(Extrait)
C’est dans le vol à destination de Toronto, où j’étais invité au colloque Cendrars consacré à La Légende de Novgorod, cette année-là, que je fis un peu mieux la connaissance de Lina Bögli. J’avais entendu parler, déjà, de cette candide figure d’institutrice voyageuse toute vouée au service de la Véritable Jeune Fille, dont le récit des pérégrinations était paru dans les premières décennies du XXe siècle. Je m’étais procuré le petit livre en bibliothèque à la veille de mon départ pour le Canada et j’en avais amorcé la lecture au bar Elvetino de l’Intercity de Genève, me retrouvant du même coup dans la ville de Cracovie chère à mon souvenir ; et tout aussitôt j’avais reconnu, dans la décision soudaine prise par Lina Bögli de faire le tour du monde, au cap de la trentaine, l’élan qui avait lancé mes propres aïeux aux quatre coins du monde - je revoyais ainsi, dans la Stube (la salle à manger) familiale de nos vacances d’enfants, à Lucerne, le Grossvater nous désignant alternativement les trois murs percés de fenêtres sur le sud, l’est et l’ouest, ou la paroi du nord à la grande photographie sépia représentant les pyramides de Gizeh devant lesquelles il avait posé en compagnie de sa jeune épouse en robe blanche semblant de soie floche dans le vent lourd, chacun très digne sur son chameau ; Grossvater qui nous racontait un soir les rues de Budapest où tel de ses sept frères avait appris le métier de confiseur, un autre soir les vignes de Californie où deux de ses cousins s’étaient établis, d’autres fois encore le Rajahstan ou l’Afrique du Nord dont l’Oncle Fabelhaft ramenait ses tapis, ses bourses en pis de chamelle de la tribu Reguibat et ses affabulations de long flandrin à lunettes de grand-duc.
A trente ans, en 1892, l’institutrice bernoise Lina Bögli avait craint de s’encroûter dans la famille polonaise qui l’employait à Cracovie, comme, à vingt ans, je m’étais impatienté de rejoindre les hippies nudistes de Goa.
Dans les lettres à son amie Lisa qui constituent le récit de son voyage, Lina explique que son projet représente une échappatoire « au vide de l’existence d’une femme seule » autant que le défi de réaliser ce qui semblait alors réservé au seul sexe dit fort. « Pour un homme, écrit-elle ainsi, la situation est moins triste : il peut entreprendre ce qu’il veut pour rompre la monotonie de sa vie ; oui, être un homme, ce serait la liberté ! » Et d’ajouter après s’être demandé ce qu’elle-même ferait si elle était un homme : « Je ferais sûrement de grands voyages pour apprendre à connaître les humains et les pays ». Sur quoi la conclusion s’impose à ses yeux: « Je ne suis nécessaire à personne, je n’ai point de parents qui pourraient se tourmenter pour moi. Donc je pars ! »
Dans le bar du train à deux étages glissant en douceur le long de la rive à millionnaires du lac Léman, direction l’aéroport de Genève, la main à portée de mon Nokia et mes cartes de crédit prêtes à servir, j’essayais de me figurer, ce matin-là, ce qu’avait représenté réellement l’équipée de Lina Bögli.
Nos aïeux nous l’avaient raconté : la Suisse d’alors n’était pas riche, aussi devait-on souvent chercher ressource hors de nos frontières, et c’était une plus haute tradition de précepteurs et de gouvernantes, après tant de régiments de mercenaires que relayaient désormais les brigades hôtelières, qui se perpétuait sur des réseaux aux points de chute sporadiques mais plus sûrs qu’on ne croirait.
C’est que l’Anglais, en 1892, a déjà fait pas mal pour que le Suisse s’avise enfin de la ressource nouvelle de son paysage de montagnes hautes et de lacs lustraux, longtemps mal jugé; l’Anglais et le Suisse ont entrepris de construire ensemble force palaces sur les hauteurs, et le Suisse retrouve volontiers l’Anglais de par le monde où l’établit son empire. Lina Bögli elle-même, dans les premières années de son voyage autour du monde, ne jure d’ailleurs que par l’Anglais, dont elle blâmera plus tard, en revanche, la froideur cynique.
Il n’en reste pas moins qu’à l’instant de partir, dûment chapitrée par son entourage qui n’y voit qu’une lubie folle, Lina Bögli vacille, hésite et même en vient à paniquer dans le bureau maritime où elle va retirer son billet pour Brindisi, quand un Signe du Ciel lui est adressé in extremis…
« Tout à coup, raconte Lina à Lisa, je me sentis si complètement seule, je fus prise d’une telle angoisse de l’inconnu que je me décidai à rentrer chez moi (…) J’étais donc sur le point de quitter le bureau, quand le mot de Vorwärts (en avant !) frappa mes oreilles. Je me retournai : le commis venait de rentrer dans le bureau ; voyant ma surprise, il répéta poliment : « Le bateau que vous prendrez est le Vorwärts »
Ce seul nom plein d’allant de Vorwärts, dont elle apprendra plus tard qu’il fut aussi la devise de l’explorateur Nansen, suffit ainsi à réconforter la jeune voyageuse : « Je me sentis comme traversée d’un courant électrique. Mon découragement et ma peur s’en étaient allés. J’étais redevenue entreprenante ; la mer ne m’effrayait plus ; les êtres humains ne m’intimidaient plus. Je crois fermement qu’à ce moment-là Dieu m’a ordonné d’aller de l’avant. Et désormais Vorwärts sera ma devise ! »
A présent je flottais au-dessus des nuages de l’Atlantique, autant dire que je n’y étais pour personne, juste accroché aux lettres que Lina Bögli avait écrites un siècle plus tôt à son amie Lisa.
La plaisante arnaque académique à laquelle je me trouvais convié à mon corps plus ou moins défendant, consistant à prononcer, à Toronto, un speech de vingt minutes sur le thème de l’authenticité discutée de La légende de Novgorod, ce poème mythique de Blaise Cendrars qu’un lettré bulgare avait miraculeusement retrouvé (ou fabriqué) dans sa version russe, m’apparaissait maintenant dans une perspective plus réjouissante encore. De fait, Lina Bögli était un personnage de Cendrars, ou plus exactement : elle participait de cette Suisse non académique et néanmoins sagace et curieuse de tout que je m’enorgueillis de défendre et d’illustrer à ma façon, comme je m’y étais notamment employé en poussant une pointe d’investigation à Sofia, en franc-tireur, auprès du Bulgare dont j’avais recueilli, libations aidant, d’exclusives révélations… que je lui avais promis de taire. Du moins en avais-je fait état, sous le sceau du secret, à mon amie Adeline Le Dantec, LA spécialiste de la question qui trouvait dans mes conclusions un motif de plus de taire les siennes. Un prêté valant un rendu, elle m’avait donc proposé, enceinte jusqu’aux yeux ce mois-là, de la remplacer à Toronto à ce qu’elle-même avait appelé, avec son sourire suave, le Colloque des Menteurs.
Lina Bögli, pour sa part, n’affabulait pas le moins du monde, mais la minutie terre à terre de ses petits rapports n’en avait que plus de sel. A l’instant je l’imaginais cinglant vers l’Orient de notre enfance, que Grossvater nous désignait à la fenêtre de la Stube donnant à l’Est, là-bas vers le couvent des franciscains du bout de la rue et les Alpes, les Carpates et la mer d’Aral. Mais la route de Lina Bögli bifurquait vers Aden la poussiéreuse et bientôt elle débarquerait à Colombo pour y déplorer « trop de degrés de chaleur, trop de serpents et trop de mendiants ».
Au début de son voyage, Lina Bögli est encore une provinciale vite effarouchée, dont les principes et les préjugés marqueront toujours les jugements en dépit d’une évolution perceptible. Il y a un petit soldat chez elle, et de la monitrice de patronage. A plusieurs reprises elle invoque l’exemple des anciens Suisses à la bataille, et pour ce qui est de son modeste sort elle s’en remet au « Père des orphelins », ce Dieu qui présente le considérable avantage, pour une voyageuse, d’être là partout où elle va, jusque chez les mangeurs de chair humaine et les polygames barbus. On remarque chez elle le mélange du paternalisme colonial à l’anglaise et l’attachement plus typiquement helvétique à certaine rectitude travailleuse et certaine réserve décente dont elle relèvera ici et là les manquements les plus choquants.
Révulsée par la « partie indigène »de Colombo, Lina Bögli trouve « un goût de térébenthine » à la mangue, et les bananes « trop farineuses », qui lui font regretter « les honnêtes pommes, poires et prunes » des vergers de la mère patrie. Sans être du genre à se lamenter, elle laissera cependant filtrer, de loin en loin, un persistant mal du pays. « Ist’s auch schön im fremden Lande/Doch zur Heimat wird es nie » (c’est aussi beau à l’étranger, mais jamais autant qu’au pays), se récite-t-elle comme le font encore maints Helvètes hors de nos frontières. Pourtant, à la différence du touriste moyen de nos jours, Lina Bögli se mêle un peu plus à la vie des pays qu’elle visite, n’était-ce qu’en y travaillant, jusqu’à réaliser parfois de véritables reportages sur le terrain. C’est ainsi qu’elle ne craindra pas de « briser la glace » pour soutirer les confidences de tel vieux Maori, cannibale en retraite, qui finit par lui avouer, remis en appétit par l’insistante curiosité de la jeune femme avide de détails, qu’il goûterait volontiers de sa tendre chair…
Cette savoureuse partie du récit de Lina Bögli coïncidant avec la distribution des mornes barquettes de blanquette de cuisine d’hôpital du lunch, m’a fait imaginer alors, autre vision cocasse, un Blaise Cendrars cloué pour dix heures dans cette infirmerie volante, ou Charles-Albert Cingria vitupérant l’étroitesse des sièges et refusant de se ceinturer la panse, tous deux fumant des bolides avant de réclamer de l’Absinthe à température stratosphérique. Or nous restions là, bridés comme des poulets, sanglés et surveillés, tandis que Lina Bögli se consacrait à la Jeune Fille australienne en ces années du tournant de siècle où Blaise et Charles-Albert découvraient le monde.
A son arrivée en Australie, le « vaste jardin » d’Adelaide réjouit d’autant plus Lina Bögli qu’elle n’y découvre « ni cabarets ni bouges ». Le pays a l’air neuf, la jeune fille y est une terre vierge à sarcler. « Chez les races de couleur, notera-t-elle plus tard, le Chinois est l’élève le plus satisfaisant ». Cependant, quittant Sydney après quatre ans de séjour, la diligente institutrice dit regretter surtout « cet être aimable et aimant, pour lequel j’ai travaillé, que j’ai tour à tour grondé et si tendrement aimé, la jeune fille australienne ».
A Toronto j’allais tomber, le lendemain, sur la réincarnation masculine de Lina Bögli en la personne d’un certain Jack, instituteur trentenaire aux cheveux rouges à la Harry Potter et aux yeux bleu islandais, le regard d’une âme sereine, le geste noble et le discours ardent, racontant à trente mômes de toutes les couleurs, devant un affût de canon jouxtant la vénérable Université, les aventures d’Etienne Brûlé le Français frayant avec l’Indien Missisauga et le suivant jusqu’au lac Huron, devançant les premiers trappeurs québecois.
« Si vous, enfants, êtes libres aujourd’hui, scandait Jack à l’attention de ses ouailles transies par le vent du nord et presque au garde-à-vous, si nous sommes tous Canadiens aujourd’hui, vous d’Afrique et moi d’Irlande, vous de Chine ou d’Italie et moi du Donegal, vous fils de pêcheurs indonésiens et moi rejeton de maudit gratte-pierre et de fouille-tourbe, si tous ensemble nous sommes devant cet affût c’est parce que ce canon historique a tonné pour Muddy York, dite aussi Hogtown et Toronto la vertu !»
A l’instant des questions, les sages petites mains se sont levées et Jack, aussi gravement attentionné que l’eût été Lina Bögli, a répondu à chacune et chacun ; et comme je m’étais approché et qu’à mon tour je levai la main, le même Jack m’a mêmement éclairé sans quitter des yeux ses enfants impatients de Tout Savoir ; et le même soir nous nous retrouvions, avec Jack aux yeux clairs, dans ce café de Little Poland où je savais pouvoir trouver certaine vodka au miel propre à nous réchauffer l’âme ; et sous l’effet de celle-là me revint le soupir de Lina justifiant son départ des îles Samoa, qui ne pouvait qu’attendrir Jack le pur.
Elle fut âpre et bonne, cette première nuit de Toronto, dont mes pairs lettrés du lendemain ne sauraient jamais rien. Elle fut celle aussi de la grande menterie à la Cendrars, mais sans papiers. Elle suivit la déclinaison des points cardinaux chère à Grossvater, mais dans le beau désordre de la poésie qui incite à chanter la neige dans la touffeur d’août et nous ferait évoquer les lagons en titubant au petit matin glacial le long de Yonge Street, tout résolus à marcher de concert jusqu’à Tobermory où nous portaient nos rêves enfantins de goélettes englouties.
A Jack les larmes sont venues bien avant l’ivresse, quand je lui racontai, reprenant le récit de Lina Bögli par la fin, l’énorme émotion qui saisit l’institutrice à la vision des milliers d’immigrants européens en loques débarquant à Castle Garden et parqués là des semaines durant ; et l’idée vint aussitôt à mon compère de commander un verre spécial à la mémoire de Lina la probable abstinente, les aïeux de Jack ayant précisément rallié le Nouveau Monde en ce début d’été 1902 dont parlait la voyageuse.
L’ingénuité de Jack me touchait autant que celle de Lina Bögli, et plus encore leur commune curiosité et leur idéaliste ferveur. Ainsi ne m’étais-je pas étonné de l’enthousiasme avec lequel le jeune homme allait accueillir mon récit de la voyageuse enquêtant, à Salt Lake City, auprès des jeunes Suissesses prises au piège des tribus polygames des Mormons, avec l’arrière-pensée d’en dénoncer le pauvre sort, puis découvrant au contraire l’excellence de celui-ci, la haute moralité des patriarches à plusieurs nids et l’édifiante amitié liant entre elle les pieuses épouses.
Raconte encore, me pressait Jack, comme je l’avais demandé tant de fois à Grossvater, à l’Oncle Fabelhaft ou à Blaise Cendrars. Et c’est ainsi qu’en récits alternés nous avions fait défiler, sur les murs du bouge polonais, les mirages de glace fumante et les nuages de sable roux, Jack modulant le lancinant appel du huard et moi lui répondant par le hoquet du lagopède, Jack m’apprenant qu’en langue indienne chicoutimi signifie « aussi loin que profond » et moi lui révélant alors comment Lina Bögli, tentée par les Samoa, en repoussa finalement la trop suave coupe.
