Scènes de la vie d’un atelier d’écriture
Il est évident que quelque part, au niveau du groupe, Jehanne a vraiment merdé. C’était à elle de gérer la situation relationnelle de l’atelier, et sans faire intervenir son ego chiant comme ça s’est passé avec le Gitan. Même s’il y a quelque chose d’indomptable chez celui-ci, je suis navrée: les vrais artistes ne sont pas des enfants de choeur, et ça ne fait pas un pli que, dans le groupe, le Roumain était à peu près le seul qui écrive avec ses tripes et son sang et qui ait le sens de la transposition. En plus, que ça se passe dans un travail de groupe dont le thème était l’exclusion, ça c’est vraiment le top, surtout de la part de quelqu’un qui se veut psychologue.
A ce propos, ce qui était un peu mal barré à la base, c’est que, justement, tout ait commencé dans la psychologie. Je veux bien que ce soit le dada de Jehanne et qu’elle tienne à baliser du point de vue des identités et des carences, comme elle disait, mais je ne suis pas sûre, quant à moi, que ce soit la meilleure formule pour mettre les gens en confiance et les stimuler au niveau créativité. Même que je me suis demandée, les premiers temps, si je ne m’étais pas fourvoyée dans une espèce de secte où se pratiquait la confession dirigée.
Plus encore: au premier contact j’ai cru que j’hallucinais. C’est que, dans sa longue robe blanche, avec ses cheveux blonds roulés en tresses sur les oreilles comme les cornes des mérinos australiens, Jehanne de Preux avait tout de la barjo New Age et, dès qu’elle a commencé de parler, je me suis dit que je m’étais trompée d’adresse.
En gros, disons qu’elle s’était mise dans l’idée de nous libérer. A priori, d’après elle, nous étions tous plus ou moins coincés du point de vue de l’expression, surtout les femmes, c’était une affaire de pouvoir, disait-elle, et c’était cela qu’elle voulait travailler. Tout de suite, alors, il a fallu parler de soi, et c’est justement ça, moi, qui m’a bloquée à ce moment-là. Vraiment je ne pouvais pas, je n’avais pas envie de me livrer, j’avais toujours pensé que l’écriture est le contraire de ça, moi je voulais transposer, je n’en avais rien à faire de partager mes bricoles ou de me farcir celles des autres, je n’étais pas là pour me faire assister ou pour servir une fois de plus d’épaule compassionnelle (ma vieille spécialité du temps des communautés), j’avais besoin de m’échapper de la routine et pas de me tripoter l’Oedipe, j’avais envie d’être traversée par des forces et pas réduite à ma débilité, mais c’est là que je me suis rendu compte, aussi, que la prétendue assurance de Jehanne cachait pas mal de fragilité et que la théorie lui servait surtout à colmater ses brèches à elle.
Ce qui est apparu en tout cas, c’est qu’elle avait sous-estimé nos résistances autant que nos ressources, et cela bien avant que ne se pointe le Gitan.
Les premiers temps, l’atelier d’écriture, j’y suis restée pour les gens que j’apprenais à découvrir.
Parfois je me demandais, un peu, à quoi rimait le rôle de Jehanne, qui s’était bien aperçue que nous étions quelques-uns à lui échapper, et qui servait surtout aux autres d’exutoire à problèmes persos, sinon de tuteur socio-culturel.
Ce que j’attendais, en ce qui me concerne, c’était peut-être juste la confirmation extérieure d’une vraie jouissance que j’avais de me raconter des histoires, qui m’était venue d’abord à la lecture des récits de Tchekhov et des si belles nouvelles de Carver dont j’aimais, encore plus que les autres, celle où il raconte la mort de Tchekhov...
Je savais que je n’avais pas trop le don, mais quand je voyais ce qu’on portait aux nues je me disais que ça ou ça, style Houellebecq ou Darrieussecq, n’arrivait pas à la cheville de ce que j’aimais et que ce que je ferais moi serait peut-être encore moins nulache.
Enfin, de toute façon je ne pensais pas même à publier, moi ce que je voulais c’était essayer de mieux piger, en discutant avec des gens - et là vraiment le Gitan m’a beaucoup apporté, surtout avec ses trucs à lui -, pourquoi ce récit fonctionne et pas celui-là, pourquoi t’es tout chose après La dame au petit chien et comme gratté à la pierre ponce après dix pages des Particules élémentaires.
Les gens je pensais, aussi, que c’était quand même important à la base, pour t’écouter et te dire là tu oublies ou là tu écris quelque chose qui m’atteint. C’était déjà beaucoup de pouvoir trouver ça dans un monde où t’es à peu près qu’une particule élémentaire, c’est le cas de dire, même si tu vaux quand même mieux qu’un personnage de cette pauvre gueule de furet navré du Michel-la-déprime.
