Mehdi Belhaj Kacem traduit la Vita Nova de Dante
Il est bel et bon qu’une surabondante neige, un peu molle et même lourde, c’est-à-dire printanière comme le veut ce jour, et que le soleil de dimanche fera se dissoudre dans les primevères, donne un fond blanc à l’apparition d’une petite robe rouge portée par une dame de neuf ans prénommée Béatrice et dont à la fin de sa neuvième année à lui Dante s’enamoura au point d’écrire plus tard : « A ce point, je dis en vérité que l’esprit de la vie, lequel demeure dans la plus secrète chambre du cœur, commença à vibrer si fortement qu’il fit sentir d’horribles pulsations au plus infime de mon corps, et tremblant il dit ces paroles ; « Ecce Deus fortior me, qui veniens dominabitur michi ! », ce qui signifie en français de France et environs: « Voici un Dieu plus fort que moi, qui vient pour être mon maître ».
Cette exclamation de l’esprit de la vie palpitant dans la chambre du cœur d’un adolescent probablement vierge, fait écho à une phrase qui me revient de Mehdi Belhaj Kacem, disant « je ne veux pas me faire reconnaître, mais faire reconnaître quelque chose ».
Or « faire reconnaître » en traduction nouvelle, et selon un nouveau découpage imité de la version italienne de Guglielmo Gorni, dans une langue limpide et fourmillant d’inventions hardies, La Vita Nova de Dante, est un de ces actes de passeurs qui valent bien mille prétendues « créations », avec cela de surcroît que le passeur de l’occurrence fait bel et bien œuvre créatrice.
La Vita Nova est à la fois l’un des premiers récits autobiographiques de la littérature occidentale en langue vulgaire, un chant d’amour d’un sublime érotisme verbal, ponctué de parties versifiées et enrichi de son propre commentaire, qui en fait donc un poème et la story du « fait divers » dont il est issu et la glose pour ainsi dire nabokovienne de la chose, laquelle aboutit, au douzième degré et probablement à mes seuls yeux, à une histoire à la Feu pâle, l'élément polar et la satire de la cuistrerie en moins...
Je le pressens à l’instant : que cette Vita Nova ne va pas me quitter ces prochains jours, dont je rendrai compte ici de la lecture pour contribuer un peu à « faire reconnaître quelque chose », tout en me rappelant nos lectures de La Divine Comédie, à dix-huit ans, au « printemps de la vie », n’est-ce pas…
Mais il faut d’abord citer la postface de cette nouvelle traduction, signée Jean-Pierre Ferrini, qui trouve une belle formule pour qualifier la démarche de Mehdi Belhaj Kacem, d’un « humaniste sauvage ».
Evoquant d’abord « l’exemplaire corné, déchiré, sali que Mehdi Belhaj Kacem a utilisé pour traduire la Vita Nuova (le postfacier utilise Nuova plutôt que Nova), il écrit ensuite ceci qui n’est pas du folklore de faiseur: « En traduisant Dante, assis sur la banquette d’un train, dans une voiture, sur le coin de la table d’un bistrot désert d’une petite ville de province, dans le rue ou sur une plage de Tunisie, Mehdi Belhaj Kacem redonne toute sa noblesse à la « pensée du dehors » ou à la figure du « paria ».
On se fiche pas mal, évidemment, de savoir si MBK écrit en charentaises plutôt qu’en baskets, au coin d’un feu bourgeois ou sur une margelle de puits berbère, mais ce qui frappe est le sérieux de son entreprise, perceptible à l’immédiate découpe des mots, du sens et des sons. « Il s’agit, explique-t-il, de reproduire à l’intérieur du texte l’équilibre de l’original, à savoir l’écart entre le haut style aristocratico-courtois et le côté gouaille et langue vulgaire, cet argot presque de petite gouape pasolinienne ».
Est-ce dire que MBK nous propose une version rap ou hip-hop de la Vita Nova ? Pas à première vue. A première « écoute » son texte ruisselle et scintille comme il convient à la poésie de l’Alighieri, me rappelant en outre une nuit où un ami me lisait une prose de MBK dont il me jurait que c’était un nouveau Bossuet version beur…
Quant à savoir si Dante y retrouve ses petits aux yeux des puristes, il faudra le printemps, toujours favorable aux étripées philologiques, pour le démêler…
Dante, Vita Nova. Nouvelle traduction de Mehdi Belhaj Kacem. Gallimard, L’Arbalète, 140p.
Carnets de JLK - Page 186
-
Un humaniste sauvage
-
Un amour de père
Le père adopté de Didier van Cauwelaert
Il est au monde d’heureuses natures, et tel est sans doute Didier van Cauwelaert, longtemps considéré comme le gendre idéal par ces dames après avoir prétendu, dans sa cour de récréation, n’être autre que le fils naturel du roi Baudoin de Belgique, auquel il est d’ailleurs possible que s’apparentent ses ancêtres plus ou moins comtes ou barons.
C’est cependant à un démocrate avéré préférant le surnom de « Vanco» à sa particule, avocat au civil et romancier manqué côté jardin secret, que son fils Didier, qui a réalisé son rêve littéraire (une œuvre très prisée du public et très primée, notamment par le Goncourt 1994) rend ici un éclatant hommage. De toute évidence, René van Cauwelaert fut un type formidable, qui « mourut » une première fois lorsque son fils avait sept ans, ayant déclaré à sa femme, au su de l’enfant, qu’il se tirerait une balle dans la tête plutôt que de faire subir sa déchéance de vieille peau aux siens. Ce même jour, le garçon décidait de devenir écrivain, et cinq ans plus tard, il « adoptait » solennellement son père, à vie cette fois, qui n’avait cessé par ailleurs, au contraire de sa mère plus sourcilleusement critique, de se poser en premier « fan » inconditionnel de son romancier de fils.
« Je sais par expérience que l’invention précède souvent la vie », écrit le romancier, « et j’ai toujours eu à cœur de percevoir et transmettre ce que la réalité présentait de plus inimaginable ». Or le fils va trouver, dans les cahiers que lui transmet son père, la matière merveilleuse d’une galerie de portraits de famille qu’il prolonge ici à la mémoire de René.
Affectueux et drôle, affabulateur passé maître dans le mentir vrai, Didier raconte aussi la belle histoire d’amour de René et de sa Paule, grande bringue adorable qui vivra douloureusement, dans son coin, la perte d’un tel amour de jules…
Didier van Cauvelaert. Le père adopté. Albin Michel, 280p. -
La passion du réel
Un roman russe d'Emmanuel Carrère, entre perversité et candeur
« Je suis pour le réel, rien que le réel », écrit Emmanuel Carrère dans Un roman russe, où le réel de la fiction nourri par la vie ne cesse d’interférer, voir d’agir sur celle-ci, avec une suite de chocs frontaux, de dérapages, de coïncidences et de rebondissements qui font de ce livre tour à tour exaspérant et émouvant, odieux et attachant autant que son auteur, cruel dans son honnêteté comme ont pu l’être les récits d’un Hervé Guibert, où l’auteur lui-même s’expose autant qu’il expose ses proches, un vrai roman d’époque jouant sur les interférences du réel et du virtuel, des images publiques et privées, du « tout dire » provocateur et de l’exorcisme espéré qui ne débouche finalement que sur un nouveau manque.
Tzvetan Todorov reproche aux auteurs français contemporains leur tendance au solipsisme et, du même coup, leur incapacité de rendre compte de la réalité commune. Or Emmanuel Carrère lui donne à la fois raison et tort, en cela que son délire narcissique sur fond de détresse enfantine, loin de se borner à une auto-contemplation stérile, le lance dans une construction romanesque qui fait de la fiction ce « cercle magique » dont parlait Henry James, où son histoire personnelle à dormir debout devient un véritable roman, scandé par une écriture vigoureuse et subtilement architecturé, qui parle aussi de la société qui est la nôtre et de l'histoire contemporaine.
D’un point de vue superficiel, en se fondant notamment sur le numéro médiatique de Carrère interrogé sur les estrades, l’on serait tenté de conclure à l’esbroufe et au cynisme exhibitionniste d’un fantoche de la République des lettres exploitant un « coup » fumant, comme lors de l'affaire de la fameuse nouvelle érotique publiée par Le Monde, qui devient ici l’un des pivots de sa relation avec la jeune Sophie.
Or s’il y a de la forfanterie ostentatoire chez le fils à maman jouant les tueurs-vampires, fût-ce jusqu’au ridicule trop facilement raillé naguère par Sollers, quelque chose de réellement sérieux, je crois, qui touche même au tragique, se joue dans ce livre jusqu’au-boutiste où l’on constate que l’effort de « tout dire », même s’il n’évente pas vraiment le secret (du grand-père, en l’occurrence, déclaré monstre sans qu’on en soit sûr du tout, et qui acquiert dans la foulée un véritable statut de personnage de roman), pousse chacun à se dévoiler sans qu’il soit pour autant question de voyeurisme gratuit ou mondain.
Qui est finalement cet Emmanuel Carrère qui parle de sa « bite » comme d’un personnage public ou évoque le visage de son amie Sophie comme une « chatte » visible de tous ? Ces termes d’époque, cette brutalité avec laquelle on expose sa digne mère, cette apparente muflerie ne laissent de masquer, pour qui lit attentivement, une frise de personnages bien plus fragiles et perdus qu’il n’y paraît, dont le roman détaille les tribulations, malgré la façade et la consigne, héroïquement tenue par Madame Mère, de ne rien montrer de sa souffrance et de faire comme si personne ne souffrait. La lettre que le fils adresse finalement à sa mère dépasse, à cet égard, tout effet littéraire et justifie peut-être les pires excès de l’écrivain : dire que nous souffrons est-il une telle honte, et dire que nous aimons ?
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. 356p.
-
Jonasz à la source
Chanson française
Au tournant de la soixantaine, dont il a franchi le cap en janvier dernier, Michel Jonasz entame un hommage qu’il aimerait tripler, « si Dieu le veut », à ses trois sources d’inspiration musicale : ici à la chanson française, plus tard au blues et enfin à la musique tzigane.
En souvenir de ses premières émotions d’adolescence, au début des années 6o, avant le rock du Golf Drouot et les groupes de son quartier de Drancy, le sexa bluesy « attaque» avec Les copains d’abord de Brassens, sur un rythme chaloupé de bossa nova dont la sensualité ne devrait pas déplaire à tonton Georges, même si ce n’est pas avec celui-ci que Jonasz est le plus en phase, plus proche en revanche de l’emphase lyrique de Léo Ferré, dans La mémoire et la mer ou Avec le temps, et plus encore avec le Nougaro jazzy d’Armstrong.
Au nombre des meilleurs moments de ce parcours en douze étapes, on ne s’étonnera pas, à côté d’une bien tendre interprétation de La chanson des vieux amants de Jacques Brel, de trouver Michel Jonasz le plus à l’aise chez… lui-même, avec Léo et Chanson française.
Au demeurant, le climat musical sobre qu’il donne au Fernand de Brel, la touche toute personnelle apportée aux Feuilles mortes de Prévert et Kosma, ou à La foule, clin d’œil affectueux à la môme Piaf, participent également d’un geste de reconnaissance appréciable.
Michel Jonasz. Chanson française. MJM. -
L’école du vrai
Sur Le marin de Dublin, de Hugo Hamilton
Trois premiers romans traduits nous ont révélé, déjà, le très grand talent de l’Irlandais Hugo Hamilton, de Berlin sous la Baltique à Sang impur (Prix Femina étranger 2004) en passant par le polar Déjanté. Or nous retrouvons, dans Le marin de Dublin, le jeune protagoniste de Sang impur, tiraillé entre une mère d’origine allemande et un père despote et nationaliste, bien décidé à s’affranchir de cette double tutelle : « Cet été, je vais m’enfuir et gagner mon innocence. Adieu le passé, la guerre et le ressentiment… »
Comme de bien entendu, se libérer de l’héritage parental n’est pas si facile, et d’autant moins que les parents du narrateur sont diablement attachants, qu’il s’agisse de la mère qui délivre ses enfants de leurs cauchemars en les leur faisant dessiner la nuit, ou du père construisant son premier pick-up pour n’écouter que du folklore gaélique, avant que son fils y fasse tourner en douce les Beatles.
C’est cependant à la dure, auprès des gens de mer, que le jeune Hugo va conquérir sa liberté, via l’Angleterre honnie par son paternel et l’Allemagne de ses ancêtres maternels. Tout cela porté par une poésie et une chaleur humaine irradiante, qui fait de ce beau roman une sorte de poème de l’apprentissage.
Hugo Hamilton. Le marin de Dublin. Traduit de l’anglais (Irlande) par Katia Holmes. Phébus, 301p.
-
Une transgression libératrice
Un Roman russe d’Emmanuel Carrère.
Immergé ces jours dans la frénésie de la phrase dostoïevskienne, après avoir repris la lecture de Crime et châtiment dans la traduction radicale d’André Markowicz (radicale en cela qu’elle prend littéralement la langue à sa racine), je me suis rappelé le reproche que j’avais fait à L’Adversaire d’Emmanuel Carrère à sa parution: de n’être pas, justement, assez abandonné à la frénésie intérieure de son sujet - autant dire de n’être pas assez russe…
Or voici que, me lançant dans Un roman russe, qui part en flèche dans un récit immédiatement captivant et surtout rythmé par une écriture à la fois plus physique et plus intimement tenue et teigneuse que dans L’Adversaire, je trouve illico cet engagement existentiel et ce défi d’un « tout dire » qui va chercher précisément, ici, le secret qui fait mal, au risque de faire mal à celle qui tenait précisément à la préservation de « son » secret – à savoir la mère de l’auteur.
On sait qui est Emmanuel Carrère et sa brillantissime académicienne de mère, mais on voudrait l’oublier en l’occurrence. On l’oublie en tout cas au début d’un récit-reportage qui nous amène très loin du Tout-Paris, au fin fond de la Russie actuelle, dans un asile psychiatrique que l’auteur compare à la terrible Salle No 6 décrite par Tchekhov, où un malheureux soldat hongrois capturé par les Soviétiques a passé les dernières années de sa vie avant d’être découvert et ramené en Hongrie comme un «héros» alors qu’il n’aspirait qu’à une vie retirée à la Walser après qu’on lui eut coupé la jambe et qu’on l’eût déclaré mort dans son pays…
Cette histoire triste parle de la Russie d’aujourd’hui et d’un homme perdu, mais c’est d’un autre paumé de l’Histoire que l’écrivain, revenu en France avec son équipe de filmeurs, va tenter de retrouver la trace, en la personne de son grand-père maternel, raté cultivé qu’attiraient les thèses fascistes et qui disparut en 1944, l’année même où le jeune Andras Toma fut fait prisonnier sous l’uniforme de la Wehrmacht - mais cela n’a aucun rapport n’est-ce pas ? n’était ce relent de Russie au cœur de Carrère, qui passe par son enfance et celle de sa mère et fouette son écriture d’un knout revigorant. (Lecture à suivre…)
Emmanuel Carrère. Un roman russe. P.O.L. 356p. -
Un amour sans retour
Tous les enfants sauf un, lumineux essai de Philippe Forest
Après les deux romans d’émotion et d’implication que furent L’Enfant éternel, premier exorcisme déchirant, et Toute la nuit, tentative de rapport clinique achoppant au scandale de la mort d’un enfant, Philippe Forest revient « encore » à cet événement que fut, pour lui et sa jeune femme Hélène, la perte de la petite Pauline, trois ans, il y a dix ans de ça.
Un de ses amis a beau le lui avoir rappelé: qu’en d’autres lieux, d’autres cultures, d’autres temps, pareil drame n’eût été que péripétie, lui citant Montaigne qui ne se rappelait pas, dit-on, le nombre exact de ses enfants, tant il en avait perdus…
Or ce nouveau livre, cet essai plus précisément, n’a rien de ressassant ni de complaisant dans la déploration. Si Philippe Forest est trop sévère avec lui-même en écrivant qu’il a « mal dit » et « mal fait » avec ses romans, on comprend bien ce qu’il veut dire aujourd’hui qu’il constate que rien n’a changé par le truchement de ces livres, si tant est qu’ils n’aient pas entretenu certain malentendu.
« Quelle leçon de vie », lui aura-t-on seriné en croyant bien faire, alors que tout a été « appris » autrement qu’on croit ou qu’on dit sans avoir vécu la chose dans sa chair ; et c’est de cet apprentissage, de cet approfondissement de la connaissance de la douleur, du repérage de ce qui a été vraiment ressenti loin des consolations convenues, qu’il s’agit dans Tous les enfants sauf un.
