérature romande, mais aussi dans la littérature française (il faudrait dire : francophone). Il se rapproche du journal d’un Paul Léautaud ou d’un Jules Renard, mais il est, à mon sens, encore plus que cela. Il ne s’agit pas seulement, pour l'écrivain, de consigner au jour le jour des impressions delecture, des états d’âme, des réflexions sur l’air du temps, mais bien de construire le socle sur lequel reposera sa vie.

     

    À la base de tout, il y a les carnets, « ma basse continue, la souche et le tronc d’où relancer tous autres rameaux et ramilles. »

    Ces carnets, toujours écrits à l’encre verte et souvent enluminés de dessins ou d’aquarelles, comme les manuscrits du Moyen Âge, qui frappent par leur aspect monumental, sont aussi le meilleur document sur la vie littéraire de ces quarante dernières années : une lecture du monde sans cesse en mouvement et en bouleversement, subjective, passionnée, emphatique. 

     

    2. Une passion éperdue

    Ces carnets se déploient sur plusieurs axes : lectures, rencontres, voyages,écriture, chant du monde, découvertes.

    Les lectures, tout d’abord : une passion éperdue.

    Personne, à ma connaissance, ne peut rivaliser avec JLK (à part, peut-être, Claude Frochaux) dans la gloutonnerie, l’appétit de lecture, la soif de nouveauté, la quête d’une nouvelle voix ou d’une nouvelle plume ! Dans L’Échappée libre, tout commence en douceur, classiquement, si j’ose dire, par Proust et Dostoïevski, qu’encadre l’évocation touchante du père de JLK, puis de sa mère, donnant naissance aux germes d’un beau récit, très proustien, L’Enfantprodigue (paru en 2011 aux éditions d’Autre Part de Pascal Rebetez). On le voit tout de suite : l’écriture (ou la littérature) n’est pas séparée de la vie courante : au contraire, elle en est le pain quotidien. Elle nourrit la vie qui la nourrit.

    Dans ses lectures, JLK ne cherche pas la connivence ou l’identité de vuesavec l’auteur qu’il lit, plume en main, et commente scrupuleusement dans ses carnets, mais la correspondance.C’est ce qu’il trouve chez Dostoiëvski, comme chez Witkiewicz, chez Thierry Vernet comme chez Houellebecq ou Sollers (parfois). Souvent, il trouve cette correspondance chez un peintre, comme Nicolas de Stäël, par exemple. 

    2548761045-1.jpegOu encore, au sens propre du terme, dans les lettres échangées avec Pascal Janovjak, jeune écrivain installé à Ramallah, en Palestine. La correspondance,ici, suppose la distance et l’absence de l’autre — à l’origine, peut-être, de toute écriture.

     

    De la Désirade, d’où il a une vue plongeante sur le lac et les montagnes de Savoie, JLK scrute le monde à travers ses lectures. Il lit et relit sans cesse ses livres de chevet, en quête d’un sens à construire, d’une couleur à trouver,d’une musique à jouer. Car il y a dans ses carnets des passages purement musicaux où les mots chantent la beauté du monde ou la chaleur de l’amitié.

     

    Un exemple parmi cent : « Donc tout passe et pourtant je m’accroche,j’en rêve encore, je n’ai jamais décroché : je rajeunis d’ailleurs à vue d’œil quand me vient une phrase bien bandante et sanglée et cinglante — et c’est reparti pour un Rigodon.. On ergote sur le style, mais je demandeà voir : je demande à le vivre et le revivre à tout moment ressuscité, vu que c’est par là que la mémoire revit et ressuscite — c’est affaire de souffle et de rythme et de ligne et de galbe, enfin de tout ce qu’on appelle musique et qui danse et qui pense. »

     

    3. Aller à la rencontre

    Lire, c’est aller à la rencontre de l’autre. Peu importent sa voix ou son visage, que la plupart du temps nous ne connaissonspas. Les mots que nous lisons dessinent un corps, un regard singulier, une présence qui s’imposent à nous au fil des pages. Et la plupart du temps, c’est suffisant…

     

    Mais JLK est un homme curieux. Il dévore les livres,toujours en quête de nouvelles voix, passe son temps à s’expliquer avec ces fantômes vivants que sont les écrivains. Souvent, il veut aller plus loin. C’est ainsi qu’il part à la rencontre du cinéaste Alain Cavalier ou du poète italien Guido Ceronetti. Et la rencontre, à chaque fois, est un miracle. Correspondance à nouveau. Porosité des êtres qui se comprennent sans se vampiriser. JLK n’a pas son pareil pour nous faire partager, par l’écriture, ces moments de grâce.

     

    Unknown-1.jpegDans L’Ambassade du papillon et dans Les Passions partagées, il y avait les figures puissantes (et parfois envahissantes) de Maître Jacques (Chessex) et de Dimitri(l’éditeur Vladimir Dimitrijevic, , deux personnages centraux de la vie littéraire de Suisse romande. L’Échappée libre s’ouvre sur les retrouvailles avec Dimitri, l’ami perdu pendant quinze ans.

    Retrouvailles à la fois émotionnelles et difficiles, car le temps n’efface pas les blessures. Pourtant, JLK ne ferme jamais la porte aux amis d’autrefois et le pardon trouve toujours grâce à ses yeux. Brèves retrouvailles, puisque Dimitri se tuera dans un accident de voiture en 2011 avant que JLK ait pu vraiment s’expliquer avec lui. Mais pouvait-on s’expliquer avec le vif-argent Dimitri, dont la mort fut aussi dramatique que sa vie fut aventureuse ?

    D’autres morts jalonnent L’Échappée libre :Maurice Chappaz, Jean Vuilleumier, Gaston Cherpillod, Georges Haldas. Un âged’or de la littérature romande. À ce propos, les hommages que JLK rend à ces grands écrivains (trop vite oubliés) sont remarquables par leur érudition, leur sensibilité et leur intelligence. Et toujours cette empathie pour l’homme etl’œuvre, à ses yeux indissociables. 

     

    4. Les secousses du voyage

    Sans être un bourlingueur sans feu ni lieu (il est trop attaché à son nidd’aigle de la Désirade et à sa bonne amie), JLK parcourt le monde un livre à lamain. C’est pour porter la bonne parole littéraire : conférences sur Maître Jacques en Grèce ou en Slovaquie, congrès sur la francophonie au Congo,voyage en Italie pour rencontrer Anne-Marie Jaton, prof de littérature à l’Université de Pise, escapade en Tunisie avec le compère Rafik ben Salah, pour juger, de visu, des progrès du prétendu « Printemps arabe ». JLK voyagepour s'échapper, mais aussi pour aller à la rencontre des autres…

    Chaque voyage provoque des secousses et des bouleversements, et JLK n’en revient pas indemne.

     

    En allant au Portugal, par exemple, JLK se plonge dans un roman suisse à succès, Train de nuit pour Lisbonne de Pascal Mercier, qui lui ouvre littéralement les portes de la ville.

     

    Sitôt arrivé, il y retrouve le fantôme de Pessoa et les jardins embaumés d’acacias chers à Antonio Tabucchi. La vie et la littérature ne font qu’une. Les frontières sont poreuses entre le rêve et la réalité.

    Au retour, « le cœur léger, mais la carcasse un peu pesante », son escapade lusitanienne lui aura redonné le goût (et la force) de se mettre à sa table detravail. Car JLK travaille comme un nègre. Carnets, chroniques, « fusées » ou «épiphanies » à la manière de Joyce. Mais aussi le roman, toujours en chantier, le grand roman de la mémoire et de l’enfance qui hante l’auteur depuis toujours.

     

    « La mémoire de l’enfance est une étrange machine, qui diffuse si longtempset si profondément, tant d’années après et comme en crescendo, à partir defaits bien minimes, tant d’images et de sentiments se constituant en légendeset se parant de quelle aura poétique. Moi qui regimbais, qui n’aimais guère cesséjours chez ces vieilles gens austères de Lucerne, qui m’ennuyais si terriblement lorsque je me retrouvais seul dans ce pays dont je refusais d’apprendre la langue affreuse, c’est bien là-bas que j’ai puisé la matière première d’une espèce de géopoétique qui m’attache en profondeur à cette Suisse dont par tant d’autres aspects je me sens étranger, voire hostile. »

     

    Ce grand livre de la mémoire et des premières émotions, JLK le remetplusieurs fois sur le métier. Il s’appelle L’Enfant prodigue**, et le lecteur participe à chaque phase de son écriture, joyeuse ou tourmentée,exaltée ou empreinte de découragement. JLK nous raconte également lespéripéties de la publication de ce récit aux couleurs proustiennes, en un temps très peu proustien, assurément, obsédé de vitesse et de rentabilité.

     

    À ce propos, JLK rend compte avec justesse des livres, souvent remarquables, qui, pour une raison obscure, passent à côté de leur époque.Claude Delarue et son Bel obèse, par exemple. Ou les romand d’AlainGerber. Ou même la poésie cristalline d’un Maurice Chappaz. Sans parler d’unVuilleumier doux-amer. Ou d’un Charles-Albert Cingria, trop peu lu, qui restepour JLK une figure tutélaire : le patron.

     

    5. Suite et fin

    Cette brève plongée dans L’Échappée libre serait très incomplète si je ne mentionnais l’insatiable curiosité de l’auteur, vampire avéré, pour les nouvelles voix de la littérature — et en particulier la littérature romande.

    Même s’il n’est pas le premier à découvrir le talent de Quentin Mouron, il est tout de suite impressionné par cette écriture qui frappe au cœur et aux tripes dans son premier roman Au point d’effusion des égouts*. Oui, c’est un écrivain, dont on peut attendre beaucoup. De même, il vantera bien vite les mérites d’un faux polar, très bien construit, qui connaîtra un certain succès : La Vérité sur l’affaire Harry Québert**, d’un jeune Genevois de 27 ans, Joël Dicker. JLK aime allumer les mèches de bombes à retardement qui parfois font beaucoup de bruit…

    On peut citer encore d’autres auteurs que JLK décrypte et célèbre à sa manière : Jérôme Meizoz, Douna Loup ou encore Max Lobe, extraordinaire conteur des sagas africaines.DownloadedFile-3.jpeg Toujours à l’affût, JLK est le contraire des éteignoirs qui règnent dans la presse romande, prompts à étouffer toute étincelle, tout début d’enthousiasme, et qui sévissent dans Le Temps ou dans les radios publiques. Même s’il se fait traiter de « fainéant » par un journaliste deL’Hebdo (comment peut-on écrire une ânerie pareille ?), JLK demeure la mémoire vivante de la littérature de ce pays, une mémoire sélective, certes, partiale, toujours guidée par sa passion des nouvelles voix, mais une mémoire singulière, jalouse de son indépendante.

    Si cette belle Échappée libre s’ouvrait sur l’évocation du père et de la mère de l’auteur (sans oublier la marraine de Lucerne, berceau de la mémoire) et les retrouvailles émouvantes avec le barbare Dimitri, le livre s’achève sur la venue des anges. Une cohorte d’anges. images-3.jpegCes messagers de bonnes ou de mauvaises nouvelles, incarnés par les écrivains qui comptent, aux yeux de JLK, comme le singulier et intense Philippe Rahmy, « l’ange de verre », dont le dernier livre, Béton armé,qui promène le lecteur dans la ville fascinante de Shanghai, est une grâce.

    Dans ce désir des anges, qui marque de son empreinte la fin de cette lecture du monde, on croise bien sûr Wim Wenders et Peter Falk. On sent l’auteur préoccupé par ce dernier message qu’apporte l’ange pendant son sommeil. Message toujours à déchiffrer. Non pas parce qu’il est crypté ou réservé aux initiés d’une secte, mais parce que nous ne savons pas le lire.

    Lire le monde, dans ses énigmes et sa splendeur, pour le comprendre et le faire partager, telle est l’ambition de JLK. Cela veut dire aussi : trouver sa place et son bonheur non seulement dans les livres (on est très loin, ici, d’une quelconque Tour d’Ivoire), mais dans le monde réel, les temps qui courent, l’amour de sa bonne amie et de ses filles.

    Et les livres, quelquefois, nous aident à trouver notre place…

    L’Échappée libre commence le premier jour de l’an 2008 ; et il s’achève le 30 juin 2013. Évocation des morts au commencement du livre et adresse aux vivants à la fin sous la forme d’une prière à « l’enfant qui  vient ». Cet enfant a le visage malicieux de Declan, fils d’Andonia Dimitrijevic et petit-fils de Vladimir. C’est un enfant porteur de joie — l’ange qu’annonçait la fin du livre. « Tu vas nous apprendre beaucoup, l’enfant, sans t’en douter, Ta joie a été la nôtre, dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie. »

    Toujours, chez JLK, ce désir de transmettre le feu sacré des livres !

    DownloadedFile-4.jpegChaque livre est une Odyssée qui raconte les déboires et les mille détours d’un homme exilé de chez lui et en quête d’une patrie — qui est la langue. L’Échappée libreexplore le monde et le déchiffre comme si c’était un livre. L’auteur part de la Désirade pour mieux y revenir, comme Ulysse, après tant de pérégrinations, retrouve Ithaque.

    Il y a du pèlerin chez JLK, chercheur de sens comme on dit chercheur d’or.Une quête jamais achevée. Un Graal à trouver dans les livres, mais aussi dans le monde dont la beauté nous brûle les yeux à chaque instant. 

    * Quentin Mouron, Au point d'effusion des égouts, Olivier Morattel éditeur, 2012.

    ** Joël Dicker, La Vérité sur l'affaire Harry Québert, de Fallois-l'Âge d'Homme, 2012. 

    Cette suite de séquences critique se retrouve sur le blog personnel de Jean-Michel Olivier, observateur de la comédie romande: http://jmolivier.blog.tdg.ch/

     

  • Mémoire des anges

     

     Angelito1.jpg

     

     ANGELUS NOVUS. - Tout entretien  sur les anges paraît une lubie frivole en ces temps de plat utilitarisme où la futilité massive, précisément, fausse tous les critères. Il est vrai que l'ange paraît s'éloigner de ce monde, comme l'avait conclu Walter Benjamn au terme de sa traversée des enfers du XXe siècle, mais la figure même de ce penseur étrange, épars, à la fois incarné et désincarné, et prenant beaucoup sur lui de l'égarement du monde, laisse bel et bien, à son lecteur d'aujourd'hui, le sentiment diffus et lancinant qu'un ange a passé.

     

    Benjamin12.jpgWalter Benjamin appelait de ses voeux cet Angelus novus dont l'effigie, signée Paul Klee ne l'a jamais quitté, mais son propre angélisme sans rien d'angélique au sens commun, est ailleurs: dans la fuite, la perte et la douleur liée à celles-ci, et le surcroît de présence réelle que cela lui donne à nos yeux en dépit de son constat désespéré.

             

    DIVAGATION.  -  Je passe, aujourd'hui, le cap des soixante-six ans. Deux fois l'âge du Christ. Un an de plus que Faulkner à sa mort. Un de moins que mon père et que Céline à la leur. Onze de plus que mon frère. Trois de moins que Ramuz. Simone Weil meurt à 34 ans. Che Guevara à 39 ans. Tolstoï à 82 ans. Tchékhov à 44 ans. Dostoïevski à 60 ans pile. Mon grand-père paternel à 71 ans, mon autre grand-mère à 90 ans. Ceci noté juste par curiosité. Ma bonne amie, à qui je fais part de cette liste, trouve cela déprimant. Moi pas du tout, au contraire.

                                                            (À La Désirade, ce vendredi 14 juin)

     

    Ange.jpgLE DESIR DES ANGES . - Si la discussion sur le sexe des anges paraît vaine, la question du désir reste très riche de sens et de sensations à leur évocation puisqu'ils en sont l'incarnation désincarnée mais hyper-consciente, où cohabitent l'innocence candide d'avant le sang et le sperme, et la mélancolie de l'âge.

    L'ange en manteau de pluie Columbo, dans Les ailes du désir, figure bien cette incarnation désincarnée, qui traverse les scènes de crime de l'Histoire avec l'air pensif de celui que la découverte du coupable ne fera jamais triompher.

    Surtout je revois Bruno Ganz, dans le taxi du même film, murmurant à son compagnon de mission sur terre: " C'est extraordinaire de n'être qu'un esprit et de témoigner pour l'éternité de tout ce qui a trait à la spiritualité de chaque mortel. Mais parfois moi je me sens fatigué de n'être  qu'un esprit, j'aimerais que ce survol éternel se termine enfin. J'aimerais sentir en moi un poids. Sentir que cette densité abolit l'illimité, me rattache au monde terrestre. J'aimerais à chaque pas, à chaque coup de vent, pouvoir dire: "et maintenant, et maintenant, et maintenant, au lieu de dire "depuis toujours" ou "à jamais". S'asseoir à une table ou des personnes jouent aux cartes, pour être salué d'un simple geste amical. Lorsqu'il nous arrive parfois de prendre part nous ne faisons que simuler. Dans ce combat en pleine nuit, on a fait semblant, on a simulé une luxation de la hanche, comme on feint d'attraper le poisson avec eux, comme on feint de s'asseoir à la table où ils sont assis, de boire ou de manger en leur compagnie, quand on fait rôtir les agneaux, quand on sert du vin dans les tente du désert,  enfin, on simule"...

    Celui qui demande son âge au Temps / Celle qui demande l’heure au Tage / Ceux qui se sentent otages du Temps mais c’est peut-être l’âge, etc.

     Bacon.jpgÀ LA MORT, À LA VIE. - À l'angélisme béat, voire inepte, limite obscène (genre "nos petits anges" des mères couveuses) de l'imagerie sulpicienne, s'oppose évidemment le fracas du monde, de corridas en crucifixions, dont la peinture de Francis Bacon tire sa dramaturgie sanglante et féerique à la fois. Or Bacon relève lui aussi, je crois, de cette angéologie poétique, en sa face sombre, qui a succédé à l'angéologie dogmatique voire militaire des Docteurs ès théologie et autres visionnaires mystiques tels Jacob Boehme ou Angelus Silesius.

    Francis Bacon entre en peinture avec une crucifixion blasphématoire (une espèce de spectre blanc de volaille clouée, datant de 1933) qui prélude à son émancipation d'avec son mentor de l'époque, le peintre Roy de Maistre, bientôt rallié au catholicisme traditionnel. Par la suite, l'ange de la mort ne cessera de danser autour de la chaise électrique sur laquelle Bacon assied ses modèles, souvent très beaux selon le canon conventionnel, pour en tirer des figures déformées voire monstrueuses sur fond de couleurs extatiques.

    Soutter7.JPGLe même ange de la mort patrouille aux horizons du Voyage au bout de la nuit de Céline, scellant la même beauté noire et le même caractère électrique de sa prose. Enfin, chez Louis Soutter, l'ange des douleurs est partout.

     

     GATSBY. - Il ne m'a fallu que le retour à quelques pages du Great Gatsby pour me rappeler cette évidence: que ce qui nous touche vraiment en littérature, et donc dans la vie, ou inversement, est une affaire d'anges.  Je me le disais déjà hier en relisant un récit de Tchékhov intitulé Ceux qui sont de trop, et cela m'est encore plus clair à la lecture de Scott Fitzgerald: que nous crèverions sans les anges.

    Fitzgerald2.JPGCela n'a rien à voir avec ce qu'on décrie justement comme angélisme, au sens d'une idéaliste suavité ou d'une innocence fantasmée de bambins béats: cette bimbeloterie n'a rien de commun  avec les anges de tous âges et conditions que je dis, qui en bavent le plus souvent plus que les autres et sont parfois teigneux, voire affreux.

    L'affreux et teigneux Charles Bukowski, par exemple, est de ces anges au même titre que ce snob gigolo de Rainer Maria Rilke ou que cette cinglée de Simone Weil ou que cette harpie de Patty Higsmith ou que le calamiteux Rimbaud - tous ayant en commun le même don d'illumination et la même grâce diffusée par Scott Fitzgerald quand il capte la douleur sous le lipstick.

     

    LES SIMULACRES. - L'obstacle majeur à la diffusion lumineuse de l'ange -  ce qui revient à parler de l'art ou de la poésie -, est l'agitation imbécile, laquelle procède de la vanité et de l'envie, qui participent elles-mêmes des composants de la basse passion de posséder ou de soumettre ou de s'en mettre pleine la panse ou de s'éclater, comme on dit.

    Nabila02.jpgLes Anges de la télé figurent cette agitation au pinacle de la stupidité médiatique. Cependant le rejet vertueux ou la moquerie me semblent insuffisants. Je me disais même, hier soir, que les girls et les boys "élus" sur le plateau de cette émission d'une débilité extrême, sont peut-être, quand même, quelque part, des anges - je me disais que chacun de ces pantins laqués ne ferait pas de vieilles osses dans cette arène du Rien, et dans l'immédiat je remarquai avec espoir un rien de panique enfantine dans l'expression de la pauvre Nabila changeant de culotte à vue, je guettais chez les boys un rien de gouaille ou de bonne vulgarité sous la dégaine à la coule de celui qui assure  avec la conviction (voix off) de vivre quelque chose de géant, pour ne pas dire d'Historique comme le martèlent les hystériques du TJ  - bref je cherchais à ces zombies programmés une échappée en les imaginant revenus dans leur banlieue  avec de subits sanglots de lucidité:  je souhaitais secrètement a Nabila & Co de se retrouver un de ces soirs largués et perdus, jetés éperdus loin des spots et des macs de la télé, se frottant enfin les paupières au lever du jour et se sentant des ailes...

     

    Panopticon104.jpgLE SECRET. - T’as quelque chose à me dire : je t’entends bien - je m’entends bien avec toi et je m’entends mieux avec moi quand t’es là, partout où je te retrouve sur mon chemin je me retrouve en même temps, j'sais pas pourquoi mais c’est comme ça, même quand y a pas de lumière y en a quand t’es là…

     

    MESSAGERS.-   La grâce n'est pas toujours où les spécialistes en la matière la situent, même si les saintes et les saints homologués dans les cultes divers ne sont pas sans mérites avérés, mais la percevoir suppose d'abord qu'on se calme, qu'on se taise, qu'on écoute, qu'on se montre plus attentif même en pleine disco ou dans la tonitruance du stade en folie après un but de rêve: les messagers sont parmi nous mais nous ne savons point les voir ni les accueillir. Or il importe de discerner plus clairement ce qui nous en empêche, et ensuite cela pourrait aller mieux.

    Soutine2.JPGL'obsession en tout genre est un obstacle sérieux. L'obsession apoplectique du Pouvoir me semble pour ainsi dire rédhibitoire, j'entends: politique, financier et symbolique. Devant ces obstacles, l'ange se sent flagada. Mais il faut se méfier du pire qui use parfois de la parure du Bien. L'obsession de la vertu ou de la pureté peut aussi contrevenir au passage du messager, qu'une certaine tradition spirituelle a raison de voir préférer les mauvais lieux aux tea-rooms proprets. Une certaine obsession de la bonne santé ou de la belle humeur peuvent s'opposer aussi à la libre circulation des personnes angéliques. On n'imagine pas  Notre Seigneur dans un fitness ou les poètes Novalis, Baudelaire, Dylan Thomas, Emily Dickinson dans un jacuzzi, alors que leur vocation les porte à s'incarner en douleur et en douceur.

    L'incarnation de la douceur est la marque de l'ange.   

     

     MON MEILLEUR SOUVENIR. - Ma bonne amie fête aujourd'hui ses 65 ans. Elle vient de finir une nouvelle toile dont l'atmosphère de bord de mer, dans l'esprit de Hopper, est prenante. J'ai vu hier soir un  film japonais intitulé After life, qui m'a beaucoup touché. Fondé sur le témoignage de centaines de personnes de toutes conditions, interrogées après leur mort supposée, le film se concentre sur le  souvenir unique que chacun aimerait emporter dans l'au-delà.          Or j'ai tout de suite pensé au soir de janvier 1982 où j'ai retrouvé ma bonne amie dans un bar, dix-huit ans après notre premier flirt. Mais la naissance de nos deux infantes exigerait au moins trois souvenirs à emporter. Du moins suis-je rassuré par le fait que nos deux grâces s'entendent, avec leur mère, comme des luronnes, aussi bien qu'avec leurs lurons...   

                                                                   (À La Désirade, ce samedi 22 juin)

     

    Rahmy08.jpgL'ANGE DE VERRE. -  Je me retrouve ce matin à Shangai. Le désir de Shangai m'a souvent effleuré, ces derniers temps, mais à l'état encore vague d'aspiration à la ville-monde, tandis que ce matin c'est du solide: dès les premiers mots écrits par la main de verre je m'y suis reconnu sans y avoir jamais été: "Shangai n'est pas une ville. Ce n'est pas ce mot qui vient à l'esprit. Rien ne vient. Puis une stupeur face au bruit. Un bruit d'océan ou de machine de guerre. Un tumulte, un infini de perspectives, d'angles et de surface amplifiant le vacarme. Toutes les foules d'Elias Canetti se recoupent ici, se heurtent et se multiplient, fuient à l'horizon ou s'enroulent autour des points fixes (kiosques, bouches de métro, abris de bus, passages piétons). Des foules en procession et des foules fermées se pressent dans les parcs. Des foules semi-ouvertes, radiocentriques, chatoyantes, s'écoulent de la rue vers l'intérieur des hypermarchés, flux de chairs et de choses, flux d'essence giclant de vitrine en vitrine, grasses pattes, filoches de doigts, odeurs. L'espace grandit encore. Des foules béantes s'étirent à perte de vue, disséminées le long des voies de chemin de fer ou étirées par les câbles de milliers de grues. Des foules-miroir, enfin, se font face sur les boulevards, étrangement statiques, mastiquées, balançant leurs yeux et leurs cheveux noirs, chacune hypnotisant sa moitié complémentaire. Shangai est à la fois mangouste et cobra".

    La main de verre descendue du ciel a la mémoire des fractures. "Cinquante au total", écrit-elle. Et reconnaît d'expérience: "C'est peu. D'autres malades s'en font des centaines. J'ai de la chance dans mon malheur".   

    Rahmy02.jpgLa main de Philippe Rahmy a repris la mienne hier soir par surprise. Nous venions de recevoir nos nouveaux voisins. Nous avions parlé de Syrie (où S., restauratrice d'art, a travaillé avant le désastre sur les fresques d'un ancien monastère) et de Lubumbashi (où D. a séjourné entre deux missions de l'UNICEF au sud Kivu), et voici qu'en débarrassant je suis tombé sur ce livre jaune au titre peu lisible de Béton armé que nous avions reçu au courrier du matin. Sans relever le nom de l'auteur, je découvre une longue dédicace très amicale à la graphie connue et le prénom de Philippe me renvoyant illico à la couverture: nom de Dieu, l'ange de verre !

    Dans un rêve récent un messager spécial me conviait au coin d'un jardin municipal au nom difficile à prononcer, aux abords duquel je retrouverais Le Rameau d'Or. Mais voici  que la main de verre précisait maintenent le lieu: Porte Nord du parc Zhongshan. Et l'Objet se trouvait là: "Un rameau d'acacia gît au milieu du chemin. Ce morceau de bois est comme la langue chinoise. Sa couleur, son parfum, ses premiers frémissements de bourgeon, ses fruits, ses fleurs, et jusqu'aux bourrasques qui l'ont arraché à son arbre, jusqu'aux pluies qui le font aujourd'hui pourrir sur le sol, appelleraient une description sans fin. Mais ce trésor de nuances est raboté par l'usage. Comme le chinois classique s'est appauvri dans la langue du peuple, la branche, hier florissante, est piétinée par les passants. Au lieu de siffler dans le vent, elle n'émet plus que quatre tons sous la semelle:  un ton descendant,un ton descendant-montant, un ton montant, un ton plat. Quand une chaussure l'écrase, un large talon d'homme, le craquement est impératif et plongeant. La pression molle d'un pneu de vélo en tire une plainte offusquée mêlée de surprise. L'attaque nerveuse d'un escarpin fait jaillir une série de bruits qui grimpent le long de la jambe. Enfin, une ixième procession de vieillards réduit en poussière ce reste d'écorce dans un frottement de pantoufles".

    Je sentais ces jours que j'avais besoin d'une dernière transfusion d'énergie pour achever mon propre livre, où il est pas mal question aussi d'anges stigmatisés. Or Béton armé m'est arrivé comme une grâce. C'est un livre d'une douce violence dont chaque mot de verre sonne vrai, qui me renvoien aux miens: "Je voudrais raconter la ville telle que la vivent ceux qui la bâtissent. Aboutir à quelque chose qui ressemble à l'idée du travail bien fait, une espèce de point fixe. Un emblème dont on pourrait dire qu'il est beau et surtout qu'il permet à d'autres de vivre mieux, comme un pont, par exemple, qui symbolise différentes qualités poussant les individus à se surpasser sans trop savoir pourquoi, peut-être par fierté ou  simplement parce qu'ils ne sont jamais plus heureux que lorsqu'ils adoptent les réflexes du singe qui défie la pesanteur en se balançant de liane en liane".

     

    Lunq.jpgNOCTUELLE. - De par ma qualité de papillon de nuit je bénéficie de certains privilèges en termes de transit urbain, mais ce n’est pas dire que je passe à travers les murs, que non point, en revanche les vols à basse altitude me sont permis même dans les rues à risques et c’est là qu’il m’est donné certains soirs à la sortie de certains bars de humer la tendre chair humaine sur le bitume – c’est énorme le malheur humain, c’est que ça n’a pas d’ailes le malheur humain, mais ce malheur humain me justifie en somme, moi le messager, et tout est bien…

     

    Rahmy22.jpgRETOUR À SHANGAI. - Au lendemain des extrordinaires agapes d'anniversaire offertes par son frère à ma bonne amie pour ses soixante-cinq ans, je me retrouve à Shangai. Sans exagérer: d'extraordinaires agapes à La Châ, nouveau restau des hauteurs à un coup d'aile de pic noir des Pléiades et donnant, à 1300 mètres, sur le lac immense et l'arrière-pays jusqu'au Jura bleuté et plus loin encore.. Le lieu conjugue saveurs et sapience, avec un goût parfait dénué de tout chiqué d'artifice, plats exquis et vins divins, amen. Philippe Rahmy rappelle, dans Béton armé, le proverbe sicilien selon lequel un peuple s'identifie au contenu de son assiette. Or je lui recommande le peuple de La Châ: c'est un bon peuple.

     Non moins extraordinaire est en outre ce  livre de sapience au mille saveurs détaillées par la main de verre. Par exemple au zoo de Shangai devant Cinder le singe nu: "Aucune créature ne ressemble davantage à Dieu qu'un singe sans fourrure". Ou bien au fitness Will's Gym: "Le sportif chinois est tout en épaules".  Face à la destruction de la personne caractéristique de la société communiste: "En Chine, l'amour ne se fait qu'en absence d'amour". Ou faisant écho à ce pêcheur fils de pilote américain qui affirme que les States ont lâché douze bombes atomiques sur le Japon qu'ils ont ensuite repeuplé  en important un nouveau peuple dans l'archipel. Ainsi de suite: comme unesespèce d'acupuncture excitante et roborative, tour à tour poétique et polémique.  

     

                                                                                      (À La Désirade, ce 23 juin)

     

    DU FANTASTIQUE SOCIAL. -    C'est Guido Ceronetti, lors de notre visite à Cetona où m'avait accompagné la Professorella, qui m'a soufflé la formule de "fantastique social" à propos de Céline, qui me revient en lisant Béton armé et par exemple à cette page me rappelant l'Amérique du Voyage: "Apple Store. 282 Huaihai Zhong Road. 21 heures. Vigiles Matrix, lunettes fumées, oreillettes. Vendeurs gravures de mode, volubiles et montées sur ressorts. Le mien s'appelle Link. Il a un doctorat en informatique, un long métrage en cours, un roman sur le feu, il rédige une grammaire chinoise pour étrangers et il enregistre un CD de rap, parmi d'autres projets. Dehors, la pluie frappe les cloisons transparentes. Les écrans 27 pouces diffusent une lueur d'outre-tombe sur les dizaines d'enfants massés dans le Genius Corner, une garderie aux allures de bloc opératoire. Les gamins y traînent leurs parents. La plupart ont moins de dix ans. Ils ne sont pas ici pour s'amuser. Ils manipulent des logiciels de programmation, juchés sur des tabourets de bar qui leur font des queues de métal. Leurs doigts crépitent. Pattes de mouche. Ils façonnent un monde dont celui-ci est l'ébauche. Comme les scorpions, ils survivront à la pollution, aux catastrophes nucléaires, au réchauffement climatique, à la chute des météores."

     

    Celui qui résiste au déferlement du n’importe quoi / Celle qui assiste à l’orgie de la consommation en se demandant ce qui va l’interrompre / Ceux qui voient la foule se diriger comme une seul vers l’Objet de la convoitise, etc.

     

    Ciel01.pngBAUDELAIRE MIGRANT. -Moi tu vois j’ai pas connu ni mère ni père, j’ai jamais eu d’amis, mais pas un, on m’a dit que je venais de là-bas mais j’ai pas ça de souvenir, donc je peux même pas dire que j’ai un pays, et comment je me trouve ici, je sais pas, si je trouve beau, je sais pas, je sais pas trop ce qui est beau ou pas beau, j’ai pas appris, mais ce que je sais, tout ce que je sais, mec, et ça je le sais: c’est que je kiffe les nuages, les nuages qui passent, là-bas, les merveilleux nuages…

     

    DE LA BONTE. - Le nom de l'enfant Declan, qui signifie en Irlande terrienne: que la tranquille bonté soit, sied bien à ce solide garçon d'un an et des poussières dont le regard intense annonce la vitale énergie et le goût des spéculations stellaires.

    Andonia.jpgSa mère à la dégaine de punkette est fiérote de me le présenter. Son petit parc est installé au milieu des livres formant alentour des piles, des monceaux, des tours et des murailles, il y en a de toutes les couleurs selon les auteurs, mais pour l'instant la plus vive est celle du livre-fétiche que Declan tient en main avec un dispositif lui permettant, d'une pression du pouce, de déclencher les premières mesures de la Symphonie du Nouveau Monde.

     La jeune Andonia n'a qu'un seul regret: que Geneviève, sa mère trop tôt disparue, n'ait pu partager ce qu'elle lui annonçait elle-même comme le plus grand bonheur de la vie. De son vivant sa fille ne voulait pas en entendre parler. Mais l'existence est toujours surprenante: j'en sais quelque chose. À qui m'aurait dit ainsi, avant la venue au monde de notre premier enfant, que bientôt ma vie de bohème solitaire et farouche se poursuivrait à deux puis à trois sans compter le clebs bleu de ma bonne amie, j'eusse souri au nez. Mais non: la vie réalise parfois vos plus secrets désirs. De fait à ce moment-là, pour dire vrai, j'en avais marre de n'être qu'un, et la jeune mère de Declan, Andonia la nouvelle timonière de L'Age d'Homme, fille de Geneviève et de Vladimir, ne l'a pas vécu autrement crois-je savoir, avec Jonathan son compagnon... 

     

    BAZAR AUX SOUVENIRS. - Or le nouvel Âge d'Homme, que symbolise à l'instant cet enfant, déploie son bazar de livres et de dossiers, de cartons et de papiers dans un seul vaste entresol au soubassement de l'ancien Uniprix lausannois jouxtant le mythique cinéma Capitole, à la devanture duquel irradie une immense affiche de l'Amarcord de Fellini, mon film préféré dans le registre du "je me souviens"...

     Je me souviens de la petite Andonia trottinant sur le tapis d'Orient de la maison sous les arbres, après la joie de Geneviève à nous la présenter, et voici trente ans plus tard de nouveaux sourires pallier la douleur des séparations.

     Et partout ici: que d'objets de mémoire, que de vestiges, que de chères reliques. Donc voici, dans une vitrine genre balkanique: la toute petite machine à écrire Corona de Charles-Abert Cingria, que Dimitri m'avait offert mais que jamais je n'ai osé emporter, et qui se trouve si bien là, comme ça. Ou voilà la collection des éditions de tête de L'Âge d'Homme, fabuleux objets de bibliophilie conçus dans les ateliers du maître imprimeur Ganguin; et tant d'autres portraits d'écrivains aimés et de tableaux, de dessins m'évoquant tant de belles heures que revivifient aujourd'hui le présent et l'avenir relancé. 

     

    Zinoviev4.jpgLA MAISON SOUS LES ARBRES. -   Andonia ma raconte que la maison sous les arbres de hauts de Lausanne où nous avons passé tant de soirées à parler et à nous lire des merveilles (ah le souvenir de la lecture intégrale que j'ai faite un soir en quelques heures de La bouche pleine de terre, à la fin de laquelle nous avions tous les yeux embués...) a récemment été investie par des Roms, qu'elle n'a pas eu le coeur de chasser. La police était prête à les évacuer, mais elle a usé de son droit d'héritière et "comme ça la maison est habitée" en attendant que ses futurs acquéreurs la rasent pour y bâtir du neuf de meilleur rapport.

     Or c'est tout à fait de l'enfant du Gitan que d'accueillir ainsi des errants  rejetés de partout, nous défiant tranquillement de leurs yeux suppliants et malins. Folie de penser que cette maison hantée par tant de présences magiques, cette demeure qui m'évoque, par sa forme de grand chalet de bois, la maison sur la hauteur de Witkiewicz à Zakopane, hypothéquée par Dimitri afin de payer la première édition des Hauteurs béantes d'Alexandre Zinoviev - folie de penser que ce havre de tant de samedis soirs et tant de fin d'années festive soit aujourd'hui le bivouac de sans feux ni lieux. Folie de la vie de Dimitri qu'apaisait ici la douce et lumineuse présence de Geneviève - folie de nos vies folles et sages... 

     

    Dimitri7.JPGVladimir Dimitrijevic, Le Mystère ultime: "La littérature, comme toute forme d'art, a une limite. À celle-ci, nous sommes confrontés par le mystère de la souffrance. Cette incroyable évidence: que les sentiments puissent faire souffrir...

    Il y a, pour chaque être, un mystère dernier. Je le ressens comme une lutte: nous ne serons jamais tout à fait sûrs de notre immortalité.

    Mais c'est aussi la gloire de la littérature que de chercher à percer ce mystère avec ses formules, ses coups de sonde, ses tâtonnements - toutes ces traces laissées dans un langage commun".

     

    Etre et avoir.jpgÀ L'enfant qui vient

    Pour Declan, Nata, Lucie et les autres...

     

    Je ne sais pas qui tu es, toi qui viens là, ni toi non plus n'es pas censé le savoir.

    Ce que je sais que tu ne sais pas, c'est que tu es porteur de joie. Tu ne sais pas ce que tu donnes, que nous recevons. Après quoi nous te donnerons ce que nous savons, que tu recevras ou non.

     Du point de vue de l'ange on pourrait dire que tu sais déjà tout, sans avoir rien appris. C'est une vision très simple que celle de l'ange, toute claire comme le jour où tu es venu, et qui se trouble au fil des jours, mais qu'un premier sourire, puis un rire suffisent à éclaircir.

    On ne s'y attendait pas: on avait oublié, ou bien on ne se doutait même pas de ce que c'est qu'un enfant qui éclate de rire pour la première fois; plus banal tu meurs mais ils en pleurent sur le moment, à vrai dire l'enfant qui rit pour la première fois recrée le monde à lui seul: c'est l'initial étonnement et tout revit alors - tout est béni de l'ici-présent.

    Tu vas nous apprendre beaucoup, l'enfant, sans t'en douter. Ta joie a été notre joie dès ton premier sourire, et mourir sera plus facile de te savoir en vie.

    Du point de vue de l'ange, on pourrait dire que nous ne savons rien, sauf un peu de chemin. C'est l'ange en nous qui a tracé, un peu partout, ces chemins.   

    Ensuite il t'incombera de choisir entre savoir et ne pas savoir, rester dans le vague ou donner à chaque chose ton souffle et son nom, leur demander ce qu'elles ont à te dire et les colorier, les baguer comme des oiseaux, puis les renvoyer aux nuées.

    Les mots te savent un peu plus qu'hier, ce premier matin du monde où tu viens, et c'est cela que nous appelons le temps, je crois, ce n'est que cela: ce qu'ils feront de toi aux heures qui viennent, ce que fera de toi  le temps qui t'est imparti sous ton nom - les mots sont derrière la porte de ce premier jour et ils attendent de toi que tu les accueilles et leur apprennes à s'écrire, les mots ont confiance en toi, qui leur apprendras ta douceur.

     

                                                                     (À La Désirade, ce 30 juin 2013)

     

    (Ces pages constituent la fin de Mémoire des anges, Lectures du monde 2008-2013, dont le tapuscrit de 420 feuillets a été déposé aux éditions L'Age d'Homme) 

     

  • Quand Georges Haldas et les Beats se déclinent en abécédaires…

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    449695299_10234377612968524_4134329469771017182_n.jpgUne coïncidence éditoriale rapproche, comme la carpe et le lapin, l’un de nos plus vénérables écrivains et, aux bons soins de Jean-François Duval, un mouvement littéraire américain déjanté à l’enseigne de la Beat Generation. Mais la littérature est sans frontières et le jeu du rapprochement, non sans malice, est moins gratuit qu’il n’y paraît…
    En conclusion de la présentation, à la fois très érudite et très vivante, parce que très personnelle, qu’il a consacrée à la Beat Generation dans la collection le plus souvent didactique intitulée « Que sais-je ? », sous la forme d’un abécédaire dynamique, Jean-François Duval, fasciné en son adolescence par la découverte de Sur la route de Jack Kerouac, rend un bel hommage final à celui-ci, souvent tenu pour un auteur mineur par les « purs » lettrés, en introduisant la notion originale de «résonance» pour qualifier son œuvre, comme on parlerait du «rayonnement» de l’œuvre de Proust ou de l’ «aura» de celle de Joyce, toutes proportions gardées.
    Or cette qualification « musicale » d’une œuvre littéraire considérée dans son ensemble, pourrait convenir tout aussi bien à celle de Georges Haldas, me suis-dit, lisant l’éloge de Kerouac par Duval, après avoir achevé la lecture de cet autre abécédaire, posthume et conçu par le pasteur en retraite Serge Molla, que constitue le recueil de Fulgurances paru aux éditions Labor et Fides, dans leur Petite Bibliothèque de spiritualité, même si les deux auteurs diffèrent absolument par leur vécu, leur génération, leur façon de nouer leur cravate de laine (Haldas) ou leur foulard bohème (Kerouac) , leur écriture et leurs références existentielles ou poétiques, philosophiques ou religieuses, encore que l’un et l’autre ont trainé dans les mêmes caves métaphysiques de Dostoïevski, notamment.
    À maints égards, et malgré sa méfiance envers tous les pouvoirs et le peu de cas qu’il faisait des convenances sociales, on n’imagine pas un Haldas vibrer à la lecture des poètes de la Beat Generation, dont un poème aussi emblématique que le fameux Howl d’Allen Ginsberg lui eût sans doute paru du galimatias barbare, mais nombre de ses réflexions et méditations, dans ses Fulgurances, auraient pu en revanche intéresser et séduire les beatniks en quête de sens et de spiritualité, vivant à leur façon ce qu’il appelait « l’État de poésie », et comment ne pas voir que l’expérience baudelairienne des « minutes heureuses » était également au cœur de leurs recherches même diffuses ou confuses ?
    Minutes heureuses d’un pèlerin de l’Absolu
    L’évidence d’un parcours, et plus encore d’un voyage spirituel quotidiennement incarné, s’impose au regard de l’œuvre immense de Georges Haldas (quelque 80 ouvrages répartis en carnets, essais, poèmes et traductions, notamment, mais sans une once de fiction), et c’est également à un parcours fléché que nous invite Serge Molla dans son choix de Fulgurances tirées des dix-huit carnets regroupés sous le titre de L’État de poésie, au fil d’un abécédaire dont les entrées sont souvent assorties de renvois, comme Diable renvoie à Christ, et Christ (l’entrée la plus largement développée) à Moïse, Résurrection et Universalité…
    Pour couper court à tout malentendu, s’agissant d’un recueil de citations extraites de leur contexte, à savoir des carnets inscrits dans le temps et ses fluctuations souvent contradictoires, gardons-nous, sœurs lectrices et frères lecteurs, de prendre cet Haldas fragmentaire comme un distributeur de vérités ou, pire, un ayatollah de la Pensée unique aux décrets péremptoires.
    À l’entrée « Péremptoire » juste avant « Permissivité », laquelle « déboussole les êtres au lieu de les enrichir », le scribe le proclame d’ailleurs : « Tout ce qui est péremptoire est le plus souvent faux ». Mais c’est bien lui qui affirmera, à l’entrée de « Sérénité », que « la notion de sérénité est une des plus sottes inventions de la philosophie », ou, à l’entrée de « Convivialité», qu’il ne s’agit là que d’une « stupide invention des sociologues », et d’y aller d’une vraie diatribe : « Une réunion de gens qui se retrouvent avec une soi-disant sympathie, est en fait un aquarium où se meuvent, dans les profondeurs de chacun, le mensonge, la jalousie, les arrière-pensées malveillantes, les sarcasmes secrets, quand ce n’est pas éa haine ou le mépris soigneusement tus. Et mille autres petits monstres qui se cachent sous les espèces d’une hypocrite bonne humeur « conviviale », laquelle n’est qu’une comédie pour moutons aveugles ».
    Et pan sur le barbecue ! Avec un coup de pied de l’âne évangélique à ceux qui ne trouveraient pas ça très chrétien : « Le Christ n’est pas venu au monde pour langer les bébés, tailler les haies et assurer les fins de mois. Ni pour jacasser avec les bavards »…
    Lesdits bavards prolifèrent en meutes sur les réseaux dit sociaux, qui ne sont qu’une « dissociété » hagarde, tandis que le poète unifie sans pontifier, et c’est là, dans ce qu’il appelle l’état de poésie (fondamentales entrées de « Poème », « Poésie » et «Poète » et plus encore de « Minutes heureuses ») que nous retrouvons Haldas en son noyau de « petite graine », pour user d'une de ses métaphores de jardinier céleste. D’un côté : « Les minutes heureuses sont, au temps de la vie courante, ce que les oasis sont au désert ». Et de l’autre : « Sans désespoir, pas de minutes heureuses ».
    Dès le début de l’abécédaire, à l’entrée d’«Abîme», l’ombre se mêlait illico à la lumière : « Qui ne connaît pas les abîmes ne connaît pas les hauteurs ». Et plus loin à l’entrée d’«Amour» : « Tout véritable amour impique la distance. Intègre, autrement dit, l’abîme. Le reste n’étant qu’attachement possessif. Poison mortel pour la relation ».
    Mot magique, chez le scribe qui vomit la magie et le charme : la Relation. À l’entrée «Solitude» on lira : « convertir le plus de solitude possible en relation », et dans la foulée. « Contrairement à tout ce qu’on peut penser, c’est la solitude qui nous prépare le plus à la relation ».
    Quoi de commun entre cette relation fondamentale, qui fait sans cesse référence à la Source, mot-clef de l’univers spirituel selon Haldas, et la « sociologie de la relation au monde » que développe le penseur allemand Hartmut Rosa autour du concept de Résonance, où le sentiment religieux se trouve revivifié à l’écart des dogmes et des églises ? Jean-François Duval, à partir des dernières étapes du parcours de Jack Kerouac, dans Vanité de Duluoz, esquisse un possible rapprochement, essentiellement fondé sur « la nécessité de faire vibrer le Verbe » par delà toute certitude…
    Clochards célestes, anges déchus et rédemption par le Verbe…
    Jean-François Duval, né en 1947, n’avait que huit ans lorsque La Fureur de vivre est sorti sur nos écrans, mais il en avait quinze ou seize lorsqu’il a lu On the Road de Jack Kerouac, et de James Dean à Elvis Presley, à la même époque, alors que nos profs fronçaient les sourcils en découvrant nos premiers jeans à l’américaine, sans se douter de la vague de fond que représenterait la première génération donnant le ton par sa jeunesse même, après deux carnages mondiaux - la jeunesse consommatrice – clientèle de premier rang – et productrice de ses propres mythes au temps de la libération sexuelle et du rock’n’roll, de la guerre au Vietnam et de la route vers Katmandou, véritable saga de la deuxième moitié du XXe siècle dont la « Beat Generation » cristalliserait sa légende autour de figures d’écrivains et de poètes non académiques, de Jack Kerouac et Neal Cassady à William Burroughs à Allen Ginsbreg, pour ne citer que les protagonistes.
    Plus encore qu’un « mouvement » littéraire ou culturel, et bien plus qu’une « école » d’époque, la Beat Generation brasse tous les éléments (perceptions nouvelles et contestation, mœurs privées et publiques, croyances, fusion du vivre et de l’écrire, etc.) que Jean-François Duval détaille avec autant de précision dans ses observations de journaliste «sur le terrain » et d’écrivain se disant lui-même « épigone », que d’intelligence critique dans ses mises en rapport des 100 mots où il se raconte lui-même en racontant le phénomène, avec une honnêteté lucide qui fait pièce à pas mal d’idées reçues et de clichés médiatisés.
    Sur les Beats « fêtards », l’image idéalisée des « clochards célestes », l’épanouissement sexuel de cette jeunesse présumée sans problèmes, leurs errances en matière de politique ou de religion, Duval apporte énormément de nuances en brossant une fresque bien vivante.
    Kerouac et Cassady magnifiés par la fiction de Sur la route et se cassant la figure dans les embrouilles de la vie, Ginsberg et Burroughs en visite chez Louis-Ferdinand Céline (en 1958) que l'affreux Bill compare à « un vieux concierge réactionnaire enveloppé en plein mois de juillet dans ses écharpes et ses couches de chaussettes », Ferlinghetti défiant la censure avec la publication du sulfureux Howl de Ginsberg aux mythiques presses de City Lights, la part d’ombre de ces « anges de la désolation » aux étonnantes accointances criminelles, et la part sublimée de leurs écrits échappant au Temps (le grand thème proustien de Kerouac), tout cela vit et vibre , comme le Verbe doit vibrer et vivre, entre l’A d’Adolescence et le Z de Ziggurat et de Zones de résonance…
    Georges Haldas. Fulgurances. Abécédaire. Labor et Fides, Petite Bibliothèque de Spiritualité, 2024, 279p.
    Jean-François Duval. Les 100 mots de la Beat Generation. Que sais-je ? 2024, 126p.

  • Les Horizons Barbecue

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    100 Variations sur Departure, People's Park et Casa Grande, de Robert Indermaur.

     

    1. Pays lointain

    Le premier Récit crédible remonte au quaternaire où le Créateur déjà se sent tout chose. Que faire de tout ça ? se demande-t-il en balayant du regard ce lointain pays de Lui-même. Le Verbe lui vient alors surgi du plus confus de sa mémoire et ce sera du tohu-bohu la première proclamation d'Entête : une lumière sera !

    Mais quel magma que tout ça, quel cri primal au corps, quel désagrément que de naître dans ce désert grouillant ! Cauchemar de venir au monde, après quoi l'on se sent mieux dans les bras et les odeurs.

    Le danger est immédiat mais il faudra faire avec les jours et les outils, broyer les pigments et chanter dans le noir déjà. Déjà !

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    2. Déjà

    Un dé jamais n'abolira le hasard, mais la question des origines y échappe d'une façon ou de l'autre, et c'est dans cet entre-deux, entre jadis et jamais, que nous surprend cette lumière crépusculaire dont nul ne sait si elle est de l'aube ou des retombées de l'hiver nucléaire - même poésie floue des retours et des fins.

    L'adverbe déjà se trouve répertorié, dans les glossaires, entre les mots déité et diacre, ce qui n'engage personne. Le Cyclope n'est pas visible sur l'image,mais les objets insulaires foisonnent et c'est déjà ça: tout dans le détail sans qu'on sache, là non plus, si c'est de Dieu ou du Diable.  

    L'espace est à vrai dire infinitésimal entre jadis et jamais plus, dont on pensait naguère qu'il durerait l'éternité d'une rêverie au bord de l'étang, mais le romantisme a changé de formes et Werther se la joue punk dans le champ de ruines de L.A. 2019 où c'est en vain cependant qu'il cherche la statue de la bourrasque, car le temps n'est pas encore venu.

    Du moins le rêve réaliste reste-t-il recevable sous la main du claveciniste aveugle dont les dominos de croches choient des pagodes en tuiles fines ou remontent les escalators et finissent en torsades sonores comme aux temples de l'Inde.

    Ce qui fut sera, dit-on pour se rassurer, mais cela n'exclut pas l'attention la plus vive à l'Inventaire que concentre nucléairement le mot déjà.

     

    Ensuite seulement nous parcourrons les allées parallèles.

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    3. Parallèles

    Pour ceux qui prennent le Temps en marche il n'est que de suivre le mouvement. Il n'est pas vrai que Brown ait tout dit à ce propos compte tenu des nouvelles données de la réalité quantique à sauts latéraux.

    Ainsi la ligne claire du dauphin remontant à la Nature recoupe-t-elle parfois la pensée du fleuve que ne limite pas la barre des Horizons Barbecue - sept blocs en tout, surplombant la rivière de béton.  

    L'adolescent vif a beau s'impatienter derrière l'ancienne bibliothécaire au déambulateur prudent: à chacun selon sa capacité partout envisageable, donc ne jetons pas la pierre au virtuel claveciniste de treize ou seize ans sensible peut-être au silence blanc de Cézanne ou au saphir liquide de Bach. D'ailleurs on sait que toutes les lignes de tension ne sont pas continues ni parallèles, laissant ainsi ressource au corps et au rêve.

    La poésie poétique chère aux veuves de diacres et aux jeunes indécis ne dit rien des lignes verticales des Horizons Barbecue, pas plus que l'élite de la culture culturelle aux prétentions usurières - sempiternel  ressassement des éteignoirs.

    Tandis que suivre le flux des lignes de vie, parfois tressées dans le réseau social le plus immédiat, revient à descendre la 5e Avenue à cinq heures du mat' un 4 janvier, comme d'un défilé séparant les Aiguilles Vertes des Aiguilles rouges dont le fond semble de glace noire alors qu'il est de macadam juste effilé par le verglas.     

    Cela pour les analogies verticales, en attendant de relier les lignes synchroniques des allées de grands magases aux heures comparables de Manhattan et de Ginza, dont les clients semblent savoir où ils vont.

    Ledit savoir relève peut-être de l'illusion, mais on la suppose féconde par optimisme américain, inspirant ceux qui vont de l'avant autant que les assis ou ceux du contre-flot.

    L'apparente monotonie des cheminements matinaux est un leurre découlant d'un préjugé suranné, de même que l'uniformité des visages, même à Shanghai ou à Tôkyo à l'heure de la première presse.

    Tout est à vrai dire à revoir de notre façon de voir, le contenu signifié du container autant que le bleu Constable du ciel de ce matin: Le Panopticon s'impose.

    Le Mur est tombé dans les mémoires, où les Tours l'ont rejoint, mais de la batterie des Horizons Barbecue aux lignes à haute tension traversant les terrains vagues on reste dans le mouvement.   

     

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    4. Mouvement

    Un fantastique appel d'air met tout en branle à l'ouverture des coffres, qui fait affluer aussitôt la multitude des costards et des masques autour des écrans frappés jour et nuit d'hystérie calculatrice. Cela pour le cinéma genre Wall Street du pantin trader.

    Mais le vrai Mouvement, à purement parler, est à la fois antérieur et plus sidéral, exercé depuis la nuit des nuits autant que dans l'actuel silence des deux infinis striés de comètes et de particules de cendre ou d'élémentaire pollen.  

    Avant les défilés hagards de la première heure de pointe, avant l'endiablement des foules, c'est, avant l'aube de la ville-monde comme un frôlement d'écailles en lentes volutes aux fenêtres songeuses: l'Anaconda mythique se prépare au premier mouvement dans l'immobilité recueillie de l'orchestre philharmonique, attendant le geste initial du Maestro, un tour de clef et la Rolls musicale se réveille dans le Grand Auditorium, illico relayé à tous les étages des Horizons Barbecue et juste dans les guérites des jardins prolétaires, de l'autre côté du décor à falaises.

    Une fois de plus cela s'agite ce matin dans les canyons urbains, mais le regard panoptique voit au même instant la grimace impatiente  et la lenteur du ciel, dans le saisissement et le ressaisissement,  à chaque fois, de se retrouver par les rues et les bois et les mers et les gens...

     

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     5. Les gens

    On ne voit rien sans faire dans le détail: on ne voit que des tas et le traitement logique des gens finit alors dans les camps. Rien à voir sans  les visages, rien à dire des tas sans les noms.

    Le nom de Fodé Touré Keika, natif de Guinée et dans sa quinzième année quand on a retrouvé, avec celui de son frère Alacine,  son corps gelé dans la trappe du train d'atterrissage du Boeing 747 où les deux garçons s'étaient planqués - ce nom reste gravé au mur du Temps, signant ce message que l'ado portait sur lui: "Donc si vous voyez que nous nous sacrifions et exposons notre vie, c'est parce qu'on souffre trop en Afrique et qu'on a besoin de vous pour lutter contre la pauvreté et pour mettre fin à la guerre. Néanmoins,  nous voulons étudier et nous vous demandons de nous aider à étudier pour être comme vous. Enfin nous vous supplions de nous excuser très fort d'oser vous écrire cette lettre en tant que vous, les grands personnages à qui nous devons beaucoup de respect. Et n'oubliez pas que c'est à vous que nous devons nous plaindre de la faiblesse de notre force en Afrique"...

    Or les gens se pressent de nouveau,  ce matin, au pied des parois à étages, impatients de les gravir, et dans le tas, là-bas, se distinguent des visages - ces visages portant autant de noms. 

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    6. Les noms

    Les noms sans visages des martyrs resteront dans la mémoire des murs comme autant de trous noirs dont l'antimatière nous soumettra à jamais au vertige du pourquoi sans pensée d'aucune réponse sûre.

    À moins de vingt ans m'est apparu le Mur de Berlin, plus de vingt ans avant son écroulement sous le boutoir des mains nues, et le lendemain je déchiffrais, aux murs d'Auschwitz, les noms hurlés de visages à jamais réduits au silence.

    Dans ses carnets l'Artiste aura noté aux mêmes lieux: "D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi".  

    Or c'est par cette faille de douceur en nous que passera le meilleur de notre violence, enfin vouée au fracas des verrous... 

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    7. Veilleurs

    À en croire certains, Big Brother s'occuperait toujours du job, et ce n'est pas qu'une légende urbaine, à cela près que ses drones n'obéissent pas à nos critères, jugés "non pertinents" par le Système. Il est vrai que nous n'en avons qu'à la survie réelle par les oraisons polyphoniques et les sentiments distingués, sans oublier les couleurs.

    Le bleu ciel nous inspire toujours superlativement, mais ayons garde de le confondre avec le bleu pixellisé à outrance des calendriers de l'Optimax, cette machine à leurrer au même titre que les services de Miss Météo. Au risque de nous répéter, répétons que l'obsession de la météo contrevient à l'exercice de la veille et doit, à ce titre, être moquée. Tandis que le bleu ciel selon la tradition, de Giotto à Constable via Tiepolo, mérite toujours révérence et référence, disponible toujours et encore aux rayons Repro des grands magases.           