C’est en février 1897 que Lina Bögli découvre les îles Samoa, figurant aussitôt à ses yeux le paradis terrestre. Mais plus encore que le lieu, ce sont ses habitants, aussi sages et gentils que beaux, qui vont la porter ensuite à l’irrésistible désir de les embrasser tous et de s’installer au milieu d’eux. « Je n’ai jamais eu ma part des plaisirs de la jeunesse » a soupiré Lina dans une de ses lettres à Lisa, et voici que l’image même de la jouvence éternelle lui est donnée par ce peuple paisible et nu, dont la civilité l’émerveille. « Je crois, écrit-elle à ce propos, que les voyages nous dépouillent un peu de notre vanité en nous donnant l’occasion de nous comparer à d’autres nations ou à d’autres races que nous avions jugées inférieures »…
(Suite dans Journal des lointains, No 1. Revue trimestrielle consacrée aux voyages, éditée par Marc Trillard aux éditions Buchet Chastel)
Carnets de JLK - Page 182
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La tentation des Samoa
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Et les enfants là-dedans ?
Deux films, 1 Journée de Jacob Berger, et Joshua de George Ratliff, traitent le même thème de la famille fracassée, avec une acuité exacerbée par la présumée candeur des têtes blondes…
Le poncif de l’innocence enfantine en prend un rude coup, ces jours à Locarno, avec deux films inégalement aboutis mais tous deux intéressants, voire passionnants. Dans les deux cas, l’hypersensibilité affective de très jeunes garçons subissant de plus ou moins grosses cabosses, dans leur famille respective, fait office de révélateur. Ce qui les unit également est une forme nouvelle de connaissance prématurée qui les vieillit, auprès d’adultes au contraire immatures. Si le petit Vlad (Louis Dussol, étonnant de présence), dans 1 Journée de Jacob Berger, reste un tout petit garçon dont certains propos et attitudes frisent d’ailleurs l’invraisemblance, le préadolescent de Joshua (le redoutable Jacob Kogan) est beaucoup plus complexe et inquiétant, rappelant la Marnie de Hitchcock ou les enfants démoniaques d’un Henry James.
Le nouveau film de Jacob Berger était très attendu, dont la projection sur la Piazza Grande a été perturbée par une pluie battante qu’on retrouve, d’ailleurs, dans les très belles premières séquences d’ 1 Journée, tournées dans les barres à la froide géométrie de Meyrin. La poésie des images et la « musique » des plans est à vrai dire le grand atout de ce film formellement très maîtrisé, qui nous semble pécher en revanche par le coté « téléphoné » de ses situations et de ses symboles récurrents, autant que par la faiblesse de ses dialogues, sempiternel talon d’Achille du cinéma romand.... L’émotion y est en revanche, au fil d’une narration circulaire multipliant les points de vue, et par la présence vibrante de ses personnages plus que par le jeu de leurs relations. Significatif alors : que le personnage de l’enfant Vlad, avec son souci radical de conséquence typique de l’âge tendre, reste l’élément fixe et rédempteur (avec la figure symbolique un peu pesante d’un chien blessé) d’une relation foutue en l’air par ses vieux ados de parents…
Un thriller éprouvant
Avec Joshua de George Ratliff, en compétition internationale, on change à vrai dire de catégorie pour rejoindre le « mainstream » américain de grande qualité, sinon par l’originalité de la forme, au moins par l’enchaînement haletant de la narration, l’élaboration psychologique de chaque personnage et la justesse, la profondeur de cette approche d’une famille hautement symbolique de notre société, où la plus simple demande d’amour bute sur une quantité de déséquilibres psychologiques ou sociaux.
Joshua semble un enfant exceptionnel, à proportion de sa sensibilité, de son talent (il est hyperdoué comme le Vitus de Murer), et de son savoir précoce (il se passionne pour la civilisation égyptienne), mais il reste un enfant déstabilisé par l’arrivée soudaine d’une petite sœur.
Or Joshua est-il un monstre ? C’est ce que son père finit par croire après que son fils a provoqué l’internement de sa mère et, peut-être, la mort de sa grand-mère très chrétienne ? Cependant rien n’est sûr. « J’essaie de deviner lequel d’entre nous est fou », se demande l’oncle de Joshua. Et c’est la question grave du film : lequel, dans cette société fuyant en avant, lequel d’entre nous est fou ?
Qu’il réapparaisse ou non au palmarès de Locarno, ce film fera, sans doute, son chemin sur les écrans, comme La vie des autres découvert à Locarno l’an dernier. Sa vérité ne se borne pas à celle qui sort de la bouche de l’enfant : loin de là. Mais son ambivalence troublante est riche de questions…1Journée de Jacob Berger vient de recevoir le prix de la mise en scène au Festival de Montréal.
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Chineur de beauté
Les Bâtons de randonnées d’Yves Leclair
Passant d’une saison à l’autre au rythme des lunaisons, ce petit livre, à tenir près de soi ou à emporter, offre, au promeneur « autour de sa chambre » ou à l’arpenteur des sentes buissonnières, un viatique substantiel où savoir et saveur se combinent à tout moment. Douze chapitres modulent autant de « ragas », dans la tradition musicale indienne dont chaque séquence correspond à un sentiment ou un moment particuliers, amorcés ici par tel haïku de Taigi au premier jour de l’an : « On les balaie/puis on les laisse/les feuilles mortes »…
Yves Leclair, dont on a déjà compulsé le mémorable Manuel de contemplation en montagne (La Table ronde, 2005), est à la fois poète vagabond et grappilleur de pensées, merveilleusement présent au fil de son « inagenda » qui revendique « un bon emploi du temps perdu » en quête de tout l’extra-ordinaire que recèle l’ « ordinaire » des jours.
« En guise d’expérience intérieure, je hume, en passant des relents de soupe à la porte d’une maison : vapeurs de poireaux, de pommes de terre. L’esprit chaud des légumes, leurs senteurs, leurs sentiments m’émeuvent, sont mes bâtons d’encens ». Telle est sa « Chine pyrénéenne » à laquelle rien de ce qui est divinement humain n’est étranger.
Yves Leclair. Bâtons de randonnées. La Table Ronde, 158p.
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La sauvagerie du vieux sage
Anthony Hopkins réalisateur
Si le festival de Locarno se pique de préférer les films aux stars, c’est bel et bien un acteur « culte » qu’on y a rencontré en la personne d’Anthony Hopkins, présent en tant que réalisateur. Son apparition au Palazzo Morettini, après la projection de Slipstream réservée aux journalistes, a drainé ceux-ci en meute, mais c’est sans bluff aucun, aux côtés de Christian Slater, autre grande pointure du cinéma américain associé au film dès sa lecture enthousiaste du scénario, que sir Anthony a éclairé divers aspects de son film qu’on pourrait dire à l’opposé de la production hollywoodienne « mainstream ».
Cauchemar éveillé, Slipstream apparaît d’abord comme un tableau panique de l’Amérique contemporaine. Tandis qu’une vieille star enfarinée du nom de Bette Lustig (Gena Rowlands) s’apprête à montrer Las Vegas à une amie, un écrivain non moins chenu est impliqué dans une fusillade d’autoroute après qu’un quidam a pété les plombs, comme on dit. Immédiatement recyclée par les médias, la séquence devient un élément d’un film en train de se tourner, dont l’écrivain est l’auteur.
« Je me suis laissé aller à l’écriture sans trop savoir où j’allais », explique Anthony Hopkins, « m’abandonnant au flux de la conscience. Je sentais depuis longtemps que j’avais des choses à dire et j’ai tenu à les dire dans leur confusion, en me fiant à ce courant obscur. Je tenais aussi à jouer sur les relations subtiles entre réalité et illusions, car je me demande toujours si tout ce que nous vivons n’est pas tissé d’illusions, comme le disait un certain Shakespeare…»
Dans une suite ultra-rapide de séquences aux plans frénétiques télescopant ou superposant tous les niveaux de la réalité présente ou passée, dont la forme rappelle un peu les enchaînements fusionné de David Lynch ou les collages simultanéistes de Godard, Hopkins brosse un tableau des enfers de la violence et du faux, sous le signe du rêve américain déchu. Mais rien pour autant de cafardeux ni de cérébral dans ce poème apparemment chaotique mais élaboré comme une savante composition musicale, qui tourne à la satire avec l’intrusion de l’action dans l’aire de tournage d’une équipe « secouée » à souhait.
Lorsqu’on demande à Anthony Hopkins s’il visait Dino de Laurentis dans sa caricature endiablée de tel « produc » ainsi prénommé, le vieil homme au regard malicieux élude autant qu’il se dérobe lorsqu’une question lui est posée sur une allusion à Richard Burton, comme si le sujet de son film était décidément ailleurs.
« Slipstream est une métaphore de la vie », remarque-t-il ainsi. Et d’évoquer son désir, depuis des années, de tourner un film dont le désert formerait une partie du décor. « C’est en tant que tueur que j’ai découvert le désert », raille encore l’acteur-réalisateur à profil « hannibalesque », « mais le désert m’intéresse surtout comme lieu de spiritualité ». Dans la foulée, on aura remarqué que le nom de l’écrivain du film, Félix Bonhoeffer, fait allusion directe (soulignée par la mise en évidence d’un livre de ce martyr du nazisme) au théologien protestant Dietrich Bonhoeffer...
Déployant le regard plein de sage effroi d’un Protée artiste (c’est lui-même qui a signé la musique du film, et il est également peintre), Anthony Hopkins a concentré, avec sa formidable équipe d’acteurs, une énergie juvénile étonnante. Il en résulte un film « sauvage », selon le mot de Christian Slater, adouci par la tendresse émanant du couple de Félix et Gina, incarnée par la jeune épouse de sir Anthony, (Stella Arroyave-Hopkins), laquelle l’entourait, à Locarno, de tous ses soins jalousement affectueux… -
Avis de tsunami en librairie
Rentrée littéraire française 2007ou comment sy' retrouver sous la déferlante...
Une fois de plus, la rentrée littéraire française touche à la pléthore : 727 nouveaux livres, dont 493 romans francophones. Faut-ils s’en réjouir comme d’un signe de vitalité ? C’est ce que prétendent toujours certains éditeurs bien installés à la tête de leur empire, mais ce ne sont pas leurs livres « stars» qui seront noyés dans la masse. L’an dernier, ainsi, le seul succès public des Bienveillantes, de Jonathan Littell, également consacré par deux grands prix (Académie française et Goncourt) a permis à Gallimard d’assurer sa saison. La course aux prix littéraires d’automne, qui peuvent centupler la vente d’un livre, est d’ailleurs le point de mire de cette concentration des publications sur quelques mois, inconnue dans les autres pays d’Europe.
Et la qualité là-dedans ? Et le lecteur ?
Dans l’emballement médiatique qui préside au lancement de certains livres, comme ceux de Mazarine Pingeot ou de Yasmina Reza, après le phénomène Houellebecq de l’an dernier, la qualité compte évidemment moins que le battage. Mais il serait faux de l’exclure. Ce qui est sûr en revanche, c’est que nombre de bons livres sont noyés dans la masse. Or il arrive, et plus souvent qu’on ne croit, que lesdits bons livres soient sauvés par le bouche à oreille des libraires et des lecteurs. Le meilleur exemple en est L’Elégance du hérisson de Muriel Barbery, qui a passé le cap des 200.000 exemplaires après avoir été inaperçu lors de la rentrée de 2006.
D’aucuns prétendent que les livres « stars » aident les autres à survivre. C’est plus que douteux, dans la mesure où les « produits d’appel » bénéficient seuls de prix réduits et monopolisent l’attention. Autant dire que le rôle des « passeurs » est plus important que jamais, qui aident le lecteur à ne pas se noyer à son tour…
Ainsi, la production éditoriale française donne dans le tir groupé, avec 493 romans francophones sur un total de 727. A défaut d’une révélation comparable à celle des Bienveillantes de Jonathan Littell, l’an dernier, divers « coups » éditoriaux ont déjà été annoncés, à commencer par L’aube le soir ou la nuit, chez Flammarion, où la dramaturge-star Yasmina Reza raconte « son » Sarkozy. Déjà pimenté par une polémique sous prétexte de « plagiat psychique», Tom est mort de Marie Darrieussecq, publié par P.O.L., devrait lui aussi « cartonner » vite fait, de même que le nouveau récit japonisant d’ Amélie Nothomb paru chez Albin Michel sous le titre de Ni d’Eve ni d’Adam. Au rayon messieurs de la célébrité, Philippe Sollers nous revient avec ses mémoires sous le titre d’Un vrai roman, chez Plon, alors que sont annoncés, pour un peu plus tard, de nouveaux livres de Daniel Pennac (Chagrin d’école, chez Gallimard) , Pascal Quignard (La nuit sexuelle, chez Verdier) et Patrick Modiano (Dans le café de la jeunesse perdue, chez Gallimard).
Dans le peloton des auteurs plus ou moins chevronnés, quatre dames qui n’ont rien de bas-bleus se (re)pointent au portillon : Lydie Salvayre avec Portrait de l’écrivain en animal domestique, au Seuil, où l’on assiste à un jeu entre littérature et pouvoir qui rappelle celui de Reza ; Alina Reyes, au Rocher, dont la Forêt profonde exhale la confession lyrique et virulente d’une amoureuse désespérée errant dans un monde en ruines; Linda Lê, elle aussi très incisive dans In Memoriam, chez Bourgois, où le portrait d’une femme suicidée se trouve retracé post mortem par l’un des deux frères qu’elle a aimés, et la Mauricienne « genevoise » Ananda Devi, accueillie dans la « blanche » de Gallimard avec Indian Tango, beau roman évoquant les tribulations d’une quinquagénaire bousculée entre passé et présent à l’unisson de la ville de Delhi.
Autre retour en lice d’un « renaudoté » peut-être « goncourtisable », à savoir Philippe Claudel avec Le Rapport de Brodeck, chez Stock, où l’auteur des Ames grises passe de la Première à la Deuxième Guerre mondiale. L’histoire est également revisitée par Antoine Volodine, mais de façon plus follement imaginative, dans les Songes de Mevlido, au Seuil, où le romancier poursuit sa construction d’un univers parallèle poético-politique dans un vrai pavé (461p.). Comme le précédent, Eric Reinhardt, se déploie largement (près de 600 pages) avec Cendrillon, autofiction ambitieuse d’un quidam à transformations.
Entre tant d’autres ( !), signalons enfin cinq « outsiders » à recommander : Canapé rouge de Michèle Lesbre, roman intimiste de deux bonnes dames complices, publié par Sabine Wespieser et déjà encensé par les très attentifs libraires français (ceux-là même qui ont consacré L’élégance du hérisson de Muriel Barbery), et le premier roman d’ Alizé Meurisse, Pâle sang bleu, chez Allia, qui nous plonge dans l’univers « djeune »; ou encore, nos propres coups de cœur inconditionnels : La Symphonie du loup, chez Corti, du Roumain lausannois Marius Daniel Popescu, superbe récit autobiographique sur lequel nous reviendrons sous peu ; la chronique fraternelle et très savoureuse de la Résistance française des maquis du Sud-Est, dans le libertaire Insurgés d’ Alain Dugrand, chez Fayard ; et l’admirable roman choral de l’écrivain wallon François Emmanuel, paru au Seuil sous le titre de Regarde la vague et représentant, à nos yeux, l’honneur de la littérature survivante d’émotion et de style dans le bruit du monde…
Des étrangers frères de « patries imaginaires »
Les livres qui nous semblent réellement importants, en cette rentrée, nous arrivent le plus souvent des quatre coins du monde, et le premier à nous replonger immédiatement dans le grand souffle de la littérature est un très impressionnant roman du Russe Mikhaïl Chichkine, Le Cheveu de Vénus, dont le narrateur est traducteur au service d’accueil des requérants d’asile, à Zurich, les confessions et autres affabulations qu’il recueille se mêlant à la rumeur du monde et des siècles au gré d’une fiction magistrale.