Au coeur du livre, un chapitre capital stigmatise tout ce qui est dit et fait aujourd’hui autour du « travail de deuil », que Philippe Forest remet en cause en dénonçant ce qui est trop souvent une opération d’évacuation de l’objet de la souffrance, pour ne pas dire une technique de l’oubli et du rebondissement. Alors même qu’on valorise à l’extrême ce « travail de deuil », l’entourant de moult coachings et autres cellules de soutien psychologique, sur un ton d’autant plus emphatique et sentimental que le deuil touche à l’« enfance innocente», le processus lui-même est un leurre selon Forest, qui aboutit à la substitution de l’ « objet » aimé par telle ou telle « raison d’espérer ». Cas de figure idéal : le petit ange avait une petite sœur : vivez donc pour elle !
Or, aux « travaux forcés du deuil », qui évacuent la réalité de la mort comme on évacue la réalité de la maladie tant que faire se peut, dans notre société de bien portants et bien produisants, Philippe Forest oppose une alternative qu’il a construite pour lui-même à partir de la lecture du Rameau d’or de Frazer, à l’imitation des primitifs, introduisant la notion de sacrifice dans la relation des (sur)vivants et de leurs défunts. Et de citer aussi l’ Erotique du deuil au temps de la mort sèche de Jean Allouch: « Envisager le deuil en termes de travail revient à considérer que les objets du désir sont interchangeables, qu’ils sont comme les fétiches indifférents à l’aide desquels, les substituant les uns aux autres, l’individu recouvre le vide insupportable qui se creuse devant lui. Mais le concevoir comme sacrifice – comme y invite Allouch – consiste à considérer ce trou et à comprendre que c’est depuis sa profondeur incomblable que se lève la féerie d’une vision fidèle à la vérité ».
Féerie et vérité : tels sont aussi bien les deux pôles entre lesquels ce livre de pensée incarnée, ce livre de titubant amour, ce livre d'intuition affective et d'intelligence acérée ne cesse d’osciller. Dès les premières pages le double constat est tombé, sur « l’extraordinaire immobilité du chagrin » et « l’effarement inaltérée devant la vérité ».
L’évacuation de la maladie et de la mort revient, dans la société occidentale contemporaine, à l’évacuation du vivant. Le malade inquiète tant qu'il ne se décide pas pour la vie ou la mort, et l'handicapé fait tache. Du sidéen ou du cancéreux, on invoquera même la faute d'un air entendu... A ce propos, de très fortes pages sont consacrées par Philippe Forest aux mythes liés au cancer, trop souvent assimilé à une défaillance de la vitalité, sinon à un suicide différé. Combien ainsi un Fritz Zorn, endossant, avec la société mauvaise, la Faute dont son cancer était en somme le symptôme punitif, a-t-il fasciné avec son Mars relevant, en réalité, de la « vengeance » et de la littérature…
Pauline avait un nom, tandis que Fritz Zorn ne dit jamais qu’il a un frère, que celui-ci aussi avait un nom et point de cancer. Du côté de la vie, et boiteuse, et salope, Philippe Forest rend son nom à sa fille et à sa femme Hélène, pour les ramener dans ce lieu où l'amour porte lui aussi nom et visage. Tous les enfants sauf un est également une belle méditation sur la mélancolie de l’hôpital englobant soignants et patients, sur le sadisme et la sainteté cohabitant dans le ghetto de l’hôpital qui est aussi un refuge (et l’auteur rend hommage à l’hôpital français), sur la sidération de la douleur et l’impossible retour à ce que la mort salope nous arrache, une dernière évocation de ce qui fut avec Pauline et sans elle jusqu'à la folie errante, alors que le nom de l'enfant perdu se trouve enfin prononcé par delà le sacrifice symbolique.
Philippe Forest. Tous les enfants sauf un. Gallimard, 174p. -
Le poème du sang contaminé
Le rêve du village des Ding de Yan Lianke
C’est un roman terrible et cependant magnifique, dans sa forme sublimée par la poésie, que Le rêve du village des Ding de Yan Lianke, qui a valu à son auteur, célèbre dans son pays, de se voir frappé d’interdiction de parole et de déplacement à l’étranger. Sa faute est en effet d’avoir levé le voile sur un drame survenu dans sa province natale du Henan, en un symbolique « village du Sida » dont les habitants, contaminés par le virus lors de ventes de sang autorisées par les autorités, sont morts les uns après les autres. Or le roman ne s’en tient pas aux dimensions d’une chronique-reportage visant à dénoncer un fléau dévastateur marquant le développement aveugle de la Chine contemporaine : c’est également une fable à valeur universelle rappelant La peste d’Albert Camus en plus foisonnant et en plus lyrique.
L’histoire est racontée par un garçon de douze ans, ou plus exactement par son fantôme, puisque Qiang est mort empoisonné par une tomate, subissant la vengeance des villageois contre son père responsable d’avoir organisé la grande collecte de sang dans les années 90, dix ans plus tôt. Ainsi le sang a-t-il coulé pour pallier la misère, construire de nouvelles maisons, financer de beaux mariages ou goudronner des routes… A cette fièvre répondra celle de ce mal mystérieux sur lequel les autorités jetteront longtemps un voile alors qu’il se répand aujourd’hui à très large échelle ainsi que l’a confirmé récemment le rapport annuel de l’Onusida.
Comme il l’explique en postface, Yan Lianke a pratiquement « sué le sang » pour aller au bout de cette chronique douloureuse, qui l’a engagé dans un combat pour la vérité « L’histoire récente est une page blanche. Il faut que les générations futures sachent ce qui se passe, ce qui arrive à notre peuple. C’est la responsabilité des intellectuels mais la plupart des écrivains chinois se dérobent, évitent toute réflexion approfondie sur la société soit par soumission au gouvernement, soit pour faire de l’argent, beaucoup d’argent... ».
Cette quête de la richesse à tout prix, c’est aussi elle qui causera la perte des habitants du village des Ding. Une nouvelle utopie, l'argent, a remplacé l'utopie usée du communisme : « Nous sommes passés de l’utopie communiste à l’utopie capitaliste, les habitants de ce village, pourquoi vendent-ils leur sang ? C’est pour devenir riches, pour réaliser ce même rêve. Alors l’explosion du sida à grande échelle aujourd’hui, ce n’est pas quelque chose de simple, c’est une catastrophe globale à laquelle est confrontée toute l’humanité : à l’origine, c’est parce que nous voulons tous être plus riches, toute l’humanité est victime de cette utopie, et nous nous précipitons vers des catastrophes, comme celle du Sida ».
Après l’interdiction de Servir le peuple en 2004, satire iconoclaste des années rouges, Yan Lianke donne, avec Le rêve du village des Ding, une chronique dont la poésie devait « détourner » l’attention des censeurs. Or son roman n’est est que plus percutant, qui a au contraire redoublé la vindicte de ceux-ci. Dire la vérité et l’exprimer en beauté, c’est décidément trop...
Yan Lianke. Le rêve du village des Ding. Traduit du chinois par Claude Payen. Postface de l’auteur. Editions Philipe Picquier, 328p. -
Que la lecture est irremplaçable
A propos de Perla de Frédéric Brun et de Fracas de Pascale Kramer.
Je viens de lire ce matin gris un petit livre en une heure, le premier d’un auteur du nom de Frédéric Brun, paru sous le titre de Perla, et, resongeant aux arguties de Pierre Bayard sur la non-lecture, je me dis que malgré tout rien ne vaut la lecture et complète, d’un livre, et que parler de celui-ci sans l’avoir lu serait une absurdité. Je me faisais la même réflexion hier à propos d’un autre livre, de mon amie Pascale Kramer, intitulé Fracas et dont pas une miette ne doit être perdue sous peine de passer à côté. Que maintes gens passent à côté de Perla ou de Fracas ne m’inquiète pas autrement, je suis bien conscient qu’on peut vivre et survivre sans avoir lu Fracas ou Perla, mais ce n’est qu’en lisant ces livres d’un bout à l’autre qu’on peut se parler à soi-même d’eux en connaissance de cause, en démêler les qualités et les éventuels défauts, surtout s’en incorporer la substance puisque substance il y a - étant entendu que les livres sans substance, on les laisse tomber après deux trois pages et voilà tout.
Perla est un livre de deuil, comme on dit, un livre de larmes et limpide, comme nettoyé par la douleur et l’effort de la surmonter en écrivant, un livre clair et lumineux. Frédéric Brun a rêvé qu’il brûlait son manuscrit après être revenu à Auschwitz, soixante ans après que sa mère Perla y a séjourné quelques mois, déportée dans le dernier convoi parti de Drancy, en juillet 1944. Frédéric Brun n’a pas détruit son manuscrit en réalité et nous lui en savons gré car son récit, vital sans doute pour lui, mérite aussi d’être lu et « vécu » par chacun. C’est l’histoire d’un homme qui va devenir père au moment où sa mère, Perla, disparaît après des années à la fois brillantes (elle s’est refaite une belle situation, comme on dit, au retour des camps) et régulièrement marquées par la dépression. Tandis que le fœtus de son enfant grandit dans le ventre de Manon, Frédéric évoque, en alternance, les faits liés à la Shoah, dont sa mère lui a très peu parlé mais qu’il documente avec tous les livres qui en témoignent, et les motifs de l’apprentissage existentiel qu’il découvre dans les Bildungsromanen des romantiques allemands. D’aucuns hausseront les épaules et diront sans lire : lu et relu, vu et revu. Or précisément, la vraie lecture de vrais livres ne relève jamais du « déjà vu ». Cela tient à des riens, dont un Pierre Bayard ne dit rien : cela tient à la voix de l’auteur, à la forme de ses phrases, à la musique de celles-ci, à ce qui fait l’unicité de chaque personne, que l’art exprime corps et âme. Parler en ville de Perla ne nous donnera aucun prestige, mais lire ce livre est un cadeau qu’on se fait.Pareil pour Fracas, en plus fouillé, complexe, tordu et captivant, pour autant qu’on lise sans en perdre une miette. Pascale Kramer est une romancière tout à fait originale, dont la substance de l'écriture, si poreuse, est unique. Il ne se passe apparemment presque rien dans Fracas, qui se donne sans dialogue « extérieur ». Or ce livre hypertendu bruisse de voix et les événements minuscules s'y bousculent. Il s’agit d’une famille franco-américaine qui se retrouve dans une maison perdue, au bord d’un canyon californien ravagé par une tempête, avec la menace latente d’un bloc de rocher en suspension au-dessus de son toit. Au déchaînement récent des éléments fait pendant la sourde tempête intérieure qui tourmente les membres adultes de la famille (mais les mômes aussi s’agitent alentour) après un accident dont vient d’être victime la jeune Cindy, probable maîtresse du père, mais celui-ci et sa femme, à cran, font tout pour verrouiller ce secret.
Lu et relu, vu et revu ? Sans doute, s’il n’était question que du « sujet », mais quel est-il en réalité ? Et qui a jamais observé comme ça, forgé de telles métaphores et trouvé de tels adjectifs, dit tant de choses sur ce qui ne se dit pas à l’ordinaire ? Une telle lecture ne m’est pas plus vitale, dans l’absolu, que celle de Don Quichotte, que je n’ai jamais lu en entier (ça viendra) ou de La Divine Comédie, dont je n’ai jamais lu en entier Le Paradis, mais ces jours Fracas, comme Tumulte de François Bon, lu en parallèle, ou Perla, m’ont apporté des choses que la non-lecture ne m'apportera jamais. C’est affaire, une fois encore, de voix plus que de savoir, de peau et de regard, de ce je ne sais quoi qui fait que chaque vrai livre a un bout de vérité unique in the world à nous transmettre…
Frédéric Brun. Perla. Stock, 2007.
Pascale Kramer. Fracas. Mercure de France, 2007. -
Magicien de la désillusion
Hommage à Jean Baudrillard
Avec l’auteur de Cool Memories disparaît un observateur aigu, souvent paradoxal, voire incompris, de la société « déréalisée ».
C’est une grande figure de l’intelligentsia française qui vient de disparaître en la personne du sociologue Jean Baudrillard, décédé mardi à Paris à l’âge de 77 ans. Célèbre à la fois pour son travail d’analyste de la société moderne et post-moderne, qui a nourri une cinquantaine d’ouvrages, et pour ses interventions sur la scène médiatique, où ses déclarations rompaient souvent avec le discours convenu, Baudrillard avait déployé ses pensées les plus personnelles et originales dans un monumental journal à facettes et fragments paru, entre 1987 et 2005, sous le titre de Cool Memories.
Né en 1929 à Reims, Jean Baudrillard, germaniste de formation (il avait traduit Marx, Brecht et Peter Weiss), avait participé au groupe de la revue Utopie et publié, en 1968, un premier essai qui fit date intitulé Le Système des objets, où il mettait notamment en évidence le fait que, dans la société de consommation, l’inessentiel de l’objet (sa forme ou son aspect) prime sur sa fonction essentielle. Toute l’œuvre de Baudrillard, par la suite, se développera dans une réflexion multiple sur la « déréalisation » progressive de l’univers social où le simulacre et le virtuel se substituent peu à peu au réel. Proche de Roland Barthes dans son approche des « signes » et autres « mythologies » contemporaines, Jean Baudrillard se plaisait à décrypter des phénomènes selon lui significatifs, tels que les commémorations à n’en plus finir, les grandes actions humanitaires (qu’il n’hésita pas à appeler « tsunactions ») et autres démonstrations lénifiantes ne visant qu’à solidifier un « axe du bien » à caractère « totalitaire ». Jouant souvent sur le paradoxe, jusqu’à la provocation, en poussant la logique propre à l’époque actuelle, jusqu’à l’excès révélateur, il soutenait que la saturation de l’image, dans le monde contemporain, aboutit à un brouillage de la représentation, de même que « notre hystérie autour de la pédophilie est telle que nous ne comprenons plus vraiment ce qu'est l'enfance », avant de conclure que « l’enfant n’existe plus ». De la même façon, il avait soulevé un tollé en affirmant que la guerre du Golfe n’avait pas eu lieu…
Ayant rompu avec le marxisme, comme en témoigne Le miroir de la production (1973), Jean Baudrillard s’était éloigné des analyses fondées sur l’économie pour s’intéresser de plus en plus, dans le sillage du sociologue canadien Marshall MacLuhan, fondateur du concept de « village planétaire», à la détermination des relations sociales par les formes de communication. Ainsi, dans L’échange symbolique et la mort, avait-il développé une réflexion sur la substitution progressive, de l’objet par sa copie et du réel par le virtuel.
Souvent mal compris dans un univers médiatique et politique pratiquant la pensée bipolaire, Jean Baudrillard, bravant les modes (il fustigea l’art contemporain) et le manichéisme intellectuel (il osa célébrer le génie de Joseph de Maistre et affirmait que "la lâcheté intellectuelle » était devenue « la véritable discipline olympique de notre temps"), s’exprimait le plus librement dans les fragments de ses Cool Memories, véritable laboratoire de pensée et d’écriture – ce « satrape » institué du Collège de Pataphysique étant après tout (ou avant) un écrivain…
-
Simenon à la russe
Un sombre drame
Ce roman « paysan » est sans doute l’un des plus sombres de la série que Simenon appelait les « romans de l’homme », dont la trame policière s’efface à peu près complètement derrière le drame humain, auquel s’ajoute certes, ici, le dénouement le plus dramatique.
Cela se passe dans l’âpre campagne de Vendée, par un automne pourri où le ciel rampe. Pendant que deux femmes, Joséphine Roy et sa fille Lucile, rangent des pommes dans le grenier de la ferme cossue dite du Gros-Noyer, un homme se fait renverser et abandonner sur la route proche, dans les poches duquel on découvre une grosse somme.
Qui est-il ? Que venait-il faire au Gros-Noyer ? Et de quelles relations embrouillées, de quels secrets de famille, de quels mensonges cet inconnu frappé d’amnésie va-t-il devenir le révélateur ? Parallèlement à l’enquête officielle (où le gendarme du titre ne joue qu’un rôle secondaire), le dévoilement progressif de l’énigme nous fait pénétrer dans un univers qui évoque Dostoïevski.