    Notre veille inquiète les sectateurs de l'Extinction des Sens, dont les nouvelles installations se multiplient dans les quartiers déjà touchés par le désabusement métaphysique et pire: physique, et pire encore: secrètement sexuel donc lié au sang de l'âme. Après la sinistre époque dite du Caisson, très en vogue dans les étages les plus friqués des Horizons Barbecues, à notre tour de nous inquiéter des parodies de salut par la chasteté chafouine.

    Veillons donc!

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    8. Les messagers

    Tous n'ont pas l'uniforme ni ne se reconnaissent forcément au frémissement d'ailes des envoyés à l'ancienne, ainsi l'Attention  de chacun est-elle requise par delà les apparences, et c'est un premier ressaisissement non négligeable surtout dans la ville-monde où toute concentration bonne se disperse.

    La destruction massive des denrées de survie par les sbires des oligarques du Profit Brut reste une donnée mondiale que les Brigades de Nettoyage s'affairent à effacer de toute mémoire, mais les messagers  ne sont pas là pour le décor: bel et bien incarnent-ils l'avant-garde de l'Anti-Système dont tout bénéfice d'énergie sera naturellement recyclé dans la ventilation du Pneuma.

    Les Salutistes ont montré l'exemple dans les quartiers de lèpre urbaine, que les organisateurs de reconquête des terres arables suivront à leur façon dans les grandes largeurs des plaines latifundiaires, parfois en dansant la rumba ou la zumba, selon la latitude et les traditions. Du moins la reconnaissance du principe angélique est-elle suressentielle: l'esprit de sacrifice ira donc de pair avec le refus d'obtempérer à la loi du plus muni, et n'en doutons pas alors: tout ça jettera de la neuve lumière sur la Face d'ombre. 

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    9. Terrains vagues

    Cependant il y a lumière et lumière. Les éclairages inhérents ou latéraux peuvent être trompeurs, et pas que sur les scènes de crime ou tout à coup chaque pierre et sa face cachée devraient compter pour double preuve dans l'éblouissement expert. Ainsi le côté théâtre de l'absurde des jachères industrielles ne doit-il pas nous abuser non plus, ou plus exactement: ne pas nous détourner de la scrutation détaillée des visages, car c'est par là que l'alerte commune sera donnée en cas d'Apparition par voie supersensible.

    Passons cependant sur les phénomènes paranormaux et autres étrangetés:  ce n'est pas non plus de cela qu'il s'agit en l'occurrence mais de saisissement réel à valeur de révélation à ce moment précis, autour du Marcheur Rose soudain interdit  et des Immobiles ne sachant où regarder mais percevant ce quelque chose qu'on appellera ce soir Mystère.    

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    10. L'obscure clarté

    Ceux qui ont des options préférentielles sur les lofts les mieux situés de la Wellness Tower, fleuron de la Nouvelle Cité, pourraient déchanter, autant que  les spéculateurs jouant sur le cours de la Lumière au moment même ou les eaux évaporées tournent en boues acides.

    On peut ne pas souscrire à la lettre à l'archaïque parole selon laquelle les derniers seront les premiers, quelque secrète vérité que recèle cette anticipation d'une autre dimension, mais sans doute la part d'ombre des rues passantes nous reste-t-elle plus propice, à nous visages burinés et tendres veilles feuilles de solfège, que leur rive javellisée se la jouant Brave New World.

    La distinction des nuances du gris suprême de la Ville-monde en trente-six mille irisations moirées reste l'apanage des Sujets Sensibles de toute observance et condition. De même l'opposition de la lumière naturelle et de l'ombre demeure-t-elle plus que jamais du domaine de la réalité plus que présente non moins qu'intouchable.

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    11.  Failles

    On dit au bord du gouffre que ça craint. Mais avant l'aube c'est au ventre que se ressent ce vertige: falaise au bord de rien qui surplombe cependant notre sang; et panique au creux des reins; et terrible lucidité de la vue interne. On sait en outre que la maison sous la table menace parfois de déborder par les meurtrières genre retour du refoulé. On répète alors que ça craint aux parapets de la subconscience.

    Ensuite on se fait à la rumeur des failles, la vie remontant à flot des entrailles du sommeil au zinc du matin, via les tubulures du métro et maints escalators jusqu'aux crêtes encore crépitantes d'étoiles  de la Skyline.

     

    Les hauts toits asymétriques font office de fumoirs à toute heure ou de tremplins concédés à l'industrieuse rêverie des fins de matinées ou des vestiges du jour. Un regain de porosité se décèle chez les passants des poutrelles aux yeux levés d'entre les drapeaux blancs. Tant d'innocence et souvent sans chapeaux !   

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    12. Des Chapeaux

    Il reste encore sur les toits de vieux nègres sages à porter le chapeau en toute dignité, et ce ne sont pas les règlements récents  sur l'émancipation des personnes qui y changeront quoi que ce soit, tant il est vrai que l'élégance acquise ou naturelle s'apparie à celle de l'Arbre majeur.

    La mémoire de l'Arbre nous préservera mieux que les protocoles japonais. La Nature ne se rappelle qu'incidemment nos origines, mais l'évaluation des résultats de toute espèce nous reste accessible moyennant un peu de beau sens.

    Le beau sens oriente le choix des couleurs et détermine, par la variation des orbites et le lent mouvement des têtes suivant les doux regard du grand âge, cet orbe de bienveillance qui fait auréole au monde, honorant la Croix Noire comme les perles de bois de lune du piano de Thelonius Monk et autres conseillers spéciaux méritant l'écoute.

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    13. L'Aurige

    Pas plus qu'on ne dit une oracle on n'écrit une aurige, et pourtant voici que sur le Paseo suspendu surgit la Sagace à roues ferrées que tire le cheval bipode jamais à cour de visions fût-ce au dam de la Horse !

    Passés sont les temps où Bleus et Verts se massacraient dans le tumulte des chars politisés, mais le Jeu perdure en toute galaxie conviviale avec toujours son goût de sueur citronnée aux aisselles en touche ou sa verte saveur de pelouse au pourtour des galopades, cela fût-il loin des Olympiades gratuites d'avant l'obsession chronométrique et les mirobolants bombements de bourses, loin des savanes éthiopiennes ou des fleuriers démocrates de la lutte à la culotte.    

    Cependant voici quand même, dans le rêve un peu nostalgique, la Sagace en soie sauvage sur sa coulée de macadam et les fervents disséminés qu'on dira quelque temps encore happy few.     

     

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    14. Circulation

    Quant à la lutte contre les angles droits, nous en faisons notre affaire et même aux carrefours: surtout aux croisements des affluences logiques, mais aussi à toute occurrence défensive requérant la sieste turbo ou la douche solaire , le détour nonchalant voire la fugue à tout le moins imaginaire.

    L'attention flottante règne naturellement dans le tamponnement des monocoques multicolores du Luna Park où nul ne craint de regarder partout à la fois, et cela devrait édifier les aspirants à la détente d'atmosphère en toute zone urbaine menacée par le format carcéral, allées ferroviaires et solariums compris.

    Qu'on ne se jette donc plus en ligne droite du dormoir privatif aux cellules de labeur stipendié: la tangente à courbe flexible est un acquis certes récent des thérapies en la matière, mais l'essayer c'est l'apprécier !

    Dès lors, l'usage faisant loi, verrons-nous la déviance inventive faire florès...

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    15. Le sens du sens

    La question se pose alors: pourquoi tant de précipitation ? Et cette inquiétude: où va le pendule ? Qu'attendent-ils en serrant l'instant de si près qu'ils le pressent et le stressent ? Qu'espèrent-ils ? Quelle île ? Quel au bout ? Quel cap derrière les containers ? Quel fantasme océanique les attire-t-il vers quel lagon de piécettes ? Quelle sortie de l'animal songeur par le tourniquet des hagards ? Quel taraboum de boucan pulsionnel qui échappe au branle ?

    Si la circulation n'a pas de sens alors renonce à la rue de la Félicité, ce tendre souvenir sous les toits des Batignolles au temps où vous aviez sous vos pieds nus le mol asphalte de mai, ou plutôt ne renonce pas, ne renonce jamais: perds-toi en gesticulations sémaphoriques mais garde le sens - ah mais retiens-le par la tresse !     

    S'agissant des errants et autres sans-abris au sens extensible, par delà les dormoirs genre cartons à piano et tutti quanti, la question du sens est à poser tant avant qu'après la soupe exigible et les colis du coeur, autant dire tout le temps qu'on respire, valable aussi pour toute catéchumène faisant tapisserie ou tout gang bang , toute forme de tribu ou de clan même du panier boursier, toute coloration pigmentaire et toute affiliation à sectes ou paroisses - jusqu'à l'Eglise Agnostique Informelle juste tolérée par le Parti de la Tisane.

    Bref, l'agitation n'est que vaine illusion à faire taire Rossignol.

    Mais les voeux pies et les clignements de connivence convenue à la poésie poétique ne seraient eux aussi que des leurres, alors que la mélodie est à retrouver du sous-sol au substratus, et le rythme délibérateur ou sorcier.

     

    Ne jetons la pierre ni aux employés modèles ni aux mères et pères de famille respectueux des heures de potage ou d'injection de sagesse. Retour permis à la ronde joyeuse et aux flonflons de villages à trombones et orphéons. Enfin, à tous les sens de la nouvelle loi sur la bienveillance en préparation: attention au sens interdit !  

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    16. Hauts-lieux

    Ayant constaté que l'avenir des volailles en batteries était confiné, nous en avons tiré diverses conclusions qui ne concernent que nous: disons quelques centaines de millions sur quelques minces milliards. Les chiffres parlent d'eux-mêmes.

    En d'autres temps nous eussions opté pour la position du stylite: seul dans le désert, tout nu sur sa colonne à vaticiner très au-dessus de la turbulence venteuse des sables et autres données tautologiques selon lesquelles il faut que bouge ce qui bouge.

    Or nous faisons avec le désordre: qu'on se le répète à l'heure du goûter.  Notre lieu d'élection restera sous le pommier, mais à titre indicatif, en somme métaphorique puisque le goudron ou la terre battue nous conviennent tout aussi bien.

    Nous n'en somme plus aux explosions de caca des rejetons de belles familles trépignant à la porte des studios et se webcamisant eux-mêmes pour que ça se sache. Ces anodines bravades nous font sourire, mais nous demandons plus. L'implacable humour des lucides requiert discipline et tenue dans toutes les situations. Ainsi est-ce sans esprit de provocation que nous avons déplacé les lieux et le temps de l'entretien familier et de la consommation des quatre-heures: voici la nappe mise au beau milieu du fantasmatique trafic juste avant le lâcher des employées et employés de l'Alcatraz mondial du taf.

    La story de nos "moi" multitudinaires est en cours de montage un peu partout. Peu importent le moment et le lieu puisque c'est à tout instant et jusqu'au bout de nulle part. Sur le tapis volant de la toile dépliée entre les feux rouges et les giratoires inspirés des derviches, nous devisons le plus tranquillement du monde à l'unisson vibrant des Ancêtres, et notre accueil s'élargit avec les heures.

    La nuit venue nous rejoindront les addicts aux yeux brûlés. Nous sommes là pour soigner toute addiction.  

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    17. Accrochages

    Le type a regardé la caisse de l'autre avec un certain regard qui a déplu. Les types se sont toisés d'un rebord à l'autre avec un certain regard qui a déplu en masse. Le regard qui déplaît est désormais Légion chez les coiffés et les hirsutes - et les éméchés sont légionnaires sur les chaises de coiffeurs alignées au bord du gouffre.

    Au commencement on a juste dit à son voisin que sa Pontiac faisait de l'ombre au gazon. Alors Ivan le primaire a foutu sur la gueule d'Ivan le secundo. Ainsi les Acerbes et les Crotales sortent-ils de leurs caisses pour se véhémenter en invoquant 1914 et 1389 ou même pis en cas de relance picrocholine: à fond la caisse et que je t'estourbe et te ratafiole. Pour un peu que je te génocide ! Après Clausewitz le delirium toutim!  

    Depuis lors les regards qui déplaisent ont fait des petits dans les espaces verts. Gaffe à toi si tu le relèves, tout en lisant pacifiquement Dylan Thomas, sur tel ou tel traîne-mine ressentimental impatient de se vexer pour rien, gare à toi Bambino qui invoquerait l'innocence du Poète à cheveux brun rat ou je ne sais quel Parlement du ciel et autres royautés marines: celui qu'on vexe même sans le regarder est à lui seul un escadron noir de vindicte aveugle aux mobiles duquel psycholobes et sociosophes n'entravent que nib. Ex nihilo surgissent les drones de la haine aveugle !

    Cependant le fils de DJ Thomas reste aux platines: "L'âme de mes pères grimpe dans la pluie"...

     

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    18. Vie et destin

    L'indéniable Croix n'est ici ni signe ni symbole: c'est une femme qui ouvre les bras. Présence réelle.

    Il est certain que la Personne  survit au genre et au nombre. Le croisement indique la double occurrence de la statistique et de la note juste, mais on peut composer. Une vie se cherche tout son durant par les allées et les  vallées, mais la présence ne s'affirmera que sous le sceau d'une signature. Tel étant le destin.

    Au carrefour des possibles se tient donc cette femme. Prénom Mystère. Hier encore on l'eût taxée de gendarme. Pas un compliment: on entend déjà virago, nul sens de la musique n'étant prêté à ce rôle  soviétique, pas plus qu'aucun sens de la gouvernance au coiffeur peignant la Lune ou au poète en sa nursery. À l'heure H du calendrier GMT nous constatons qu'une existence entière d'occupation programmée  devient la norme loin des collines et des rivages, sur le  modèle unifié de la ville-monde aux casiers. Prénom Maria murmure dans le sien: "Une femme ne doit pas désirer composer". Et la chorale des imams ventriloques de corroborer: "Une femme ne doit surtout pas désirer composer".

    Total encore en cours: les meufs se cantonneront à la toute intuitive, à l'ineffable et à la toute profondité. De même sera jugé fiote tout contrevenant à la pudique masculinité supposée  ne rouler à vue que sa mécanique.

    Salade a reparu le long des canaux de l'arrière-pays, pour surgir soudain ras le lac au milieu des tombes de chats dont les prénoms tintent doux, tendre avatar en bleu de chauffe  du poète de passage.

    Salade le SDF cherche un sens à sa vie et les douairières ricanent bas: les plus impatientes en effet de verrouiller chacun dans son rôle. Salade n'en a que foutre mais le casier est le casier au dit des rombières, et tous ces artistes, tous cesoriginaux, tous ces désoccupés restent à surveiller  par Big Sister le tyranneau des tea-rooms.

    Prénom Nadejda se fiche bien elle aussi de sa dégaine de docker des quais de Voronej. On dit parfois de tel ou tel sort qu'il n'est pas une vie, mais le destin de poète persécuté relève de la note juste et la mémoire est un devoir de musique. La note sensible reste quelque part à l'abri des puissances écrasantes. Pèse toujours et encore l'écrasante option qui fait rimer Stalinov et Poutinov, mais des voix se font entendre encore dans les jardins et Prénom Céline est brodeuse au petit point dans les constellations de vocables.

    Ce qui est suggéré à ce carrefour est que le destin est une modulation. Nul n'est prédestiné sauf à se soumettre aux dominations et aux rôles. Les processions sectaires vont remettre à coup sûr la sempiternelle baston, mais    la femme aux bras ouverts indique une possible sortie du sacré: par ici la musique  !

    Prénom Clara fait alors décoller son Steinway du tarmac de la ville-monde, et c'est ainsi que la vie se fait destin.

     

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    19. Veni creator

    L'immanent poème sera conçu selon la vieille story qui ne peut être que vraie puisqu'elle est belle: du tohu-bohu de la table en sept jours surgira le monde, et la Lumière sera, mais au commencement les sons compteront plus que les choses.

    Le premier chant, après le primal cri déchirant le rideau de chair, reste à ce jour une énigme que nulle entourloupe créatrice ne verbalise.

    D'ailleurs regardez-le: créateur de quoi ? Le puzzle est antérieur et dès lors il n'est question que de montage. Les cosmogonies  relèvent du jeu d'enfance, et la Mésopotamie vaut le Popol Vuh. Quoi qu'il en soit le poème est la seule réponse à sa propre question, son propre accord, sa propre contradiction

    Sur la Table se distingue un dictionnaire de rimes et divers objets usuels, crayons de couleurs et fragments de papyrus numérisés de marque Empedocles,  entre autre premiers graffitis du moi-monde.

    Le puzzle est antérieur, mais subsiste le privilège, accordé à la poétique divinité, toute descendance confondue, de nommer les noms et de citer les choses à l'Appel. Ainsi d'Elohîm:  La terre gazonnera du gazon!

    Et le Glébeux ensuite d'y aller de ses nomenclatures. Et DJ Dylan, reprenant les platines de DJ Thomas, de s'autoproclamer hériter des veines brûlantes gardiennes de la goutte d'amour.

    Dès lors qu'on multiplie les naissances par le Verbe, autant s'en donner à corps joie, et telle est en effet l'allégresse de l'enfant magicien relançant le scénar des Sept Jours et se préparant subconsciemment au plaisir des recréations.

    Une orgie bavarde prélude à toute composition soumise à la quadruple règle de l'harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique. La note sensible cherche longtemps à se résoudre en sa tonique, mais y a pas le feu disent les bons maîtres qui ont souci de la caisse à bois autant que de la propreté des menottes, pendant que dehors ça castagne et ça vocalise sur le tas à l'anarchie des slums.

      Cependant on ne dit pas assez l'importance de l'école du sourire, bien plus gentiment formatrice de contrapuntistes fiables que la prétendue justice divine, fiel et foutre toxiques des marchands de temples et de leurs ouailles étiolées.

    Nous requérons l'asile des quatre vents et de l'éternelle glossolalie du merle matinal. Nous revendiquons notre statut d'intermittents du poème. Nous exigeons la relève des haies éconduites sur dossiers par des bureaucrates infoutus de voir n'était-ce que la commodité du bocage -et ne parlons pas de sa grâce !

    La Table est mise sous les cintres du merveilleux castelet, et voici voleter les doigts du Creator  sur la tour de glaise au bourdonnement de serpent phraseur. Un voeu venu d'ailleurs fait dévier ses mains de la prière au poème et voilà la première musique du tourtour. Les voix du grand coquillage reposant entre les multiples outils du mage à magie feront écho en consonance à ce début de polyphonie.

    Ce n'est pas comme si tu venais au monde, se dit alors la divinité poétique à doigts de fée potière avant le grand feu et l'émail des antiques recettes - ce n'est pas comme si, c'est comme ça !

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    20. De l'autre côté

    Celui qui tourne le dos au mur ne le fait pas en rêve: l'évidence de l'obstacle  conditionne le premier élan du refus, et c'est tout de suite du solide dès le trépignement du premier âge. Qu'il soit d'imitation ou d'invention n'importe guère, ni qu'il participe - cantilène obsolète -, du seul acquis ou de ce qu'on dit vaguement l'inné sur le ton scientiste idoine.

    Vous vous rappelez le moment précis où pour la première fois vous vous êtes dirigé dans le sens opposé sous l'impulsion de vous ne savez qui ou quoi, sachant cependant que l'invisible main qui vous dirigeait parlait à sa façon votre langue, et quelle onde de joie tout à fait inconnue vous a fait alors découvrir cet autre en vous qui tirait la langue aux tu-dois-tu-dois-pas. Or vous n'en avez pas tirés de contre-règles bornées, ni de révolutionnaires foucades à peaux de balles, mais de nouveaux possibles à multiples curiosités qui vous ont fait repartir à la fraîche dans la féminité du monde et pas moins lascars pour autant d'écorce et de sève, au dam des binaires.

    Aux guichets tout élan de poétique enthousiasme tombe souvent à faux ou à vide entre les manchons de lustrine et les fronts de lenteur morose des préposés au refus de tout lâcher-prise ou de toute autre direction que celle des Instances, mais les tangentes sont nos branchies de rêveurs en apnée et, par delà les manières belles ou mauvaises, un solfège d'invention peut se faire style dans un sens ou dans l'autre. 

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    21. Blacky

    Celui que je vois me regarde. Je me trouvais à l'autre table avec mes carnets et ma gouache et je l'ai vu bleu dans le rose des chaises, noir comme un Noir et les mains jointes dans le silence latent. Je ne sais pas si c'est du larvé racisme que d'apprécier la beauté de certains Noirs mais celui-ci, bleu et seul à sa table entouré de chaises roses, me regardant le regarder, les mains jointes sur son verre, m'a rappelé cette phrase dont l'or luisait dans le tout-venant gris poussier d'autres phrases: un archange est là, perdu dans une brasserie.

    La beauté du Noir traduit à mes yeux une ancienneté vénérable qui l'apparente à l'Arbre protecteur de palabres, mais le blues et le rap ont partie liée au refus d'oublier. Un conteur affleure aux lèvres de celui que je regarde me regarder lui prenant cet instant pour le lui donner.    

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    22. Story

     

    Rien de ce que vous direz ne sera retenu contre vous. Vous avez l'air d'être seul mais vous ne l'êtes pas. Vous avez l'air d'être écrasé par la table mais vous ne l'êtes pas. Vous n'êtes pour rien dans le choix du vert Véronèse sur le fond duquel l'Artiste vous a représenté, auquel vert votre briquet de fumeur fait consonance. Tout ce que vous allez dire n'engage que votre divinité personnelle. Vous avez l'air contraint mais cette image de vous n'est pas de l'espèce à vous soumettre à quelque rôle que ce soit. Ou alors vous seriez simplement l'homme qui est là. Vous avez l'air de sourire au sourire que celui ou celle de l'autre table vous adresse, que nous pourrions appeler l'homme ou la femme de l'autre table. Et nous pourrions imaginer que ces regards s'accordent en réalité. Une story possible serait ainsi en passe de se raconter. Qui sait ?    

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    23. Au poisson-lune

    Des types de ce gabarit, j'te jure, tu peux compter dessus. Au casting matinal des journaliers, c'est toujours lui qu'on pointe le premier. Une échelle à lui seul. Plus près du ciel y a pas, et la vanne vieille comme Titan: et ça va là-haut ou quoi ? se perpétue par les chantiers ou sur les docks autant que dans les congrès de l'interlocution chirurgicale ou planétaire si ça se trouve - et ça se trouve. Mais à l'armée ils sont surtout Américains et le plus souvent sergent décorés. Ce qu'on remarque aussi, et c'est vérifié par l'Office Orbital des Statistiques, c'est qu'il y a peu voire point de génocidaires de cette taille, mais n'en faisons pas une théorie qui se réclamerait latéralement du fait  que Prénom Abraham, bienfaiteur présidencial des Natives, restât le plus grand quand il était assis.

    L'immensité physique est pourtant une donnée recevable en matière d'imago, et ceci avère par contraste le soupçon porté sur les poitrines creuses et autres disgrâces psychiques en matière de cruauté compulsive fauteuse de crimes contre l'Humanité.

     

    En 1981 La Nouvelle-Orléans m'a frappé par la laideur de ses Blancs. Trop d'obèses et trop de maussades à vue. À l'opposite alors, dans le quartier de Tremé, derrière le Carré Français, je serai tombé sur ce premier avatar du Big Boy, surnom The Tower, saxo taiseux au regard doux, considérable en dépliement vertical et dansant élastiquement à La Parade, là encore au premier rang de droit quasi surnaturel.

    Tout ça pour ressaisir le poème vivant Prénom Big Jim. Valable déjà pour le barde russe Prénom Vladimir, poème dès son apparition de colosse chaloupant comme dans un film épique aux blancs et noirs se bousculant sur de vertigineux escaliers. Valable aussi dans le déploiement de carcasse râleuse du barde celte Prénom Louis-Ferdine vaticinant dans les entrailles de New York ou sous les ruines de Dresde.

    Mais revenons plutôt au grands ingénus et aux dames surélevées de naissance.

    Les très grandes cheffes à secrets valent spécialement la visite dans le creuset d'odeurs nourricières, ainsi que les herboristes monténégrines en exil et les plénipotentiaires de la Tradition masaï parfois réunies autour des feux de nuit des Horizons Barbecues.  Bercer le muchacho ou panser l'alezan, loin des foules énervées, requiert une tranquillité d'âme  que l'Afrique en elles n'a cessé de couver. Big Sister, surnom The Voice, s'est fait connaître aussi bien par son interprétation des Chants aux enfants morts que  par ses impros sur les thèmes du Delta, mais on attend toujours, à l'international,  LA philosophe post-socratique de plus de sept pieds-de-reine.

    Enfin, que nul ne s'étonne de la concomitance d'une très haute taille et d'une très profonde douceur, observable de longue mémoire dans la divine Nature et visible encore ces jours en l'aquarium de Lisbonne où le poisson-lune poursuit sa lente danse en toute grâce ailée. 

     

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    24. Nos diverses années

    À l'âge où l'on a déjà plusieurs vies derrière soi, ce que nous pouvons dire de tout ça est que l'indulgence tend à remplacer la colère, sans l'effacer. Notre génération restera celle des ados prolongés dans leur élan de refus, au dam des cravaches et des cravates et contre la suave insidiosité des ligues de vertu à la flan. Nous deux, au demeurant, restons borderline à notre façon, sans nous la jouer rebelles pour autant.

    Il y avait de l'aristocratie naturelle chez Prénom Meriel, avec cet humour propre aux personnes qui en ont vu d'autres, et c'est pourquoi je l'ai repérée dans le groupe des disciples du neurobiologue Prénom Francisco, peu après son divorce à la très peu amiable dont elle se remettait à Santiago. Aussi, nous nous sommes hyper bien entendus sur la lignes des associations oniriques et de la rêverie composite.

    De même puis-je dire, moi, que Prénom Julio, en dépit de sa formation en sciences dures, avait une capacité d'accueil pimentée par une malice assez typique des Argentins, et ce potentiel de bifurcation qui laisse bien ouvert l'espace du temps ouvrier et des dimanches de pluie.

     

    Si nous avions une école philosophique à fonder, ici et maintenant sur cette table de cuisine, ce serait sous l'égide de l'Arbre et du doute fertile, à l'aléatoire d'une recherche à zigzags. Mais nous ne fonderons rien qui ne se transmute à mesure en clarté filée de pensée fontaine. Nous en somme venus à penser, à ce moment précis de partager nos clopes et nos intuitions, que la recherche est le propre du trouvère et qu'à cela collabore joyeusement le blues et la fugue, toute balade au bord du ciel et jusqu'aux échanges sibyllins sur Twitter, sans parler des tendres conversations de regards dans le silence attentif du jeu à qui perd trouve.

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    25. L'animal dira

    Ce que voit le poisson-lune interpelle notre imaginaire réversible en expansion dans la ville-monde depuis l'aménagement des grands bassins d'amniosynthèse. Ainsi mérous et murènes tourneront-ils autour de l'Aquarium Central à scruter les faces démesurément agrandies de la femme amphibie à hublots et de ses comparses exorbités de la Transavantgarde.

    Le visage humain sous ce genre de loupe est rarement avantagé, mais nous ne sommes pas ici pour leurrer la clientèle animale appelée au testimoine. On est loin de ce que les faiseurs de renommées qualifient d'icônes dans les Halles du Reflet: voyez ces babines pendantes et ces lassitudes charnelles, mais de bonnes ondes ne sont pas exclues de part et d'autre des interfaces oculaires. Que cela incite chaque espèce à garder  distance et dignité, comme l'enseigne la Terrapene ébouillantée sans moufter.

    En attendant suspendez le jugement anthropocyclique, dressez poliment  le chien sur le dressoir, puis entrez dans le chien.

    Le monde vu de près à vue de chien succède naturellement à la perception première de la truffe que la brise informe le cas échéant. Cette autre hiérarchie des affects vous suppose repérable de loin, et ensuite quel effroi lorsqu'il vous encadre soudain toute proche, Madame et vos bajoues. Pendant ce temps le Quidam, même non diplômé, persévère dans son être en dépit de tout, mais la murène le tient à l'oeil dans son pilier de corail à tournure de clocher sexuel, et rira bien le dilacéré.

    Bref, regarde les gens de ton oeil abyssal, regarde mieux à l'envers des coraux, regarde là-haut le ciel qui te voit.   

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    26. L'approche

    Nous nous avançons lentement en direction de nous-mêmes. Nous nous savons venus de loin sans lumière réellement indéniable sur le moment à venir, aussi restons-nous  assez humblement attentifs.

    Ce qui est sûr est que l'Ancien garde une longueur d'avance et qu'il voit mieux le Détail entre le cendrier et l'étoile. Nulle exclusive préséance d'âge pour autant: il est de l'Ancien vif-argent chez certains enfants désignés par élection mystérieuse. Disons alors que par Ancien  l'on entendra: voyant plus loin de mémoire devineresse.

     

    Prénom Walter Benjy n'avait l'air de rien dans sa tenue de gardien surnuméraire des parcs humains, mais il en sait un bout sur les choses de l'enfance et les temps d'avant les Tours d'illusion. Prénom Walter Benjy récuse les sens uniques et favorise l'accès aux transerelles. Son allégresse nous a revigorés aux moments où l'abattement menaçait nos errances, et la bonne odeur de son cigare cubain nous a fait relever les yeux jusqu'à l'azur des siens - et quel sourire annonciateur d'embellie nous apparut alors à l'annonce des jardins espérés ! 

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    27. Rêveuses

    La nuit les a faites patientes fileuses aux yeux conscients de trame et canevas, de là venant leur sublime ahurissement de jour.

    Pondre est la vocation de l'oeuf, songe silencieusement l'une d'entre elles qui n'a pas supporté le boucan de batteries des Tours d'illusion et frémit aujourd'hui de toutes ses plumes imaginaires dans la douce senteur fauve tiède  du jaune libéré que le pollen sature.

    Les transes tranquilles de la lucidité féminine ont ces airs d'émerveillement un peu hagard vu que c'est tout de même, à n'y pas croire, comme après Exodus la tribu des sélectés.

    Or les rêveuses ne se sentent pas triées par Dieu sait quel Dieu en cour aux Tours d'illusion, mais désirées, ça oui, et ça les tient vivantes même au bord des périls et autres terrils de cendre mauve - désirées en leur humide moiteur sous le casque de vrais cheveux et la peau de beau cuir moelleux doux à la palme.

    Rêveuses mais pas bégueules, of course : disposées en quinconces sous le ciel céleste, ouvertes à l'intime, connectées entre elles et complices en lâcher-tout, attentives mine de rien à la tête chercheuse du pulsionnel en vadrouille de jeune en jeune corps ou plus boucané si affinités - or l'intense est surtout désirable dans les jardins espérés.

     

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    28. Lointains safran

     

    La douceur des arrière-plans des maîtres siennois est un appel à rebondir plus qu'une nostalgie à replis. Plus surtout qu'un décor kitsch: ça c'est sûr.

    Les lointains polychromes sur papier glace, aux murs des cellules de travail forcé des Tours d'illusion, sont physiquement et métaphysiquement dommageables, cela aussi est prouvé: crampes un peu partout aux estomacs et contention blême. Pareil topo pour ce qui est de l'entertainment  à texture sonore dans les gogues et les ascenseurs démagogues, ou pour tout ce qui bouge aux écrans plats des chaînes mimétiques d'Etat ou de spéculation privative - tout ça vibromasseur tripo-mental bon pour la casse et noble motif de se casser des Tours.

    À l'abjecte passion d'obéir s'oppose l'entrevue là-bas du ciel couleur jasmin bleuté aux fragrances roses ou cognac, tendrement enivrant quand on respire par les branchies.

    Au bord du ciel là-haut, plus loin au fond du tableau qu'Asciano et ses cyprès de feu noir, sourdent les eaux sulfureuses propices aux sirènes félines voire felliniennes,  et fuse alors des corps le fusionnel marial dans l'épaisse vapeur savonneuse aux relents d'oeufs putrides que  vieilles et jeunes narines  exhument de l'inodore souvenance des Tours.

    Sourit alors la rêveuse à bikini dont on a dit dans les gratuits qu'elle était une bombe, mais qui sait au juste ? Qui sait ici qui est qui, et qui voudrait le savoir alors qu'on vient juste d'échapper au grouillement de l'hydre indiscrète ? Ici ne sont admis que des prénoms, et le brillant cuistot Prénom Savarin le confirme d'un regard entendu à l'oiseau Toucan - prénom d'espèce vous dira l'animal.   

    L'échappée au lointain du ciel céleste, par exemple dans la foulée de Prénom Jean-Sébastien à fond la fugue, défie absolument le réalisme capitalistique des philistins aux leviers de pouvoir des Tours d'illusion. Le coma dépassé de la Raison n'en finit pas de survivre à sa semblance de survie tant que fonctionne la pompe  boursière, mais ce n'est là que le top du toc qui ne saurait nous tromper à l'instant d'accéder, ici et maintenant, aux jardins espérés.

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    29. Seuils et portiques

    De l'enfance nous avons gardé le premier ravissement de promesse des guichets et des uniformes de garçons de cirque, le tambour distributeur de tickets, la palette ou la casquette de chef de gare, les pancartes signalant l'Ailleurs ou les gants blancs du magicien - tous et tant d'autres signes annonciateurs du terrier de rêverie.

    L'accès au réel à valeur ajoutée connaît autant de portails publics que de secrets passages: il n'y a pas d'exclusive en la matière. L'anticipation de la joie compte autant que sa présentation et son accomplissement voltigeur, on peut croire ou ne pas croire que le secret du secret relève du double fond, mais Prénom Albert et ses pairs de labo ont jeté des transerelles et les passages quantiques se multiplient donc à l'envi.

    La perception diagonale des rotondes, autant que des angles vifs, était d'ailleurs souhaitée dès le premier âge prélogique. Les voies du mol entendement, les traverses intimes ou imitées des métros aériens, les enjambements sémantiques à glissades connexes, entre autres bouturages de génomes métaphoriques sont à revaloriser la nuit et le jour au dam des occlusions conceptuelles.

    On a un corps et l'esprit tournique à la fois dedans et dehors, au-dessus et au-dessous des mille plateaux de collines et terrasses arborées ou non - ça dépend des places.   

    La pensée corporelle des lisières, la ménagerie vue de derrière les grilles ou les vitrages, ou de dedans les feulements d'odeurs endogamiques, excitent l'impatience des départs vers d'autres cols d'herbe vert cresson ou tout ourlés de fines corniches, relançant le même éternel désir ultramarin de franchir la vague, et voici la foule en file qui s'en va vers les jardins espérés.

    Ensuite, quand enfin les portiques seront en vue nous saurons mieux à quoi nous en tenir. Pour l'instant les couple angélique de l'ado et du Noir à carlette, First Name Huckleberry & Uncle Tom for example, est garant d'enfantines passions revisitées.

    Révérence, en attendant, au parvis, puis faisons le pas...  

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    30. Osez Joséphine

     

    L'apparition de la nageuse est alors à prendre en compte. Dans les jardins espérés le corps sera glorieux sous une autre acception qu'en émanation gazeuse. Ceci est mon corps, dira l'esprit se reprenant en troisième personne, non sans reconnaître que sans nageoires il coulerait, et l'âme avec, à l'instar du placenta jeté dans l'eau du bain.

    Voici donc le corps de la baleine mystique, le divin corps de la fille de Gaïa en calosse pudique celant sa touffe et ses babines intimes, voici la terrestre couveuse à tendresse africaine, voici la mémoire involontaire enfin retrouvée au Lido du rêve éveillé.

    Prénom Federico ne s'entoure pas de matrones pour des prunes: de fait il va s'agir de couper court à l'abrutissant aérobic des battantes formatées aux Tours d'illusion et de rétablir la préséance des suavités et de la courtoisie. Sus en outre aux extrémités puritaines de l'aigre maigre filant ses théories acides ou de l'obèse enclose dans son babeurre infantilisant d'écervelée cellulite. Frayons plutôt avec Prénom Joséphine sur la crête sinueuse des dunes de chair, et que la chaste bonace de Bécassine nous inspire aussi bien.

    Les corps ainsi nageront sans discrimination pigmentaire ou pécunière, ni de sexe ni de secte. Il suffira, pensons-nous, d'oser et de doser corps et rêves, et c'est alors que nous danserons.   

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    31. Praticables pensées

    Nous reprendrons forme de l'autre côté, où nos masques et nos musiques retrouveront le sens perdu, promis-juré.

    Une pensé praticable est exigible, a dit quelque part, dans l'autre temps d'il était une fois, Prénom Baruch chassé des guérites de piété et des tavernes amstellodamoises: une pensée qui bande ou qui mouille selon les corps - une pensée qui s'incorpore et pulse au biseau des baisers.

    De même la représentation exultera-t-elle à proportion de la qualité du matos.

    L'antédiluvienne camera Mitchell avait son charme, autant que les stars jeunes comme les étoiles, mais la webcam et le drone déboulent et Prénom Jean-Luc n'exclut leur usage que si le sens passe à l'as et la musique à l'avenant, ou le sacro-saint montage.

    Dans l'immédiat cependant survit imaginairement, ou plus-que-réel, le décorum adorable des rails avaleurs de travelingues et des perches à bidules, des grues articulées et des spots et des sunlights au milieu desquels gesticule le Deus in machina sous sa visière de voyeur voyant voyou sur les bords; et c'est parti, moteur, monstres doux montrez-vous, malléables images matérialisez-vous - à coeurs émus voici les corps réincarnés !  

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    32. Aux sources rejaillies

    La pâte à modeler de l'enfance nous réserve des surprises à n'en plus finir. L'avenir de l'enfant est aussi long que la nuit qu'il se rappelle à l'éveil comme personne, mais attention aux parasites et perturbations. Le mal nommé pédophile n'est pas que maniaque à babines puériles et piton piteux mais aussi mémère chiquant la chenille à dorlote, alors que le rêve de l'enfant est de s'envoyer en l'air en pyjama de pilou loin des poisses d'en bas, à cheval avec Baby Face sur la torpille interstellaire de Little Nemo.

    L'enfance échappe à toute théorie et n'a donc pas d'âge, hostile aux croupetons en cercles fermés. Le conditionnel de l'enfance (Toi tu ferais Calamity Jane, moi je serais Geronimo, et viens que je te rapte !)  restera la clef des mondes, mais nul décri n'est souhaitable au dam de la chère discipline scolaire aux ravissants cahiers bleus du premier jour, au contraire: rendons aux éternels Instits éternelle reconnaissance !

    L'avenir durera longtemps à celui qui se lève allègre, jusqu'au Sahel et par les favellas, aussi fera-t-on front contre tout rabat-joie soumis aux ordres des Tours d'illusion. L'enfance des jardins espérés sera championne  en toutes disciplines épanouies, mais insensible aux flatteries fleurant l'idéalisme flagada ou le putanisme publicitaire. Malléabilité et porosité ne signifient point veulerie crédule de moules aveugles: qu'on se le dise.

    Nous sommes tous de brillants sujets ! vous répéterez-vous ainsi crânement contre toute machinerie d'influence vous écartelant entre l'infini de la morgue et le zéro de la dépression.

    Enfin rectifions le tir tant que nous y sommes, réparons et guérissons de concert: nous sommes ici en quête d'autres mélodies, nous retrouverons les rythmes de l'imprévisible, nous puiserons aux eaux de mémoire de neuves évidences vieilles comme la nuit des temps - nous avons tout le Temps, mais pas un instant à perdre !  

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    33. Au dam des loquets

    La traverse n'est pas un acquis du chemin: l'obstacle est en nous d'avant l'apposition des bans civils, complexe d'embryon pour ne pas dire impondérable d'ADN. Suivront, ou pas, les sentiers écartés de rêverie.

    Or il ne s'agit pas que d'ajuster: le fondeur et le forgeron ont primé sur les aires déboisées. Ensuite l'activité d'opposition passe par la poésie, aussi revient-on à la considération sérieuse de l'Objet, à commencer par le sujet Gaïa.

    De fait, au contre froid de la traverse s'oppose illico le contre intime afflué de la glèbe avec ses images - de la terre mère se perpétuant cette garantie de durée aux formes sensibles.

    L'intime aperception de la matière n'en finit pas de passer, chanson connue, par la reconnaissance de son hostilité: sables et dents de tigres, mais agitation surtout dans la cage de cerveau où le rapace rationnel s'affole et s'agrippe aux tringles de concepts, sempiternel dualiste exacerbant les prétendues incompatibilités de l'Ultracosmos et du tendre enroulement de la conscience au repos.

    Les puissances souterraines ne supporteront plus, aux jardins espérés, qu'on les brime à outrance comme aux tours d'illusion. Foin aussi d'inspections académiques  qui plissent l'intersourcilier, dirait Prénom Gaston, bachelardisant à propos de ces  jouets qu'on brise pour voir dedans. Retrouvons plutôt les nuances émotives de la curiosité  par osmose en privilégiant les perspectives émerveillées de l'enfant au toton que le vrombissement de l'Objet inspire autant que celui de divines toupies  des derviches.

    Le déblocage des verrous est à ce prix du renoncement  aux dogmes et autres barres mentales ou morales. Au reste, Isis et Maïa se dévoileront sans que quiconque le veuille...  

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    34. Retournements

    Nous ne cesserons de nous retourner sans cesser d'aspirer à  nous retrouver à foison. L'avance pour l'avance est encore un slogan des tours d'illusions que les statues de sel de la Mer Morte sont censées rappeler pour jamais à menace, mais nous avons soupé de ces terreurs de tribus et sacrées tremblotes.

    Ce que nous cherchons, même sans le savoir, dans les mots en fugue, n'est en aucun cas ce délit de fuite que fustigent les commandeurs du Dogme, mais le fait est que nous n'avons pu résister au défi d'exploration lancé par l'homme-jardin, et c'est pourquoi fusent les lazzis féeriques à la confusion des doctrines fumigènes.

    Le Là-bas ne nous attire pas comme un ailleurs vaporeux de théière théosophique, mais comme un maintenant à venir au sous-sol de mystère nautilant en chaque chose menue à reflet d'infini. Regarder mieux, promis-juré, nous occupera dès que nous aurons fini de décamper, larguée la dépouille des vieille peaux à vains repentirs. Se retourner ne sera jamais plus blanchir le sépulcre des vertus énervées, mais accéder à plus de temps et plus d'émois fertiles. Les mots seront des gouges à retrouver l'âme du bois, des désirs de flûtes épurées, des intentions de poèmes ou de mandalas aux intérieurs de luminaires traluisant au bout de l'obscur.      

    La fugue s'invente elle-même pour moduler la mélodie de son écoute tandis que le bruit gagne jusqu'aux étages du puits imbécile au tréfonds de techno. Ainsi le couple d'originels  paumés fuit-il dans les couloirs envahis d'idéologique fumaga de l'Eden International. Or c'est pour connaissance de cause que Prénom Eva Godovna se retourne une fois de plus tout en courant aux jardins espérés.

    Nous fuyons l'ici sursaturé de certitudes, portés par une aspiration d'aruspices, loin du feu froid, de  l'eau sèche et du soleil noir des tours d'illusion, tout au dessein de l'homme-jardin, en nous, qui nous laisse faire... 

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     35. Impatience aux enfilades

    Attendre le réversible est une autre façon de rayonner avant l'heure. Les ailes brisées du jeune poète incitent à la  patience autant que le manque de tonus de la crawleuse tabagique ou que la fatigue du souffleur de verre. Tous ont droit à l'attention équanime de l'homme-jardin aux cerfs-volants diaphanes tenus d'une main de pierre dans un gant de chair.

    Nul égard en revanche ni la moindre flexion pitoyeuse concédés aux traders spéculant sur les produits à structures.

    Celui qui n'accepte pas ce monde y bâtit sa maison de mots-musiques à didascalies apprises dès l'enfance latiniste de naguère, ou dès lors  dans les écoles de slam des slums.

    L'ange blessé  se refait une santé au val du dormeur et nous devinons en lui le rouge des ardents aux désirs jamais assouvis  de consolations enfantines le soir au coin du bois de lit, émouvant guerrier au repos du faire semblant.

    Dans le seul pas retenu à t'attendre, la rêverie nous aura précédés, qu'on va rattraper à la courate !

    Un certain humour est requis même en voie de précipitation. À vrai dire rien ne presse que l'urgence extrême d'échapper aux formats d'illusion par les ellipses hélicoïdales où l'ondulatoire et le corpusculaire font  cantine et cantique communs - la poétique des quantas restant à rêver dans les labos de la surexactitude  délivrée de toute gadgetomanie et autres tourtours de dupes.

    Quant à celle qui tarde parce quelle n'en peut plus, nous l'attendons pour tout ce qu'elle est supposée déployer de beauté aux avenants.

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    36. Viennent ensuite

     

    On les voit venir. Il était prévisible qu'un certain taux de ce qu'on sait aboutisse à ce qu'on voit. Celui qui devait venir se fait attendre ou se montre décidément invisible, ce qui se dispute aux kiosques de la tombola de l'au-delà négocié par les soutanes caissières, mais passons.

    Les venues aux jardins espérés ne seront jamais payantes, à tous les  sens de l'expression. On ne dira pas que ça ne paie plus ni que ça ait jamais payé, tant le compte est strapontin en ces affaires où l'agnosticisme financier reste de mise. L'espérance est une toupie à fouetter librement et sans arbitre.

     Ceux qui ont pressenti un grand frisson d'espérance ont entraîné les autres moins intuitifs ou ne lisant pas entre les lignes, mais ce qui compte est que la troupe se sente bien ensemble et ne regrette rien rien rien des accroupissements collectifs et des laides délations. Moquer l'esprit scout n'est plus non plus opportun, ni railler la bigote. Charité bien ordonnée commence par l'accueil des méprisés et des tendrons qu'un préjugé condamne à faire tapisserie, cruauté mécanique.

    Prénom Bienveillance se dévisage sans mot dire et c'est elle qui les fait passer tous à la sauveur. Ceux qu'on croit moins que des blattes sont parfois d'honnêtes violonistes, mais évitons le buzz démago qui fait croire qu'un virtuel Mozart ou qu'un Rimbaud cloné se love en larve dans tout asticot démocrate.     

    Viendront ceux qui désirent qu'advienne le désir en sa convoitise  très ancienne du pur jouet. Nul ne sera payé pour tout ce froid qu'il fuit, ni considéré comme un élu d'on ne sait quelle cause vu que tout se sera fait dans le mouvement de l'échappée et de la naturelle poursuite du bleu ou du couple surnaturel du doux et du vif.

    On ne voit rien venir aux entournures des instances soumises à la reptation de masse ou au calcul fauteur de basse probabilité: là encore la gratuité candide et le seul souci de libérer les torrents à scrupules et les canaux exutoires feront florès.        

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    37. Confrontation

    Le risque de remontée aux extrêmes ne se limite pas à l'escalier de service prolétarien: il reparaît partout comme le refoulé du rêve des Lumières. Nous allions oublier l'obligation sélective du port du Signe, mais c'était candeur inconsciente des cercles viciés du ressentiment vertueux.

    L'instante question est cependant de savoir si le type tenant le haut des marches porte le chapeau de jardin ou si l'ornement relève des ruses de surveillants à sécateurs propres aux Tours d'illusion ? La réponse est dans les chiffres et ce n'est pas gagné, se dit-on en connaissance de causes soumises au Surmoi.

    Un couple faisait cette nuit l'amour à l'Eden international, et ce n'est pas en niqab que Prénom Eva Godovna se faisait niquer à la jouissive, juste au-dessus de notre capsule étoilée, quand les premiers coups ont été frappés aux cloisons et tubulures, bientôt relayés par les vociférations des salaloufs convoqués et colloqués en Réseau des Purs -  mais déjà la diablesse avait gloussé victoire et l'immensité stellaire s'en est trouvée expansée à la confusion hagarde des lugubres et notre vif plaisir malin à tous tant que nous sommes sacrés démons.  

    La transaction se fera tout en douceur ou alors le pire est à craindre dans l'emballement des escalators déréglés par les forcenés à machettes et kalaches jaloux de tout.

    La sans visage crie au viol en dépit d'aucun autre regard qu'apitoyé à sa pétoche prétendue sainte, ne sachant plus ou elle en est dans le piétinement inassouvi des salaloufs. Ainsi, soeurs et frères, Prénom Angelico vous convie-t-il à un sit-in d'apaisement sous l'Arbre à palabres au son de l'oud du griot de l'oued - sachons apprécier les bienfaits séculaires du Lieu.

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    37. La fête en douce

    Serait-il enfin permis, ici et maintenant, d'échapper un instant, une heureuse minute, aux lourds discours, aux vers de pierre, aux pieds de plomb ?

    Nous aurons cherché longtemps, dans l'air sali des pourtours, par les terrains vagues semés de déchets carnés ou cramés, de stérilets et de crachats, partout enfin où le terne et l'opaque ont figé toute parole et brisé toute mélodie, n'était-ce que l'écho remémoré d'un petit air d'accordéon, musette dans la ruelle ou l'arrière-cour et prairies alors retrouvées en catimini, juste en passant, le pied à peine levé du violoniste tsigane du val boisé de Kangra, juste retrouvée la légèreté d'un rire clair, juste au recoin de l'oeil un clin de verdure émeraude, juste une esquisse de foisonnement allègre !

    Mais quoi ? Serait-ce demander le Pérou que d'aspirer un instant à cet éclat de joie dans la précipitation rageuse et la maussade institution ?

    À l'encre sympathique alors je recopie, blanc sur blanc, à l'attention de l'ami gypsy, ces mots saisis  au souffle juste en passant: "L'oiseau, dans le figuier qui commence tout juste à s'éclaircir et montrer sa première feuille jaune, n'était plus qu'une forme, plus visible du vent", et tout s'effacerait en douceur aux enlacés que le seul mouvement ferait survivre -  le chant et le geste retrouvés.   

    Car flûte après tout: si le droit nous est là-bas interdit par saturation de bruit et de gesticulante robotique, reprenons ici et maintenant, en douce, ce pas de deux des dieux matinaux, Lady Day, reprenons... 

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    39. Vannes de verve

    Des couloirs latéraux des Tours d'illusion, reliant entre elles les caves et les combles aux populations surnuméraires et sous-rémunérées quoique réputées nos fraternités natives à restaus du coeur fourguant happy meal & marshmallow, voici surgir aussi d'autres ludions aux désirs prompts et sauvages vérités. L'éternel errant a tourniqué d'Olduvaï au Rajahsthan, via Brooklyn Heights où tu t'étais dégoté cette pelisse à col de loutre pour Five Buks, mais vous aviez alors vingt ans et pensiez gravement que ce n'était pas le plus bel âge de la vie: c'était le temps des sampans grillés vifs dans le napalm et pas encore la terreur auto-allumée du monde mondial suçant à mort le fioul à ras le sable aurifère des conurbations thalassos équipées dernier cri fond-la-buse à jacuzzis; c'était plus ou moins avant ou après le commencement de la fin des Tours d'illusion dont il urgeait seulement de s'arracher fût-ce en dansant en douce à la dératée - avant ou après l'Effondrement justifiant le début de toutes les fins ? À présent, au maintenant d'ici, on n'est plus sûr sûr de rien, donc on tangue, on tague, on débloque les verrous dans les couloirs du coma dépassé, on divague à la mort à la vie... Ce qu'on se réjouit d'entendre aux jardins espérés est en tout cas le fredon relancé des boutades de gargotes et des feuillées culs nus des anciens villages de partout, annamites ou troglodytes et de Jaipur au Saskatchewan où l'homme-jardin parlait encore en langue au radieux enchantement de toute la smala désormais recomposée à la diable; mais on fera, dorénavant, en l'ici du maintenant - on tâchera de faire "avec sans", et va ! Va la novlangue des trouvères aux jardins métissé du slang et du slam et du swing et des syncopes sublimées du violoneux gypsy et de la casta diva !

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    40. Une langue perdue

    Les plus fins travaux sur le cortex sont anticipés par Little Nemo: le petit dormeur éveillé montre encore le chemin sans le vouloir et quelle grâce du matin au soir à faire semblant de dormir debout dans sa cage d'os de verre. On n'aura pas forcément besoin de molécules de décollage ni de se fouetter l'excitant par d'autres moyens que l'imprévisible chant à la fenêtre. L'enfant en pyjama de pilou ne se risquera pas dans les pierriers du discours jacté: il ne fera qu'indiquer un chemin possible en minces graphies neuronales rappelant le vieil ourdou, mais évitons d'autres allusions qui ne ressortiraient pas à la pure langue dansée des tourneurs. Tu me ravis, confie l'homme-jardin à la fleur de l'âge qui le cueille en beauté au seuil de l'établissement Welcome Dream. Nulle confusion des sentiments ne sera cependant admise entre l'Ami secret et l'Enfant mystérieux évoqués dans les apocryphes de Ruysbroeck l'Admirable, en date de l'entre-temps. Le souvenir de la Daena peut aider à d'autres illuminations associatives à l'instant où l'enfant somnambule lève la main vers les présences de l'autre côté, comme pour lier vie et destin mais là encore à son propre insu. Lire et écrire font en outre, à de tels instants, pour ainsi dire judo commun dont chaque mouvement accompli signe, par le plus haut aguerrement des figures soudain retournées, la tendre accolade à distance des semblables. De même les songes, l'alphabet et la phonétique, la couleur et la douceur de la peau nue, l'agate ou le velours d'un regard, pupilles pervenches et coulées de mots, soupirs, parfums, soleil et torse du pharaon dans le même cartouche hiéroglyphique, facéties de Finneganau réveil dormi - tout cela préfigure une story aux jardins espérés. Mais tout doux l'enfant qui t'entendras sans le savoir au déchiffrement de l'ourdou les yeux fermés, juste en tenant la main de l'aveugle initié; tout doux l'enfant à ta fugue perlée. Or je ne te laisserai dire à l'instant que ceci au ciel de nuit: il y aurait, une fois.Indermaur3.jpg

    41. Leur poids de chair

    Une lèche de mauvais aloi sévit aux défilés de mode des Tours d'illusion, où le top du simulacre congèle toute éclosion. Planqués à l'écart sur nos humbles fondements de sempiternels alliés des anciens troupeaux, nous songeons sans impatience à ce qui nous attend aux jardins espérés vu que nous voici, quoique jetés d'apparence, à vrai dire libérés des servitudes uniformes et de tout avenir soumis aux formatages amaigrissants et pire: avilissants, du mondial mercenariat. D'aucuns s'en lamentent, qui se voient exclus de la Disco dite conviviale mais aux normes impitoyables de l'âge exclusif et du rendement rythmique, castes et tribus griffées sur Dressing Code militaro-industriel et nulle dérogation aux ingambes ou mal sapées, tous usinés à marques, toutes et tous fagotés et brumisés aux exclusives boutiques d'excessives surfaces - enfin tout qui jerke à l'unisson du dieu youngster à cervelle d'asticot. Ainsi le tout drapeau militaire devenu tout hameçon à sangsues sensuelles consomme-t-il la toute flatterie des plaisirs simulés aux Tours d'illusion. De nos enfances d'avant les frénésies à cet âge d'après les lendemains qui déchantent, nous considérons sereinement pour notre part, j'te jure, le précipité de la full-foule au trou noir de l'antimatière anti-tout, mais aux marches du ciel céleste notre bonne nature nous retient de céder au moindre penchant à massacre ou morose morosité - c'est pourtant vrai que nous voici frais et dispos.

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    43. Tout en dansant

    Le trouvère se trouvera là prêt à trouver. Les angles des pyramides sont propices au funambule. Un extrait de cerveau de momie suffit à refonder une lignée de tailleurs de pierres à partir des lunaisons où celle-là se substituèrent aux crânes - avant ou après, selon la conception du Temps envisagée et la considération des circuits filtrés par la corne d'Amon. L'équilibre des parties pensées et dansées s'est maintenu mystérieusement en dépit des sept cents mille volumes brûlés en Alexandrie, y compris la story de Manéthon cristallisant (disent les mémoires virtuelles) les secrets antiques, mais une coupe de la douleur du danseur de corde relevé d'une longue infirmité est une mer du monde, et le monde entier, perdu comme lui, veut prendre son envol à cause de son amour plus léger que le désir l'élevant au-dessus de l'eau claire que son reflet même ne troublera pas. On ne se délivre pas du corps au seul bagne de la barre, mais l'Apprentissage ne souffre aucune négligence, de sonnet subtil en pierres à joints vifs imitant le ciel au-dessus des tombeaux, et nul qui s'est défait des leurres des Tours d'illusion ne restera sans eau pour le boire.

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    44. Sous les arceaux

    Le Poème est une cage de Faraday. Tous vocifèrent à l'entour, salaloufs et sicaires de tous les sigles ramassés par les escadrons au tréfonds des favelles jouxtant les barres des Horizons Barbecues, mais nul griot ne moufte dans le roseau. Tout le jour ils vont vitupérer et trépigner sous les baies blindées de la Tour du Lien où se tissent les litanies à flux tendu de suavité simulée, et des colliers de fleurs virtuels à feinte lénifiance feront l'appoint pavlovien, vous pouvez copier/coller: tous seront bientôt fans furieux à l'arrosée du Dinar, puis la montée se fera vers d'autres extrêmes, des discos aux tranchées, jusqu'au vert militaire et au sang bien noir. Cependant le Poème tient bon en ses arceaux de nuances d'osier aux mailles plus serrées que doubles croches de fugues aux espaliers de hautes portées. On voit bien de quelle guerre il s'agit toujours et encore: le langage une fois de plus est l'antidote autoprogrammé dans le vers-qui-de-plusieurs-vocables-refait-un-mot-total, et le verbe revigoré se fait chant de cristal dans la nuit des hulottes. Autant dire, Prénom Stevie, que l'on frôle là le tison d'écume et le sang de gloire en regain de montage. Le Poème s'allume de ses feux réciproques dans la guérite de douceur imperméable à la pluie givrante des cris les plus gutturaux et des cimeterres, et vous verrez ce que vous verrez de la vidéo tournée en temps réel remastérisé par le DJ soufi de service, et les regards bientôt relevés de loin en loin, et les visages s'éclairant à la seule écoute de ce murmure. Mais là encore: minute, papillon ! Car le temps convertible suppose lente, douce, obstinée préparation, sans lequel rien ne perlera de la secrète semence.

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    45. L'humour de Pony

    Certains d'entre nous supporteront le Format, quelque temps encore, mais d'autres non. Si la vie de Pony ne tenait qu'à un fil, il se résignerait peut-être à tourner en rond  dans le manège habitudinaire. La fatigue, la mélancolie ou la banale paresse psychique voire physique expliquent souvent les résignations courantes. Pourtant cet original de prénom Ronnie n'en a jamais fait qu'à sa façon de facétieux drille à la fois virtuel conteur urbain de bars louches et postsocratique à développement durable, pote de l'itinérant poète SDF Salade.

     

    Le psychorigide puritain formaté à la Tour du Vrai, siège de l'antiphrase spirituelle où se distribuent les gélules de Davamesc Toutes Croyances Fondues, fulmine en découvrant par sa webcam de surveillance que l'élément suspect Ronnie Pony va  pour s'extraire du Format dans la tradition médiévale consistant à "dépouiller le vieil homme". 

     

    Les obsessionnels ludiques auront ta peau, méchante sécheresse de coeur: les ressources du joyeux et du rebondissant sont à jamais inattendues, mêmes des vieux chevaux de retour, et ne croyez pas les arraisonner jamais, vous autres les désaxés du Bien !