Un souffle impérieux se dégage aussi de la lecture de Zoli, où l’Américain Colum McCann, auteur des Saisons de la nuit et du Chant du coyote, notamment, se lance dans la chronique épique et émouvante d’une vie de femme recoupant la tragédie européenne, entre les années 30 et nos jours. Trois autres revenants des States se pressent dans la foulée : Jonathan Franzen avec La Zone d’inconfort, à L’Olivier, constituant un autoportrait d’un rejeton de la classe moyenne américaine en apprentissage existentiel dans les seventies ; William T. Vollman, toujours aussi prolixe, dans Central Europe, chez Actes Sud, qui traverse le XXe siècle européen au fil d’une trentaine de récits entremêlés ; et Mark Z. Danielewski, dont on se rappelle l’expérimentale Maison des feuilles, qui remet « ça » dans O Révolutions, chez Denoël.
Au chapitre des retrouvailles, nous ne ferons que signaler en passant de nouveaux romans de l’Anglaise Doris Lessing (Un enfant de l’amour, chez Flammarion), de l’Américain Norman Mailer (Un château en forêt, biographie romancée d’Hitler, chez Plon), du Canadien Michael Ondaatje (Divisadero, à L’Olivier), de l’Irlandais Joseph O’Connor (Redemption Falls, chez Phébus) , de l’Italien Alessandro Baricco (Cette Histoire-là, chez Gallimard) ainsi que le récit autobiographique attendu de Günter Grass, Pelures d’oignon, au Seuil.
Nouvelle venue en revanche : voici Marisha Pessl et La Physique des catastrophes, chez Gallimard, évoquant la société de consommation américaine vue par une lycéenne endiablée non moins qu’entichée de son paternel…
La cour est loin d’être pleine, mais achevons sur l’annonce du vingtième roman traduit de John le Carré (Le chant de la mission, au Seuil) et, en attendant la prochaine déferlante de mars 2008, du déjà fameux Un Homme de Philip Roth, en novembre chez Gallimard…
Trois Suisses sur Seine
Jean-François Haas, Dans la gueule de la baleine guerre. Seuil, 374p.
Le premier roman du Fribourgeois Jean-François Haas a été envoyé aux éditions du Seuil par la poste, selon l’expression consacrée, dont il constitue l’un des titres les plus singuliers de la rentrée, par ailleurs substantielle. Remarquable par son travail de malaxage de la langue, qui ne va pas toujours sans difficulté de lecture, Dans la gueule de la baleine guerre est une impressionnante traversée de la Deuxième Guerre mondiale, dans la mêlée germano-russe où sont impliqués trois braves jeunes gens civilisés. L’un des deux rescapés raconte…
Metin Arditi, La fille des Louganis. Actes Sud, 245p.
Metin Arditi se sent bien en Grèce, et plus précisément dans la petite île de Spetses où il a situé l’intrigue de son nouveau roman, qui s’ouvre sur ce qui semble un accident et cache à la fois un crime et un suicide, fatal aux deux frères Spiros et Nikos Louganis. Cette tragédie initiale pèse sur la destinée de Pavlina, autant que le legs d’une faute commise par sa mère. A cela s’ajoute un autre coup du sort, qui aura pour elle de plus lourdes conséquences, et que le lecteur découvrira lui-même dans ce roman de la filiation et de l’arrachement.
Daniel de Roulet, Kamikaze Mozart. Buchet-Chastel,
Quel fil rouge peut-il bien conduire de Californie, en 1939, à Lucens dans le canton de Vaud, en 1968, en passant par le Japon des kamikazes ? C’est ce que découvrira le lecteur du nouveau roman de Daniel de Roulet, qui nous emmène assez loin des sentiers battus par la littérature romande ordinaire. Documenté, à commencer par son aperçu du sort des Japonais aux States, et militant en filigrane, ce « reportage » romanesque intéresse essentiellement par ses thèmes et ses aperçus historiques.
Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 28 août 2007 -
Les anges ont encore des ailes
Michel Piccoli et Marie Kremer
Michel Piccoli et Mylène Demongeot irradient d’humanité dans Sous les toits de Paris du réalisateur Hiner Saleem.
Locarno, le 10 août 2007. - « Le cinéma ne mourra pas tant qu’il y aura des fous de l’espèce d’Hiner Saleem », déclarait hier Michel Piccoli après la présentation, en première mondiale, d’un film d’une grande beauté et d’une infinie tendresse, qui a cela de particulier d’être extrêmement taiseux, son dialogue se réduisant à peu près à une vingtaine de répliques...
« A vrai dire, poursuivait le grand comédien, qui recevra aujourd’hui l’Excellence Award pour sa carrière, il ne m’est arrivé que deux fois, dans ma carrière, d’avoir un rôle aussi silencieux, la première avec Marco Ferreri, dans Dillinger est mort, et cette fois à un point réellement extrême. Mais j’aime les extrêmes. J’aime faire mon métier en restant, ainsi, extrêmement discret par rapport au réalisateur. Ce qui n’empêche pas l’autre extrême d’un engagement absolu, accordé à la folie et au délire de l’œuvre. J’ai horreur des petites comédies dénudées. Même si je ne voyais pas au début ce que voulait dire Hiner, je me suis adapté en toute confiance à sa demande, comme j’ai cherché à m’exprimer en consonance avec les lumières du film. On ne joue pas en effet de jour comme de nuit. Et là, nous étions aux mains d’un couple diabloique, avec Hiner et son chef opérateur Andreas Sinanos… »
La lumière est en effet essentielle dans ce superbe poème cinématographique, construit comme une sorte de tableau labyrinthique jouant essentiellement sur l’émotion à fleur de peau, la sensation liée à la présence très physique des comédiens et sur la musique des images et de la bande sonore.
La poésie de Sous les toits de Paris n’a rien du chromo « bohème », ni rien non plus du cliché misérabiliste en dépit de son scénario. Marcel (Michel Piccoli) est un vieil homme délaissé par son fils Vincent, vivant dans les combles d’un immeuble parisien à côté de son ami Amar (Maurice Bénichou) qui ne rêve, lui, que de rentrer dans son pays. Malgré la sollicitude de Thèrèse (Mylène Demongeot), serveuse sexagénaire dans un bistrot de quartier, et le lien qu’il noue avec sa jeune voisine (Marie Kremer) après que l’ami de celle-ci a été terrassé par une overdose, Marcel « baisse » et c’est comme un chien malade qu’il finira dans sa soupente, après un été de canicule, de terribles orages et le retour du froid.
Ainsi que le remarquait Mylène Demongeot, ce film radical a nécessité, de la part des acteurs, une totale remise en question de leurs acquis. « Nous avons vraiment fait du cinéma. C’est la première fois que cela m’arrive comme ça. J’ai eu le sentiment que j’avais à descendre au fond de moi-même avant de pouvoir ouvrir mon âme»…
Quant au dessein du film, le réalisateur l’explique par son regard d’Oriental sur notre société. Kurde d’origine établi à Paris, Hiner Saleem a été frappé de découvrir, dans notre monde civilisé, des vieux abandonnés par leur famille, mais également des jeunes réduits à la solitude. A contrario, la relation qui se noue entre Marcel, en fin de vie, et la jeune fille incarnée par Marie Kremer (tout à fait remarquable elle aussi), diffuse une lumière qui adoucit la déchéance presque insoutenable du vieil homme auquel son amie Thérèse offre par ailleurs une dernière balade à travers son cher Paris. Aussi éloigné de la sociologie que du pamphlet, Hiner Saleem touche pourtant à de multiples aspects du mal-être social dans Sous les toits de Paris. Par sa simplicité apparente (qui ne va pas sans une extrême densité d’observation), son empathie et sa beauté, ce film dans lequel il faut se laisser couler sous peine d’ennui (car il semble ne rien s’y passer) rappelle à la fois les épures d’un Alain Cavalier et la profonde sensibilité d’un Yasujiro Ozu, grand maître de la parole silencieuse…
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La parole aux sans-mots
L’Adieu au Nord de Pascale Kramer
Les mots ne disent qu’une partie de ce que nous ressentons, et souvent un regard ou un geste, un frémissement des traits du visage ou un mouvement du corps expriment bien plus, corrigent ou même contredisent ce qui est affirmé par la parole. On le voit à merveille dans le dernier film d’Ingmar Bergman, Saraband, où l’essentiel est exprimé en deça ou au-delà des mots, avec une incomparable porosité.
Or il est certains écrivains qui, plus que d’autres, parviennent à ressaisir cette langue-geste ou cet infra-langage, comme il en va de la romancière Pascale Kramer, notamment dans ses trois derniers romans marquant, par ailleurs, une constante et remarquable progression. Entrée en littérature il y a une vingtaine d’années, et désormais établie à Paris, Pascale Kramer (née en 1961) a développé un univers très particulier, mélange de réalité triviale et d’âpre poésie, où des personnages souvent immatures se débattent maladroitement, incapables de formuler ce qu’ils ressentent. Très curieusement, ils « parlent » bel et bien au fil du récit, mais sans recours à aucun dialogue ni aucun discours indirect. Leurs expressions, leurs postures, leurs gestes, leurs attitudes, leurs réactions suffisent à « raconter » ce qu’ils vivent, un peu comme dans les « romans de l’homme » de Georges Simenon où le plus est suggéré avec le moins. On pense d’ailleurs au Coup-de-vague, mémorable roman de Simenon évoquant également la campagne marine, en lisant L’Adieu au Nord dont le décor, une cressonnière où s’activent quatre hommes plutôt rugueux, compte beaucoup dans l’atmosphère du roman, entre le ciel bas et l’eau liquide.
Autour de la ferme de Jean, en couple solide avec Annie, se croisent trois hommes (Serge le plus dur, le trouble Sven et Alain qu’agite le désir de sexe et d’amour) et deux très jeunes filles soudées par une sorte de complicité agressive, Patricia la femme-enfant et Luce la sauvageonne qu’on dit « destinée au viol ». Mâles et femelles se reluquent. Une fille battue par son père se donnera peut-être par vengeance avec le même pressentiment d’un gâchis que le jeune homme qui la « saute » une première fois en rut pantelant, peu sûr de l’aimer vraiment et la suivant pourtant lorsqu’elle fuit en Irlande, pour un misérable séjour dont un enfant devrait naître à leur retour – dernière tuile ou rai de bonheur dans le noir couloir ? Et voilà se dit-on : c’est la vie, et peut-être bonne après tout ? Mais les mots hésitent à tout moment, entre les coups affolés de l’homme et les ruses de la mère portant en elle cette nouvelle vie, et l’irrémédiable redouté est-il si sûr ?
Raconter L’adieu au Nord n’a guère de sens, qui nous touche par immersion sensible et nous hante longtemps après lecture. Tout semble très mal parti pour Alain et Patricia et pourtant la romancière nous les rend aussi proches, en leur fragilité criseuse, que tous les personnages de son théâtre émotionnel, dont le « sentiment de perdition » ne mène pas à la désespérance mais à une requalification sans pathos (et sans mots) de la simple vie.
Pascale Kramer. L’adieu au nord. Mercure de France, 227p. -
Un livre par jour
Ici je proposerai, un jour après l’autre, une nouvelle idée de lecture ou de relecture.
En toute subjectivité, j’y présenterai tel ou tel livre qui vient de paraître ou tel autre qu’on m’a fait découvrir, comme souvent cela se passe.
Pas plus tard qu’hier, ainsi, j’ai commencé de lire un livre que Pierre-Yves Borgeaud, rencontré au festival de Locarno à l’occasion de la présentation de Retour à Gorée, son superbe nouveau film (à découvrir absolument, ces jours, sur les écrans romands), m’avait recommandé chaleureusement : Au dos des images, de Luc Dardenne.
Passionnant journal d’un des deux frangins cinéastes, tenu entre 2001 et 2005, ce livre contient également les scénarios de deux de leurs films récents : Le fils et L’enfant.
Voilà ce que j’y ai relevé pour commencer, qui recoupe exactement mon propre sentiment général devant le cinéma d’aujourd’hui : « L’impression que beaucoup de films sont des mises en images et musique d’une mécanique dramatique de plus en plus triviale, platement évidente, sans ombre sinon celle calculée par le concepteur-gestionnaire afin de maintenir en alerte le consommateur ».
S’il reste intraitable par rapport à cette tendance au « feuilleton universel », Luc Dardenne n’en répond pas moins aux grincheux qui prétendent que plus rien ne se fait dans le cinéma actuel - n’est-ce pas Freddy Buache, et n'est-ce pas Jean-Luc Godard ?
« De toute façon tout a déjà été fait et mieux que ce que nous pourrions jamais faire. Ils ont raison, ces anciens et nouveaux cinéastes qui annoncent la mort du cinéma, qui commentent son enterrement. Ils ont raison. Eh bien justement ! C’est parce qu’ils ont raison qu’ils nous poussent à les contredire, à croire, mon frère et moi, que nous pouvons encore filmer, inventer, faire quelque chose de nouveau. La camera oscura n’est pas une chambre mortuaire où veiller le corps du disparu. Objet perdu pour toujours ! Objet que jamais nous ne retrouverons ! On s’en fout ! Ne nous laissons pas prendre par leur mélancolie ! Recrachons la bile noire ! Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre le cinéma qui vient ! A nous d’être à la hauteur »…
On pourrait dire la même chose de la littérature actuelle, donnée pour morte et enterrée par d’aucuns. Que les morts enterrent les morts ! Vivre ! Vivre la littérature qui vient !
Livre du jour : Luc Dardenne. Au dos de nos images 1991-2005. Seuil, la Librairie du XXe siècle, 322p.
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Le Dantec nouveau
Lecture intégrale d’ Artefact. Notes.
DANTEC Maurice G. Artefact. Machines à écrire 1.0. Albin Michel, 565p.
Vers le nord du ciel
- Exergue d’Ernest Hello : « Le monde est un désert où la foule va et vient ».
- 1. La Tour.
- Le narrateur dit être né ce matin à 8h46.
- Mourant et naissant en même temps.
- Dans un « endroit unique au monde ».
- Il est « un peu plus qu’un être humain ».
- D’origine aussi inconnue que ses destinations.
- Sachant que les Temps viennent.
- Il sait tout ce qui advient.
- Est chargé d’une Mission.
- Le rythme du récit a quelque que chose de la scansion biblique.
