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L'aristocratie du coeur

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De L’Elégance du hérisson et de la mort de Didon
«…parce que l’aristocratie du cœur est une affection contagieuse, tu as fait de moi une femme capable d’amitié» dit une concierge à une femme de ménage, et le moment est émouvant puisque la concierge est en train de défunter après avoir été bousculée, rue du Bac, dans le VIIe arrondissement de Paris, par le véhicule utilitaire du Pressing Malavoin, alors qu’elle venait de rencontrer l’homme dont elle eût pu être l’ami et même plus…
Or tels sont bien les thèmes dominants de L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery : l’aristocratie du cœur qui peut faire que, sous les apparences rugueuses d’une femme « de peu », vit une grande dame à côté de laquelle les pécores se figurant de l’élite ne sont que de pauvres choses ; l’amitié liant ici deux serves, et qui fait se reconnaître aussi, émanés de la même « société des êtres », une adolescente révoltée et un Japonais stylé. L’amour enfin, mais bien au-delà d’une modulation sentimentale ordinaire, qui traverse les êtres et les choses et par la prose paraît irradier tout le réel au point de le rendre, en dépit du poids du monde, bonnement habitable.
C’est en effet un livre d’amour que L’élégance du hérisson, qu’il faut habiter, où il fait bon vivre quelque temps, quitte à y revenir comme à un poème ou à une musique. A l’instant j’y resonge en écoutant, pour la énième fois, la ritournelle de Belinda du Didon et Enée de Purcell, Thanks to thes lonesome vales, que je me repasse depuis tant d’années en attendant le moment d’infinie mélancolie de la déploration, parfaite en somme pour accompagner, je viens de le découvrir, l’agonie d’une concierge à l’âme assez simple pour se farcir tout Ozu sur son magnéto et qui se fait buter au moment où elle va faire l’acquisition de détergents pour cuivres – ainsi va la vie.
« L’art, c’est la vie, mais sur un autre rythme », est-il suggéré dans la foulée de ce roman alerte et pensif à la fois, débonnaire apparemment voire carrément rilax, et si tenu, si précis, si raffiné dans ses observations, si délicatement lié dans ses enchaînements, si naturellement primesautier dans ses transitions, si riche d’idées et d’observations non convenues, tellement épatant dans ses rebonds . Par exemple cette façon de vous demander, tout à coup, si vous savez ce que c’est qu’une pluie d’été…
Le poète du cinéma qu’est Alain Cavalier, à qui je demandais un jour ce qui fait pour lui la spécificité, le génie particulier et la difficulté suprême du cinéma, me répondit que c’était le passage d’un plan à un autre, et c’est à cela que je pensais en lisant L’élégance du hérisson, qui est d’un poète à la fois concierge et philosophe, bonne fille un peu blessée (l’auteur nous la fera même aux sentiments, mais comme dans la vie, sur un autre rythme), d’une sale gamine à l’âme non moins délicate, d’un chat réincarnant Tolstoï et d’un Japonais japonisant, de bourgeois aussi puants que le clodo du coin de la rue doit être bon pote - bref d’un vrai ramassis de clichés qui tiennent en équilibre sur le fil de la mélodie et des sentiments, par on ne sait quelle miracle ou quelle grâce.
C’est cela sûrement, comme Purcell ou la musique des plans d’Ozu : ce livre c’est la vie et la grâce en bonus, mais sur un autre rythme, et voici que Renée nous échappe à tous et que nous allons la pleurer, darkness shades me… no trouble in thy breast… et cette supplique mes enfants, remember be… ô que nous nous la rappellerons, remember me, douce comme pétales de camélias sur sa tombe…
Muriel Barbery. L’Elégance du hérisson. Gallimard, 359p.

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