Par delà le déterminisme social et psychologique qui pèse sur les personnages, ceux-ci semblent en effet possédés par des forces qui les dépassent et les séparent. Aura-t-on jamais vu des parents aussi étrangers les uns aux autres ? En osmose avec ce monde de la terre, Simenon donne ici de son meilleur, comme dans L’Homme qui regardait passer les trains repris dans la même collection.
Georges Simenon. Le rapport du gendarme. Folio policier, 185pp.
-
Dantec est-il infréquentable ?
L’écrivain « culte » mérite-t-il une Fatwa, comme l'a demandé le magazine Technikart après la publication d’ American Black Box ?
Maurice G. Dantec, le plus controversé des romanciers français avec Michel Houellebecq, a publié récemment le troisième tome de son monumental journal, sous le titre d’ American Black Box, recouvrant les années 2002-2006 et se voulant la «boîte noire » du crash annoncé d’une « civilisation qui ne croit plus en elle-même », menacée par un « néo-totalitarisme planétaire ». Somme des lectures et des réflexions géo-politiques ou philosophico-théologiques de l’écrivain « exilé » à Montréal, ce livre refusé successivement par les éditions Gallimard et Flammarion, qui craignaient (notamment) les contrecoups de son anti-islamisme virulent, a paru chez Albin Michel dans la foulée de deux énormes romans, Cosmos incorporated et Grande Jonction, marquant à la fois le sommet momentané d’une œuvre saisissante et le début de l’empêtrement de l’auteur dans une sorte de prophétisme halluciné à base de catholicisme ultra (Dantec s’est converti) et de rejet virulent de l’Europe pourrie (ramassis de Zéropéens) et de la France moisie, en attendant à la fois le Grand Djihad anti-Occidental et une Nouvelle Chrétienté, voire une Nouvelle Croisade, un nouvel Armageddon liguant les forces de l’Amérique de Bush et d’Israël, entre autres « visions ».
A en croire Dantec, le monde actuel serait un vaste Camp, héritage du XXe siècle qui fut essentiellement « le siècle des camps ». Depuis septembre 2001 se déchaînerait la 4e Guerre mondiale qu’il a d’ailleurs vue se pointer : « En trois livres, j’ai dit la guerre qui venait, j’ai dit le monde qui s’achevait, j’ai dit le choc qui ouvrirait l’abîme ». S’il convient que « ce n’est pas être contre les PERSONNES de confession musulmane que de ne pas être en accord avec le Coran », il n’en affirme pas moins que, « bientôt l’islamisme conquérant trouvera son véritable Hitler, c’est-à-dire un mélange de prophète religieux charismatique et de leader politique-publicitaire, soit l’Antéchrist tout simplement ». Or il n’y a pas que l’islam a représenter l’Antéchrist aux yeux du rocker transformé en catholique errant: « Mahomet, plus Luther, plus Hitler, plus Lénine, le Quadriparti antichristique qui cloue l’Occident par ses quatre orifices est désormais installé pour des siècles ». Et de fustiger les « talibanlieusards » tout en priant « pour que des musulmans libres aient la bonne idée de s’unir un jour contre ce qui conduit leur civilisation au chaos et à la ruine » ; et de stigmatiser l’ « œcuménisme panthéiste baba cool des épiscopats modernes » en appelant de ses vœux un nouvel Occident chrétien fondé sur les forces de l’OTAN et « la réouverture imminente du Saint Tribunal de l’Inquisition et le rallumage de ses bûchers » ; et de vouer Chirac aux gémonies pour ne pas s’être engagé en Irak, en prévoyant (on est en 2003) que les Américains vont créer à Bagdad la première République fédérale arabe, modèle s’il en sera…
Les 600 pages d’American Black Box ne s’en tiennent pas, heureusement, à l’énoncé des positions politico-philosophiques de l’auteur, qui déverse pêle-mêle le produit de lectures très poussées (plus précisément à hautes doses de Risperdal, neuroleptique utilisé dans le traitement de certaines psychoses et de la schizophrénie…) en matière de patristique, les échos de querelles nettement plus triviales voire parisiennes, des aphorismes dont certains sont parfois lumineux (« La beauté est ce qui dans ce monde n’est pas de ce monde », ou « Quand on est nombre on est ombre ») mais parfois aussi d’une pesante platitude (« Les pires envieux sont ceux qui vous envient pour la vérité»), des engouements intellectuels successifs qui en disent long sur une quête d’autant plus incertaine qu’elle se veut péremptoire dans ses affirmations, et nombre de développements aussi, souvent les plus intéressants voire les plus émouvants, sur une trajectoire personnelle chaotique qui fut celle également d’une partie de sa génération, nourrie de situationnisme et d’électro-punk, de SF et de substances diverses…
Et l’écrivain là dedans ? Il y est certes aussi, mais souvent épars, relâché quant à l’expression, sentencieux, parfois même assommant, profus et confus. Les poèmes qu’il égrène au fil de ces pages ne relèvent en rien de la réelle poésie qui fulgure dans ses romans, et si telle page endiablée relève de sa bonne verve (« Allez, zoukez, zoukez les zombies de la plage Inifinity Beach»…), l’ American Black Box fait plutôt figure de « foutoir » d’urgence, assez au-dessous des deux premiers volumes du Théâtre des Opérations.
Ce qui pèche, surtout, c’est que le Dantec d’American Black Box est essentiellement idéologue, alors que c’est le conteur, le poète au sens large, le fou visionnaire et fictionnaire de Villa Vortex et de Cosmos Incorporated et d’une partie de Grande Jonction qui en font, indéniablement, l’un des romanciers français les plus singuliers du moment.
Autant dire que si ce livre déçoit et si, plus généralement, l’évolution de Dantec a de quoi inquiéter, ce n’est pas tant à cause de ses « positions » et autres provocations visant le « politiquement correct », qu’au risque de le voir sacrifier son indéniable génie créateur à un catéchisme doctrinaire. On a vu cela chez Philip K. Dick, fondu en ésotérisme vaseux, comme on la vu chez Gogol, finalement liquéfié de religiosité ou encore avec un Alexandre Zinoviev, contempteur génial de l’idéologie qui sombra finalement dans la paranoïa…
Quant au gros titre de la revue « branchée» Technikart qui, dans sa livraison de février 2007, posait la question Dantec mérite-t-il une Fatwa ?, on le mettra au compte d’un goût du scandale équivoque - agression médiatique irresponsable à laquelle l’écrivain prête évidemment le flanc…
Maurice G. Dantec. American Black Box. Albin Michel, 690p.
Ces « maudits » qu’on fabrique
Qui sont les auteurs infréquentables ? Antisémites ? Fascistes ? Réactionnaires chrétiens ? Esprits réfractaires au « politiquement correct » ? Telles sont les questions que pose, incidemment, la lecture de la livraison hors-série de La Presse littéraire, dirigée par Joseph Vebret, intitulée Les écrivains infréquentable et rassemblant, sous une vingtaine de signatures, une palette d’auteurs dont aucun ne semble « à fusiller » même platoniquement, sauf Brasillach qui le fut bel et bien.
Si les « maudits » avérés que sont le super-fasciste Rebatet, Céline l’antisémite ou Matzneff le pédophile, ne figurent pas dans le choix (partiel et forcément aléatoire) de Juan Asensio, ordonnateur et présentateur du numéro, la qualité de franc-tireur pourrait être ce qui associe un Dominique de Roux (avec quatre lettres inédites flamboyantes), et l’essayiste Philippe Muray, récemment disparu, le philosophe allemand Carl Schmitt et l’essayiste espagnol Nicola Gomez d’Avila (un vrai réac, ah ça !), l’imprécateur catholique Léon Bloy et son « disciple » Dantec, notamment.
A la question de savoir ce qui rend un écrivain « infréquentable », Juan Asensio répond par quelques approximations intéressantes liées à l’affirmation par ceux-là d’une position de droite ou d’une foi déclarée, pour se demander finalement si la liberté d’esprit, voire l’opprobre des censeurs ne sont pas les critères d’exclusion décisifs, en fonction de normes variables. Ainsi Corneille sera-t-il jugé « macho facho » par des profs « évolués », alors que les médias grilleront Renaud Camus pour un seul « dérapage », aussi peu criminel à nos yeux que celui qui valut sa fatwa à Salman Rushdie. Quant à Paul Léautaud ou Witold Gombrowicz, originaux s’il en est mais encore moins « fusillables » que les autres, ils rappellent ici que la vraie littérature n’est jamais infréquentable que pour ceux qui n’ont de cesse de la mettre au pas…
La Presse littéraire. Hors série no3. Spécial Ecrivains infréquentables. Mars/Avril/Mai 2007.Ces deux articles, en version raccourcie pour ce qui est du premier, sont à paraître dans l'édition de 24Heures du 6 mars 2007.
-
Sur les infréquentables
Réponse à Juan Asensio.
Un écrivain peut-il tout dire ? Et faut-il défendre à tout prix celui qui pratique l’invective ? Est-ce parce qu’un penseur ou un romancier est rejeté par l’opinion publique ou médiatique qu’il mérite notre attention ou notre respect ? Les plus grands talents, les plus originaux, les plus hardis sont-ils forcément les moins fréquentables de l’heure ? Enfin y a-t-il seulement un dénominateur commun entre ceux qu’on dit infréquentables ?
Je me pose ces questions depuis une trentaine d’années, après avoir bravé, à vingt-cinq ans, ce qui était alors l’Interdit par excellence en matière de critique littéraire, consistant à rendre visite à Lucien Rebatet, auteur des Décombres, l’un des pamphlets antisémites les plus débridés de l’immédiat avant-guerre. Je précise aussitôt que l’écrivain que j’allais alors interroger n’était pas l’auteur des Décombres mais celui des Deux étendards, magnifique roman d’apprentissage que Rebatet, condamné à mort pour faits de collaboration, écrivit en partie les chaînes aux pieds, et dans lequel on ne trouve pas trace d’idéologie fasciste. C’est cependant par provocation autant que par intérêt que je m’étais rendu chez Rebatet sans partager du tout les positions d’extrême-droite qu’il continuait de défendre dans le journal Rivarol, comme j’ai rendu visite à Robert Poulet dont j’admirais l’intelligence critique. Durant un bref passage au sein des Jeunesses progressistes lausannoises, entre 1967 et 1968, j’avais été choqué de me voir reprocher la lecture de certains auteurs, à commencer par Charles-Albert Cingria dont j’étais fou de l’écriture, auquel il était reproché d’avoir été maurrassien en sa vingtaine à lui. Je n’avais alors aucun penchant pour Maurras, pas plus que pour aucun idéologue raciste ou fasciste, j’étais déjà une espèce d’humaniste paléochrétien revenu du protestantisme sans adhérer vraiment au papisme ; à vrai dire, ce que j’aimais chez Cingria était sa façon de chanter le monde dans une phrase qui chantait. J’aimais Cingria comme j’aimais Bach ou Cézanne. Des idées de Cingria je me foutais complètement, à cela près que les idées de Cingria chantaient elles aussi dans une sorte de psaume de l’esprit et des sens qui fusait certes d’un profond catholicisme, mais qui rayonnait bien au-delà de la seule doctrine. Pendant quelques années, j’ai cependant accordé certaine attention à celle-ci. Par réaction contre le conformisme de plus en plus répandu de ce qui annonçait le politiquement correct, par anticommunisme aussi, je me situais plutôt à droite dans mes adhésions et mes articles, sauf dans mes jugements littéraires. Ainsi me sentais-je aussi à l’aise en compagnie de Pierre Gripari, qui se disait lui fasciste à tout crin (mais je n’ai pas encore compris de quel parti), antisioniste et antichrétien, qu’avec Georges Haldas ci-devant compagnon de route des communistes et d’un christianisme de plus en plus ardent. Ce que j’aimais dans leurs livres n’avait rien à voir avec leurs positions idéologiques respectives. De la même façon, j’ai et continue d’avoir autant de plaisir à lire et relire Le traité du style d’Aragon, Les mots de Sartre ou Matinales de Jacques Chardonne, Nord de Céline. Qui plus est: je vote aujourd'hui plutôt à gauche, quand je ne l'oublie pas. Sacré progrès...
En matière d’idées, j’avais trouvé à vingt-cinq ans, dans les romans fourre-tout de Stanislaw Ignacy Witkiewicz la critique la plus dévastatrice qui me semblât, des totalitarismes, mais aussi et surtout la vision prémonitoire de la fuite vertigineuse dans le bonheur généralisé de nos sociétés de consommation, mais qui eût pu dire de quel bord était Witkiewicz ? Les années passant, et découvrant quels énormes préjugés, quel refus de penser, quels blocages dissimulaient les plus souvent, chez mes amis de gauche ou de droite, leurs certitudes idéologiques, je me suis éloigné de plus en plus de celles-ci en même temps que j’approfondissais une expérience de la littérature, par l’écriture autant que par la lecture, dont la porosité allait devenir le critère essentiel, que l’œuvre de Shakespeare illustre à mes yeux en idéal océanique. Or Shakespeare est-il de gauche ou de droite ? L’océan est-il fréquentable ou infréquentable ?
Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, et plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir : que CELA monte.
Hors de CELA, que je dirais la poésie du monde, point de salut à mes yeux. Toute parole séparatrice, tout verbe coupé de sa source, de son rythme et de sa couleur, de son grain de voix et de son âme, je renonce à les fréquenter comme je renonce à la laideur et à la vacuité, à la platitude et à la mesquinerie - à toute délectation morose.
Plus je vais et plus la littérature me semble le lieu de la relation et non de la séparation, de la continuité et non de la rupture, de la fécondité et non du repli sur soi. Je comprends qu’on la trouve aujourd’hui menacée et vilipendée, mais je vois aussi qu’on la comprend mal. J’essaie de comprendre ce que dit Juan Asensio dans L’infréquentable est le révolutionnaire le plus abouti, et je vois que des notions séparatrices, pour ne pas dire sectaires, contredisent absolument une exigence de liberté qui accorde ou dénie la qualité en fonction de jugements restreignant précisément ladite liberté. Ainsi célèbre-t-on le style, en référence au « grammairien par excellence » que serait Dieu, pour mieux rejeter un Julien Gracq ou un Francis Ponge, stylistes manquant en somme à la foi si je comprends bien, moi qui trouve pourtant chez Ponge et Gracq bien plus de pages vivantes et vibrantes que chez un Renaud Camus, dont la seul qualité est probablement de penser un peu, parfois, à contre-courant - sans style aucun hélas, à mon goût tout au moins.Mais penser mal est-il, au fait, une qualité suffisante à faire un écrivain ? Juan Asensio s’interroge sur ce qui fait le propre d’un infréquentable, sans parvenir vraiment à se convaincre de ses approximations successives, et c’est tant mieux. On ne voit pas bien ce qu’est « le révolutionnaire le plus abouti », pas plus que ce qui distingue celui qui assume ses positions (de droite évidemment) ou sa foi (catholique résolument) équivaut à un brevet d’infréquentabilité, ni moins encore la qualité de « logocrate » chère à George Steiner, qui ne connaît aucune frontière idéologique. Est-ce l’ « échec social des antimodernes » qui les valorise alors ? Quelle dérision ce serait, que de considérer qu’une réussite sociale fasse ainsi illusion. D’un glissement l’autre, Juan Asensio finit donc par établir que l’infréquentable serait « d’abord et avant tout un homme libre », ou bien encore « celui qui dérange les Assis », à moins que, der des ders, l’infréquentable ne soit « qu’une notion sans consistance autre que celle que veulent à tout prix lui donner les censeurs, un non-lieu où sont prudemment relégués celles et ceux qui ont osé et osent affronter les minables catégories érigées par la bouche anonyme de « l’universel reportage ».
Il y a du vrai dans tout cela, mais beaucoup de rhétorique aussi, à base d’idéologie. La littérature excède ces limites. Or il est intéressant, à lire attentivement les textes (très inégaux eux-mêmes) réunis sous le fronton de ces Ecrivains infréquentables, combien se mêlent les goûts et les idées, les partis pris et les conclusions hâtives, la liberté de jugement et les âneries à œillères. La vraie critique littéraire demande de l’humilité et de la précision, de l’amour et des citations. On en trouve heureusement, par exemple dans le texte de Sarah Vajda consacré à Corneille, ou dans les introductions à Dominique de Roux, Léautaud ou Nicolas Gomez Davila, entre autres. Mais ce que je préfère dans cette revue, c’est que l’oreille de la liberté pointe bel et bien un peu partout, avec des éclats de littérature. Une ou deux lettres de Dominique de Roux et c’est parti. Ensuite, infréquentables ou pas, reste à voir sur pièces. Car cela seul est intéressant : le détail et non la catégorie. Le détail, pour aller voir ailleurs, c’est In memoriam de Paul Léautaud, notes griffonnées au chevet du père agonisant, c’est relire Corneille et s’en amuser en se foutant des nouvelles conventions le classant républicain pro-Bush. C’est lire Gombrowicz dans son Journal et le Gombrowicz de Dominique de Roux, c’est relire Bernanos qui est au purgatoire plus qu’au placard des infréquentables, c’est lire Post Mortem ou Ma confession de Caraco, c’est lire Ponge et Michaux aussi volontiers que Suarès ou Darien, c’est lire Giorgio Agamben qui lit Carl Schmitt qui lit Dostoïevski ou Bloy, c’est lire Bloy contre Zola et Jules Renard contre Bloy.