- Il naît dans le hall de la firme juridique.
- Au centre du centre-monde.
- Qui n’est autre que le World Trade Center, à 8h.46, au 90e étage.
- Il naît à sa nouvelle vie au moment où l’avion percute la Tour nord.
- Le choc et le fracas sont évoqués avec beaucoup de force.
- Il sait déjà ce qui va se passer.
- L’événement va déclencher une guerre sans précédent.
- Il vient du Vaisseau-Mère, auquel sa Mission le lie.
- Mais il a déjà décidé de vivre sa liberté.
- Ce qui se passe dans la Tour nord est une « condensation verticale de l’enfer ».
- S’il a déjà connaissance des faits à venir, il ignore ce que lui-même va faire.
- Il pressent que la catastrophe va révéler quelque chose.
- « Je viens de naître au milieu de l’Enfer, je viens de naître au milieu du monde des Hommes ».- 2. Celle de l’étage 91.
- Dans la Tour noir, le plein jour devient ténèbres.
- On apprend qu’il a observé l’humanité pendant des siècles.
- Il est Observateur.
- Et décidé à braver tout déterminisme.
- Pense que le sacrifice en vaut la peine.
- Il va s’incarner pour la dernière fois.
- Constate que l’événement marque le début du XXIe siècle.
- L’humanité est devenue idolâtre d’elle-même.
- Et voici qu’il entend une voix de petite fille.
- Pressent alors qu’il est venu pour cette enfant.
- La rejoint et la charge sur son dos.
- Il sait déjà que 1366 personnes auront été bloquées dans le WTC-1.
- Et se met à descendre. Sait qu’il a eu de temps avant l’effondrement de la tour, après la tour sud.
- Il entend vaincre les nombres.
- Et commence alors la descente effrénée.
- A remarqué que la petite portait une croix huguenote.
- Observe l’humanité depuis plus de mille ans.
- « En fait, je suis le futur de votre espèce ». (p.35)
- Il voit dans la nuit et saura dévaler les étages en mettant à profit certaines facultés extra-terrestres.
- Il est au 40e étage lorsque la Tour sud s’effondre.- 3. Nuit et brouillard
- Le chaos est bien rendu.
- « il y a un train géant qui descend des cieux ».
- Le récit est à la fois statique et très dynamique, limpide et très évocateur.
- Ils arrivent dans le chaos du parterre, alors que la Tour nord commence de s’effondrer à son tour.- 4. Là où les rues portent 3000 noms.
- Tandis qu’il fuit avec la petite fille, des hommes en costumes sombres quadrillent le parterre. L’un deux le repère. Que fait-il avec cette petite fille ?
- Il la présente comme la fille du sénateur du Wyoming.
- Etrangeté et menace bien rendues.
- Et la Tour nord s’effondre.
- Il se sauve avec la petite fille, auquel il fait boire le contenu d’une fiasque de whisky relique d’une de ses vies passées, durant la guerre des Boers…- 5. Cities on flame with rock’n’roll
- Ils se retrouvent dans Manhattan.
- Il l’emporte vers son domicile du sud du Village
- Fuit le Ground Zero de la société-monde.
- Plus une société : un champ de bataille.
- Parvient à sa maison-piège.
- Aux installations sophistiquées.
- Où il prépare une salle d’op pour soigner l’enfant.
- Qui s’appelle Lucy. Ben voyons. Skybridge. Naturally.
- Il se prépare à un séjour ultérieur au Canada.
- Il avait d’ailleurs tout prévu, sauf la môme.
- Revoit la journée sur CNN.6. L'observatoire du monde humain
- Il repasse ses souvenirs depuis la prise de Saint-Jean d’Acre.
- Considère ses livres. 1003 écrits par lui, et 5000 autres.
- Il a commencé à écrire en 998.
- Il est devenu un authentique spécialiste du simulacre humain.
- Au XXe siècle, il a fait tous les métiers.
- Il a vécu une petite dizaine d’années dans la maison de New York.
- L’intendance des Observateurs est assurée par les Truqueurs. Des sortes d’anges gardiens.
- « L’Amérique est la première civilisation a avoir vécu à la vitesse de la lumière. Elle est probablement la civilisation qui mourra le plus vite ». (p.75)
- Lui-même est devenu un super-Américain.
- Les Observateur ne vieillissent pas.
- Ou presque pas.
- La petite fille remarque que son sauveteur a une drôle de façon de se dédoubler.
- Il sait que la mère de la petite a cramé.
- Elle lui apprend que son père les a abandonnées, sa mère et elle.
- Un climat étrange, avec quelque chose d’ingénu dans le récit.- 7. Me and my black box
- Il annonce à la petite fille qu’ils vont partir.
- Elle accepte de le suivre.
- Lui fait jurer de ne pas s’aventurer hors de la maison pendant qu’il prépare le voyage.
- On ne sait pas qui est réellement la petite.
- Il évoque sa bibliothèque et les morts de Ground Zero
- 8. Un peu au nord du désastre.
- Les Truqueurs lui bricolent une nouvelle identité.
- Qui lui permettra de passer la frontière.
- Se retrouve dans les Appalaches.
- Sur la route (on the Road) il sent l’onde du bonheur le traverser.
- Ils arrivent dans la petite maison dans la prairie, yes sir.
- Tous deux sont sortis de l’humanité, mais l’humanité est entrée en eux dans le même temps.
- Il a vécu mille ans et de nombreuses vies, dont quelques mariages, mais jamais il n’a procréé.
- Les Observateurs n’en ont pas la permission.
- En cas de transgression, les Contrôleurs sévissent.
- N’empêche, il pense maintenant « famille ».
- Beau début d’un récit étrangement épuré, nouveau départ après Grande Jonction, instaurant un rapport très singulier avec le temps et la fiction… (A suivre) -
Peindre l'eau du désert
Notes pratiques
Ce qu’il faut évidemment, pour peindre l’eau du désert, c’est apprendre à en voir chaque goutte de sable et ensuite les mettre ensemble sur la toile, ça c’est le conseil de papa : il faut. « Le matin, quand on est abeille, pas d’histoire, faut aller travailler », notait pour sa part l’oncle Michaux.
Donc j’essaie depuis deux jours de peindre du sable et de l’eau et le grain du ciel d’un bord de grève où deux enfants jouent. J’en avais tiré une espèce de petit poème de rien du tout en trois minutes, le Number One de mes Œuvres poétiques complètes, qui en comptent sept à ce jour.
Voici le poème en question :
Petites filles à la mer
Dans les herbes hautes, on voit leurs chapeaux
de paille claire, avec des rubans ;
elles se dandinent un peu
sur la dune molle ;
on les sent légères :
il s’en faut de peu qu’elles ne décollent
de l’arête soufflée par le vent ;
puis elles disparaissent un instant,
puis on les revoit, plus menues –
entre-temps elles ont pressé le pas ;
tout en bas la mer brasse et remue
son pédiluve à grand fracas ;
mais elles connaissent,
ça ne les impressionne pas :
elles y vont tout droit, juste pour voir,
si c’est si froid qu’on dit ;
elles sont jolies,
dans la lumière belle ;
il n’y a qu’elles
sur le sable gris.
Cela pour le sentiment. Mais peindre la chose est une autre affaire, j’entends : peindre le sable et la lumière du sable, peindre le détail des choses sans s’y arrêter, peindre la couleur de chaque grain de lumière et que tout ça bouge ensemble et chante la moindre, peindre avec cette petite notation des carnets de Bonnard en point de mire : « Que le sentiment intérieur de la beauté se rencontre avec la nature, c’est ça le point ». Monsieur Bonnard qui écrit en 1946 au milieu de l’Europe en ruine: «Il ne s’agit pas de peindre la vie, il s’agit de rendre vivante la peinture ». Ou ceci : « Celui qui chante n’est pas toujours heureux », qui me rappelle le chapitre de Tzvetan Todorov consacré à Rilke, mal fichu à vie, recevant de Rodin le premier conseil: de ne faire que travailler, et le second conseil de Cézanne ensuite : de travailler sans discontinuer.
Les carnets de Monsieur Bonnard, c’est du matin au soir et tous les jours, guerre ou pas guerre. D’ailleurs en 1945, voilà ce qu’il trouve à peindre au lieu d’un hymne à la Paix ou à la Liberté : des baigneurs au soleil couchant. Le sable du premier plan est jaune chiné de vert céladon et de rose pompon avec plein de blanc comme le décrit scientifiquement le bon Théodore Monod du Musée de l’Homme de retour du désert. La mer est faite de cent bleus et de cent verts friselés d’écume, et le ciel au-dessus est une fusion de mauves orangés sur fond d’ocre sable comme si le ciel était un peu le reflet suspendu du sable du rivage. Et là au milieu fulgurent une douzaine de taches d’or orangé humain visiblement insouciantes des séquelles de la guerre. Et Monsieur Bonnard de noter sur son carnet, mais c’était en 1939 : « A l’instant où l’on dit qu’on est heureux, on ne l’est plus ».
C’est le relatif de l’absolu que Rilke a bien connu. Monsieur Bonnard note encore : « Mallarmé / La recherche de l’absolu ». Et lui aussi est de l’aventure, Monsieur Bonnard, malgré son air placide, vaguement égaré, l’air aux abonnés absents mais pas du tout : abeille pointeuse dès le matin.
Tout le reste il n’y a que la peinture qui le dit. La pensée de la peinture ne se pense qu’en regardant ce qui n'a été pensé que par la peinture, disait à peu près Merleau-Ponty à propos de Cézanne. Et ça continue.
A la fenêtre de ce matin le noir est une couleur et nous sommes, salut Kerouac de notre jeunesse éternelle, on the road again. Encore une journée divine, disait la Winnie du vieux Sam, et même si ça ne se voit pas à l'instant ça y est presque. Sur son nuancier Monsieur Bonnard détaillait tel jour froid de beau temps comme il s'en prépare un rude à l'instant: Violet dans les gris. /Vermillon dans les ombres orangées, sauf qu'ici dans la neige ce sera plutôt du mauve dans les blancs crayeux et du bleu d'eau de fonte dans la terre d'ombre...W.Turner, aquarelle.
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Nothomb nippon bis
Ni d’Eve ni d’Adam, le nouveau récit d’Amélie Nothomb, pourrait être dit la face claire de Stupeur et tremblements. De fait, il y est question, à la même époque où la jeune femme revint au Japon de son enfance pour s’y casser les dents sur l’Entreprise japonaise, d’une idylle qu’elle vécut avec un jeune Rinri, auquel elle entreprit d’enseigner notre langue.
« Le moyen le plus efficace d’apprendre le japonais me parut d’enseigner le français » est d’ailleurs l’incipit de cet assez épatant récit autobiographique promis, n’en doutons pas, au même succès que celui de Stupeur et tremblements. Le ton en est en effet d’une vivacité renouvelée, les observations sur le Japon et les Japonais sont à la fois pertinentes et souvent drôles, et puis cette histoire d’amour entre deux jeunes gens et deux cultures est d’une fraîcheur cocasse, tendre et vaguement sardonique, où apparaît une nouvelle facette « privée » de cette chère Amélie qui aime volontiers mais sans se laisser prendre au piège du sentimentalisme peu japonais (croit-on) du jeune Rinri pleurant depuis sa tendre enfance de mal s’adapter à la compétition militaire de ses parents et collatéraux, impatient en outre d’épouser l’intelligente Belge. Dans la foulée, nous rencontrons les aïeux dudit Rinri, vieillards dont la loufoquerie infantile semble caractéristique du retour du refoulé chez les tout vieux Nippons. Tout cela pourrait n’être qu’un sémillant jabotage, et pourtant il y a toujours de la bonne substance à recueillir dans les livres d’Amélie Nothomb, même s’ils nous laissent presque à tout coup sur une petite faim à compenser au sushi voisin.
Le livre du jour : Amélie Nothomb, Ni d’Eve ni d’Adam. Albin Michel, 244p.
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L'humeur vagabonde de Charles Sigel
L’exercice de la chronique, et notamment sur les ondes volatiles de la radio, n’est souvent qu’une gorgée de paroles et de pensées, d’impressions momentanées ou d’opinions de circonstance ; « un petit morceau de temps », précise Charles Sigel, « sitôt trouvé, sitôt perdu ».
Il suffit cependant d’une présence personnelle, d’un regard et d’une voix, d’une manière à soi de capter l’air du temps et d’un ton, d’un style propres à restituer le sel des jours, pour que la chronique devienne un art, et c’est la constatation qui s’impose à la lecture des billets de Charles Sigel réunis dans Le zist et le zest, constituant un choix d’une quarantaine de ses deux-cent cinquante salutations matinales du lundi sur Radio suisse romande Espace 2, à huit heures moins un quart : autant de « minutes heureuses », selon le mot de Georges Haldas emprunté à Baudelaire, autant d’instants précieux débourbés du tout-venant quotidien.
Celui-ci est parfois, même le plus souvent, bien gris. Mais le gris est aussi une couleur. Le gris Simenon, mouillé de pluie, est également un confort. C’est que l’être humain, ce drôle d’animal à l’âme compliquée, éprouve « du plaisir à être triste ». Charles Sigel précise avec un bon sourire : « L’homme adore le changement, mais voudrait que ce soit toujours pareil. Il est très content de vivre à une époque comme celle-ci, effervescente, épatante, éruptive, épuisante, mais il cultive sa nostalgie. Il fréquente des brocantes où il achète de vieilles marmites, des tables de toilette à plateau de marbre, des photos d’ancêtres qui ne sont pas les siens, dans des cadres ovales. Des armoires normandes de style basque, du poisson de la semaine dernière»…
On aura noté le ton et le rythme de ces phrases : d’un véritable écrivain, du côté d’Alexandre Vialatte, d’ailleurs cité diverses fois, dont Charles Sigel, natif de Lyon et habitant juste en face de chez nous, à Thonon-les-Bains, partage le décentrage du regard, la distance quand il le faut, mais aussi l’adhésion généreuse et la curiosité omnivore, la tenue et le bon naturel provincial, le savoir et le goût des saveurs qui, dans une civilisation complète, situent chaque chose à sa place.
Le chroniqueur parle de tout parce que le monde est fait de tout : de Sagan qui disparaît après avoir filé comme une étoile, « une sorte de James Dean, maigrichonne, bafouillante, subtile, providentielle » avec un « côté Mauriac », sur lequel le chroniqueur bifurque tout à trac, citant une phrase de l’écrivain « feutré, invisiblement audacieux », taxé justement de « vieille corneille élégiaque », dans un de ses bloc-notes où il parlait de La Mouette de Tchekhov : « Non, l’homme n’est pas naturellement bon ; il est avare, dur, vaniteux, sensuel, égoïste et lâche, mais dans ce théâtre une profonde nappe de tendresse et de douleur relie tous les êtres ».
Cette phrase de Mauriac, Charles Sigel ou Vialatte auraient pu l’écrire, le théâtre de Tchekhov est le théâtre du monde et cette « nappe de tendresse et de douleur » se retrouve dans Le zist et le zest.