     

    Pony s'extrait de sa boîte d'os dans un grincement de cervicales et non sans courbatures à tous les virages. On a mal partout quand on a fait sans coup férir son job régulier de bribe en boîte, mais l'exercice zygomatique prépare de longtemps aux franches rioules à venir par les allées des jardins espérés, la forme ayant sublimé le Format. 

     

    Les amitiés et autres amours plus ou moins fantasmagoriques des Réseaux sont presque à tout coup à surprises, mais là encore l'organon s'adapte à la fonction lyrique au petit bonheur des pacifications certifiées devant Dieu ou ses avatars, dits Les Dieux, ou les messagers de ceux-ci, ou de Celui-là, aux visages reflétant le Secret.

     

    Le pur amour n'est que d'expérience, mais le pauvre Pony, dont l'âge oscille entre 7, 700 et 7777 ans - poète tang ou Pharaon enfant cueilli à la fleur de l'âge -, n'en parlera jamais qu'en âme et confiance.

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    47. Nos tendres chairs

    Nous nous poussons dehors sans impatience. Nous sommes au parfum. Le petit chat, l'oiseau sur le macadam, notre petit Filou que nous avons tant cajolé nous tirèrent nos premières larmes de crocodiles, après quoi tout s'oublie quoique pas vraiment.

    L'horizon est-il le mur du ciel ou la mer à saveur de vin que l'aurore aux doigts de rose fait paraître éternelle ? 

    Longtemps nous l'avons su de sûre certitude, trépignants de discours à renfort de citations et autres formulaires du Savoir sachant ensaché, puis nous sommes devenus, comment dire ? Plus réels, ou plus précisément: plus sensibles au plus-que-réel.

    Avant de tenir, dans tes bras, ta mère ou ton père aux yeux clos à jamais, tu ne sais à peu près rien de tout ça, pas plus qu'avant de tenir, dans tes bras, ton premier enfant.
    Ensuite nous avançons plus tranquillement vers les là-bas bleutés qu'on dit parfois un Ailleurs à majuscule, et c'est là qu'il faudrait laisser venir l'immensité des choses, mais cela aussi s'oublie ou se néglige avant le lâcher-prise qui seul permet de tout mieux voir, de mieux tout sentir et de le dire, enfin ça dépend des cas.
    Nous n'avons pas encore réussi à découvrir le secret, mais nous sentons, nous pressentons, nous supposons, nous subodorons, nous savons même qu'il est là, jamais éventé par la Tour du Savoir.
    Cela relève-t-il d'un article numéroté du Code de la Foi ? Pas forcément, mais rien n'est à exclure de notre anti-système d'inclusion.
    Prénom Max, notre guide en ces régions préambulatoires, nous souffle ce matin, ou ce soir - peu importe le temps puisqu'il est suspendu voire aboli avant d'être retrouvé - que la liberté serait et sera cette disposition associative remontant aux conditionnels de l'enfance.
    Nous nous poussons gentiment dehors, le plus petit le plus grand la plus ceci et tous ceux-là, sans oublier qu'il nous reste encore, à acclamer tant et plus, la fête inconnue et colorée.

     

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    48. Petite

    Bombée et à mégatonnes mais jamais elle n'exploserait au-dessus des populations endormies, ça jamais elle n'oserait, jamais ne se le permettrait, jamais ne se serait pardonné ce péché mortel mondial.

    L'extraordinaire énergie de Petite. Soldat Petite la bientôt générale à la Dourakine médaillée des plaies et rechutes, jusque plus un fil de soie sur l'occiput. Petite peaufinant alors son numéro complice avec le clown Patate pour l'agrément des autres glapions chauves de la Division. Ah la paire !

    Rien ne se compare au sourire désarmé d'un enfant malade, mais Petite à ce moment-là bouscule: allez allez les violons, rengainez l'étui !

    Les théologues de la Tour du Vrai disposent de Dossiers anamnésiques anciens ou plus récents, et c'est toujours avec la même componction carnassière qu'ils rôdent autour de Petite, qui les moque et les horionne. À l'un d'eux qui vient vers elle ce matin pour la remercier de lui donner du courage, elle tire le nez. À tel autre qui lui demande si elle croit qu'il y a quelque chose après, elle répond allègre: après quoi ?

    Ainsi le minime fut-il magnifié quelque temps, pour devenir légende et force. Ainsi l'immortel en Petite a-t-il investi l'esprit du conte et survit-il dans nos capsules mémorielles. 

    À la fin Petite était vraiment très, très, très fatiguée. 

    Vous croyez que c'est facile, vous autres fringants et pimpantes, de se vider comme ça de ses humeurs rieuses sans faire exprès. Vous croyez ou vous croyez pas, d'ailleurs c'est égal - à un moment donné tout est égal aurait-elle pu soupirer.

    Mais non: bombe atomique d'un dernier sourire: Petite surnaturellement se redresse et fait la pige à tout ce qu'elle sait qui vient que nul ne peut savoir. Enfin bref: Petite sera l'un des bons souvenirs d'enfance que vous vous raconterez plus tard, là-bas par les allées des jardins espérés, les impayable mines de Petite, les facéties, les niches, les farces et attrapes de Petite. 

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    49. Battantes et performers

    Au top du running tout fait corps en parfaite fusion scandée à frénétiques turbines et pistons, et là c’est carrément l’Xtase à giclées. Toutes et tous sont en outre en phase avec les milliers d’alvéoles hyperactives de la Tour du Format et sur les nébuleuses  d’écrans réseautés au moniteur central de l’Hypercoach.  

    Le méga projet des Jeux Olympiques du Sexus reste à finaliser dans l’optique souveraine de la Performance, nation par nation et toutes sectes redimensionnées à la conviviale, mais l’entraînement à sec fonctionne déjà en mode programmatique intensif et l’on n’arrête pas une équipe qui gagne.

    La multinationale avant-garde des Battantes de l’Aérobic est actuellement la mieux rodée sous l’aspect des mouvements collectifs à la coréenne, réglés selon les nouveaux algorithmes appréciés dans les entreprises. Le potentiel d’intégration du Drill gymno-industriel rèvèle chaque jour de nouvelles ressources en termes d’individualisme dépassé. La vanité typique de l’ancienne pom-pom girl cède le pas à l’orgueil autrement légitime de la Battante anonyme mais à la fois irremplaçable dans le système floral du Show médiatico-militaire. Cet effacement au bénéfice du groupe  mérite révérence et d’autant plus que le fuselé des corps y gagne.

    Côté Performers, dont tout a été dit et répété des exceptionnelles avancées en matière de sublimation stéroïdienne, les observateurs signalent le nouvel accent porté, au stade du recrutement, sur le brainbuilding. Mister Sexus à venir aura surdéveloppé son mental gagnant, sous peine de perdre des parts de marché. Mais cela, qui le souhaiterait dans le périmètre sécurisé des Tours d’illusion ?

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    50. Ressources humaines

    Les chasseurs de têtes n’eurent qu’à se conformer aux directives du Top Office pour investiguer selon les besoins de la Structure en voie de recomposition, entre la deuxième et la troisième Crise, donc bien avant les premiers défenestrés et autres dommages collatéraux inappropriés.

    Le lancement du Concept fut l’occasion de goûters dînatoires conviviaux dans les Espaces Détente de la Tour d’accompagnement, où le Think Tank fut présenté aux collaboratrices et collaborateurs de l’Entreprise, en présence du Chief Manager Herr H. et de sa secrétaire générale Frau Sauersaft. À la même époque furent élaborés, en ateliers créatifs, les premiers modèles de Demandes de Licenciement rédigées par les candidats eux-mêmes, dûment encouragés par les accompagnantes et accompagnants du Service et Frau Sauersaft elle-même - jamais à cours de Ressources Humaines soulignait-elle un peu sardoniquement avec son accent de Lübeck, ach so wie so; et sa langue et ses talons claquaient de concert.

    Les sempiternels drames humains, considérés à cette hauteur et dans une perspective positive, furent progressivement rayés des statistiques officielles du Service, conformément au pari optimiste de Frau Sauersaft, adepte de la première heure du win-win. Conjointement, la pratique généralisée de l’Excuse Solennelle marqua l’évolution des rapports entre traiteurs et traités, dans un esprit de réelle reconnaissance réciproque.

    Un climat quelque peu délétère, au demeurant, lié à la nouvelle période dite des Fusions & Fissions, troubla les relations internes du Service et l’ambiance générale des Tours d’illusion, puis arrivèrent les nouveaux formateurs malais dont l’efficace sidéra les Top Dogs, jusqu’aux récents effondrements spécifiques - mais là c'est un autre bronx...

    À  vue de nez, le déformatage de Frau Sauersaft n’ira pas sans problème, mais c’est son challenge. Quant à Herr H., nul ne dépend plus de lui-même que lui, et son choix sera ce qu’il décidera en pleine conformité avec son éthique luthérienne et compte tenu, au final, des menaces planant sur la notion même d’accompagnement - et donc sur la Tour elle-même en tant que telle.

     

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    51. Passe-passe

    Les illuminés grabataires perpétuent la longue lignée du lyrisme libérateur, non sans recours aux apolliniennes sources et lumières, avec cette discipline absolument rigoureuse, quoique adoucie par l’âge, des ancien athlètes du Jarret et de l'Intuitif.

    La position couchée est propice à la méditation de qui en a vu de toutes les couleurs et a bifurqué un jour ou l’autre vers l’aquarelle ou la composition de haï-ku, pour faire simple. De nombreux autres exemples sont à disposition dans les archives de nos  roulottes.

    Ce que le philosophe libéré des systèmes couche sur le blanc de son papier-sommeil a la transparence de l’œuf miré par l’Amoureuse. Imaginer Sisyphe heureux n’exclut pas le type au pieu, et l’on ne sache pas que se figurer le Messie allongé ressortît au blasphème en dépit des énervements de Prénom Paul.

    La sortie des formats  ne sera jamais conforme qu’à la forme à venir de chacun du fond de ses âges, étant entendu que chacun pressent d’enfance quelle forme accomplie pourrait être la sienne, sans stresser. 

    Un employé de la Banque soumis à de stricts horaires et planifications peut échapper à son format d’homme-tronc des guichets en se consacrant les dimanches d’automne à l’observation solitaire et muette des étangs des Dombes sous la brume opaline, autant qu’en exécutant les variations Diabelli au dam de son épouse à jamais rétive à la musique et à toute autre sorte d’attentat au format domestique et caissier. Le Drapeau de Madame est sa culotte : marchons au pas ! Pas de quoi stresser, une fois encore mais la rupture, en l’occurrence, s’annonce quelque part.

    La sortie des formats n’est pas une fuite non plus, moins encore une chimère ou un renoncement à teinture d’entropie: c’est l’opposé dynamique de toute abdication, mais tout en douceur, tout en ruse d’expérience, tout en prudence hardie et en détermination fine – tout à l’accueil restauré de la bonne vie décorsetée et décasaquée.

    Une ligne de partage aussi fine qu’un cheveu d’ange ondulant dans la brise, marque la délinéation de cet espace que nous sentons vital même sans y penser, préférant trop souvent nous replier dans le Caisson, mais c'est lé que s'annonce ce matin  ce grand appel d’air aux derniers contreforts des Tours d’illusion où s’ouvrent, de loin en loin, des portes et des portes...

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    52. Les gestes reviendront

    Retrouver la palpitation sans pareille de l’intime pourrait constituer un début d’exercice incessamment régénérateur chez les cadres moyens éreintés par les cadences d’enfer de la Tour d’Austérité, loin de tout regard, et pour le seul plaisir du geste, en jupon et sans bretelles.

    Bientôt d’ailleurs, ceux-là ne supporteront plus la gouverne d’aucun Dressing Code en rapport avec leur activité à la Tour d’Austérité où se programme l’appauvrissement généralisé des populations et autres tribus, concentrant verticalement la plus outrageuse quincaillerie de luxe, implants à millions et prothèses toutes fonctions. Tout ça leur fout la gerbe, pensent-ils sans le dire en quittant tous les matins leurs alvéloles des Horizons Barbecues, mais la Dette leur lâchera bientôt la grappe, ajoutent-ils  à la pause turbo de midi, comme le Brésil et les pays qui en ont. 

    La nudité intégrale n’est pas conseillée (nous ne dirons plus jamais: interdite) dans l’exercice préambulaire de la danse reconnue comme élément fort des nouvelles applications de la Recherche neurolyrique en matière  de douceur ajoutée. Les parties dites sacrées resteront donc au buisson, en revanche les tenues seront allégés à volonté, à tous les sens du terme. Les cheffes de projet émancipées n’iront  plus en pirogues chaussées de leur cuissardes Pucci. En outre ne pas pouvoir s’imaginer en simple marcel non marqué à son premier rendez-vous matinal avec soi-même, signalerait également chez le trader commun, un manque patent de simplicité – à corriger.

    Le corps sera donc retrouvé dans un premier temps, par les aspirants aux jardins, comme utopie réalisée d’une forme dansante coïncidant naturellement et surnaturellement, en chacun, à son inscription hélicoïdale programmée de longtemps, sauf que l’allusion se dissout dans la conjecture sorcière à l’instant même où la danseuse lève réellement et surréellement le pied et que le danseur lève réellement et surréellement les yeux au ciel ne montrant rien,au même moment M qu’on pourrait dire Mystère (mais ça se discute), de ce qui spatialement et stellairement – on pourrait même dire : follement, vu que ça semble aller dans tous les sens, danse en lui.

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    53. Effusion des fuseaux

     

    Les Chœurs d’Hypnos ont relancé le goût et la pratique des expressions collectives de plein gré et sans usage de prétexte ou Propaganda, en toute gratuité et joyeuse troupe.

    Les premiers soulèvements spontanés de résistance chorale diurne ne furent même pas relevés par les capteurs médiatiques des Tours d’illusion, bornés qu’ils étaient aux zones populaires subalternes restées marquées par la mémoire des villages. Mais bientôt leur succédèrent, possiblement issues du même Appel, des rumeurs de schubertiades réitérées, puis des fragments d’hymnes, de vivaldiennes ou  mozartienne envolées,  ou montés des soutes de tel hosto-cargo à l’amarre fluviale : des fragments improvisés de spirituals repris à pleines gorges par d’anciens esclavagisés se soignant le cœur dans le coton cruel, et voilà le plat des mains très vieilles ou très jeunes se rejoindre en tagadam de tam-tams de loin en loin entre les blocs et autres parpaings de townships – ah mais nom de Dieu la Musique revenait !

    C’était dire, mais sans le dire aux estrades, qu’un sang nouveau se reformulait, non formaté, jointoyant de jours en nuits les anciennes pratiques par appel d’harmonie et de cordiale allegria. L’antique poussée du chant primal repris en chorégies se manifestait ainsi dans les corps nombreux aux cœurs pour ainsi dire transvasés, retrouvant bien lisibles, entres les lignes scannées à vue, les partitions paroissiales de toutes obédiences.

    Toutes et tous par la suite ont cependant été sidérés d’entendre, venus d’on ne sait où ni par quel miracle réordonnés en timbres et tessitures, ces fameux Chœurs d’Hypnos rejoints de nuit en nuit par de plus en plus de voix très cristallines ou très ambrées, dorées à la feuille byzantine ou violacées par les gutturales de la Soul, toutes s’ajoutant à toutes et défiant toutes ensemble toute masse relevant du seul Nombre.

    Le Chœur a ses réseaux que ne connaît que la Belle Inconnue à l’infaillible Oreille, mais il n’est que de se mettre à l’écoute, loin des programmes listés aux Tours d’illusion, pour constater les bienfaits par  fluide simplicité de ce retour de sources.

    Les matinales vocalises  des merles de nos jardins et bocages sont toujours propices au recouvrement foncier, par mimétisme,  de notre tonalité sans pareille. Qui n’a pas merlé le matin merdera dans les heures, rappelle le Vieil Arbre dont les racines, à la brune, se déprendront de la terre à l’appel indigo de la nuit multipliée par trilles et roulades, chardonnerets et rossignols - à jamais présences saintement profanes, prédictibles aux jardins espérés.

     

    54. Songeuse en fantaisie.

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    Et naturellement on se gaussera de quiconque prétendra modéliser les tenants et aboutissants de la créativité fantaisiste, où nous voyons le substrat même d’une joie techniquement inexplicable mais renaissante tous les jours.

    L’effervescence  imaginative n’est pas, cela va sans dire, donnée naturellement ou surnaturellement à tout le monde, ni même préférentiellement aux femmes d’âge portées à la mélancolie et au comique de défense. Il y n’a pas de règle, mais peu de rêveuses à la peau trop sèche ou trop osseuses d’angles. L’idéale rêveuse évoquerait physiquemenet la poire ou la quille, la baleine ou la truie en jupon de soie, étant essentiel que sa chair danse et pense dans sa souple enveloppe sans cesser de diffuser son aura.

    L’aura de la Songeuse en fantaisie la distingue au premier regard des Attentifs, comme il en va des lucioles. Nous savons déjà les multiples guérisons survenues à la seule vue des lucioles, et de même pouvons nous attendre des miracles de l’activité future réhabilitée des Songeuses en fantaisie.

    Les yeux fermés, dans la chambre particulière qu’elle réserve à ses greffes de vocables et jongleries d’images associées, combinant à l’instant l’évocation verbale du gouvernorat du renne blanc et les hymnes appropriés, elle suscite et capte à la fois l’apparition du Merveilleux et de son adversaire à paupières de suie, crépitement alterné de sens et de ratiocinations vides, de miel conçu et de fiel déchu : descentes et remontées vertigineuses dans le Grand Huit retrouvé des trouvères à seule fin, les yeux toujours clos, de dépassement du coma rationnel.    

    Le statut conventionnel pseudo-poétique de la fleuriste n’exclut pas les échappées de la fantaisie, mais la discipline de la Songeuse certifiée (il y aura des certificats) requiert une absolue rigueur dans le lâcher-prise. Sachons lui montrer notre reconnaissance.

    En attendant, la neuve lumière n’est pas accueillie selon son rang aux cloisons aveugles des bureaucratique Tours d’illusion. Plus tard nous dirons en persiflant à moitié : faute professionnelle grave. Mais ne poussons pas à la Roue cosmique : le temps perdu nous en fait gagner le long des rivières et par les squares où tout reverdit…

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    54. Bad Brother

     

    Leurs gueules d’arnaqueurs suaves ne s’effaceront pas de sitôt des écrans de partout : des houles de foules n’en finissent pas d’onduler sur les pelouses  et dans les stades, on psalmodie à tout sabir en écho à la mielleuse cantilène diffusée en flux tendu de la Tour du Vrai, les effondrements que vous savez n’ont fait que relancer à foison exponentielle l’extension de la lutte du pseudo-spirituel à vocation boursière, bref c’est l’horreur orchestrée par les cravatés du Copilote.

    Que nul ne nous soupçonne pour autant, dans les tribus et les assemblées, de moquer la ou le crédule avec ou sans coussin perso pour la genouillade : nous accordons flexion de révérence à toute ferveur et toutes variétés cultuelles à trinités strictes ou dieux multiples arborant trompes ou mandibules. Nous nous inclinons bien bas tandis que s’élèvent les milliers et millions d’yeux grand fermés ou entrouverts, et les tressautements à syncopes du candomblé ne nous disconviennent pas plus que les murmurantes litanies des lamas lunaires aux vires himalayennes, sans parler des modulations animistes ou résurectionnistes de partout.

    Belle est la foi quand elle est foi. Belle est l’élévation du regard de quiconque vers le ciel qui est plus haut que l’horizon coffre-fort. Belles sont lesmirabelles du Seigneur au jardins de tous. D'ailleurs notez ça quelque part : nous aimons  cette appellation de Seigneur. 

    Cependant les lois perverties par antiphrases  des Tours d’illusion, donnant pour Tour du Vrai le centre administratif et financier des réseaux de propagande lucrative du fantasmatique Copilote, ont pour corollaire naturel le rejet brutal, aux portique de ladite Tour du Vrai,  du susnommé Seigneur identifié comme raclure de bas-quartier sans badge.

    Cela distinguant, of course, Bad Brother le télévangéliste badgé, proprio de multichaînes de ventes d’indulgences à la criée, chances de votre vie à checker dans la minute, Santa Claus en multipack et le ciel pour Bonus si vous crachez le dolly-dollar avant la pub.

    L’arnaque sectaire produira longtemps encore de ces faux apôtres à limousines et bagouzes, mais d’autres faims sont attendues qui en feront apparaître la nullité lustrée. La gueule de Bad Brother s’effacera donc et ne lui jetons même pas la pierre à la fin : il ne fut à vrai dire qu’une tronche de tire-pipe au Luna Park de la fausse parole, un pantin de l’Oecumène comme il y en eut en surnombre au pourtour des empires d'âmes dévastées ou frappées d’amnésie.

    Notre montagne de foi ne s’éboulera pas pour autant, nous qui croyons à l’asphodèle et à la bonté du jour, à l’exquise fraîcheur conseillère des torrents matinaux, à la remontée des saumons par les éviers des squats et aux voix  de partout des bardes et des veilleuses, des ménagères à leurs vitres d’avril et des souffleurs de verre dont le feu rendra au ciel sa plus belle eau. Allez croyants et mécréants, croyons et croyez aux couleurs du Crayon...    

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    55. Résilience des squats

    Les aires du vide se jetant en hauteur, de Skyscrapers City à l’Allakbarsaoud, et de Shangtown à Poutingorod, la réquisition naturelle et très en douceur des squats de toute espèce s’est accomplie à l’horizontale selon des processus évidemment applicables (voyons large et loin) aux terres volées et aux sous-sols pillés par les prédateurs en costards.

    Nous étions déjà très en avant, très avertis des retombées collatérales des prétendues révolutions, très au fait du mimétisme accapareur des Nouveaux Masques; nous étions devenus trop lucides, aux marches de quel nouvel hiver nucléaire, pour nous abandonner au mouvement violent des désespoirs djihadistes ou néo-nihilistes et de tant d’autres saillantes fractions frottées de vindicte à kalache.

    L’esprit de vengeance est ignoré du tigre le plus terrible au bond et de forte denture. La primaire pensée des fils de bourges ne s’impatientant que de virer le patron de son patronat et d’y poser leur  jeune fessier, tout papa piétiné caca, fait aujoud’hui figure obsolète, presque de guenille de mémoire fleurant le caleçon malpropre et les premiers poèmes à messages – les militantes avaient plus de gueule avec leurs mèches bleues et leurs sèches gitanes ! Du moins l’époque avait-elle son charme entre Big Sur et les allées du Luco. Cependant, toutes différentes sont les modifications harmoniques, personnelles, villageoises, citadines et planétaires que nous envisageons à l’heure délicate.

    Les immensités immobilières mises en coupe et à sac, sous les instances humanitairement illégales des Lois du Marché, par les associations de malfaiteurs tous tenus aux couilles par les liens de la Centrale d’illusion, ont fait l’objet des premières réappropriations massives des maisons barrées au temps des Subprimes, devenues squats par consentement populaire et redevenues maisons dans la foulée, à grand renfort d’enfants très sales et très joyeux.

    L’enfant sale est une conquête de la douceur, au même titre que l’intime Christ d’avant les Temples et Croisades. La guérison des quartiers humains vilipendés par les usuriers en costards et leurs mercenaires coupant et recoupant toutes les dopes, se fera lentement, jardin par jardin, de butagaz en pipes à bois et sans contrats que de mains vives, dans l’esprit artisan, pour ne pas dire artiste, de l’architecture sans architecte de bonne tradition troglodytique ou romane.

    Et quand on dit squat, s’entend : toute maison reprise en souriant, selon les vraies Lois non écrites du cœur mondial, aux accapareurs tacitement dépouillés de leurs droits - donc toute maison, tout quartier, toute zone habitable aux fenêtres donnant sur les jardins espérés.

     

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    56. Mélancolie

     

    Mélancolie se sait sous surveillance mais elle s’en contrefout.

    La pensée libre, et jusqu’à la libre disposition de nos apparats vitaux (disons pour faire court : le sexe, le cœur et l’esprit) avaient été de plus en plus soumises, les années allant, circonvenues et parfois même traînées aux prétoires après arraisonnement des Ligues de Vertu  contrôlées de près ou de loin par les instances de la Tour du Bien, projection verticale de l’Axe autoproclamé.  Le Bien nous devint ainsi momentanément suspect, voire odieux, sous l’effet des insidieuses lénifiances des ouailles de la nouvelle Secte des Prudes à double langage, contemptrice de vétilles privées et gloire aux marchands d’armes. Disons : momentanément, car tel délire américain, pernicieux défoulement de complète tartufferie, ne tarda point à soulever saines réactions de bandes débandées en tribus libertaires de tous les âges. La lecture de Walden revint alors en vague, les Attentifs et les Ardents des continents raillèrent de concert la pruderie faux-cul tous azimuts, et tout se mit à tanguer entre deux jetées, les uns invoquant Thélème et les autres multipliant webcams et branlebas de délation puritaine .

    On voit hélas partout, malgré tout, les dévots se shooter de plus en plus à la moraline et s’inoculer l’Hormone de Bonheur, sinistre pharmacie del’Optimax. L’ère du sourire simulé fait date, et gare à qui fait sa gueule ou se dégagerait du champ panoptique de positive humeur pavlovienne, gaffe à qui tenterait de respirer ou de gamberger à sa guise sur son ponton perso ou son tricot fantaisie.

    Or, curieusement, par tout cela Mélancolie n’a jamais été touchée, mais jamais jamais. Le puits de larmes qu’il y a en elle l’a protégée de la stupidité moralisante des hoiries et des conglomérats paroissiaux ou sociophiles. Ce n’est pas qu’elle ne soit que détresse: pas du tout. Mélancolie est aussi pleine de sourires qu’elle dispenses aux oiseaux des haies, aux lagunes et lagons, à l’eau qui monte et descend selon les heures et les aires, aux enfants à baballes ou aux vieux à babil.

    Mélancolie a vécu plusieurs vies qui ne lui inspirent que reconnaissance en dépit des tracas. Je ne connais point d’autre grâce que d’être née, songe-t-elle à l’instant, et ses enfants à elle, répartis en divers pays, tous ses amants et ses maris (ça fait du monde) ne diffusent plus en elle que des sentiments épurés, à l’aune sereine de la première séparation à lancinants refrains finalement sublimés. Bref, Mélancolie incarne tous les cas de figure d’une vie vécue et restant encore à vivre, si possible beaucoup.

    Les aigres et les impatients, les sociaux et les moraux, les avides et les envieux de tout, les obsédés de météo et les affligés pour rien en veulent à Mélancolie de sa pleine disposition d’elle-même, en jupon ou accoudée au zinc d’un bar quelconque, et plus encore de sa songerie sans fond et de ses gestes gracieux pour personne, mais c’est trop peu dire qu’elle s’en balance puisqu’elle les a zappés de longtemps et pour toujours.

    Mélancolie ainsi résiste en douce à la précipitation de tous aux coffres et aux bilans affolés. Tout l’émeut de la vie vivante, mais rien ne la touche de ce qu’ils appellent, graves, Les Affaires. Ainsi Mélancolie, bonne conseillère future aux jardins, se diffond-elle en sa rêverie.  

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    57. Nous autres

    Tous tant que nous sommes ignorons à quel point nous sommes aimés, mais nous n’en sommes que plus redevables en silence, sans trop oser dire aucun Nom. C’est que les Puissances nous dépassent, qui inspirent les décisions et les revirements ou les changements de masques et de formules soumis aux règles dont nous ne savons que les effets d’épicerie et autres nécessités premières. Nous avons bien entendu dire que des armes étaient fourguées avec des croix et des insignes d’autres croyances, mais un très ancien esprit de famille nous soude à nos corps et nos chromos transmis de la main à la main, et ce qui se passe dans les Tours nous est plus lointain que le remuement obscur des fosses marines.

    Une vie, la vie, nos vies restent possibles et paisiblement entre gens-là que nous sommes sans malice ni maléfice autre que le trop peu, mais entre gens qui se supportent dans leurs lainages, alors que nous savons là-haut les combats sans merci des envieux richissimes se déchirant pour la maîtrise de la Force et de la Cotation. Nous savons certes un peu de tout cela par les romans de gares et d’aérogares, sans jamais espérer ni même aspirer à rejoindre ceux-là qui nous apparient au néant des choses, nous trouvant fort bien entre nous avant et après la soupe de tous les soirs et divers plats selon les jours.   

    L’idée selon laquelle tout artisan libre ou tout grutier, toute modeste modiste ou toute soignante avisée devraient forcément suivre l’info  ne nous a jamais réellement atteints ni fait varier nos accoutumances ou nos addictions le plus souvent débonnaires, du crochet au cigare. Ce n’est pas que nous nous foutons du monde : c’est que la vie ne nous informe jamais de ce qu’elle sera tout à l’heure, sous un ciel que nous prenons comme il vient.

    Nous avons été élevés en sabots par des Attentifs et cela marque. Longtemps nos enfants nous ont collé au cul et nous avons aimé ça, autant que de humer l’odeur de leur cheveux juste lavés ou de les contempler au sommeil. Les Tours d’illusion surgirent plus ou moins à notre insu, sans nous couper de nos sources ni de nos racines et moins encore des chers anciens goûts de sucre d’orge ou de réglisse chez l’épicier,  ou de bois doux ou de panicaut à chiquer le long des ruisseaux à  écrevisses.

    Nous sommes concrets comme des lanternes ou des entonnoirs. Nous ne sommes pas sûrs d’être aimés de Dieu, faute de signes, et pourtant nous en aimons l’illusion féconde - rien à voir avec les faux semblants des Tours – et nous aimons créer en procréant d’autres chairs aimables ; à vrai dire nous n’avons jamais cessé de vivre en ce lieu qu’ils appellent les jardins espérés, où nous sommes nés et vivrons notre temps.  

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    58. Casa Grande

    L’épouvante naturelle qu’aurait dû susciter la festive imbécillité du surnombre trépignant ne nous atteignit jamais. Le cuir de nos masques et les doublures de soie de nos basques nous protégeaient, saltimbanques de haut lignage que nous sommes, de toute assimilation à la multitude sans visage et toute sapée de fringues à marques, toute à tressauter à l’unisson des machines programmées; mais tels signes visibles ne disaient pas notre effroi et notre rejet plus abyssal du martèlement mortellement binaire à pistons formatés barattant le vide des Parades.

    C’est que nos fêtes ont toujours eu et toujours auront une autre magie à masques et féeriques métamorphoses, au gré saisonnier des lumières et des soifs de pluie ou d’enfants, des printemps torrentiels aux amours buissonnières et par les villages, les feux, les rivières, les saintes bornes ou les appels vers d’autres cieux sauvages, et la mer et les îles à totems.

    Comme on fut bourreau de père en fils aux ères de rigoureux pouvoirs déclarés divins de princes en prélats, nous fûmes trouvères et jongleurs dynastiques, ou grimaciers d’élection spontanée, mais tous de métiers appris sur le fil de danse et de transe, prompts à ravir de concert reines et peuplades.

    Nous nous amusons beaucoup d’être, aujourd'hui encore, ce que nous sommes en joyeuses tribus, réunies sous le toit commun de la même rêverie musicienne, à l’écart des défilés monstres à croupes secouées, nombrils et tétons à l’unisson monomane de la battue, tout encadrés de tankers à brigades d’immédiat nettoyage – tout cela nous ferait chagrin si nous n’étions de vieille souche confiante en la juvénile ressource de ruer soudain de travers.  Point d’or ni de cendres à la Parade tournant à vide au cycle répété du branle, et puissiez-vous ne pas vous éclater deux fois plutôt qu’une.

    Nos fêtes sont graves et légères depuis la nuit des âges et nous revoici sur le parvis de la maison des jours, tous nantis de savoirs et malices, levés à  la fraîche soleilleuse et tout prêts à la relance d’hilare humeur et bons tours de verve.

    Casa Grande, là-bas, au mitan des jardins espérés, sera notre apache cahute et lieu commun de bienveillantes retrouvailles, au biseau d’autres départs, - ah mais c’est aujourd’hui Portes Ouvertes : à nous la parade et le paradou…     

     

    59. Prédateurs

    Numériser 4.jpegOn les voit partout à tous les étages des Tours d’illusion, calés dans les sièges qu’ils occupent de siège en siège en attendant le Bonus, à se prendre pour les maîtres du monde. Or ces laquais de  morte matière ne créent aucun pactole avéré. À tous les étages et de sièges en sièges ils ne font que siéger en ricanants pillards sûrs d’avoir assujettis ceux qu’ils déclarent paumés des gadoues. Le pillage les fait ricaner de siège en siège aux heures de grands afflux chiffrés des produits de structures, tandis que par le monde les terres et les chairs paumées à gadoues  n’en finissent pas d’endurer sans merci.

    Les prédateurs siégés étroits ont aussi peu d’odeur que l’or en barre ou en barils, leurs émanations n’étant plus que celles de leurs fioles à marques mondialisées en usines de senteurs et saveurs de synthèse. Les sudations programmées  des prédateurs siégés exhalent telle ou telle marque en fonction de l’effet de nécessité planifiée. L’effet de tuerie est recherché par contamination de caste avec nuances de bois de batte et de détergent, les prédatrice restant accros à Shrapnel Five.

    C’est trop peu dire que les prédatrices et prédateurs des Tours d’illusion sont au parfum : ils incarnent à vrai dire, costards trois pièces et tailleurs stricts, pompes de transit conurbain et bagouzes à tous les doigts, la désodorisation du monde  où tout poème s’annihile en insignifiance.

    L’origine des meurtres en série un peu partout dans les gadoues ou cela pue encore l’humain n’est pas à chercher ailleurs que là-haut dans les capitons insipides. Les produits structurés ne font écran qu’aux yeux des  larvaires du consentement. Pendant ce temps les webcams tournent à mort dans les abris de carton où l’humain perdure sous le regard veilleur des petits abbés.

    Nous autres les humains de vieille fragrance terrienne ne nous inquiétons plus désormais à vue mais somme tout attentifs au pourtour des jardins. Nous n’avons plus guère de réponses aux ressassées recherches, mais pour trouver nous avons nos trouvères.

     

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    60. Habitus novus

     

    Quant à savoir si Babel relève ou non de la fatalité, cela fera débat encore dans les fumées, mais ce qui pour l’heure est clair et sûr est que l’envolée, downtown, de la ville-monde, reste à nos yeux toute bonne quoique à parfaire.

    Le formatage n’est pas une fatalité du building. Tout gratte-ciel n’est pas tour d’illusion, loin s’en faut, et nous répétons au dam des accroupis: loin s’en faut !

    Toujours nous avons raffolé des hauteurs. Pétrarque est naturellement grimpeur et pas que par surnaturelle vocation à passer du méli-mélo sentimental au poème : il faut aller voir là-haut, au sommet de la tour du Ventoux qu’auréole une dernière neige, l’adorable Provence et les provinces circonvoisines où se répand le sable rouge arraché par le simoun de l’autre côté des horizons bleutés, dans les dunes là-bas ondulant jusqu’aux forêts et grands lacs, et d’autres dunes derrières les lacs, et d’autres mers derrières les dunes, jusqu’aux tours de Mumbai et Shanghai.

    Des tours autant que des déserts l’échappée est possible à tout moment, et tout un chacun sait en son for secret qu’il lui incombe, et à lui seul, de déroger au format des formatés.

    Le style, qui fait la personne personnelle, serait donc une forme fusée, comme en musicienne formule celle de la fugue à doubles ou triples croches et virages contrôlés sur les chapeaux de vocalises.  Le très ancien chant de l’oasis ou de la yourte, tant que l’hymne à la pluie ou les thrènes aux défunts, restent audibles jusqu’aux plus hauts étages des tours humaines , et bientôt l’on reviendra fumer sa clope dans les bureaux aérés, ou s’abstenir en liberté, resplendir  aux guichets, beaucoup parler partout ou se taire et s’écouter se taire, laisser de nouveau les enfants patiner le long des couloirs à n’en plus finir ou se retrouver sur les toits ou le long des balcons des sept blocs des Horizons Barbecues, enfin quoi tout reprendra au zéro de chacun où gît l’infini. Babel n’est punition qu’aux dits des prélats d’un Dieu méchant, qui n’auront jamais fait que séparer un peu plus, au dam des commères de Douala et de l’humaine nature à langue bien pendue.

    Le grand langage des enfants de Thélème reste à venir par les tours et jardins, mais regardons un peu mieux en attendant, nom d’un Dieu bon, regardez : voici la supérette et le bleu ciel de la mobylette hissée sur sa béquille, voilà l’air des forêts sentant bon le frais et le bois coupé, voici les beaux soirs des bars aux flamboiements de liqueurs rares, voilà le ciel bleuet des matins éternels, voici la nuit violette aux cliquetis d’étoiles - voilà les tours et les jardins espérés.

     

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    Dimanches de la vie (61)

    Il importe que les jours ouvriers soient aérés par des fenêtres de temps, si possible avec vue sur le ciel. L’insolence d’une autre vie est exigible tous les jours, mais les gens revenant de loin ont désappris la rêverie et ne sauront s’y abandonner qu’après exercice, donc va pour le septième jour..

    D’ailleurs les vieilles gens accoutument de recevoir leur smala le dimanche, et l’esprit villagoise diffuse alors à l’avenant par les terrasses, à l’applaudissement des enfants.

    Il importe avant cela que les terrasses soient récurées à grande eau dès l’aube, afins qu’elles sèchent au premier soleil selon l’antique règle des empires stylés. Le soleil tard à venir dans les canyons urbains tiédira les murs pour l’apéro oû tout ce monde se retrouvera dans le partage des bonnes choses transmises par les femmes à travers les âges, les hommes assurant l’arrosage des gosiers et les pronostics divers.

    La mémoire des usages friands ne reviendra pas d’un jour à l’autre aux exténués de l’hyperactivité machinale, mais chaque bloc à sa voyante ou son descendant de sourcier si l’on cherche bien, ses vestiges de coutumes et de cortèges à relancer, ses trésors de vocables à recoudre en bouts de phrases à guirlandes et guipures et tout ça va faire des contes et des romances à se répéter d’étages en coursives.

    L’agitation des jours se diluera finement dans la bonace de cette rêverie à très grande échelle seule capable de consommer le vrai progrès de narquoise détente, mais qu’on ne s’abuse point en imaginant quelque utopie nouvelle sans connaissance de cause. À vrai dire, le bonheur tranquille de l’Arche, recomposée en doux mélange de couleurs et sabirs, requiert la plus haute science des ententes à venir et le plus subtil apprentissage.    

    Ce que nous appelons les jardins espérés n’est pas une illusion de plus, mais une disposition des choses à restaurer, une autre vie avant la mort, une plus belle vie pendant la vie.

     

     

     

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    62. Travaux à bord

    Notre révolution douce se fera toute à l’insu des démagos à sourires mielleux autant que des furieux sans style. S’il y a du monde aux balcons : tant mieux. Il n’est point de raison de planquer l’argument ni ses applications vives. Laissons la reptation aux sentencieux de l’arrière-pensée et du sous-entendu lénifiant, et voyons plutôt les choses telles qu’elles sont, à savoir belles et bonnes au regard frais ! Cependant attention : la face claire n’est pas que, ni le panorama, ni la seule exultation de matinal aloi. Contempler n’élude pas colère !

    En fureur alors mais stylée et d’humeur joyce, protestation et ruse d’exorcisme s’imposent aux terrasses, mais là non plus pas que. Car de là-haut s’imposera descente et détours jusqu’au pire, sans céder à l’abattemnent général.

    Timbrer de nouveaux mots et de nouveaux modes de collaborer demain en relance d’antique sera notre réponse à l’époque hébétée. Soyons des aguets vifs à l’écoute de la douceur souterraine filant et faufilant sa fertile annonce.

    Pour lors les couteaux papillons sèment la mort jusque dans les cours d’écoles à l’imitation des malfrats de tout en haut (le tout en bas selon l’axe de nos tourelles) et tout devient significatif de la même aberrance et jusque chez les mieux nantis mais pas que : partout où sont parqués les pauvres le crime les poursuit et les punit de leur prétention à pulluler. Ainsi, sous les mots blasphémés de la Tour du Vrai réunissant tous les Judas de parole et de dénigrement des libres pensers, tout a été dénaturé, mais le bafouement n’aura pas tout atteint, le vent porte les cris transverbérés, des visages ont résisté mais pas que : des regards dans les visages et des âmes dans les regards.  

    Tu crois, petit, que tout est foutu, mais pas que. Là-dessous d’où sourdent les sources, là-bas dans le juvénil vacarme des torrents tombés du ciel, partout où il y a encore du ciel et des sources rebondissent les énergies attendues aux chantiers de réparation, sur l’Arche  mais pas que : aux jardins espérés de notre plus fertile illusion.   

    Et ce n’est pas seulement qu’on y sera réparations faites : on y est. Les arbres poussent à l’insu des hommes-troncs aux évangiles défoliés par les pluies acides, et nous serons du même bois que les arbres, de la même eau que les sources, de la même alchimie que le ciel. 

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    63. Snuff-movies

    On raconte qu’il se passe là-bas de terribles choses, mais faut-il croire ce qu’on raconte ? Et d’ailleurs là-bas c’est loin, loin de nos repaires, peut-être même plus loin encore dans l’étranger sans chiffre, en-deça de toute division imaginable, en-deçà même de toute addition autre qu’imaginaire.

    De malades imaginations ne sont pas à exclure, se rassure-t-on au pourtour des paroisses encaustiquées et autres lieux de discipline  peignée, disons même : de morbides imaginations probablement enfiévrées de Tropiques. Et de conclure que laTournante  n’est point vu qu’elle n’a point été documentée, et les médias officiels des Tours d’illusion de le répéter à l’envi : que la Tournante n’a pas lieu d’être vu que les documents font défaut ou faute de Signal approprié des étages supérieurs.

    D’aucuns (et pas mal d’aucunes ) n’en continuent pas moins de raconter, qui s’en reviennent de là-bas ou parfois même de près de chez vous, et les faits correspondent aux récits précis d’autres témoins oculaires  ou sur la foi d’autres récits avoués, et ce ne seraient point des cas isolés mais un commerce et même une industrie de la Tournante tournée comme un film et filmée en réelle temporalité numérique à giclées spasmodiques de sang sexuel et crochets et couteaux.

    Une immense tristesse en découlerait mais faut-il, une fois encore, croire à ce qui se raconte de moins en moins loin de là-bas. ? Et d’ailleurs qui sont ces femmes de là-bas qu’on profanerait et strangulerait à ce qu’on raconte ? Toutes ces femmes profanées et strangulées ne sont-elles pas de la toute mauvaise vie de là-bas, qui se couchent comme Marie ne le ferait jamais en nos pourtours ? Qui peut croire que des femmes et même filles et jeunes et parfois même pas de l’âge de Puppchen se fassent ainsi profaner et stranguler sans quelque part de morbidité quelque part en elles ?

    Telles ont été, question de se rassurer entre bains lénifiants et prosternations affichées dans les médias des Tours d’illusion, les réponses autorisées à ce qui s’est raconté sans que nul ne soit entendu qui aurait vu de ses yeux ce que documentaient les documents perdus.

    Des membres, d’innombrables membres membrus ont pénétré des cavités, de non moins innombrables cavités bientôt déchirées et déchiquetées au milieu des cris, de profanations en strangulations et couteaux tirés. Au défi des mélodies d’ambiance  ruisselées des hauteurs des Tours d’illusion, les cris primitivement étouffés ont augmenté à l’exponentielle intensité des affres tandis que les yeux étaient pénétrés de membres et de cris - et tout ça était filmé et webcamisé.

    Or à ceux qui non moins nombreux (tant que celles et parfois bien plus) qui s’interloquent à constater la réelle réalité de ce qui est raconté des terribles choses de là-bas et d’à-côté, s’interrogent et s’inquiètent de savoir quoi faire de tout ça, d’aucuns (et nous avec) répondent qu’au lieu de détourner le regard il s’agit de bien regarder.

    Il yaura de la tristesse énorme, encore, et les fosses communes ne cesseront de se multiplier sauf à y regarder auprès et au loin, avant de revenir à la douceur d’exister. Les fosses se multiplieront dans le branle obscène des voracités entretenues au plus haut des Tours d’illusion, mais regardons donc, regardons mieux, osons regarder avant de revenir de là-bas et de partout où le Mal se fait filmer et webcamiser en train de jouir et de tuer en jouissant, regardons et revenons, soyons les revenants de là-bas et de partout où se multiplie le plaisir d’humilier et de détruire - regardons et n’oublions rien de ce que nos yeux ont enduré.   

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     64. Gilda aux bustes

    La préposée aux Nouvelles Affinités travaille à l’instinct séculaire, avec tout ce que lui dicte aussi son sens commun et sa poétique infuse naturelle, voire surnaturelle en ses transes d’illuminations négresses.

    L’appariement des têtes et des bustes n’échappe pas aux données d’un certain déterminisme racial, pour parler un peu grossièrement. Par exemple: le chef d’un Hitler, sur quel torse visser et fixer le chef d’un Adolf Hitler ? La tête à mesquine moustache cirée peut-elle se visser et se fixer sur le poitrail imberbe d’un pur Aryen aux pectoraux travaillés en salle de muscule ? À cette question Gilda répond in petto par la négative avant d’écarter le corps médian d’un athlète aztèque de la grande époque des polisseurs d’obsidienne, puis le sensuel et sculptural haut-le-corps d’un tankiste israélien élu Mister Tel-Aviv après la guerre des Six-Jours. Ainsi Gilda se rabat-elle finalement sur le buste tout prêt, en uniforme peint sur la pierre brute, d’une ancienne statue soviétique décapitée par un obus nazi, et voilà pour l’effigie d’un nouvel Hitler commandé par Devoir de Mémoire aux Tours d’illusion.

    Comme on s’en doute par les jardins espérés, Gilda préfère œuvrer en free lance, en marge de son job mercenaire, à la revigoration figurative d’une humanité future moins intégralement imbécile et meurtrière, moins crédule et moins mallléable que la chair à canon des familles pieuses, moins marshmallow mental et sexuel,supposant toute une redistribution esthétique volontiers épicée de métissages variés, pas mal de bleu dans le noir ou d’orangé dans le blanc, de bistre dans le jaune et de vert Véronèse dans le vieux rose, style Joyeux Tropique et tétons piercés. 

    Recoller de meilleurs corps à de bons esprits n’est pas un artisanat qui va de soi, surtout en période de déprime endémique pour fait de surpopulation, et même quand le courage revient aux périphéries saines des rebelles à l’ancien formatage, mais Gilda relève le challenge.

    Le prénom de Gilda rime certes avec celui de Gaïa, mais les références recuites sont également à repenser,  autant qu’en esthétique le goût gréco-romain ou bénitier sulpicien ou post-punk néo-néo.  Bref, toute flatteuse forme formatée en fitness est à chahuter (songe Gilda) et quelque malice, quelque humour, quelque relance des archaïques goûts sumérien, chinois ou précolombien pourra vivifier l’idiosyncrasie de la nouvelle espèce libérée aux entournures.

    Détail à relever: le bustier de Gilda, façon jupon d’atelier (ou de soirée sexy selon les heures) est agréablement serti de fils d’or et surtout la laisse à l’aise pour opérer.

    On l’a dit et répété à l’envi : rien qui se fasse aux Tours d’illusion, ni non plus aux jardins, ne ressortit à de la création pure. Les créateurs autoproclamés à sponsors fardés, autant que les créationnistes hagards, sont de la même issue que le Cretinus terrestris,mais passons non sans saluer au passage l’art ancien du Bantouland où les princesses, au vieux jadis, se sapaient déjà de soie et d’or.

    Forte de cette sapience infuse, Gilda bosse donc à l’amélioration du cheptel de demain, animaux gracieux non compris : on ne saurait outrer en effet la perfection de la loutre et autres espèces à plumes ou à pattes ou à becs ou à fourreaux d’écaille, incessamment insupérables.   

    La question de savoir quel torse elle accordera à telle tête iroquoise de skinhead teigneux, quel bas conviendra à tel haut mitré, ou comment la récollection des parties se fera dans les grandes et les petites largeurs, tous genres confondus, sera résolue par Gilda dans ce qu’il faut bien dire les règles de l’Art.

    Les casiers de l’engeance formatées, en attendant, restent le matos de base de l’Artiste,et souffrez donc qu’on préserve la majuscule du titre à qui est investi de la fonction noble du nouveau montage.  

    Gilda semble ici poser pour l’éternité, sans être dupe pour autant ni chagrine du tout, consciente de la dignité passagère de son rôle.  

    L’appariement des bustes est à la fois mémoriel et riche de potentiel radieux; mais la théorie suivra, dont Gilda n’a cure, n’achoppant pour le moment qu’à l’Objet et à l’Outil, comme le vieux Cézanne ou Dieu à ses crânes débuts. 

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    65. Word’s Watcher

     

    Le Verbe survit incompréhensiblement au clabaudage insane des formatés, et Babel se restaure partout à commencer par tavernes et tripots, jardins d’enfants et jeux de boule. La question de sa relance n’est plus à poser mais rien qu’à parler se suffit et ce qui ne peut se dire sera chanté sur et sous les tables, ou alors regagnez vos caissons.

    N’était-ce que le chant du chien est déjà réponse à sa façon à l’aliénation des formules compactées, où se module ce qui nous échappe ou que nous sentons et ressentons à cet écho revenu de la très très vieille cantilène de mémoire au pourtour des cabanons lacustres – chiens et pêcheurs psalmodiaient alors de concert :c’est écrit noir sur jonc.  

    Ecoutez donc le chien avant de le manger des yeux tant il est beau, comme est belle l’ondulante fugue de l’otarie aux jardins, et si belle aussi la fugue elle-même de la langue parlée dans la futaie des phonèmes.

    Le Garde des Mots aux yeux bleutés par  la lecture se tait en toute humilité tant il trouve beau lui aussi le silence des grands fonds d’après-midi où le piano repose parmi les livres comme un cheval pensif. Nul ne sait ce qu’il fait là en plein jour à se taire mais son demi-sourire laconique est un début de poème et c’est toujours pratique d’avoir un poète  en ses murs tandis que tous parlent aux machines.

    Les symbioses sont multiples, mais l’aura de Boris est telle que son passé de Juif ukrainien et son présent d’exilé de partout portent les passants à se raconter et ce sont des mots de plus à stocker dans le grand Ouvroir à casiers, dûment traduits en babélien démotique et classés selon leur degré de secret.

    Les yeux translucides de Boris traduisent eux aussi quelque chose du grand langage oublié, mais gardons-nous de toute familiarité anticipée. C’est Boris lui-même qui raconte l’histoire de ces indigènes de Bornéo qu’un  salut trop rapide des anthropologues stalinistes, et l’offre intrusive de vodka à la vipère et de serpes efficaces, ont fait fuir effarouchés dans les failles des falaises bientôt enfumées.

    Autant dire que toute dogmatique à slogans est à revoir, et toute prétention conviviale à l’américaine, sauf à se couper des magies et de tout accès à la douceur du troc sans trac ni truc. 

    Le Garde des Mots n’est en rien la vieille peau qu’on pourrait croire, et d’ailleurs enfants et adolescents ne s’y trompent point qui lui font escorte quand il va siffler un canon à la Buvette des Abattoirs, à trois blocs de la Toute Grande Bibliothèque, sachant qu’il ne tarira point  de la durée du petit cortège ou rien qu’eux et rien que lui se raconteront et seront racontés.

    Les oueds communiquent entre eux par les sables autant que par  le bon désir chamelier ou les sentiments élevés, raconte Boris aux kids, qui se racontent à leur tour  sans impatience. Il en résulte des entretiens coupés de longs moments à ne penser à rien, mais cela aussi est très bien. L’oued de Babel n’est pas une autre utopie de plus mais un vœu, et nous y reviendrons volontiers    

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    66. Transfusions

    Je n’irai pas par 666 chemins, dit le Nègre à l’Enfant, mais ne lâche pas la queue du rat humain. Ce que l’Enfant entend, car on ne la lui fait pas : on ne la lui fait plus depuis que les ravins ont été découverts.

    Du haut des Tours d’illusion ILS ressassent PLUS JAMAIS çA en s’activant à l’aménagement de nouveaux murs et parapets de colonisation, sans cesser non plus de faire semblant de plus jamais, désignant les nouveaux ravins de mots qui ne s’entendent pas. Or l’Enfant a toujours été conséquent et c’est pourquoi le Nègre et lui se passent de mots,  ou disent ravins quand il le faut, et s’entendent en tout cas devant les ravins découverts ou au pressentiment des autres qui se fomentent.

    Juste faire semblant : ne pas dire ravins mais revenir et revenir et revenir sur l’Indignation en tant que mise en valeur industrielle du douloureux par procuration – tout cela fait gerber l’Enfant et le Nègre.

    D’ailleurs les ravins datent d’avant Tamerlan et ses pyramides de crânes, se rappelle Maman dont la mémoire est incollable : même qu’elle se rappelle que les prétendus seins de l’Aphrodite d’Ephèse sont des testicules de cerfs, et autres détails liés à la traite de l’ébène humaine.

    Maman faite aussi pour le blottissement, pense l’Enfant in petto, et le Nègre acquiesce en plein accord mais sans once de suavité, sachant que le blottissement est de très ancienne prudence et récupe dans les bras accueillants de la prime déesse, avant les cavaliers et le bruit.

    Le Nègre en charge de l’Inventaire, complice naturel et surnaturel de Gilda, tant que du Vigile des Vocables, campe dans les alluvions de mémoire et c’est pourquoi l’Enfant lui est si cher: qu’à la très très vieille boue se mêle la toute nouvelle semence jaillie du petit arbre – et pas besoin de trop parler pour se taire ensemble ou se déployer en gorgées de rire.

    Ce n’est pas par Schadenfreud et moins encore par moquerie qu’il faut rire en effet, pensent l’Enfant et le Nègre sans se concerter, mais juste pour rire, entre deux silences et loin des ravins.     

    Le Nègre et l’Enfant n’ont pas besoin non plus d’échanger leur sang comme dans les romans de cow-boys, au bord de quelle rivière idéale, telle étant leur confiance en transfusion les yeux fermés.

    L’Artiste l’a écrit une fois et c’est à répéter : "D’ailleurs c’est bien simple: ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi". 

    Maman  s’entendait comme personne à relativiser toutce qui est écrit, non sans garder ses besicles à portée de main, puis Maman a baissé et n’y a plus rien vu que ce qu’elle savait par cœur, que l’Enfant rappelle parfois au Nègre.

    ILS n’en finissent pas d’incanter au Devoir de Mémoire, mais le Nègre et l’Enfant au rat humain savent à quoi s’en tenir à ce propos, tout en se taisant. Tous deux, autant que les mères marquées, savent aussi bien que parler ne ferait qu’ajouter  au simulacre d’obscène commerce, sauf à dire les choses comme l’Artiste.

    La jactance feignant l’indignation, aux Tours d’illusion, ne couvre pas, au demeurant, le bruit de la guerre resurgi à tout instant des multiples fronts de sang ou de rapine, mais le bruit couvrira-t-il tout le silence, se demandent à l’instant le Nègre et l’Enfant ?

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    67. Laterna magica

     

    Les nouvelles boîtes de nuit sont disposées en quinconce le long des couloirs de transition à flux ralenti. Ce dernier point est notable : le ralentissement du fluide nocturne est déterminant dans la reconduction concentrée des images. La précipitation n’est pas bonne conductrice, non plus que l’impatience d’explication ou d’interprétation. Nous entrons ici dans le domaine des projections libres aux très aléatoires dévoilements. Cependant le détour a ses vertus, comme on verra, et la patience est parfois payée de retours et autres retournements.

    Les présélections esthétiques anciennes sont actuellement dépassées par le principe même de dissémination découlant de la déprogrammation des conditionnements et réflexes neuro-affectifs en tout genre. Les boîtes de nuit sont à surprises et multifacettes : on ne sait pas comment ça marche mais les images parlent comme, en une autre dimension, les animaux communient plus qu’ils ne communiquent – et là c’est encore l’Artiste qu parle.

    La forme - si l’on peut parler de forme au décri du format -, la forme donc la mieux comparable à la constitution des images en boîtes de nuit est approximativement celle des séquences oniriques de fin d’apnée somniaque telle que l’illustre, pour exemple noté telle aube par tel dormant, cette suite en teintes bistres à lumière bleues distribuée en lamelles sur tel corps tatoué de lettres. 

    Une ville est apparue, très impérieusement verticale comme le vieux Damas, dont les ruelles semblent accrochées aux cintres d’un invisible cadre de scène, le long desquelles se tiennent, devant leurs boutiques, maints vénérables enturbannés à narguilés et fines jointures. Or ces mages apparents sont muets et tous les livres alentours sont fermés tandis qu’une lasse incantation perdure, feinte ou sainte on ne sait trop.

    La turbulence des images est donc ralentie, mais la mélancolie damasquine se révèle peu à peu sous forme de formes agréablement jonchées, entourant la forme d’un jeune émule  à torse tatoué de lettres majuscules :

     

    I’M IMPORTANT.

     

    On en déduit ce qu’on veut, mais l’inscription signifie plus que les images ou plus exactement : les relie dans la lumière d’entre les lamelles à la bienvenue du corps en diffusion splendide cette nuit ou jamais, toute pareille alors aux visions des boîtes de nuit selon notre définition nouvelle.

     

    Le sommeil est une ressource d’énergie et de rebond poétique régénérateur que relancent donc, aussi, les contenus incontrôlés des boîtes de nuit remplaçant désormais les boîtes de bruit des Tours d’illusion, hauts lieux d’abrutissement programmé et d’insignifiance mécanisée.

    Comme il en va de l’exercice onirique, l’usage résolument gratuit et libre des boîtes de nuit dernier cri suppose, de chacune et de chacun, once  de fantaisie et paille de délire – on n’a rien sans rien.

     

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    68. Recensement

    Le Livre des Nombres numérisé ajoute foison de profils à foison de chiffres. Les généalogies ruisselant aux écrans à lueurs submarines n’excluent plus désormais la computation diachronique ni  les repérages de toute espèce même accidentelle, chromosomique ou fauteuse de génie musical genre Amadeus. Mais surtout quelle splendide variée se visibilise sous les yeux des attentifs reconnaissants des jardins.

    On se rappelle les découvertes des premiers âges, les premiers mots conformés dans les semi-consciences par l’odeur ou le toucher ou l’affectif pur, et ensuite les premières images collées et les premières collections d’uniformes chamarrés ou de poissons des grands fonds ou de sortes diverses d’oiseaux ou de végétaux nordiques ou tropicaux ou de séries d’ossements ou de poussières d’aérolithes ou de fragments d’ornements tribaux ou de magiques formules en voie d’effacement.

    L’Attentif sait que les morts vieillissent autant qu’ils informent occultement sa veille. Le recensement ne sera donc jamais répétitif, sauf aux intermèdes interdits des cendres de massacres et des sanglots par le sang.Mais l’irrépressible appel de mémoire relance tout recensement et nul ne l’explique au clair. Le prétendu savoir qui se débite au plus haut étage de la prétendue Banque de connaissance, aux Tours d’illusion, reste ainsi dans le vague scientifique à ce propos.