Vous avez raison finalement, Juan Asensio : les infréquentables ne le sont que par délation médiocre. Nul écrivain de qualité, nul penseur de valeur n’est infréquentable. Mais les médiocres se fréquentent, et ça fait du monde place de Grève… -
Léautaud à vue de chien
Le point de vue de Fellow. Et la (superbe) réponse d'Ygor Yanka.
Je m’étonne au plus haut point, à vrai dire, que nos amis les hommes puissent classer un être de la qualité de Monsieur Léautaud au nombre des infréquentables. En tant que simple chien, et chien lecteur qui plus est, ce qui légitime doublement mon témoignage, je tiens à rappeler ce qu’un jour, inspiré par une sensibilité que ne partagent pas tous les gens d’Eglise, l’abbé M. n’hésita pas à dire à notre place : à savoir que, le jour où Monsieur Léautaud se présenterait à la porte du Paradis, où l’on verrait le prudent saint Pierre hésiter, peut-être même renauder à l’idée de recevoir ce qui semblait un bien mauvais coucheur, un tel concert d’acclamations de tous les chiens et les chats qu’il avait sauvés sur terre de la faim, de l’abandon ou des mauvais traitements, s’élèverait, qui ferait alors le Seigneur lui-même se déranger pour l’y accueillir.
Je sais bien que c’est une façon de parler, car Monsieur Léautaud n’avait guère de penchant mystique ou religieux. Le vague, le faux mystère et les simagrées lui faisaient horreur, et le seul mot d’ « âme » lui tirait des ricanements à la Voltaire ponctués de véhéments coups de canne. Pourtant il restait en lui cette zone hypersensible de l’éternel enfant abandonné, nostalgique à jamais de la moindre tendresse maternelle, et le cœur bronzé par la dureté de son père, auquel le spectacle de la cruauté frappant tout innocent, et l’animal le premier qui ne peut se défendre, était intolérable.
Monsieur Léautaud préférait la compagnie des animaux aux hommes, mais c’était pour être plus tranquillement seul. Monsieur Léautaud n’était pas pour autant le misanthrope affreux et sale qu’on a dit parfois : c’était un homme au contraire d’une rare élégance, sinon de tournure vestimentaire (encore avait-il une façon unique de porter ses nippes) au moins d’esprit et de langage. Ainsi avait-il la vulgarité de parole en horreur, alors qu’un beau vers mélancolique de Verlaine ou de Jammes suffisait à lui arracher des larmes.
Monsieur Léautaud ne supportait ni les faisans ni les tartuffes, et le sentimentalisme étalé lui faisait horreur, autant dire qu'il eût trouvé de quoi vitupérer par les temps qui courent, mais ce n’était pas moins une âme sensible, je dis bien une âme, et sensible aussi bien…JLK, Portrait de Fellow, 5 décembre 2006.
Cette note de Fellow a été suscitée par la présence de Paul Léautaud dans le choix d'Ecrivains infréquentables sélectionnés et présentés par Juan Asensio dans la revue de Joseph Vebret, La Presse littéraire. L'article consacré à Léautaud, excellent au demeurant, est signé Ygor Yanka. Celui-ci a fait, à notre ami Fellow, une réponse magnifique, dans un texte encore meilleur que celui de la revue. A découvrir sur le blog d'Ygor: http://opusxvii.hautetfort.com/
-
Gripari caviardé
J’ai censuré l’infréquentable...
La récente livraison de La Presse littéraire consacrée, hors série, aux Ecrivains infréquentables, comporte diverses lacunes déjà signalées dont la présence de Pierre Gripari n’est pas des moindres. Celui que nous appelions Gripotard, du nom d’un de ses personnages, n’était pas, en effet, qu’un jovial conteur pour les enfants, dont les Contes de la rue Broca, La sorcière de la rue Mouffetard ou Le prince Pipo et la princesse Popi ont enchanté nos mômes: c’était aussi un écrivain puissant et original, quoique assez inégal dans ses réussites romanesques, et, au naturel, une espèce de franciscain rigolard en sandales que ses idées politiques et religieuses, autant que sa dégaine de pauvre, avaient mis au ban de la société littéraire. Si les éditeurs en vue ne crachaient pas sur le succès de ses livres pour enfants, il a fallu un Dimitrijevic, à L’Age d’Homme, pour accueillir « tout » Gripari, et vraiment « tout », sans aucune réserve.
Pierre Gripari, après un séjour juvénile chez les staliniens, avait rejeté le communisme après avoir rejeté l’horrible démocratie bourgeoise, pour se retrouver dans une sorte de fascisme « platonique » qui empruntait à la défense mussolinienne de la classe moyenne et des artisans. Il y avait en lui du « révolutionnaire de droite », si cette expression peut avoir un sens, qui rejetait également toute foi religieuse. Une lecture sérieuse de la Bible, quoique très « fondamentaliste » à contresens, ou disons purement «rationaliste», lui faisait trouver dans l’Ancien Testament le germe du nazisme, qu’il rejetait également, et l’origine aussi, dans le Nouveau testament, de l’humanitarisme contemporain, qui lui était odieux.
Or désirant, au mitan des années 70, présenter son œuvre dans un hebdomadaire suisse romand, et trop fauché moi aussi à ce moment-là pour faire le voyage de Paris, je soumis par écrit un lot de questions à notre ami, qui leur répondit avec la minutie consciencieuse et la liberté de ton qui étaient siennes.
Je fus plutôt satisfait, sauf de deux expressions qui, décidément, coinceraient auprès de la rédaction de Construire, « hebdomadaire du capital à but social », dirigé alors par une femme admirable du nom de Charlotte Hug qui ne saurait, je le savais, admettre de telles formules, ne fût-ce que par respect de ses 600.000 lectrices et lecteurs de tendance massivement démo-chrétienne…
Mais quoi donc qui coinçait en l'occurrence? Cela que Pierre Gripari taxait le Dieu de l’Ancien Testament d’« ordure nazie » et son fils unique Iéshouah de «salope sentimentale», ce qui faisait beaucoup à la fois pour de braves gens.
Or je fis, à Gripari, la proposition de couper lui-même ces termes, sans remettre en cause le reste de ses propos, assez gratinés déjà. Mais rien n’y fit, et je coupai donc d’autorité. L’infréquentable me trouva faible : je lui répondis qu’il attigeait. L’entretien parut du moins, dont il me remercia. Comme nous n’étions riche ni l’un ni l’autre, je lui proposai de partager le pactole de 600 francs suisses que la chose me rapporta. Gripari l’accepta et m’en sut gré malgré ma censure. Pour ma part, je suis rétrospectivement content de lui avoir rendu ce service. S'il en avait connu les tristes péripéties, sa mort absurde l’aurait conforté dans l’idée que ce monde l’est absolument, autre point sur lequel nous divergions décidément, mais c’est une autre histoire… -
Lire n’est pas obligatoire mais ça peut aider
Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle? Et faut-il les lire entièrement «soi-même» pour en dire quelque chose? N'y aurait-il pas une méthode qui permette de parler d'un livre qu'on n'a pas ouvert? Autant de questions que Pierre Bayard aborde dans un livre dont le titre provocateur annonce un discours critique et cynique à la fois: Comment parler des livres que l'on n'a pas lus?
Prenant le contre-pied d'un certain terrorisme, ou d'un conformisme certain, qui frappent de honte celui qui n'aurait pas lu tel ou tel livre «qu'il faut avoir lu» ou «dont on parle», Pierre Bayard s'affaire à détendre l'atmosphère, si l'on peut dire, en commençant par rappeler la boutade d'Oscar Wilde, grand lecteur devant l'Eternel: «Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique, on se laisse tellement influencer»…
Blague à part, Pierre Bayard brocarde avec raison la convention souvent hypocrite qui voudrait qu'une honnête femme ou qu'un honnête homme du XXIe siècle ait forcément lu Proust et tout Proust, tout Joyce et les 633 pages tassées du Nom de la rose d'Umberto Eco ou les 903 pages non moins compactes des Bienveillantes de Jonathan Littell. Nul doute que beaucoup de ceux qui en parlent n'ont pas vraiment lu ces deux «musts» de la littérature contemporaine. Par ailleurs, beaucoup de ceux qui causent de tel «classique» incontournable (de Don Quichotte aux Essais de Montaigne) à ou, à l'opposé, de tel ou tel best-seller mondial (de Love story au Da Vinci Code) ne les ont peut-être lus qu'en partie, et peut-être ce qu'ils en disent se réduit-il à des on-dit…
Oscar Wilde, lui encore, remarque aussi que «pour apprécier la qualité et le cru d'un vin, point n'est besoin de boire tout le tonneau». Et d'ajouter qu'«il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu'un qui a l'instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume?» Or ce que Wilde dit avec malice, ce n'est pas du tout que la lecture est inutile, mais que la qualité d'un livre ou d'une lecture est plus importante que la performance quantitative du lecteur. Que certains livres ne méritent même pas les six minutes d'un premier aperçu. Que d'autres nous donnent plus par lampées fines qu'à pleine barrique. Que mal lire un livre en entier ne vaut pas mieux qu'en lire bien quelques pages. Mais cela signifie-t-il pour autant que lire ou ne pas lire revient au même? Nullement, en tout cas dans l'esprit de l'humoriste anglais.
Or il en va tout autrement dans le propos de Pierre Bayard, qui se livre bonnement à une apologie de la non-lecture en multipliant les arguments démagogiques visant à rassurer paresseux et papoteurs. Pour Bayard, ce qui importe n'est pas tant de lire un livre que de savoir le situer plus ou moins. Lui-même affirme qu'il ne lira jamais l'Ulysse de Joyce, se contentant de seriner à ses étudiants que «ça» se passe à Dublin et que c'est une sorte de remake de L'Odyssée d'Homère. Et d'expliquer (assez mal au demeurant) comment s'y prendre, devant la personne qu'on aimerait séduire, prof à l'examen ou petit(e) ami(e) pour lui faire croire qu'on a lu tel ou tel bouquin…
Et le plaisir, là-dedans? L'enrichissement personnel que suppose toute vraie lecture? Les merveilleux voyages imaginaires? La symphonie des mots? La lecture n'est-elle qu'un moyen de briller en société ou une approche du monde et des autres qui aide à se connaître soi-même et à vivre?
Pierre Bayard. Comment parler des livres que l'on n'a pas lus? Minuit, 162 p.Cette chronique a paru dans l’édition de 24heures du 1er mars 2007
-
Mesure de Léautaud
A propos du Petit ami et d'In Memoriam
Aujourd’hui c’est la prose de Paul Léautaud, dont je viens de relire Le petit ami et le bouleversant In memoriam, qui me semble le mieux rendre la vérité de Paris et de cette France douce et dure à la fois, populaire et voltairienne, où l’apparence d’un clochard peut cacher un dandy raffiné. On l’a dit misanthrope et cynique, mais les mots qui lui viennent au fil de la plume, tandis que son père agonise, ne sont pas d’un coeur sec, il s’en faut de tellement de douleur contenue, mais d’un vieil enfant qui en salue un autre dont le visage fait de si drôles de grimaces, et voilà, la vie s’en va, il n’y a pas eu tant d’amour entre nous mais c’est comme ça, on n’en dira pas plus, ni moins, puisque c’est comme ça.
Je lis Le petit ami et cela ne fait pas un pli: je vois notre belle langue française couler de source. C’est la parfaite mesure de l’expression claire et fluide, où le ton le plus naturel module tous les sentiments sans trace de pathos. D’une émotion parfaitement filtrée, c’est un petit livre tout en grâce, mais au fond grave en dépit du côté volage de ses tournures. Son seul défaut, encore que je prenne cela comme un charme supplémentaire, est peut-être ce zeste de préciosité à l’anglaise, ou à l’italienne - disons plutôt à la Stendhal, qui guinde ici et là le naturel. Mais Léautaud avait alors 30 ans et ça lui a passé par la suite.
Dans le Journal particulier, qui est justement d’un homme plus avancé en âge, les mêmes qualités de précision sèche et de netteté s’appliquent au domaine érotique, où le moins qu’on puise dire est que le drôle ne fait pas dans le vaporeux. Ainsi le voit-on trousser debout sa grasse maîtresse dite le Fléau, ou culbuter la dévouée Marie Dormoy, sa secrétaire, sur les piles de manuscrits du Mercure de France. C’est d’une crudité totale, et pas vraiment ragoûtant, mais le souci de noter ce qui est, tel que c’est, me plaît à vrai dire mieux que les fioritures convenues en la matière.
Reste que la mesure de Léautaud est étroite, qui ne connaît ni l’Italie ni la Grèce, ni le baroque allemand non plus que Rembrandt ou Goya, ni les grands écrivains russes ou américains, ni le jazz, ni le cinéma, ni la poésie chinoise, ni les traditions mystiques sous aucune forme - tout cela dont Cingria fait l'inventaire avec malice et raison.
-
Voyage au bout de Céline
Le Dictionnaire Céline de Philippe AlmérasSi l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline figure désormais dans la Bibliothèque de la Pléiade, où ses pamphlets scandaleux seront également réédités, l'écrivain reste un maudit de la littérature contemporaine, à juste titre. Loin de disculper l'antisémite et le collabo, l'auteur du Dictionnaire Céline fournit toutes les pièces nécessaires à un jugement en connaissance de cause.
Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui rata de peu le Goncourt en 1938, et le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, pour mieux rejeter l'ignoble pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefsd'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Nord, Féerie pour une autre fois ou
Guignol's band.
Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne humainement parlant), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » ou la « folie » de l'intempestif, comme s'y employait sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.
Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type (mais certes pas que cela), un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.C'est du moins le parti de Philippe Alméras qui, travaillant sur Céline depuis quarante ans, comme un Henri Godard (responsable de l'édition en Pléiade) estime que Céline et son œuvre sont indivisibles et doivent être pris pour tels sans souci constant de les excuser ou de s' excuser d'y prendre de l'intérêt. Loin de s' en laisser conter par Céline, Alméras, auteur de la seule biographie de Céline non autorisée (Céline entre haines et passion, Laffont 1994) est d'autant plus crédible qu' il récuse autant la fascination mimétique des uns (très fréquente avec cet auteur, comme avec un Thomas Bernhard) que l'inquisition réductrice des autres.
Comme un labyrinthe
Le bon usage de ce Dictionnaire Céline, précisons-le d'emblée, suppose une certaine connaissance préalable de l'œuvre et du parcours de l'écrivain, auxquels chaque article se rattache comme la digression d'un immense roman fourmillant de personnages historiques ou imaginés par l'écrivain.
A la lettre A, par exemple, sont traités notamment Abetz (célèbre ambassadeur allemand à Paris chargé des relations avec les écrivains), Afrique (le périple de 1916 qui le dégoûte du vin et l'accroche à l'écriture), A l'agité du bocal (son règlement de comptes légendaire avec Sartre), Allemagne (« pays maudit funeste »… en 1948), Amour (« c'est l'infini à la portée des caniches », Animaux (qu' il aura préféré à la plupart des humains), Arletty (sa chère amie), Arrestation (un récit héroïque mais démenti par Alméras), Audiard (qui rêvait d'adapter le Voyage avec Belmondo en Bardamu), Avocats (« rigolos au salon, sinistres à l'aube, inutiles à l'audience »), etc.
Ainsi se déploie une sorte de tapisserie-palimpseste aux multiples fils et ramifications, relevant à la fois de la chronique individuelle et du tableau d'époque.
Que de la musique ...