Ainsi qu’il parle, à la retraite d’Yves Saint-Laurent, de ce que signifie au fond la mode et ses « fantômes esthétiques » mimant « une sorte de musique de l’être », de l’image que se fait telle petite fille irakienne des Américains ou de ce qu’a représenté le 11 septembre « en réalité », de la grâce du chanteur Hugues Cuenod ou de la disparition annoncée de 3000 langues en ce nouveau siècle, de l’humanité voguant entre Big Bang et 31 décembre prochain, des derniers perroquets Kakapos (86 individus), de la nuit silencieuse de Florence, de la beauté des femmes, d’une petite maison de notre enfance à tous appelée La Capite, de notre cher passé et de notre exciting futur, de Proust ou de pauvres réfugiés rejetés sur nos rivages, Charles Sigel fait-il œuvre à sa façon de poète, en cela qu’il enlumine, par ses propos à la fois si modestes en apparence et si pénétrants, pleins d’urbanité et d’humanité, tantôt malicieux et tantôt nimbés de mélancolie, les heures dures et douces de notre temps humain.
Charles Sigel, Le zist et le zest. Editions Zoé, 171p.
Charles Sigel, homme de très grande culture et de rare qualité d'écoute, anime tous les dimanches après-midi, sur Radio Suisse Romande Espace 2, une émission tout à fait remarquable, intitulée Comme il vous plaira. Le principe de l'émission consiste en un entretien de deux heures de temps (!), durant lequel sont diffusés des morceaux de musique choisis par l'invité. Ce dimanche 19 août: promenade à travers Venise avec la musicologue Sylvie Mamy, spécialiste d'opéra italien à qui rien de ce qui touche aux castrats napolitains n'échappe...
Charles Sigel est également l'auteur d'une autre émission passionnante, le samedi matin à 10h., sur RSR La 1e, intitulée L'humeur vagabonde. Il y raconte actuellement Alma Mahler, la fiancée du vent. Troisième épisode samedi prochain.
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La bonne foi de Guillebaud
Selon Jean-Claude Guillebaud, se dire chrétien serait aujourd’hui plus gênant, en France, et plus particulièrement dans le milieu intellectuel et médiatique, que se déclarer homosexuel ou échangiste. Cette nouvelle forme d’intolérance, faisant l’impasse sur l’acquis inestimable de vingt siècles de judéo-christianisme pour lui substituer l’équation chrétien=ringard, lui a inspiré une colère qui ne reposait même pas sur une conviction personnelle inébranlable : « Je ne suis pas sûr d’avoir intimement la foi », écrit Guillebaud dans Comment je suis redevenu chrétien, « mais je crois profondément que le message évangélique garde une valeur fondatrice pour les hommes de ce temps. Y compris pour ceux qui ne croient pas en Dieu. Ce qui m’attire vers lui, ce n’est pas une émotivité vague, c’est la conscience d’une fondamentale pertinence ».
Dans cette perspective, le témoignage et la recherche approfondie qui s’entremêlent dans son livre vont bien au-delà du « coming out » confessionnel : c’est d’un retour à nos sources qu’il s’agit. Le philosophe René Girard le relevait: « C’est ce qui reste de chrétien en elles qui empêche les sociétés modernes d’exploser ». Or ce que rappelle Guillebaud, c’est que les valeurs que nous attribuons aux Lumières (à commencer par la conception de la liberté, de l’égalité et de la fraternité) remontent à la Bible et à l’Evangile. Qu’il s’agisse de l’autonomie de la personne (toute différente dans l’islam, le bouddhisme ou le confucianisme), de l’égalité entre les hommes (en rupture avec la conception grecque), des notions d’universalité et d’espérance, de fraternité et de solidarité, le christianisme a marqué une suite d’avancées à valeur universelle, parfois combattues au sein même de l’église : de la fameuse controverse de Valladolid sur la question de savoir si les Indiens ont une âme, à l’encyclique de Pie IX contre les idées modernes, ce qu’il y a de subversif dans le christianisme a souvent buté contre l’Ordre clérical.
Par ailleurs, Guillebaud ne se borne pas à cette approche périphérique : « Le christianisme, c’est autre chose qu’une simple collection de valeurs humanistes. Avoir la foi, ce n’est pas adhérer simplement à un catalogue de principes normatifs, qui serait comparable au programme d’un parti politique. Oublier cela, ce serait confondre la « religiosité » avec la croyance ».
La trajectoire personnelle de Jean-Claude Guillebaud, grand reporter au Vietnam et au Liban, via le Biafra, qui a décidé un jour de remplacer l’observation « horizontale » du journalisme par une investigation « verticale », au fil de grands essais interrogeant notre « époque d’inquiétude », est exemplaire par sa façon de lier le besoin de savoir à l’expérience vécue, la recherche de la vérité et le « saut » de la foi. Au demeurant, plus chrétien que catholique, disciple du protestant Jacques Ellul mais aussi d’un Jean XXIII (« Nos textes ne sont pas des dépôts sacrés mais une fontaine de village »), Guillebaud nous intéresse moins par sa position que par les questions qu’il pose à chacun, croyant, agnostique ou athée.
Jean-Claude Guillebaud, Comment je suis redevenu chrétien. Albin Michel, 182p.
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Avant l'aube
En lisant Yves Leclair et Sylvie Germain
A La Désirade, ce mercredi 15 août. – On annonce 1000 livres à paraître ces prochains temps, autant dire : rien. Je sais bien qu’il y a de vrais bons livres dans ce rien, et déjà j’en ai repéré quelques-uns, mais ce sera toujours plus à distance que j’en parlerai, ou plus exactement : à distance des estrades, pour me tenir mieux à l’écoute de chaque voix.
De fait ce ne sont que les voix qui m’importent, j’entends : pour l’essentiel, quand tout se tait ou quand tout n’est plus que bruit. Ainsi j’ouvre ce matin, avant l’aube, Les échos du silence de Sylvie Germain, et tout aussitôt je retrouve cette voix sans pareille, comme à l’instant en reprenant Bâtons de randonnées d’Yves Leclair je retrouve cette autre voix sans pareille et que je pourrais dire aussi bien : la voix de tous.
Sylvie Germain : « La vérité marche à pas vifs, mais d’une absolue discrétion. Qui l’aime, la suive, pieds nus à travers sables et pierrailles, sans autre souci que de la suivre. Qui veut s’en emparer pour la réduire à un bien tangible et monnayable, ou qui exige des preuves plus somptueuses ou rassurantes, est renvoyé à sa carence de pensée, et sa mesquinerie spirituelle ».
Sous la table où j’écris roupille, et parfois soupire, le chien Fellow. Dans la nuit noire scintille un semis de loupiotes, là-bas de l’autre côté du lac qui n’est que du noir sous le noir des monts de Savoie et le noir du ciel.
Yves Leclair : « Il y a une vie qui fait de nous des morts vivants. Il nous fait ressusciter, ici et maintenant – pas ailleurs, ni demain. Telle est la première bonne nouvelle ».JLK: Crépuscule. Aquarelle, 2006.
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Georges Haldas le vif ardent
L’écrivain genevois, figure majeure de la littérature romande, fête aujourd’hui ses 90 ans. Son œuvre, notamment consacrée par le Grand Grix C.F. Ramuz et le Prix de la ville de Genève, compte plus de 80 titres.Georges Haldas passe aujourd’hui le cap de ses 90 ans. Pas un instant, cependant, la notion de «grand âge» ne nous vient à l’esprit à propos de cet éternel ardent, qui notait un jour dans ses carnets: «Ecrire: foutaise. Haute foutaise. Le sentiment d’avoir parfois gâché ma vie. Et surtout celle de mes proches. Vivent ceux qui n’écrivent pas!»
Ce coup de gueule exprimait une méfiance qu’Haldas a toujours manifestée à l’égard de la figure du littérateur, lui qui se définit plutôt comme «un homme qui écrit». Or, il n’en aura pas moins été un écrivain engagé corps et âme dans son œuvre. Consacrée en 1985 par le Grand Prix C. F. Ramuz, celle-ci compte parmi les plus importantes de la littérature romande.
Récemment encore, quatre nouveaux livres témoignaient de la constance et de la vitalité de ce scribe de l’essentiel, illustrant en outre les divers «sillons» qu’il aura creusés en sept décennies: le récit autobiographique avec Ô masœur; l’essai littéraire à forte implication existentielle dans L’Espagne à travers les écrivains que j’aime; la chronique mêlant trajectoire personnelle et tribulations du siècle dans Le tournant, où il évoque sa rupture d’avec Paris et sa rencontre providentielle de Vladimir Dimitrijevic, qui allait éditer tous ses livres; enfin, une suite à sa méditation, en poète inspiré plus qu’en exégète, sur le message évangélique, dans Rendez-vous en Galilée.Dans son hommage du Grand Prix Ramuz, Pierre-Olivier Walzer parla de Georges Haldas comme d’un «merveilleux professeur d’attention», soulignant la présence au monde intense et rayonnante qui caractérise son rapport aux choses et aux êtres. Sans rien de «professoral», son regard sur le monde ne se borne jamais à l’anecdotique ou au contingent mais vise, à travers la ressaisie des «minutes heureuses» dont parlait Baudelaire, comme lorsqu’il sonde les abîmes de la nature humaine, à dégager le sens, la valeur et la beauté de ce qui semble à première vue chaotique et sans intérêt. Cet effort de transmutation, dans une langue concentrée et voulue directe jusqu’à l’abrupt, se traduit tantôt par les notes immédiates qui nourrissent les fameux carnets de L’état de poésie, tantôt par des poèmes ou des chroniques (forme la plus significative de son œuvre).
Pour lire Haldas
Pour qui n’aurait jamais encore abordé cette œuvre, rappelons les trois récits autobiographiques fondateurs de Gens qui soupirent, quartiers qui meurent, évoquant le Genève des petites gens cher à l’auteur, Boulevard des Philosophes, qu’on pourrait dire le «livre du père», et Chronique de la rue Saint-Ours, son pendant «maternel», rassemblés en un volume dans L’air natal (L’Age d’Homme, 1995).
Compagnon de route des communistes dans sa jeunesse, Georges Haldas n’a jamais adhéré au matérialisme athée, et le raisonnement dialectique a toujours été chez lui soumis à – ou en conflit avec – ses intuitions poétiques et son approche du mal, qui en font un émule de Dostoïevski ou de Bernanos. Depuis une vingtaine d’années, la composante spirituelle, toujours présente chez lui, a nourri une méditation de plus en plus pénétrante sur la base des Evangiles, parallèlement à la vaste entreprise de remémoration intitulée La confession d’une graine.
Finalement cependant, qu’il raconte La légende des repas (L’Age d’Homme, 1987) après avoir célébré celle des cafés genevois ou du football, qu’il s’interroge sur nos relations avec le monde arabo-islamique dans son Intermède marocain (L’Age d’Homme, 1989) ou évoque simplement les bords de l’Arve dans la grisaille du petit matin, Georges Haldas, pétri lui-même de contradictions, plein d’amour et de failles, de lumière et d’ombres, est de ces très rares écrivains contemporains qui, réellement, nous aident à vivre.
Cet hommage a paru dans l'édition de 24 Heures du 14 août -
Léopard d’or nippon et taiseux
FESTIVAL DE LOCARNO Le réalisateur japonais Masahiro Kobayashi a décroché la récompense suprême avec Ai No Yokan (Pressentiment d’amour), et le jury accorde son prix spécial au film coréen Memories. Michel Piccoli obtient un prix d’interprétation.
C’est à un film d’auteur correspondant à l’esprit traditionnel de la manifestation qu’a été décerné, samedi dernier, le Léopard d’or du 60e Festival international du film de Locarno, assorti d’une somme de 90.000 francs. «Nous avons parfois peiné à voir la ligne cohérente de la sélection officielle », a déclaré Irène Jacob, présidente du jury de la compétition internationale. « Pour trouver des critères, le jury a donc privilégié un cinéma novateur et de recherche». L’ouvrage obtient en outre le Prix Daniel Schmid, doté de 20.000 francs et attribué uniquement cette année en mémoire du cinéaste suisse disparu il y a un an. Représentant d’un cinéma d’art et d’essai qui peine aujourd’hui à survivre au Japon, Masahiro Kobayahi (né en 1954) s’inscrit, avec Pressentiment d’amour, dans la lignée d’un cinéma très intérieur, où le non-dit est compensé par la force des images et la signification de chaque geste. Il y est question de la relation tendue entre un homme et une femme liés entre eux par le meurtre de la fille de celui-là par la fille de celle-ci.
Le jury a en outre accordé son Prix spécial (30'000 francs) au film coréen Memories qui rassemble trois courts métrages de cinéastes européens, et le Prix de la mise en scène au Français Philippe Ramos (30'000 francs) pour Capitaine Achab, une adaptation libre de Moby Dick. Enfin, le prix d'interprétation féminine (sans chèque) est revenu à Marian Alvares dans le film espagnol Lo mejor de mi, de Roser Aguilar, alors que deux acteurs se partagent le prix d'interprétation masculine: Michel Piccoli, très émouvant dans Sous les toits de Paris de Hiner Saleem, et Michele Venitucci, qui incarne le protagoniste boxeur de Fuori dalle corde de Fulvio Bernasconi, seul film suisse en compétition internationale. «Michel Piccoli était un choix évident», a relevé Irène Jacob, qui a expliqué l’ex-aequo du fait que «le festival doit soutenir de jeunes talents».
Parmi les nombreux autres prix attribués, on relèvera les trois récompenses obtenues par le film franco-algérien La maison jaune de Amor Hakkar : respectivement les prix du jury oecuménique, de la Fédération internationale des ciné-clubs ainsi que du jury des jeunes. Quant au jury de la compétition Cinéastes du présent, il a décerné un Léopard d'or (30.000 francs) au film hongrois Tejut de Benedek Fliegauf, et son Prix spécial du jury, (30'000 francs) à Imatra de l'Italien Corso Salani. Le Prix du public a plébiscité la comédie pleine d’humour noir du Britannique Frank Oz, Death at a funeral, l’un des succès de la Piazza Grande, et sir Anthony Hopkins a obtenu le premier prix du jury des jeunes pour Slipstream, son troisième film de réalisateur.
Du côté des paris sur l’avenir, le Léopard de la première œuvre (30.000 francs) revient à l’Italien Vittorio Rifranti pour Tagliar le parti in grigio, tandis que les courts métrages, sélectionnés pour la première fois en compétition suisse et internationale à l’enseigne des Léopards de demain valent un mini-léopard d’or (et 10.000 francs) au Roumain Adrian Siatru, pour Valuri, et au Suisse Tobias Nölle pour René. Last but not least, la jeune Genevoise Florence Guillermin obtient un mini-léopard d’argent (et 10.000 francs) pour son court métrage très original, Latitude 2023, évoquant une Suisse kafkaïenne à venir…
Un festival tiraillé entre purisme et marketin à tous les publics
La 60e édition du Festival de Locarno a vécu, et bien vécu dans les grandes largeurs. Les purs et durs ont certes reproché, à sa direction artistique, un manque de rigueur dans la sélection de la compétition internationale, des rétrospectives moins pointues qu’à l’ordinaire, ou de trop grosses machines sur la Piazza Grande. Or le palmarès devrait les rassurer. Frédéric Maire lui-même le remarque : « Je suis content du palmarès. Le jury a choisi les films les plus courageux et qui représentent le mieux l'esprit du festival.»