    L’ironie commande alors de remarquer que si le différentiel de race n’est plus de scientifique usage, précisément, aux Tours d’illusion, l’Attentif ne peut que se référer encore et encore au nuancier des couleurs et textures de peau tant qu’aux variétés de plumes et d’écailles ou de parlures animales, distinguant aussi bien l’ébène du Nouba du bistre ridé du Mongol ou du blanc cassé du quidam moyen des castes moyennes de partout.

    Notre recensement sera donc implicitement qualitatif, mais pur du moindre jugement à fonds de préjugé. C’est que notre nouvelle imagination distributive, aux jardins espérés, contrevient à la routine bureaucratique de système par diffusion d’humour et d’effusion lyrique renouant avec les séculaires traditions du pleurer-rire universel.

    Notre présupposition d’un monde mirifique très globalement digne d’être applaudi, gnous et gloutons compris, est une indication, parmi tant d’autres, de notre opposition aux préjugés dits bourgeois, petits-bourgeois ou anti-bourgeois, dont nous n’avons au demeurant que fiche au motif que tout foisonnera ici et demain sur d’autres orbites - ceci spécifié au décri de toute règle verrouillée par décret régulier… 

     

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    69. No Stress Inc. 

    Le questionnement le plus instant d’alors, au plus concerné de la crise-dans-la-crise, fut celui de l’optimisation productive du répit.

    Aussi bien la question la plus instante, au plus consulté des cercles opérationnels des Tours d’illusion, fut-elle, en d’autres termes, pour le dire comme ça, celle de la rentabilisation maximisée du tenir-l’horaire au niveau du ne-rien-faire.

    L’algorithme du burn out dépassé par déni fut No Stress Inc. mais tout de suite à la question du lâcher-prise émanée d’un chacun fut-il répondu, par Hot Line, que pas question.

    L’esclave se repose à la seule pensée du répit, écrivait il y a longtemps le ptolémaïque Ptolémée, et c’est dans cet esprit qu’il faut travailler, s’entendirent dire les experts consultés. Ainsi les concepteurs plancheront-ils en toute conscience concernée sur le concept même de répit. Et si problème, alors : cellule de crise.

    Cependant au plus concerné du questionnement se fit jour l’interrogation sur le sens à donner à l’interruption de répit en termes de positivité, relevant plus généralement de la gouvernance et de ses équipes soucieuses à la base de rentabiliser le manque à gagner.

    Seules des équipes qui gagnent sauraient, pensait-on alors, gérer l’optimisation de la séquence de répit  en termes de valeur ajoutée. Ainsi le challenge fut-il formaté, excluant d’avance la trop prévisible fronde de non-consentement imputable aux hyperactifs et autres tueurs autoproclamés. Il ne serait pas dit que les  RH laisseraient tout faire.

    Corollairement s’imposa l’urgence de déstresser jusqu’aux postures mentales, dont la seule récurrence inquiétait à bon droit.

    La seule pensée du stress, avaient déjà conclu les Anciens, est elle-même anxiogène et contre-productive, il va sans dire, au niveau du Projet.

    Déprogrammer le stress fut donc inscrit sur la feuille de route de la psychiatrie entrepreneuriale mandatée au plus haut niveau des Tours d’illusion, peu avant l’effondrement de deux d’entre elles et des conséquences imprévisibles qui en découlèrent sous l’aspect de nos fondamentaux, aux jardins espérés, en matière de lâcher-prise - mais c'était là notre musique d'avenir... 

     

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    70. Veilleuse 

     

    Elle est ses oiselets de verroterie vert Véronèse sont garants, mine de rien, de mémoire à relance, et ne pas oublier non plus ses petits poissons d’or fin.Il a été dit que l’Esprit régnerait sur les eaux et les airs. Or Veilleuse, autant que Rêveuse, ne reniera jamais les écrits premiers ni tous les corrigés des successives tribus selon le lunes et les angles.Veilleuse est garante aussi des mesures modulées selon les mobiles de plus ou moins manifeste clairvoyance et nécessité, au biseau de chaque insomnie, quitte à dévier l’excès d’intense par quelque dose d’aconit administrée en douce à l’énervé.Les dieux cléments des régions de pluie mesurée et de faveurs potagères, entre vergers prodigues et troupeaux à la coule, ces dieux-là dont les effigies étaient d’ancêtres avisés plus que d’aventuriers adorateurs de l’Unique – ces dieux animistes ont longtemps veillé eux-mêmes sur le sommeil de l’Espèce, tant du moins que celle-ci se fiait aux mânes et compagnie.Nous ne saurions idéaliser les villages non plus que le marigot, souvent exténués de torpeur au dévers des climats, ou d’hébétude consanguine, mais sachons nous rappeler ce qui fut afin que ce qui sera le soit selon d’autres voeux.Veilleuse est là pour collaborer à ce qui fut et sera au bilan des réalités avérées: que ce soit clair et passe toute euphorie réitérée à relents de Nouvel Âge et autres produits de survie brocantés aux Tours d’illusions.Cependant l’excès de lucidité fatigue excessivement elle aussi, et Veilleuse pallie aussi les débordements d’un contenu rêvé dans le contigu et autres mélanges de vases entre insomnieux de proximité.Veilleuse, en d’autres termes, est garante de ce sens commun trop longtemps et trop lourdement laminé par nivellement, selon les évidents critères des Tours d’illusion, outre qu’elle garantit, fantaisie stellaire voire interstellaire à l’appui, le grand écart maintenu entre associations conscientes et subconscientes voire inconscientes, sans lequel le sens à venir ne serait qu’un ersatz au carré.  Veilleuse divague à l’envi dans le tourtour des sphères et des particules de tout toutim, elle délire en toute logique minutieusement non rationnelle, restant entendu que l’insomnie contrevient au sommeil régénérateur et que c’est pourquoi Veilleuse s’oppose au conditionnement hypogène des firmes médicamenteuses aux ordres vénaux des Tours d’illusion. Pour précision, Veilleuse n’a recours à l’aconit qu’en palliatif momentané aux pertes de mémoire, à tout instant attentive à la moindre rumeur annonciatrice, au fond de la nuit, de ce que le Poète appelle « la mélancolique clochette des dormeurs ».Tout cela qui échappe, ainsi que scientifiquement l’on se borne à le constater sans explication mais non sans émerveillement naturel, à la rationalité plus ou moins cynique des Tours d’illusions - mais gage que Veilleuse s’en bat l’œil.    

      

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    71. Arbos

    Il y aura, et les médias des Tours d’illusion n’y seront pour rien, de nouvelles fleurs à l’Arbre. Cependant l’Arbre refusera tout entretien avant l’éclosion devant notaire d’eau et de vent.

    Il incombe en effet à la pluie et au vent de réitérer le constat sur pièces : à savoir qu’Arbos reste une musique et durable au développement en dépit des empêchements urbains.

    L’Arbre n’est pas opposé par principe à la ville-monde, mais la trépidation délabre ses racines et le smog englue ses hautes branches. N’empêche : il fait avec. 

    Au conditionnel juvénile on ajoute que ce serait bénéfice que revive la lumière  matinale de la Grèce où la compréhension retrouverait son langage d’avant la confusion.

     

    Toute langue réduite en morne utilitaire machinerie sonne le creux et déroge donc au naturel de l’Arbre en bonne et due forme.

    À considérer l’Arbre sous l’aspect neuronal c’est du pareil au même : jamais on ne fera l’économie du musical pur sous peine d’atrophier les arborescences virtuelles: Arbos le prouve.

    Autant dire que tout est à reprendre avant zéro dans l’obscur de l’ère engloutie dont on sondera la mélodie nouvelle, non plus au seul cœur de l’Arbre mais dessous où se tissent les palabres.

    Diogène reste à l’écart des convictions conditionnées aux Tours d’illusion, et cette réserve cynique du populo, genre Eulenspiegel, se défend en période de carence de ressort débonnaire. De même remettra-t-on au concours le Meilleur Conte en ratissant les pourtours déclassés voire africains des Horizons Barbecue où pullule un bon vieux fonds de verve gouailleuse à vocation de revif.

    Si l’Arbre se sent à l’étroit dans son frac de ville, qu’à cela ne tienne en cette ère transitoire de tabagie sur les toits.

    On n’en est qu’aux approches en sourdine mais tam-tams et violons tsiganes regagneront, dont se perçoit déjà la montante rumeur que se rappelle l'Arbre en toute régions des multiples continents.

    L'Arbre n’est pas que bibliothèque mais aussi volière potentielle. Nulles retrouvailles aux clairières ne se feront demain sans pari sur cet après-demain aux jardins espérés. L'Arbre fait pièce aux éteignoirs chafouins des sous-tailles de haies sécuritaires. L'Arbre s’expose à tout vent. Un livre d’ailleurs est à écrire sur le vent quand il prend l'Arbre aux plus hauts tifs et le secoue en vieux compère intempestif. Un autre livre est à écrire sur les oiseaux entrés sus aux oreilles de l'Arbre et relancés au ciel par la gueule à cris de guerre.

    Guerre au froid de cœur et à l’indigence d’esprit des éteignoirs formatés. Guerre au manque de foi ou de vertige. Guerre à tout ce qui fait obstacle à l’enfant et à la danseuse. Guerre au fiel des barbants. Guerre aux très moroses et très mesquins  contempteurs des tornades toujours toniques aux plus hautes branches de l'Arbre.

    L’Arbre est tantôt château féodal et tantôt Veilleuse au silence d’entre les bruits dans l’énorme agressivité des pesants – guerre aux pesants !

    Avant l’aube, cuités et drogués, sept jeunes fous de vitesse surgis du bruit percutent en Suburban le socle de l'Arbre et s’éclatent en gerbes d’entrailles sanglantes, mais  l'Arbre ne moufte : guerre aux mécanisme précipités et violentes menées d’imbéciles.

    Arbos le musicien nous enivre de parfums sans véhémence et nous suggère sept notes surgies de la nuit en mélodie réparatoire.

    Enfin, plus tard, l'Arbre consentira peut-être aux plateaux et sunlights, mais d’abord : écouter l’Arbre. Ensuite seulement les Grands Titres : L’Arbre se confie, Révélations de l’Arbre, Un Arbre se souvient - fluide musique  d’à venir…

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    72. Mamma mia !

    Ils m’adorent autant que ce dernier petit enfant-léopard, mais dire que je suis vierge et le resterai après le suivant et le prochain : ça non.

    Nyambé m’a faite impure et je le resterai dans les tout bons moments autant que par les galères. Il n’y a pas, sauf à viols et violences, à se plaindre des garnements à flûtes extensibles prompts au Luna Park : ils sont ce qu’ils sont et bons chasseurs si possible et maîtres de l’apparence à plumages d’éclat ; mais nous les apprécions jusque dans les insuffisances, et chanteurs nous le sommes tous, et danseurs !

    Les médias des Tours d’illusions ont annoncé notre sortie de noire pauvreté de sorte à rassurer les richissimes. Or moi aussi, grâce à Nymabé, je suis supporter de la consolation des richissimes, dont la grise longue mine m’a toujours affectée. Plaignons-nous assez les richissimes ?!

    Moi qui ai sept fils j’ai donc tout, et sept filles en plus ce qui veut dire encore plus que tout, donc je me dis prête au sponsoring des richissimes par don de cœur surabondant – et qui dit cœur dit courage. Alors donnons du courage aux richissimes !

    Cependant nous afflige l’affiche de vertu sans rythme et mélodie. Mamma mia ! quel ennui que cette affiche format mondial de vertu vertu vertu !

    Pardon les richissimes à visages de tréponèmes pâles, mais à nos fers s’est accroché un relent d’Afrique, et vie plus que vertu, et cœurs trépidants hors de vos coffres et caissons. Sans compter nos puits à zambèzes et norias de bras jusqu’au fond des ruelles et favelles.

    Hélas hâves et poitrinaires hormonés sont les richissimes, alors plaignons-les ! Mon doctorat à cause honorable de fille de Nyambé m’autorise à clamer avec le Poète : assommons les pauvres, ou plutôt au plus urgent : donnons aux richissimes ce qu’ils n’osent demander. Ensuite ce sera gospel pour tous et de plus en plus à l’écart des Tours d’illusion où se perpétue la simulée cantilène au Bon Malheur à pitoyer.

    Pour la colère à calicots je n’ai jamais été bonne. La très vierge Marie m’inspire, qui jamais n’oublierait son loupiot sur telle ou telle aire de repos des voies express – jamais jamais et ce n’est pas vertu vertu vertu !

    Notre nature bonne est naturelle, et surnaturelle en cas de Marie ainsi que Nyambè le corrobore, mais surtout : saluons l’arc-en-ciel de l’enfant-léopard !

    Je ne dirai pas que je me rappelle le prénom de chaque enfant de richissime, mais avec chacun je compatis. Mamma mia délivrez-nous, Marie mère et compagnie, de toute morosité millionnaire et de toute fausse vertu vertu vertu !  

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    73. Masques d’Osiris

    Sans parole on serait nu, mais le masque pourvoit.

    Le sceau égyptien presque effacé diffuse encore un lointain parfum de savoir trois fois millénaire à l’incomparable capacité d’accueil. Omniprésente est, à son pourtour et dans chaque maison, la divinité sous ses multiples masques à deux faces, dont l’immémoriale croyance est le timbre.

     

    Il est moins effrayant de vivre au milieu des idéogrammes à rehauts de couleurs  que dans le dédale des marques de l’industrielle et commerciale évidence, sans parler des vidures d’évier des tisanes de la vieille vieillerie du Nouvel Âge. L’Afrique tellurique inquiète se dépasse ici dans la stylisation du Delta à sept branches : de là nous voyons l’Italie et Delos, entre fulgurances et douceur, cobras et combats de chats et d’oies – plus tard reviendront les difficultés de plus tôt !

     

    Les dieux vivants nous auront accompagnés une vie durant, après quoi la chair se repose dûment consolée en ses chambres riches ou pauvres – là n’est pas la question.

     

    Osiris a pressenti le jour où il ne serait plus et cela nous le rend amical. Le dieu qui se devine mortel nous est fraternel outre qu’il est beau comme un lys dans la rose lumière du Nil, le soir au bar de l’hôtel. Au style, à la ligne, à la beauté du geste, à l’indéniable fringance amoureuse se reconnaissent les dieux anciens capables d’avenir aux jardins espérés.

     

    L’animal divinisé est à requalifier hors des niaises animaleries : cela ne fait pas un pli.  Le hoquet de cristal de la chouette en nuit lunaire est à remastériser en terme de ponctuation nocturne d’un blues futur en mode rhapsodique. Passons d’ailleurs sur le détail :ce n’est qu’un exemple , à coupler évidemment avec la glossolalie matinale du merle ou la nocturne modulation de Rossignol, prince à jamais insoupçonné de collusion avec la « voix fausse »…   

     

    Nul, qui voudrait survivre par delà la confusion de six mille sectes aphones, ne saurait ignorer l’invocation des Pyramides au tréfonds de douceur et d’équanimité.

     Cependant les noms d’Osiris et d’Isis seront invoqués sans impatience de recyclement. Si les dieux sourient au milieu des ruines, c’est que nous sourions de sorte à les faire sourire.

     

    Les peuples ont besoin de dieux pour croire en eux-mêmes. Les peuples ne s’aiment guère quand ils ne croient à rien. Les peuples impatients ne croient pas bien. L’Afrique en nous survit par le murmure des Anciens et la féerie des couleurs de la Bonne Brousse entre esprit de tonnerre et brillant œil de tempête, et tant de masques tourmentés que le Nil apaisa le long des rives fertiles. Qu’on s’en souvienne aussi !

     

    Le masque d’Osiris échappe à toute récupe de bric-à-brac New Age. Le mimétisme n’est point de mise en l’occurrence : seules les très très anciennes observations expérimentales sont à même de nous flécher le parcours.

     

    Cesser d’adorer ne nous a pas grandis. Ceux qui se prosternent à foison, sur les pelouses conditionnées des Tours d’illusion, devant l’Objet et l’Image de l’Objet , ne sont désormais que vestiges de vacuité crédule creusant leur propre Jardin du Souvenir anonyme.

     

    Nos jardins espérés dérogent ! Car il ne s’agit pas de singer les voix du papyrus ou de faire semblant d’entendre les formules d’usage d’autres temps que celui de nos chairs- L’Egypte était de chair et de sang clair et respectait les dieux de heures avant la pesée.

     

    Le dieu se lève en scarabée et se couche en bélier : l’enfant comprend cela très bien. Puis chacun découvre que son cœur est seul dans la demeure des coeurs mais que descendre ou remonter seul le cours du fleuve lui serait mortel sans les autres cœurs.

     

    Enfin, tout fut écrit de l’oubli futur, mais de nouvelles déclarations sont attendues, conformes aux nouvelles formes dégagées des formats, où tout l’accumulé de bienveillance, toute la délicate attention aux larmes indues, toute la joyeuse élévation de l’âme au pourtour des oasis, enfin tout ce qui fulmine et flamboie renverse les dieux bouchers maîtres de sang sali, se lie et s’allie… 

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    74. Retournements

    Il y a risque, pour qui fait du cheval la nuit, de se trouver désarçonné par quelque basse branche ou quelque haut remblai de pierre. Il y a risque de penser seul. Il y a risque de penser dans le grand magase où tout le monde s’impatiente d’agitation  brownienne. Il y a risque de suivre une mélodie seule quand tous s’acharnent à boucan pour ne rien risquer de penser. Il y a risque de vie pour Aurore de se lever orpheline à quatre ans et de regarder dehors si le cheval Leopardo revient, et risque de mort pour le chien Argos  quand avant quiconque il reconnaît Ulysse sous ses loques. Il y a risque d’être vivant mais pas que..

    À tout coup la merveille est imprévisible, mais cadeau à qui a risqué la moindre.

    Il est loisible au candidat à la volontaire noyade, mais hésitant quand même, de se rattraper au têteau de saules et de revenir au foyer en suivant ses propres traces. Tous nous en sommes plus ou moins là, hésitant au bord de l’eau, les lames prêtes, la corde plus à sauter mais à faire éjaculer le candidat au sursaut, sur quoi le plus infime rayon blond nous retient et nous rappelle l’odeur de pain chaud de l’enfant au sommeil, et nous revenons.

     Il n’y a personne au sein de l’Absence, et parfois ça fait peur, mais souvent aussi, quand on s’y est trouvé bien petit, on y revient pour songer comme à la maison – on peut ne penser à rien, autre façon de songer qu’à la fin on finira par finir et que les vanités seront les dernières curiosités à visiter.

    Ceux qui se retournent et reviennent ont des chances de mieux s’adapter aux jardins espérés. La nostalgie des haies signifie : retour possible aux oiseaux, rien que d’y penser en ne pensant à rien.

    La planète s’ouvrira quand on cessera de s’agiter pour rien dans les grands magases et sur les aires d’hyperfestivité dites « à la masse ». Et par planète nous entendons évidemment : toute extension de la chambre d’enfant aux dimensions de l’univers, du Big Bang des premières imaginations au pressentiment du dernier chevet tranquille où le silence ne souffre plus que quelques murmures entre très proches.

     

    Plus tard seront probablement désignés les Agents étatiques des cultes indiqués voire contraints, et l’interdiction, par l’Administration des Tours d’illusion, d’aucune Absence, menacera, donc veillons au puits pour mieux revenir sur nos pas en avant.

    Le retournement allant ne se commande pas à procédé mécanique, mais s’accomplit à la spontanée comme tout désir enfantin de toucher le torse de pharaon.

    S’il n’y a pas de guerre dans le monde animal, c’est qu’on s’y dévore sans retour. Le retournement suppose qu’on se rappelle qu’on fut nommé et prénommé dès la sortie des immanences et des nécessités pures.

    De  nouveaux pogroms de l’interdiction de penser ou de ne pas s’éclater « à la masse » se préparent dans les grands magases et tous autres lieux de revente des produits de structure cotés en Bourse aux  Tours d’illusion. On voit cela très bien sans se retourner : la haine primaire monte aux faciès et gare à qui ne se jette pas le premier sur ce qui s’arrache au premier rang des gondoles ; gare à qui se retourne aux grands magases ou sur les parcours fléchés du jouir obligatoire et du profiter à mort – gare au rêveur et à la veilleuse du puits.

     

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     75. Qui-vive

    Toutes les nuits la question se répète aux portes et portails des murs et murailles, et le mot de passe vaut dans le dédale de toile des enfilades numériques. Que chacune et chacun se déclarent alors, que toute vie vive soit nommée nom deDieu !

    On se rappelle que l’oued de Babel est un écart désaltérant, à sa façon un lieu de repli autant qu’une espèce de fenêtre d’air.

    La poésie lie les mots et les ouvre à la fois, tandis que les claquements de langue sévissent aux les Tours d’illusion où pensent les penseurs de pensée formatée sans images ou substituant à celles-ci schémas et mornes formules à foison.

    Aux jardins espérés les noms renaîtront, et l’essor de toute curiosité première. Aux enfants nous dirons : regardez nom de Dieu ! mais regardez donc. Et l’otarie bondira à l’appel de son nom, le furet du bois, l’ondine mutine et les zigotos des pages roses du Dictionnaire – toute la smala des mots.

    Regarder sera renaître. Nous ne possédons rien que les mots pour le dire. Nommer Dieu trahit la poésie qui ne sait rien d’antérieur à elle-même, ou alors c’est reconstruire la tour d’illusion de Babel et compagnie.

    Qui vive parle donc en simplicité de la tête en larmes ou du cœur transpercé par l’épieu du monstre au masque dissimulant le frère envieux – nul ne connaissant l’absolu plus que l’insomniaque le doux sommeil.

    À tâtons ainsi le long des murs et murailles, timides aux portiques, nous savons de source obscure qu’il n’est point de retour éternel ni d’homme au-dessus de l’homme sauf à renier qui vive.

    On dira « ce qui n’est pas » en regardant vivement ce qui bouge et pèse lourd ou léger, le poids de chaque mot et la chose – chaque mot ni lourd ni léger pour le Poète, mais l’on peut tuer à coups de mots et mentir ou faire mentir les images et les mots.

    La poésie est d’or comme le silence, ou fausse monnaie comme aux Tours d’illusions les annonces prônant la vraie vie à grimaces ou le bon chemin spécieux. La raison se connaît moins que l’obscur aux mots couvés pour le chant ou l’extase, moins que les mots choisis chacun pour dire juste.

    À quoi rêve l’oiseau dont rêve le chat des hiéroglyphes ? Qui est sûr de ce qui est montré aux parois de Lascaux, et qui parle ce matin par la voix du Dieu sans nom d’avant les premiers mots ? Qui es-tu nom de Dieu qui parle aux enfants en leur sommeil ?

    Il n’y a point de satiété ni de saturation : qu’une immense foutaise de veulerie suicidant à petits pas les prétendus actifs et camés de conso.

    Je regarde l’horloge arrêtée, tu vois passer le chien qui semble bleu dans la soirée orange, elle contemple le tremble aux feuilles-écus sans se douter que le traître s’y pendit, il fut connu comme l’inventeur du dieu abscons sous le nom de Cusa, nous regardons l’enfant jouer hors du temps comptable, vous lâchez prise en écoutant ce blues, ils s’endorment ’après-midi et croient en se réveillant que c’est déjà demain, elles ferment les yeux pour mieux recevoir le fantôme qu’elles disent leur fiancé – tous seront jetés du temps et des odes, mais les jardins espérés resteront leur maison.

    Les jardins espérés n’ont aucune existence aux yeux des administratifs des Tours d’illusion, qui restent muets  aux passages sécurisés à clapets numériques, androïdes encodés.

    Cependant le Poète n’a pas à céder à aucun dépit tant qu’il reste libre de composer à plaisir, et de l’enluminer, son livre de recettes promis aux cendres autant que lui mais qui continue de s’écrire.

    Tout être qui parle sera baisé sur les lèvres – tout être qui vive.

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    76. Saintes bribes

    Les déchets carnés seront séparés des vieux papiers et du bakélite : question de discipline depuis le temps.

    On a commencé de s’organiser à l’époque des premières grandes liquidations d’objets. Ensuite on a parfait l’imparfait. On a décompacté l’antique tradition annuelle des vieilleries jetées au ruisseau l'an neuf, devenue soumise à lunaison et bientôt à toute heure – on liquide même entre recyclages.

    Sur les vieux papiers se lisaient des phrases de toujours mais l’Organisation remplaça la lecture, la coutumière lecture du fantassin, latiniste ou pas, ou de la couturière, par la facultative option d’abord, puis déconseillée et bientôt suspecte voire plus récemment combattue par les usagers de stéroïdes et consorts – haine au lecteur par décret d'imam buté ou de surveillant de grand magase aux ordres des Tours d’illusion, haine à tout dépassement de format normé.

    Or, sur un vieux papier de nos jeunesses était recopiée la bribe de mots fugués : «été, rivière, amants dissimulés, toute une lune d’eau » et autres choses très inutiles au marché. Haine donc à rivière !

    Puis à la période des sacs noirs succéda celle de l’obligatoire blanchiment, et Nègres, comme on sait sujets à désordre, seraient contraints aussi de soumission aux immaculés sacs citoyens.  Mais sur une autre bande de papier postal j’avais noté que « toutes les circonstances essentielles à mon bonheur ne sont pas au pouvoir du pouvoir »…

     

    Bien nous en fasse : à la table d’amis qui n’est pas celle de bas moqueurs nous nous gaussons des sacs blancs de mascarade et duperie, raillons et persiflons à la mariole puis revenons aux bribes volées ça et là.

    Mes amis s’ébrouent à m’entendre narrer le Monsieur se couchant à Venise à l’aplomb du canal et s’érigeant le pic où l’ardente Ada, masseuse que voilà, en toute fin de séance se plante à devenir toupie de bon plaisir, et d’autres bribes à se garder aux jardins espérés...

    Ce qu’attendant narguons les haies refaites et surfaites à trouées interdites, végétal béton dissuadant tout oiseau - narguons les rideaux tirés, volets fermés, paupières baissées quoique surveillantes, des sinistres quartiers à sirènes signalant le moindre soupir de souffle étranger, narguons les sacs blancs alignée des riches plus morts que les morts, infoutus de se rappeler même le moindre temps lent de l’enfance aux bribes murmurant « je me souviens de mon enfance aux longs moments étirés sans rien d’autre à faire que rêvasser à des choses sans nom »…

    Le cheval magnifique n’entrera point dans le sac blanc. Lorsque là-haut galope l’orage il y a panique sur les plateaux des studios des Tours d’illusion – mais  que fait donc la police si le temps déroge au sac blanc de la météo scientifique ? Haine à toute pluie imprévue sur les fusains !

    Cependant quelques bribes n’en finiront jamais, aux prolongations des lenteurs bienfaisantes, de nous prémunir haut et bas contre ce froid…

     

     

    77. Le désert encombré

    Désobéir est une discipline qui engage et le plus tôt sera le mieux. Par désobéir nous entendons : défaire le lien qui nous empêche de nous tisser librement.

    Le tissage est subversif à l’heure de la masse et du monocorde. La broderie suppose un refus du tout-à-l’usine et cela aussi requiert une opposition de départ. La ciselure exige pareillement, de même que le tréfilage de l’araignée humaine aux acrobatiques entreprises des premières érections de tours de bois. Le patient repérage de tous les savoirs tricotés relève de l’amour artiste. L’observation vaut d’ailleurs pour certains tags et autre palimpsestes muraux de conception récente. Cependant : méfiance envers toute adulation publique à la cupide manière des services sponsors des Tours d’illusion surcotant le moindre glaviot minimaliste. Très très très difficile doit rester l’Art et désencombré son désert.

    L’encombrement du désert par surcroît d’objets à jeter est une donnée à considérer n’était-ce que pour sa seule gouverne au vu de l’immensité de la chose. Immense et peut-être incommensurable de notre vivant en l’état actuel des recherches. Les grands magases n’en sont que piètres reflets : le désastre doit être constaté à hauteur de drone à large spectre géographique. - vortex et dévaloir.

    La vision panoptique d’un Gulliver à Lilliput sera-t-elle, en vue des nouveaux tissages, d’un usage approprié ? Tout sera, comme toujours, question de style, étant entendu que le Poète seul trouve le mot qui le troue, et qu’ensuite seulement philosophes et bienveillants tyrannicides, neurologistes et soignantes, enfin quoi tout le monde et chacun y va de son pas après l’autre. Ce qui est sûr, une fois encore, étant que rien ne sera relié qui n’ait préalablement été délié. Asociale est la jouissance et seul je pense origine et rencontre avant de vivre celle-ci et de redéfinir celle-là par le geste à tout coup inattendu mais surexact.

    L’encombrement est dilatoire et la stupidité gagne : mathématique spéciale de l’Espèce. L’hostie est en manque de langue et tout désir succombe à la seule évocation du surnombre.

     

    Trop d’images, trop de paquebots à croisières, trop d’interdits levés pour rien ou rétablis à faux, trop de déchets recyclés dans les galeries sans fond, trop de files d’attente dans les caves et sur les toits des musées hagards, trop de mots au best-seller de Gobi, trop de faim du manque dans l’anorexie exponentielle, trop de peur de ne pas manquer et trop de vide dans le trop-plein.

    La poésie de plates-bandes à dorlotes suaves encombre,  et la sit-com de toute dégaine abrutira les ouailles connectées, obéissantes par agglutinement morose et délectation vautrée, quand l’heure des jardins espérés est à l’allègre rebond des pêches à panier d’osier et passages vers l’Inde par les marigots de Macondo.  

    Donnez-moi de contenir tous les sons, disait le Poète, puis : Qu’en est-il maintenant de vos jeux de Bourse ? en souriant ailleurs de reconnaître,là-bas, le vieux visage de la mère d’enfants nombreux…

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    78. Violoncelles

    Pour autant nous ne nous serons jamais vraiment éloignés des gens, même à distance. De fait la solitude ne nous était imposée que par l’exigence disciplinaire de l’Art, qui a par ailleurs permis la rencontre de Maisie et Melchior, tous deux candidats au concours très très très difficile de Malmö.

    La vie des gens passe en effet, parfois, par Malmö. Les cheveux de Maisie n’étaient pas d’un blond tout à fait vénitien, mais disons plutôt :auburn. En tout cas c’est l’adjectif que Melchior finit par trouver après que, pensif, il eut longuement regardé Maisie au sortir de sa première épreuve, quand ils sont allés se balader, d’abord au Kungsparken dont ils ont trouvé la grotte romantique à leur goût, puis au Folkets Park. 

    On dit que la musique adoucit les mœurs, et la mère de Maisie se raccrochait à cette pensée en se rappelant les infidélités et la violence de Randolph, avant leur séparation, mais un Stradivarius mal joué peut aussi vous taper sur les nerfs et vous rendre agressif, limite tueur, dès la fin d’un concert ou même pendant si ça se trouve, ou parfois aussi aiguiser les sens ou encore incliner à la mélancolie, mais à Malmö il en fut un peu autrement.

    Maisie et Melchior s’émerveillèrent d’abord de se découvrir des prénoms si romanesques alors que les gens de leur âge, à l’époque, ne donnaient à leurs enfants que du Kelly ou du Kevin. Puis ils s’aimèrent par la peau.

    On renifle à n’en plus finir, aux Tours d’illusion, le préjugé moral selon lequel l’amour par la peau ne serait que futile glissade et coups de queues dans l’eau sotte, mais c'est ne rien savoir des longs profonds messages de la caresse aux ondes diffusées en surface et tout partout.

    Ainsi Maisie et Melchior sont-ils et demeurent, bien passée la quarantaine, de ces amants vibratiles incapables absolument de se frotter à d’autres peaux qu'à la leur seule, odorante et douce au palper et même « à l’oreille » puisque partout chez eux la musique affleure, surtout à leurs hanches nues qui ont le même arrondi que leurs deux violoncelles – l’image paraît un peu kitsch mais non moins juste et fidèle à leurs sentiments et sensations assortis.    

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    80. Le dire du délire délivre

    On ne se rappelle pas le premier saut, le premier mot, ni jamais on ne saura le dernier mot du dernier saut. Entre deux on tâtonne, plus bête que les bêtes, mais tel est le lot: le gros lot de toute bête pensante, et ses premiers maux, de cris en écrits, ont formé des figures que l’on déchiffre à tâtons ; on tâchera de se rappeler ce qu’elles ont tracé aux murs de la cité engloutie ou ce qu’il en reste dans les cendres de Back Ground Zero – ou encore ce qu’elles pourraient révéler dans un prochain délire.

    Les humeurs de la mer salent encore les lèvres de ma mémoire rampante tandis que je rêve entre deux songes.

    Un mouvement imperceptible et tourbillonnant se perçoit à la surface des eaux qu’on ne saurait dire premières, d’avant ou d’après la chronologie ou, si c’était un film : d’après le générique de départ ou d’avant le final cut.

    Aux étages d’élite des Tours d’illusion, les derniers maîtres  de cérémonie, filmés pour laMontée des Marches, n’en finissent pas de citer le Penseur stipendié des services Croisières et Stretching, qui cite lui-même les écrits de ses prédécesseurs d’académie acropolée. 

     À l’heure aux doigts de rose on constate, dans le bleu de le recherche, qu’il y a théorique possibilité de massive, mieux : totale destruction dans le processus d’accélération des particules, par erreur intrinsèque et pour ainsi dire programmée dans l’éventuel trou noir de l’imprévisible.

    La sensation  est perçue par tout apprenti dauphin en caleçon de coton ou mieux : en sa nudité adamantine, quand sa pénétration toupille et creuse l’eau verticale direction le noyau de tout d’où tout sourd et se soude à particules : que tout pourrait foirer en noyade par éclatement de branchies sous effet de masse océane. Martelante mécanique en somme...

    Mais en physique circulaire maintenant : il est envisageable, il eût été, ou l’éventualité subsiste que, par les collisions de particules tamponneuses accélérées dans le Large Hadorn Collider se forme un avalement de tout aval de vallée ravalant ses valeurs et se révulsant à pétufle univeselle, du presque tout au moins que rien, jusqu’à bille sans joueurs – à toton sans nib d’enfant.

    Pure imagination d’un Little Nemo peut-être stressant en l’absence d’un père Nobel trop souvent absent ? Non pas que : l’image d’involution perdure de la nuit des temps aux dévers de toute conjecture à venir. Bille en tête on ne s’affranchira pas comme ça des vacillements intranquilles, mais le délire délivre.

    La superposition simultanéiste des images peut dégager aussi quelque chose dans l’aléatoire, pourtant le délire dilué ressemble trop aux produits imités des Tours d’illusion pour ne pas inciter à défiance, tout au contraire de l’arrêt sur image, zoom et grand angle sur la jatte de lait de la petite fermière Délie à l’immémorial mouvement giratoire de la baratte.

    On ignore tout de l’originel branle de tout ça, taxé de Big Bang, et l’innommé reste innommable sauf à clabauder scientiste ou créationniste criseux, mais le geste délié de Délie, la beauté du geste de Délie, la troublante beauté de Délie remuant le lait d’humaine tendresse, l’émouvante beauté de Délie touillant et faisant toupiller le séminal breuvage du monde relève du même mouvement que le toton de l’enfant.

    Délie est toute à son geste, comme l’attention de l’enfant suspendue au mouvement du toton, et la geste du jeu nous inclut.

     Le pari de pallier la confusion n’est pas vain : ce serait de clarifier la donnée en déroutant et déboutant toute répétition réflexe à la Pavlov New Age – la Quête bidon prônée aux rayons développement perso des Tours d’illusion, ou comment tourner en rond.

    Or l’enfant au toton figure la concentration rêveuse par excellence. L’exercice périsphérique viendra plus tard aux vieux ados virtuoses du lâcher-prise, ce qu’attendant on ramasse les chers débris de siècles de sages savoirs au fond des cours d’illusion bivalente, fauteuse ou féconde.

    S’ajoutant à cela que la nautilation joyeuse de Little Nemo n’est qu’une suite de variations en cercles concentriques, par les mers célestes, sur le thème du tourtour où précellent la douce Délie et l’enfant derviche. Cette figure de l’exercice pourrait d'ailleurs se rapporter, s’il s’agit de pacifier les esprits, à la relance pérenne de l’Akademia Platonos, tout idéalisme comateux dépassé, où rebondiraient, lâchés comme au premier saut dans les mots, de tout nouveaux objets tournés à merveille.

    Bref, le tourneur de mots n’est pas à considérer comme un faiseur de discours. Seule la musique de sa présence, comme le ronflement de saintes toupies des derviches psalmodiant de concert, comme celle de l’enfant au toton ou celle de Délie, nous délivre.

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    81. Lésions et liaisons

    Il s’agit maintenant, au rythme fatigué, de recoller des ailes.

    Les battements rituels n’ont pas été dénaturés dans tous les villages ni toutes les rues de la ville-monde où à mains nues se livrent encore de bonnes bagarres des airs du ciel et de la mer. Il s’agit de relancer les fières transes.

    Les agitations du Panier, au vortex criard des Tours d’illusion, ne sont en rien comparables avec  les grandes ressaisies vitales échappant à toute machinerie binaire.

    La brutalité du fracas financier et de ce qui s’ensuit reste à  dire. De fait, le blindage devient la basique disposition à prendre avant toute amorce de résistance au formatage des Tours d’illusion, tant par le verbe qu’au modulé des défenses  douces et très variées.

    Mais d’ailleurs avons-nous la moindre idée de ce que sont les vraies lésions ? À quel moment la seigneurie hospitalière s’est-elle fait trahir par les méfiants et les défiants ? À quel moment celui-ci a-t-il refusé toute place à celui-là ? Qui a dit qu’on ne s’élèverait jamais seul sans risque d’être abattu ?

    Telles sont quelques questions dont les sables millénaires ont peut-être entendu  les échos de chameliers pères en  descendants établis aux Horizons Barbecue  où tout s’oublie plus ou moins dans la confusion des boutiques.

    Se blinder n’est pas revenir aux yourtes non plus qu’au stress du grand Dieu tribal fauteur de prochains édits mortels et autres maisons à verrous. 

    Plutôt disons: se décontracter, faire douce figure à la famille élastique, ne plus donner le moindre argument au papier tabloïd ni aux feux de l’envie, enfin détendre l’atmosphère et penser liaisons.

    Le statut d’oligarque suffit au soupçon d’opprobre. Tout oligarque sera désormais suspect, autant que tout magnat de l’industrie narcotique ou dommageable aux besoins vivriers. L’histoire des essors se réduira-t-elle de plus en plus à la chronique des rapines et des simulacres ? Là-bas aux croisières le Penseur stipendié des Tours d’illusion prône le détachement, mais comment ne pas voir qu’il ne croit qu’au gain en psalmodiant aux vagues:  détachons-nous des boutiques…

    Les Tours d’illusion ont désormais vue sur le sable et les boutiques depuis la délocalisation des désirs et saveurs en zones arides à forte teneur d’or noir. Le palace de l’émir se fait accueillant aux plasticiens et aux gérants d’éthique qu’il loge dans de considérables suites.Au matin il leur fait voir ses faucons et ses courtisanes.

    Cependant lancine un peu partout la question des comparaisons.

    Comment ne pas penser que vous pourriez  être l’hôte demain de l’émir ? Comment ne pas constater que le défilé de mode de Vegas tournera demain la tête aux boutiques ? Comment ne pas ramper d'envie à l'unisson de tous ? 

    Or donc, tout deviendra boutique si vous ne cessez  à l’instant de vous comparer à  ce n’importe qui faisant n’importe quoi pour en être. Dites-vous alors que n’en êtes pas. Dites-vous que vous n’y êtes pour qui que ce soit. Quant à moi je vous dis que vous êtes incomparable et que c’est pourquoi je m’aime de vous aimer comme personne.

     

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    82. Recherche d’une clairière

    Il ne fait aucun doute que la pensée artiste désagglutine, et ce peut être une voie, à mes yeux la plus naturelle, mais il y a nature et nature, et la fièvre de comparaison menace.

    Qui traverse le chaos des boutiques sans cesser de chantonner à l’oiseleur a des chances d’accéder à son rendez-vous, mais il est loisible aussi de s’arrêter un peu partout en constant état de détachement serein, chacun alors concentré sur le tourtour du toton.

    Nombre d’actuels boutiquiers  tenant toupies à leurs rayons l’ignorent : que le toton est initiatique et chiffré. Ceci dit juste en passant tant l’ésotérisme est peu naturel à la pensée artiste, mais le fait est que la quête de l’étymon participe à celle des clairières virtuelles.

    L’évidence du malheur attisé par la comparaison, et du chemin de proie qui s’ouvre aussitôt, et du chemin de croix des envieux à la seule évocation nerveuse des boutiques, s’impose naturellement à la pensée artiste  qui séculairement prône le regard tranquille à cet égard, et douce patience.

    Telle mère du monde murmure à son enfant qu’il est unique, et tout d’une simple éducation villageoise découle de cette aristocratique considération, tissant un royaume de bienveillance à la fois naturelle et surnaturelle, au dam de toute guerre tribale ou mondiale à venir comme toujours.

    La nature naturelle est équitable à sa façon en offrant le faon gracile à la panthère affamée, étant établi par contrat que toute panthère est à redouter de toute créature de moindre force en vertu du Règlement de jongle.

    Or la loi des boutiques est d’une autre nature, imprévisible et retorse, de même que le penchant aléatoire à rapine et autres spéculations ou produits structurés.

    Le chaos des boutiques est devenu le champ de bataille de l’impatience enviarde, et voici que des milliards d’écrans bavent le même inassouvissement de fric ou de spasmes défiant la pensée artiste.

    Une fois encore, pourtant, l’échappée libre est envisageable à qui y aspire fort, proche ou prochaine à tout le moins pour qui fait effort d’un premier déclic, imperceptible mouvement latéral, mouvement de délicate réserve, mouvement ensuite de plus net rejet.

    On ne cessera pour autant de se faire des cadeaux. Mieux : on multipliera à l’expansive la donnée du don gratos.

    Mais la fièvre des boutiques n’est pas cadeau, L’hystérie conso n’est qu’avide précipitation d’agglutinés dont l’assouvissement creusera d’autant la faim de plus et toujours plus de conso. Ainsi la faim des repus fait-elle insulte aux vrais affamés.

    Les boutiques ont investi les sahels macadamisés au mépris des affamés, et déjà les écrans des  croisières projettent en boucle, dans chaque cabine sécurisée et aux abords des luxueuses cafètes, les images numérisées des vrais affamés propices à la stimulation des petites faims de fin de matinée ou des soupers priés.

    Quant aux clairières, elles nous attendent un peu partout, même aux Tours d’illusions on en cueille des reflets de reflets, même au plus agglutiné des croisières on en perçoit des allusions d’alluvions scintillants,  même au plus opaque des écrans elles traluisent.

    On dirait alors : attente de soi, projet de soi, promesse de soi  - on dirait ça par initiale impulsion au déclic.

    La clairière est un vœu dont la seule évocation, dans le plus agglutiné foutoir, éclaire la pensée artiste, à laquelle tout un chacun est passible d’accéder sur simple déclic.

    Un simple déclic et vous cessez de penser boutiques. Ensuite seulement se préciseront les itinérances aux clairières.      

     

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    83. Toutes les fois

    Il reste très souhaitable que les fois charbonnières continuent de nicher dans les âmes enfantines ou redevenues candides au grand âge de discrète lumière.

    La vie discrète reste assez généralement conseillée, tout à l’opposé des vociférations des salaloufs et autres torturés torturants du fondamental.

    La soumission vociférante à la lettre fondamentale est LE fantasme fauteur de guerre, à multiples contrefaçons et facette, incitant à crispations massacrantes ou, tout à l’opposé, à méfiance et défiance des discrets.

    Toutes les fois bonnes excluent l’exclusive.

    Les jeunes dieux sont souvent trop boucs, mais la lettre du Père terrible manque d’air. Or il incombe aux discrets des jardins espérés de l’aérer en douce une bonne fois.

    Le Triple Père écrase en effet les fils qui en modélisent de vindicatifs super-héros de pacotille explosive, histoire d’en remontrer au vieil archonte dévoreur de colombes. Ainsi les semeurs de mort de toute croisade djihadiste ne font-ils que relancer la tempête des pontifes semeurs d’’inquisitoriales étripées, à quoi s’oppose orbitalement la foi candide de l’enfant au toton et de ses potes tourniquant hip-hop.

    Toutes les fois ne sont pas bonnes. Sous le voile noir et les noires pilosités et les noires robes de la frilosité morale à bûchers et kalaches couve le même feu glacial de la haine prétendue sainte, à l’opposite de toute foi discrète.

    À fleur de narines  nous la sentons monter, cette sale haine des violents à cartouches et grenades prétendues saintes prêts à se faire sauter le caisson pour dernier mot fondamental. Honte alors à la Mosquée de ne pas tancer les traîtres à la foi bonne, honte à tout oecumène de ne point renoncer à l’inquisition, vergogne à toute trahison de foi bonne à paille d’or dans le gâchis mondial.

    Quant à l’enfant, nous ne le flatterons jamais pour autant en dodelinante nitouche, mais respections du moins son ingénue, inflexible incorruptibilité.

    L’enfant qui en a bavé sait des choses, plus que le dorloté. Dépositaire est-il, et en cela pareil à la mère douloureuse ou aux père discrets, d’un secret dont la seule foi bonne rend la lumière d’aube ou l’ultime caresse crépusculaire des enfants dans leur centaine.

    Les fois charbonnières ne pèsent que le poids de leurs ailes. En vol elles rappellent les migrations d’anges de lieux en lieux nécessiteux, et délicieux reste leur parfum volatil à nos tendres narines d'enfants demeurés.

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    84. Magma

    Certains jours  cependant, et plus encore certaines années de nuit, l’indescriptible désordre de l’atelier de l’Artiste en pleine activité perceptive (en apparence il ne foutait rien) confinait au chaos originel ou peut-être téléologal, au tohu-bohu d’avant le premier temps ou à l’ultime universelle gadoue des îles de déchets flottants.

    Les années de nuit, tantôt qualifiées de suie et tantôt de cendre, avaient laissé à l'âme du monde une lésion sans liaison quelconque avec quoi que ce soit de dicible.

    L’Artiste avait écrit dans  ses carnets :« D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi ».

    Sur quoi l’Artiste avait pris sur lui de vivre le chaos, comme un coma pour seule issue à dépasser.

    Rarissime est le véritable optimisme métasphérique, mais cette espèce de vive fleur, et bien distincte, finement aquarellée, ciselée comme un style, vibrante dans la fine brise, subtile comme un rayon traversant les épaisseurs, survivait bel et bien au cœur de l’âme incorporée de l’Artiste souriant au-dessus du cloaque de la ville-monde d’avant et d’après tous les noms.

    En finisse la nostalgie des débridées pulsionnelles à rites sacrés, pensait confusément l’Artiste en se fouaillant l’entraille au tréfonds de sa reptilienne rêverie ponctuée de crénoms. Baste de  la crénom de tournante obsessionnelle et combien palpable aux noyades enivrées, pensait confusément l’Artiste tout pantelant au bord des vases de mémoire antérieure ou prochaine dans la nuit remuante. Lors, la fluence entêtante participe encore des simulacres entretenus aux Tours d’illusion, pensait artistement l’Artiste dont le mouvement de rompre, de briser, de se déchaîner s’annonçait - et le mouvement de se tirer lui-même par les cheveux comme le Baron fameux s’extirpant solo de la mare, en mal de repartance.

    À toute repartance il y a joie de juvénilité retrouvée. Tout rebond des fosses amères est appel  d’air. Le domino des humeurs bonnes s’engrène alors lui-même en cliquetis d’alertes claquettes, et tout se relève pour les relevailles des stylos et pinceaux.

    L’abrutissement répétitif sévit aux Tours d’illusions mais le lièvre libertaire se carapate entre théocrates et autres tyrans fonctionnels, prouvant par la fugue à petits bonds futés, souples esquives, artistes pensées slalomées, que rien n’est à jamais verrou qu’aux obtuses mentalités et que l’entassement hagard n’est plus fatalité.

    Fleur de lait dans la nuit de la ville-monde. Comme une étincelle d’encre au tréfonds de parole. Comme une impatience de s'adonner.  

     

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    85. Projets d’osier

    Jamais ils ne répéteront assez de quel bon conseil furent alors les forestiers et les fruitières, entre tant d’autres surveillantes et surveillants des justes lignes et visées au fil à plomb.

    L’homme en bleu représente par excellence l’ouvrière fidélité à variantes aérées, et la femme en bleu qu’on cite de plus en plus au premier front pour courtoisie ou motif de contradiction théologique.

    L’entretien des jardins espérés ne manquera de recourir aux maintenances selon l’esprit des vaillants syndicalismes et autres surveillances d’écosystèmes de jadis et naguère. Les sourcilleuses surveillances souhaitées n’ont pas à relancer les punitions forcées d’antan – tout reste à réinventer.

    Or les financiers et banqueroutiers dressés à se croire LA référence aux Tours d’illusion, déchanteront : cela ne fait pas un pli et nous réjouit rien que de le souhaiter.

    La casquette bleue, quant à elle ne sera plus l’alibi des vampires de puissance déguisée. Il ne sera plus question que de compétence non piratée. Des savoirs de la vannerie aux secrets des facteurs d’orgues, il y aura simplement repérage des sapiences, ou comment tréfiler la câblerie numérique sur canevas renouant les   nobles fils de l’osier millénaire – et tous les chantiers seront suspendus, cela va sans dire, le temps que nicheront les oiseaux dans les zones cadastrées par le nouvel ordinateur zoophile.

    Il y a une vraie beauté de l’œuvre accomplie fine finement solo ou en brigades multilingues rappelant les premiers acrobates des grands barrages ou des ville flottantes et autres longs vaisseaux photophores.

    Des prochaines migrations sont annoncées, mais c’est au là-bas aussi qu’on serait inspiré de se liguer plus virulemment anti-rapine. Les villages n’ont-ils plus rien à enseigner après les dévastations ? Comment rétablir confiance et rigueur ? Comment rendront-ils sa couronne à leur mère  l’Afrique spoliée par les spéculants et autres instigateurs de soumission démissionnaire ?

    Mais baste avec ça : la mélancolie ne saurait paralyser les éoliennes au lever de nouveaux souffles.

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    86. Exercices

    Léo et Léa ont cessé de le faire depuis quelques temps, mais ni l’un ni l’autre ne se rappelle quand.

    Léa dit que ce n’est pas grave. Léo pense à peu près la même chose sans en être sûr, et d’ailleurs qu’est-ce qui n’est pas grave : ne plus le faire ou ne pas se rappeler quand on l’a fait pour la dernière fois ?

    Léo se demande parfois si les types de son âge qu’il connaît penseraient la même chose : que ce n’est pas grave ?

    Léa en a parlé à ses trois filles et a été tentée d'y revenir avec ses rare amies vraiment complices, puis elle a laissé tomber.

    Léo et Léa n’en ont pas non plus parlé jusqu’à ce soir, sans cesser d’y penser pour autant, chacun à sa façon.

    Léa y a pensé en parodiant au pianola tout ce qu’elle sait du bout des doigts du répertoire des claviers séculaires, entre clavecins et grandes orgues, murmurant de temps à autre les paroles d’une chanson leste sur ce fond plus corseté, forte d’une vie de leçons à domicile qui lui ont fait driller tous les âges et des caves à jazz au galetas vétustes; et jamais rien n’a fatigué son oreille absolue : au contraire elle entendrait encore des Indiens danser sur la terre battue à deux océans de là, et pas le moindre préjugé de société chez elle non plus, avérée open-minded quoique n’ayant aimé que Léo depuis qu’elle a découvert ses dessins et les mains qui les concevaient à voltige.

    Quant à Léo, justement, n’ayant été jaloux lui-même qu’à la platonique d’un certain peintre amstellodamois qu’il appelle son dieu et son maître démon à sanguine et fusain, il n’y aura pensé qu’en recommençant de dessiner après  avoir cessé de fumer et repris le franc-boire.

    Au demeurant, faire ou ne pas faire cela n’est en rien la question qui les occupe au plus dense de ces jours zigzagués où l’immensité diverse les mobilise en joie et autant d’exercices de présence, outre qu’à bientôt l’âge des vénérables à la Van Rijn, disons encore quelque lustres, l’expertise de la vie ordinaire suppose l’acceptation anticipée des parcours apaisés, à l’abri des haies riveraines et des hystéries  autoroutières.

    Quand ils se rencontrent à la supérette des Horizons Barbecue, Léa et Léo pourraient demander à Marie et Melchior s’ils le font encore, et pourtant non: ce n’est même pas qu’ils l’oublient, mais  se plier à ces conformités strictement fagotées par les formateurs attitrés des Tours d’illusion leur semble au-dessous de leurs vols croisés – ainsi s’invitent-ils plutôt à se retrouver un de ces quatre pour boire un coup…

      

    87. À discrétion

    L’obligation de réserve va de soi chez les gens qui n’ont pas vocation d’estrade : de patience et de porosité sensible sans débouchés aux tabloïds. Au reste le terme d’obligation prête à malentendu chez les obsédés du se-croire-libre, alors disons plutôt : l’intime acceptation non résignée de non-participation aux perfos des Tours d’illusion.

    Il fallait et même, à remonter le siècle et le précédent : il eût fallu, puis il faudra encore et encore, ce qu’attendant il faut résolument, il faut absolument repartir au grand là-bas d’ici et maintenant à l’écoute de tous les jadis.

    Le terme d’utopie fut longtemps et reste et restera produit adjuvant de gargarisme aux usages mémoriels de rébellions rangées et classifiées vieux dossiers. Tous aux partis flagadas se recentrent cloqués de médailles à libres stabulations et autres jardins acclimatés. Sous effigie de Révolution se diluent les affluents édulcorés des instances Gastro & Déco du département Télé-Achat des Tours d’illusion.

    Alors se précise la distinction non fantasmée entre normaux et normés, animaux de compagnie ou restés en l’ensauvagerie reine,  et futurs déchets carnés.

    Passés le mépris et la tristesse, une pensée inconnue est encore possible et rebondit un peu partout, ou presque.

    Le tout-est-perdu-ou-presque est ainsi devenu le fondement plus ou moins occulte, en tout cas : discret, d’un nouvel archipel de pensée encore inconnue quoique redevable infiniment au jadis et naguère.

    Les gens se font, comme ils se sont fait de tout temps, et se feront encore et encore, des signes.

    À l’instant même, en effet, le sémaphore de connivence clique et clignote un peu partout de lieues en lieues entre vivants vibrants et leurs proches et lointains.

    La reconnaissance des visages fut la durable affaire des quêtes et requêtes de Léo à tous les étages de la commune présence, de l’enfant tout neuf à la très très vieille peau à rides boucanées façon parchemin.

    Léo est à lui seul un dramatis personae, le père virtuel et le fils et le saint esprit et l’amant et l’ami de Léa qui est pour sa part sa moitié virtuelle et son amie amante, mère de leurs trois filles, l’un de l’autre l’écho musical et chair de leur chair  continuée à féminines parlotes au front de scène du théâtre de la ville-monde.

    Tout cela cependant mine de rien, dans l’orbe de la vie paisible des rêveurs - tout cela promenade au jardin.   

     

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    88. De visu

    Nous pouvons regarder plus attentivement les visages, yes we can, et nous le ferons, nous l’avons fait, nous le faisons à l’instant. Ils vous ont dit que vous n’entreriez que sous condition aux étages vectoriels des Tours d’illusion, mais ça vous fait une belle jambe : de fait, regarder les visages  n’a rien à voir avec leurs masques.

    Rien n’est droit dans les visages de Léa et Léo. Le regard à moments fixes de l’enfant au toton pourrait faire penser que la géométrie de ses expressions connaît la droite de laser, mais non : l’épée dans l'eau bifurque et si l’enfant voit le toton se figer en verticale c’est qu’il va ciller tout soudain à sa chute et lire sur son écran neuronal : GAME OVER.

    Dire que la droite est le plus court chemin entre deux points est un slogan rebattu de gauche et de droite qui n’a rien à dévisager sauf aux incidences de miroirs sphériques  où les nuques et les dos se mettraient à livrer d’éventuels éléments d’éventuels aveux non-dits.

    Or l’éventuelle probabilité d’hypothétiques aveux n’a pas qu’un visage, alors que le tien n’est d’aucun autre, que cependant tu ne vois pas.

    La fausse parole du miroir est d’ailleurs toute là : qu’il ne tire entre ton reflet et toi que des droites d’apparence formant barreaux et cage, l’erreur de Narcisse se rectifiant elle aussi au bifurqué de l’eau croupie  qui lui révèle là-bas sa véritable gueule d’ange vicié. Ainsi n’y a t-il que l’autre à regarder pour se voir soi.

    Les dessins du visage de Léa regardée par Léo sont ce qu’il pouvait faire de mieux vu que le tendre infléchit à tout coup tout effet virtuose ou tentation de traits tirés au compas. Le style flèche lente serait un résultat, s’est dit Léo en concluant plus tard à l’osmose confucéenne.

    En outre, le plus opérant en la matière serait l’abandon vigile: Tess et Léa sont le plus naturellement adonnées à l’abandon, et Melchior à la rigueur élastique du ferme bambou, avec de parentes déductions, comme quoi le style est une hydre à mille têtes chercheuses que la lame droite aurait beau couper : tout repousse à fleur de mémoire.

    Au regard des visages, le Philosophe inconnu convient de cela que tout impossible que nous semblions nous sommes là et que c’est de là qu’il faut remonter et descendre, étant observé qu’être là signifie l’avoir été dès l’œuf ou de sûrement bien avant alors que battements et mélodies attestent d’autres séquences à venir.

    Quant aux visages d’en bas ils n’ont rien à raconter que des histoires touchant à l’Espèce spéciale, a pressenti Léo dès ses premiers dessinages d’académie aux modèles dévoilés ne montrant rien que courbes ou volumes, touffes ou pendentifs sexuels,  sans la moindre ombre de secret.

    On pourrait relever en passant que Van Rijn a tout dit à propos des visages, mais ni Léa et Léo, ni le Philosophe inconnu non plus que l’Artiste, entre million d’autres, ne sauraient se contenter d’une seule et unique série de révélations.

    Au vrai la révélation de toute Face, dite sainte ou divinement profane, n’en finit pas d’avérer la phénoménale diversité des visages dans le vortex apparemment affolant des multiples.

    Ces visages  alors, rapportés à l’unicité dénombrée, seraient plus que des mandalas de contemplation à formes et formules reproductibles : autant de personnels paysages uniques au monde à parcourir en ne cessant d’y camper et de les vivre au plus intime de son ciel secret.

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    89. Rebondissements annoncés

    Retenir l’attention peut se formater selon de nouvelles règles narratives à vrai dire vieilles comme le monde, dès les serial tellers sous leur arbre de griots, y compris les effets de zoom ou de fondus enchaînées et de coupes à inserts de pubs - mais le job vaut mieux que ça.

    Les séries à rebonds prolifèrent mais le Poète fera comme toujours dans l’inouï : du vrai jamais vu ni reproduit par servile imitation, cependant le pillage et le montage n’en seront pas moins de la fête sans notes en bas de pages pour autant, tout en malice où depuis tout temps excellent les collègues de partout dans la postérité d’Afrique noire et de Chine jaune ou des chamanismes des quatre vents que purifient le feu et la dive.