Au fil d'un prodigieux travail de recoupement, assorti de commentaires toujours vivants, souvent piquants, combinant témoignages et compilations, extraits de lettres ou coupures de presse, éléments de reportages ou extraits d'études, citations innombrables donnant au livre sa palpitation, Philippe Alméras nous propose à la fois une cartographie de l'univers célinien et un jeu de piste sur les traces du Dr Destouches (dont toutes les adresses sont répertoriées !), une analyse éclatée de l'œuvre, un « Who's who » de l'Occupation et de l'Epuration, un portrait en mouvement de l'homme en prise avec son époque et ses semblables. Y voisinent en outre un aperçu passionnant de l'accueil critique réservé à un auteur jouant toujours les victimes et dénigrant tout autre que lui ou presque, une exploration du laboratoire de l'écrivain au travail, un aperçu du méli-mélo de ses jugements balancés à tout-va et de ses positions plus ancrées de Celte, d'hygiéniste, de païen conchiant la décadence, de prophète vitupérant la religion, de dynamiteur du langage obsédé par la palpite du verbe réduit à sa seule musique: « Vous me prenez pour une femme ? Avec des opinions ? Je n'ai pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions »…
Philippe Alméras. Dictionnaire C éline. Plon, 879 pp.
Abécédaire célinienAU-DELÀ « Je ne voudrais pas te désobliger mais je t' avoue ne point donner de pensées aux problèmes d'au-delà. L'humanité que j'ai soufferte et que je souffre me dégoûte trop, je l'ai trop en haine pour lui désirer autre chose que des asticots et éternellement. » (Au Dr Camus, 7 juin 1948)
ARYEN « Quel est l'animal, je vous demande, de nos jours, plus sot ? plus épais qu'un Aryen ?»
CHINOIS « Quand les Chinois vont venir, ils vont être bien étonnés de voir ces êtres partout à la fois en meme temps, à l'hôpital, au bordel, sur les Alpes, au fond de la mer et sur les nuages. » (A Roger Nimier)
ÉCRIRE « Je trouve d'abord la posture grotesque — ce type accroupi comme un chiot. Quelle stupidité ! Ignoble. Je ne m'en excepte pas. Loin de se presser le ciboulot, d'en faire sortir ses « chères pensées »! Quelle vanité !»
JUIFS « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. »
(L'Ecole des cadavres)
MEIN KAMPF « Aucune gêne à vous avouer que je n'ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m'assomme. » (A Milton Hindus, en 1947) Mais Philippe Alméras précise: « S'agissant de celui qui avait tenté d'établir le Reich millénaire et avec lequel il avait tant de points communs et quelques convictions, Céline a parcouru toute la gamme des positions possibles. Il est passé de la révérence au suprême mépris. »
RACE «La race, ce que t' appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. » (Voyage au bout de la nuit)
RAMUZ « Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même il me semble. » (Lettre au Magot solitaire, 1949)
SEXE « L'intromission d'un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j'ai jamais vu là que du grotesque — et cette gymnastique d'amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas !» (A Albert Paraz, 1951)
VIEILLIR « Il faut vieillir tôt ou mourir jeune. » -
Le Bal des Maudits
Sur les écrivains infréquentables
Armand Robin publia, dans Le Libertaire du 29 novembre 1946, donc en pleine Epuration, une Demande officielle pour obtenir d’être sur toutes les listes noires, et cela relance décidément l’admirative sympathie que m’inspire l’auteur salubre de La fausse parole, dont le courage intellectuel est rappelé dans un article consacré par Jean-Luc Moreau à Dominique de Roux « l’indispensable contemporain », à lire dans la dernière livraison hors-série de La Presse littéraire de Joseph Vebret, intitulée Ecrivains infréquentables et conçue par Juan Asensio avec dix huit auteurs.
Les écrivains, de portée littéraire et de styles très variables et même très inégaux (on oscille entre Pierre Corneille et Renaud Camus, Maurice Barrès et Ivan Illich…), réunis dans cet ensemble aussi substantiel qu’hétéroclite, ne sont guère assimilables à une famille d’esprits repérable, et l’on ne voit d’ailleurs pas en quoi un Witold Gombrowicz ou un Paul Léautaud peuvent être qualifiés de « maudits », alors qu’y manquent un Lucien Rebatet, un Pierre Gripari ou un Albert Caraco, sans parler de Céline dont les pamphlets restent toujours frappés d’opprobre. Dans le même ordre de réserves, on pourrait chipoter sur la première affirmation de Joseph Vebret, dans son introduction, évoquant «des livres qui depuis longtemps auraient dû être de grands classiques de la littérature si leurs auteurs n’avaient rejoint l’arbitraire liste noire des écrivains réputés infréquentables ». Ce dernier critère est hautement variable selon les époques (Céline, maudit dans les années 50, est aujourd’hui en livre de poche, de même que Bloy ou Barrès), et parler de «grands classiques de la littérature à propos de Philippe Muray (excellent essayiste, mais bon...) ou d’André Coûteaux fait tout de même un peu sourire. De même les essais de définition de l’infréquentable comme «révolutionnaire le plus abouti », sous la plume de Juan Asensio, ou le non moins intempestif Eloge du réactionnaire, sous celle d’Ivan Rioufol, en dépit de leurs développements respectifs intéressants, ne parviennent pas à dissiper l'impression générale qu’on se trouve ici dans un fourre-tout d'indéfinissables esprits libres dont le seul dénominateur commun est peut-être le même refus du conformisme intellectuel et la même inadéquation au chic littéraire régnant.
Dans cette perspective non dogmatique, composite voire anarchique, et même s’il y a là-dedans à prendre et à laisser, cela reste une belle et bonne idée que de rassembler ainsi des aperçus sur des œuvres originales et parfois réellement méconnues en dépit de leur valeur, comme celle du très réactionnaire et nons moins éclatant Nicolas Gomez Davila, dont l'illustration fait regretter l’absence d’une présentation égale de Vassily Rozanov, son « cousin » russe… A signaler aussi: quatre lettres de Dominique de Roux, préludant à la publication d’un important choix de lettres chez Fayard ; une lecture, par Olivier Noël, de Maurice G. Dantec, pertinente mais qui me semble faire trop peu de part aux deux grands romans récents de cet indéniable « infréquentable » ; une très épatante défense d'un certain Pierre Corneille signée Sarah Vajda (mais au fait : pas trace d’infréquentable femelle dans l’histoire de la littérature ?), et un hommage à Carl Schmitt taxé de « grand catholique » par Rémi Soulié, entre autres approches de Berlioz, Burke ou Brasillach.
Juan Asensio et Joseph Vebret encourent-il un appel à la Fatwah tel que celui que le magazine Teknikart a lancé contre Dantec ? Je l’espère bien, et je prépare dûment la rédaction de ma Demande officielle pour obtenir le droit de figurer sur la même liste noire…
La Presse littéraire. Hors série no3. Spécial Ecrivains infréquentables. Mars/Avril/Mai 2007. La peinture reproduite en couverture est une oeuvre d'Olivier de Sagazan. -
L’enfant vital
Merveille de fraîcheur, d’humour et de tendresse, Vitus, de Fredi M. Murer, consacré meilleur film de fiction suisse de l’année 2006, est à découvrir sur les écrans romands et français.
Enfin le voici, le nouveau film tant attendu de Fredi M. Murer, déjà plébiscité par plus de 170.000 spectateurs germanophones, nominé aux Oscars, récompensé par un Ours de bronze à la dernière Berlinale avant sa consécration „nationale“ aux Journées du cinéma de Soleure.
Une fois de plus, après le premier chef-d’oeuvre que fut L’âme soeur (Léopard d’or à Locarno en 1985) et le visionnaire Pleine lune (1998), un enfant pas comme les autres est au centre de ce conte moderne confrontant les aspirations d’un petit génie, pianiste prodige (Teo Gheorghiu incarne l’oiseau rare) et cerveau surdimensionné, au monde ordinaire. Loin de se borner à exalter les dons d’un Wonderboy, Fredi M. Murer montre combien ceux-ci compliquent la vie du jeune Vitus, qui aimerait vivre aussi en garçon normal. La complicité de son grand-père, vieux menuisier original magistralement campé par Bruno Ganz, l’y aidera. Imprégné d’humour et d’ironie parfois mordante (par exemple sur la façon dont l’argent „travaille“ aujoud’hui), Vitus est traversé par un formidable souffle de vie. C’est dans sa poétique soupente d’artiste, au dernier étage d’une maison multiséculaire de la vieille ville de Zurich, que Fredi M. Murer évoque les tenants et les tribulations de son ouvrage.
- Quelle est l’origine de Vitus ?
- Cette histoire a de profondes racines. Lorsque, jeune père, j’ai vu grandir nos deux petites filles, je me suis rappelé ma propre enfance et, dès ce moment-là a germé l’idée de faire un film sur cette période, entre 5 et 12 ans, qui fut pour moi la plus lucide, la plus aventureuse, la plus dangereuse et la plus „universelle“ de ma vie où toutes les frontières entre désir et réalité semblaient abolies. J’étais fasciné par les génies, notamment Einstein dont le portrait ornait ma chambre, et Mozart qui m’a fait désirer un piano. Les finances de mes parents ne le permettant pas, je n’ai reçu q’un accordéon, ce qui m’a terriblement déçu, mais j’ai posé cet instrument sur une table et ma soeur actionnait les soufflets pendant que je pianotais (rires). Par ailleurs, le fait que mes filles raffolent de l’école m’a rappelé ma propre haine de celle-ci. Notre classe comptait quarante garçons. Nous étions aux ordres presque militaires de religieuses étroites d’esprit. Les disciplines artistiques étaient exclues. Comme j’étais gaucher, on m’a forcé à écrire de la main droite. Dyslexique grave, j’étais champion du calcul mental et capable d’inventer d’ extraordinaires histoire, mais à l’écrit c’était la catastrophe. A l’école, j’étais écrasé et isolé, alors que je redevenais un Vitus dès que j’en sortais. A douze ans, comme dans le film, je me suis construit une machine volante que j’ai lancée du haut d’une colline, à l’insu de mes parents. Je suis tombé d’une hauteur d’une douzaine de mètres et me suis retrouvé à l’hôpital avec une fracture du crâne. Je suis resté sans connaissance pendant cinq jours et ensuite, jouant le même double jeu que Vitus, j’ai souvent prétexté d’horribles migraines pour échapper à l’école. Je n’étais pas pour autant un enfant prodige: tout au plus curieux et créatif. J’aurais aimé apprendre le français par osmose, en me servant du manuel comme d’un oreiller, et jouer du piano en virtuose sans avoir à apprendre. Vitus réalise cette double utopie (rires) !
- Les parents de Vitus sont du genre compréhensif. Les vôtres l’étaient-ils aussi ?
- J’ai eu énormément de chance. Ma mère, couturière, lisait et aimait la musique. Mon père était un menuisier génial, qu’on retrouve dans le grand-père incarné par Bruno Ganz. Il avait voyagé en Amérique du Sud, via La Nouvelle Orléans où il avait fait du jazz avec sa clarinette, qu’il continuait de tenir dans la fanfare municipale, dirigeant en outre le choeur paroissial. Cadet de six enfants, j’ai baigné dans la musique, et d’autant plus que ma grand-mère savait par coeur tous les Lieder de Schubert et des poésies qu’elle me faisait apprendre à mon tour, me récompensant avec des pièces de monnaie qu’elle m’apprit à compter. Savoir compter et chanter Schubert s’est révélé une bonne école pour le cinéma (rires)... A travers le personnage du grand-père, c’est donc un hommage à mon père et à ma grand-mère que je concentre dans Vitus.
- Le projet de Vitus a mis des années à se concrétiser. Pourquoi cela ?
- A l’origine, je pensais brosser une fresque sociale des années 90, avec le tournant marqué par l’évolution de l’économie, notamment dans la fuite en avant des opérations boursières, dont il ne reste qu’un épisode dans le film. Le personnage de Vitus n’était qu’un élément sur cet arrière-fond, dans une épopée à nombreux personnages et gros budget de 6 ou 7 millions de francs. La recherche de fonds internationaux, à un moment de changement de génération, a été très compliquée, au point que mon premier producteur a jeté l’éponge. Je me retrouvai avec un scénario qui en était à sa vingtième version lorsque je me suis adressé à un jeune réalisateur, Peter Luisi, dont j’avais apprécié le premier film et auquel j’ai demandé conseil. C’est grâce à lui que j’ai recentré le scénario sur la figure de Vitus. Par la suite, j’ai rencontré deux jeunes producteurs, Christian Davi et Christoph Neracher, de Hugofilm, avec lesquels a été mise sur pied une unité de production, un peu à la manière de United Artists, où je me suis réservé le dernier mot sur le seul plan artistique. D’un projet à 6-7millions, nous avons passé à un budget de 2-3 millions, mais je crois que j’y ai beaucoup gagné ! Enfin, le cadeau du ciel a été la découverte, dans une école de musique londonienne, de Teo Gheorghiu, qui non seulement avait le talent d’un pianiste prodige, mais était doué pour la comédie et pratiquait le dialecte alémanique ! Quant à Bruno Ganz, il était clair dès le début que c’était lui qui devait incarner „mon“ grand-père.
- Autant que Teo Gheorghiu et le petit Fabrizio Borsani, le „premier Vitus“ de 6 ans, tous vos acteurs semblent „inventer“ ce qu’ils disent. Est-ce le cas ?
- Absolument pas ! Tout ce qu’ils disent est minutieusement écrit, au mot près. Seul Bruno Ganz, ici et là, m’a suggéré telle ou telle formule.
- L’humour est très présent dans Vitus. Que représente-t-il pour vous ?
- C’est une forme d’intelligence que mon père m’a apprise en la vivant dans l’épreuve. Lui qui avait monté une petite fabrique de meubles, l’a vu partir en fumée et s’est retrouvé simple ouvrier. Mes frères aînés ont eu pour père un patron, et moi j’ai connu un prolétaire. Or celui-ci m’a dit un jour que, devant la pire difficulté, il fallait savoir jeter son chapeau de l’autre côté du fleuve. C’est ce que le grand-père, dans le film, apprend à Vitus. On ne sait pas très bien ce que ça veut dire, mais c’est à la fois drôle et vrai. L’humour est le contraire du fanatisme ou de l’intégrisme: c’est un sourire à la vie, une distance et un signe de confiance. Vital!
Sur les écrans de Suisse romande et de France dès aujourd'hui. Le DVD de Vitus contient, entre autres „bonus“, un passionnant „making of“ signé Rolf Lissy.
Cet entretien a paru le 22 février 2007 dans le magazine Week-end, supplément de 24Heures.
-
Pagano tôt l'aube
Que lire est une forme d’amour
Il faut être un tas de neige genre prof blasé pour oser dire que lire ou ne pas lire revient au même. Plus j’y pense et plus je plains la triste figure du chevalier Bayard de la délecture, et tout à l’heure ça m’a repris comme, avant de me lever, je piochais dans le tas de livres que j’ai là à côté de mon lit pour me doper, et voilà ce que je lis : « La nature c’est comme le reste, c’est pas plus beau ni plus pur qu’une ville, que les zones commerciales ou les zones industrielles, que les éolienne hautes et arrogantes au-dessus des épicéas. Des fois même la nature elle est comme ça énervante et neurasthénique, à l’automne si moche et sale, boueuse et collante au printemps quand la neige poisse, arrogante avec le soleil intact de l’hiver, et ridicule si verte l’été. Pénible, ennuyeuse, comme tout le reste. Si pourtant le plateau me vient autour de moi si beau, c’est juste parce que j’y vis. C’est bête, mais magnifique est l’endroit où on vit, ça dépend de comment on se lève, comment on regarde au-dehors, ça dépend de si on regarde »…
Or ce matin bleu gris sale à ciel bas, en face des montagnes à névés maussades, les pentes vert brunasse aux sapins se prenant les branches dans la brume, ces phrases d’Emmanuelle Pagano, dans Les adolescent troglodytes, me font du bien au corps, vraiment je les vis, je les bois comme la première eau de fontaine ou de bisse, c’est comme de serrer une main bonne ou de caresser au départ de l'école un gosse en duffle-coat, enfin tu vois quoi : c’est ça la lecture.