Par ailleurs, et n’en déplaise aux intégristes de la cinéphilie, ce festival très convivial et bon enfant ne perd son âme en accueillant l’irrésistible comédie musicale Hairspray le même jour que le militant Haïti chérie évoquant les sempiternels exploités du tiers monde.
Avec ses 180.000 à 200.000 visiteurs, le Festival de Locarno ne peut survivre qu’en s’ouvrant à toutes les formes d’amour du cinéma. Or c’est le mérite particulier de Frédéric Maire et de son équipe de pratiquer un éclectisme généreux et pertinent, qui rend justice aux multiples aspects de la création cinématographique en phase avec la réalité contemporaine, entre tragédie et poésie, recherche formelle raffinée ou plus simple besoin vieux comme le monde d’illustrer la condition humaine au fil de belles et bonnes histoires…
A 60 ans, le Festival de Locarno n’a pas vieilli. La jeunesse de son public en témoigne, autant que sa capacité renouvelée de satisfaire toutes les curiosités... -
A bas la France, vive la France !
Le festival de Locarno sauvé par un film français ? Mais lequel ?
Ouf, on a eu chaud : le Festival de Locarno a failli se tenir pour rien. Mais un film français a sauvé la mise. Cocorico ! Du moins est-ce ainsi que Le Monde, sous la plume de Jacques Mandelbaum, opposait hier la seule « perle rare » de la compétition internationale, « qu’on peut d’ores et déjà qualifier de décevante », à tout ce qu’on a découvert à Locarno…
Notre confrère parlait-il de Sous les toits de Paris d’Hiner Saleem ? Non : c’est Le capitaine Achab de Philippe Ramos qu’il célébrait ainsi. Ce qui se justifie certes en partie : l’évocation de la vie du protagoniste de Moby Dick au fil d’une sorte de livre d’images soignées, mais figées dans une théâtralité excessive, est belle en dépit de sa tournure par trop « littéraire », si française n’est-ce pas ?
Or c’est une autre France, moins cérébrale et esthétisante, qu’illustre Sous les toits de Paris du « Kurde et Gaulois » Hiner Saleem. Contraste significatif à relever: entre le jeu stylisé, voire artificiel, des grands comédiens que sont pourtant un Denis Lavant ou un Jean-François Stévenin, et l’interprétation si vivante, sensible et modeste de Mylène Demongeot et Michel Piccoli, Maurice Bénichou et Marie Kremer.
Au demeurant, ce n’est pas du tout un autre goût que celui du soussigné qui est en cause ici, mais cette façon typiquement parisienne, n’est-ce pas, cette morgue consistant à juger de haut une manifestation largement ouverte au monde, ce nombrilisme culturel que le grand écrivain mexicain Carlos Fuentes disait « unique au monde »… -
Je l’ai pas vu, j’veux pas savoir…
Non je n’ai pas vu Le Paradis de Hafner. Je ne suis pas venu à Locarno où il y a tant de journalistes colporteurs de mensonges. Mais si je ne me suis pas déplacé à Locarno, j’y suis par le film de ce jeune Günter Schwaiger qui s’intéressait à moi, Paul Hafner, 85 ans. Parce que je suis intéressant, disait-il, et là je suis d’accord : je suis intéressant. Moi, Paul Hafner, je vis en Espagne depuis plus de 50 ans et je m’y trouve aussi bien que tous mes amis de la Waffen SS. L’Espagne a été pour moi le Paradis, jusqu’à la mort de Franco. Il paraît qu’il y a beaucoup d’Allemands à Locarno, même de ceux qui ont cru comme moi qu’Hitler était le plus grand homme de l’Histoire. Bonus pour Locarno, mais moi je reste en Espagne, malgré la démocratie. D’ailleurs la démocratie sévit aussi là-bas: malus pour Locarno…
Ce jeune Günter Schwaiger m’a dit qu’il était important que je témoigne de ce que j’ai vu en tant qu’officier SS dans les camps de concentration. J’ai accepté qu’il me présente un ancien prisonnier de Dachau, qui m’a fait voir des photos horribles. Or moi je n’ai rien vu de tout ça. Il est vrai que Dachau n’avait pas le confort d’un cinq étoiles, mais ce type a l’air en pleine forme autant que moi, et tout ce qu’il raconte est de la propagande. Moi ce que je pense, c’est que les Juifs d’Europe ont été déplacés pour leur bien, afin qu’ils ne meurent pas sous les bombes des Alliés. Enfin, j’espère que ce que j’ai dit rendra confiance aux jeunes Allemands et les aidera à reconstruire le Reich - pour l’éternité…
Le film El Paraiso de Hafner, de l'Autrichien Günter Schwaiger, a été présenté à Locarno dans la section Semaine de la critique.
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Retour à Gorée
RENCONTRE Le lausannois Pierre-Yves Borgeaud, Léopard d’or en 2003, présente aujourd’hui le magnifique road-movie historico-musical Retour à Gorée au festival qui lui a porté chance dès son premier film, en 1989.
Sans jouer sur les mots, les relations de Pierre-Yves Borgeaud et du festival de Locarno déclinent Encore une histoire d’amour, titre de son premier court métrage réalisé à 23 ans avec ses économies et au dam des instances officielles lui conseillant de faire plutôt autre chose…
Alors que je subissais encore les effets déprimants de cette douche froide, je reçois un jour un téléphone de David Streiff, directeur de Locarno qui me dit avoir adoré mon film et me demande la permission de le présenter à Locarno. Je n’y croyais pas ! Résultat : l’accueil de Locarno m’a permis de vendre mon film à la Sept (la future chaîne Arte) et de rembourser mes frais. Quelques années plus tard, alors que je n’avais même pas fini le montage de mon nouveau film, iXième, Tiziana Finzi, programmatrice à Locarno en quête de formes nouvelles, est venue elle-même me débusquer dans mon atelier et s’est passionnée aussitôt pour ce qu’elle en a vu, décidant de m’inscrire dans la compétition internationale en section vidéo, acceptant en outre de présenter l’installation liée au film lui-même».
Suite de la belle aventure : Pierre-Yves Borgeaud et son compère musicien Stéphane Blok décrochent le Léopard d’or en août 2003, se retrouvant pour quelque temps sur un doux nuage. Mais qu’en fut-il des « retombées réelles » de cette éclatante reconnaissance.
« Même après un succès comme celui-là, la vie d’un film dépend de tout ce qu’on entreprend pour le faire connaître. Grâce au Léopard d’or, le film a tourné dans les festivals de tous les continents. Il a obtenu un grand succès critique et a représenté la Suisse en 2004, à Barcelone, au festival Input des télévisions publiques du monde entier ».
Dans cette même dynamique, Pierre-Yves Borgeaud, choisi par Youssou N’Dour pour tourner Retour à Gorée, a pu obtenir un zéro de plus dans les fonds qu’il a demandé pour la réalisation de ce road-movie documentaire comptant parmi les plus chers du genre, avec un budget d’environ 1, 5 million.
« La première question que j’ai posée à Youssou N’Dour quand il m’a choisi parmi les candidats à l’appel d’offre, était de savoir si cela ne le gênait pas qu’un Blanc réalise un tel film. Il m’a répondu que la couleur n’avait rien à voir dans cette remontée aux sources du jazz, via l’esclavage et l’exil, que j’ai vécu personnellement, et avec mes techniciens et tous les musiciens, à ma façon d’« humaniste » décentré. Je crois d’ailleurs que mon statut de Suisse, avec notre expérience de la multiculture, a beaucoup compté»…
Avant son retour à Locarno, Pierre-Yves Borgeaud a été invité en janvier dernier à New York, à présenter Retour à Gorée à l’ONU, à l’incitation du Luxembourg co-producteur. Autre signe de reconnaissance pour l’ancien chroniqueur de jazz de 24heures, réalisateur lausannois indépendant qui sait combiner les pratiques autonomes que permettent les nouvelles technologies, et l’exigence créatrice du 7e art.
Festival de Locarno, La Sala, le 8 août, 11h : Retour à Gorée de Pierre-Yves Borgeaud. Le film sera présenté dans les Open Air de Genève et Lausanne, les 12 et 17 août. En salle à Genève, à La Scala, dès le 15 août. En suisse romande dès le 22 août. Le iXième, dans un nouveau montage, passera sur TSR 2 le 10 août à 22h3o. Retour à Gorée (le concert), sur TSR 2 à 23h.30
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Fatima
Elle est la seule à être en mesure de dire quelle odeur règne dans chaque maison, et comment ces gens-là rangent leurs affaires, ce qu’ils oublient ou ce qu’ils cachent.
Elle est à la fois curieuse, envieuse, fataliste et résignée. Surtout elle a sa fierté, et la prudence fait le reste. En tout cas jamais elle ne se risquerait à la moindre indiscrétion hors de ses téléphones à sa soeur, elle aussi réduite à faire des ménages, mais en Arabie saoudite.
Dans les grandes largeurs, elles sont d’accord pour estimer que les employeurs musulmans ne sont pas moins entreprenants que les chrétiens même pratiquants. Venant d’un pays très mélangé à cet égard, elles ne s’en étonnent pas autrement. De toute façon, se disent-elles en pouffant, de toute façon les hommes, faudrait les changer pour qu’ils soient autrement.
Dans un rêve récent, elle découvre le secret du bonheur dans un coffret en bois de rose, chez ses employeurs de la Villa Serena. L’ennui, c’est qu’elle en a oublié le contenu quand elle se réveille, et jamais elle n’oserait en parler à Madame.
Ce qu’il faut relever enfin, pour la touche optimiste, c’est que ni l’une ni l’autre ne doute qu’elle accédera bientôt à l’état de maîtresse de maison. -
Rien que des fantômes
Certains dinosaures de notre âge le ressassent aux gamins de vingt ans : que le festival de Locarno n’est plus ce qu’il était du temps de leurs vingt ans à eux. Or je le dis sans faire de jeunisme : le plus beau festival est celui de vos vingt ans, les gamins, comme on l’a vécu avant-hier sur la Piazza Grande, sous la soudaine fusillade de l’averse.
On sait qu’à Locarno la magie opère, et cette année autant que les autres avec plein de fantômes de retour. Mais ce lundi soir, après l’envol d’un ballon rouge au-dessus des toits de Paris où revivait l’âme d’Albert Lamorisse, voici qu’une subite averse, du genre tropical comme au Tessin, vida soudain la place alors qu’y défilaient les premières images de Rien que des fantômes, un film du jeune Allemand Martin Gypkens tiré d’un recueil de nouvelles de Judith Hermann, cousine germanique de Raymond Carver en plus mélancolique.
L’averse a duré quelques paires de minutes, le temps que passe un fantôme de panique pour l’équipe du film, puis les dieux de la météo ont permis que la magie opère comme aux vingt ans de toutes les classes d’âge.
Le mal de vivre et le mal d’aimer, comme la joie d’être au monde et le plaisir retrouvé sont de toujours et de partout, et comme Robert Altman a revisité les Short Cuts de Carver, Martin Gypkens a refondu les histoires de Judith Herman, bonnes pour les gamins autant que pour les dinos émus que nous sommes. Après l’averse et après le film, tous tant que nous étions nous sommes retrouvés sans âge : comme lavés et purifiés par l’émotion et la beauté…
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L’âme sensible des affreux
Les zombies étaient de retour dimanche soir sur la Piazza Grande, dans un film dont le jovial deuxième degré n’a pas empêché moult cinéphiles de fuir les déferlements de violence baveuse et de décibels. Les amateurs du cinéma américain de série B plus ou moins gore, dont Planet Terror est une resucée parodique, et les fans de Sin City, qui ont accueilli Robert Rodriguez comme une rock star, étaient en revanche aux anges.
La dégaine d’un héros de western invariablement coiffé d’un Stetson « ten gallon », le jeune Texan aux yeux bleus et au sourire craquant a salué le haut niveau artistique et intellectuel du festival et la qualité de son public (yeah !) en se disant très honoré d’y être accueilli avec un film pas vraiment d’art et d’essai... Brave garçon bien disposé, en somme, que le metteur en scène de ces horreurs, qui nous a surpris bien plus encore la veille, lors d’une rencontre personnelle, en nous avouant qu’il ne regardait jamais les actualités télévisées tant le monde lui semble abominable et déprimant.
Or Patricia Highsmith, dont les romans déploient eux aussi les plus sombres représentations, nous avait fait exactement la même réponse en 1989, alors qu’elle venait de publier un recueil de nouvelles au titre significatif de Catastrophes. A croire que l’imagination « noire » est une façon pour les âmes sensibles d’exorciser leur angoisse. Ce qui expliquerait aussi le goût paradoxal de nos tendres enfants pour le genre gore… -
La star incognito
On sait qu’à Locarno les stars sont les films, mais il est quand même moult vedettes de cinéma qui y ont défilé en soixante ans, de Marlene Dietrich à King Vidor ou d’Alberto Sordi à Marthe Keller, ainsi qu’en témoigne Locarno 60 de Stefan Knuchel et Cristina Trezzini, et comme se le rappelle aussi la tortue Pandora, hôte sexagénaire des jardins de tel palace à palmiers.
Pandora a vu débarquer l'autre jour, de son œil à lourde paupière, cet homme trapu à chapeau de paille et chemise verte, à l’évidence marqué du sceau magique de la célébrité. La rumeur avait signalé, aux oreilles de Pandora, la silhouette trapue sortant d’une limousine, puis réapparaissant vers les quais du lac, comme à la fin du Silence des agneaux dont, toute tortue qu’elle soit, le cher animal a raffolé ; des murmures s’étaient répandus de loin en loin et une touche d’effroi avait été remarquée dans certains regards de jeunes femmes, au vif plaisir de Pandora..
Pandora est l’une des mémoires du Festival de Locarno, qui ne se nourrit que de salade : c’est dire la netteté de son mental. A cela s’ajoute chez elle une sorte de sagesse d’expérience, qui la rend indulgente et même bonne. Ainsi n’est-elle guère étonnée d’apprendre que, sur la Piazza Grande, le plaisir suprême des spectateurs est d’être filmés, le soir, avant la représentation, et d’apparaître ainsi sur le grand écran pour une seconde de pure gloire, tandis que, sous sa carapace, avec son profil à la Edward G. Robinson, la tortue Pandora sourit de rester, quant à elle, la star à jamais incognito… -
Le léopard d’or à l’affût
L'humour de Frank Oz, le gore parodique de Robert Rdriguez et le ounch de Fulvio Bernasconi.