    Certains poètes plus récents restent insolubles, et la descendance est à saluer en ses bribes.

    Au petit bonheur et à l’instant, ainsi, telles bribes de l’un d’eux se reforment à fleur de mémoire en colliers de vocables et constellations phoniques ou sémantiques, à tagadams rythmés ou slamés selon les âges et quartiers, tous se trouvant conviés aux écoutes modulables.

    Tels Cantos se diffusent alors par les galeries ascendantes de quelle tour penchée aux échos tréfilés par les voltes de marbre, et nul ne se risquera sans ridicule à décrypter ce free jazz bartoqué où il est divulgué que les médiuvaliens se carment à vue d’oeil, vu que tout se passe en diachronie entre paupière et pommette, dans la pulpe parlée savoureuse à l’oreille.  

    Que la feuille de route soit de sang n’est pas vérité de tout à l’heure ni d’hier ni des siècles antérieurs numérotés de royaumes en royaumes combattants : elle est pour ainsi dire inscrite à l’oral dans les savanes d’avant les grottes, bien avant le Caïn jaloux fondateur de ville, avant Nemrod jetant la première Tour, avant l’on ne sait quoi de très initial dont un fouillis de nouveaux chiffres ne dit rien.

    Des rebonds des très ultérieurs divans viennois le délire ovoïde spécule sur le zygote et la blastula dans la zona pellicide, et l’on ressasse que tel le saumon la troupe utérine remonte de l’océan à la source, et que la mère pousse au crime et que le père succombe, mais là encore le Poète oppose à ces convenances sectaires le fait naturel que le pétale ne cherche pas d’argument à l'heure étreinte de l’orange non pelée sur fond indigo du soleil couchant grand couturier, peu après que le jeune lézard eut étiré ses taches de léopard parmi les herbes tranchantes à chercher le vert moucheron plus petit que fourmi…

    De fourmi en Grande Ourse rebondit ainsi le regard apparié. Or plus que fortuite complicité, osons y voir désir non encore spolié de nouvelles alliances.

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    90. Explorer 2014

    La confusion régna tant que domina le micmac combiné de l’hémisphère gauche et des prétendues lois du marché, double instance de prétendue régulation programmatique fauteuse d’Ordre apparent aux Tours d’illusion.

    Tous les matins les mêmes billions processionnaires affluaient en sans-visages à costards et calculettes, et le soir les baise-en-ville allaient à hue et à dia les je-me-retiens bien ou mal consentants, tous programmées binaire au multimédiatique tagadam.

    Tous pourtant, ou pas mal de ceux-là qu’on disait minable minorité de moindre mérite aux étages suprêmes des Tours d’illusion, non pas tous donc mais belle majorité muette non chiffrée à l’écoute en douce  de l’hémisphère musique à tissages, souffraient sourdement du remords de ne point assez remordre à la vie ainsi messagée à mélodies.

    Les retours firent illusion quelque temps. L’ecclésiale effusion reformatée à vue de masse et piétinements aux pelouses prétendues conviviales, les vociférations plus ou moins exorcistes, les agenouillements coordonnés aux variables spéculatives et boursières, la confusion du musical et du chéquier, la confusion du tripla et de la montée aux cieux par escalators lénifiés, la confusion du Raisonnable et  des neutrons affolés – tout cela fit quelque temps fortune apparente au pourtour de la zone prétendue sacrée et proclamée Ground Zero à l’unilatérale du prétendu bien de tous.

    Ainsi les énergies se dispersèrent-elles terriblement malgré les flux automatisés du présumé Système dont les prétendues lois portaient elles-mêmes à confusion sans que nul n’en tire le moindre début de théorie ou simple désir de réparation sauf quelques-uns, disons : quelques billions de quelques-uns dont le Penseur artiste, dit aussi le Philosophe inconnu selon les pays et les avatars, ou encore le candide Explorer.

    Le culte de quelques-uns n’aura cependant plus cours selon les formes obsolètes évidemment. Explorer2014 n’est même pas un programme personnel métabolisé : c’est un tour d’esprit, on dirait presque : un esprit fait main.

    La dégringolade de l’esprit de recherche au rang des soucis digestifs et domestiques fut à la fois un symptôme et un appel.

    Les nobles chercheurs de l’inutile, les scrutateurs de particules et d’ondulations corpusculaires, les conteurs érudits en matière d’équations nuageuses utiles à la compréhension modélisée des flux de marées ou de déserts, les ascètes de la plus haute écoute sensible, les calligraphes-éclair et autres praticiens de l’éclaircie progressive, bref tous les adeptes de tous les âges et tous les genres aspirant à telle informulée explicitation de l’implicite se sentirent appelés au tournant d’une langue jamais parlée.

    Cependant il n’y eut pas semblance ostentatoire de dépouillement du vieil homme, au dam des bigoteries positives de récente apparition. Bien plus que de brûler soutanes ou calicots déicides, il s’agissait aussi bien de passer à d’autres exercices à vrai dire vieux comme ceux du premier Sage au foyer primal à pourtour de visages attentifs. 

    L’idée qu’il pût y avoir du nouveau sous le soleil du plus ancien savoir pratique avait de quoi faire pétuler tout esprit chagriné par la suie aux conduits célestes des chères superstitions de la nuit des temps, mais pas question de se répéter ou de radoter à la positive sans invention d’exercices éclairés a giorno, quitte à renoncer à un dimanche de la vie à prix cassé.

    Il y eut donc un tournant dans l’exploration des territoires de la Qualité. Ne pas devenir fou fut un thème d’exercice et une nouvelle façon de risquer sa vie. Tout un implicite nié  ou rejeté restait à requalifier: c’était l’évidence radieuse. D’anciens beaux gestes seraient peut-être à réitérer. Une phrase orpheline courait entre les êtres qui disait à peu près qu’on ne pouvait continuer comme ça, et des chaînes implicites  de mains formèrent d’explicites nouvelles liaisons. 

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    91. D’autres réparations

    D’aucuns se désolaient encore  qu’on ne pût manger deux fois la même salade, mais la fadeur des répétitions ne fut plus de mise que dans les sphères de l’épuisement de laSoul et du déficit de cran, autant dire : à tous les étages des Tours d’illusion.

    Or le cran et la Soul, naguère taxés de guenilles par les sicaires du présumé Système, figuraient bel et bien au nombre nombreux des Qualités réclamant prompte réparation peut-être.

    Je souligne le peut-être.

    Des visages, aussi, rappelant quelque chose relevant du même Ordre paléontologique, firent un peu partout leur apparition ou plus exactement : leur réapparition.

    Ainsi des visages de l’orphelin et de la veuve. Nous le disons et répétons tranquillement : les visages des femmes et des enfants d’abord, tels Mutter Courage et son Titus au toton plutôt que le Nouvel Homme ou le Consommateur Ultime, le Touriste de Masse ou l’Envoyée Spéciale – l’auréole d’enfance de Titus et l’émouvante beauté de Mamma mia, plus tous les visages vivants et vibrants de partout et de tout temps encore imparti.

    Dire que le visage n’existe pas relève d’un déni aussi mal barré peut-être que seriner à la mécanique que Dieu existe, nous disons bien et le répétons : peut-être.

    Les figures du Barbare et du Bâtard, de l’Envieux et de la Performeuse, racontent aussi, sans doute, partie du temps imparti, mais nous autres addicts de l’idée de réparation nous déplaçons les accents portés sur tout avatar de ressentiment et de soumission programmée à format.

    Préférons leur, dans l’esprit même éloigné des jardins espérés, l’extrémisme de la cage enjoignant à l’orchestre de ne plus jouer que de ce jamais entendu que seule la forêt  peut inspirer.   

    Tels seraient échappée ou palliatif aux mornes boucles de l’insignifiant mondialiste Télé-Achat.

    Démantibuler les formats ne revient pas à former de l’informe à nouvelle foison : la Qualité traluira, autant qu’il appert que vivre le simultané sans succomber au méli-mélange redevient possible ; que le cran et la Soul des billions de survivants prévalent par delà la collective hallucination qui leur a fait craindre, aux reflets des Tours d’illusion, le monstre  avide de son avidité.

     

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    92. De la nuit qui rôde

    Rien, mais rien n’étant pour le moment (ni sûrement à jamais) sûr, ce qui s’appelle sûr – mais sûr de sûr, le chercheur à tâtons peut-être donné, aux aubes de pluies acides qui ont l’air de soirs, autant que dans l’éclat blanc du Midi noir, pour modèle d’une humilité transitoire têtue à la dévotion de l’Objet.

    Faudrait-il pour autant renoncer au sommeil profond ou aux formes verbales des passés et du futur ignorées de certaines  tribus forestières enclavées au pur présent ? Cela se discute.

    Pourtant le lieu d’effondrement imprévisible, la clairière préservée de tout relent de ressentiment, la parole échappée en faufilant furet des parlotes, la forêt aux suggestions inouïes, la nuit de l’aveugle à baguette de sourcier – toutes pistes et d’autres seront Océanie douce à celui qui écoute l’intime point encore salopé.

    Une règle avisée serait alors de ne faire même impossiblement que son possible sans trahir cela qu’il y a simplement là : de si belles et bonnes figures, et les vaux et collines,  fruits et rivages - tous ces pays et ces mots.

    Ainsi Monsieur Paul peint-il sa pomme jusqu’en Chine ou au Japon à l’antique, par les jardins ou banquises et tout soudain. 

    Il y a donc continuité dans le désir d’éclaircie et ses patientes réalisations.

    Cependant il importe aussi que les visages et pays, lacs ou corons, Victoire ou Fuji vous regardent quand vous les voyez, et que vous le disiez si le don vous est donné de le dire.

    L’Objet se voit aux maisons tant qu’à l’arrière-pays: tuiles ou tavillons sur les charpentes, escaliers et mezzanines ou surplombs d’attiques , et semblablement dedans sur les tables : la pomme, le coing, la grappe, l’aiguière, le crâne de vanité ou la lampe.

    La lampe dans le noir est une main qui apaise.

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    93. Orbital DJ

    Le toucher musical s’épuise hélas au boucan binaire, mais cela aussi se répare aux heures accordées.

    Celles et ceux qui s’impatientent à réclamer formules à cartons n’auront droit qu’à trépidantes redites et c’est partout en rigoles de vidures d’eaux suintées des synthés.

    Aux platines cependant Orbital DJ confabule à l’attente fervente de la rose de personne, à l’écoute anticipée de l’aval du monde, au sampling de billions de bribes revenantes.

    Il a été dit, et il sera  répété qu’Arbos, lui aussi, se cabre en arbre et se dresse contre la pente et sans rompre cède au blues à fines ramures – Lady Night module alors détresse et douceur à fleur de Soul ardente.

    Voici donc relancée la composition soumise à la quadruple règle de l'harmonie et de la mélodie, du swing et du saut quantique vers couleurs et saveurs. La note sensible a longtemps cherché à se résoudre en tonique, et la voilà trouvée à l’œil d’abeille fruitant les nectars.

    L’exercice pourrait être dit but ou chemin, si l’on ne redoutait plus que jamais les formules et les badges.

    L’impro ne s’impose pas exclusive mais les plus allègres fusées en prouvent la légitime délirance sur fond de partitions non écrites mais non oubliées. Même amputé le torse d’Apollon réinvente le palper des muses.

     

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    94. À la légère

    Au  bonheur de Léo, Léa ne sait ni le poids de ses ailes ni ses frontières, juste adonnée à sa rêverie en forêt entre deux concerts persos.

    Léa constate, ou disons plus précisément : a constaté par les années, comme qui dirait : au fil du temps, ou encore : avec le temps, que tout s’allège, ou plutôt : que tout peut s’alléger avec le temps moyennant un rien de discipline en rêverie.

    En ville-monde la rêverie en forêt devient exercice d’allégeance aux moindres brises et rumeurs de cascades (verticales dans les conduites et rebondissant sous macadam et ballast) ou spectacles en surnombre de là-haut vers la rue et tout alentour en multiples transits.

    L’attention panoptique de la rêveuse éveillée est d’une haute teneur poreuse où rien ne pèse cependant. Tout est capté dans l’instant protégé: Léa voit la dame au petit chien et l’enfant curieux là-bas, ou Melchior lui faisant signe en garant son side-car, et déboulant les skaters acrobates qu’invective visiblement le voiturier de l’évangéliste dont elle ne capte que les bras agités, et les files subdivisées aux feux croisés, et les foules portées en houles vers les bureaux ou les restaus selon les heures -  immobile Léa perçoit à vue la rumeur d’en bas comme au dessous de la canopée les ramages ailés.   

    Au bois les yeux grands ouverts Léa voit ainsi la grande cataracte et le pavillon chinois, le jadis partout présent en lieu de monde d’avant le monde où Léo la rejoint en pensée, l’à deux lui plaisant mieux en somme – cela aussi le Temps le lui a appris.

     Mais cela aussi sera dit sans peser. Se trouvant sans le vouloir trouvère à ses heures, Léa trouverait sans peine la parole unique d’une enfance à venir, et Léo l’entendrait ainsi en écho d’éternelle et rafraîchissante mélodie – et tous vous l’entendriez, nous l’entendrions, ils l’entendraient ainsi en souriante ritournelle aux jardins espérés.

     À ceux-ci Léa pense sans y penser, toute à sa musique allante et revenante en douceur, pure de tout ressassement, comme aux cantates reprises et reprises en relances fuguées.

     À l’instant encore d’autre bribes lui reviennent ainsi qui chantonnent, légères, nous sommes, pour tous, deux bons, deux paisibles habitants de la ville qui vont boire un verre…  

     

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    95. Quant à l'urgence 

    Il aurait incombé aux lucides d'antique chevalerie de pallier tout aveuglement volontaire, désignant à vocables véhéments la Secousse à mort de ce monde-là, fût-ce sans conclure rien que par le décri, mais à qui parleraient ces défroqués du Simulacre appelés à de plus radieuses révélations ?

    Aux écrans simultanés le paraître mondial n’était plus que Secousse en boucle, ou peu s’en fallait, cependant la sempiternelle sangsue sensuelle ne signifiait-elle pas autre chose que resucées : quelle angoisse et quelle guerre larvée ?

    Au vrai : les Extases et autres Excuses simulées convergeaient aux mêmes Extrêmes opposés dont se repaissaient les ambivalences les plus lucratives des Tours d’illusion:  pornocratie et rackets de télévangélistes en circuits mafieux bénis en haut-lieu. 

    Plutôt alors que de renchérir sur la reptilienne attirance de toute engeance de masse rassemblée en poids d’organes dressés à la violence, les regards clairs, se dirigeant aux neuves lumières polyphoniques, se détournèrent   des vues à précipices et autres fascinations à vertiges de sang et de fiel de foutre.  

     Prônes et sermons à renfort de moraline se perpétuèrent encore dans les espaces immunitaires à l’ancienne des sectes et autres ligues de surveillance punitive de toute espèce, pourtant nul d’entre les lucides ne trouvait à y redire tant l’urgence différait.

    Or le temps joyeux, le temps précieux, le temps volé au temps perdu fut retrouvé dans la foulée.

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    96. Jardins suspendus

    Vous savez que toute crédulité par manque de pied nous impatiente et qu’entrevoir, dans l’espoir de nos jardins maintes fois invoqués,  la moindre allusion d’utopie nous rembrunirait tant la menterie a fait de morts, et de morts innocents, et de morts à jamais.

    L’utopiste manque de cœur et d’entrailles, ou tout au moins : l’actuel fauteur d’utopie en toute inconséquence, absolument infoutu de voir le paradis les yeux fermés tant qu’ouverts sur la mince fumée du petit train qui s’en va tout là-bas dans la brume assez russe pour faire rêver. Aujourd’hui, pour tout dire : l’utopiste est pharmacien.

    L’utopistes se la jouant cueilleur de roses sans épines ou t’annonçant l’oeuf à double jaune ne nous en impose pas plus que le prétendu poète se disant attendu au vestiaire des anges.

    Nous estimons que le langage engage et que, loin d’imposer, la poésie s’expose à nous exposer, aussi vrai que nous nous rappelons la saveur instante  des fraises sauvages ou des premiers poèmes détachés du papier ou de tout ce qui par le corps parle au cœur.   

    Nous attendons des preuves. Nous ne sommes pas là pour nous amuser sauf au grand jeu terrible des dés jetés sur la table où nos peaux se donnent à lire.

    À l’époque l’innocence m’a été suggérée par la boutique fleurant le vieux papier du vieux papetier juif Cohen à la rue de la Madeleine.  À l’instant je maudis l’Israël violent violentant les enfants de l’autre tribu, mais l’innocence n’est pas d’utopie : elle est de baiser le livre tombé dans la confusion des violents et de se regarder.

    Les jardins ne seront pas non plus réductibles à l’obscène des comparaisons. Vous croyez nous connaître par autant de feuilletons, mais que savez-vous de plus de nous que nous savons de vous ?

    Vos bardes, vos griots, vos scaldes, vos chamanes mal barrés, vos DJ se la jouant griots et chamanes restent là, et l’enfant reste là : reste au geste là, reste au suspens du geste là et se tait.         

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    97. Bienveillance

    Le contraire de l’illusion n’est pas forcément la désillusion : le contraire de la stérilité n’est pas toujours la fécondité. Il va de soi que se défroquer des formats relève de la mise en forme.

    Qualification matinale de l’exercice : l’exercice est porte-joie.

    Et cessons aussi bien de décrier la Technique. Il n’est pas interdit de penser que la modélisation des autoroutes dernier cri participe quelque part de l’ascèse. Découvrir l’Autoroute du côté de la clairière est possiblement événementiel par l’exposition prodigieuse de ses piliers blancs dans tout ce vert d’après la pluie.

    Lorsque l’Artiste entre en ascèse de création à la sente des Fouines, le pinceau pressent sans le savoir que l’unique trait lui viendra tout aussi vrai que sa vérité de l’instant par la main qui danse les yeux fermés, laquelle sait les yeux ouverts de long acquis.

    Dire que la Nature est généreuse est une option réaliste puisque la nature a lieu chaque fois qu’elle se retrouve à penser jardin.

    Par la musique nous montons et descendons le temps sans y penser, et pourtant nous l’avons appris quelque part.

    Apprendre, alors, serait l’art d’apprendre à bien veiller.  

     

     

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    98. Comme au ciel

    La chute vers le haut ne compte pas au nombre des figures imposées en rêverie, quand bien même elle serait conseillée aux sujets en mal de fantaisie ou peu portés à l’évaluation naturelle du comique ambiant.

    La capilotade apparente incite les graves à dramatiser, surtout aux estrades et aux écrans qui les convoquent à l’expertise. Dramatiser vous pose son grave au sérieux de borne. Dramatiser a toujours été l’attiude prisée, aux Tours d’illusion, de ceux-là même qui ont à camoufler la réelle gravité des choses, toujours empreinte de comique.

    Considéré tête-bêche, le comique des pires situations ne porte pas à banalisation, mais dramatiser ne sert à rien quand le peuple a la dent et qu’il ne demande que la paix.

    Les plus merveilleux nuages, en termes de colorimétrie, sont probablement africains, mais les Caraïbes ne font pas moins fort, même si d’autres goûts encore sont défendables selon les natures plus contemplatives en douceur, et c’est alors vers le ciel de Beauce que se tournent les yeux.

    Nul ne se méprendra pour autant sur la nature de ce qu’on a dit la chute vers le haut.  Lever les yeux y suffit. Toutes les représentations dites spirituelles y convergent où s’ouvrent les écoutilles des paquebots métasphériques aux soyeux sillages.

    Il est recommandé de jeter l’enfant au ciel dès son plus jeune âge. C’est jeu d’enfant que de tourbillonner dans les nuées et là aussi le comique est à la fête.

    Fais donc ton devoir d’allégresse, piètre créature des étroites largeurs, crénom de Dieu : vois donc le ciel, bois donc ce ciel !

    Embarqués de la sorte et sens dessus dessous, là-haut très au-dessus des Tours d’illusion, embarqués sommes-nous ainsi dans les blanches nacelles en vue des jardins espérés. 

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    99. Ciel de plomb

    Cela crache et cela splache partout mais nous nous tenons à carreau, les amis. Cela gaze à Gaza après un siècle de tous les camps, et d’ailleurs ce n’est que ressassement du pareil au même depuis les royaumes combattants et même avant : tu peux faire confiance aux formatés du lance-pierre et de la kalache qui eux non plus n’en finissent pas de crever d’apprendre et d’apprendre à crever.

    L’Artiste en a fait sa collection et tu te rappelles sa sentence que je te balance pour la troisième fois au cas où : "D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis,et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi". 

    Or tu sais que, pas plus que Léa ou Léo, Melchior ou Maisie, le Philosophe inconnu ou ta Ludmila, l’Artiste ne fera, jamais, n’importe quoi de ces tas-là.

    Un grand poids à tous leur pèse aux épaules, jusqu’aux plus allégés d’apparence, telle Léa à sa fenêtre dont le regard de cendre à l’instant, pourtant, reflète une nuit de cris aux nouvelles de massacrés en plein ciel d’Ukraine - l’incessant fléau porteur de mort humaine, l’inhumaine main de fer à kalache ou missile, tant de mots avariés aux Tours d’illusion où toute prétendue Qualité masque son contraire - toute vanité, feu d’envie, morne machinerie de l’avaleur avalé par l’avidité, tours effondrées et maisons tronquées, liaisons biaisées, pièges aux passerelles sous couvert blindé.

    Le démon aux paupières de plomb continue sa tournée.

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    100. Aux jardins espérés

    Ensuite on aura des tas d’histoires encore à se raconter. Vous qui réclamez de la story, vous en aurez plein, promis-juré : plein de glamour d’amour dans la brassée.

    Depuis le quaternaire que ça dure on eût pu se lasser et pourtant non : on assure et nous revoici dans l’entre-deux de naguère et demain, et c’est reparti mon colibri.

     

    En fin de journée les ombres s’allongent au pourtour des Horizions Barbecue, mais l’appel d’air de prochaine matinée se fait pressentir au revif des dauphins remontant à la nature et demain l’on pavoisera tôt l’aube dans les jardins prolétaires.

    Dès le jour levé nous avons cheminé par les rues et les bois et les mers et les gens, de rivières en déserts et jusqu’aux volières imaginaires des jardins espérés où tous aimants et aimés s’attendent.

    De grands magases en coursives, à fleur de ciel ou par les canyons de la ville-monde, des quartiers de lèpre urbaine aux jachères industrielles nous aurons parcouru les aires étagées. Nous avons longé failles et vertiges et rejoint aux toits les fumeurs à leur songeries, et l’orbe de bienveillance qui fait parfois auréole au monde nous aura guidés d’île en île.

    Ainsi aurons-nous rencontré moult fervents encore et, par delà les containers faisant frontières au Luna-Park nous aurons respiré le froid du fleuve aux chants psalmodiés des âmes ailées…

    Nous nous sommes laissé dire, aux terrasses de fin de matinée, que nul n’est prédestiné fatal sauf à se soumettre aux dominations et autres rôles. Cependant nous nous étions jurés de déroger aux formats.

    Le puzzle est antérieur, aurons-nous appris en chemin à la rencontre du Penseur artiste qui nous conforta dans notre sentiment que le poème seul répond à la question qu’il pose.

    Nous avons vu, de nos yeux vu, de tous nos yeux nombreux de fervents et d’ardents vu dévier les mains du Creator de la prière au poème, et ce fut relance de polyphonie.

    Nous avons rêvé de nouveaux possibles à multiples curiosités, et tels furent les imaginaires jardins espérés devenus plus que réels au gré de patientes dérives délirées défiant tous les codes et cadres des Tours d’illusion.

    Vous autres les rêveuses, les fileuses, les veilleuses, et Mélancolie ou Bienveillante, entre tant d’autres filles des sources, vous avez évoqué l’homme-jardin tant qu’à le susciter et ressusciter, ainsi les adorables couturières nous auront-elles tissé de neuves nudités ; ainsi aurons-nous retrouvé la saveur  du vin que les doigts de rose de l’aurore font paraître éternelle. 

    Enfin, avions-nous annoncé, nous nous raconterions plus tard toutes les histoires de l’émouvance et des beautés plus hautes que l’horizon coffre-fort.

    Or plus tard advient à l’instant: ici et maintenant reconnaissons que, depuis ce matin du monde, nous campons aux jardins espérés où nous sommes nés et vivrons jusqu’à la fin du conte.

     

    À La Désirade, ce 18 juillet 2014.

    Pour Robert Indermaur et Lady L.

     

    (Cette suite de 100 séquences fondées sur le délire associatif, à partir des peintures de l'artiste grison Robert Indermaur, fera l'objet d'un livre réunissant images et textes et tiré à 5 exemplaires, réservés aux auteurs, à l'éditrice Andonia Dimitrijevic, au psychiatre et poète Max Dorra et au poète et penseur Peter Sloterdijk).  

     

     

    Indermaur50.jpgRobert Indermaur. People'sPark. Indermaur/Benteli, 2001.

     

     

  • Le sage extravagant

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    Aphorismes d’Oscar Wilde

    Nul ne fut plus adulé, ni plus haï de son temps qu’Oscar Wilde, né le 16 octobre 1854, quatre jours avant Arthur Rimbaud. Prince de l’esprit et des élégances, il fut déclaré corrupteur de la jeunesse et jeté en prison pour s’être affiché en compagnie d’un fils de Lord et fait de sa vie publique un provoquant et constant «coming out », autant qu’il la voulait œuvre d’art à part entière. Et de fait, ses plus proches l’auront souligné : que ce prestidigitateur du verbe était plus merveilleux encore dans sa conversation que dans ses livres, qui le sont déjà dans les tonalités les plus variées, de la fantaisie à la gravité, du brillantissime au tréfonds du désarroi.
    Pour revenir à Wilde comme il sied, à savoir le pied léger, on ne saurait trop recommander recueil de ses Aphorismes, préfacé par le très wildien Stephen Fry, qui l’incarna dans le film de Brian Gilbert (1997) et souligne justement le fait que Wilde fut damné, bien plus que pour inversion sexuelle : pour délit de poésie et de génie créateur faisant fi de toutes les hypocrisies morales, sociales, politiques ou pseudo-religieuses.
    Souvent paradoxal d’apparence (« Les philanthropes perdent toute espèce d’humanité, c’est leur trait dominant »), Oscar Wilde ne l’est pas pour se distinguer du commun (qu’il respectait bien plus que les bourgeois, fort aimé notamment de ses co-détenus), mais parce que son horreur des bien pensants et des pharisiens vertueux l’y pousse à tout coup avec un pied de nez : « La seule façon de se débarrasser de la tentation, c’est d’y céder »…
    Bel esprit postillonnant de bons mots de salon ? Bien plus que ça : certes arlequin mondain, mais aimant, généreux, plus profond souvent que les poseurs et autres raseurs.
    Une appréciable postface non signée (établie par Alvin Redman qui a préparé la version originale du recueil) resitue parfaitement Oscar Wilde en sa vie et ses œuvres. Et voilà le travail : « J’ai passé la matinée à relire les épreuves d’un de mes poèmes, et j’ai fini par enlever une virgule. L’après-midi, je l’ai remise »…

    Les hommes
    « Je me dis parfois qu’en créant l’homme Dieu a quelque peu surestimé ses capacités ».

    « Un homme qui fait la morale est le plus souvent un hypocrite, et une femme immanquablement un laideron ».

    « Un homme dépravé est un homme qui admire l’innocence, et une femme dépravée est une femme dont les hommes ne se lassent jamais ».

    Les femmes
    « Les femmes sont faites pour être aimée, pas comprises ».

    « Chaque femme est une rebelle, le plus souvent violemment révoltée contre elle-même ».

    « Si une femme ne parvient pas à rendre ses erreurs charmantes, ce n’est qu’une femelle ».

    Les gens
    « On peut toujours être gentil avec les gens dont on se moque totalement »
    « J’aime les hommes qui ont un avenir et les femmes qui mont un passé ».

    L’art
    « L’artiste véritable a en lui une absolue confiance, car il est absolument lui-même ».
    « A mon avis, Whistler est, assurément, un des plus grands maîtres de la peinture. Et je me permets d’ajouter que cet avis, Mr Whistler lui-même le partage tout à fait ».
    La seule bonne école pour apprendre l’art, ce n’est pas la Vie, c’est l’Art ».

    La vie
    « Vivre est ce qu’il y a de plus rare au monde. La plupart des gens existent, voilà tout. »

    « L’ambition est le dernier refuge du raté ».

    « Le rire est l’attitude primitive envers la vie – une façon de l’aborder qui ne survit plus que chez les artistes et les criminels ».

    La littérature
    « Si l’on ne peut pas relire un livre indéfiniment avec plaisir, ce n’est pas la peine de le relire du tout. »

    « Un poète peut survivre à tout hormis une faute d’impression »

    « J’exècre le réalisme vulgaire en littérature. L’homme qui tient à appeler les choses par leur nom, à dire qu’une bêche est une bêche, par exemple, devrait être forcé de la manier. Il n’est bon qu’à cela ».

    La conduite
    « Je compte sur vous pour donner une fausse idée de moi ».

    « Je ne remets jamais à demain ce que je crois pouvoir faire après-demain ».

    « Il est toujours agréable d’être très attendu et de ne pas arriver ».

    Le journalisme
    « Il convient de préciser que les journalistes modernes s’excusent toujours en privé auprès de celui qu’ils ont vilipendé en public »

    « Le journalisme n’est pas lisible, et la littérature n’est pas lue »

    « Dans les temps anciens, les hommes disposaient du chevalet de torture. Dorénavant, ils ont la presse ».

    Les apparences
    « Il n’y a que les gens superficiels qui ne jugent pas d’après les apparences »
    « Un masque nous en dit plus long qu’un visage »

    La conversation
    « J’ai horreur des gens qui parlent d’eux, comme vous, lorsqu’on a, comme moi, envie de parler de soi »

    « Quand les gens sont d’accord avec moi, j’ai toujours le sentiment que je dois être dans l’erreur »

    L’éducation
    De nos jours, c’est un lourd handicap que d’avoir reçun une bonne éducation. Cela vous ferme l’esprit à tant de choses. »

    « L’école devrait être le plus bel endroit de chaque ville ou village – si belle que l’on punirait les enfants désobéissants en leur interdisant d’y aller le lendemain ».

    Jeunesse et grand âge
    « L’âme naît vieille mais elle rajeunit. Voilà la comédie de la vie. Et le corps naît jeune, mais il vieillit. Voilà sa tragédie ».

    La critique
    « Le critique est celui qui sait transmuer son impression des belles choses en un matériau nouveau. La forme de critique la plus élevée, tout comme la plus basse, d’ailleurs, est une sorte d’autobiographie ».

    La critique a besoin d’être cultivée beaucoup plus assidûment que la création »

    L’amitié
    « Je crois que la générosité est l’essence de l’amitié ».

    La vérité
    « Ce serait le meilleur des hommes s’il ne disait pas systématiquement la vérité ».

    Dans la vie moderne, rien ne fait autant d’effet qu’une bonne platitude. Aussitôt, tout le monde a l’impression d’être en famille ».

    La société
    « La société pardonne souvent au criminel, mais jamais au rêveur ».

    La pensée
    « La cohérence est le dernier refuge de ceux qui n’ont pas d’imagination ».

    «La sagesse vient avec les hivers ».
    « Ce qui nous apparaît comme une cruelle épreuve n’est souvent qu’un bienfait caché ».

    Le sport
    « Que ces brutes de filles jouent au rugby, j’y consens volontiers, mais c’est un sport qui ne convient guère aux êtres délicats que sont les garçons »

    Le travail
    « Nous vivons à l’époque du surmenage et du manque d’instruction ; une époque où les gens sont si industrieux qu’ils en deviennent complètement idiots ».

    Oscar Wilde
    « Je n’écris pas pour plaire à des cliques : j’écris pour me plaire à moi-même ».

    « Les louanges me rendent humbles, mais quand on m’insulte, je sais que j’ai tutoyé les étoiles. »

    « J’ai les goûts les plus simples du monde. Je me contente toujours de ce qu’il y a de mieux ».

    8fe306643432fbd5f47276e696e8ba54.jpgOscar Wilde. Aphorismes. Traduit de l’anglais par Béatrice Vierne. Préfacé par Stephen Fry. Arléa, 269p.

  • Avec Fabrice...

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde VII, 2024)
    À La Désirade, ce vendredi 27 juin. – En fait je ne sais à peu près rien de lui, me disais-je hier soir en le voyant s’éloigner vers la gare avec le sac contenant l’énorme recueil florentin de dessins de Kokoschka qu’il avait acheté tout à l’heure pour 10 balles au musée Jenisch, je sais depuis hier qu’il a la phobie des ascenseurs, mais à part ça à peu près rien sinon qu’il reste toujours aussi coquet avec sa chemise à rayures multicolores ultrachic et ses pompes bleu clair limite ballerines, mais nous n’avons pas encore passé au tutoiement, pas plus que je n’ai passé au tutoiement avec mon ami Gérard rencontré il y a cinquante ans de ça – et c’est en somme parfait, comme l'a été notre après-midi à la terrasse du Major, sous le gingko, puis dans le dédale du musée où j’ai constaté, chose rare et merveilleuse, qu’il voyait la peinture comme je la vois : il a VU les Bocion, il a VU les Hodler et surtout il a vibré comme j’ai vibré devant les portraits de femmes de Kokoschka, et c’est rare, j’te dis pas, un écrivain, un crack de théorie philosophico-scientifique genre chercheur du CNRS invité de Brisbane à Malmö ou Singapour pour des colloques à la mords-moi, un Parisien de surcroît et qui VOIT la peinture…
     
    Fabrice m’avait dit qu’il débarquerait à Vevey à 11h07, et je lui avais répondu que je l’attendrais sur le quai 2 dès 11h01 au cas où son train suisse aurait de l’avance, mais quand je m’y suis pointé : pas de Fabrice, vu qu’il avait pris l'omnibus précédent, pourtant nous avons fini par nous retrouver devant la gare et je lui ai proposé un café avant de filer dans les coteaux de Lavaux que j’avais l’intention de lui faire découvrir du chemin de la Dame en lui débitant comme un pédant que ce sont des moines au VIe siècle qui ont commencé le job, et qu’il ne faut pas dire «lac de Genève», mais « Léman » qui veut d’ailleurs dire lac en latin, mais le pléonasme n’empêche que c’est le plus grand d’Europe et environs, plus grand que le Balaton, et lui de m’épargner poliment le couplet de Schopenhauer comme quoi « das Leben ist kein Panorama », c’est vrai quoi, même à Lavaux, patrie du grand Ramuz, l’on ne saurait dire que la vie se réduise à un panorama…
    Quant à Olinda, toujours aussi pétulante, elle revenait du Chili et du Pérou, mais surtout du Cambodge dont les paysages l’ont bottée, et du Vietnam aussi et de Singapour, elle a trouvé ses trois semaines de tour du monde avec son novinho un peu courtes, et je lui ai demandé ce qu’il en était des moustiques et de la cohabitation avec son bon ami – étant entendu à mes yeux que le voyage est THE test en matière de convivialité amoureuse -, et elle : m’en parlez pas, mais surtout les moustiques !, et de nous montrer des traces de morsures encore visibles sur ses tibias que Fabrice et moi, à la terrasse du Major où elle est redevenue la serveuse la plus cool qui soit, avons fait le constat de visu, sur quoi mon commensal a choisi la truite et moi les suprêmes de poulet comme à mon habitude – et la conversation de rouler en mode nature et culture, nos soucis de plumitifs face à la nouvelle « dissociété », la France qui va dissoudre son président et Paris que vont dissoudre les jeux olympiques, ou plus sérieusement : l’écriture de Cingria que je lui ai révélée et dont il raffole, et je ne sais plus à quel moment ni pourquoi : sa phobie des ascenseurs, un épisode traumatisant, le problème que ça posait à New York, ensuite : le dernier roman de Quentin Mouron dont je lui dis qu’il annonce quelque chose de notable en matière de lecture romanesque fine de la nouvelle société d’après les millenials et consorts, et Fabrice, qui n’est pas du genre morose à tirer l’échelle derrière lui, de noter le nom de Quentin comme il note le nom de Bona dont je lui parle du roman dédié à saint Maurice le Nubien, etc.
    J’en reviens toujours, s’agissant de relations amicales vraies, à la distinction que fait René Girard entre médiation externe et médiation interne, la première restant ouverte et la seconde vouée au toxique. La médiation externe caractérise le lien de deux individus partageant une même admiration, voire une même passion, qui les sort de leur étroite personne et les fait se rencontrer sans qu’intervienne aucune rivalité. C’est Don Quichotte et le jeune Bachelier, tous deux férus de romans de chevalerie, comme ils pourraient l’être du FC Barcelona ou de la poésie de Garcia Lorca. C'est Fabrice et moi qui parlons de la postérité de Sollers et de la jobardise de l'intelligentsia parisienne en matière politique, de l'évolution prétentieuse des mises en scène de théâtre et d'opéra ou de l'invasion du discours sur l'art par le bavardage conceptuel. C'est l'intelligence généreuse contre la cérébralité close et l'écriture inclusive - c’est chaste et durable, alors que la médiation interne n’échappe pas à la rivalité mimétique, aux occurrences trop personnelles et autres embrouilles psychologiques, qui plombent notamment les relations entre le même Quichotte et son ami Sancho Pança. Comme le disait le chef scout Saint-Exupéry à propos de l’amour : c’est pas de se regarder béat l'un l'autre zyeux dans les zyeux mais de regarder ensemble dans la même direction – ce genre de jolies choses…
    ImageJLK: Fabrice Pataut au Chemin de la Dame.

  • Affreux et salutaires

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    Unknown-13.jpegÀ mes chers enfoirés, Haldas et Dimitri.
     
    (Le Temps accordé. Lectures du monde 2024, page 1000 et suivante)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 25 juin. – Ces vers de rien du tout me viennent ce matin, qui diraient sans doute moins que rien au cher Georges Haldas auquel j’ai fait retour, hier soir, après avoir récupéré mon exemplaire dédicacé de L’Etat de poésie à La Désirade :
     
    Je l’aimais d’amour et d’eau claire
    comme on aime en Afrique ;
    je l’aimais au soleil de chair,
    en ma nuit lunatique…
     
    J’imagine la tête que Georges Haldas eût fait si je lui avais dit que j’aimais la vie «comme on aime en Afrique», comme j’imagine rétrospectivement la tête qu’il a faite lorsqu’il a lu Le viol de l’ange dont j’ai eu la naïveté de croire qu’il y entendrait quelque chose, s’agissant d’un roman au fonds évangélique sous ses aspects délurés et déjantés, alors qu’il n’y a vu, comme Dimitri, qu’un livre « sale », et je vois aujourd’hui la tête qu’il ferait en lisant les romans de Quentin Mouron ou de Michel Houellebecq, ou si je lui racontais par le détail les séries coréennes ou thaïlandaise dont je me régale entre deux pages d’Angelus Silesius ou de Montaigne en attendant de reprendre la lecture de L’Etat de poésie, yes sir…
     
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    Mes rêves ne cessent d’interférer avec mes états de veille diurne, et c’est ainsi que, la semaine passée, après avoir prononcé le nom de Georges Haldas au téléphone – il me semble que c’était par Whatsapp avec la Professorella -, j’ai retrouvé Haldas en rêve sous un immense gingko et l’air détendu, pas du tout le Haldas teigneux et criseux que j’avais entendu morigéner son amie violoniste au café de la Comédie, pas du tout le macho méditerranéen à la Dimitri traitant la philosophe Jeanne Hersch d’«amazone pisseuse», pas du tout le prétendu Chantre de la Relation s’exclamant «toutes des salopes !» à la table de Jean-Georges Lossier le poète humaniste et délicat, mais le bon Georges fraternel, le plus attachant, le plus à l’écoute, le plus incisif et le plus drôle, le plus libre de parole, le plus autocritique, le moins homme de lettres et le plus engagé, au sens profond, des écrivains que j’aie fréquentés et aimé retrouver dans ses cafés successifs et plus encore dans ses livres où sa méchanceté naturelle se décantait et où irradiait la poésie du monde, comme ce matin dont je profite du silence radieux à dix jours des assauts de décibels du prochain festival de jazz se déroulant cette année sous mes fenêtres – et là j’imagine Haldas aux concerts d’Alice Cooper ou de Massive Attack…
     
    Je lisais hier, sous la plume de Léon Chestov, l’évocation des turpitudes helvétique de Dostoïevski le grand chrétien « au quotidien », lors de son séjour en Suisse, quand il maltraitait, humiliait, brutalisait physiquement son fidèle domestique, lequel avait beau lui objecter que lui aussi était un humain et non un chien, je me rappelai les vociférations de Dimitri et d’Haldas quand on osait prendre le contrepied de leurs mâles éminences, et le même soir ma grande sœur au téléphone (sur WhatsApp et des Asturies, alors que je sirotais un sprizz à la terrasse du Métropole) m’appelait son hermanito et me racontait la bonne vie que c’était de voir son petit-fils en vacances rentrer le soir du surf avec son pote et dévorer des carrés de boeuf plus gros que leurs ventres - je brassais tout ça comme un potage avant de rentrer a casa à trop petits pas irréguliers, et je me disais une fois de plus qu’en effet j’étais un irrégulier, comme Haldas et Dimitri l’étaient, adorables et infréquentables enfoirés, à leur putain de façon poétique…

  • Ceux qui ont tout compris

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    Celui qui t’explique le conflit israélo-arabe comme s’il en avait rêvé les péripéties dès avant 1948 et avec l’extrême précision de certains détails oniriques liés aux crises conjugales aiguës / Celle qui a entrevu le vrai visage du jeune pianiste au double masque social et névrotique / Ceux qui ont la sagesse infuse héritée de leurs aïeules du Haut-Valais super authentique / Celui qui évente les sous-entendus érotiques du psychiatre au double langage correspondant à sa double vie / Celle qui entend ce que veut dire la main de l’aveugle fleurant bon le jasmin / Ceux qui devinent ce que vous allez leur dire et vous laissent le dire avec un sourire particulier / Celui qui a résolu divers théorèmes à votre insu avant de buter sur ce qu’ils appellent avec humilité l’Aporie du Têtu / Celle qui finit tes phrases en hongrois / Ceux qui traduisent les silences théosophiques du vieux Sigmar en rappelant ses accointances avec le Goetheanum et autres lieux de ressourcement / Celui qui n'a pas besoin de toucher pour prendre son pied / Celle qui a compris Charles de Gaulle et lui fait dire au téléphone avec son délicieux accent des Laurentides : merci mon Général / Ceux qui n’ont pas compris que cette liste leur était dédiée , etc.
    Dessin: Roland Topor.

  • Witkiewicz le visionnaire


    Un génie multiforme

    Dans la littérature européenne du début du XXe siècle, l’œuvre de Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), et plus précisément les deux formidables romans fourre-tout que sont L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, font figure de géniales prémonitions annonçant à la fois les séismes proches et les multiples aspects de la société nivelée que nous connaissons.

    Romancier et philosophe, dramaturge prolifique, pamphlétaire et peintre, celui qu’on appelle Witkacy pour le distinguer de son père, lui aussi peintre de renom, incarne sans doute l’un des esprits les plus lucides de son époque, avec tous les déchirements que cela suppose, vécus jusqu’en leurs dernières extrémités : voyant en effet se réaliser ses prophéties, caractérisées notamment par la montée des totalitarismes et l’avènement de l'homme nouveau dont la folie serait d’être absolument normal, il se donna la mort en lisière d’une forêt lors de l’invasion soviétique et allemande conjointe de la Pologne, en 1939.

    « Toute la Pologne, écrit Alain von Crugten, son traducteur français, porte aux nues cet ex-enfant terrible qu’on considérait naguère d’un œil furibond ou amusé. On est fier à présent de la compter parmi les phénomènes les plus originaux et les plus représentatifs de l’avant-garde littéraire et artistique européenne des années vingt, on s’enorgueillit de le voir découvert enfin dans le monde entier, de voir ses romans – le magistral Inassouvissement et le non moins étonnant Adieu à l’automne – traduits en plusieurs langues et reconnus comme l’une des plus fascinantes expressions du désarroi intellectuel du XXe siècle… »

    Ce qu’il faudrait ajouter, c’est que l’œuvre de Witkacy dépasse de loin le cadre strict des années vingt, et qu’aujourd’hui encore nous découvrons notre propre monde sous la lumière crue de son extravagante et douloureuse lucidité. Prince-artiste de la Renaissance transporté à l’époque des cartes perforées, géant (il mesurait près de deux mètres) immensément cultivé, bohème connu par ses frasques et son mépris du bourgeois, Witkacy est aussi un penseur vivant, dans sa chair, la tragédie du début de notre siècle, tant était grande sa capacité de tout deviner, de tout sentir, de tout extrapoler comme le firent, à leur manière propre, un Orwell ou un Zamiatine. Aux « hommes du futur » que nous sommes, Witkacy lançait cet avertissement, dont nous pouvons mesurer aujourd’hui la justesse : « Vous êtes au pouvoir d’une machine qui vous échappe des mains et qui grandit comme un être vivant, qui mène une vie autonome et doit finir par vous dévorer ».

    Paru en 1927 à Varsovie, L’Adieu à l’automne se situe dans un futur indéterminé (notre présent, à peu de choses près), l’action se développant de tous les côtés à la fois, autour du personnage central, Athanase Bazakbal, « garçon très pauvre, d’une bonne vingtaine d’années, splendidement bâti et d’une beauté peu ordinaire… » Au début, le lecteur peinera peut-être à démêler les nœuds, entortillés souvent avec une malice parodique, des fameuses « conversations essentielles » qui truffent la relation des aventures érotiques, sociales et politiques des héros. Très vite, cependant, l’envoûtement se produira, découlant non du raffinement de l’écriture, qui en est absolument dépourvue, mais de l’extrême tension de chaque phrase et de l’aspect brut d’un discours à la fois hypertripal et hypercérébral, d’une extraordinaire pouvoir de suggestion plastique.

    Tout dire et tout de suite, avant que le ciel ne nous tombe dessus : telle semble être la préoccupation majeure de Witkacy, qui se moque de tous les canons esthétiques avec une splendide désinvolture. En entrant chez lui, vous aurez ainsi le sentiment de vous plonger dans un monstrueux organisme vivant où vous reconnaîtrez, bientôt, les mouvements de votre plus intime personne physique ou psychique et, de loin en loin, où vous découvrirez tous les éléments et les personnages d’un drame touchant à tous les univers, et se manifestant aussi bien par le cancer biologique que par l’effondrement des édifices conceptuels, en passant par les transes de l’affaissement éthique ou de la décadence de l’art.

    Si Witkiewicz ne prend pas des pincettes stylistiques pour s’exprimer, c’est que la matière traitée ne peut être « dite » et saisie que dans la plus grande immédiateté, comme sa peinture, visant la "forme pure", semble brasser les masses ("psychédéliques" avant la lettre) du subconscient hyperconscient en furieuse fusion...

    L’Europe en décadence, dont Witkacy décrit les milieux intellectuels et artistiques avec une verve endiablée, se retrouve dans L’Inassouvissement , grande polyphonie catastrophiste finissant par l’invasion de l’Occident livré aux hordes des communistes chinois. Si les héros de L’Adieu à l’automne, déjà, semblaient livrés à un destin les écrasant ou les aliénant l’un après l’autre, ceux de L’Inassouvissement sont plus encore piégés, qui se débattent comme des insectes dans les mailles du filet social (l’histoire se passe en Pologne, dernier bastion d’un libéralisme décadent, au milieu d’une Europe bolchévisée).

    Mais un élément nouveau, qui nous rappelle – ô combien - , la vogue actuelle des fausses mystiques et de la drogue, se trouve cristallisé par la doctrine de Murti Bing, système pseudo-philosophique (le New Age pressenti en 1920...) d’origine mongole qui peut être assimilé par voie organique : une petite pilule, et tous vos problèmes s’effacent ; vous devenez un être en pleine harmonie, prêt, entre autres, à être utilisé par le régime politique idoine. C’est ainsi que toutes les personnalités hors norme de L’Inassouvissement, du jeune homme plein d’avenir au musicien génial, et de la princesse érotomane au logicien (il y en a ainsi une vingtaine, tous plus surprenants les uns que les autres), se verront phagocytées par le monstre social. Après l’envahissement de la Pologne par l’Armée orientale, passés au service du nouveau système, ils composeront qui de belles marches « socialement utiles » et qui de glorieux poèmes à la gloire de Murti Bing devenu suprême idéologie.

    Le tableau a beau être forcé (mais l’est-il vraiment tant que ça ?), il nous contraint, en chacun de ses détails, à la réflexion et au débat. Qu’il parle de bonheur généralisé ou de religion déchue, de morale ou d’esthétique, Witkacy ne nous laisse en effet aucun répit ; pas une phrase pacifiante, pas un mot d’échappatoire. Il y a, bien sûr, déséquilibre : mais proportionné au monde que nous connaissons, où la philosophie, la religion et l’art – sans lesquels, affirmait-il, la vie est sans valeur – sont de plus en plus tenus pour des fariboles surannées.

    Toute satire, et combien échevelée en l'occurence, révèle une insatisfaction, un malaise, une nostalgie. La règle s’avère à la lecture du théâtre de Witkiewicz où culmine la tendance à la parodie. Ainsi Alain van Crugten y voit-il « l’un des grands fondements du ton Witkacy si singulier, basé en grande partie sur un mélange extraordinaire de gravité et de burlesque. » Sous les dehors souvent invraisemblables et touffus de ses pièces, le dramaturge a en effet des choses très précises à dire, qui se rattachent toutes au fond de sa pensée.
    « Pour Witkiewicz, écrit encore van Crugten, la pire catastrophe qui menace l’humanité est la mécanisation de la pensée, qui doit nécessairement suivre la mécanisation de toute la vie moderne, que seul l’art peut compenser.

    medium_Witkacy.jpgmedium_Witkacy2.2.jpgEn conclusion à sa postface au dernier volume paru du théâtre de Witkiewicz, Alain van Crugten se pose une question, qui nous renvoie à la problématique globale de l’écrivain que Witold Gombrowicz taxait, non sans amicale perfidie, de « graphomane de génie » : « Son théâtre », écrit van Crugten, (et nous pourrions ajouter : son art et son oeuvre) peut-il contribuer à combler le vide de cet univers sans âme qu’il annonce ? Encore faudrait-il vérifier que ses drames, avec leur forte dose de dérision, ne se prêtent pas uniquement à un jeu comique sans profondeur. Mais peut-on faire en sorte que le grotesque et la parodie moderne agissent sur tous à la manière de la tragédie antique ? Peut-on arriver à la catharsis par la parodie ? »

    Ce qu’il y a de sûr, pour ce qui touche à L’Adieu à l’automne et à L’Inassouvissement, c’est que Witkiewicz, aujourd’hui encore, reste à beaucoup d’égards « en avant », alors que tant de prétendus avant-gardistes ne font que réchauffer les vieilles soupières du confort intellectuel.

    Les romans, le théâtre et les essais de Witkacy sont tous publiés aux éditions L’Age d’Homme.

    Autoportraits photographiques et peints de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, et sa « maison sur la hauteur » de Zakopane.

  • Mes échappées libres

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    Carnets de JLK: bilan après 12 ans de blog. 4888 textes. Plus 7889 articles sur  Facebook..

     

    Il y aura bientôt vingt ans, dès juin 2005, que j’ai entrepris la publication quotidienne de mes Carnets de JLK, (http://carnetsdejlk.hautetfort.com) comptant aujourd’hui 4888 textes et visités chaque jour par des  lecteurs fidèles ou renouvelés, dont la plupart me sont inconnus alors que de vraies relations personnelles se sont établies avec quelques-uns. 

    Ainsi me  suis-je fait d'occasionnels complices de Raymond Alcovère et de Bona Mangangu, dont j'ai rendu compte des livres dans le journal 24Heures, comme aussi de Philippe Rahmy et de François Bon, dont on connaît le travail considérable sur Remue.net et Tierslivre, à côté de son oeuvre d'écrivain; en mars 2008, de Pascal Janovjak, à Ramallah, avec lequel j'ai échangé une centaine de lettres, en ligne sur ce blog. De même ai-je apprécié les échanges avec Frédéric Rauss, Françoise Ascal, Bertrand Redonnet en Pologne, Jalel El Gharbi à Tunis, Miroslav Fismeister à Brno, Philippe Di Maria à Paris - ces cinq derniers blogueurs-écrivains ayant apporté leur contribution au journal littéraire Le Passe-Muraille, et je ne dois pas oublier quelques fidèles lecteurs, dont Michèle Pambrun ou les pseudonommés Feuilly et Soulef, entre beaucoup d'autres... enfin je pourrais citer désormais les nombreux liens personnels nouveaux établis ou relancés via Fabebook, notamment avec les écrivains Helene Sturm et Lambert Schlechter, Jacques Perrin ou Pierre-Yves Lador, Jean-Michel Olivier, Sergio Belluz et Philippe Lafitte, Jacques Tallote, Claire Krähenbühl ou Janine Massard,  les libraires Claude Amstutz et Jean-Pierre Oberli, les lectrices amies ou amis Anne-Marie Gaudefroy-Baudy et Anne-Marie Brisson, Fabienne Kiefer-Robert, Gio BonzonJacqueline Wyser, ou Maveric Galmiche, Chantal Quehen, Mira  Kuraj, Martine Desarzens, Lex David ou Jérôme Génitron Ruffin, Nicole Hebert au Quebec et Ann Pingree en Arizona, William Adelman à Los Angeles et Florian Gilliéron sur son VTT, ou Catherine Smits dite la belle Brabançonne, notamment.

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    Jamais, à vrai dire, je n’aurais imaginé que je prendrais tant de goût à cette activité si contraire apparemment à la silencieuse et solitaire concentration que requiert l’écriture. Or restant à l’écart du clabaudage souvent insane, vide ou vulgaire qui s’étale sur le réseau des réseaux, il m’est vite apparu que tenir un blog pouvait se faire aussi tranquillement et sérieusement, ou joyeusement selon les jours, en toute liberté ludique ou panique, que tenir un journal intime/extime tel que je m’y emploie depuis 1966, d’abord de façon sporadique puis avec une régularité et une densité croissantes, rédigé depuis 1973 dans une cinquantaine de carnets noirs à tranche rouge de marque Biella, dont la dactylographie et les enluminures remplissent une vingtaine de grands cahiers reliés de fabrication chinoise – l’ensemble redécoupé ayant fourni la matière de quatre livres représentant aujourd'hui quelque 2000 pages publiées, dans L’Ambassade du papillon et Les passions partagées, Riches Heures,  Chemins de traverse et L'échappée libre.

    BookJLK17.JPGBlog-miroir et blog-fenêtre

    A la différence de carnets tenus dans son coin, le blog est une pratique qui a ses risques, essentiellement liés au fait qu’on écrit quasiment sous le regard du lecteur et en temps presque réel. L’écriture en public, parfois mise en scène dans tel ou tel salon du livre, m’a toujours paru artificielle, voire grotesque, et je ne me sens pas du tout porté, à l’ordinaire, à soumettre au regard anonyme un texte en cours d’élaboration, dont je réserve l’éventuelle lecture à ma seule moitié ou à quelque autre proche.

     Si je me suis risqué à dévoiler, dans mes Carnets de JLK, une partie des notes préparatoires d’un roman en chantier, ou l’extrait d’un ou deux chapitres, je me garderai bien d’en faire plus, crainte d’être déstabilisé d’une manière ou de l’autre. Mais on peut se promener nu sur une plage et rester pudique, et d’ailleurs ce qu’on appelle le narcissisme, l’exhibitionnisme ou le déballage privé ne sont pas forcément le fait de ceux qui ont choisi de « tout » dire.

    BookJLK15.JPGAinsi certains lecteurs de L’Ambassade du papillon, où je suis allé très loin dans l’aveu personnel, en me bornant juste à protéger mon entourage immédiat, l’ont-ils trouvé indécent alors que d’autres au contraire ont estimé ce livre pudique en dépit de sa totale franchise. 

    CarnetsJLK8.JPGTout récemment, un effet de réel assez vertigineux m'a valu, après sa lecture de Chemins de traverse, la lettre d'un tueur en série incarcéré à vie me reprochant d'avoir parlé de lui comme d'un mort-vivant, ainsi qu'on le qualifie dans la prison où il se trouve toujours. Or le personnage lisait visiblement ce blog, et cet épisode n'a manqué de me rappeler certaines précautions à prendre dans l'exposition de nos vies sur la Toile; mes proches en ont frémi et je tâcherai d'être un peu plus prudent dans ma façon d'aller jusqu'au bout de ce que je crois la vérité.

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    Une nouvelle créativité

    Si la tenue d’un blog peut sembler vaine (au double sens de l’inutilité et de la prétention vaniteuse) à un littérateur ou un lecteur qui-se-respecte, l’expérience personnelle de la chose m’a prouvé qu’elle pouvait prolonger, de manière stimulante et enrichissante, voire libératrice du point de vue du jaillissement des idées et des formes, une activité littéraire telle que je la pratique, partagée entre l’écriture continue et la lecture, l’ensemble relevant du même atelier virtuel, avec cette ouverture « inter-active » de plus.

    Ayant toujours été rebuté par la posture de l’homme de lettres confiné dans sa tour d’ivoire, autant que par l’auteur en représentation non-stop, et sans être dupe de la « magie » de telle ou telle nouvelle technologie, je n’en ai pas moins volontiers pris à celle du weblog sa commodité et sa fluidité, sa facilité de réalisation et son coût modique, sans éprouver plus de gêne qu’en passant de la « bonne vieille » Underwood à frappe tonitruante à l’ordinateur feutré.

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    Bref, le blog n’est pas du tout pour moi la négation de l’écrit : il en est l’extension dont il s’agit de maîtriser la prolifération; et Facebook est aujourd'hui un nouveau vecteur qui étend, exponentiellement, les relations virtuelles d'un blog, jusqu'aux limites de l'insignifiance océanique. J'ai actuellement près de 4000 amis sur Facebook. La bonne blague ! 

    De l’atelier à l’agora

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    Michel Butor, dans l’évocation de sa maison A l’écart, parle de son atelier à écrire comme le ferait un artisan, et c’est ainsi aussi que je vois l’outil-blog, entre le miroir et la fenêtre, le capteur nocturne (ah le poste à galène de mon grand frère !) et l’émetteur privé, dans le tourbillon diffus et profus de l’Hypertexte.

    Un blog est enfin une nouvelle forme de l’Agora, où certains trouvent un lieu d’expression personnel ou collectif à caractère éminemment démocratique (d’où la surveillance bientôt organisée que lui appliqueront les régimes autoritaires), une variante du Salon français à l’ancienne qui voit réapparaître le couple éternel des Verdurin, ou le dernier avatar du Café du commerce. N’ayant plus trop le goût des chamailleries littéraires ou idéologiques, et moins encore celui de la tchatche pour ne rien dire, je me suis gardé d’ouvrir ce blog à trop de « débats brûlants », et c’est ainsi qu’en un an les commentaires (4610 à ce jour) n’ont guère proliféré ni jamais tourné à la prise de bec ou de tête. Tant pis ou tant mieux ? Quoi qu’il en soit la nave va...