La lecture ce matin c’est ces mômes qu’une vieille gamine à quatre roues emmènes par les hauts plateaux, d’un foyer l’autre. La lecture ce matin c’est les gestes ensommeillés que disent les phrases de la vieille gamine, les yeux mal décollés, les mouvements d’anges dans la navette spatiale à travers les canyons ardécheux, les garçons-filles encore collés aux rêves incertains du corps et qui aimeraient n’en pas sortir, et juste en passant Adèle la nochère (on se rappelle Caron le nocher qui transporte les âmes d’une nuit l’autre) mate Lise qui ne lui a pas dit bonjour à cause d’un geste imperceptible et notant : « J’imagine la gêne de ses seins neufs, asymétriques. Je mélange un peu tout dans mes lacets et mes pensées. C’est le geste du début de l’adolescence, et aussi de sa fin, puisque c’est le geste d’une femme. Une prémonition dans le mouvement du bras ».
On peut ne pas lire Les adolescents troglodytes d’Emmanuelle Pagano, mais en parler sans lire ce livre serait une espèce de trahison, à la fois de soi-même et de la Pagano sauvage et de ses mômes perdus. Ce serait comme de parler de Mozart ou de Thomas Fersen sans avoir jamais entendu l’un ou l’autre, ce serait comme de ne parler de rien alors que la vie déferle par les rameaux des phrases…
Ce que les tas de neige de profs pincés et de lettreux coincés ont de la peine à comprendre est que lire est une forme de baise, yes sir, à la fois suave et sublimée. J’veux dire que ça passe par le corps et par l’âme qui est l’entier du corps (selon les Chinois), donc la viande et la musique, les tripes et la buée sensible. En tout cas c’est comme ça qu’il faut prendre la littérature vivante, quand elle l’est…
Emmanuelle Pagano. Les adolescents troglodytes. P.O.L. 212p. -
Retour à Georges Haldas
A La Désirade, ce samedi 17 février. - Ma première pensée de ce matin a été vouée à Georges Haldas, auquel j’ai décidé de consacrer la prochaine ouverture du Passe-Muraille. Il y aura dix ans cette année que j’ai cassé cette relation, choqué par son rejet du Viol de l’ange, qu’il disait un livre sale. Comme il m’a fait à la même époque un mot suave, et donc hypocrite, pour l’envoi de je ne sais plus quel nouveau livre de lui, je lui ai renvoyé celui-ci en lui écrivant qu’il pouvait aussi bien m’oublier. Et c’est ainsi que je n’ai plus rien lu de lui. Je lui ai rendu poliment hommage lorsqu’il a reçu le Prix Rod, mais c’est tout. Notre longue amitié ne s’en remettra pas, mais ses livres existent, le vieil homme est dans sa nonantième année et tout à coup j’ai envie de revenir, non pas à l’homme mais à ses livres. La dernière fois que j’ai ouvert un de ses livres, dans une librairie, je suis tombé sur cette page où il traitait la philosophe genevoise Jeanne Hersch d’« amazone pisseuse ». J’ai eu moi-même un conflit carabiné avec Jeanne Hersch, après un abus de pouvoir caractérisé de sa part, mais traiter cette dame d’ « amazone pisseuse » m’a semblé indigne de la part d’un écrivain prônant, par ailleurs, l’Attention à l’Autre à grand renfort de majuscules.
Mais le temps passe, il nous crible, nous serons bientôt tous morts tandis que les livres continueront de témoigner de ce qui nous dépasse, et j’ai envie à l’instant de retrouver l’âme de Georges Haldas, ses petits matins, ses balades en Grèce, ses lectures de Cavafy ou de Saba, ses commentaires de l’Evangile, ses coups de gueule, ses chroniques merveilleuses du père (Boulevard des Philosophes) et de la mère (Chronique de la rue Saint-Ours), nos rencontre Chez Saïd où nos engueulades parfois chez Dimitri – tout ce qui fait le sel de la vie, et tout ce qu’il a cristallisé dans ses livres sans pareils.
Un jour j’ai reçu de la part de Jacques Chessex, après que j’eus publié un grand papier élogieux sur Georges Haldas, une carte postale m’apostrophant pour me reprocher de dire du bien de ce « cuistre christique » écrivant une espèce de galimatias, et quelques années après le même Chessex célébrait Haldas à la remise du prix Rod. Petite foire aux vanités de la littérature, à laquelle survivent les livres. Lorsque nous étions amis, Jacques Chessex m’a dit un soir sa réelle admiration pour Haldas, malgré leur brouille de toute une vie, de même que Chappaz m’a dit la sienne. Le premier jour que nous nous sommes rencontrés à Genève, en 1973, Georges Haldas a dit au petit crevé que j’étais alors : « Méfiez-vous des écrivains, il y a un diable en chacun de nous ». J'ai noté.
Mais à l’instant, le regard perdu sur les crêtes enneigées des montagnes qui de tout cela se foutent comme du dernier fossile, je ressens le besoin de dire ma reconnaissance à Georges Haldas, et de ce pas j’irai tout à l’heure faire l’acquisition des derniers livres qu’il ne m’a pas envoyés...
-
Le singulier du féminin pluriel
Trois livres illustrent, non sans parentés sensibles, la vitalité de l’écriture féminine romande contemporaine.
Le féminin a-t-il une singularité en littérature ? L’écriture des femmes se distingue-t-elle en quoi que ce soit de celles des hommes ? L’écrivain Dominique de Roux nous disait un jour que la femme, appelée (réellement ou virtuellement) à donner la vie ne sera jamais dupe des mots, des idées et des formes, de la même façon que l’homme. Or même si les spécificités de genres et de rôles tendent à se diluer aujourd’hui, alors que le nombre d’auteurs femmes a littéralement explosé, le fait est que le regard des femmes sur le monde, la politique, les relations sociales ou privées, la filiation entre générations, l’amour, les sentiments, la solitude, le corps, le plaisir, la maladie et la mort, le sens de la vie, nous semble décidément singulier, disons pour les écrivains de valeur: plus ancré dans la réalité quotidienne (on le voit chez Alice Rivaz, Mireille Kuttel ou Anne Cuneo) et plus ouvert à la fantaisie des contes et au mystère (de Corinna Bille à Sylviane Chatelain, Anne-Lou Steininger ou Rose-Parie Pagnard), plus poreux dans l’observation fine des mœurs sociales ou familiales (de Catherine Colomb à Corinne Desarzens), autant que dans l’expression des relations amoureuses et de la sensualité (chez Catherine Safonoff, Asa Lanova, Claire Genoux ou Anne-Sylvie Sprenger), notamment. Cette perception « à antennes », magnifiquement déployée dans La corde de mi, le dernier roman d’Anne-Lise Grobéty, caractérise également le nouveau livre de Pascale Kramer, véritable « inferno » familial où tout est filtré comme en sourdine et sous un verre grossissant.Des paumés très ordinaires
Pascale Kramer, déjà remarquée ces dernières années, à Paris autant que dans son pays d’origine (elle est née à Genève en 1961) pour trois romans tenus et tendus (Les vivants, Retour d’Uruguay et L’Adieu au nord), campe les personnages de Fracas dans un canyon de Californie dont le décor convient à merveille à son propos. Dans la foulée, précisons que la romancière connaît ces lieux pour s’y pointer régulièrement, son job consistant à vendre, aux producteurs hollywoodiens, des « intrigues » imaginées par des auteurs européens…
Or celle de ce nouveau roman, limitée à un jour d’extrême tension dans une maison isolée et menacée par un rocher en suspension, après une tempête, aurait pu inspirer le Robert Altman de Short cuts...
Valérie la protagoniste, qu’on imagine quadra, divorcée et sans son fils Justin qui fuit ses grands-parents, se retrouve chez ceux-ci, dans la maison embourbée, avec son frère Cyril et les siens, alors que Cindy, baby-sitter de ses neveux, vient d’être accidentée, dont on apprend qu’elle était probablement la petite amie du père. Un formidable imbroglio de non-dit est alors passé au scanner de la romancière, qui en tire une chronique familiale sur « image arrêtée », tendrement désespérée. Sans flatter ni pousser au noir, Pascale Kramer se fait une fois de plus la romancière des « sans voix », avec maestria.
De mémoire et d’amour
Il y a quelque chose de proustien dans le magnifique dernier livre de Catherine Safonoff, qui se déploie comme une chronique personnelle et sans cesse à l’écoute, tendrement impatiente, de cette autre personne qu’est Léonie sa toute vieille mère fragile et forte, alors que la vie continue et passent des amies, des amis, repassent les souvenirs des amours passées ou ressurgies. « Tant que j’aurais de la mémoire, il n’y aurait pas de fin à cette histoire », murmure la narratrice au terme de cette section d’un journal recouvrant trois ans, avant de conclure, faute d’une « idéale dernière note » à la Kafka (très présent dans tout le livre par son propre Journal) sur cette image d’une lampe qui « se balance sur la place d’un village abandonné, la pente va vers la mer, le vent passe dans l’arbre, la nuit est vaste, les secondes filent, quelqu’un lève la tête et ouvre les bras vers les ciel noir ».
« Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un. » Or tel est le ton de ce livre, qui est d’amour mais souvent âpre, difficile, arraché à la complication des relations hommes-femmes comme Au nord du capitaine, roman précédent de l’auteur, disait la complication des relations nord-sud ; et l’âge venant, c’est l’enfance aussi qui remonte et toutes les années passées auprès de cette mère qui y retombe, tout le doux et le triste de la vie, la guerre entre les parents, la paix jamais établie parce que la vie morne est récusée par l’amour…Doux oiseaux de violence
On voit aujourd’hui se multiplier les livres et les films qui modulent ce qu’on pourrait dire le blues de la trentaine, et dont témoignent aussi les sept nouvelles de Ses pieds nus, deuxième recueil de Claire Genoux (née en 1971 à Lausanne) après Poitrine d’écorce et les poèmes de Saisons du corps (Prix Ramuz 1999).
Si la première nouvelle, Photographier des femmes nues, évoquant les tribulations d’un certain Julien établi à New York, s’oublie aussi vite qu’elle se lit, il en va tout autrement de L’Eau, l’été, et plus encore de L’imposture, dans laquelle une jeune femme détaille les désarrois lancinants d’une jeune femme « en espérance », mélange de refus de l’enfant, de dégout et de peur, mais aussi de soumission à la bonne vie la gonflant, toutes sensations et émotions plus ou moins partagées par son conjoint aussi désemparé qu’elle. Avec autant de sensibilité que de force expressive, Claire Genoux rend admirablement cette situation dont on ne sait trop si elle débouchera sur une catastrophe ou sur « la vie »…
C’est cependant dans Le pari d’Emile, nouvelle plus âpre, voire plus scabreuse, plus originale surtout par son type d’observation, rappelant les fascinants récits de Judith Hermann, que le talent de Claire Genoux se montre le plus prometteur. D’une écriture parfois inégale, son recueil en impose en revanche par une force sourde et comme une douce violence qu’on sent bien ressentie.Pascale Kramer. Fracas. Mercure de France, 157p. Catherine Safonoff. Autour de ma mère. Zoé, 264p. Claire Genoux. Ses pieds nus. Campiche, 207p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 14 février 2007.
-
Le chevalier de la délecture
Pourquoi Pierre Bayard doit être, sinon lu, au moins combattu
Les hasards de l’édition font paraître, en même temps, deux livres aux positions diamétralement opposées, qu’il vaut la peine de lire de A à Z. Il s’agit de Comment parler des livres que l’on n’a pas lu ?, de Pierre Bayard, déjà évoqué en ces pages virtuelles, et de La littérature en péril de Tzvetan Todorov.
Au premier regard, c’est avec un certain amusement que j’ai pris connaissance de la théorie de Bayard, selon lequel lire ou ne pas lire un livre revient à peu près au même. Au-delà du paradoxe et de quelques vues défendables sur les pratiques inavouées de la lecture, ce livre révèle des positions fondamentales qu’il faut prendre au sérieux et stigmatiser, d’autant plus qu’elles sont révélatrices d’une tendance actuelle qui fait des ravages dans l’enseignement et les sphères de la critique ou de la création littéraire.
Plus précisément, les arguties de Pierre Bayard ès « délecture », pour citer sa formidable invention (la « déconstruction », paraît que c’est déjà pris...) procèdent exactement de la posture que dénonce Tzvetan Todorov dans La littérature en péril, qui consistent à affirmer que le discours sur le livre est plus important que le livre, étant entendu que celui-ci est oublié au fur et à mesure qu’il est lu et que de toute façon sa valeur est décidément relative, autant que sa texture fine et que le sens (cette vieille peau, n’est-ce pas) qu’il véhicule.
Comme Pierre Bayard n’est pas tout à fait un imbécile, en dépit des apparences, son élégant bavardage recèle ici et là des observations judicieuses, par exemple sur la notion de livre intérieur qu’il reprend à Proust, pour l’affadir comme tout ce qu’il touche, non sans brio rhétorique au demeurant. Dans les grandes largeurs, sa façon de valoriser les lacunes et les impasses de toute lecture, ou d’isoler des épiphénomènes pour en tirer des conclusions générales juste bonnes à rassurer les paresseux, m’apparaît cependant comme l’expression d’une certaine suffisance professorale de plus en plus répandue, devant les textes, et de la futilité, à l’exact opposé de la position de Todorov.
La vérité est que Pierre Bayard n’aime pas la lecture, ni les livres, ni les écrivains non plus. Il aime papoter dans le monde, frimer devant ses étudiants (en comptant bien que ceux-ci participent à son jeu cynique), circuler entre les livres qu’il n’ouvre pas pour se borner à les « situer ». Car c’est cela qui compte à ses yeux : c’est « situer » les livres.
Ainsi, parler du contenu d’Ulysse de Joyce, qu’il n’a pas lu, n’a aucun sens à ses yeux. Ce qui compte est de « situer » ce bouquin, mec, donc de prendre conscience qu’Ulysse est un remake de L’Odyssée d’Homère (pas le film : le texte d’Homère), qu’il se rattache plus ou moins au mouvement du flux de conscience et se passe, mec, à Dublin.
Ouais, mec, Ulysse ça se passe à Dublin, c’est vachement chiant, j’veux dire, mais à Dublin tu bois une bière super. Voilà, mais maintenant on parle de Finnegans’wake. T’sais mec, Butor a écrit que Finnegan’s wake c’était du whisky, je l’ai pas lu mais c’est vachement bien vu, j’veux dire c’est super comme jugement littéraire…
Telle est aussi bien, sous les atours sophistiqués d’un essai qui se veut hardi voire novateur, la position démagogique de Pierre Bayard, dont on plaint les étudiants. En flagornant ceux-ci, l’auteur prétend que c’est leur créativité qu’il stimule en les encourageant à ne pas lire, relançant l’antienne selon laquelle chacun de nous est un auteur que la lecture risquerait de détourner de son « œuvre » propre… -
La sarabande du démon
Avec Les Bienveillantes, son premier roman écrit en français, le jeune Américain Jonathan Littell s’impose d’emblée au premier rang des écrivains contemporains
On annonçait LE chef-d’œuvre, mais les temps que nous vivons, de « coups » éditoriaux en campagnes médiatiques, nous auront échaudé à force de superlatifs à la petite semaine, aussi demandions-nous à voir avant de croire. Or nous venons de lire Les Bienveillantes, pour en être encore sonné, abasourdi, à la fois accablé par l’immense souffrance humaine qui s’y trouve brassée, et formidablement affermi dans la conviction qu’un livre, aujourd’hui plus que jamais, peut nous aider à nous sentir plus humain.
Paradoxalement, c’est dans un voyage au bout de l’inhumanité que nous entraîne Jonathan Littell avec cette confession à la fois glaciale et incandescente d’un officier SS du genre « intellectuel compliqué », et pourtant Les bienveillantes, nous prenant « par la gueule » dès les premières pages, nous paraît une extraordinaire contribution à la meilleure connaissance de l’homme et des plus sombres heures du XXe siècle. L’ouvrage n’est ni un traité ni un reportage : c’est un roman en pleine pâte d’une saisissante vitalité où les faits historiques (de Stalingrad à Auschwitz) et les fantasmes individuels, les idéologies et leur mise en pratique, les tribulations effrayantes des peuples de l’Est européen et les destinées de personnages aux traits captés à la pointe du burin, constituent une substance tourbillonnante, dans l’espace et le temps, ressaisie dans une langue d’une parfaite limpidité, où le narrateur se démultiplie en innombrables personnages par le truchement de dialogues enchâssés. Très intelligent, très musical aussi, et pas que du fait de ses têtes de chapitre courant, dans la foulée de Bach, de la première Toccata à l’ultime, célinienne Gigue…
Le démon gris
Le diable du XXe siècle n’aura pas été un monstre médiéval cornu et fourchu mais un homme ordinaire soucieux de son devoir, comme le fut un Adolf Eichmann, planificateur zélé de la Solution finale. Hannah Arendt suscita la controverse en insistant sur la banalité de ce bureaucrate, et d’aucuns se récrièrent lorsque, dans La chute, le cinéma prêta des traits humains à Hitler. De la même façon, c’est tout ce qui reste humain, vibrant, délicat, fidèle à son absolu, parfois mme attachant, chez Max Aue, qui nous fait mesurer le caractère proprement démoniaque de sa soumission absolue à l’idéologie nazie, qui va lui faire prêter la main à de croissantes abominations. Sur le front de l’Est, en Ukraine où il commence vraiment à se salir ses jolies mains, à Stalingrad où il est blessé, à Auschwitz dont il supervise le rendement (on est loin des puants camions Saurer des premiers balbutiements), dans le chaos apocalyptique final dont il sortira médaillé, Max fait à la fois figure d’épure hallucinée tout en ayant en lui des abîmes. Une scène atroce le voit aider un vieil érudit Tchétchène juif à creuser sa tombe, avec lequel il parle en grec avant de le fusiller : on est dans l’à-pic de la tragédie, d'ailleurs évoqué par le titre, allusion directe aux Erinyes.