Ensuite il y avait le niveau physique de la relation, moi ça j’y crois à mort. Et c’est peut-être ce qui nous a retenus ensemble, plus que les théories ou nos textes, avant l’arrivée du Gitan.
C’était la présence, par exemple, de ce tendron de Glaus, que toutes nous avions envie de prendre dans nos bras quand il nous lisait ses étonnants petits morceaux de minimalisme quotidien sublimé, auxquels Jehanne reprochait évidemment ce qui en faisait la valeur à mes yeux, à savoir la transposition.
Ou c’était l’agitation névrotique d’Antonio, qui décontenançait également Jehanne, mais qui l’attachait au groupe et le faisait s’ouvrir peu à peu dans ses textes plus ou moins obscènes au riche contenu latent (dixit l’experte de Preux).
Or je sentais Jehanne hésiter en rapport, sans doute, avec l’hésitant abandon que lui montrait le Portugais. J’avais l’impression, pour ma part, que jamais Jehanne n’écrirait elle-même quoi que ce soit de vraiment passable avant qu’elle ne brise son carcan de freudisme. Pourtant, au fur et à mesure des séances, je me suis aperçu qu’il y avait quelque chose de malléable et de poreux en elle et que ce n’était pas tout à fait la despote bornée que j’avais crainte, ensuite de quoi le Gitan a débarqué, qui a modifié d’un jour à l’autre toutes les données comportementales du groupe.
Jusqu’à l’arrivée de Stanciu, il était encore possible à Jehanne de nous proposer de creuser ses sujets à elle, comme le sentir féminin ou le rendu du toucher, que nous étions plusieurs à éviter de traiter mais que personne ne rejetait explicitement.
En revanche, la seule intonation de Stan, quand il se penchait sur les propositions thématiques que Jehanne nous distribuait en début de séance, pour les lire à haute voix avec son emphase sarcastique, suffisait à en dégager ce qu’elles avaient en effet de plus ou moins à côté.
C’est cela, bien entendu, qui a bientôt monté Jehanne contre Stan, en tout cas pour ce qu’on en a vu. Mais tout de suite, aussi, j’avais remarqué que le mâle l’attirait-terrifiait plus qu’un peu, ce qu’elle dissimula tout le temps qu’il jouait encore à reconnaître son ascendant et sa compétence.
Pour mon compte, j’avais également repéré le vrai Stan du premier coup d’oeil, malgré la peau de mouton qu’il avait jetée sur ses épaules voûtées de gare-au-garou, mais je lui ai fait comprendre illico qui décidait de mes amours même éphémères, et nous nous sommes rencontrés d’entrée de jeu sur un autre terrain que celui de la drague à la con.
Le premier soir, en me raccompagnant dans le quartier des Oiseaux où il me dit qu’il créchait parfois dans le duplex d’un ami écrivain, il m’a lancé comme ça sans chercher autrement à m’emballer: «Toi tu sens quelque chose, Milena, tu as quelque chose en toi qui cherche la pointe, ça se voit dans le texte que tu as lu ce soir, mais tu dois te mettre toute toi sur la pointe, tu ne dois pas garder d’appuis, tu dois toupiller Milena!»
On a quelque part un noyau dur et c’est là-dessus qu’il faut écrire, disait à peu près le Gitan. Il faut être implacable. Si tu pisses des larmes, c’est du caillou noir de ton coeur qu’elles doivent sortir, sinon c’est de l’eau de vidure.
En quelques couplets je lui avais raconté mes épisodes assez persos, mais quand il a pris son ton protecteur je me suis esquivée vite fait tout en lui donnant pleinement raison question noyau dur.
Je sentais que Stan n’avait pas de mur pour le retenir, et je n’avais pas envie de retomber dans mes vieilles dépendances. Je devinais autant le chaud que le froid dans sa vie de solitaire, et je n’avais pas la moindre envie de rejouer la maman et la putain comme tant d’autres fois. Bien plus que son personnage, ses textes à la fois âpres et très tendres me touchaient presque physiquement. J’aimais ses phrases presque autant que les miennes, et ses mots étaient des objets que je regardais avec reconnaissance, comme un morceau de savon noir sur une planche ou comme un pain de glace dans une boucherie féerie. Et puis son besoin de s’intégrer et de s’affirmer, d’être reconnu et de partager ce qui comptait le plus, pour lui, avec les autres, me touchait. J’avais envie de lui montrer de l’amitié, mais je n’avais rien à cirer de ses élans d’Attila sexuel qui devaient faire flipper en revanche notre chère Jehanne.