    969203646.2.jpgDu blog au livre. Réponse à Jacques Perrin et Raphaël Sorin.

    Elle va même si bien qu'au début de mai 2009, une partie du contenu de ce blog a fait l'objet de la publication d'un livre, sous le titre de Riches Heures, constitué comme un patchwork et qui essaie de rendre le son et le ton de ces notes quotidiennes dans la foulée des deux gros volumes de Carnets que j'ai publiés chez Bernard Campiche et qui ont fait l'objet de deux prix littéraires appréciables en Suisse romande.

    Sans la proposition de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Âge d'Homme, d'accueillir un florilège tiré d'un corpus d'environ 5000 pages, il est probable que j'en serais resté au blog, étant entendu que mes carnets existent par eux-mêmes sur papier. 

    Autant dire que l'exercice relève de l'essai, dont seul le lecteur jugera de la réussite. En ce qui me concerne, toute modestie mise à part, j'aime bien ce petit livre. C'est une manière d'autoportrait en mouvement à travers mes lectures du monde, il est plus facile à emporter le long des chemins qu'un laptop et j'y ai borné mes notes très personnelles, voire privées, à des fragments le plus souvent brefs et datés, reproduits en italiques.

    IMG_1535.jpgMes Riches Heures ont paru avec le sous-titre Blog-Notes 2005-2008, mais ce n'est pas de mon fait, et je me demande si c'est une bonne idée... Dans une très généreuse présentation de ce livre sur son blog, Jacques Perrin (http://blog.cavesa.ch/) relève justement que la forme de ce livre reste tout à fait dans les normes conventionnelles du texte, sans l'iconographie et les multiples jeux qu'elle permet sur un blog, dont je ne me prive pas.

    Cela étant, je tiens à souligner le fait que les possibilités nouvelles de l'outil-blog ont été, dans le processus arborescent de mon écriture, une stimulation tenant à la fois à l'interactivité et aux virtulaités plastiques de ce support. C'est grâce au blog que j'ai amorcé, avec mon ami photographe Philip Seelen, le contrepoint image-texte du Panopticon, et c'est également grâce au blog que j'ai développé mes listes de Ceux qui, accueillies ensuite par l'édition numérique Publie.net de François Bon et son gang.

    Grâce aux réseaux de l'Internet, les 150 lettres que j'ai échangées avec Pascal Janovjak, jusqu'à la période dramatique de Gaza, ont pu exister quasiment en temps réel, et la question de leur publication éventuelle s'est posée à nous, mais leur non-publication ne les ferait pas moins exister.

    Angelus Novus.net

    Benjamin11.jpgEt c'est alors que j'aimerais faire une remarque, liée à une grande lecture, remontant à l'automne dernier, des écrits de Walter Benjamin resitués chronologiquement par Bruno Tackels dans son essai biographique paru sous le titre de Walter Benjamin, une vie dans les textes.

    On sait que, comme il en est allé de Pessoa, les textes de WB ont été publiés pour majorité après sa mort. Or il est possible que, comme le relève d'ailleurs Bruno Tackels, la publication sur le domaine public d'un bloc eût particulièrement convenu à WB. Je me le suis dit et répété en constatant que je m'étais éloigné, ces dernières années, du Système éditorial ordinaire, avec lequel WB a toujours eu un rapport délicat. Dieu sait que je ne me compare pas à ce génie profus, mais l'expérience est significative, que recoupe la récente auto-pubication du dernier livre de Marc-Edouard Nabe sur son site. 

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    Est-ce une alternative intéressante à l'édition mainstream ? Je n'en suis pas sûr du tout. Notre liberté devrait respecter la liberté de tout un chacun et j'aime assez qu'un jeune écrivain continue de rêver de gloire via Galligrasseuil !

    J'ai été content, pour ma part, de publier mes Riches Heures sous forme de livre, mais le travail amorcé par François Bon & Co à l'enseigne de Remue.net et de Publie.net me semble ouvrir de nouvelles perspectives qui vont changer, je crois, le rapport de l'auteur avec le Système éditorial ou médiatique. Raphaël Sorin voit bien qu'un lecteur-critique-écrivain ne dénature pas forcément son travail en pratiquant l'art du blog - je dis bien l'art du blog, car c'est ainsi que je le vis, bien plus librement aujourd'hui que sur papier journal où le nivellement du Système se fait de plus en plus sentir au détriment de l'art de la lecture. 

    Benjamin13.jpgMais il n'y pas que ça: quelque chose est en train de se passer dont nous pouvons, chacun à sa façon, devenir les acteurs. Walter Benjamin eût-il dit, comme Alain Finkielkratut, que l'Internet est une poubelle ? C'est fort possible. Mais j'aime aussi à penser qu'il l'eût écrit sur son Blog, à l'enseigne évidemment d'Angelus Novus.net.

    Chemins13.jpgAu début de l'année 2012, un nouvel éditeur du nom d' Olivier Morattel, ayant publié un livre surprenant, Au point d'effusion des égouts, d'un youngster qui aurait l'âge de mon petit-fils, nommé Quentin Mouron, m'a proposé de publier un livre avec lui sur papier bio. J'ai marché à l'enthousiasme. Ce vingtième livre de ma firme s'intitule Chemins de traverse et constitue le quatrième volume de mes Lectures du monde, représentant environ 4000 pages publiées. 

    3290233831.jpgEn avril 2014 paraissait L'échappée libre, qui  constitue la cinquième partie de la vaste chronique kaléidoscopique de mes Lectures du monde, recouvrant quatre décennies, de 1973 à 2013. Sa 4e de couverture précisait ce qui suit:  "À partir des carnets journaliers qu'il tient depuis l'âge de dix-huit ans, l'auteur a développé, dès L'Ambassade du papillon (Prix de la Bibliothèque pour tous 2001), suivi par Les Passions partagées (Prix Paul Budry 2004), une fresque littéraire alternant notes intimes, réflexions sur la vie, lectures, rencontres, voyages, qui déploie à la fois un aperçu vivant de la vie culturelle en Suisse romande et un reflet de la société contemporaine en mutation, sous ses multiples aspects.
    Après Riches Heures et Chemins de traverse, dont la forme empruntait de plus en plus au "montage" de type cinématographique, L'échappée libre marque, par sa tonalité et ses thèmes (le sens de la vie, le temps qui passe, l'amitié, l'amour et la mort), l'accès à une nouvelle sérénité. L'écho de lectures essentielles (Proust et Dostoïevski, notamment) va de pair avec de multiples découvertes littéraires ou artistiques, entre voyages (en Italie et en Slovaquie, aux Pays-Bas, en Grèce ou au Portugal, en Tunisie ou au Congo) et rencontres, d'Alain Cavaier à Guido Ceronetti, entre autres. De même l'auteur rend-il hommage aux grandes figures de la littérature romande disparues en ces années, de Maurice Chappaz et Georges Haldas à Jacques Chessex, Gaston Cherpillod ou Jean Vuilleumier.

    Dédié à Geneviève et Vladimir Dimitrijevic, qui furent les âmes fondatrices des éditions L'Âge d'Homme, L'échappée libre se veut, par les mots, défi à la mort, et s'offre finalement à "ceux qui viennent".


    IMG_1575.jpgPost scriptum de juin 2016 : Après L'échappée libre,  trois nouveaux ouvrages ont été achevés, intitulé respectivement Les Tours d'illusion, La Fée Valse et La vie des gens. Enfin, sous le titre de Mémoire vive, un ensemble de mes carnets recouvrant les années 1967 à 2017 devrait paraître en l'an 20**, pour les 7* ans de l'auteur peut-être encore en vie, sait-on. Enfin, je travaille à un autre vaste ensemble de chroniques voyageuses, publiées en ligne sous le titre de Chemin faisant et dont le titre définitif pourrait être Le Tour du jardin... 

    16864891_10212227559311026_3597400430900070615_n.jpgPost scriptum de juin 2017: En mars 2017 a paru, aux éditions de L'Aire, le recueil intitulé La Fée Valse. La réception critique de ce livre, en dehors de quelques présentations de qualité sur la Toile, a été pour ainsi dire nul.

    Elle reflète la débilité complète de la critique littéraire en Suisse romande, et l'affaissement délétère des chroniques culturelles dans ce pays satisfait et repu, contre lequel d'aucuns ont entrepris de réagir, soit en lançant une nouvelle revue littéraire, à paraître cet automne sous le titre de La Cinquième Saison, soit, après la calamiteuse disparition du magazine L'Hebdo, la création d'une plateforme médiatique de qualité, intitulée Bon Pour la Tête et dont il y a beaucoup à attendre !

     

    Nota bene d’avril 2024
    Je lis ces jours, à moins de deux mois de mes 77 ans (le 14 juin prochain, même jour de la naissance d’Ernesto Che Guevara et Donald Trump dont je me tiens à égale distance…), un recueil de nouvelles de l’écrivain franco-israélien Shmuel T. Meyer d’une extraordinaire acuité de perception, face à la tragédie en cours, et d’une qualité poétique d’expression rarissime qui me réjouit en plein accablement.
     
     
    Ce livre me rappelle une nouvelle fois que « ça continue », et j’en ferai demain une chronique sur la « média indocile » Bon Pour La Tête, où j’ai publié plus de 250 chroniques depuis 2017 et  où mon camarade Jacques Pilet remettait hier en cause la pleutrerie de la politique étrangère et financière de notre pays, honte à nos larbins !
     
    Shmuel T. Meyer, dans Tribus, nous rappelle à chaque page que l’idéal sioniste a été trahi en « messionisme » tribal dont le fanatisme n’a d’égal que celui des islamistes massacreurs, et que la déchirure vécue à Jérusalem est l’affaire du monde entier, comme le prédisait Jacques Derrida cité dans La Folie de Dieu du penseur allemand Peter Sloterdijk.
    Or la « folie de Dieu » est, une fois de plus, un défi lancé à la Littérature, journal de bord de l’humanité qui se poursuit aujourd’hui dans la confusion générale et la recherche particulière d’un Sens, ainsi que les évoque le physicien rebelle Freeman Dyson à la fin de La Vie dans l’univers.
    Bref tout continue, on reprend tout à zéro dans la fraîcheur de notre sempiternel âge tendre, mon ami Bona Mangangu vient de m’aider à publier mon vingt-sixième livre, conçu en Oklahoma et imprimé en Grand Bretagne, à l’enseigne des angéliques Editions de La Désirade, où paraîtront demain, peut-être, si Le Créateur et notre directeur de publication consentent, mes proses voyageuses du Tour du Jardin, puis un essai sur Czapski le juste, puis le sixième volume de mes Lectures du monde, intitulé Mémoire vive, puis un roman faisant suite au Viol de l’ange, Les Tours d’illusion, et d’autres livres possibles de ma conception tardive ou d’autre compagnes ou compagnons de route à me rejoindre, qui sait ?
     
     
    Mon avant-dernier livre, paru en Suisse romande en septembre 2023, Prends garde à la douceur, dont AUCUN média local « mainstream » n’a daigné rendre compte, à commencer par le journal 24 Heures auquel j’ai donné vingt ans de ma ferveur généreuse avant son effondrement dans l’insignifiance bavarde, pourrait constituer ma dernière révérence testamentaire avec son triptyque de pensée (de l’aube, en chemin et du soir), mais l’important est ailleurs puisque « ça continue » de toutes les façons possibles, même par le Nuage, en attendant que nos enfants et nos petits-enfants nous relaient dans la folie sacrée de lire ou d’écrire…

    PS: l'oeuvre reproduite en couverture de L'échappée libre est de Robert Indermaur. L'illustration de La Fée Valse est de la main de Stéphane Zaech. 

  • Programme Santé

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    (Le Temps accordé. Feuilleton du jour, 1)
    Ce samedi 22 juin, entre 9h et 9h.26. – Votre programme Santé se réduit finalement à cela, m’avait dit l’angiologue Noyau – ce terme d’angiologue te fait toujours sourire par son indéniable ambiguité, mais passons -, vous allez donc positiver, marcher et boire de l’eau, comme le conseillait d’ailleurs notre cher Jean-Jacques Rousseau, et tout en me demandant impertinemment ce que ce blaireau en t-shirt blanc marqué WIN-WIN en lettres mauves pouvait savoir de cet enfoiré de Rousseau, je me suis dit okay pour l’eau et la marche, mais ce matin il putain de pleut – tu te reproches une fois de plus le lamentable langage de tribu dégénérée de ton for intérieur - et «ça» va pas le faire même s’il y a aussi de l’eau au robinet et un parapluie à disposition du personnel…
    C’était le premier jour de l’été et j’étais donc un peu « vénère », pour parler comme mon compère l’écrivain Quentin Mouron, de nouvelles crampes nocturnes, pires que la veille et l’avant-veille, m’avaient cisaillé mollets et jarrets que c’était à maudire d’être né, genre Schopenhauer des mauvais jours, mais en même temps je me souriais à moi-même inexplicablement, comme ça m’arrive plus souvent qu’à mon tour, c’est-à-dire tout le temps, comme je chante tout le temps, et Quentin me trouve d’ailleurs plus joyeux que mélancolique même si l’un découle de l’autre, comme il me l’a fait remarquer l’autre nuit lors de nos interminables échanges sur Messenger, et là je sens que de l’écrire va me soulager autant que de marcher ou de siffler la première des carafes d’eau plate de mon Programme Santé dont la seule formule énoncée m’horripile grave (encore ce langage débile !), le seul mot de PROGRAMME me semblant la quintessence de l’ubérisation en cours du monde prétendu libre, et le mot SANTÉ ne cessant de me faire gerber (ah non !) comme au temps funeste et annonciateur de la Pandémie du début des nouvelles années 20, laquelle constitue d’ailleurs la toile de fond physique et psychique (je suis tenté d’ajouter métaphysique, mais on verra ça plus tard) du dernier livre de mon compère Mouron, ce petit drôle…
     
    La pluie avait hier quelque chose de brésilien, comme les hauts boisés de Montreux (pour peu que tu fasses un certain effort d’imagination lyrique), quelque chose de fouaillant et de fouettant non dénué de sensualité alors que ce matin le ciel semble plutôt pleurer son eau saturée de particules fines, et là je pense évidemment à Sixtine, le personnage de mon compère Mouron, qui vit la crise climatique comme on vit un chagrin latent et même patent, à croire que les constats atmosphériques interfèrent désormais avec notre chimie la plus intime limite jouissive, et d’une autre façon que le vivaient nos aïeux quand ils se désolaient bonnement que le mauvais temps les contrariât dans leur jardinage ou leur promenage de retraités pas encore dits Seniors – cet autre mot que j’abhorre…
     
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    Pédaler autour de sa chambre
    (Le Temps accordé. Feuilleton du jour, 2)
    À la Maison bleue, ce samedi 22 janvier, entre 11h.30 et 12h.53. - Essayé pas pu : la pluie faisant vraiment barrage, du bas en haut du ciel et retour, j’ai fait machine arrière et me suis retrouvé sur ma bécane elliptique avec une nouvelle série polonaise à la fois érotisante et critique, incluant un trio de jeunes gens en train de préparer et vivre à la fois en 3D un film selon les codes des séries espagnoles ou latinos-italiennes (du cul jeune et de la conscience socio-politique), cela sur mes dix kilomètres réglementaires et tandis qu’il continuait de pleuvoir des seilles sur les pins et les palmiers d’à coté, sur quoi je me suis dit que j’allais me préparer un risotto solo comme se les faisait notre ami Thierry rue des Cascades au début de son cancer, et cette vision m’a rappelé le retour d’âge du sexagénaire essayant de rattraper le bon temps sexuel mal vécu en sa jeunesse de Genevois coincé, j'ai pensé : pauvres petits que nous sommes et c’est dans cette disposition magnanime que j’ai continué à penser aux personnages un peu perdus du roman de Quentin Mouron, à Lola la seule à ne pas vivre par procuration, à Sixtine exténuée de sincérité parasitée par le virus numérique, à Quentin lui-même qui me textait ce matin sur Messenger qu’il lisait sur Youtube le dernier post d’André Markowicz sur l’antisémitisme après m’avoir dit hier soir son intérêt pour tout ce que dit le même slaviste sur la guerre en Ukraine, et voici que je constate que les deux paquets de chippolatas de veau que je retrouve dans mon frigo sont marqués aux dates limites respectives du 17 et du 22 juin, me confrontant à l’alternative de la vie dangereuse ou du choix d’un risotto sécure...
     
    Tout brasser en coulée simultanée dans le flux de la phrase rappelant le monologue de Molly Bloom ou les dérives du Benjy de Faulkner, ou d'un autre point de vue la façon de mêler narration romanesque et réflexion critique décentrée à la Kundera: c'est le mode panoptique que j'ai choisi dans la suite au Viol de l'ange que représente mon roman achevé mais inédit intitulé Les Tours d'illusion, et c'est le même déroulé d'observations phénoménologiques qui m'a scotché à la lecture des romans de mon compère Quentin, sans équivalent me semble-t-il dans nos aires francophones, alors que j'ai lu déjà les épreuves de son prochain Opus et qu'il s'en promet un de plus grande envergure, crâne gamin dont je n'attends pas moins...
     
    Dans le premier épisode de la série polonaise intitulée Les Débuts (à voir sur Netflix), la jolie Lena, impatiente de tourner un film romantique et même plus avec Niko, ne pense qu’à la scène de sexe qui arrimera ce court métrage en costumes au XXIe siècle, mais Niko regimbe, et ce qui se passe à ce moment-là recoupe exactement la situation dans laquelle, plus librement, se sont trouvé les deux influenceurs de Quentin Mouron, Sam et Sixtine, dont la première rencontre répercutée sur les réseaux sociaux a fait exploser leur popularité, alors que Lena, plus naïvement en somme, imagine un scène de sexe imitée des postures du Kama Sutra, qui fonderait leur projet de film en crédibilité, mais Niko sent que l’image va changer la donne de leur relation, et l’on verra que le débat n’est plus du tout entre retenue et liberté, entre pudeur et exhibition, entre morale à l'ancienne et émancipation médiatisée, mais entre vie et simulacre…
     
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    Au plus-que-présent
     
    (Le Temps accordé, Feuilleton du jour, 3)
     
    ( À L’Oasis, ce soir, entre 20h33 et 21h 07). – Marchant le long du lac aux quais déserts rincés par la pluie de la journée, le long desquels cygnes et canards vont et vaguent sans se demander si l’existence précède l’essence, je me rappelle les mots de mon occulte sister Annie Dillard, qui rejoignent ceux du physicien rebelle Freeman Dyson, autre compagnon de mes lectures que j’évoquais hier soir sur Messenger, avec Quentin me parlant des siennes (le théâtre de Sartre et les nouvelles de Faulkner), à savoir six ou douze livres lus en parallèle où Flaubert voisine avec Ceronetti et Charles-Abert retrouvé, et Proust à n’en plus finir et le mystique Angelus Silesius et mon bon vieux Chestov et le Giono de Jean le bleu - mais Dillard me reste présente, comme un gage de présence augmentée, avec Au présent, telle une cheftaine de meute de louveteaux avec sa boussole, dont les pages sont comme autant de vertigineux entonnoirs : «N’est-il pas bien tard ? Bien tard pour être en vie ? Nos générations ne sont-elles pas les plus décisives ? Car nous avons changé le monde. Notre époque si mouvementée n’est-elle pas la plus cruciale d’entre toutes ? Ne peut-on dire que notre siècle a une importance particulière qui rejaillit sur nous ? Notre siècle et son Holocauste unique, ses populations de réfugiés, ses exterminations totalitaires en série, notre siècle et ses antibiotiques, ses puces électroniques, ses hommes sur la lune et ses transplantations génétiques ? Non, ni notre siècle ni nous. L’époque qui est la nôtre est une époque ordinaire, une tranche de vie semblable à toute autre. Qui peut supporter d’entedre cela, qui accepte de l’envisager ? Il se peut cependant que nous soyons la dernière génération – voilà au moins qui est réconfortant. Si l’on supprime le menace de la bombe, que sommes-nous ? D’insignifiantes perles sur un collier sans fin. Notre époque n’est qu’un banal brin d’un improbable fil. Nous n'avons aucune chance d’être là lorsque le soleil se sera consumé. Notre époque doit bien avoir quelque chose d’héroïque, quelque chose qui la place au-dessus des toutes les autres. La peste ? Les caprices du climat ? Il se produit de terribles désastres. Nous assistons même à l’extinction massive d’espèces animales. D’après Robert M. May d’Oxford, la plupart des oiseaux et des mammifères que nous connaissons auront disparu d’ici quatre cents ans. Mais la terre a déjà connu cinq autres extinctions du même type, à des vingtaines de millions d’années d’intervalle », etc.
     
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    À la table d’à côté, à L’Oasis de ce samedi soir, une famille de Serbes, trois générations à vue de nez, passent la commande au serveur Zoran qui se garde de parler aussi fort qu’eux. Or comment réagiraient-ils si je me levais et leur lisais, dans leur langue, les mots terribles de sister Annie : « Le humains ont également accompli des pas de géants dans l’élimination de leurs congénères, mais c’est là l’ambition de l’homme depuis toujours. Quel besoin avons-nous de regarder les actualités, de suivre les actualités. ? C’est afin de donner corps au fantasme - mensonge nécessaire sans doute – que nous vivons une époque cruciale et que nous sommes dans le coup. À peine la nouvelle est-elle révélée que déjà nous sommes au courant : des fous, des kyrielles de fous »..,
    La fillette du groupe de Serbes doit avoir cinq ans avec sa Barbie, donc c’est à elle que je m’adresse doucement en me penchant vers elle non sans me rappeler l’épitaphe à la petite fille du pharaon morte au même âge : « De nouvelles maladies, des changements de pouvoir, des inondations ! Se peut-il réellement que les actualités de l’Egypte ancienne dynastique aient été différentes en quoi que ce soit ? », oui mon enfant :
    « Нове болести, промене власти, поплаве! Да ли је заиста могуће да су се догађаји у старом династичком Египту на било који начин разликовали? »…
     
     
     
     
     

  • Che Bellezza !

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde, 2024)
    À la Maison bleue, ce vendredi 21 juin. – Je suis fort déçu de matin par mon grille-pain, qui ne fait plus le job. Je l’ai menacé de le remplacer : cette façon de me cracher deux toasts de triste fabrication industrielle sans rien du croustillant odorant que devrait leur donner un grille-pain compétent par manière de compensation, m’a navré et gâché l’humeur. C’est pourquoi, faisant semblant d’être fâché – je crois toujours au possible repentir sincère d’un grille-pain dûment morigéné - , j’ai choisi la fuite par le haut en revenant à Jean le bleu dont j’ai recopié la première page avec l’humilité du Bénédictin savourant sa bénédictine du matin :
    «Les hommes de mon âge,ici, se souviennent du temps où la route qui va à Sainte-Tulle était bordée d’une épaisse rangée de peupliers. C’est une mode lombarde de planter des peupliers le long des routes. Celle-là s’en venait avec sa procession d'arbres des fonds du Piémont. Elle chevauchait le mont Genèvre, elle coulait le long des Alpes, elle venait jusqu’ici avec sa charge de longues charrettes criantes et ces groupes de terrassiers frisés qui marchaient à grands pas en faisant flotter des chansons et des pantalons housards. Elle venait jusqu’ici mais pas plus loin. Elle allait avec ses arbres, ses tape-culs et ses Piémontais jusqu’à la petite colline de Toutes-Autres. Là, elle regardait par là-bas derrière. Ce qu’elle voyait, de là, c’était dans les fonds brumeux le poudroyant Vaucluse, boueux et torride, fumant comme une soupe au choux. De là, ça sentait le gros légume, le riche et la plaine. De là, par beau temps, on voyait l’immobile pâleur des fermes fardées de chaux et le lent agenouillement des paysans gras dans l’alignée des serres à primeurs. De là, par jour de vent, montait l’odeur bouillonnante des lourds fumiers et le corps déchiqueté et sanglant des orages du Rhône. Les peupliers s’arrêtaient ici. Les charrettes coulaient à gros hoquets dans la gueule des auberges de roulage avec leur chargement de farine de maïs et de vin noir. Les terrassiers disaient : « Porca madona », ils éternuaient comme des mulets à qui on souffle de la fumée de pipe et ils restaient de ce côté-ci de la colline avec les peupliers et les charrettes »…
    Eh mais quel bien ça fait de recopier ces phrases sûres et belles, comme on recopierait du Colette ! Revenu de mon humeur grinche je constate en outre que le beau temps s’est installé à la fenêtre. Alors le Rital en moi - je n'oublie jamais ma double ascendance piémontaise et toscane - de s’exclamer: « Che bellezza !
     
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  • Ma position de démissionnaire

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    (Mémoire vive, Lectures du monde)
     
    Pour Quentin et Stéphane, jeunes cons, et pour Alain Dugrand, ancien de Libé resté libre je crois, donc aussi con que moi...
     
    TOUT DIRE. - Un écrivain peut-il tout dire? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables?
     
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    Je me pose ces questions depuis une cinquantaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans, ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre.
    Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur des Décombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. Rebatet lui-même, à 69 ans, en robe de chambre et vif comme un jeune fou, me dit comme ça, après trois lampées de scotch irlandais, que s'il avait eu mon âge ce jour-là (c'était en 1972) il eût été maoïste...
     
    C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite à Robert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique.
    Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais féru et auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase inouïe.
     
     
    J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine.
    Pendant quelques années, j’ai cependant accordé certaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires.
    Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec Georges Haldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traité du style d’Aragon, Les mots de Sartre ou Matinales de Jacques Chardonne, Nord de Céline, etc.
    En matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz?
    Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable?
    Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’ai plu tout tout Shakespeare que j'ai annoté pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir: que CELA monte.3436104261.jpg
     
     
    Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice, tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à le fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.
     
    Images: JLK à Bocca di Magra en juin 2024, Lucien Rebatet en 1972, Charles-Albert Cingria au téléphone, Stanislaw Ignacy Witkiewicz s'écriant: Katastrof !

  • Quentin Mouron nous introduit aux fluides enfers de l’agréable

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    En phase avec son époque, dont il capte l’esprit et décrypte les codes et les fantasmes, tout en rompant avec son conformisme de masse, l’écrivain nous revient avec un roman-scanner d’une pénétration psycho-sociologique saisissante, sur fond de comédie sociale branchée, avec un titre aussi insolite et poétiquement pertinent que ceux de ses ouvrage précédents : La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme
    Ils et elles ne savent plus trop où « ielles » en sont, mais elles et ils disent que « ça baigne », et l’on ne saurait mieux conclure que par « monstre cool » alors que « ça » nous concerne tous plus ou moins, que nous le voulions ou non.
    Que le nom du capitaine Nemo, figure majeure de nos enfances de petits lecteurs entraînés vingt mille lieues sous les mers, soit devenu le prénom d’un zombie non binaire en jupon rose en qui les nouveaux techniciens de surface des médias se félicitent de découvrir l’emblème d'un monde à sexualité augmentée, n’est qu’un signe parmi d’autres de la fluidification générale, et d’aucuns paniquent ou réagissent en réacs tandis que d’autres « font avec », comme Sam le premier personnage à surgir dans le miroir aux alouettes du dernier roman de Quentin Mouron, se lançant à lui-même ce défi devant sa glace fissurée : « Sois un chien sombre qui aboie devant les tentes de l’existence », et la caravane de ses followers passe…
    On ne fait pas plus kitsch dans la tonalité poético-romantique en vogue sur la Toile, mais c’est exactement « ça » qui arrive à Sam et dont seront informés, tout à l’heure, les 200.000 abonnés de son compte Instagram...
    Pour le dire vite (avant de se dire non moins gravement « à vite ! »), Sam est devenu influenceur sans le vouloir vraiment, à vrai dire « comme tout le monde », vu que c’est effectivement à tous que « ça » arrive depuis que tout un chacun/chacune est connecté (e), d’abord sur Internet et ensuite sur les réseaux et « applis » multiples, surtout les jeunes. Tenez la preuve, la semaine passée : ma petite voisine de sept ans, au prénom d’Océane, devant sa webcam, dansait en pagne arc-en ciel en faisant de la pub pour une marque de blush, à l’insu de sa mère écoresponsable...
    Tous influenceurs ? Sûrement pas encore, mais quelque chose est bel et bien arrivé, comme on peut le dire aujourd’hui de l’épisode du Covid, et ça vaut d’être raconté…
    Or, avec son nouveau roman abordant la « vraie vie » et les faux semblants des influenceurs contemporains, Quentin Mouron nous étonne un fois de plus , comme il l’a fait depuis une douzaine d’années avec dix livres à son actif touchant aux genres divers du roman, de l’essai et de la poésie, apparemment différents les uns des autres mais tenus ensemble, en œuvre organiquement cohérente, par une même vision affirmée, une même porosité sensible et une même qualité d’expression - ce qu’on dira sa « papatte ».
    Bientôt au mitan de la trentaine, ce « millenial » avéré, pétri de la culture de sa génération et s’en distinguant par un constant décentrage intellectuel et affectif, a été situé dans la filiation d’un Michel Houellebecq, ou parfois d’un Bret Easton Ellis, pour sa façon de moduler des observations « sociétales » et de mêler observation clinique et satire, et l’on pourrait aussi relier son dernier livre au Cercle de Dave Eggers, mais le lascar est à vrai dire hors norme et comparaison, comme tout écrivain de vraie singularité.
    Un témoin du nouveau monde
    Le nouveau monde - au propre et au figuré puisque Au point d’effusion des égouts (Morattel, 2011) relatait la traversée des States d’un jeune héritier des beatniks de la Route 66 -, et sa novlangue plus ou moins tribale, constituait la substance vivante du premier livre de Quentin (fils d’artiste et d’enseignante vaudois qui l’ont élevé en exil subtil dans une cabane des Laurentides), et c’est en Amérique aussi que se situait son deuxième roman, plus « tchekhovien » d’âme et de tripe, Notre-Dame de la merci (Morattel, 2012) qui annonçait déjà les qualités de cœur et d’esprit d’un auteur de grand avenir capable de mêler l’observation d’un milieu social donné (la classe moyenne en dérive se réfugiant dans la drogue) et l’impact personnel des désastres affectifs.
    D’un livre à l’autre, en effet, le thème qu’on pourrait dire de l’amour qui n’est pas aimé, ou de la rupture savourée sur fond de guerre des sexes acclimatée, a connu divers traitements et culmine dans La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme, où l’intime et l’indiscrétion généralisée, le très particulier et les généralisations abusives, la vie affective ou sexuelle et les discours à n’en plus finir soumis aux nouvelles normes morales ou politiques, constituent un univers à la fois fantastique et hyperréel que le verbe de l’écrivain ressaisit avec précision.
    Sam, Lola, Hugo, Sixtine, Rocco et les autres…
    Lorsqu’il se pointe devant son miroir fêlé, Sam se partage donc entre sa vie de façade, suivie par les 150.000 abonnés de son compte TikTok, et son « ressenti » réel et privé, toujours marqué par sa rupture avec une certaine Sixtine (pas un clone de la chapelle : une influenceuse célèbre dont le nom de réseau pourrait être Sex-teen), dix ans auparavant, au terme d’une année de probable fol amour, et voici que vie réelle et story virtuelle risquent de se percuter du fait que Sam, comme Sixtine, sont tous deux invités à Venise pour une convention européenne d'influenceurs – mais la seule idée d’aller à Venise, cette ville-cliché, le rebute autant que l’horripilent de plus en plus les soirées à boire et se défoncer, alors même qu’il continue à « poster » des images faisant croire que la fête continue, mais « quand Sam postait des photos à cinq heures du matin, à six heures déjà plus de mille personnes avaient liké, ils se demandait qui étaient ces gens qui ne dormaient pas, qui ne fêtaient pas, qui ne lisaient pas, qui regardaient des photos de soirée, qui aimaient qu’il fasse la fête, qu’il soit défoncé, qu’il cite des poètes, il se demandait qui étaient ces femmes et ces hommes du biais, de la procuration, ces femmes et ces hommes de l’aube et du silence »…
    Soit dit en passant, la citation qui précède, mélange de lucidité triste et de poésie tendre, est du pur Quentin dont on relèvera, tout au long du livre, comme des précédents, qu’il aime ses personnages.
    Et de fait nous aimerons Sam, non parce qu’il est né coiffé et se montre plus intelligent que la moyenne, qu’il a touché à tout, un peu couché avec Hugo, passionnément aimé Sixtine qui l’a largué malgré leur succès géant auprès de leur communauté virtuelle qui « leur envoyait des cœurs et des flammes en permanence », mais parce qu’il est Sam, enfant du siècle comme l’est aussi Lola à sa façon toute différente, lucide et aimante – aimant les arts et la permanence, déçue plus souvent qu’à son tour, et avec Hugo elle sera servie une fois de plus - Hugo le journaliste plutôt raté qui se remet difficilement d’avoir un peu couché avec Sam et qu’on retrouvera à Venise comme on retrouvera Sixtine et son nouveau mec du moment, ce Rocco roulant ses mécaniques et rêvant de dormir dans des yourtes et de rencontrer un vrai sourcier ou un vrai énergiologue et/ou de lire du Sylvain Tesson au coin d’un vrai feu – mais assez de spoiling, lecteurices respecté(e)s : à vous le job !
    De la fluidité d’une écriture qui danse
    De fait, on n’évoquera pas Sixtine en deux mots : on la « vivra » par les mots de Quentin Mouron, comme on vivra cette espèce de poème-missive envoyé aux humains de tous les sexes, dont la forme même mime, par sa fluidité, toutes les « inclusions » actuelles du discours plus ou moins vidé de sens et des idéologies plus ou moins vidées de contenu, l’Agora du moment se trouvant un squat vénitien où Shakespeare en découd avec les « acteurices » de tout bord et de toute dérive, sur fond beaucoup plus stable et solide qu’on ne croirait, qui est aussi le « fonds » d’un certain Milan Kundera aux anges flapis, ou d’un certain Stanislaw Ignacy Wikiewicz annonçant dans les années 20-30 du XXe siècle ce que quelques auteurs lucides, philosophes ou poètes, constatent aujourd’hui même : le triomphe de tous les nivellements et l’urgence de les combattre, fût-ce en dansant sur le volcan…
    Quentin Mouron. La dernière chambre du Grand Hôtel Abîme. Editions Favre, 2024.

  • La vie sous le gingko

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    (Le Temps accordé. Lectures du monde, 2024)
    À la Maison bleue, ce mardi 11 juin.– Arriverai-je vivant au 14 juin, ce vendredi prochain où je suis censé fêter mes 77 ans avec mes filles sur la terrasse de Bourg-en-Lavaux, sous le ginkgo ? Je l’aimerais bien, mais mon état de ce matin, ma peine à respirer, mes jambes qui flageolent et se dérobent, ma vue troublée et mon oreille interne également perturbée , enfin tout le bâtiment en déglingue me font craindre un possible clash tout prochain alors qu’il y aurait encore tant d’ordre à mettre dans mes affaires et tant de passerelles à lancer en avant...
    Je relisais hier le journal de Roland Jaccard, Le monde d’avant, de l’année 1983 où notre Sophie achevait sa première année, et je souriais de voir ce cher faux dilettante se dénigrer à bon marché tout en s’accrochant à ce qu’il y a de plus futile et passager dans la vie, mais non sans moduler aussi tant d’observations et de considérations fondées et intéressantes.
     
    Je tiens mes carnets de façon régulière depuis ma 18e année environ. Le projet, d’abord non concerté, que constituent mes Lectures du monde représente aujourd’hui cinq volumes publiés, soit plus de 2000 pages, et les deux derniers comptent un peu plus de 1500 pages à l’heure qu’il est.
    John Cowper Powys pense que la Littérature est le journal de bord de l’Humanité, je le pense aussi et c’est dans cette filiation que s’inscrivent, plus précisément, mes Lectures du monde, comptant actuellement quelque 3500 pages dont 2000 ont été publiées en cinq volumes, de L’Ambassade du papillon à L’échappée libre. La suite se déploie entre Mémoire vive (2013-2019) et Le Temps accordé (2020- ….), dont l’avenir éditorial reste aussi incertain que celui de mes 7 autres manuscrits actuellement publiables dans un contexte éditorial et littéraire où je n’existe quasiment plus.
     
    De fait, les deux derniers livres que j’ai publiés n’ont pas eu droit au moindre papier dans les médias où j’ai donné le meilleur de moi-même pendant une cinquantaine d’années, à commencer par 24 Heures où ne sévissent plus que les techniciens de surface du commentaire culturel délayé par l’injonction commerciale - ceci dit sans aigreur car le plaisir me reste, et quelques fins lecteurs aux commentaires de qualité le partagent.
     
    Ce mercredi 12 juin. – À mon tribunal secret, je m’accuse ces jours de perdre beaucoup de temps à traîner. Ce n’est pas bien : c’est mal. Notre cher François Mégroz, grand lecteur et commentateur de la Commedia de Dante définissait ainsi le mal : le non-Être. C’est cela même et je dois y penser à tout instant, sans trop réfléchir. Bien entendu, le Fantaisiste se défend en invoquant l’importance du pulsionnel et autres dispositions débonnaires, mais je reste, comme l’ami Roland Jaccard dont je relis Le Monde d’avant, une espèce de puritain compliqué, et le retour au pavé de D.H. Lawrence, qui va m’accompagner ces jours prochains au fil de mes réflexions personnelles sur la poésie, ne va pas simplifier la donne, et c’est tant mieux.
    Notre prof d’allemand Wilfred Schiltknecht, du genre intellectuel de gauche toujours ouvert à la Zwiespältigkeit, autrement dit à la fondamentale dualité humaine, me disait qu’il avait toujours eu, avec ma personne ne le lâchant pas du regard en face de son pupitre magistral, l’impression d’avoir devant lui sa Conscience, et je me rappelle la définition de celle-ci par Alexandre Zinoviev (« ce machin, la conscience ») en me disant que le surmoi de mes aïeules n’a cessé d’interférer avec mes fantaisies et autres notoires inconduites…
     
    Ce jeudi 13 juin. – Reposé, après une nuit de plein sommeil sans trop transpirer, et maintenant (il est 11h.20) je me dis qu’il ne faut plus traîner. Il faut, il ne faut pas, on doit, on ne doit pas : je me le dis depuis mon adolescence consciente, peut-être même avant si je pense à l’éveil de ma conscience, probablemenet avant et sûrement dès ma dixième année.
    Or quand je dis traîner, je pense à la monstrueuse perte de temps à laquelle j’assiste aux écrans et à leur multiple périphérie, sous le signe de Pandora.
     
    Ce vendredi 14 juin. – Malgré mes craintes et tremblements de ces derniers temps, je suis arrivé au 14 juin marquant ma 77e année, sans compter les 9 mois de gestation que la tradition coréenne inclut dans le cycle de vie, j’ai retrouvé ce midi nos deux filles à La Table, où elles m’ont offert des roses, puis j’ai dormi, puis je me suis repointé sur le rivage des baigneurs, et me revoici à L’Oasis où le serveur Zoran, Serbe d’origine installé en Suisse depuis 14 ans, me raconte le périple de sa famille au temps de la guerre. Comme ile vient de la République serbe de Bosnie-Herzégovine, je lui raconte mon dernier séjour à Dubrovnik, alors que la guerre faisait encore rage sur les hauts, le montage idéologique et médiatique des Croates - qui fomentaient l'exclusion de la section serbe du P.E.N. club en congrès, et la jobardise de mes chers confrères dansant comme des ours au son du violon nationaliste...
    Ce dimanche 16 juin. - J’éprouve le plus vif besoin, ce dimanche matin, de rompre un certain cercle vicieux dans lequel je me suis laissé entraîner par la seule Habitude, au sens où l’entendait un certain Arthur Rimbaud. Or je me demande précisément, ce matin, qui était le vrai Rimbaud ? comme je me demande qui je suis vraiment ?
    J’ai esquissé hier soir un poème qui est comme la pointe d’une réflexion encore confuse, mais que je dois clarifier. Or cette question de la « marche au poème », pour parler un peu pompeusement à la manière d’un certain homme de lettres suisse allemand, devrait m’occuper ces prochains jours. Je vais d’ailleurs m’y employer dès aujourd’hui, dans mon cahier argenté. Je dois m’appliquer à tout clarifier. Je dois, il faut, la barbe, etc.
    Quant à l’esquisse de poème, la voici :
     
    La beauté que j’ai vue en toi
    reste notre secret
    que nul autre n’a deviné
    que moi, les yeux fermés…
     
    Je ne suis rien que ton reflet,
    je ne sais qui je suis,
    ni d'où tu viens, ni qui tu es
    nous sommes là comme une nuit...
     
    Je serais celui qui te parle,
    tu te tairais pour que je dise
    ce que tous deux nous ignorons
    de ce qu’en nous le ciel divise…
     
    Quant à la nébuleuse en toi,
    l’aube aussi s’y retrouve
    où l’Autre deviendra ce moi
    que l’alliance prouve…
    Et que cela signifie-t-il au juste, comme ça me vient ? Je n’en ai pas la moindre idée… Il est peut-être question d’Animus et d'Anima ? Je ne sais pas.
    Je vais jouer désormais sur les divers niveaux de confidentialité que requiert l’usage des réseaux sociaux, plus précisément Facebook. Ce sera comme un jeu et je l’inaugure, en russe, avec un constat lié au phénomène mondial de la nouvelle dépendance liant les individus à leurs petits écrans (tablettes ou portabless) qui les fait se regarder en train d’être regardés par leurs semblables usagers se regardant les regarder par milliers et millions.
    Веб-камера: тысячи, миллионы наблюдают друг за другом, и миллионы наблюдают за собой, наблюдая за ними.
    Avec les Pages valaisannes de Cingria, je fais retour à Charles-Albert, trouvant une filiation étroite entre Pendeloques alpestres et Le Canal exutoire - ce que j’ai appelé son lyrisme ontologique. comme en convient la Professorella via WhatsApp...
    Hier soir avec mes vieux amis aux cœurs verts. Tonio m’a invité en évoquant « une circonstace exceptionnelle », du genre « c’est pas tous les jours », etc. Il me fait toujours rire avec ses formules plus ou moins ampoulée, très « homme de lettres », comme lorsqu’il parle de l’amour oedipien qu’il voue à sa mère à titre posthume, après avoir vénéré son Pap’s à outrance – ce que je raille également. C’est l’homme de lettres en moi qu’en me moquant de Tonio je dégomme…
    Ce lundi 17 juin. – C’est aujourd’hui l’anniversaire de la naissance du deuxième garçom de notre deuxième fille, et comme tout va par deux dans l’univers binaire, puisque aussi bien ils se sont mis à deux pour concevoir ce deuxième enfant avant la troisième, laquelle nous rappelle à juste escient que la vérité duelle n’est avérée en création que dans le débouché du symbole trinitaire, moi qui suis apparu au quaternaire et ne saurais donc me satisfaire du seul chiffre deux ou de la réalité augmentée du seul trois, en attente de l’idéal septuor je lambine – telle étant ma façon artiste de Fantaisiste.
    Révérence alors au terrible Timothy auquel j’offrirai tout à l’heure, à partager avec ses frère et sœur : un télescope et un microscope, le premier pour se perdre en pensée dans l’Immensité des divers univers recueillie en orbe minuscule, et l’autre pour se retrouver dans l’infime majuscule du Présent - cadeau.
    Ce mardi 18 juin. – Un poème m’est venu ce matin, découlant de ma reprise de la lecture, hier soir des Révélations de la mort de Chestov, et que j’ai dédié à Pierre-Guillaume et à sa compagne Emilia, que je vais retrouver tout à l’heure au café branché de Grancy.
    Le poème, d’abord :
    Ce que dit le silence
     
    « Qui sait, dit Euripide,
    il se peut que la vie soit la mort
    et que la mort soit la vie »
     
    (Léon Chestov, Les révélations de la mort)
     
    Pour Emilia, en mémoire de Pierre-Guillaume.
    La suprême ignorance est là,
    de ne plus savoir si
    de la nuit avant l’heure,
    ou du jour et ses leurres
    sont ce qu’ils sont ou ne sont pas…
     
    L’étrange chose qu’une rose
    qui ne parle qu’en soi
    et dont jamais aucune foi
    n’osa dire qu’elle dispose…
     
    Les mots ne voulaient dire que ça:
    qu’ils savent qu’ils ignorent
    que le silence dort,
    et que la mort n’existe pas…
     
    (Soir) - Repris ce soir, non pas à mon Oasis de presque tous les soirs mais à une terrasse de Villeneuve où je ne retournerai pas à cause de son serveur narcissique se la jouant copain-copain-olé-olé, la lecture du livre de Quentin, que je prends de plus en plus au sérieux. Les critiques que j’en ai lues me font penser que, justement, on ne le prend pas vraiment au sérieux, concluant notamment à la superficialité de ses personnages. Or c’est inexact, ou disons plus précisément que la « surface » de ses personnages, vivant en effet dans l’immanence au (dé)goût du jour, est traitée par l’auteur avec une rare pénétration psychologique et avec une foison de détails significatifs quant à l’époque et aux particularités de chacun.
    L’on ne voit pas assez, non plus, le caractère proprement poétique de son travail sur le langage, et plus précisément sur la novlangue des temps qui courent, et quand je dis langage je ne parle pas seulement de ce que disent ses personnages mais de leurs gestes, de leurs postures sociales ou intimes, du langage de leurs corps, de leur idéologie latente ou patente. Tout cela restant à détailler, prénom par prénom, car c’est par là qu'ils se distinguent, se ressemblent ou s’opposent, et c'est à quoi je vais m'exercer dans ma prochaine chronique...

  • Au Temps accordé

     
     
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    Quand la lumière s’en va dormir,
    tout se tait aux clairières
    de l’être apaisé qui repose
    loin des guerres et des choses…
     
    Les veilleuses et les veilleurs
    paisibles sentinelles,
    contre toute raison rebelle,
    voient que la joie demeure…
     
    Au sommeil levant toute peur,
    redevenus enfants,
    dans l’obscure clarté des heures,
    respire en nous le Temps...
     
    Peinture: Thierry Vernet.

  • Ce que dit le silence

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    « Qui sait, dit Euripide, il se peut que la vie soit la mort et que la mort soit la vie »
    (Léon Chestov, Les révélations de la mort)
     
     
    Pour Emilia, en mémoire de Pierre-Guillaume.
     
    La suprême ignorance est là,
    de ne plus savoir si
    de la nuit avant l’heure,
    ou du jour et ses leurres
    sont ce qu’ils sont ou ne sont pas…
     
    L’étrange chose qu’une rose
    qui ne parle qu’en soi
    et dont jamais aucune foi
    n’osa dire qu’elle dispose…
     
    Les mots ne voulaient dire que ça:
    qu’ils savent qu’ils ignorent
    que le silence dort,
    et que la mort n’existe pas…
     
    Peinture JLK: Al Devero.

  • Le zombie et l'Artiste

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    A propos de Jeff Koons et de Nicolas de Staël.

    Il faut saluer avec des vivats rétrospectifs, au lieu de s’en indigner à la vertueuse, l’apparition à valeur désormais mythique, au pinacle du Marché de l’Art, du charlatan Jeff Koons et de sa putain politicienne au surnom féerique de Cicciolina.

    Cette apparition - plus de vingt ans avant l’intronisation du président atypique Donald Trump, et contemporaine de la montée en puissance du Cavaliere Silvio Berlusconi, lequel aura fait de la télévision l’usage éminemment créatif de son influence impériale, comme il en est aujourd’hui de l’usage de TWITTER par le «locataire de la Maison Blanche», selon l’expression consacrée – me semble à vrai dire plus qu’un épisode de la légende dorée du seul Marché de l’Art en cela que la success story de Jeff Koons, de manière évidemment plus impactante que celle d’un Joël Dicker dans l’univers tout de même confiné du best-seller imprimé ou numérique, réalise à de multiples égards les fantasmes de la société présente et future de l’espèce zombie dont chacune et chacun oublie parfois qu’elle a conservé un cœur d’enfant et que sa disposition matinale, relevant d’une hygiène maîtrisée, suppose la relance de son constant émerveillement. Poil aux dents.

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    Mais j’ai mal commencé en taxant de charlatan celui qui fut d’abord un jeune courtier d’affaires de Manhattan, fils d’un marchand de meubles accessoirement adonné à la décoration d’intérieur et d’une couturière modeste, donc au fait des réalités de ce bas monde, moins verni à la base que ce fils à papa de Donald Trump et cependant remarqué dès son enfance par ses dessinages joyeusement coloriés sur le thème du lapin Rabbit - alors quoi du charlatan là-dedans ?

    Je me reprends donc en langage plus approprié en reconnaissant à Jeff Koons la double expérience initiale, bien avant ses premières interventions sur la Scène Artistique, du plasticien virtuel et du potentiel entrepreneur financier décidé à faire fortune, peut-être sous l’influence directe des fameuses émissions télévisées du futur personnage «le plus puissant de la planète», mais à son modeste échelon, comme Jeff le rappellera lui-même volontiers.

    ***

    Cependant il convient de documenter, brièvement, les tenants du «parcours de rêve» accompli par le rejeton de Gloria et Henry, dont un détail significatif, et quelque part émouvant aussi – ou déjà suspect, diront certains mauvais esprits dont je suis – mérite d’être relevé.
    Ainsi ce bon vieil Henry Koons accoutumait-il, pour attirer les clients en son magasin d’ensemblier-décorateur, d’orner ses vitrines de tableaux copiés et signés par son fils de neuf ans seulement, presque aussi précoce que Pablo Picasso recopiant lui aussi les reproductions des maîtres du Prado à sept ans mais sans les signer: nuance.

    Le fils «prodige» est d’ailleurs loin de snober son paternel, puisqu’on voit l’adolescent, démarcher rubans et dentelles au porte-à-porte, déjà sensible à la beauté du joli qui établira, des années plus tard, sa notoriété de chantre universel du kitsch.

    Parenthèse sardonique: un critique morose a pu dire, en des temps heureusement révolus, que le propre du Bourgeois, ou pire : du Petit-Bourgeois, était de trouver beau ce qui est joli et joli ce qui est beau, mais vous savez ce que Jeffie pense de la critique: des nèfles, toujours à rabaisser le génie…

    Lui-même , comme souvent les artistes ou les écrivains contraints de faire tous les métiers, n’a d’ailleurs jamais eu le temps de se prendre la tête à propos de ces notions de copie signées ou de critères esthétiques à la flan : il est dans le trend de la vie et va jusqu’à vendre des bouteilles de Coca sur un parcours de golf pour aider ses vieux à payer ses études, bref il paie de sa personne comme il le fera tout au long de sa carrière, et notamment dans sa série Made in Heaven, que je traduira par Label Paradis où, brisant les codes et bravant les interdits, il fait photographier et sérigraphier ses étreintes torrides avec la Cicciolina – mais j’y reviendrai…

    Du moins faut-il compléter, tant soit peu, ce trop bref aperçu du transit pour ainsi dire astral de celui qui n’était pas encore, cependant, une étoile montante à la fin des seventies où, élève à Chicago du remuant Ed Paschke, créateur d’une Vaca victoria controversée, il allait commencer d’entrevoir un nouveau concept personnel à développer entre néo-pop art finissant et revival post-surréaliste à la Salvador Dali, etc.

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    Jeff Koons, immédiatement soucieux de sa «fonctionnalité marchande» - pour emprunter une formule de mon ami sociologue marxiste Jean Ziegler -, est un pur produit de son époque en tant que «plasticien» le plus servilement conformé à un Système schizophrénique intégrant, dès la fin des années 70, la culture et la contre-culture, toute forme de rébellion et son contraire, la prétendue critique de l’académisme et son développement exponentiel en tant que sous-produit, disons pour faire court : un produit-symptôme autant qu’un sous-produit fantôme avant la lettre de la nation zombie.

    Jeff Koons sort, métaphoriquement s’entend, du pissoir de Marcel Duchamp et de la série des ready-made, comme son mentor Ed Paschke est sorti des portraits tamponnés d’Andy Warhol avec ses effigies déformées de stars du cinéma (Marilyn Monroe, etc.) ou de l’Histoire de l’art démystifiée (La Joconde, etc.), et tous les produits à venir de la firme Koons, comme ceux de la Factory du cher Andy, ressortiront à un incessant mouvement de recyclage des déchets qu’on pourrait dire insignifiant en termes artistiques alors qu’ils signifient au contraire la Mort de l’Art cautionnée au plus haut niveau par nos élites commerciales, politiques et culturelles.
    Avec le financier véreux Bernard Madoff qui l’a kiffé avant tout le monde, pour parler branché, Jeff Koons participe bel et bien à cette course au néant pointée dès les années 20 du XXe siècle par un Stanislaw Ignacy Witkiewicz dans ses écrits sur l’Art en train de se transformer en ornement, vidé de toute substance, des lieux d’aisance du bien-être généralisé.
    Bref, le tramway DÉSIR de l’avant-garde du début du XXe siècle n’en finit par de bringuebaler sur la ligne dite progressiste qui conduit à la station CIMETIÈRE, etc.

    Avant d’en venir à l’évocation de ma première découverte des produits de la firme Koons, en 1992, j’estime loyal de préciser quelque peu en quoi consiste ma perception personnelle de la chose artistique en sa spécificité remontant à la nuit des temps humains, du côté de Lascaux ou Altamira, ou avant, ou ailleurs, peu importe – on m’a très bien compris, merci.
    Plus précisément, je voue à la peinture une vraie passion depuis l’âge de douze ou treize ans, ayant longtemps regardé quelques beaux livres de notre bibliothèque familiale, dont me reste le souvenir de rêveries plus ou moins languides à la vue des corps et des visages de L’Éveil du Printemps de Sandro Botticelli, et ensuite sous l’influence d’un prof de dessin à dégaine d’artiste et au parler distingué du nom de Gauthey – je tiens à saluer ici sa mémoire de très bonne personne, qui ne dessinait guère mais aimait à parler de ce qu’il aimait en nous laissant faire ce qui nous chantait.

    Ma dilection particulière pour les neiges noires et les murs chaulés aux écailles roses ou bleuâtres ou aux verts acides de lierre urbain, dans la lumières jaune laiteux des réverbères trouant la nuit d’hiver, tels que les restituent les évocations montmartroise du peintre Maurice Utrillo, ne laissa d’être remarquée par ce Monsieur Gauthey qui me conduisit bientôt dans la Provence de Cézanne et sur les îles saintement païennes de Paul Gauguin, puis dans les jardins de Monet, les jardins de Manet et les jardins de Bonnard.
    J’aimais les leçons de Monsieur Gauthey qui avait une voix douce et une lavallière, je le sentais sensible à ma sensibilité et j’étais tout content de me retrouver une fois par semaine dans son atelier scolaire - et quand on est content dans notre pays on s’exclame : c’est bonnard !

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    Or le Français Pierre Bonnard, comme les Russes Chaïm Soutine et Nicolas de Staël, les Nordiques Edvard Munch et Emil Nolde, les Anglais Francis Bacon et Lucian Freud, le Polonais Joseph Czapski et le Genevois Thierry Vernet, entre peu d’autres, dessinent aujourd’hui encore, dans mon ciel pictural, la constellation des poètes de la peinture qui me sont proches, chacun à sa façon, avec de variables intensités mais sous le signe de la même fusion passionnelle absolument absente de la plupart des productions plastiques contemporaines, qui sont autre chose ou rien du tout – je dirai prestement en ce qui concerne le pauvre Jeff Koons : rien du tout.

    Sur quoi j’entre dans le vif de ma première colère, évidemment motivée par ce que je viens de noter, et remontant à ma visite, un soir de l’année 1992, de la première exposition des produits de la firme Koons dans l’espace très smart d’un ancien entrepôt industriel réhabilité, en pleine ville de Lausanne, où je me pointai par curiosité après avoir pris connaissance d’un article sur l’événement en question assorti d’un entretien dans lequel Jeff Koons affirmait ne jamais toucher de ses propres mains aux produits qu’il exposait, l’artiste selon sa conception ne devant faire que faire faire en sorte d’échapper à un processus d’ordre, selon lui, masturbatoire.

    Je ne savais rien alors de beaucoup plus précis sur ce plasticien déjà connu des spécialistes - dont je n’étais aucunement au sens convenu - , et des gens à la page qui se pressaient ce soir–là, débarqués de longues voitures venues des banlieues résidentielles de nos villes lémaniques voire même alémaniques, en ce lieu qui était déjà depuis quelque temps, m’avait-on dit, the place to be.

    Autre précision nécessaire à la clarté de l’exposé qui suit : je me trouvais alors, âgé de plus de quarante ans, responsable des pages littéraires du journal 24 Heures, et donc point vraiment appelé, à ce titre à me prononcer sur l’exposition en question, à cela près qu’il m’arrivait de commettre des éditoriaux relevant de la gamberge plus générale où j’avais libre cours de traiter de sujets de mon choix.

    Ainsi me revois-je ce soir-là, tout expectatif mais sans m’attendre à vrai dire à rien de trop particulier, longeant les trottoirs enneigés où diverses créatures roumaines ou brésiliennes battaient le pavé en grelottant, puis gagnant l’étage mieux chauffé du vaste penthouse déjà surpeuplée de bruissantes dames à visons et de sémillants messieurs déambulant snobement, verre en main, le regard plus ou moins blasé sur les reproductions sérigraphiées de telle intromission de verge mâle en tell vulve femelle, puis de fellations en sodomies traitées en tons douceâtres proprement sulpiciens, puis encore d’angelots de bois conduisant une truoe ou de caniches sculptés en bois polychrome, constituant aussi bien la matière de la période dite Made in Heaven.

    D’un coup m’était apparu l’Apparition, si j’ose dire: d’un seul regard tournant, contournant et retourné, j’avais avisé l’event représenté par tout ce beau monde se pâmant devant ces objets censés le provoquer et le déranger, et ces miaulements , ces jappements, ces minaudements et toussotements entre canapés et flûtes de Champagne, ces ronds-de-jambes autour des bibelots de l’inénarrable camelot.

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    Cependant, agoraphobe et plus encore vomissant physiquement cette clinquance mondaine, je me trissai et me carapatai en douce en me promettant de revenir le lendemain, carnet en main, en sorte de détailler plus sûrement le matériau exposé dont je pressentais déjà ce qu’il signifiait par delà son insignifiance porno; et ledit lendemain je demandai donc, à la digne galeriste et vestale du lieu, une dame Lehmann épouse de trader new yorkais, la liste des prix qu’elle me remit non sans quelque réserve hésitante – « Ah mais seriez-vous donc collectionneur ? » s’inquiétait-elle – « Eh, qui sait ? » lui laissai-je entendre… – sur quoi je vis ce que j’avais aussi à voir, qui nourrirait la chronique que je me promettais d’ores et déjà de tirer de ce micmac.

    Dame Lehmann, à lire la prose arriérée du provincial homoncule que je représentai probablement à ses yeux, envisagea de lancer ses avocats à mes trousses et de me conduire au procès, et peut-être y avait-il de quoi, mais l’avocat de notre journal s’entremit pour lui déconseiller cette publicité après l’afflux de lettres de lectrices et de lecteurs survenus en soutien au folliculaire.