Le démon glauque
La face « historique » des Bienveillantes, et tous les aperçus du roman sur la guerre, les dissensions internes de l’armée allemande, l’Ostpolitik et ses impasses ethniques, le mise en place de l’extermination de « tous » les juifs d’Allemagne (c’est Eichmann en personne qui l’annonce d’une voix suave à Max), se déploie sur la base d’une documentation complètement assimilée par la narration. Mais un autre pan du roman n’est pas moins important, touchant à la psychopathologie personnelle du personnage. Comme souvent les obsédés d’ordre et de propreté, Max est intérieurement un chaos, qui se détaille et s’analyse avec une lucidité sans faille. La haine obscure qu’il voue à sa mère l’amènera au crime suprême alors que le seul amour qu’il ait connu, entre ses froides enculades d’homo planqué, s’est porté sur sa sœur qui lui avoue qu’il est « un homme très lourd à porter pour les femmes ».
Il y a du nihiliste absolu chez ce personnage citant Sophocle (« Ce que tu dois préférer à tout, c’est de n’être pas né ») pour vieux vitupérer sa génitrice, mais le plus étonnant est finalement que son effrayante confession nous rende plus vif le goût de vivre et d’aimer…
Jonathan Littell Les Bienveillantes. Gallimard, 904p.
Ces articles ont paru dans l’édition de 24 heures du 2 septembre 2006Jonathan Littell revient du bout de la nuit
L’auteur d’un tel livre ne peut être un littérateur ordinaire, se dit-on en lisant Les Bienveillantes, tant s’y affirme une connaissance de la vie dans ses aspects les plus tragiques, et quelle incroyable empathie, quelle prodigieuse énergie de synthèse et de transmutation si l’on sait que cet ouvrage de 900 pages a été composé en quatre mois !Et de fait, Jonathan Littell n’a rien du « lettreux » moyen, même s’il connaît la littérature en profondeur, avec Flaubert et Stendhal pour mentors, qu’il pratique lui-même déjà en maître. Né en 1967 à New York, le jeune romancier a de qui tenir, puisqu’il est le fils du célèbre Robert Littell, grand reporter à Newsweek et auteur à succès d’une série de thrillers politiques ou d’espionnage, dont le dernier traduit, La Compagnie, décrivait les rouages de la CIA. C’est pourtant à Paris que Littell fils a passé son bac avant de poursuivre des études de lettres (françaises surtout) à Yale, qui l’ont amené à traduire Maurice Blanchot, Pascal Quignard, Sade et Jean Genet. Par la suite, c’est au front de l’humanitaire, pour Action contre la faim, que le jeune homme s’est fait au feu et au sang, dirigeant des missions en Bosnie, en Afghanistan et au Rwanda, en Chine et en Tchétchénie. En 2001, prenant du recul pour être plus proche de ses deux jeunes enfants, il a décidé de se lancer dans l’étude du génocide nazi qui était l’un de ses pôles d’interrogation depuis des années, le film Shoah de Claude Lanzmann l’ayant marqué initialement et sa réflexion sur le totalitarisme s’étant développée sous divers influences, dont celles de Hannah Arendt et de l’historien Raul Hillberg. Ayant accumulé témoignages et lectures (plus de 200 ouvrages sur l’Allemagne hitlérienne, dont le référentiel Hitler de Kershaw), et s’étant avisé du fait, en ex-Yougoslavie ou au Rwanda, que les bourreaux ne parlaient jamais, Jonathan Littell a choisi la voie du roman pour tenter, en médium, de faire s’exprimer l’un d’eux. Mission accomplie à de multiples points de vue : documentaire, éthique, philosophique et littéraire…
-
De la non-lecture
A propos du livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l'on n'a pas lus ?, lu en 7 minutes et même plus...Est-il obligatoire de lire les livres dont on parle ? Est-il obligatoire de lire entièrement les livres dont on parle ? Est-il possible de parler d’un livre qu’on n’a pas lu ? Oscar Wilde blaguait-il lorsqu’il écrivait : « Je ne lis jamais un livre dont je dois écrire la critique ; on se laisse tellement influencer », ou formulait-il une réflexion moins paradoxale ou cynique qu’il n’y paraît ?
Ces questions prolongent celle qui se pose en titre du livre de Pierre Bayard, Comment parler des livres que l’on n’a pas lus ?, dont je parle ici après en avoir pris connaissance en sept minutes, considérant personnellement que ce chiffre est honnêtement plus approprié à la chose que ne le dit ce malhonnête d’Oscar Wilde.
« Pour apprécier la qualité et le cru d’un vin, écrivait celui-ci, point n’est besoin de boire tout le tonneau. Il est facile de se rendre compte, en une demi-heure, si un livre vaut quelque chose ou non. Six minutes suffisent même à quelqu’un qui a l’instinct de la forme. Pourquoi patauger dans un lourd volume ? On y goûte, et c’est assez, plus qu’assez, me semble-t-il ».
Oscar Wilde était un grand lecteur, et ce malhonnête de Pierre Bayard, professeur de littérature à l’université de Paris VIII et psychanalyste, a lui-même lu quelques livres à ses heures (un peu de Balzac, un peu de Stendhal, un peu de Maupassant, un peu de Freud, un peu de Romain Gary), ainsi n’est-il pas entièrement de bonne foi lorsqu’il fait l’apologie de la non-lecture. N’empêche: ses observations trahissent bel et bien un non-lecteur récidiviste de talent, comme l’était aussi le cher Oscar.
Or que veulent dire ces deux mauvais esprits (ou semblant tels) en prenant le contrepied d’un certain terrorisme régnant, doublé d’une certaine hypocrisie régnante, qui voudraient qu’un honnête homme du XXIe siècle, et qui plus est une honnête femme, aient forcément lu Proust, et tout Proust, ou Les Bienveillantes, et leurs 903 pages tassées, sous peine de ne pas être considérés ?
Ce qu’ils veulent dire est beaucoup plus intéressant qu’on ne saurait croire, et les accuser d’inciter à la paresse serait injuste autant qu’il serait injuste de parler du livre de Pierre Bayard sans lui consacrer plus de sept minutes. Ce qu’ils veulent dire, molto grosso modo, c’est qu’il y a lecture et lecture. Que certains livres ne méritent même pas les sept minutes réglementaires du premier examen. Que d’autres nous donnent plus à l’état de lampée qu’à plein tonneau. Que parler d’un livre est aussi un art et qui s’apprend, et que mal lire un livre en entier ou bien lire un fragment de ce livre, assommer le lecteur d’une critique exhaustive savantasse ou lui donner l’envie de lire en parlant de son plaisir à soi, donc en parlant de soi, modulent les multiples rapports que nous entretenons avec la lecture des livres et du monde qu’il y a dans et autour des livres.
Oscar Wilde pensait, en invoquant les Grecs, que la critique littéraire est un art, et aussi créatif que ladite création. C’est en espérant susciter cette créativité que Pierre Bayard, au terme de son livre, que je viens de lire en sept minutes et même plus, se fait l’avocat du diable non-lecteur qui ose parler de ce qu’il n’a pas lu ou partiellement lu de façon plus intéressante que l’honnête femme ou l’honnête homme qui-ont-lu et nous les brisent en alignant force lieux communs parce qu'ils ne savent pas lire cela même qu'ils lisent...
Ce qu’il faut relever aussi, et ça compte, c’est que Pierre Bayard, moins que Wilde mais quand même, écrit exquisement, ce qui ne gâte pas notre non-lecture… Mais j'y reviendrai dès que j'aurai achevé de ne pas le lire.
Pierre Bayard. Comment parler des livres qu’on n’a pas lus ? Editions de Minuit, 162p.
-
Pinget à la tropicale
Un Architruc dopé aux rythmes africains
Farce douce-acide à la fois mordante et subtile dans sa mise en abyme du jeu des personnages, où Robert Pinget « détourne » le cliché de la critique d’un pouvoir ubuesque en y introduisant les éléments « trop humains » de l’amitié et de la mélancolie existentielle, Architruc est une pièce délicate dont les ressources du texte exigent beaucoup de ses interprètes, que ceux-ci privilégient son verbe ciselé ou qu’il choisissent de l’aborder de façon plus physique et clownesque, comme on le voit ces jours à La Passerelle dans la version d’Ahmed Madani, créé à l’enseigne du Centre dramatique de l’océan indien et de la compagnie Teat la Kour, où la musique (signée Lego) et la danse « africaines » ont une belle part.
Dans une très jolie scénographie (style castelet à transformations) de Raymond Sarti, le jeu des trois protagonistes oscille entre la bouffonnerie et la tendresse, où les mimiques impayables du tyranneau Architruc (Miselaine Soobraydoo), la gestuelle gracieusement désarticulée de son ministre Baga (Erik Isana) et les belles interventions musicales (notamment) de leur cuisinier (Roméo Andriamandresy Hasivelo, dit Lego), font l’originalité du spectacle, tout en couleurs et en verve endiablée, sans que la « sauce » ne prenne pourtant, tout au moins lors de la première représentation.
Cela tient-il au décalage entre un texte trop raffiné et un jeu si expansif, ou, plus trivialement, aux conditions de la représentation qu’on imaginerait plus volontiers à ciel ouvert, au milieu d’une foule festivalière ou villageoise ? Le fait est qu’on éprouvait un pincement au cœur, mercredi soir, devant l’accueil plutôt froid réservé à une si généreuse équipe…
Lausanne, Théâtre de Vidy, La Passerelle, jusqu’au 25 février. Me-je-sa à 20h.30. Ve à 19h. Di à 18h. Relâche lundi. Durée : 1 heure. Loc. : 021 / 619 45 45.
-
Tumulte à la Place des Pensées
En lisant François Bon et Richard Millet
« J‘écris sur écran, c’est un cadre pour voir : qui lit devrait voir », écrit François Bon dans l’une des séquences de Tumulte, mais je n’ai pas voulu lire ce texte sur écran, je le lis depuis quelques jours au fil des pages qui se tournent lentement, chacune ouvrant à des rêveries sans fin et voici que je vois « simplement une rue, l’enfilade d’une rue terne et ce qu’on voit en voiture la nuit, éclat partiel dans la lumière et rien qu’on retienne que formes, géométries grises : cela ne fait pas une histoire, mais vous donne envie d’une histoire, il suffit alors de s’arrêter, d’attendre »…
L’univers de François Bon m’est absolument étrange, je ne dis pas étranger mais étrange, comme je pourrais le dire des journées d’un géomètre islandais ou des pensées d’un traducteur du coréen qui me parleraient d’eux sur un ton qui me mettrait aussitôt en confiance et en confidence, mais pas tant avec eux qu’avec la nuit autour de nous, comme si François Bon dans les pages de ce livre labyrinthique feuilletait un livre qui serait à la fois une lecture du monde et ce que nous écrivons mentalement en le lisant. « Depuis si longtemps tu rêvais de ce livre, tu es au bord, tu l’ouvres », et là-bas, dans la nuit se dresse la plateforme Hibernia que m'évoquent ses souvenirs offshore et qui me rappelle, à moi, les stations météorologiques de haute montagne où nous allions nous réfugier pendant quelque tempête au fond de laquelle les voix semblaient comme en mer, proches et lointaines, comme celles des naufragés de la sublime fin de L’homme qui rit me rappelant soudain telle figuration du Déluge de Bill Viola…
« Je danse avec moi-même, et lui c’est un mort », lit-on ensuite dans la séquence intitulée Proust dansait avec Kafka, qui me ramène à la collection de mes propres morts, le plus tendre me regardant lire ce livre avec le regret de me voir triste de ne pouvoir en parler avec lui, et pourtant j’en parle avec lui et je sais que cela sera de longs bons jours comme avec Le poids du monde de Peter Handke dont nous avons tant parlé ou quelque autre de ces livres à murmures dont il est si difficile de parler à d’autres qu’à ceux qu’on aime…
J’alterne ces soirs et ces aubes la lecture de Tumulte de François Bon et celle de Place des Pensées de Richard Millet, évoquant sa visite à la maison de Maurice Blanchot. On est en pleine littérature, avec ces deux-là, me dis-je, mais je ne fais attention qu’à ce murmure, chez l’un et l’autre, aux beaux et sombres espaces qu’ouvre Tumulte, à la très pure musique de la mémoire immanente en cette Place des Pensées du veilleur janséniste, l’un et l’autre personnels et impersonnels, explorateur exhaustif ou arpenteur des sables de l’après-midi en petite banlieue, et cette musique où tout ce qui monte converge…
L’étrange paire que voilà, me dis-je alors en voyant la neige dans la nuit de la fenêtre, deux vrais écrivains dans la gravité, mais je les regarde avec la même distance candide de l’enfant qui ne verrait d’eux que certaine beauté de concentration chez le géomètre coréen ou le traducteur de l’islandais, leurs mots ne servent qu’à me faire mieux écouter le murmure de mon propre sang, de ma propre angoisse et de je ne sais quelle nostalgie commune à ces deux-là, tumulte à la place des pensées…
François Bon, Tumulte. Fayard, 2006.Richard Millet, Place des pensées. Gallimard, 2007
-
Le viol de l'ange
Première partie
Le 12 juillet 1995
I
La Cité des Hespérides avait un air de décor de cinéma à l’abandon, ce matin-là, lorsque la porte du parking souterrain du Bloc A s’ouvrit en silence pour livrer passage à la Toyota Fan Cruiser 4x4 mauve fluo de Jo et Muriel Kepler.
Du poste habituel où le tenait l’insomnie, l’observateur avait suivi les faits et gestes des jeunes gens dès leur lever, excité comme à chaque fois par leur complète impudeur. Ainsi, tout en pianotant ses observations sur son Mac, avait-il vu Muriel apparaître nibards à l’air (c’est l’observateur qui qualifie de nibards les seins de Muriel), vaquer de la chambre à coucher à la cuisine où elle s’était activée à sa cadence ordinaire de battante, puis à la salle d’eau et jusque sur le balcon où elle surgit en string pour constater qu’il faisait un temps super comme annoncé le soir précédent à la météo de Natacha.
L’observateur avait concentré toute sa haine en assistant à ces préparatifs de bonheur standard que les Kepler, estimait-il, lui infligeaient comme une provocation personnelle. À ses yeux, le couple incarnait la vie facile et jouissive dont la fatalité l’avait lui-même rejeté. Quoique troublé à chaque fois qu’il les surprenait dans leur intimité, il les considérait comme des créatures vides, incapables de gestes imprévus. C’était en ricanant qu’il observait leur chair sportive dénudée quand ils se livraient, sur le même rythme, à la copulation du soir ou à l’aérobic du matin. Une brève enquête complémentaire lui avait permis de constater la banalité répétitive de leur existence. Jo était employé dans une agence de publicité et Muriel tenait le bar du fitness Hyperforme où son conjoint la rejoignait tous les midis pour leur séance principale de maintien. Le couple n’avait ni progéniture ni compagnie animale. Diverses indiscrétions, au snack du Centre Com, chez le coiffeur Danilo et auprès du concierge Cardoso, avaient appris à l’observateur que la Fan Cruiser n’était pas payée et qu’il y avait depuis quelque temps un problème entre Jo et Muriel, auxquels leur sexologue avait conseillé les soirées-détente du club d’échangistes Gold Beach sis au centre de la ville, juste au-dessus des bureaux de Maître Lefort, le fameux avocat d’affaires. Pour le reste, la vie des Kepler se déroulait en fonction de programmes assez strictement réglés où le fun compensait, pour Jo, le stress de l’agence. Une légère tendance à l’enveloppement le contraignait à se surveiller de très près s’il voulait conserver son look, mais Muriel avait de la ténacité pour deux et jamais elle n’eût toléré un doigt de graisse chez son partenaire – l’observateur avait compris depuis longtemps que c’était Muriel, dans le couple, qui jouait le rôle ascendant, comme il l’inscrivit avec tout le reste dans le fichier nominal des intéressés, à la lettre K du dossier Bloc A.