C’est d’ailleurs pour lui avoir résisté, je crois, que nous sommes devenus complices Stan et moi.
Comme le Gitan le disait à mon propos, il était de ceux qui, dans leur arrière-cour, ont un puits de larmes.
Cela, bien entendu, une Jehanne de Preux ne pouvait le comprendre que par la tête, car jamais elle n’avait vraiment vécu ou vraiment perdu que dalle.
Jehanne prétendait faire face: elle avait lu tout Freud et feuilleté Jung pour s’en méfier vite, elle cotisait depuis dix ans à Amnesty International, elle avait réfléchi sur la place de la femme dans la société et, par souci de parallélisme, s’était documentée sur le sentir masculin, mais dès que tu étais devant les faits elle paniquait d’une manière ou de l’autre, et dès qu’elle fut en face du Gitan ce fut la déroute, ou du moins c’est ce qu’il nous a semblé.
Stan était trop physique. Stan était beaucoup trop réel. Quand il arrivait à l’atelier, Stan prenait aussitôt toute la place. Il avait beau s’excuser pour le retard (il arrivait de son chantier de forestier), on faisait attention à lui, il sortait ses textes en comparaison desquels les nôtres existaient à peine, Jehanne essayait de le remettre à sa place mais nous étions tous à réclamer ses nouvelles pages jetées à la diable, et lui-même s’étalait avec son énergie d’homme des bois: il était là parce qu’il était là, Jehanne n’en pouvait mais, et à ce moment-là personne ne se doutait de ce qui se passait entre eux.
Les textes de Stan étaient forts. Le personnage était inégalement buvable, mais ses textes étaient beaux et je les aimais comme je pouvais aimer les choses de la vie elle-même, transposées par des mots simples et vrais.
Je sentais que Jehanne craignait cette vérité et cette simplicité. Je savais qu’elle en percevait la justesse et la force, mais peut-être craignait-elle qu’un pouvoir lui échappe, et c’est ce qui l’a fait dérailler quand elle nous a proposé ce travail collectif sur l’exclusion, auquel elle croyait pouvoir obliger Stan de participer.
Le Gitan se disait incapable d’écrire sur commande, et personne, je le sentais bien, ne pourrait l’obliger à quoi que ce soit. Chaque fois que Stan est intervenu sur nos textes, c’est pour nous montrer ce qu’ils pouvaient avoir de contraint ou d’artificiel, d’insuffisamment personnel ou d’insuffisamment transposé. Curieusement, ce type qui est tellement centré sur lui-même est également capable de déceler, en un clin d’oeil, ce qui sonne faux chez les autres - tout ça qui ne pouvait échapper à Jehanne et l’inquiéter aussi.
Que Jehanne n’ait pas compris que ce type ne serait pas taillable à sa façon, et qu’il nous remettait tous en question d’une manière ou de l’autre, c’est ce qui m’échappe à l’instant.
Ce qui me paraît sûr, en tout cas, c’est que l’atelier ne se remettrait pas d’interdire son accès à qui que ce soit, et que Jehanne en resterait elle-même toute cassée quelque part.
J’en ai parlé à Stan une nuit durant. Nous avons parlé de ce qui nous fait écrire et de ce que c’est devenu la plupart du temps. Il m’a dit que le besoin de se sentir exister était le mobile de la majorité des gens qui écrivent, mais que beaucoup se contentent de simulacres d’existence que procurent une apparition au petit écran ou une citation dans un journal.
Il m’a dit que lui-même pourrait très bien cesser d’écrire et qu’il ne désirait pas prouver quoi que ce fût au groupe, bizarrement il a plutôt pris la défense de Jehanne et a laissé entendre que lui-même ne serait pas reparu à l’atelier s’il n’y avait eu pour lui une question d’honneur à défendre. Il n’aimait pas qu’on le jette d’où que ce fût: simplement il n’aimait pas cela, et comme je le comprends !
Et c’est cela, aujourd’hui, qu’il nous faut gérer au niveau du groupe: c’est le retour de Stan et la déprime de Jehanne consécutive à la rupture de la liaison que nous ignorions entre eux.
Finalement je pense que ce serait un défi de travailler ce thème de la pointe au niveau du groupe. Faudrait que Stan nous raconte comment il nous vit, et que chacun se raconte et raconte comment il vit Stan et Jehanne, mais que tout soit transposé, et que tous nous nous mettions à toupiller.
Cette nouvelle est extraite du Maître des couleurs