    Il est vrai que j’y étais allé assez fort, révélant soudain au quidam le détail des choses, et plus précisément le prix détaillé des choses.
    J’annonçai ainsi à la lectrice et au lecteur peut-être serrés en fin de mois que tel jet de foutre du sieur Koons, sur le derrière de sa catin mauve, était proposé, en sérigraphie de moyen format au glamour gluant, pour la somme de 60.000 dollars. J’usai de termes sévères à l’endroit de l’exposition dans son ensemble, parlant de «chiennerie pseudo-artistique» et, poursuivant l’inventaire de la fameuse liste réservée au collectionneur, j’informai l’amateur éventuel qu’une fellation de Jeff par Ilona lui coûterait, cette fois en grand format, la somme de 80.000 dollars, que le caniche de bois polychrome ou la truie conduite par des anges, là-bas au fond du penthouse, lui reviendraient à 50.000 dollars pièce, tandis qu’un grand bouquet de fleurs sculptées, préfiguration de célèbres tulipes à venir, se trouvaient offertes pour quelque 149.000 dollars, TVA non comprise.

    Pour aggraver mon cas, je parlai de «porcherie modèle» à propos de la galerie de Dame Lehmann où avait afflué tout une société de gens sûrement influents des sphères économiques et politiques de nos régions, mais je ne me doutais pas alors que mes anodines imprécations - juste condamnées par le vidéaste radical non moins que régional Jean Otth, qui ne pouvait laisser passer ma chronique intitulée Pourrisseurs de l’Art et s’était donc fait un devoir éthique de me comparer à l’inévitable parangon de censure du nom de Joseph Goebbels -, préludaient à l’extension mondiale de l’empire kitsch de Jeff Koons, jusqu’à des hauteurs proprement béantes.

    La révérence tactique du plasticien Jean Otth à l’entreprise de Jeff Koons, qu’il vomissait sûrement, en réalité, tout en me comparant à l’esthète nazi au nom de l’art contemporain pour se faire bien voir de la critique établie et du milieu culturel, mérite d’être relevée au titre, précisément, du consentement général, à tous les étages de la culture et de l’économie, des agences de publicité et de la démagogie politicienne, saluant la réussite manifeste du battant à babines.

    Or rompons, un instant, avec ces mornes obscénités, pour nous rappeler une tragédie marquant peut-être, symboliquement tout au moins, la mort d’un certain Art millénairement moderne en voie de dangereuse surexposition.

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    Je reviens donc en septembre 2018. Lady L. et moi ressentons la peinture d’une manière proche. L. est dénuée du moindre snobisme et chacun fait, à l’instant, son chemin dans les salles de l’Hôtel de Caumont d’Aix-en Provence où sont exposées les toiles de Nicolas de Staël en ses dernières années de 1953 et 1954.
    Pas un instant, cela va de soi, je ne pense en ces lieux au monde que résume l’ignoble sourire de Jeff Koons: nous sommes saisis de sereine attention, les visiteurs de l’expo sont comme pénétrés eux aussi de la silencieuse musique de cette peinture, sans qu’on puisse parler de vénération convenue : tout est noble, harmonieux, concentré, transfiguré par la couleur et la perception quasi physique de l’Être, oui : cette peinture nous fait être plus, cette peinture n’est pas abstraite au sens ordinaire même si elle ne figure pas toujours au sens ordinaire, nous savons qu’elle a ressuscité des visions solaires de Provence ou d’Agrigente dans la solitude d’un trou d’ombre ; comme les grands poètes vont au fond des mots Staël est allé à l’essence de ces choses que sont les arbres et les pierres le long des chemins, le ciel et les lointains, l’espace vu de dedans ou de partout - comment dire ?
    Je le dis brutalement : à l’ère des fripouilles abjectes du marché de l’art mondialisé, dont le parangon est évidemment un Jeff Koons, l’intime joie de Nicolas de Staël illumine chacun en son humble tréfonds.

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    Nicolas de Staël se donna la mort en se jetant du haut de son immeuble, à Antibes, dans la nuit du 16 au 17 mars 1955. Le jeudi 17 mars à 4h du matin son ami Pierre Lecuire écrivait à Françoise de Staël : «Oh, Françoise, j’en avais toujours peur. Et pourtant, le voyant plus dur, je pensais que cela serait évité. Nous ne sommes jamais assez bons. Je ne peux plus penser à rien qu’à sa solitude. J’avais horreur qu’il me dise qu’il aimait la mort, tant j’avais peur que ce ne soit vrai».
    Et quelques jours plus tard, à une autre amie : «Il tenait de l’archange et de l’enfant, de l’un la profondeur, le chant, l’ouverture aux choses grandes et terrifiantes, de l’autre, la cruauté, les perspectives versatiles, la ruse et finalement l’innocence, la magnétique innocence »…

    On sait qu’une dramatique relation sentimentale est en partie à l’origine de cet acte désespéré de Nicolas de Staël, qui ne suffit pas pour autant à l’expliquer, pas plus que la panique de l’Artiste devant la montée en flèche de sa cote à la Bourse des marchands du Temple - et comment ne pas se taire à l’évocation de tel mystère personnel ?


    Et ensuite, par égard à sa mémoire, comment ne pas faire taire les caquets devant l’idole végétale du pauvre Puppy, dont les avatars suivants constitueront autant d’injures à la face de l’Art, célébrées par cette même meute imbécile que redoutait Nicolas de Staël ?

    (Ce texte est extrait du quatrième des sept chapitres du libelle intitulé Nous sommes tous des zombies sympas, ledit chapitre ayant pour titre Nous sommes tous des caniches de Jeff Koons).

     
  • Rebatet le fasciste

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    Ma  visite à l'écrivain maudit
    Dix ans après la mort de Céline, Lucien Rebatet passait, au début des années 1970, pour l’écrivain le moins fréquentable de la France littéraire. Condamné à mort pour faits de collaboration, il avait échappé de justesse au poteau après des mois, les chaînes aux pieds, à attendre le peloton. Des propagandistes du fascisme, il avait été le plus frénétique par ses écrits, notamment dans les colonnes de Je suis partout, plus encore  dans le pamphlet furieusement antisémite intitulé Les décombres, paru en 1942 et qui lui valut un énorme succès. Connu de ses amis pour sa couardise physique, Rebatet s’était comporté, face à ses juges, avec une indignité complète. Autant dire qu’un tel personnage n’avait rien d’attirant. Mais Lucien Rebatet avait écrit, en prison, un roman magnifique : Les deux étendards. Je l’avais lu à vingt-cinq ans, quelque temps après m’être éloigné du gauchisme bon teint. Un voyage en Pologne, la découverte du Rideau de fer et du socialisme réel, la lecture de Stanislaw Ignacy Witkiewicz et maintes conversations sur les méfaits du communisme, dans le cercle des amis des éditions L’Age d’Homme, à Lausanne, me portaient naturellement à prendre le contrepied du conformisme intellectuel de l’époque, à l’enseigne duquel un Rebatet faisait figure d’ « ordure absolue ». Avec les encouragements de Dominique de Roux et de Vladimir Dimitrijevic, je me pointai donc un jour, moi qui n’était ni fasciste ni antisémite non plus, chez ce petit homme perclus d’arthrose, vif et chaleureux, qui ne tarda à me lancer qu’à mon âge il eût probablement été, lui, un maoïste à tout crin... Les lignes qui suivent reprennent l’essentiel de l’entretien que je publiai au lendemain de ma visite, qui me valut pas mal d’insultes, de lettres de lecteurs indignés et même une agression physique dans un café lausannois. Bien fait pour celui qui se targuait d’indépendance d’esprit…


    Entretien avec Lucien Rebatet. Paris, 14 mars 1972.
    Vingt ans après la parution de son plus beau livre, Les deux étendards, Lucien Rebatet se trouve toujours au ban de la plupart des nomenclatures du roman français contemporain, son nom ne se trouvant prononcé, par les professeurs de littérature et les critiques, qu’avec le mépris réservé en général aux assassins et aux filous. La raison de cette conspiration du silence : ses opinions politiques. Rebatet fut en effet partisan, jusqu’à la dernière heure, du national-socialisme, « et de l’espèce la plus frénétique », ajoute-t-il lui-même.

    Je l’imaginais de haute taille et tonitruant, et je l’ai trouvé plutôt frêle, petit, en robe de chambre et les mains déformées par le rhumatisme, l’œil rieur, d’une gentillesse vous mettant tout de suite à l’aise alors qu’il vous accueille comme s’il vous connaissait depuis longtemps. J’imaginais un intérieur de grand bourgeois cossu (il réside dans l’un des quartiers huppés de Paris) et je suis entré dans un appartement modeste, seuls le bureau et la bibliothèque du maître des lieux en imposant quelque peu. Très vite, le contact allait s’établir : à soixante-neuf ans, Lucien Rebatet m’a sidéré par sa jeunesse d’esprit.
    Or il a commencé par évoquer sa condition de proscrit : « Comme on ne m’a pas fusillé, vous comprenez qu’il fallait au moins me clouer le bec. Brasillach liquidé, on pouvait reconnaître son talent. Mais le nazi Rebatet, un écrivain valable ? Pensez donc ! Notez que ma consolation vient des jeunes, qui me semblent beaucoup plus intelligents que leurs aînés. Ils sont ainsi très nombreux à m’écrire, pour me dire qu’ils discutent ferme autour des Deux étendards.
    Sans fausse modestie, Lucien Rebatet parle de son chef-d’œuvre avec passion. Il sait bien que les succès annuels de la moulinette littéraire disparaîtront peu à peu des mémoires, et que Les deux étendards demeureront. Pourtant, avant d’aborder plus longuement ce livre qui a motivé ma visite, j’aimerais qu’il s’exprime à propos de ses positions politiques dont je saisi mal les tenants.
    « Ah ! vous savez, notre génération a été sacrifiée par la politique. Vous n’avez pas idée, vous qui êtes né après la guerre, de la férocité de la lutte que nous avons dû mener. C’est que la France, en ce temps-là, était dans une pagaille invraisemblable. Vous avez lu Les décombres, hein ? C’était ça, la France : tout y était corrompu, et nous sentions qu’il fallait dire non. Non à la corruption, non au désordre, non au communisme ! Mais allez : à part la lutte contre les « cocos », tout cela est du passé. Un jour, j’ai d’ailleurs écrit dans Rivarol que les gens de mon bord seraient prêts à confesser leurs erreurs, le jours où ceux du bord opposé en feraient autant… »
    Suivent quelques propos sur la situation politique actuelle, les « maos » en France, Sartre et la mort tragique d’Overney (« C’est ces intellectuels boutefeu qu’on devrait arrêter, et pas les petits gars qui militent ! », lance-t-il à ce propos), ou le rappel des jours qu’il passa à Sigmaringen en compagnie de Céline : « Il était inénarrable, surtout quand il insultait les Boches. D’une verve prodigieuse ! Il parlait véritablement sa littérature ! »
    Dans ses moments d’emportement, Rebatet semble cependant m’adresser un clin d’œil, comme sous l’effet de la distance prise : « Voyez-vous, je ne suis pas un politique. J’ai toujours été mal à l’aise dans ce monde-là. Et je ne suis pas un homme de lettres non plus, Disons que je suis une sorte de propagandiste de certaines idées. » Et comme je m’en étonne, il précise : « Oui, la littérature a toujours été, pour moi, un manifeste, comme dans Les décombres, ou un luxe et une joie, comme dans Les deux étendards. »
    Ensuite, comme je lui demande s’il n’y a pas aussi un moraliste chez lui : « Pas moraliste pour un sou s'il s’agit de défendre la Morale ou les Valeurs bourgeoises. Vous le savez bien : le capitalisme est une sorte de vol organisé. Mais si vous le prenez dans le sens où l’entendait un Brice Parrain, alors d’accord : moraliste, si l’on considère que la philosophie doit servir à améliorer l’homme… »

    Mais venons-en aux Deux étendards, dont il faut situer d’abord le cadre du grand débat qui s’y développe. Entre Paris et Lyon, trois jeunes personnages à l’âme ardente : Michel Croz, garçon de vingt ans qui débarque à Paris dans les années 1920 pour y achever ses études. Ancien élève des pères, qu’il abhorre, il découvre l’art et la volupté, ainsi que sa vocation d’écrivain. Parallèlement, son ami Régis Lanthelme, resté à Lyon, lui apprend qu’il va entrer chez les jésuites alors même qu’il vient de tomber amoureux fou d’une jeune fille du nom d’Anne-Marie. Michel tombe à son tour amoureux de la belle et, pour s’en approcher, tente de se convertir à la religion qui unit ses deux amis. Peine perdue. Or, fondu dans une histoire d’amour impossible (Anne-Marie ne pouvant suivre ni Régis ni Michel dans leurs croisades opposées pour le Ciel et la Terre), les débat des Deux étendards fait s’empoigner  un défenseur de la « religion des esclaves » (le christianisme selon Rebatet) et son contempteur, le nietzschéen Michel.
    « Michel Croz, m’explique l’écrivain, est un contestataire avant la lettre. Ce qui le concerne est en partie autobiographique. Il me ressemble. Mais à vingt ans, il est beaucoup plus intelligent que je l’étais, moi. En face de lui, Régis appartient au passé. On pourrait même dire que c’est un personnage historique, comme si le roman se déroulait au XVIe siècle. De nos jours, sa foi d’acier en ferait un intégriste rejeté par l’Eglise romaine, une sorte d’abbé de Nantes. Quant à Anne-marie, c’est vraiment ma fille. Elle a des traits de femmes que j’ai connues, sans doute, mais le personnage, dans sa vie propre et sa manière de s’exprimer, est entièrement inventé ».
    A la question, que je lui pose alors, de savoir où il se situe aujourd’hui par rapport à son roman, Lucien Rebatet me répond qu’il lui reste tout proche : « Comme je vous l’ai dit, la jeunesse m’y fait revenir sans cesse. Et puis, les jours où l’on se trouve dans un livre qui marche bien sont les plus beaux de la vie avec l’amour quand on est jeune… »
    J’aimerais en savoir plus, cependant, sur les circonstances dans lesquelles son roman a été composé.
    « Le 8 mai 1945, j’ai été arrêté par la Sécurité militaire à Feldkirch, en Autriche. J’étais parvenu au chapitre XXVII du livre. Grâce à ma femme, demeurée en liberté, qui se démena pour faire rapatrier mon manuscrit, j’ai pu reprendre mon travail en cellule. A Fresnes, j’étais enfermé en compagnie d’un bandit corse que je bourrais de romans policiers pour le faire taire. La condamnation à mort tomba le 23 novembre 1946. Dès lors, je passai 141 jours les chaînes aux pieds, pendant lesquels j’achevai ce qui allait devenir Les deux étendards. Enfin, sur l’intervention de Claudel, qui estimait qu’on ne pouvait exécuter l’homme qui avait déculotté Maurras, je fus gracié par Vincent Auriol le 12 avril 1947. ma peine étant commuée en travaux forcés, j’allais être transféré à Clairvaux, séparé de mon manuscrit pendant deux ans… »
    Evoquant sa captivité, Lucien Rebatet s’en rappelle les affres autant que les aspects positifs : « Sur le plan de l’existence quotidienne, ce fut un enfer stupide, même pour les politiques. Mais pour écrire, c’était extraordinaire. Tous les soirs, on m’enfermait dans une « cage à poules » de 2mx2m où régnait une paix royale. De six heures à minuit, j’écrivais sans discontinuer. En novembre 1949, enfin, la dactylographie de mon roman, représentant 2000 pages  environ, me parvint par une voie clandestine. J’y travaillai encore dix mois puis il me quitta, entièrement tapé, par l’entremise d’un charcutier qui fournissait notre cantine. Ma libération eut lieu l’année de la parution du livre, en juillet 1952, après sept ans de prison. »
    La conversation, largement arrosée de whisky, s’est prolongée des heures, jusqu’au déclin du jour. Après que Madame Rebatet eut annoncé la nécessité de se préparer pour une séance de cinéma (sous le nom de François Vinneuil, Rebatet tient aujourd’hui encore une chronique cinématographique, avec une pertinence qui n’a d’égale que sa connaissance encyclopédique de la musique), les interlocuteurs se sont levés dans la pénombre et se sont dirigés vers la porte sans que l’écrivain ne cesse de s’adresser à son visiteur: « L’art nous permet de mieux exister, n’est-ce pas ? Voilà ce qu’il nous reste, mon vieux : un certain nombre de valeurs aristocratiques, que ceux qui en ont le désir et la volonté doivent développer. La lucidité, d’abord, et la lucidité partout et à tout instant. Ce qui me paraît très grave, dans l’art d’aujourd’hui, c’est que de nombreux créateurs ne semblent tendre qu’au néant et à la désintégration. Ce qu’il nous faut, au contraire, c’est construire, réinventer des formes correspondant à notre temps, en individus et non en troupe grégaire, avec le « pied léger » cher à Nietzsche… »
    Rebatet3.jpgLucien Rebatet. Les deux étendards. Gallimard, collection Soleil, 1312p.
    A lire aussi : Une histoire de la musique. Robert Laffont, 1969.

    Photo de Lucien Rebatet en mars 1972: Paule Rinsoz.
    Lucien Rebatet est mort en septembre 1972.

  • De la folie ordinaire

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    (Le Temps accordé, Lectures du monde 2023)
     
    À la Maison bleue, ce mardi 24 janvier.- À en croire le visionnaire génial qu’était Stanislaw Ignacy Witkiewicz (1885-1939), ce qui caractériserait le XXe siècle et ses suites actuelles consisterait en une acclimatation graduelle et généralisée - comme on parle d’un cancer généralisé par métastases - de la folie, qui deviendrait la norme collective malgré les sursauts sporadiques de résistance personnelle ou autres mouvements de rejet.
    Witkacy (son surnom familier) s’est suicidé en 1939 alors que la Pologne allait subir les conséquences du déchaînement des deux folies collectives pas du tout ordinaires qu’étaient le nazisme et le communisme, non sans nous laisser un prodigieux héritage d’écrits (romans, pièces de théâtre, essais philosophiques,etc) redécouverts depuis les années 60 et dont les constats sont plus pertinents aujourd’hui que jamais, à commencer par son aperçu de la folie ordinaire et de ce qu’il appelle, lus particulièrement, le nivellisme, sur lequel se fondera un nouveau parti - et comment ne pas voir que les nivellistes sont aujourd’hui partout ?
     
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    Avant Orwell, mais après Dostoievski et Nietzsche , Witkacy a vécu dans sa chair la bascule d'un monde à l’autre en vivant de près la violence physique et métaphysique, et plus encore verbale et même érotique de la Révolution bolchevique.
    Sa folie personnelle qui était à la fois d’un artiste et d’un penseur puissamment sexué, d’un acteur en scène à mille masques et d’un farceur, était naturellement incompatible avec les idéologies communiste ou fasciste relevant de la démence la plus ordinaire, au même titre que le taylorisme à l’américaine ou les techniques actuelles de maintien du Bien-Être, comme il l’avait aussi pressenti en prophète du wellness nihiliste - et c’est sa propre folie, choisie comme un destin, et follement inventive parce que mimétique, qui lui aura permis de percevoir la montée en insignifiance de la folie acclimatée, notamment par la publicité normative et la monétisation d’un bonheur obligatoire , et de figurer les grands thèmes du nouveau fantastique social.
    La folie acclimatée est notre bain quotidien, dans lequel un jeune écrivain de tous les sexes - ce qui signifie inclusivement tous les genres - n’a qu’à puiser pour y trouver les ressources d’une représentation à fonction décapante, selon l’expression des médias.
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    Un bon exemple de cette démarche se trouve dans les premières pages, fondatrices à mes yeux, d’Extension du domaine de la lutte de Michel Houellebecq, dont le titre même singe le langage de la nouvelle idéologie gestionnaire - et le public l’a bien vu, surtout hors de France où l’on reste assez conventionnel en matière de critique panique et rétif à la franche singerie, pédantisme littéraire hexagonal oblige...
    Le problème évidemment, pour un jeune auteur multisexe, est de ne pas tomber dans le travers de la moquerie condescendante dans sa ressaisie phénoménologique des donnés de la folie ordinaire - Il lui faut aller au charbon: ne pas se contenter de dire des choses mais s’efforcer de les raconter.
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    Houellebecq en est là encore un bon exemple, de même que Martin Amis dans Lionel Asbo ou, plus près de nous, l’insolent Quentin Mouron dans un roman encore inédit traitant d’un jeune couple d’influenceurs vivant leur double vie sans bien savoir laquelle est réelle et laquelle virtuelle- ce qui n’a plus la moindre importance à l’époque où nos webcams baisent entre elles sans nous demander de mettre la main à la croupe, n’est-ce pas ?

  • Au profond Aujourd'hui

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    (Le Temps accordé, lectures du monde 2022)
     
    « Nous ne sommes pas désespérés: nous sommes dans la perplexité » (Emmanuel Berl)
     
    Pages de journal d’un cardiopathe, au tournant de l’année...
     
    Ce vendredi 30 décembre.- Je constate ce matin que j’ai oublié hier de prendre mes médicaments, ce dont mon corps et mon sommeil de la nuit dernière ont peut-être pâti ? Je n’en suis pas sûr, mais ce qui est certain est que les trois formules qui me sont venues ce matin découlent d’un mélange de fatigue et de lucidité qui marque une réaction naturelle à ma sempiternelle dispersion et à ma paresse surnaturelle...
    Je me suis dit : «Plus le temps», «Trop tard» et «Pas envie», pour m’inciter en somme à plus de rigueur dans la distribution de mes énergies.
    De fait, qu’il me reste trois mois à vivre, trois ou trente ans - que l’Éternel m’en préserve ! -, Le temps de bien faire ce qu’il me reste à accomplir se raccourcit avec les jours qui passent, dont il me semble parfois que je n’ai rien fait de bon, et j’ai beau me dire que j’en fait encore pas mal, jusqu'à apprendre le coréen (!) mais non: ce n’est pas assez !
    Quant à penser que c’est trop tard pour bien faire, la formule concerne le monde actuel tel que je le perçois, autant sinon plus que mon activité. Ou disons que celle-ci n’est plus vraiment en phase avec la société à laquelle je pourrais être relié, devenue atomisée voire inexistante même s’il existe encore des lecteurs et que des tas de livres paraissent.
    Enfin de vives envies demeurent , mais plus celle de me forcer à quoi que ce soit, et la simple envie de vivre se réduit en somme à l’envie de voir mes enfants, mes petits enfants et quelques amis, l’envie d’écrire et l’envie de lire, peut-être de publier encore quelques livres - trois sont prêts l'édition et sept autres suivent - et de voyager très loin (peut-être la Corée) ou en quelques villes aimées (Sienne, Cracovie ou Paris), et c’est à peu près tout il me semble...
    J’ai regardé hier soir un film genre sitcom évoquant la Playlist idéale d’un lycéen américain brillant à force de travail forcé sous l’impulsion de parents obsédés par son accession à la meilleure université - liste de tout ce qu’il n’a pu faire en ses jeunes années, tout occupé qu’il était à ses révisions, et qu’il ferait aujourd’hui après avoir tout envoyé promener.
    Or, en dépit de la fausse originalité de cette fantasmagorie «dissidente », cela m’a rappelé ce que pour ma part, j’ai évité de m’imposer dès mon rejet viscéral du monde universitaire, et tout ce que j’ai fait par plaisir, à commencer par tout le travail que j’aurai fait par seul plaisir ou presque...
    Mon manque total d’ambition sociale, mon goût du pouvoir à peu près inexistant, accordés à mon indépendance sans partage, et cependant partagée avec les mêmes dispositions personnelles de ma bonne amie, ont fait que je n’en ai fait qu’à ma tête jusqu’à notre rencontre, à 35 ans, ma seule concession (l’intégration régulière dans une rédaction) n’empêchant pas mon vrai travail de se poursuivre en élargissant par ailleurs mon expérience en société, parfois pour le pire mais plus souvent pour le meilleur.
    Ainsi ma propre playlist des envies inassouvies relève-t-elle de la fantaisie imaginative d’un enfant gâté regrettant de n’avoir pas été Rimbaud à quinze ans, Proust ou Mozart à la vingtaine, ni vécu à l’époque de Leonard de Vinci ou fait du vélo en Argovie avec Einstein, etc.
    Je lis ces jours le monstrueux Dysphoria mundi de Paul B. Preciado, représentant à peu près tout ce que je vomis des idéologies contemporaines fondées sur le ressentiment et la quête d’une espèce mutante illusoirement libérée, mais le monstre en question m’intéresse à proportion de son intelligence critique et de sa folie esthétique réellement singulière, il y a chez lui / elle un personnage qui aurait sans doute retenu l’attention de Witkiewicz ou même de Dostoïevski dans leur repérage respectif des démons significatifs de leur époque; enfin affronter le wokisme sans connaître la pensée précise des ses inspirateurs me semble insuffisant - et d’ailleurs tout n’est pas à jeter de l’observation sociale et politique pléthorique de ce cinglé...
    En alternance avec la lecture de Preciado, celle des essais de Pietro Citati me ramène à ma chambre haute et à ce qui m’a aidé à tenir debout depuis mes quinze-seize ans, à savoir la Littérature avec une grande aile et un seul tenant, une seule étoffe pour envelopper tous les avatars de l’humaine engeance, et ces jours, après la plongée proustienne de La colombe poignardée, c’est Le mal absolu qui brasse beaucoup plus large, de Robinson Crusoe a Potocki et Goethe, en prélude, avant un immense voyage dans les lettres de Jane Austen et les mystère d’Edgar Poe, les vertiges de Thomas de Quincey et les secrets de Pinocchio ou de Bovary, la surface profonde de Dickens et les profondeurs insondées de Freud, etc.
    Vous croyez avoir beaucoup lu et vous découvrez, ici, l’étendue enthousiasmante de votre ignorance ...

  • Le souffle de la vie

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    Du blog au livre imprimé... 

     

    Au lecteur

     

    Ce recueil, établi à la demande de Jean-Michel Olivier, directeur de la collection Poche Suisse aux éditions L'Age d'Homme, rassemble une partie de mes Carnets de JLK, blog littéraire ouvert sur la plateforme HautEtFort en juin 2005. Proposant aujourd’hui quelque 1800 textes, dans les domaines variés de la littérature et des arts, de l’observation quotidienne et de la réflexion personnelle, entre autres balades et rencontres, ces Riches heures de lecture et d’écriture s’inscrivent dans le droit fil des carnets manuscrits que je tiens depuis une quarantaine d’années, qui ont déjà fait l’objet de deux publications : Les Passions partagées (1973-1992) et L’Ambassade du papillon (1993-1999).

    En outre, ces Carnets de JLK illustrent plus particulièrement les virtualités nouvelles, et notamment par le truchement de l’échange quotidien avec plusieurs centaines de lecteurs, de cette forme de publication spontanée sur l’Internet, qu’on appelle weblog ou blog.

    Dans l’univers chaotique qui est le nôtre, où le clabaudage et la fausse parole surabondent, ces carnets se veulent, au-delà de tous les sursauts de méfiance ou de mépris, la preuve qu’une résistance personnelle est possible à tout instant et en tout lieu pour quiconque reste à la fois attentif à la rumeur du monde et à l’écoute de sa voix intérieure. À l’inattention générale, ils aimeraient opposer un effort de concentration et de réflexion au jour le jour, ouvrant une fenêtre sur le monde.

     

      

     

    PaintJLK1.JPGSOUS LE REGARD DE DIEU. - Pasternak disait écrire « sous le regard de Dieu », et c’est ainsi que je crois écrire moi aussi, sans savoir ce que cela signifie. Disons que ce sentiment correspond à l’intuition d’une conscience absolue qui engloberait notre petit texte de rien du tout dans une grande partition. Ce sentiment relève de la métaphysique plus que de la foi, mais je n’en suis même pas sûr. Il n’est pas d’un croyant, au sens des églises et des sectes, mais cela aussi se discute. Il oscille entre la philosophie non académique de penseurs qui n’ont cessé de m’éclairer (de Gustave Thibon à René Girard), le Grand Récit de la science tel que l’évoque un Michel Serres, l’art et la poésie, l’Eros et la tragédie, Apollon et Dionysos, Rabelais et Pascal, le Christ et le Tao, mais je le voudrais à l’instant sans référence aucune.

    J’écris tous les jours « sous le regard de Dieu », et notamment par le truchement de mes Carnets de JLK.  Cela peut sembler extravagant, mais c’est vrai. J’écris tous les jours sous le regard d’environ 500 inconnus fidèles, qui pourraient aussi bien être 5 ou 500.000 sans que cela ne change rien : je n’écris que pour moi, non sans penser à toi et à lui, à elle et à eux.

    Ecrire «sous le regard de Dieu» ne se réduit pas à une soumission craintive mais nous ouvre à la liberté de l’amour. Celle-ci va de pair avec la gaîté et le respect humain qui nous retient de caricaturer Mahomet autant que de nous excuser d’être ce que nous sommes. L’amour de la liberté est une chose, mais la liberté d’écrire requiert une conscience, une précision, un souci du détail, une qualité d’écoute et une mesure du souffle qui nous ramène « sous le regard de Dieu ».

     

     

    A LA DESIRADE. – Nous entrons dans la nouvelle année par temps radieux et la reconnaissance au cœur alors que tant de nos semblables, de par les monde, se trouvent en proie au malheur, à commencer par les victimes des terribles tsunamis qui viennent de dévaster les côtes de l’Asie du sud-est.

    A La Désirade, la vision de ma bonne amie qui fait les vitres me semble la plus belle image de la vie qui continue…

                                                                                                                  (1er janvier 2005)

     

          

    ÉCRIRE COMME ON RESPIRE. -  Ce n’est pas le chemin qui est difficile, disait Simone Weil, mais le difficile qui est le chemin. Cela seul en effet me pousse à écrire et tout le temps: le difficile.
    Difficile est le dessin de la pierre et de la courbe du chemin, mais il faut le vivre comme on respire. Et c’est cela même écrire pour moi : c’est respirer et de l’aube à la nuit.

    Le difficile est un plaisir, je dirai : le difficile est le plus grand plaisir. Cézanne ne s’y est pas trompé. Pourtant on se doit de le préciser à l’attention générale: que ce plaisir est le contraire du plaisir selon l’opinion générale, qui ne dit du chemin que des généralités, tout le pantelant de gestes impatients et des semences jetées à la diable, chose facile.

    Le difficile est un métier comme celui de vivre, entre deux songes. A chaque éveil c’est ma première joie de penser : chic, je vais reprendre le chemin. J’ai bien dormi. J’ai rêvé. Et juste en me réveillant ce matin j’ai noté venu du rêve le début de la phrase suivante et ça y est : j’écris, je respire…

    Tôt l’aube arrivent les poèmes. Comme des visiteurs inattendus mais que nous reconnaissons aussitôt, et notre porte ne peut se refermer devant ces messagers de nos Ailleurs...

    La plupart du temps, cependant, c’est à la facilité que nous sacrifions, à la mécanique facile des jours minutés, à la fausse difficulté du travail qui n’est qu’une suite de gestes appris et répétés. Ne rien faire, j’entends ne rien faire au sens d’une inutilité supposée, ne faire que faire au sens de la poésie, est d’une autre difficulté ; et ce travail alors repose.

     

     

             L’ENFANT. – Edmond Jaloux remarque  qu’à quarante ans, peu avant sa mort, Proust était encore un enfant. C’est aussi mon cas à cinquante-sept ans, malgré la paternité dûment assumée et vingt ans de vie conjugale régulière. Pour l’essentiel je suis resté tel que j’étais à dix ans, juste avant la puberté. Ensuite je le suis resté malgré le trouble entêtant du sexe, très sporadique au demeurant jusqu’à l’âge de dix-huit ans, ensuite plus envahissant et parfois obsédant à outrance, par périodes en tout cas.

    Or il faudra que je décrive, un jour, cette folie circulaire de l’obsession qui se nourrit elle-même comme la Bête inassouvie de Dante, telle que je l’ai vécue à un moment donné.

                                                                                                                                (2 janvier)

     

    PASSEUR. - Il en va de la critique littéraire comme du gardiennage de ménagerie, avec les obscures servitudes et les satisfactions jubilatoires qui en découlent assez semblablement. L’on pourrait dire qu’il y a du Noé chez le passeur de livres appelé à faire cohabiter, dans son arche, les espèces les plus dissemblables, voire les plus adverses.

    Cela suppose une empathie à peu près sans limites, et qui requiert un effort souvent inaperçu. Sans doute ne s’étonne-t-on pas, au jardin zoologique, de ce que tel formidable Sénégalais commis au ravitaillement du tigre royal entretienne, à la fois, un sentiment délicat à l’égard de la gazelle de Somalie ou de la tourterelle rieuse. Mais voit-on assez quel amour cela dénote ? De même paraît-il naturel qu’un passeur de livres défende à la fois la ligne claire de Stendhal ou de Léautaud et les embrouilles vertigineuses de Proust ou l’épique dégoise de Céline, ou encore qu’il célèbre les extrêmes opposés de la nuit dostoïevskienne et des journées fruitées de Colette. Or cela va-t-il de soi ?

    L’on daube, et non sans raison, sur le flic ou le pion, le médiocre procustéen, l’impuissant enviard à quoi se réduit parfois le critique. Mais comment ne pas rendre justice, aussi, à tous ceux-là qui s’efforcent, par amour de la chose, d’honorer le métier de lire ?

    Car il n’est pas facile de distribuer ses curiosités entre toutes les espèces sans tomber dans l’omnitolérance ou le piapia au goût du jour, puis de maintenir une équanimité dans l’appréciation qui pondère à la fois l’égocentrisme de l’Auteur, le chauvinisme non moins exclusif de l’Editeur et les tiraillements de sa propre sensibilité et de son goût personnels. Cet équilibrage des tensions relève du funambulisme, mais c’est bel et bien sur ce fil qu’il s’agit d’avancer pour atteindre le Lecteur.

     

     

    Powys.jpgLITTÉRATURE. - C’est un formidable ouvroir de lecture potentielle que Les plaisirs de la littérature de John Cowper Powys, dont il faut aussitôt dégager le titre de ce qu’il peut avoir aujourd’hui de faussé par la résonance du mot plaisir, accommodé à la sauce du fun au goût du jour. Les plaisirs de Cowper Powys n’ont rien d’une petite secousse ou d’un délassement d’amateur mais relèvent de la plus haute, extatique jouissance, à la fois charnelle et spirituelle. En outre le Powys lecteur n’est pas moins créateur que le romancier, qui nous entraîne dans une sorte de palpitante chasse au trésor en ne cessant de faire appel à notre imagination et à notre tonus critique.

    «Toute bonne littérature est une critique de la vie», affirme John Cowper Powys en citant Matthew Arnold, et cette position, à la fois radicale et généreuse, donne son élan à chacun de ses jugements, et sa nécessité vitale. Pour John Cowper Powys, la littérature se distingue illico des Belles Lettres au sens académique de l’expression. La littérature concentre, dans quelques livres qu’il nous faut lire et relire, la somme des rêves et des pensées que l’énigme du monde a inspiré à nos frères humains, et toutes les «illusions vitales», aussi, qui les ont aidés à souffrir un peu moins ou à endurer un peu mieux l’horrible réalité –quand celle-ci n’a pas le tour radieux de ce matin.

    Rien de lettreux dans cette approche qui nous fait revivre, avec quelle gaîté communicative, les premiers émerveillements de nos lectures adolescentes, tout en ressaisissant la substantifique moelle de celles-ci au gré de fulgurantes synthèses. Rien non plus d’exhaustif dans ces aperçus, mais autant de propositions originales et stimulantes, autant de germes qu’il nous incombe de vivifier, conformément à l’idée que «toute création artistique a besoin d’être complétée par les générations futures avant de pouvoir atteindre sa véritable maturité».

    Cette idée pascalienne d’une «société des êtres» qui travaillerait au même accomplissement secret du «seul véritable progrès» digne d’être considéré dans l’histoire des hommes, «c’est-à-dire l’accroissement de la bonté et de la miséricorde dans les cœurs» à quoi contribuent pêle-mêle les Ecritures et Rabelais, saint Paul et Dickens ou Walt Whitman, entre cent autres, ne ramène jamais à la valorisation d’une littérature édifiante au sens conventionnel de la morale. D’entrée de jeu, c’est bien plutôt le caractère subversif de la littérature que l’auteur met en exergue. «Une boutique de livres d’occasion est le sanctuaire où trouvent refuge les pensées les plus explosives, les plus hérétiques de l’humanité», relève-t-il avant de préciser que ladite boutique «fournit des armes au prophète dans sa lutte contre le prêtre, au prisonnier dans sa lutte contre la société, au pauvre dans sa lutte contre le riche, à l’individu dans sa lutte contre l’univers». Et de même trouve-t-il, dans l’Ancien Testament, «le grand arsenal révolutionnaire où l’individu peut se ravitailler en armes dans son combat contre toutes les autorités constituées», où le Christ a puisé avant de devenir celui que William Blake appelait le suprême Anarchiste «qui envoya ses septante disciples prêcher contre la Religion et le Gouvernement».

    Rebouteux des âmes, John Cowper Powys nous communique des secrets bien plus qu’il ne nous assène des messages. Les ombres, voire l’obscénité de la littérature ne sollicitent pas moins son intérêt que ses lumières et ses grâces, et s’il répète après Goethe que «seul le sérieux confère à la vie un cachet d’éternité», nul ne pénètre mieux que lui les profondeurs de l’humour de Shakespeare ou de Rabelais.

    A croire Powys, le pouvoir suprême de la Bible ne tient pas à sa doctrine spirituelle ou morale, mais «réside dans ses suprêmes contradictions émotionnelles, chacune poussée à l’extrême, et chacune représentant de manière définitive et pour tous les temps quelque aspect immuable de la vie humaine sur terre». La Bible est à ses yeux par excellence «le livre pour tous», dont la poésie éclipse toutes les gloses et dont trois motifs dominants assurent la pérennité: «la grandeur et la misère de l’homme, la terrifiante beauté de la nature, et le mystère tantôt effrayant et tantôt consolant de la Cause Première». Mais là encore, rien de trop étroitement littéraire dans les propos de ce présumé païen, dont le chapitre consacré à saint Paul nous paraît plus fondamentalement inspiré par «l’esprit du Christ» que mille exégèses autorisées.

    Cet esprit du Christ qui est «le meilleur espoir de salut de notre f… civilisation», et qui se réduit en somme à l’effort séculaire d’humanisation des individus, constitue bonnement le fil rouge liant entre eux les vingt chapitres des Plaisirs de la littérature, courant d’un Rabelais dégagé des clichés graveleux aux visions christiques de Dickens et Dostoïevski, d’Homère fondant un «esprit divin de discernement» à Dante nous aidant à «sublimer notre sauvagerie humaine naturelle pour en faire le véhicule de notre vision esthétique», ou de Shakespeare, à qui l’humour ondoyant et sceptique tient lieu de philosophie, à Whitman qui suscite «une extension émotionnelle de notre moi personnel à tous les autres «moi» et à tous les objets qui l’entourent».

    De la même façon, notre «moi» de lecteur, dans cette grande traversée de plein vent ou s’entrecroisent encore les sillages de Montaigne et de Melville, de Cervantès et de Proust, de Milton et de Nietzsche, se dilate sans se diluer, l’énergie absorbée par cette lecture se transformant finalement en impatience vive de remonter à chaque source et de sonder chaque secret.

     

     

    CÉLINE. - A la fois passionné et constamment exaspéré par le personnage, et presque chaque phrase de Céline. Le type du hâbleur celte. Celui qui la ramène. Le mec. Celui qui en a. L’homme à qui on ne la fait pas. Le cynique. Fort en gueule, mais picaro trouillard. Un peu tout ça…

     

    Ne plus parler de la chose à faire, mais la faire.

     

     

    Proust2.jpgSUR PROUST. - Edmond Jaloux parle du caractère d’anormalité de Marcel Proust, à tous égards extraordinaire, en précisant cependant le type de complexion de l’écrivain, sans pareil au XXe siècle, puis il en détaille les aspects de l’œuvre, la fresque sociale et les insondables intuitions psychologiques, enfin ce qu’il préfère qui ressortit à la poésie et rapproche Proust de Shakespeare: «Il y a chez Proust une sorte de comédie féerique, qui se joue de volume en volume, et qui est traversée par les mêmes éclaircies de beauté, les mêmes poudroiements d’irréel qu’il y a dans Comme il vous plaira ou la Douzième nuit. Brusquement, dans son examen sarcastique et minutieux de la vie mondaine, Marcel Proust s’interrompt presque sans transition. C’est que quelque chose de la Nature vient d’intervenir, de lui apporter sa bouffée et sa couleur, et qu’il est impossible de ne pas tout interrompre pour chanter ce monde avec autant de fraîcheur que Théocrite ou que Virgile.»

     

     

    Celui qui n’a plus de goût à la vie / Celle qui se fixe des programmes /  Ceux qui se taisent.

     

     

    DE NOS ENFANTS. - En resongeant à ce que me disait Nancy Huston à propos de Tzvetan Todorov et de ses rapports avec son enfant d’une première femme, je me dis que le sens est donné à notre vie par l’attention et le souci qu’on lui consacre. Elle voyait cet homme tout faire pour l’enfant dont la mère était absente, et c’est ainsi que la mère ligotée, en elle, par ses préjugés féministes, s’est émancipée au meilleur sens du terme.

    De la même façon, la relation entre ma bonne amie et moi n’a cessé de se consolider par l’attention partagée que nous avons consacrée à S. et J., dès leurs premiers jours et jusqu’à maintenant.

     

     

    ENCORE PROUST. - Ce que dit Edmond Jaloux à propos de la meilleure façon de lire Proust, comme à vol d’oiseau, en ne cessant de considérer à la fois le détail et l’ensemble du temps et des lieux de la Recherche, rejoint ce que je me disais tout à l’heure à propos des accrocs de la vie, que ma sensibilité excessive (même catastrophique, disait Pierre Gripari) tend à grossir trop souvent. Evoquant la «contemplation du temps» à laquelle s’est livré Proust, Edmond Jaloux écrit «qu’on voit aussi à quel point nos sentiments sont, en quelque sorte, des mythes créés par nous-mêmes pour nous aider à vivre, des heures de grâce accordée à notre insatiabilité affectueuse, mais des heures qui n’ont pas de lendemain, puisqu’il nous est parfois impossible de comprendre, quand le vertige que nous communique un être est terminé, de quoi était fait ce vertige».

     

     

    CHARLES-ALBERT. - La phrase de Céline est certes une musique, mais de savoir le musicien si mythomane et méchant me gâte la mélodie, tandis que je ne cesse d’être enchanté par la musique de Cingria.

     

       

    Céline3.jpgCÉLINE. - Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, le chroniqueur inspiré de Nord, pour mieux rejeter le pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefs-d'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Féerie pour une autre fois ou Guignol's Band.

    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne et conséquent), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » de l'intempestif, comme s'y est employée sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.

    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type, un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

     

    Celui qui pense que tout Dieu de guerre est une caricature / Celle qui fermait les yeux tandis qu’un chevalier de la foi chrétienne la violait / Ceux qui refusent de s’asseoir à la table des moqueurs

     

     

    CALAFERTE. - Partagé, en lisant Louis Calaferte, entre l’adhésion et la réserve. Il y a chez lui de l’écrivain authentique et du ronchon caractériel qui m’intéresse tout en me déplaisant parfois par l’aigreur que j’y trouve.

            

     

             Que l’amour est ma seule balance et ma seule boussole, j’entends : l’amour d’L.

     

     

    DE L’HUMILIATION. - D’où vient le ressentiment? D’où viennent les pulsions meurtrières? D’où vient le crime ? C’est à ces questions que répondent les romans de Patricia Highsmith. Or, lorsque je lui ai demandé ce qui, selon elle, faisait le criminel, elle m’a répondu sans hésiter que c’était l’humiliation. Mais n’est-ce pas faire peu de cas de ce qu’il y a de mauvais en l’homme, lui ai-je objecté ? Alors elle de me regarder comme un adversaire possible et de se taire. Et moi de me taire, aussi, sans oser lui demander si la perversité de Tom Ripley ne lui a pas procuré, à elle également, cette espèce de plaisir trouble que le personnage met à se venger ?

     

     

    Vallotton.jpgFÉLIX VALLOTTON. - Bien m’en a pris de faire escale à l’exposition Vallotton, dont les couleurs irradient puissamment de salle en salle. Quelle fulgurance et quelle liberté, quelle poésie douce et dure à la fois, glaciale et brûlante. Vallotton est aussi suisse et fou qu’un Hodler, en plus ornemental parfois (même s’il y a aussi de l’ornement de circonstance chez Hodler) mais aussi débridé dans ses visions, et notamment dans ses crépuscules incendiaires et ses à-plats véhéments.

    Vallotton (1865-1925) avait treize ans de plus que Ramuz. Il laisse 500 peintures et une masse de gravures illustrant, avec une virulence expressionniste plus germanique ou nippone que française, la chronique d’une époque. Proche à certains égards d’un Munch, notamment face au désir, mais moins libre et sensuel, moins tragique aussi, que celui-là, du moins en apparence: plus coincé, plus glacé. La ligne plus  importante chez lui que les couleurs. Un sourire pincé à la Jules Renard, surtout dans ses gravures. On l’a dit peintre de la raison, mais c’est un jugement par trop français, car la folie couve là-dessous.

                                   (Kunstmuseum de Berne, 26 janvier).

     

     

    Witkiewicz5.JPGWITKIEWICZ ET LE ROMAN. - A quoi tient le refus du roman manifesté par Witkiewicz? Il me semble que c’est le rejet d’un genre insuffisant à ses yeux. Il cherche certes la simplification en philosophe, il  revient du multiple au concept, mais l’écrivain en lui part du singulier pour aller à l’universel. Or la notion de roman elle-même ne pèse plus lourd pour cette nature apocalyptique. Au demeurant, dans les mêmes années et sous le même empire d’un rêve totalisant de tout-dire, la Recherche proustienne est-elle seulement un roman? N’est-ce pas plutôt une immense chronique, comme le sont celles de Céline? À creuser. Mais pour le moment, c’est bel et bien comme des romans que je lis L’Adieu à l’automne ou L’Inassouvissement, tant leur masse organique et leur temps intime relèvent à mes yeux de ce genre-là.

     

     

    WITKACY CE MATIN. - Lever de soleil d’hiver sur fond de ciel pervenche, tandis que cela se couvre. Voix de ma bonne amie. Jappements du chien Filou. Fumet du café. Oiseaux en nombre au McDo de la Désirade. Toute  une bonne vie à côté de laquelle l’agitation intellectuelle, les « débats essentiels» et autres controverses exacerbées, émaillant Une seule issue, de mon cher Witkacy, me semblent un peu vains, dilués dans une certaine confusion.

    S’il avait de formidables dons artistiques, Witkiewicz, apôtre de la forme pure, n’a jamais pu, et tant mieux peut-être, aboutir à celle-ci comme un Monet ou un Bacon.  Lui qui rêvait de s’accomplir en peinture ou au théâtre, n’y est parvenu à mes yeux que dans ses roman fourre-tout. Avec L’Adieu à l’automne et L’Inassouvissement, c’est ainsi dans le roman, qu’il prétendait un genre hybride et mineur, qu’il a donné le meilleur. Il se voulait essentiellement philosophe, alors qu’il est surtout artiste, je dirais plutôt médium d’une société chaotique.

    A propos de l’individu, dont la complexion physique et psychique compte pour beaucoup à la base de cette œuvre, Constantin Regamey, dont je me rappelle la figure de grand spectre lunaire à long manteau, dans les couloirs de la faculté des Lettres de Lausanne, écrit ceci d’éclairant quoique par trop empreint de morgue universitaire: «Il avait des œillères qui ne lui permettaient pas de soutenir une véritable discussion ni de s’informer de ce qui se faisait ailleurs». Et cette conclusion à la fois lucide, cruelle, juste et injuste à la fois: «En fait c’était un insatisfait psychique, un complexé, mais pas un malade, sûrement pas un fou, plutôt un génie».

                                                                                                  (A La Désirade, ce 31 janvier)

     

     

    DE L’AURA. – Certains êtres sont poétiques, je dirais plus exactement : diffusent une aura. Il y a cela chez ma bonne amie et chez tous ceux que j’aime, non du tout au sens d’un clan confiné de quelques- uns mais d’une famille sensible très élargie de gens dont l’âme rayonne à fleur de peau.

     

     

    CONSTAT. - Je me dis parfois que ma vie actuelle est le résultat d’un malentendu, puis je me dis que non: que cette vie est le produit de tout ce que j’étais à l’origine et de ce que je suis devenu, conduit par une invisible main en dépit de mes errances.

                                                                                                   (A la Désirade, ce 4 février)

     

     

    DES SENTIMENTS ET DES LIEUX. - La lecture de Rien que des fantômes de Judith Hermann, qui évoque, comme personne aujourd’hui, les désarrois intimes de la jeunesse occidentale, de Berlin et de partout, dans un climat de déglingue où se cherchent et se perdent autant d’écorchés vifs - cette immersion sensible m’impatiente d’écrire à mon tour d’autres nouvelles, et plus précisément: des nouvelles de nostalgie, des nouvelles de lieux et de douleur, des nouvelles de bonté et d’apaisement. Je me rappelle à l’instant que Nancy Huston a particulièrement aimé L’Ange du cabanon, qu’elle m’a dit la plus belle histoire du Maître des couleurs, et c’est cela même que je crois avoir donné là: une nouvelle de nostalgie et de lieu, de douleur et de bonté.

     

      

    A certains moments il n’y a plus que ça de vrai: une ligne après l’autre, une ligne après l’autre. C’est cela qui me relie à moi-même à l’encre verte: une ligne après l’autre.

     

     

    Hermann0001.JPGJUDITH HERMANN. - Judith Herman a en elle un puits de larmes. En tout cas j’avais été saisi, dès son premier recueil de nouvelles, Maisons d’été, plus tard, par l'originalité et la maturité, la clarté et la complexité, la puissance expressive et l'hypersensibilité qui caractérisent son art si singulier consistant à mêler, à des situations vécues au présent avec une grande intensité - tout y est concret, sensuellement palpable, rendu avec une plasticité rappelant parfois les expressionnistes - le tremblement profond du temps et son poids de plus en plus perceptible avec l'âge. S'il y a de la mélancolie dans les nouvelles de Judith Hermann, dont procède le plus lancinant de son blues souvent râpeux, jamais elle  ne cède à la délectation morbide. Dans la filiation des nouvelles berlinoises de Nabokov, on est au contraire saisi par la vitalité de ses personnages et par le dynamisme de son écriture. Son exploration des «vies possibles» illustre une imagination romanesque souvent en défaut aujourd'hui. Il ya de la fée chez elle, mais aussi de la sorcière : à la première, elle emprunte la capacité d'enchantement et à la seconde une sorte d'humour grinçant et cette implacable lucidité enfantine (mais jamais infantile) qu'elle promène sur la société en faisant dire à l'un de ses personnages «est-ce qu'il faut vraiment que ce soit comme ça?».

    Par-delà l'aura de poésie et, parfois, de magie qui émane de cet univers, c'est aussi bien à la réalité des êtres, et douloureuse, et à tel sentiment d'insuffisance rappelant un Fassbinder, qu’achoppe Judith Hermann.

    Avec Rien que des fantômes, son deuxième livre, on retrouve d’ailleurs les  même personnages errants et plus ou moins blessés s' agrippant les uns aux autres comme des naufragés, pour autant de rendez-vous manqués ou décalés, non loin des élégies de Peter Handke et  dans le ton aussi d'un certain post-romantisme urbain imprégnant le cinéma allemand d'après-guerre, par exemple dans La balade de Bruno S. de Werner Herzog. La nouvelle éponyme du recueil, qui se déroule dans un sinistre motel d'Austin (Nevada), où se retrouve un couple d'amis allemands traversant les Etats-Unis comme deux âmes en peine, s'inscrit aussi bien dans le droit fil de cette observation panique. En revanche, l'approche des personnages est marquée, chez Judith Hermann par une perception plus empathique et chaleureuse, sensuelle et presque animale, des rapports humains, auxquels se mêlent un dévorant besoin d'affection et une constante nostalgie d'on ne sait quel monde plus beau et plus pur, quelque chose qui a été perdu, que l'on chercherait à retrouver au fond d'une «caisse remplie d'objets anciens, absurdes, merveilleux», et dont on ne retrouverait finalement que le souvenir du souvenir …

     

    CLIMATS. - Je suis tout à fait saisi et même plus: hanté par les atmosphères et la substance affective des nouvelles de Judith Hermann. Il y a là-dedans une mélancolie, une tristesse, mais une tendresse aussi que je n’ai rencontrées nulle part ailleurs à cet état de densité et de clarté dans la jeune littérature actuelle.

     

     

    Calaferte.jpgRECONNAISSANCE. - Louis Calaferte est mort à peu près oublié, et j’ai comme l’impression qu’il l’a cherché, guère plus pressé de se montrer aimable avec les uns et les autres, mais à mes yeux il ne cesse de vivre (je poursuis ces jours la lecture de ses Carnets de 1989) et c’est cela aussi que j’aimerais susciter après ma disparition de la part de quelques lecteurs: cette reconnaissance que m’inspire cette citation : «Notre seule honorable mesure est celle de l’amour et de la compassion.»

     

     

    DE L’AMITIÉ. - Je n’ai qu’à recopier ceci, de Calaferte aussi, pour me sentir proche de cet ami intransigeant: «En amitié, les déceptions nous sont plus tristes qu’amères. Il s’était établi un courant de confiance qu’on croyait inébranlable, puis intervient la fissure nous laissant comme démuni. Ce qu’on comprend difficilement, c’est qu’on puisse en ces régions de la sensibilité agir avec une complète désinvolture insouciante, comme on le voit fréquemment de la part de certains qui, pour nous séduire, ont usé de l’attrait de leurs qualités, tout à coup lâchant bride à l’indifférence froide qui, au fond, les mène».

    Je souligne cette expression si bien appropriée à certains de mes amis perdus: «l’indifférence froide». Et du même coup, je vois mieux apparaître ce qu’a, parfois, été la mienne…

     

     

    Piroué.jpgGEORGES PIROUÉ. - C’est une drôle d’impression que j’ai éprouvée aujourd’hui en apprenant que Georges Piroué était mort, et mort déjà le 7 janvier dernier, sans que personne ne se soit avisé d’en faire le moindre communiqué, pas même la Bibliothèque de la Chaux-de-Fonds qui avait hérité de son fonds d’archives. Un confrère, dont les parents étaient liés aux Piroué, vient en outre de m’apprendre qu’ils étaient trois à l’enterrement: le mort, son amie très malade et l’employé des pompes funèbres. Pour un homme qui a tant fait pour les autres écrivains, c’est bien affligeant, mais en somme à l’image de cette époque.

    (A La Désirade, ce lundi 7 février)

     

     

    CLASSE MOYENNE. - Millenium people, de J.G. Ballard, est une véritable mine d’observations et de déductions sur la société atomisée et paralysée d’ennui dans laquelle nous vivons en Occident, tout à fait dans le ton grinçant et détaché qui me convient ces jours. La scène de l’émeute dans le camp de concentration pour chats de luxe attaqué par des furies qui assimilent félidés d’élevage et prisonniers politiques, est un régal. Il y a, là-dedans, une quantité de notations qui en appellent autant d’autres que je consigne au fur et à mesure dans les marges du livre.

    C’est qu’il se passe tant de choses, dans la « dissociété » qui nous entoure, dont si peu d’écrivains rendent compte. D’autant plus intéressante, alors, me semble la démarche de Ballard, qui détaille les séquelles du sentiment de mécontentement et de révolte éprouvé par les représentants de la classe moyenne. J’y vois l’essentiel du malaise actuel, omniprésent dans nos villes, nos bureaux et nos journaux. Une espèce de paranoïa sévit dans les têtes. Ballard met le doigt sur le ras-le-bol des gens ordinaires lié à la perte du sens de leur existence et à l’enfermement et à l’étriquement que ressentent de plus en plus de gens supposés de plus en plus libres.

     

     

    APPRENTISSAGE. – Je reconnais un bon maître au bon effet de sa parole et, plus encore, à la qualité de présence découlant de cette parole, à la chaleur et à la lumière de cette présence, à la façon dont cette parole et cette présence nous dépassent l’un et l’autre et nous délivrent l’un de l’autre. Un bon maître disparaît au moment de l’apprentissage, il n’attend pas que je le regarde mais me regarde regarder La Chose qu’il m’a demandé de regarder, qu’à mon tour je donnerai à regarder. A cet égard, le bon Monsieur Thibon est le parangon du bon maître.

     

     

    Lecteur7.jpgUN LECTEUR HEUREUX. - C’est une sorte de forêt enchantée que nous font parcourir les Mémoires d’un lecteur heureux de Georges Piroué, dans laquelle s’appellent et se répondent les innombrables voix d’une conversation à la fois intime et universelle. Peu de livres illustrent, avec autant de minutieuse attention, de marque personnelle et de qualité d’accueil, la merveille que c’est de lire et le malheur que ce serait d’en être privé. On verra dans ces pages quel grand lecteur a été Georges Piroué au fil de sa vie, mais ce n’est pas d’exploits qu’il s’agit chez cet homme discret peu porté à la forfanterie, ainsi qu’il l’explique d’ailleurs tranquillement: « Je confesse volontiers mon respect pour l’exercice réussi de la précision. Penchant que je tiens des enseignements de l’école, de mes origines jurassiennes, de la méticulosité horlogère au sein de laquelle j’ai vécu et peut-être aussi du prosaïsme de ma mère qui m’a inculqué le principe de ne jamais dépasser ni ma pensée, ni ma perception des choses. Toute exaltation de quelque nature qu’elle soit a toujours été pour moi signe de mauvais goût ou de ridicule, menace de danger ». Cela étant, la passion de lire est d’autant plus vive chez Piroué qu’elle se concentre dans l’attention scrupuleuse et l’écoute réitérée à travers les années.

    C’est d’abord comme à tâtons que le lecteur-écrivain nous entraîne dans la selva oscura de sa mémoire confondue à une manière de soupe originelle d’où émergent, de loin en loin, tel visage ou telle silhouette, l’esquisse de tel geste annonçant toute une scène ou l’écho de telle voix préfigurant le développement de trois fois trente-trois chants.

    Les premiers paysages et les premières figures entrevus par le rêveur-lecteur (le premier terme ne sera pas moins important que le second) dans sa remémoration d’une réalité fondamentale dégagée des ténèbres par ses premières absorptions, évoquent une lande désolée où des bergers se retrouvent autour d’un feu (et bientôt l’un d’entre eux va peut-être parler, et peut-être un Tourgueniev sera-t-il là aussi pour écouter dans le clair-obscur), et se regroupent alors diverses réminiscences, comme aimantées par l’image initiale.

    Une lecture orale, par sa mère, lors d’une de ses maladies d’enfant, a-t-elle ancré au cœur de l’écrivain le souvenir de La Prairie de Biega, des Récits d’un chasseur, auquel est liée la vision nocturne (et quasi préhistorique) d’une tête de cheval, ou bien sa première lecture de la nouvelle, vers l’âge de seize ans, a-t-elle marqué la scène du sceau de sa vision d’adolescent ? Ce qui est sûr, et qui fonde le développement de toute la méditation qui suit, rassemblant d’autres souvenirs de lecture (Stevenson et son âne dans les Cévennes, les bergers de Tchekhov dans La Fortune, puis le chasseur Maupassant, la guerre, la chasse au loup), c’est que la lecture et la mémoire ont travaillé de concert à révéler la véracité (un mot que Piroué semble préférer au terme de vérité) de ces motifs à valeur d’archétypes en les éclairant les uns par rapport aux autres pour mieux les faire signifier.