À l’instant où la 4x4 s’arrêta au sommet de la rampe d’accès au parking du Bloc A, le dernier bulletin de World Info annonçait la prise de l’enclave musulmane de Srebrenica par les Serbes, mais les Kepler, n’ayant pas encore branché leur poste, n’entendirent pas cette nouvelle qu’ils eussent d’ailleurs accueillie avec une ?probable indifférence. Pour lors, l’observateur se livrait à tout un jeu de prédictions tandis que Jo et Muriel, sortis de leur véhicule, procédaient là-bas aux ultimes vérifications d’avant le départ.
Ces cons-là vont remonter dans leur tire de frimeurs, songeait l’observateur, et le type va faire à sa typesse le fameux geste du pouce levé des cracks de séries policières, du style okay let’s go. Ensuite il va faire crisser ses pneus et foncer jusqu’à l’angle du Centre Com, après quoi j’ai plus qu’à fermer les yeux pour les voir.
Et de fait, les Kepler étaient remontés dans la Fan Cruiser, Jo avait fait crisser les pneus et foncé jusqu’à l’angle du Centre Com au-delà duquel, comme le prévoyait l’observateur, il couperait à travers la ville encore déserte jusqu’à la banlieue ouest où il rejoindrait l’autoroute du Sud.
Ensuite, figé dans la pénombre, l’observateur allait poursuivre quelque temps la Fan Cruiser en imagination tout en flairant les émanations de gazole montant de la cour arrière du Bloc A.
Or il les voyait comme s’il y était, tous deux vêtus du même survêtement et dégageant de capiteux effluves d’eau de toilette, aussi lisses et nets que des top models. Et précisément, feuilletant le dernier numéro de la revue Fantasme, Muriel venait de tomber sur l’image d’un couple enlacé dans la lumière émeraude d’une clairière de forêt tropicale, où l’imminence de la volupté se trouvait doublement exaltée par l’ambiance édénique du lieu et la formule de la pub évoquant Un Intense Sentiment de Liberté.
L’observateur avait imaginé que les Kepler accompliraient leur descente à la Grande Bleue en deux trois étapes de deux trois heures ponctuées de deux trois arrêts, et c’était en effet le plan de Jo et Muriel. En revanche, l’observateur avait mal interprété les propos qu’il avait surpris au snack du Centre Com, lorsque Muriel avait claironné, à la table voisine, que la perspective de s’éclater sur le sable du complexe naturiste la branchait complètement. De fait, ce n’était pas à la classique île du Levant que les Kepler se retrouveraient le même soir, mais en l’espace balnéaire d’Héliopolis, au cap d’Agde.
Quoi qu’il en fût, les prévisions de l’observateur concernant les Kepler valaient dans les grandes lignes, logiquement déduites des inscriptions qu’il avait sériées depuis leur installation au septième étage du Bloc A, quelques mois auparavant. Vingt jours durant, les Kepler allaient se consacrer principalement au bronzage intégral en alternant, pour maintenir leur superforme, les séances d’aérobic et les virées en VTT de location sur les routes de l’arrière-pays. Comme le prévoyait l’observateur, ils baiseraient deux trois fois par jour en s’efforçant de solutionner leur problème, liraient deux trois magazines et sortiraient en boîte deux trois fois par semaine. En aucun cas ils ne se diraient quoi que ce soit d’important, pensait l’observateur, et peut-être avait-il raison ? En aucun cas ils ne s’occuperaient d’autre chose que de leur corps et des objets attenant à leurs aises, avait-il également supputé, non sans justesse. Les Kepler estimaient de leur côté que rien ne pouvait leur arriver, et l’observateur considérait lui aussi qu’à de telles gens, dont le fonctionnement évoque celui de machines, la destinée ne saurait faire le cadeau du moindre imprévu. Or il devait, très vite, en aller tout autrement.
Cependant, après que le mur d’angle du Centre Com des Hespérides eut escamoté la Fan Cruiser mauve fluo des Kepler, l’observateur désactiva leur fichier sur l’écran de son Mac et revint au plan d’ensemble des blocs A à C où divers mouvements se manifestaient depuis quelques instants.
HYPERTEXTE. – À l’apparente quiétude de cette splendide matinée d’été se mêlait déjà, pourtant, le sentiment d’un indéfinissable malaise. À quoi cela tenait-il ? C’était pour ainsi dire dans l’air. Peut-être même cela oblitérait-il la lumière ? La netteté particulière des choses, ce matin-là, n’avait pas empêché Muriel Kepler de ressentir la même vague sensation d’être engagée dans une impasse qui oppressait des millions de gens, notamment dans l’ensemble des sociétés tenues pour les plus évoluées. Mais quel sens tout cela diable avait-il ? Une vie vouée au shopping méritait-elle encore d’être vécue ? Dans le cas précis de la Cité des Hespérides, l’architecture même semblait distiller une espèce de torpeur qu’on retrouvait à vrai dire dans toutes les zones de périphérie urbaine. L’impression que les blocs d’habitation qu’il y avait là et que les parkings qu’il y avait là, que les espaces verts qu’il y avait là et que les containers de déchets qu’il y avait là se multipliaient en progression exponentielle sur les cinq continents aboutissait, pour qui en prenait effectivement conscience, à une sorte d’accablement proche de la désespérance que seuls des programmes en tout genre paraissaient en mesure de pallier. Ainsi l’aérobic et la diététique, les thérapies de toutes espèces et la créativité multiforme entretenaient-ils l’illusion d’une activité positive quoique périphérique elle aussi. Or tout devenait périphérique à cette époque. Dans le mouvement s’étaient perdus la notion de centre et jusqu’au sentiment d’appartenance à telle communauté privée ou publique. L’impression dominante que tout était désormais possible se diluait en outre dans une sensation générale d’inassouvissement qui exacerbait le besoin de se distraire ou plus précisément, ce jour-là, le désir de se retrouver sur n’importe quelle plage à ne plus penser à rien. Cependant une femme souffrait réellement, à l’instant précis, dans l’habitacle d’un véhicule lancé à vive allure à destination des simulacres de félicité – Muriel Kepler retenait un cri. (A suivre...) -
L'observateur
II
Le champ de vision de l’observateur englobait les trois façades frontales des Blocs A, B et C du niveau le plus bas de la Cité des Hespérides, dont la situation en quinconce, par rapport au Bloc E, au troisième étage duquel se trouvait son studio, limitait quelque peu sa visibilité.
Le regard de l’observateur était en outre déformé par le ressentiment pathologique qui le hantait depuis que celui qu’il appelait le Grand Salopard l’avait privé, en sa douzième année gracieuse, du couple qui l’avait engendré et de sa paire de jambes. La fascination morbide qu’il vouait à toute forme de médiocrité allait de pair, chez lui, avec une crainte-attirance panique des individus diffusant la moindre lumière. C’est pourquoi, sans doute, il n’avait osé établir le fichier de Madame Léonce, la vieille salutiste du Bloc C.
Le mode d’expression le plus courant de l’observateur était le ricanement, et ses constats se voulaient dénués de toute nuance émotive. Ainsi l’état d’hébétude dans lequel il se trouvait à la fin de chaque nuit convenait-il à la mise à jour de ses notes.
Les plus simples à compléter étaient les fichiers des retraités, dont les Motier (au Bloc B) figuraient le modèle représentatif, et les Vermont (du Bloc C) la variante atypique.
Ce début de splendide journée (on sait l’importance particulière de la météo pour les retraités), les Motier prenaient leur café complet sur le balcon de leur appartement donnant, de l’autre côté de l’immeuble, sur la toiture bitumée du Centre Com. De ce fait, l’observation se réduisait à des séquences sans cesse interrompues, qui permettaient cependant de contrôler simultanément les déambulations d’autres sujets.
Ainsi le physicien était-il apparu en combi de vélocipédiste au balcon du huitième gauche (Bloc A), tout noir de poil et luisant comme une otarie. L’observateur lui vouait une attention soutenue depuis qu’il avait constaté que le personnage collectionnait les armes et les drapeaux. De surcroît, l’hygiénisme de son existence, réglée au chronomètre, ne laissait d’aiguiser sa curiosité et sa répugnance instinctive, un peu comme il en allait des Kepler.
À l’instant, le physicien regardait en direction du bois de feuillus que dominait la tour de la Résidence G et dans lequel on avait retrouvé, l’année précédente, les restes d’un adolescent blond jamais identifié. L’observateur savait, pour avoir croisé le personnage dans les travées du Centre Com, que le liquide brunâtre qui fumait dans le verre que le physicien tenait de la main gauche, tandis qu’il se massait le paquet génital de la droite, était un breuvage synthétique au goût rappelant le Viandox – le produit avait été testé récemment dans la rubrique Consommation du quotidien Le Quotidien dont l’observateur avait gardé la coupure.
Du physicien aussi l’observateur se croyait capable de prévoir les faits et gestes journaliers, qui l’apparentaient à la catégorie des célibataires monomaniaques. Dans le même ordre d’idée, il estimait que la typologie des Kepler ou des Motier était reproductible à des millions d’exemplaires, comme il l’avait déduit d’un songe récurrent dans lequel il avait pour fonction de tenir à jour les rapports d’un incommensurable Fichier.
Dans le rêve en question, l’observateur retombait souvent sur des notes qu’il avait établies de sa propre main. Il en éprouvait alors un mélange d’orgueil et de gêne. Sur le document concernant, par exemple, le fonctionnaire à la retraite Félicien Motier, l’observateur avait déchiffré plusieurs annotations manuscrites qui touchaient à certaines manies de l’intéressé, ignorées même de son épouse légitime, du style : M. s’envoie des baisers dans le miroir du living, M. parle au portrait de sa mère défunte, M. passe des heures à broder des motifs imaginaires sur des napperons.
Les fantaisies du subconscient ne cessaient d’interférer, dans le songe du Fichier, avec les éléments consignés par l’observateur dans les dossiers de son Mac, modifiant les profils d’une manière parfois éclairante. C’était en rêve, ainsi, que l’observateur avait découvert le trait de caractère décisif du journaliste alcoolique Pascal Ferret du Bloc A (F. ne supporte pas la dureté du métal dans les voix) et l’origine probable de la propension fugueuse du fils du concierge Cardoso dont le squelette (dans le rêve, l’observateur le radiographiait gravement en tablier de caoutchouc) accusait une légère fragilité (V. nourrit une irrépressible répulsion à l’égard de la norme sportive), et c’était de la même façon que se fondaient ses intuitions de brute compliquée et ses réactions souvent imprévisibles, notamment à l’égard du sosie de Jim Morrison domicilié au Bloc B (C. me porte d’une rive à l’autre sans cesser de sourire) auquel son seul aspect de Christ en nippes valait la défiance de la plupart des habitants présumés recommandables du quartier.
D’un point de vue neutre, la Cité des Hespérides représentait le type du grand ensemble suburbain. Sise sur les hauts de la ville virtuelle – laquelle figurait la localité centre-européenne de moyenne importance, avec son Vieux Quartier et ses banlieues où s’entassaient immigrés et indigènes paupérisés, ses étages en corniches dominant le Haut Lac et son arrière-pays forestier, son centre d’affaires et son campus universitaire excentré, ses bas-fonds et ses jardins splendides –, la Cité se divisait en blocs dont les niveaux reproduisaient les strates sociales, non sans passages et possibilités déambulatoires de toute sorte.
Logiquement, du montant des loyers dépendait la répartition des habitants entre les blocs inférieurs et les hauteurs de la Résidence G où se concentraient professions libérales et fortunes diverses, personnalités à la mode du type Kevin Lefort et autres gagneurs de plus ou moins fringante volée.
À propos de Kevin Lefort, jamais l’observateur n’eût pu se douter, sauf à fréquenter la galerie Artefact, comptant au nombre des espaces artistiques les plus en vogue de la ville, que ses propres rapports se trouvaient virtuellement doublés par le dispositif photographique installé par le plasticien sur la terrasse de son luxueux attique de la Résidence G, au moyen duquel il avait réalisé ses lucratives séries de Scènes/Obscènes.
Ce matin même, si Kevin ne s’était pas trouvé en déplacement à Tanger, où il avait un pied-à-terre, ses appareils eussent fort bien pu balayer les façades du Bloc A pour enregistrer, en plans multicadrés, tout ce qui s’était manifesté à la surface de la scène-concept dès l’apparition de Muriel Kepler et jusqu’au geste du physicien de se palper l’entrejambes, que le manipulateur d’images n’aurait plus eu ensuite qu’à reformater en sérigraphies grand module propres à orner les murs des établissements bancaires ciblés par son agent.
L’observateur ignorait, pour tout dire, que Kevin Lefort n’était autre que l’individu qu’il avait remarqué un jour au Centre Com, flanqué de deux gigolos fardés, dont la veulerie désarmée de l’expression l’avait vaguement troublé ; et de même n’avait-il pas idée de la considération remarquable dont jouissait le plasticien dans les milieux établis de la ville, où l’on voyait en lui le nec plus de l’avant-garde internationale.
Au demeurant, le personnage méritait plus que le regard de mépris teigneux que l’infirme paraplégique Martial Jobin, alias l’observateur, lui avait vrillé le jour de leur rencontre au Centre Com.
La haine secrète vouée par Kevin Lefort à son père depuis la mort d’Amanda, première femme en titre de l’avocat d’affaires et mère légitime du plasticien, avait aiguisé la lucidité de celui-ci, déjà très vive chez l’enfant hypersensible qu’il avait été ; et dans cette perspective, la conscience nette que Maître Lefort ne céderait qu’à celui qui le battrait sur son propre terrain avait développé, chez Kevin, un besoin de revanche qui ne tarda à s’employer dans le nouveau réseau du marché de l’art en pleine relance. Tôt convaincu de la médiocrité de ses propres dons artistiques – sa virtuosité de copiste, capable de brosser en moins de deux un faux Greco ou un Van Dongen mieux que le vrai, lui avait cependant servi à imposer à son père l’idée d’une vocation, puis à séduire les éphèbes que repoussait son physique de chien de mer –, Kevin Lefort s’était lancé avec détermination dans l’étude des mécanismes de la spéculation en matière d’art. Ainsi, peu après qu’il eut sagement obtenu son diplôme à l’école locale d’art visuel sur le thème du Doll’Art, dont la série de multiples qu’il en tira ultérieurement devait établir sa première notoriété (l’idée qu’on pût vendre un faux dollar signé Kevin Lefort pour le prix de cent avait paru subversive à divers critiques en place, et son stock fut épuisé en quelques semaines), l’habile jeune homme s’employa à tisser patiemment un réseau de relations dans les hautes sphères de la finance internationale et du show-business, de la critique spécialisée et de la vie nocturne. Sa première opération sérieuse n’advint cependant qu’après quelques années, qu’il disait de galère dans ses interviews, consistant en agrandissements, enrichis de rehauts de pastel, de clichés au polaroïd réalisés au flash dans les backrooms des boîtes gays de Californie où une bourse officielle du Ministère de la culture lui avait permis de séjourner durant quelques mois – il parlerait plus tard, à son premier biographe, de ses décisives années américaines.
Quant aux goûts esthétiques de l’observateur, ils étaient plus sommaires mais non moins agressifs que ceux de Kevin Lefort, concentrés sur les icônes autocollantes à caractère satanique des groupes de Heavy Metal, les culottes de boxe anglaise dont il faisait collection et qu’il portait, en été, à l’exclusion de tout autre vêtement, les bracelets de force, les tatouages et tout l’appareillage de musculation qui lui avait permis de sculpter la moitié supérieure de son corps.
Chez l’un comme chez l’autre, cependant, de ces personnages apparemment adonnés au fétichisme de l’époque, se percevait le courant sous-jacent d’une mélancolie lancinante qui les isolait du reste du monde et parait leur monstruosité respective d’une glauque beauté.