Jour après jour, à Locarno, la rumeur se répand entre les festivaliers qu’il faut «absolument » voir tel ou tel long métrage de la compétition
internationale. Celle-ci n’est certes pas le seul « must » de la manifestation, qui regorge d’offres intéressantes, et dont les « premières » de la Piazza Grande drainent la foule la plus considérable. Quelque 8000 spectateurs auront ainsi assisté, samedi soir, à la première européenne de The Bourne Ultimatum de Paul Greengrass, film d’action à grand spectacle et carambolages à n’en plus finir, avec un Matt Damon littéralement increvable. Or les deux films grinçants de dimanche soir, Death at a Funeral de Frank Oz, au délicieux humour noir et au poignant retournement final, et Planet Terror de Robert Rodriguez, jouant de manière débridée avec les stéréotypes du gore apocalyptique, correspondaient sans doute mieux à l’esprit de découverte de Locarno.
A cet égard, la course au léopard d’or reste bel est bien l’un des vecteurs intéressants du festival, dans la mesure où la sélection suppose a priori une excellence particulière. Dès les premiers jours, ainsi, le titre d’un film franco-algérien, La maison jaune, a couru de bouche à oreille et contraint les organisateurs à des projections supplémentaires. Réalisé dans les Aurès par le réalisateur et écrivain algérien Amor Hakkar, installé en France depuis sa prime enfance, et qui a fait retour dans son pays d’origine en 2002, cet ouvrage a impressionné par l’émotion profonde qui s’en dégage autant que par ses grandes qualités plastiques et poétiques.
L’empathie humaine, le regard incisif sur la société à deux vitesses et les qualités de construction de Contre toute espérance du Québecois Bernard Emond, détaillant les tribulations d’un couple poursuivi par l’infortune, ont également été remarquées, de même que l’attention très tendre, dans un contexte sombre et violent, qui émane du film espagnol Ladrones de Jaime Marques. Par contraste, l’image convenue et manichéenne d’une jeunesse romantique entourée de croulants coincés, dans le film du Portugais Jorge Cramez, intitulé O capacete dourado, a déçu en dépit de sa bienfacture et de belles images.
Si le film « expérimental » d’Anthony Hopkins, Slipstream, déjà présenté en ces colonnes, nous a intéressé pour son propos et sa construction, en dépit d’une surcharge d’effets qu’on attendrait plutôt d’un jeune fou, il semble douteux qu’il se retrouve au palmarès, alors que le nouveau film du Tessinois Fulvio Bernasconi, Fuori delle corde, n’a laissé d’impressionner certains (dont le soussigné) dès sa première projection d’hier, par son souffle et la symbolique sociale de son propos.
Traversée des enfers glauques de la boxe clandestine, entre Trieste, la Croatie et une dernière séquence en Suisse dorée, cette histoire d’une déchéance physique et morale, qui voit un jeune champion se résoudre aux plus ignobles combats clandestins pour survivre avec sa soeur, détone complètement sur l’arrière fond du cinéma d’auteur helvétique. Rencontré à la sortie de la projection de presse, notre ami Freddy Buache en avait d’ailleurs la moustache hérissée. Il est vrai qu’on est plus près, avec ce nouvel avatar de la relève suisse (dont participent le clinquant Breakout de Mike Eschmann, ou Strähl, de Manuel Flurin Hendry) de l’esthétique des séries américaines, frottée ici de culture punk, que d’une écriture plus « artiste» à la Tanner ou à la Murer. Quant à savoir si ce film punchy fera craquer le jury présidé par Irène Jacob, c’est une autre paire de manchettes…Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 6 août.
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De belles flammes de retour
FESTIVAL DE LOCARNO Alida Valli et Lucia Bosè, dans la série « Signore e Signore » mais aussi Marco Bellocchio et Lou Castel, inaugurant le « Retour à Locarno », magnifient également le 7e art.
Alida Valli avait vingt ans et des poussières lorsqu’elle tourna Piccolo mondo antico en 1941, sous la direction de Mario Soldati, et ce fut, après Saraband de Bergman donné en hommage sur la Piazza Grande, l’une des premières émotions « rétro » de cette 60e édition, à l’enseigne de la série « Signore e Signore », Dames et dames, célébrant les plus grandes stars disparues ou vivantes du cinéma italien.
Dans ce drame historico-politique sur fond de luttes de libération, en Lombardie du nord et au Piémont, entre 1880 et 1890, Alida Valli incarne une jeune roturière qu’épouse par amour le flamboyant petit-fils, adepte des nouvelles idées, d’une marquise bigote et réactionnaire. D’un réalisme lyrique correspondant au romantisme de la cause (le film est tiré d’un roman de Fogazzaro), Piccolo mondo antico, tourné dans le décor farouche et pittoresque à la fois du Lac Majeur italien, préfigure le néo-réalisme plus dépouillé et radical dans sa partie tragique, avec la noyade de la petite fille des époux, qui provoque le désespoir de la mère. Mélange de truculence (avec une frise de personnages impayables, dont l’inénarrable marquise à dégaine de vieille peau sortie d’un cauchemar de Goya), et d’intensité émotionnelle (où culmine Alida Valli dans tous les registres de la candeur et de la révolte ou de l’abattement hébété), ce film devenu introuvable fait partie de ces merveilles oubliées qu’on rugit de bonheur à redécouvrir…
L’émotion n’a pas été moins forte, pour ne pas parler de choc, dans un tout autre climat évidemment, avec le retour de Marco Bellocchio à Locarno pour la projection, plus de quarante ans après, de son premier long métrage, I pugni in tasca (dont la meilleure traduction serait Le poing dans la poche) réalisé à 26 ans et faisant pourtant montre d’une stupéfiante maturité psychologique, notamment dans la direction des acteurs, avec un Lou Castel déchirant de douce folie meurtrière.
Un quart de siècle après Mario Soldati, le langage de Bellocchio représente un « bond » dans le pur cinéma, nettoyé de toute littérature . En outre, ce tableau d’une famille en pleine déréliction, oscillant entre passion incestueuse et réalisme sordide, rend bien aussi la déglingue de toute une société atomisée. Ainsi que Marco Bellocchio l’a relevé lui-même après la projection, la première présentation de ce film à Locarno, en 1965, où il obtint une voile d’argent, a provoqué des réactions vives du public qui lui ont fait prendre conscience de la violence révélatrice de son propos, pas loin des éclats tissés d’angoisse et de révolte implosive d’un Bergman.
Or cette allusion au grand disparu rebondit à propos de l’autre perte majeure de ces jours avec le film programmé de Michelangelo Antonioni, La donna senza camelie, choisi pour illustrer le début de carrière de Lucia Bosè, miss Italie 1947 et campant ici une jeune femme d’abord sans malice, petite vendeuse promue actrice d’un jour à l’autre et manipulée par des hommes de cinéma, mais qui s’émancipe ensuite avec son intelligence d’instinct.
Bien avant L’Avventura, alors qu’on quitte à peine le néo-réalisme : le Maître est là,. Mise en abyme de la fabrique d’histoires, questionnement sur l’être et le paraître, critique de la manipulation de la femme-objet et du prolétaire de l’industrie cinématographique, architecture des plans et des séquences, graphisme impeccable de l’image : tout est tenu. On a souvent parlé d’un Antonioni cérébral. Or il est encore ici en phase avec la comédie italienne incessamment tragi-comique, accordée à une société que Soldati ou Bellocchio illustrent aussi bien que l’aristocrate Visconti ou le poète Fellini, tous amoureux par ailleurs de « mille et une femmes »…
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Un génie du Nord profond
Avec Ingmar Bergman disparaît un des maîtres du cinéma du XXe siècle.
Ingmar Bergman est mort « calmement et doucement », selon sa fille Eva, quinze jours après son 89e anniversaire, dans sa maison de l’île de Faarö, en mer Baltique, un lieu qu’il avait qualifiée d’ « amour secret » dans son autobiographie Laterna magica. De santé déclinante depuis une opération à la hanche, le vieil homme était resté inconsolable après la mort, en 1995, de sa dernière femme, Ingrid von Rosen. Son dernier film, Saraband (2003) n’en aura pas moins témoigné de son génie créateur inaltéré, au terme d’une œuvre comptant près de soixante titres en un peu moins de soixante ans. Tardivement reconnu dans son pays, le réalisateur suédois était venu au cinéma par le théâtre (lire encadré) au triple titre d’acteur, de metteur en scène et d’auteur.
Né sous le signe de la maladie (sa mère étant atteinte de la grippe espagnole lorsqu’il vient au monde, quasi mort-né) dans un milieu puritain marqué par l’autorité du père (comme l’illustrera Fanny et Alexandre), Ingmar Bergman vit une enfance tourmentée, dans un climat psychologique exacerbé rappelant celui des pièces de Strindberg, qu’il montera maintes fois. A sa formation de jeune lecteur effréné fera suite un apprentissage artistique « sur le tas » dans les milieux bohèmes du théâtre et du cinéma. Réformé du service national, il écrit une douzaine de pièces au début de la guerre, dont l’une attire l’attention du service des scénarios de la Svensk Industri. Ce n’est qu’en 1946, alors qu’il est devenu metteur en scène au théâtre de Göteborg, qu’il achève son premier film, Crise, suivi de trois autres très marqués par l’influence de Marcel Carné. Alternant les activités théâtrales et cinématographiques, sur fond de difficultés financières et conjugales, Bergman élabore une œuvre marquée par les thèmes de la relation de couple (où le point de vue de la femme est saisi avec une acuité particulière) et les aléas du mariage bourgeois, le conflit entre érotisme et puritanisme, et des interrogations lancinantes à caractère métaphysique, proche d’un certain mysticisme nordique à la manière de Kierkegaard ou d’Ibsen.
C’est avec Le septième sceau (en 1957), après la première reconnaissance internationale de Sourires d’une nuit d’été, sélectionné à Cannes en 1956, que son œuvre va s’affirmer, développant sa quête spirituelle et artistique en rupture de conformité religieuse, sociale ou familiale, comme en témoignent Les fraises sauvages (1957), La source (1960), A travers le miroir (1961), Le silence (1963) ou Persona (1966). Autant de films radicaux de forme et de contenu, où la passion incandescente cohabite avec la conscience malheureuse, préparant les grandes confrontations incarnées de Cris et chuchotements et des Scènes de la vie conjugale.
Parfois réduite à sa dimension de « cinéma de chambre », l’œuvre de Bergman est, en réalité, d’une grande porosité, amplement nourrie par la vie personnelle compliquée de l’artiste, ses multiples activités et ses tribulations dont les dernières, en 1976, le contraignirent à l’exil en Allemagne pour cause de « fraude fiscale », dans des circonstances mesquines qui l’atteignirent profondément comme il l’a longuement raconté. « J’ai compris, écrit-il, que n’importe qui, dans ce pays, peut être attaqué et sali par une espèce particulière de bureaucratie qui se développe à la rapidité d’un cancer galopant ».
De l’ouverture de son œuvre au monde, on donnera encore les exemples de La flûte enchantée, en 1974, délicieux « making of » de l’opéra de Mozart, de L’œuf du serpent, sur la contamination nazie, en 1977, de Fanny et Alexandre, en 1982, à la forte imprégnation autobiographique, ou de Sarabande, son dernier film conçu pour le petit écran et distribué au dam des réseaux industriels, reprenant trente ans après les thèmes des Scènes de la vie conjugale, avec une empathie et des images de grand poète du 7e art.
Une œuvre exigeante
«C'est un des plus grands cinéastes du monde qui s'en va », déclarait hier Freddy Buache à l’ATS à l’annonce de la mort d’Ingmar Bergman, dont maints cinéphiles de nos régions ont d’ailleurs découvert l’œuvre par le truchement du ciné-club ou par les cours du fondateur de la Cinémathèque suisse. Ancien directeur du Festival de Locarno, Freddy Buache se rappelle en outre y avoir présenté une rétrospective Bergman : «Il avait déjà tourné douze films et aucun n'était sorti sur les écrans suisses…» Cette dernière remarque de Buache renvoie à une certaine défiance qui a marqué l’œuvre de Bergman, souvent considérée comme hermétique, réservée aux initiés « intellos », sinon aux snobs. Il n’est que de relire les notices du Dictionnaire du cinéma de Jacques Lourcelles pour rappeler ce procès en « obscurité ».
Or, sans prétendre que tout Bergman est accessible sans difficulté, l’on se gardera d’opposer un Bergman « populaire de qualité », avec La flûte enchantée ou Fanny et Alexandre, à l’auteur de Persona ou du Silence.
Les grandes œuvres vont, assez naturellement, vers plus de simplicité dans la concentration, et c’est ce qui fait de Cris et chuchotements ou de Sarabande, le dernier film de Bergman, des chefs-d’œuvre limpides. Mais faciles ? Sûrement pas. Disons plutôt : exigeants, à proportion de leur profondeur.Une écriture protéiforme
Si Bergman s’exclama qu’il lui semblait « entrer au paradis » lorsque son père lui fit visiter, à 12 ans, les studios cinématographiques de Rasunda, en banlieue de Stockholm, son œuvre n’est pas que d’un magicien du 7e art. Il y a chez lui du poète (par son lyrisme et sa concentration formelle) et du romancier (nourri de Balzac, de Dostoïevski et de Flaubert) autant que du dramaturge, à l’école immédiate de Strindberg, grand observateur de la guerre des sexes. Ecrivain de théâtre dont les pièces communiquent souvent avec le cinéma, auteur de scénarios qui tiennent en tant qu’œuvres littéraire, Bergman ne se contenta pas d’écrire pour lui, puisqu’une dizaine de ses scénarios ont été conçus pour d’autres réalisateurs, tels Liv Ullman ou Bille August. Au nombre de ses écrits personnels, Laterna magica (Gallimard, 1987) et Images (Gallimard, 1992) apportent également de précieux éclairages sur son art pétri de toutes les expériences de la vie.
Bergman en dates
1918. Naissance le 14 juillet à Uppsala. Fils de pasteur.
1934. En séjour en Allemagne, fasciné par les jeunesses hitlériennes. Son frère sera l’un des fondateurs du parti national-socialiste suédois. Vivra la découverte des camps d’extermination comme un traumatisme.
1937-1946. Etudes littéraires, et bifurcation vers le théâtre. Acteur, metteur en scène et auteur. Débuts au cinéma. Mariage et premier enfant en 1943. Son premier film, Crise, sort en1946. Echec.
1947-1956. Intense activité théâtrale et cinématographique. Signe La nuit des forains en 1953. Sélectionné à Cannes en 1956 avec Sourires d’une nuit d’été. Début d’un succès international.
1957. Fait sensation à Cannes avec Le septième Sceau, d’après sa pièce Peinture sur bois.
1958-1966. Avec Les fraises sauvages, La source, Le silence A travers le miroir et Persona, son génie est reconnu… même dans son pays. Directeur du Théâtre national de Stockholm en 1963
1972-2003. Cris et chuchotements marque l’un des sommets de sa filmographie, suivi (notamment) de Scènes de la vie conjugale, Fanny et Alexandre et Sarabande. Reconnaissance internationale marquée par d’innombrables distinctions.A lire aussi dans l'édition de 24Heures du 31 juillet 2007.