    Ce qui émerveille et qui surprend à chaque pas, dans ce parcours, c’est la remarquable liberté que Georges Piroué manifeste dans ses rapprochements, dont la pertinence découle de sa propre autobiographie de lecteur. Le voici par exemple, et avec quelle justesse affectueuse, parler de Thoreau, dont on sent que l’hyperréalisme mystique, et la langue parfaitement transparente, conviennent à sa propre nature contemplative et à son esthétique littéraire peu portée au gongorisme. Or la compréhension en profondeur de Thoreau amène Piroué à une mise en rapport lumineuse (« A travers lui Rousseau et Proust se donnent la main ») qui détermine aussitôt une double mise au point: « Avec cette différence que Rousseau n’est parvenu à son état d’ataraxie qu’après s’être obstiné à échapper à la société de son temps par l’utopie politique. Il voulait d’un réel réformé. Avec aussi, concernant Proust, la différence que celui-ci, en aiguisant ses sens, lorgnait du côté de leur utilisation à des fins artistiques. Il voulait d’un réel esthétique. Et tous deux, de manière différente, conservaient, en bons Français, des attaches avec la société, tandis que Thoreau les avait dénouées. »

    Quant à notre lecteur, c’est bien plutôt « en bon Suisse » qu’il progresse avec l’absence de préjugés ou de snobisme des ressortissants des petites nations, l’ouverture à toutes les cultures que favorise naturellement notre éducation multilingue, la modestie des terriens et la défiance envers toute rhétorique creuse. Mais son vice impuni n’est pas moins d’un lettré européen, qui le fait tutoyer Leopardi (« Giacomo, amico mio ») dans une admirable lettre de reconnaissance, au double sens du terme; éclairer Tolstoï d’une lumière révélatrice, cheminer aussi à l’aise avec Henry James qu’avec Jacques Réda, Peter Handke ou Conrad, en rendant à chacun son dû et sa place.

    Nul élan à caractère métaphysique chez ce lecteur-poète qui se reconnaît « douteur fervent » et dit s’être fait « une religion de l’irréalité narrative », et pourtant les pages qu’il consacre à Dostoïevski ou à Dante sont d’une pénétration spirituelle rare, de même que tout son livre est traversé par une sorte de douceur évangélique jamais sucrée, qui le porte naturellement vers les humbles et les enfants malheureux chers à son cher Dickens.

    L’homme sous le ciel, l’homme à la guerre, l’homme en amour, l’homme et la mer, ou les mères du sud selon Morante, et les Anna, les Emma, les Félicité, Julien Sorel et Lucien Rubempré, notre adolescence Roméo, notre jeunesse Hamlet, notre ultime veillée Lear, tous nos âges, nos travaux, nos grandes espérances, nos lendemains qui déchantent, words words words et salive de Joyce en marée océane, tout cela l’écrivain-lecteur le brasse et le rebrasse sans jamais perdre son fil très personnel.

    Or c’est à proportion, justement, de ce que ce livre a de très personnellement impliqué qu’à son tour le lecteur de l’heureux mémorialiste s’immerge dans les eaux profondes de sa mémoire, s’interroge et se met à « écrire les yeux fermés ». Femmes de Keller, orages de Faulkner, paysans déchirés de Ladislas Reymont et notre cher Buzzati à l’étage des cancéreux, Oblomov lu et relu sous toutes les lumières, une Vie de Rancé de plus pour se nettoyer de trop de carton contemporain, ou l’autre jour Par les chemins de Marcel Proust d’un certain bon Monsieur Piroué...

     

     

    DE LA JOIE. - Il me suffit de revenir à la prose de Charles-Albert (en l’occurrence les Impressions d’un passant à Lausanne) pour me retrouver en relation radieuse avec les choses de la vie, tant qu’avec les êtres et les idées, dans quel constant sursaut d’allégresse que relancent images et trouvailles verbales. Il y a chez lui de  l’extravagance et parfois même du délire, mais le noyau central est fixement en place, solide comme une pierre angulaire de couvent d’immémoriale mémoire d’où la joie procède par irradiation bonne.

     

     

    MATINES. - Je pense à la mort. Je pense au vide. Je pense à la nuit. Je pense à mon père. Je pense à Dieu. Je suis imprégné de cette présence. Je suis plein de cette «voix». Cela parle en moi sans discontinuer. Mais n’est-ce pas moi? N’est-ce pas simplement ma conscience qui me parle? Et qu’est-ce que cette conscience ? Je ne sais. Je sens pourtant que je ne suis pas seul. Je pressens que cela signifie quelque chose. Sans prier je me trouve en état d’oraison. Ouvert à la nuit et au jour. Il est cinq heures et demie du matin. Donc je me lève.

                                    (A La Désirade, ce mercredi 23 février)

     

     

    Thibon.jpgLE BON MONSIEUR THIBON. – Je n’ai pas souvenir  d’avoir rencontré Gustave Thibon, comme s’il avait toujours été là. Les deux livres de lui qui m’ont suivi partout, L’Echelle de Jacob et  L’ignorance étoilée, sont de ces « livres de vie » que je n’ai jamais lâchés, tissés de fragments faits pour être lus en chemin, nourris par la vie autant que par d’autres lectures, Thibon me parlant ainsi de Simone Weil comme les Journaliers de Jouhandeau me renvoyaient à Pascal, et plus tard ce seraient les Approximations de Charles du Bos ou les Feuilles tombées de Vassily Rozanov, fontaines au bord du chemin. Or c’est cela même, pour moi, qu’une page du bon Monsieur Thibon : c’est une fontaine au bord du chemin, où je n’aurai cessé de me désaltérer.

     

      

    DU NON CONSENTEMENT. - Aux yeux de certains je fais figure d’extravagant, pour d’autres je suis celui qui a cédé au pouvoir médiatique, mais ma vérité est tout ailleurs, je le sais, n’ayant jamais varié d’un iota, ne m’étant soumis à rien d’autre qu’à mes élans et à mes pulsions, à ce qui m’anime et m’agite depuis mon adolescence, et voilà: je me lève ce matin à six heures, j’ai trop bu hier soir, je n’aurais pas dû, etc. Du moins ce qui reste sûr, à mes yeux, c’est que je ne me résignerai jamais, contrairement à tant de compagnons de route d’un temps qui se sont arrêtés en chemin ou que la vie a amortis – jamais ne consentirai ni ne m’alignerai pour l’essentiel.

     

     

    Chessex75.JPGJACQUES CHESSEX. - Le Désir de Dieu me semble l’un de ses livres les plus libres et les plus aboutis du point de vue de la forme, dans le droit fil de L’Imparfait et de ses étonnantes Têtes, écrit littéralement « sous le regard de Dieu », selon l’expression de Pasternak qui recommandait précisément à Akhmatova d’écrire ainsi.

    Ah mais quel bougre d’écrivain et combien je me sens proche de lui en ces pages fluides et un peu délirantes, que j’aurais pu écrire: « Je suis plein de Dieu, croyant le perdre, ne le perdant pas, craignant de ne plus le capter et l’écoutant sans cesse au fond de moi. Parce qu’avec l’exercice de Dieu, le désir de Dieu, la curiosité de Dieu, l’âge venant, je vis avec Dieu une espèce d’état de Dieu qui plus jamais ne s’interrompt».

    Jacques Chessex parle ainsi de la présence de Dieu en nous et de notre dispersion devant Dieu – cela même qui me tarabuste si souvent: ma dispersion devant Dieu. Je ne sais pas trop à quoi cela tient mais cela me parle: il y a là une parole vive et une beauté, du sens, de la vigueur et de la profondeur, un homme enfin dépassé par son verbe. Or cela rejoint à la fois Cingria par la découpe de l’écriture (« L’écriture est un art d’oiseleur, et les mots sont en cage avec des ouvertures sur l’infini»…) et Rozanov par le continuum de la voix.

     

    Vernet6.JPGCARNETS DE VIE. -  « La beauté est ce qui abolit le temps », écrivait Thierry Vernet, dont je viens de retrouver la copie de quelques pages de carnets qu’il m’avait lues un soir au Luxembourg, où je retrouve tant de notations que je pourrais contresigner, à commencer par celle-ci qui me semble d’une portée insondable: « D’ailleurs c’est bien simple : ou bien les hommes sont ouverts, autrement dit infinis, ou bien ils sont fermés, finis, et dans ce cas on peut les empiler. Ou en faire n’importe quoi »…

    Thierry était un artiste pur, sans rien du cérébral théoricien, ses lettres étaient d’un écrivain mais je trouve, dans ses carnets, qui fait écho à sa vision si singulière, une pensée non moins dense à fulgurances saisissantes, par exemple lorsqu’il note que « c’est dans les larmes qu’on parvient à la géométrie» et quand il constate que «la foi en le vraisemblable ne nous sauvera pas de grand-chose», ou, sur un autre registre encore, plus obscur et non moins pénétrant, qu’«une forme doit avoir les yeux ouverts et le cul fermé ».

    Vernet40.JPGLui qui me dit un jour qu’il avait l’impression que j’écrivais tout le temps, me donne le même sentiment d’être à tout instant attentif et prompt à traduire sa vision en images (« Les visages : des ampoules électriques plus ou moins allumées », ou « Les gens de la rue sont des bouteilles, des quilles, les automobiles des savons échappées de mains maladroites ; Dieu que le monde est beau ! »), avec une sorte de confiance tranquille et ferme à la fois. « Votre société s’ingénie à rendre le désespoir attrayant », remarque-t-il avec lucidité, pour se dégager ensuite une issue personnelle : « Ajouter ne serait-ce que sur 10cm2 un peu de beauté au monde, ce qui diminuera d’autant et probablement bien plus de sa laideur ».

    Il y a du protestant Amiel se flagellant dans certaines de ses admonestations, qui me rappellent mes propres repentances : « Je suis un chiffon sale présentement dans la machine à laver. Lâche, hypocrite, flagorneur, luxurieux, cédant au moindre zéphyr de mes désirs et tentations diverses, comptant sur un sourire et mes acquiescements pour conquérir quelques cœurs utiles (et cela enfant déjà pour « m’en tirer » !). La machine à laver à de quoi faire. Mieux vaut tard que jamais. »

    Enfin le retrouvant chaque jour dans ses toiles à nos murs, je suis touché, ému aux larmes par cette dernière inscription de ses carnets en date du 4 septembre 1993, un mois avant sa mort: « Je peins ce que je crois avoir vu. 4/5 de mon élan m’attache à notre vie et à tout ce qu’elle nous donne de merveilleux, mais 1/5 m’attire vers la vie éternelle d’où tant de bras se tendent pour m’accueillir ».

     

    DJIAN. - Il y a, dans Impuretés de Philippe Djian, une révolte que je ressens moi aussi par rapport à tout ce qui défait la communauté des personnes, de la famille et de la société. Après Impuretés, je lis Frictions qui me touche également par sa densité émotionnelle. Une fois de plus il y est question d’une relation familiale pourrie, avec ce jeune garçon témoin de la haine de ses parents puis se retrouvant, adulte, entre sa jeune femme top model et sa mère jouant celle qu’on abandonne. Le style de l’écrivain pèche parfois (alors qu’il le croit son point fort, non sans candeur) mais il y a là une quantité d’observations dans la masse qui me semblent d’aujourd’hui, et leur ressaisie traduit une vision juste du délabrement de ce pauvre monde.

     

     

    PSAUME. – Malgré tout je me sens dans la main de Dieu. Ces aubes pures, aux fenêtres de La Désirade, sont autant de cantiques et tout aussitôt je me sens appelé à en témoigner.

                                                

                                                                                              (A La Désirade, ce mercredi 2 mars)

     

     

    Soljenitsyne.jpgSOLJENITSYNE. - Ce qui me frappe, à la lecture d’  Esquisses d’exil, c’est la vulnérabilité que montrent les plus costauds devant la vilenie et la bassesse. On pourrait les croire au-dessus de ça: mais non, cela les touche et les blesse comme s’il en allait d’une atteinte d’autant plus sensible que l’accusation est plus injuste ou vile. Ainsi, de la vanité de tel traducteur-biographe à la paranoïa de tel maniaque de la plainte judiciaire, en passant par la diffamation, hier manipulée par le KGB, aujourd’hui relayée par les médias occidentaux, le démon mesquin est-il légion aux basques de Soljenitsyne. Je me sens à vrai dire « pluraliste» en le lisant, donc peu porté à m’aligner sur ses positions rigides de nationaliste russe et d’orthodoxe pur et dur, mais je respecte l’homme, l’écrivain, le héros, et le défendrai toujours contre la meute hideuse de ses détracteurs.

     

     

    Verdier10.gifFABIENNE VERDIER. - Au fulgurant premier regard on se dit que seul un dieu dansant entre ciel et terre, tourbillon d’esprit et de matière, d’un seul trait a jeté cela comme ça : comme c’est. Et c’est ce qu’on se dit : c’est comme ça. Comme l’évidence parfaite d’une pierre ou d’une feuille d’herbe : tel est l’être du monde. Cela s’impose à la vitesse de la lumière et ça n’a pas d’âge. Ou plutôt on pressent la patience des étoiles préludant au geste phénoménal prompt comme la foudre: que cela soit - que la beauté soit.

    Verdier130003.JPGLe feu du mouvement, traversé d’un souffle cosmique et soulevant jusqu’au ciel les pigments mêlés de terre et d’eau de pluie résument l’art essentiel de Fabienne Verdier. Elémentaire et savante, puissamment physique et modulant une non moins évidente démarche spirituelle, cette peinture est à la fois abstraction pure et poésie concrète, culture raffinée et nature primordiale, figures du subconscient et constante évocation du monde visible et sensible. Aussitôt une harmonie « musicale » soulève celui qui la découvre, lui rappelant comme une cantate de Bach que l’homme est « capable du ciel », mais cet envol prend appui sur le sol de fonds inlassablement travaillés, tels les glacis des maîtres anciens ou les couleurs « montées » des figures de contemplation de Rothko ; et l’on se rappelle à la fois les contemplatifs cisterciens auxquels l’artiste rend d’ailleurs hommage explicite, comme à son mentor taoïste, invitant à autant de stations méditatives.

     

    ELLE. – L. ne cesse de m’émouvoir. Elle est essentiellement elle-même. Elle est toujours juste. Toujours elle-même et juste.

     

             Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts.

            

     

    MALAISE. – Je ne me sens pas bien. Tout à coup il me semble percevoir, de manière écrasante, le caractère vain et vulgaire de mon travail au journal, avec le sentiment accablant d’être submergé par la laideur, telle qu’elle m’a été imposée l’autre jour par la mise en page grossière de ma présentation de Fabienne Verdier, entrelardée de publicités affreuses. Mais ne rien montrer de cette contrariété. Faire comme si de rien n’était. Résister là où je me trouve. Résister à la contamination de l’intérieur

            

                                                                                             (Au Buffet de la Gare, ce lundi 22 mars)

     

     

    DE L’ESPRIT D’ENFANCE. - Plus je vais et plus je constate que je ne suis moi-même qu’en retrouvant ma disponibilité totale à l’esprit d’enfance. Toute autre posture intérieure, qui relativiserait les exigences de celui-là, me disconvient et plus: me contrarie. Jamais je ne serai adulte et responsable au sens où ils l’entendent, même si je me fais une idée aussi conséquente, sinon plus qu’eux, de toute vraie responsabilité.

     

     

    SANTO SUBITO. -  A l’instant (il est 5 heures du matin) j’apprends, sur ma petite radio portative, la mort de Jean Paul II, survenue hier soir à 21 heures 57. Ce fut un grand pape à la fois politique et mystique, un homme de lumière et de fermeté dans une époque de ténèbres et de déliquescence. Peu m’importe qu’il y ait, dans ses positions déclarées, des aspects qui se discutent: il est resté fidèle au Christ pour l’essentiel, une icône vivante pour beaucoup de malheureux et pour beaucoup de jeunes, ce qui l’a limité à nos yeux de pluralistes relevant du dogme et de la tradition catholique qui n’est certes pas tout le christianisme – mais qui de nous est habilité à lui en remontrer ? C’était une sorte de figure paternelle conséquente, et je l’aimerai toujours à ce titre, comme j’aime mon propre père.

    En considérant l’incroyable mouvement de reconnaissance qu’a soulevée sa mort, je me demande pourtant ce que cela signifie vraiment ? Le slogan Santo subito en dit long sur le besoin de vénération, même d’adoration de ces braves gens, mais quelle part d’emballement idolâtre n’y a-t-il pas là-dedans ?

     

                                                                                                    (A La Désirade, dimanche 3 avril)

     

     

    Jean-Jacques Rousseau: «Seul celui qui marche est apte au réel».

     

     

    MAGMA. - En cherchant La Nouvelle Héloïse dans les rayons de livres de poche de l’Hyper U, je me suis senti soudain submergé par une double sensation contradictoire de dégoût et de vague délivrance, comme si je découvrais soudain le caractère à la fois dérisoire et pour ainsi dire héroïque de mon propre travail d’écrivain. Oui, véritablement, devant une telle masse et une telle hideur on se dit, à la fois, qu’on n’est rien et qu’on est justifié...

     

                                               (Au Cap d’Agde, ce mercredi 11 mai).

     

     

    CarnetsJLK3.JPGMARE NOSTRUM. - Retrouver la mer est important, pour L. et moi, comme une sorte de respiration fondamentale, physique et spirituelle à la fois, qu’aucun autre lieu ne nous aura jamais donnée. Nous avons besoin de la mer. Ces dunes qui se perdent dans le lointain et cette douce grève aux herbages hirsutes, le long de laquelle les gens vont et viennent, ont quelque chose de tellement apaisant et de si tonifiant aussi, avec la mer roulant là-bas sa litanie infinie.

     

     

    CHANTIERS. - Pastis au bord de l’Hérault. Le Canal du Midi, le long duquel se succèdent les chantiers navals, me fait penser à Simenon et me rappelle cette province un peu décatie que j’aime retrouver un peu partout, en France, si rare en revanche dans la Suisse trop policée.

     

                                        (Au Grau d’Agde, ce vendredi 13 mai)

     

     

    Celui qui estime que l’éloge du bourreau de Joseph de Maistre l’engage à manier  la hache / Celle qui menace son fils Dominique de ne plus l’aimer s’il se détourne de Jésus / Ceux qui pensent que la mort de Dieu est un fait accompli, etc.

     

      

    simenon14.JPGSIMENON. - Un romancier populaire, et l'un des plus populaires au monde, peut-il être un bon écrivain ? Est-il concevable qu'un auteur, à qui il arrivait d'écrire cinq à dix romans en une année, dont un seul eût suffi à établir une réputation, puisse ne pas être un faiseur, voire un pisse-copie ?

    Ces questions n'ont cessé de nourrir, dans le monde littéraire, la suspicion envers l'œuvre extraordinairement fertile de Georges Simenon, même si certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: « Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature ». Et Faulkner de surenchérir: « J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov ».

    Beaucoup cependant, en France surtout où l'on continue de séparer la « pure » littérature, destinée à quelques-uns, de celle qui touche le moins lettré des lecteurs, ont classé une fois pour toutes le romancier prolifique dans la catégorie « policière », autant dire de la sous-littérature. D'ailleurs, prétendent les plus doctes, Simenon n'a « pas de style ».

    Le plus cocasse, à ce propos, est cependant que la très stylée Colette fut la première, à la lecture des textes de Georges Simenon, à lui conseiller de « faire moins littéraire », devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins. Jacques Dubois, qui a établi l'édition Pléiade des romans de Simenon, ne dit pas autre chose: que le « style » de Simenon n'a rien certes qui brille comme le style de Proust ou le style de Céline, mais que Simenon n'en est pas moins l'inventeur d'une écriture absolument originale qui passe essentiellement par la sensation et l'intuition, la perception profonde, et souvent subconsciente, des moindres mécanisme du comportement humain, restituées dans une langue limpide mais parfaitement rythmée, avec une poésie qui ne se réduit pas aux clichés de la fameuse « atmosphère Simenon », de trottoirs mouillés en brumes traînantes.

    Simenon n'a jamais posé au grand écrivain: il se disait lui-même un artisan, et celui qui a vu, à ses archives de Liège, ses manuscrits et ses tapuscrits, ne peut qu'abonder dans le sens de ce que me disait un jour la romancière Patricia Highsmith, confondue d'admiration devant l'immensité du travail du romancier.

    Pour relativiser le mérite de celui-ci, d'aucuns évoquent souvent, comme Georges Haldas, un « phénomène », qui ferait de lui une éponge absorbant tout et le recrachant sans y penser. D'une manière plus triviale encore, les clichés du romancier-record, qui plus est riche à millions et couvert de femmes, achèvent de brouiller l'image réelle d'un écrivain qui a beaucoup travaillé, et non du tout en tâcheron mais en observateur inlassable, et de plus en plus fin, du phénomène humain. Car l'évolution de Simenon, du journaliste-aventurier de seize ans qui reflétait l'idéologie d’époque, antisémite et populiste, de la Gazette de Liège, au romancier compassionnel des « romans de l'homme », révèle la prise de conscience progressive d'un témoin lucide de la condition humaine. L'auteur de l'admirable Lettre à mon juge s'efforce ainsi de « comprendre et ne pas juger », selon sa devise qui ne l'empêche pas, au demeurant, d'avoir une idée très affirmée de la vraie justice (on se rappelle le plaidoyer prodigieux des Inconnus dans la maison, tonné au cinéma par Raimu) et de la vraie fraternité, dont son commissaire Maigret, inspiré par son propre père qui « aimait tout », est l'interprète le plus connu.

     

    DE LA CONVERSION.- A mon rendez-vous matinal de cinq heures, je me dis que la conversion est une décision de tous les jours et de tous les instants. Le déclic n’est entendu que de Dieu. Tu choisis ceci, clic. Tu choisis cela, clac. Chacun sait très bien ce qu’il en est et c’est cela qui compte: c’est le secret de chacun.

     

    Celui qui est toujours furieux / Celle qui croit que son ventre est plein d’une tumeur / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qui prononce les noms de Heidegger et de Derrida pour bien marquer le territoire sur lequel il accueille  ses nouveaux étudiants à jeans leur tombant sur le cul / Celle qui ne sait pas que Stendhal s’écrit avec h et Beyle avec y et que son prof trouve d’autant plus cool / Ceux qui ne savent pas où chercher le bonheur, etc.

     

     

    Léautaud6.JPGPLAISIRS DE LÉAUTAUD. - Paul Léautaud se flattait de n’avoir jamais menti de toute sa vie, et c’est sûrement vrai. Jamais en tout cas, à le lire, on n’a l’impression qu’il cherche à plaire au lecteur ou qu’il se ménage lui-même en s’observant. Voici par exemple ce qu’il écrivait dans le dimanche 4 mars 1951 dans son Journal littéraire: «Je n’ai jamais eu, même tout enfant, le moindre amour du prochain. Je suis même presque fermé à l’amitié. J’ai eu deux grandes passions, purement physiques. Aucun sentiment. Rien que le plaisir. Ma partenaire aurait pu mourir en cours d’exercice, indifférence complète. Méfions-nous des gens qui se jettent à notre cou, nous serrent dans leurs bras, pleins de belles paroles. Comme des individus ou des nations qui veulent porter le bonheur – ou la liberté – à d’autres peuples. On sait comment cela tourne. »

    Le même jour (l’écrivain avait alors 79 ans) Léautaud remarquait qu’il avait toujours été «fermé, comme écrivain, à l’ambition ou à l’exhibition, à la réputation, à l’enrichissement», et qu’une seule chose avait compté pour lui: le plaisir précisément.

    «Ce mot plaisir représente pour moi le moteur de toutes actions humaines», écrivait-il. Or son plaisir, Léautaud l’avait trouvé avec quelques femmes, avec les poètes dont il fut l’anthologiste au début du siècle (lui qui se prétendait fermé au sentiment, pleurait comme une madeleine quand il récitait par cœur Verlaine, Jammes ou Apollinaire), dans les conversations quotidiennes au Mercure de France dont il était l’employé, avec les flopées de chats et de chiens qu’il recueillait dans son pavillon d’ermite urbain de Fontenay-aux-Roses, et surtout à écrire, tous les soirs à la chandelle, le rapport circonstancié de ses journées, consigné à la plume d’oie sur des feuilles collées les unes aux autres et dont l’ensemble nourrit les dix-huit volumes de la première édition du Journal littéraire.

    A part celui-ci, Le petit ami, évoquant sa jeunesse de gandin préférant les lorettes de bals populaires aux bourgeoises, et le poignant In memoriam, écrit au chevet de son père mourant avec autant de ressentiment (justifié) que d’émotion (Léautaud est un émotif extrême sous son rictus), quelques proses stendhaliennes et ses chroniques de théâtre réunies sous le pseudonyme de Maurice Boissard, constituent toute son œuvre, fruit acide et tonique de tout son plaisir.

     

     

    Roth (Kuffer v1).jpgSUBLIMATION. - Il y a un moment très émouvant, dans La Tache de Philip Roth, et c’est celui où le narrateur, Nathan Zuckermann, et Coleman Silk, son vieux voisin en rupture de conformité, deviennent amis en dansant ensemble le fox-trot sur une terrasse nocturne, comme ça, spontanément, et sans rien d’équivoque dans ce contact physique de deux mecs à moitié nus, avant d’échanger diverses confidences, notamment sur les femmes. Alors que Coleman a «repris du service» grâce au Viagra, Nathan sublime « grâce » à l’impuissance où l’a laissé son cancer de la prostate. Cette complicité me fait songer à celle des anciens combattants. Au reste, toute forme de sublimation me semble émouvante, et celle de Nathan me touche particulièrement en cela qu’elle va vers l’œuvre à faire…

     

     

    Cingria13.JPGRAMUZ ET CINGRIA. -Le fait de se demander ce qui nous manque chez un auteur nous aide mieux à distinguer qui il est et qui nous sommes. Ce qui me manque chez Ramuz est le jazz verbal et la turbulence, la rondeur et la folie de Charles-Albert, la spontanéité et la fantaisie, la liberté et la saveur. Il y a certes un peu de tout cela,  à faible dose, dans Adieu à beaucoup de personnages, mais à son avantage  il y a tout le reste, aussi, que Ramuz a, et que Cingria n’a pas…

     

     

    DE LA « LANGUE » SUISSE. - Ramuz affirme que, sur le plan de l’expression, la Suisse n’existe pas, mais est-ce si sûr? Je ne le crois pas. Je crois qu’il y a une «langue suisse» qui passe à travers les diverses langues nationales. Ramuz ne ressent rien hors de son territoire : il me semble beaucoup moins poreux qu’un Robert Walser ou qu’un Cingria ; ou disons, plus précisément, que sa porosité est cantonnée, essentiellement latine ou franco-provençale.

     

    Celui que tout amuse malgré tout / Celle qui envoie des SMS à sa cousine Arlette pendant la réu des cadres dans la Salle panoramique / Ceux qui rappellent aux jeunes stagiaires qu’ils ont eux aussi « jeté quelques pavés en mai 68, etc.

     

     

    PARLER DE DIEU. - Ceci de Ramuz que je contresigne: «Il y a des mots dont on a peur de se servir, parce qu’on a peur de les prendre en vain. Il ne faudrait jamais parler de Dieu, même si on croit en Dieu; il ne faudrait jamais parler de l’âme, même si on croit à l’âme». Et ceci de Rousseau dans le même sens: «Je veux que les choses soient ce qu’elles paraissent: de bonnes fourchettes de fer et de bonnes cuillers d’étain».

     

     

    PaintJLK14.jpgMATINALES. - Avant l’aube (5 heures ce matin) je ressens, souvent, le poids du monde. La solitude et le caractère vain ou dérisoire de tout ça, m’accablent littéralement, et puis le lever, et puis le café et à la fenêtre, bientôt: le chant du monde.

    L’aube ce matin était diaphane, la première lumière irisant les crêtes de Savoie de rose foncé, sous le ciel de plus en plus soyeux et léger, de bleus  et de blancs dilués; et les mésanges d’à côté s’en venaient aux provisions du grand sac de pain sec tandis que les arbres de la forêt exultaient de merles invisibles.

    Mon regard encore flottant reposait sur la surface plane du lac pur de toute présence, n’était le minuscule triangle blanc d’une voile du coté de Saint-Gingolph, mais les mouches, déjà réveillées, les connes hagardes, n’ont pas tardé à me tirer de ma rêverie.

    Du coup je me suis remis au manuscrit en chantier, le cœur serein et l’âme ouvrière.

                                         (A La Désirade, ce lundi 20 juin)

     

      Trevor7.jpgLUCY. - Le sentiment mêlé de l’incroyable cruauté, parfois, de la destinée, et de la non moins incroyable capacité de l’être humain à la surmonter, se dégage de la lecture du plus déchirant et du plus beau des romans de William Trevor. Un sentiment profond du tragique et du caractère mystérieux de chaque existence, la perception très aiguë de ce qui lie les destinées individuelles et les drames collectifs, un mélange de lucidité placide et de tendresse imprègnent autant les nouvelles de Trevor, dont le recueil anglais compte plus de mille pages, que ses romans, tel le mémorable En lisant Tourgueniev, évocation poignante et poétique d’une destinée de femme qu’on pourrait dire la parente sensible de la protagoniste de Lucy.

    Or ce nouveau roman ne s’en tient pas à la seule destinée de Lucy. De fait, c’est à tous les personnages directement frappés par ce drame  – une enfant qui fugue à la veille du départ de sa famille loin de leur Eden côtier, pour cause d’insécurité, et qui ne réapparaîtra qu’après la mort de sa mère désespérée, tant d’années après -, que l’auteur voue son attention, tous étant à la fois coupables et victimes, responsables à certains égards et innocents. Roman de la fatalité et de la fidélité, de la faute et du pardon, de l’attachement à une terre et de l’exil, de l’amour empêché et de sa sublimation, Lucy entremêle enfin l’histoire d’une femme et celle de l’Irlande contemporaine, du début de l’ère dite « des troubles » à nos jours. « C’est notre drame, en Irlande, dit l’un des personnages du roman, que pour une raison ou pour une autre nous soyons encore et toujours obligés de fuir ce qui nous est cher », et le lecteur le prend pour lui…

     

    Handke.jpgLE POIDS DU MONDE. - Je ne sais pourquoi ce qu’écrit Peter Handke me fait penser, toujours, au travail du ver à soie. A le lire je revois ma mère faufilant avant de coudre. C’est cela même quand il parle de sa mère à lui, dans Le malheur indifférent: Handke faufile. A la fin du livre il note d’ailleurs ceci qui le justifie d’avance: « Plus tard, j’écrirai sur tout cela en étant plus précis ». Or, je me sens à la fois attiré et vaguement agacé par la douceur affectée de cette littérature si fine et si vétilleuse, qui esthétise le malheur autant qu’elle l’affronte, et ne cesse de forcer la note tout en l’atténuant. Ainsi de la naissance de la mère dans une famille de paysans nécessiteux est-elle dramatisée à l’excès: « Naître femme dans ces conditions c’est directement la mort », pour se trouver banalisée aussitôt après: « On peut dire cependant que c’est tranquillisant: aucune peur de l’avenir en tout cas ».

    Et tout ce « travail littéraire » d’osciller entre l’effroi et son acclimatation, le cri et la glose, un récit de vie poignant et sa déconstruction simultanée, comme s’il y avait quelque chose d’inconvenant dans la simple émotion - comme si tout le tragique de la vie ne servait qu’à prendre des notes, et ces notes qu’à se tisser un cocon…

     

    Au bord de la dépression: ces moments où il semble qu’on ait mal à tous les objets qu’on touche.

     

    Ce personnage qui, après avoir touché le fond de la désolation, se met à s’intéresser passionnément au prix des choses. Il y a là comme un humour du désespoir qui me touche en ce moment précis.

     

    HANDKE. - En d’autres temps j’aurais peut-être rejeté ce livre aux observations parfois si vétilleuses, qui m’évoquent des sortes de flocons sensibles à consistance de peluche, et pourtant je reviens et reviens au Poids du monde de Peter Handke comme à une méditation murmurée qui relance à tout moment la mienne, et j’ai beau me reprocher de gratter ainsi ma plaie: je vois aussi la poésie qu’il y a là-dedans, et cet exercice d’attention qui aboutit à tout instant à la cristallisation d’images ou d’idées comme sécrétées par les gestes, les postures, les mouvements les plus imperceptibles du corps ou de l’esprit, celui-là comptant autant que celui-ci et débordant sur le corps de la nature et de l’univers. On dirait ainsi la conscience de l’écrivain comme à fleur de peau, dont l’écriture paraît émaner en buée. Le lecteur est à la fois dedans et dehors, comme passant sous ses propres fenêtres - et cette phrase buzzatienne me touche alors particulièrement: « Passer devant une fenêtre sombre derrière laquelle un ami a habité autrefois ». Ou encore: « Les voitures mortes devant la fenêtre dans la nuit ». Il y a là une douceur mélancolique dont j’aime la projection en images, et cette sensualité triste, à la limite du lâcher-prise dans laquelle je suis parfois immergé moi aussi: « Un homme assis, affaissé, essaie sans cesse de se redresser pour montrer du maintien, mais chaque fois il s’affaisse de nouveau, finalement il est content comme ça ».

     

    VIEILLIR. - Il y a toujours un certain décalage entre notre âge et notre moi, que je ressens particulièrement aujourd’hui que les jeunes gens m’identifient à un vieil iguane, alors que je me sens plus frais qu’à vingt ans. Or je n’arrive pas à admettre ce fait pourtant indéniable, que je suis bel et bien un vieil iguane. Mais voudrais-je avoir dix ou vingt ans de moins? Certes non, puisque j’étais alors plus vieux qu’aujourd’hui. Donc va pour la comédie du vieil iguane...

     

    Cézanne12.jpgCÉZANNE. - Mon besoin, ce matin, de matière solide, s’est satisfait à la lecture des premières pages du Cézanne de Philippe Dagen. Il y prône le retour à l’œuvre et l’attention aux intérêts du peintre pour la littérature et toutes les formes d’interprétation – il insiste: de lecture. Le fait que Cézanne sache La charogne de Baudelaire par cœur est plus important, à ses yeux, que toutes les théories. Le personnage bougon et entêté, solitaire et saint à sa façon (si peu artiste me semble-t-il) de Cézanne m’a toujours plu. Ceux qui l’approchent le traitent d’«ours intraitable». Il écrit lui-même: «L’isolement, voilà ce dont je suis digne. Au moins, ainsi, personne ne me met le grappin dessus». Et cela que j’aime bien aussi: «Tous mes compatriotes sont des culs à côté de moi»…

     

     

    JEUNISME. - J’écoute, d’une oreille, la jactance de la radio portant sur la Street Parade, où un anthropologue explique que la jeunesse se trémousse ainsi et se défonce parce qu’elle n’a aucun avenir. Voilà ce que dit l’anthropologue: la jeunesse n’a pas d’avenir. Si la jeunesse se drogue (parce que la jeunesse ne fait que se droguer) c’est parce que la société (il dit: la société) ne lui offre aucun débouché. Voilà, c’est comme cela que les «faiseurs d’opinion» et autres anthropologues autoproclamés «font l’opinion».

     

    Leçon quotidienne de Cézanne à ma fenêtre.

     

    Ne m’intéresse plus que l’Objet. Cézanne ou l’objectivité sans limite.

     

    Tout devenant festif, il n’y a donc plus de fête.

     

    L’obsession craintive de leur différence en a tiré ce bêlement grégaire.

     

    Cézanne s’ouvre au monde en se coulant dans l’objet.

     

      

    Cézanne2.jpgRAMUZ EN PROVENCE. - Je viens de relire les douze pages de L’Exemple de Cézanne où C.F. Ramuz, avec une saisissante acuité, et pour évoquer son propre rapport à la terre, raconte le pèlerinage qu’il accomplit en 1914, partant de la Cannebière de Marseille en tramway, gagnant le « haut pays »  et là se trouvant lui-même « repaysé »  devant la grande chaîne blanchâtre au pied de laquelle Aix se trouve assise, y déjeunant d’olives noires et de saucisson et cherchant ensuite la rue Boulegon, tout humble et là-bas, superposé à un toit, « le cube blanc de l’atelier » découvert  avec émotion -  mais l'écrivain savait  que la vraie présence de Cézanne ne rayonnerait que plus loin encore, dans la « nature presque espagnole » du pays réinventé par le peintre.

    Ramuz oppose le « Midi facile, extérieur, Midi d’effets », des aquarellistes et paysagistes à la petite semaine (il en croule plus que jamais aujourd'hui entre senteurs et saveurs conditionnées) et le « Midi grave, austère, sombre de trop d’intensité », de Cézanne dont il définit l'art plus précisément encore: « Sourd, en dessous, tout en harmonies mates, avec ces rapprochements de bleus et de verts qui sont à la base de tout , et ce gris répandu partout, qui exprime la profondeur et qui exprime la poussière, parce que la lumière après tout est poussière pour qui voit autre chose que la surface et l’accident ».

    Ramuz oppose aussi Cézanne au folklore (coiffes, farandoles et galoubets) d'un Mistral pour montrer combien sa Provence à lui est plus qu’une province : une terre universelle appartenant à tous et où tous peuvent se reconnaître dans l’élémentaire épuré : « Peindre d’après nature, ce n’est pas copier l’objectif, écrivait d'ailleurs Cézanne, c’est réaliser des sensations. 

     

    Et Ramuz de conclure : « D’autres ont des bustes, des statues : sa grandeur à lui est dans le silence qui n’a cessé de l’entourer ; sa grandeur à lui est de n’avoir ni buste ni statue, ayant taillé le pays tout entier à sa ressemblance, dressé qu’il était contre ses collines, comme on voit le sculpteur, son maillet d’une main et son ciseau de l’autre, faire tomber le marbre à larges pans ».  

     

      

    AUTOLIMITATION. - Me vient l’idée ce matin que le renoncement, le choix de ne pas faire ceci ou cela, la permission qu’on se refuse, peut être la plus belle manifestation de liberté. Ce que Soljenitsyne appelle l’autolimitation, si contraire à l’esprit du temps…

     

    On ne discute pas avec la médiocrité. Discuter est déjà s’abaisser.

     

     

    Hardellet0001.JPGPARIS. - En dînant seul à la terrasse du café de la Place, tout en haut de la rue d’Odessa, je songe à mes multiples escales à Paris et à ce que j’aime toujours dans cette ville si personnelle, à sa vie, à son charme et ses beautés – ce soir, ensuite, le bord de la Seine, la grande roue du côté des Tuileries, la tour Eiffel gainée d’une sorte de résille de lumière, puis les terrasses de la rue de Buci, jusqu’à la touffeur molle de la nuit estivale, propre elle aussi à Paris. Dans la foulée je note que jamais, à ma connaissance, Cézanne n’a représenté aucune rue ni aucune place de Paris, ni d’aucune ville d’ailleurs…

                                                                      (Paris, ce jeudi 28 juillet)

     

     

    JARDIN DU LUXEMBOURG. - Les gros nuages saturés d’encre du lever du jour s’étant dissipés, voici le premier soleil dardant entre les feuilles des feuillus. Après avoir salué le sombre Beethoven de Bourdelle dans la pénombre verte de l’antichambre végétal, puis le Verlaine non moins renfrogné émergeant un peu plus loin de mornes fleurs, j’observe longuement la souple, lente, muette gesticulation de quatre adeptes du taï-chi et de leur jeune maître chinois tout de noir vêtu, puis j’avise, tout à côté, la Tonnelle Rolls qu’on vient d’installer là, reproduisant, en bois et au format, une Silver Ghost conçue par l’artiste Dimitri Tsykalov et réalisée par le menuisier Boulanger, selon le projet de celui-là de xylophiliser le monde des machines en le ramenant à la nature. Des fleurs, du lierre, des verdures de toute sorte vont proliférer sur la carène de bois de la Rolls et demain l’automobile disparaîtra sous les follicules et les corolles. Top de la créativité, budgétisé à l’avenant, sponsors cités…

     

     

    Le Luxembourg le matin est une oasis de vitalité radieuse. Tout le monde y court sans considération d’âge. Une très vieille Chinoise vêtue de vert s’y exerce, en compagnie d’un tout jeune Occidental glabre au jeu du sabre de fer blanc ponctué de cris rauques. Un peu plus loin, devant la statue de Blanche de Castille, décédée en 1252 (sa date de naissance a été effacée), une autre très vieille dame, plutôt Américaine d’allure, se livre elle aussi à une gestuelle méditative.

     

    On est là comme hors du monde, au milieu de ces figures de pierre de cette nature et de ces innocentes personnes, et pourtant un peu plus loin, aux grilles du Jardin donnant sur le boulevard, ont été accrochées de grandes photographies, à l’occasion de 30 ans de Reporters sans frontières, qui nous ramènent aux convulsions du XXe siècle.

    La première à me frapper est cette image de Marc Riboud datant de mai 68 et représentant un front de manifestants, drôlement allurés pour certains et brandissant des couvercles de poubelles en guise de boucliers, face à un seul flic casqué. Cela me rappelle notre équipée de camarades, débarqués aux petites aubes en caravane de 2CV avec notre stock de plasma sanguin destiné aux victimes des forces policières.
    Comme si c’était d’hier, je me rappelle mon immédiate perplexité devant le déferlement de rhétorique selon laquelle la Révolution était bel et bien accomplie, après laquelle rien ne serait plus jamais comme avant. Or j’avais beau participer, apparemment, à l’élan général: en mon for intérieur notre vieil atavisme terrien me faisait regimber, tout comme regimbe le protagoniste de Ramuz, dans Vie de Samuel Belet, quand son ami le communard l’enjoint de rallier les insurgés.

    Et d’autres images du siècle se succèdent, devant lesquelles je passe en visant le petit faune de bronze à la danse comme en suspens, dont je note au passage que c’est une copie italienne d’une statue de Pompéi: telle étant la danse de l’humanité sur le volcan de la planète, soudain résumée par ces instantanés de la guerre au Congo ou du Front populaire, des foules en guerre ou des foules en fête, du fameux poulbot à baguette parisienne de Willy Ronis ou de ce gosse au cerf-volant sur un terrain vague de la bande de Gaza - enfin de tant de drames qui perdurent aux quatre vents tandis que je continue de flâner dans le soleil candide.

                                           

    ROMAIN GARY. - Il y avait des nuées noires, ce matin à cinq heures, montant comme des spectres dansants de la cuve argentée du lac, et tandis que je buvais mon café le titre de ce livre en épreuves non corrigées que m’a envoyé Christian Bourgois a retenu mon attention: La fin de l’impossible. Trois heures plus tard, dans le train longeant les eaux étales sous le ciel bas, j’ai commencé de lire ce nouveau livre à paraître du philosophe Paul Audi qui se donne aussitôt comme un acte de reconnaissance aux «alliés» occultes que sont pour nous certains écrivains ou certains artistes accordés à «l’étrange acoustique du monde spirituel» dont parle Kierkegaard.

    Tout de suite j’avais été mis en confiance, ou plutôt en consonance avec la voix de l’auteur et intrigué, touché, réellement ému par la façon d’emblée d’annoncer le besoin d’une «explication avec la vie» passant non par un système ou une doctrine mais par l’expérience d’un écrivain rompant avec le «Moi-même moi-mêmisant», pour embrasser «le Tout de la vie», à savoir Romain Gary, Romain Gary que j’ai peu lu jusque-là, Romain Gary à côté duquel j’ai passé, Romain Gary dont Nancy Huston me disait elle aussi l’importance, Romain Gary qui écrit «j’attends la fin de l’impossible», Romain Gary l’écrivain que Paul Audi, se réclamant de Chestov que j’ai tant fréquenté et aimé, présente comme celui qui l’aide à lutter contre les évidences pour conjurer l’impossible dans nos têtes, l’impossible verrouillé par l’idéologie et la morale, l’impossible verrouillé par les lois de la nature, l’impossible que Chestov le philosophe espérait conjurer avec l’aide de l’écrivain Dostoïevski.

    C’était le matin, j’allais à la rédaction, j’entendais cette voix à travers «l’étrange acoustique du monde spirituel», les gens dans le train me semblaient plus beaux, ces mots me parlaient: «Toute la force de l’œuvre de Gary vient de ce qu’il a cherché, sans relâche mais sans non plus se faire d’illusion, à contredire la sagesse de l’Homme manqué. Constamment, derrière les mots, sinon entre les lignes, tous ses romans laissent entendre le cri de l’enfant qui n’est pas encore déçu – ou celui de l’homme mûr qui refuse de comprendre».
    Et du même coup j’entrevoyais de nouveaux livres à lire, peut-être un nouvel interlocuteur longtemps inaperçu, et me voici ce soir commençant de lire
    L’angoisse du roi Salomon tandis que l’ombre se fait sur la montagne…

     

     (A La Désirade, ce mercredi 3 août)

     

     

    Combin.JPGBALEINE AU MONT-BLANC. - L’air avait une acuité de cristal, ce matin sur les crêtes dominant la vallée de Chamonix, mille mètres plus bas, face au Mont-Blanc dont la calotte étincelait sous le premiers rayons, et je me suis dit que non: que la première métaphore de Baleine ne collait pas, quand Paul Gadenne parle d’une carrière de marbre à propos de l’animal échoué sur le rivage, et qu’un autre ensuite le compare à une montagne de neige; mais non, le Mont-Blanc n’a rien d’une baleine échouée au bord du ciel, me disais-je en visant le cairn du col du Brévent, et d’ailleurs j’avais pris le petit livre dans mon sac avec l’intention d’en achever la lecture quelque part sur ces hauts gazons exhalant les parfums d’orchis et de gentianes, et c’était cela même me disais-je: l’odeur de la baleine change tout lorsque Pierre et Odile s’en approchent.

    C’est le miracle de la lecture de se faire de nouveaux amis en moins de deux, ou de se rappeler soudain ceux qu’on avait oubliés. Car je connaissais Pierre et Odile depuis de longues années, pour avoir déjà lu Baleine, cette nouvelle de Paul Gadenne comptant à peine trente pages, rééditée il y a quelque temps et que j’ai relue avec l’impression de la redécouvrir plus physiquement que la première fois, par le seul fait qu’on ne lit pas, à passé cinquante ans, un texte évoquant la mort comme on le lit à vingt ans.

    De fait Baleine, décrivant le cadavre d’une baleine en train de se décomposer sur une grève, est plus qu’un texte symbolique: une espèce de poème métaphysique que vivent deux jeunes gens élégants, juste un peu moins frivoles que les autres, Pierre et Odile qui étaient avec moi cet après-midi dans les rhododendrons des abords du refuge Bel-Lachat quand j’ai ressorti l’opuscule.

    La prose de Gadenne est d’une parfaite économie. Sa façon de décrire la féerique bidoche du cétacé aux soieries pourrissantes nous trouble et nous enchante à la fois, comme fascinés par cette grosse fleur puante, mais non pas exactement fleur: animale créature à laquelle nous nous identifions Dieu sait pourquoi, à croire que la baleine nous rappelle notre mère ou des voyages antérieurs, peu importe – cette façon légère et fulgurante me semble la littérature même, qui ramasse en quelque pages toutes nos questions et tous nos vertiges, l’horreur et la splendeur.

     

    NOSTALGIE. - En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…

                                                                               (Chamonix, ce 5 août)


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

     

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu. Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : Il se fait tard, de plus en plus tard...

     

     

  • Haro sur les délirants !

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    Quand Jean-Francois Braunstein éreinte les gourous du politiquement correct...

    la-philosophie-devenue-folle-1110275-264-432.jpgProf à la Sorbonne, l'auteur de La philosophie devenue folle a lu à fond les idéologues anglo-saxons foldingues représentant un prétendu progressisme – théoriciens du genre, « animalitaires » et eugénistes -, pour mieux en fustiger l’aberrante régression. Son livre très documenté suscite autant l’effroi que le rire et la révolte, avant d’en appeler à une plus amicale sagesse…

    Vous pensez encore, vieilles peaux, que le sexe biologique distingue chattes et matous autant que mecs et nanas ? Vous vous croyez d’une espèce si différente de celles de vos chiens et chèvres que vous vous retenez de forniquer avec elles ? Vous sacralisez la vie humaine au point de discuter du droit d’en disposer à son gré ! Mais dans quel monde vivez-vous donc ? N’avez-vous pas compris qu’il est temps d’en changer ?

    C’est du moins à quoi, dans les grandes largeurs d’une croissante ouverture à l’indifférencitation généralisée, en appellent certains idéologues d’une mouvance très influente dans une partie significative de la communauté universitaire surtout américaine, mais pas que.

    La visée globale de cette nouvelle «philosophie» est de niveler toutes les frontières entre catégories sexuelles humaines et entre espèces vivantes également «sensibles», de briser tous les tabous liés (notamment) à l’inceste, à la pédophilie, à la zoophilie, au respect des handicapés en particulier ou plus généralement à l’élimination des individus jugés indignes de vivre par les «experts», dans la perspective d’une vie plus dignement jouissive pour tous les individus voués au même compost égalitaire final. Fariboles d’ados surexcités par trop de séries pseudo-futuristes brassant fantasmes et fumisterie ? Absolument pas: théories étayées au plus haut niveau académique par des pontes et pontesses bien établis dans leurs chaires – manquant terriblement de chair hélas -, dont les thèses et les livres à succès ont fait le tour du monde. 

    Si vous n’avez pas encore entendu parler des très célèbres John Money, Judith Butler, Donna Haraway et Peter Singer, pour ne citer que cet inénarrable quatuor de gourous avérés, c’est le moment de sortir de votre trou quitte à crier «pouce» dans la foulée ! 

    Quand la Sorbonne se la joue Rabelais...

    Chacune et chacun, dans la multitude de cette nouvelle abbaye de Thélème virtuelle que figure le Réseau mondial, se rappelle la virulente pétulance avec laquelle un certain Alcofribas Nasier - dit aussi François Rabelais dans les dictionnaires -, fustigea les doctes pédantissimes de la sorbonnicole et sorbonnagre Sorbonne en son Tiers livre, et c’est donc avec un clin d’oeil qu’il faut saluer l’apparition, en la même Sorbonne, d’un émule de l’abbé fripon, en tout cas pour l’esprit, et le remercier d’avoir, tel le routier sympa, roulé pour nous sur les autoroutes de la connaissance. 

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    Grâce à lui, c’est en effet une véritable somme de savoir tout frais que nous trouvons dans La Philosophie devenue folle, livrée en langage limpide et souvent relevée de fine ironie ou de bonne fureur. Nul besoin d’avoir un diplôme de philo pour apprécier cet ouvrage salubre frappé au sceau du sens commun, aboutissant à la conclusion que chacune et chacun, au fond, sait ou sent de longue date ce qui est «décent» et ce qui ne l’est pas, quoi qu’elle ou il fasse «de ça». 

    Mais venons-en au sujet. Qu’est donc cette «folie» pointée par Jean-François Braunstein ? N’est-il pas légitime de remettre en cause les classifications rigides liées à la définition des sexes, après qu’on a laissé tomber le critère de race ? Et comment s’opposer aux défenseurs de la cause animale ? Pourquoi ne pas envisager une légalisation de l’euthanasie ? Une question subsidiaire se pose cependant, et c'est jusqu'à quelle limite et quelles conséquences on efface, précisément, toute limite ?  

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    Exemples à l’appui, Jean-François Braunstein montre alors comment, à partir d’interrogations légitimes et de remises en question en phase avec l’émancipation des moeurs, à la bascule des années 60-70 du XXe siècle, et principalement en Occident, des intellectuels plus ou moins éminents et typiques de l’esprit libertaire de cette époque en sont arrivés à des théories et, parfois, des pratiques effarantes, voire effrayantes. 

     Un tétramorphe de jobardise 

    Le premier exemple est celui du psychologue-sexologue John Money, fondateur de la théorie du genre, pour qui l’orientation sexuelle n’a pas de base innée mais relève de la «construction» culturelle. Fondant ses thèses sur l’observation et le «suivi» médical (alors même qu’il n’avait aucune formation spécifique reconnue) de sujets hermaphrodites, Money s’est rendu célèbre en «parrainant» deux jumeaux devenus tristement célèbres à la suite du suicide de celui qui, prénommé David, atteint d’une malformation, fut poussé de force par Money à endosser le rôle d’une fille, hormones et pressions psychologique multiples à l'appui, chirurgie comprise, pour prouver que le genre «choisi» prévalait sur un instinct sexuel inné, l'expérience ratée préludant à d'autres désastres. 

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    D’abord auréolé de gloire, et jamais revenu sur sa théorie en dépit de la faillite de ses applications, Peter Money alla beaucoup plus loin dans l'abjection en se faisant le chantre «scientifique» de la pédophilie «douce» ou de l’inceste «consenti», avant de perdre tout crédit public. 

    Cela étant, tout en critiquant ce «pittoresque» charlatan porté, par ailleurs, sur la thérapie de groupe sous forme d’orgies conviviales, une figure plus sévère de la théorie du genre, en la personne de Judith Butler, allait pousser encore plus loin la mise en pièces de la différenciation sexuelle avant d’en arriver à nier même la matérialité du corps, celui-ci n’étant que le résultat de tous les «discours sur le corps» découlant de notre culture et de notre éducation, etc. 

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    Il vaut la peine, à propos de cette immatérielle prêtresse fort en cour dans les hautes sphères de l’université, de jeter un coup d’œil sur ses écrits, dont l’illisible lourdeur et la prétention pseudo-savante eût fait la double joie de Rabelais et de Molière ! 

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    Pour détendre l’atmosphère, ensuite, un cinq-à-sept avec Donna Haraway et sa chienne Mademoiselle Cayenne Pepper s’impose, à égale distance entre les lointains cosmiques très new age d’une rêverie dissolvant tous nos corps et leurs attributs dans une sorte de salive échangiste dont la finalité sera d’arroser le compost idéal où, frères et sœurs, nous retournerons la bouche pleine de terre, etc. 

     

    053_edit.jpgMais le summum est encore à venir avec la quatrième incarnation de ce tétramorphe du délire pseudo-philosophique avec Peter Singer, parti de la défense combien louable des grands singes pour devenir une référence mondiale des «animalitaires», avant d'accentuer, de plus en plus, la confusion entre l’homme et l’animal dont les souffrances, éminemment égales, l’inciteront non seulement à une conception de l’euthanasie proche des « hygiénistes » nazis de la meilleure époque, mais à une nouvelle pratique de l’infanticide qui devrait, évidemment, régler bien des problèmes auxquels sont confrontés les parents d’enfants malformés ou déficients, sans parler de régulation démographique à grande échelle et, en attendant le Super Cyborg, la nationalisation des organes prélevés sur les vivants inutiles au profit des battants à réparer, etc. 

     Cette vieille guenille de l’Homme Nouveau… 

    Witkacy2.jpgIl y a un peu moins d’un siècle de ça, un génie polymorphe polonais, à la fois peintre, dramaturge, romancier et philosophe, du nom de Stanislaw Ignacy Witkiewicz, publia un roman prémonitoire intitulé L’Inassouvissement dans lequel, sur fond de société massifiée, un parti dit nivelliste se partageait les faveurs de la multitude avec les adeptes d’une secte orientalisante genre Moon. La notion de «folie ordinaire» y était omniprésente, dans le sillage des prédictions sur le Nouvel Homme esquissées par Dostoïesvski et Nietzsche, une décennie avant celles de l’emblématique 1984 d’Orwell, cité à la fin de l’essai de Jean-François Braunstein. 

    Or c’est le mérite particulier de celui-ci d’amorcer son tour d’horizon de la «philosophie devenue folle», qui englobe bien d’autres « followers » des idéologues cités plus haut, en citant des auteurs dont les écrits s’opposaient explicitement à ce nivellement généralisé, à commencer par Philippe Muray et Michel Houellebecq. 

    Dans sa conclusion tout à fait explicite, Jean-François Braunstein, se démarque de ceux qui, trop frileusement, assimilent identité et fermeture ou excluent tout débat  (notamment sur les « études genres » ou « queer », etc.) en rappelant que « ce sont justement les limites et les frontières qui constituent des identités multiples et permettent de les faire évoluer ». 

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     La façon pathétique des pseudo-scientifiques (dont une Donna Haraway ou une Anne Fausto-Sterling) de s’en prendre au «virilisme» des sciences dites dures, de la biologie à l’immunologie, pour esquiver les faits trop têtus à leurs yeux, comme au temps de la biologie stalinienne promettant au bon peuple quatre printemps par année, va de pair avec l’enfumage idéologique propre à tous les fantasmes et défiant toute contradiction de bonne foi. 

    «S’il y a des limites, conclut ainsi l’auteur de La philosophie devenue folle, c’est aussi pour qu’elle puissent être dépassées, mises en question, subverties. Mais il ne s’agit en aucun cas de les effacer. Une frontière permet de vivre en paix de tel ou tel côté, mais aussi de rêver à ce qu’il y a de l’autre côté de la frontière, de la franchir, légalement ou non, et de devenir autre à travers ce passage, ce sont les frontières qui préservent cette diversité qui fait la beauté du monde, qu’il soit humain ou animal. Au contraire, pour la pensée politiquement correcte, la diversité est d’autant plus célébrée qu’elle est niée dans une recherche pathétique du même qui aboutit à plaquer sur la vie animale les exigences d’universitaires américains totalement déconnectée de la réalité. (…) C’est dans cette confrontation à l’altérité, à la négativité, que l’homme prend conscience de lui-même. (…) Il sait qu’il n’est pas un pur esprit, qu’il est indissolublement lié à son corps. Maladies et mort font donc partie de la vie de l’homme, , mais il les combat sans relâche par la science et la médecine qui est, comme disait Foucault, la « forme armée de notre finitude ». Cet homme-là est un être qui affronte le monde pour en repousser les limites. Là est son bonheur, là est ce qui donne un sens à sa vie ». 

     Jean-François Braunstein. La philosophie devenue folle. Le genre, l’animal, la mort. Grasset, 393p. Paris, 2018.

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     (Dessin de Matthias Rihs. ©Rhis/BPLT)
     
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    Unknown.jpeg(Le Temps accordé, journal d'une lecture)
     
    À La Désirade, ce samedi 15 juillet. – J’amorce ce matin, par temps estival splendide sur la conque verdoyante du vallon boisé et l’immensité du lac au bleu dense strié de vert que surmonte, au-desus des monts de Savoie, l’azur plus doux du ciel céleste, ce que j'entrevois déjà comme un important (pour moi) journal de lecture tout consacré à Milan Kundera, trois jours après sa mort et juste une semaine après avoir trouvé, sur les rayons de la ressourcerie de Chailly sur Montreux - hasard ou nécessité ironique -, un exemplaire de L’Immortalité ayant appartenu à une certaine Tereza, homonyme (à une lettre près) de la dernière compagne de Simenon et de la protagoniste de L’Insoutenable légèreté de l’être que son auteur m’a dédicacé à Paris en 1984.
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