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Le sexa se la joue jeune fauve
CINEMA La 60e édition du Festival de Locarno, du 1er au 11 août prochains, mise sur la qualité et l’originalité plus que sur la quantité et les effets. Frédéric Maire, directeur artistique depuis 2006, rappelle ce qu’est « l’esprit de Locarno » et livre quelques coups de cœur. Le Festival international du film de Locarno est à la fête cette année, qui sera marquée, notamment, par la présence de dix-huit des réalisateurs qui y ont été « lancés », de Claude Chabrol à Marco Bellocchio, via Raul Ruiz, Murer ou Tanner, dont les films seront projetés en rétrospective à côté d’un hommage aux divas du cinéma italien. Les réalisations nouvelles restent cependant l’atout majeur de Locarno, entre compétition internationale, premières sur la Piazza Grande et autres sections ouvertes à la relève. Sur quelque 2000 films nouveaux, Frédéric Maire et son équipe en ont choisi 80 à faire découvrir aux « pèlerins » de Locarno.
- Comment avez-vous vécu, l’an dernier, votre premier festival en tant que directeur artistique ?
- Sur le plan strictement personnel, avec un petit goût d’inachevé, puisqu’un incident de santé (ndlr : une intoxication alimentaire due à un tiramisù…) m’a empêché de vivre sa conclusion. Mais dans les grandes largeurs, avec environ 200.000 spectateurs et une fréquentation record de la Piazza Grande, ce fut une réussite. Je la mesure aussi aux rebonds de certains films primés à Locarno, comme La vie des autres (Prix du public), consacré ensuite par un Oscar, ou le léopard d’or à Das Fräulein d’Andrea Staka, confirmé par le Prix du cinéma suisse et lancé dans une belle carrière internationale. De la même façon, un « petit » film suisse comme Die Herbstzeitlosen, projeté en première sur la Piazza Grande, a connu lui aussi un succès remarquable au niveau national.
- Comment caractériser Locarno par rapport à Cannes, Venise ou Berlin ?
- Par un mélange de liberté, d’esprit de découverte et de convivialité, avec un ton frondeur qui l’a marqué dès le début et que ses directeurs successifs ont su conserver. Le festival de Cannes, contemporain de Locarno, ne s’adresse pas au public, sauf dans sa partie « people ». Venise est également un festival de spécialistes et de professionnels, alors que le public de Berlin est berlinois en majorité. Ce qui singularise Locarno, c’est que les réalisateurs, les stars et le public sont en relation directe « autour » des films. Le public, principalement jeune, vient de toutes les régions de Suisse, mais aussi d’Italie et de France, comme à une sorte de pèlerinage. On vient à Locarno comme à Paléo, au Montreux Jazz festival ou au Gurten, pour découvrir le cinéma nouveau et en parler.
- Qui «fait» le festival, notamment la programmation, et comment ?
- Selon les périodes de l’année, nous sommes entre 10 et 600 personnes… Pour la seule programmation, autour du noyau dur de la direction artistique - avec Tiziana Finzi, Chicca Bergonzo et Nadia Dresti -, nous avons un réseau international auquel collaborent une dizaine de « commissaires » réguliers et autant de correspondants liés ou non aux institutions nationales respectives. C’est ainsi que nous pouvons « flairer » ce qui se fait de plus intéressant.
- Quels seront les points forts de cette édition ?
- Rappeler les riches heures de Locarno m’a semblé indispensable pour cette édition, et c’est le sens du « Retour à Locarno » de dix-huit réalisateurs vivants, dont Mike Leigh, primé en 1971 pour Bleak Moments mais qui vient lui-même à Locarno pour la première fois. Le festival a souvent joué un rôle de découvreur, et la rétrospective sera une redécouverte pour beaucoup, avec un hommage au Taïwanais Edward Yang décédé en juin dernier. Par ailleurs, les films de la compétition internationale et le programme de la Piazza Grande me semblent d’une belle cuvée. Malgré la concurrence, je crois que nous avons obtenu les films qui nous intéressaient. Sans parler des films en compétition, je recommande la découverte de Vogliamo anche le rose d’Alina Marazzi, un très beau film de montage consacré à la condition féminine avec humour et délicatesse, ou encore Winners and Losers, le dernier film de Lech Kowalski projeté en clôture, qui a filmé à Rome et Paris le seul public de la finale du dernier Mundial, pour en dégager un tableau saisissant. Dans la catégorie des films de genre, que je tiens aussi à défendre, il y aura le brillant et grinçant Planet Terror de Robert Rodriguez, typique objet de deuxième partie dans le style gore parodico-critique.
- Deux mots sur Anthony Hopkins, en compétition avec Slipstream ?
- J’en dirai juste qu’on se réjouit de le voir à Locarno, et que son film joue, dans une tonalité poético-critique, sur les aléas d’un tournage à Hollywood, que l’acteur-auteur connaît comme sa poche…
- Et les Suisses là-dedans ?
- Après l’éclatante cuvée 2006, cette année est plus calme, conformément aux cycles de production, mais la qualité est au rendez-vous. Dans la section Ici et ailleurs, c’est d’abord Shake the Devil off, remarquable documentaire de Peter Entell qui a longuement observé les communautés religieuses noires de La Nouvelle Orleans à l’époque de l’ouragan Katrina. Par ailleurs, le film en compétition de Fulvio Bernasconi, Fuori delle corde, est également une œuvre ambitieuse et forte, évoquant l’univers de la boxe clandestine. Enfin, le fait que nous ayons programmé le dernier film de Jacob Berger, Une journée, sur la Piazza Grande, dit assez combien nous l’estimons digne d’attention.
- Ne craignez-vous pas, avec la journée du cinéma suisse, d’en donner un aperçu trop officiel ?
- Absolument pas. Si c’est en accord avec Nicolas Bideau que cette journée a été mise sur pied, avec la participation importante de SwissFilms dans l’organisation et la gestion, le festival seul en établit la programmation, que j’assume pleinement. Il faut soutenir notre cinéma, notamment par rapport aux professionnels étrangers, mais aussi pour le public romand qui ne le reconnaît pas encore assez.
- De tous les films que vous avez visionnés, compétition non comprise, quel serait enfin votre coup de cœur personnel ?
- Sur la fameuse île déserte où je me retirerais « en famille », j’emmènerais volontiers Hairspray d’ Adam Shankman, un remake de la fameuse comédie musicale, ce genre parfois sous-estimé dont j’ai toujours été un fan...
Les moments forts du Festival
Sur la Piazza Grande : Douze nouveaux films à découvrir, dont sept premières internationales, en début de soirée. Sept films en seconde partie, dont quatre premières internationales. Forte présence américaine « décalée», avec le nouveau Frank Oz (Death of a Funeral) d’un irrésistible humour noir, le 5 août. Le voyage du ballon rouge de Hou Hsiao Hsien sera projeté le 6 août pour la remise du Léopard d’or au cinéaste taïwanais. En ouverture le 1er août : un grand film d’animation japonais de Fumihiko Sori, Vexille. Et vendredi 3 août : joli tiercé avec le nouveau film de Samuel Benchetrirt, J‘ai toujours rêvé d’être un gangster, The Screening d’Ariane Michel et Bellisima de Luchino Visconti. En cas de pluie, la projection est maintenue. Possibilité de voir le film à 21h45 à la salle Fevi, dans la mesure des places disponibles,
Rétrospectives : « Lancés » au festival entre 1968 (Chabrol) et 2002 (l’Argentin Diego Lerman) 18 réalisateurs de toutes nationalités reviennent y montrer leurs films à l’enseigne du Retour à Locarno. A l’enseigne de Signore e Signore, vingt films de grands réalisateurs italiens ont été réunis dans un programme illustrant le talent d’autant de divas, telles Alida Valli, Anna Magnani, Giulietta Masina, Monica Vitti, etc. Des bijoux du 7e art à redécouvrir, dont La fille à la valise de Valerio Zurlini.
Léopards en concours : Quatre jurys décerneront les prix respectifs de la compétition internationale (19 films en lice pour le Léopard d’or, dont Fuori dalle corde du Tessinois Fulvio Bernasconi), des Cinéastes du temps présent, de la Première œuvre et de Léopards de demain, entre autres récompenses, dont le Prix du public.
Excellence Award : Deux prix d’excellence seront attribués cette année à la comédienne espagnole Carmen Maura et à l’acteur français Michel Piccoli, qui donnera un Masterclass au Forum.
Cinéma suisse : La journée du mardi 7 août lui sera entièrement consacrée, avec 35 films à l’affiche des diverses sections, dont Une journée de Jacob Berger, sur la Piazza Grande. La présentation de l’ Histoire du cinéma suisse d’Hervé Dumont, en deux volumes, et le DVD Le cinéma suisse de demain se fera le même jour, entre autres expositions et ateliers.
INFOS : L’anniversaire du 60e sera célébré le jeudi 2 août en présence de nombreuses personnalités qui en ont fait l’histoire. Les Cahiers du Cinéma consacrent un numéro spécial à la manifestation. Pour tous renseignements : (091) 756 21 21. http://www.pardo.ch Caisse principale sur la Piazza Grande, dès le 30 juillet. Pré-vente sur tous les points de vente Ticket Corner.
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Le baron Seillière et la course à pied.
Par Daniel de Roulet
Le moteur hoquette puis se tait. La voiture ne part pas. Une confortable Citroën d’un certain âge, de celles qui commencent par décoller pour assurer la suspension pneumatique. Mais là, rien à faire. Nouvel essai. Elle ne démarre pas. J. craint de noyer le moteur, d’épuiser la batterie. D’où ces longues pauses entre chaque tentative. Nous voilà tous deux plus qu’agacés, un dimanche matin tôt à Metz, coincés dans le parking dit de la cathédrale. Le départ du semi-marathon est dans une heure et il faut compter une demi-heure d’autoroute pour arriver jusqu’à Hayange. Si la voiture ne part pas dans les minutes qui viennent, c’est perdu.
Jamais nous n’avions aussi bien préparé un parcours. Toute la journée d’hier nous l’avons passée à repérer les lieux, à nous imprégner du paysage.
Hayange en Moselle dans la vallée de la Fensch a fêté l’an dernier le tricentenaire de sa sidérurgie. En 1704, Jean Martin de Wendel avait acheté la première forge d’Hayange. À l’époque la famille était royaliste, puis elle a su s’adapter à la République, à l’Empire et même à l’occupation de la Lorraine dès 1871. Hayange comptait alors 4000 ouvriers. En 1907, ils étaient 20.000, ce n’était que le début.
Nous sommes passés à l’office du tourisme sur la place de l’hôtel de ville. Une jeune femme a levé le nez du Canard enchaîné, elle n’avait pas l’habitude qu’on la dérange un samedi. Elle nous a donné de petits prospectus décrivant chaque bâtiment à visiter. J. et moi aimons bien comprendre où nous allons mettre les pieds. Nous avons donc commencé par visiter l’église. Elle date de 1881. En ce temps-là, les maîtres de forges étaient députés, aux ordres de l’empereur d’Allemagne. Quand les ouvriers venaient à la messe, ils étaient face au vitrail central représentant - juste sous St Martin qui donne son nom à l’église – les trois patrons donateurs agenouillés l’air grave : Robert et Henri de Wendel et leur cousin, le baron de Gargan. Sur les vitraux latéraux, leurs femmes et leur progéniture. À gauche, Mme Robert de Wendel et ses enfants, Charles, Guy, Carmen et Sabine. À droite, Mme Henri de Wendel et ses fils, François, Humbert et Maurice. Ce dernier est le grand-père d’Ernest Antoine baron Seillière, lui aussi patron de droit presque divin. Pendant toute la messe, les humbles familles de mineurs rendaient donc hommage aussi bien à leurs saints qu’à leurs patrons.
Puis nous avons traversé des cités ouvrières en partie désertes, mais aussi des friches industrielles, des hauts-fourneaux éteints, deux châteaux de Wendel dans un triste état et, le plus ravagé de tout, le siège de l’administration des mines. La mousse a recouvert les marches des Grands bureaux, les herbes folles menacent leur toiture. Les parcs étant fermés le samedi, nous nous sommes contentés d’admirer ces gloires passées de derrière les grilles.
- Qu’est-ce qu’on fait si la voiture ne démarre pas ?
- On adresse une prière émue à la famille de Wendel.
- Tu crois que ça marche encore ?
- Ô toi, maître de forges, fais démarrer ma Citroën !
J. tourne la clé de contact, les yeux au ciel. En vain. Hier nous avons terminé notre journée par une visite au tréfonds d’une mine. Un ancien mineur nous a servi de guide. Il a passé sous terre trente-trois années de sa vie et, depuis vingt ans un samedi sur deux, vient revoir ses anciennes galeries avec ceux qui veulent bien le suivre. Contrairement aux guides qui aiment la plaisanterie facile, celui-là s’est montré d’un sérieux émouvant, nous a raconté le calvaire de ses camarades accidentés, mais aussi l’amour pour ce travail qu’on lui avait enlevé. Il a commencé à 14 ans. Depuis vingt ans que la mine est fermée, il ne s’en est pas remis.
La voiture de J. est un vieux modèle qu’il se jure de revendre bientôt. Elle a eu quelques problèmes à l’allumage, mais jamais de vraie panne, comme là, justement ce dimanche matin tôt, quand les garagistes dorment encore et que la course va partir sans nous. J’essaie de ne pas augmenter la panique. Nous ne parvenons pas à en rire. L’humeur pourrait tourner à l’agressivité réciproque. Un coupable extérieur ferait bien l’affaire. Du genre : « Mesdames et Messieurs, nous vous prions de nous excuser pour cet ennui technique, entièrement dû à M. Etienne Antoine baron Seillière. En effet, comme vous le savez, c’est toujours la faute des patrons, qu’on se le dise. »
De longue date nous nous réjouissions de prendre le départ. Les difficultés de dernière minute ne nous avaient pas été épargnées. J. s’était vu reprocher d’abandonner sa famille tout un week-end, avait tenu bon. De mon côté ce n’était guère mieux. Au début de la semaine, j’avais dû faire hospitaliser ma mère et, à près de 90 ans, les personnes âgées victimes d’une pneumonie ne sont pas sûres de ressortir vivantes de l’hôpital. J’avais donc l’intention d’annuler mon semi-marathon, quand, du fond de son lit, ma mère m’a prié de n’en rien faire. Ce matin au téléphone, elle a l’air de se remettre, m’a souhaité de ne pas arriver dernier.
Dans une course, ce qui compte c’est la préparation mentale. Ensuite ça vient tout seul. Au petit-déjeuner tout à l’heure, nous avons répété le nom des villages à traverser : Hayange, Sérémange. Nous avons parlé de la pente, des ravitaillements, des faux plats et du vent contraire. J. m’a raconté avoir rêvé que nous courions sans public et sans trouver l’arrivée. Songe prémonitoire ? De mon côté, je m’étais raconté aussi une petite histoire. Puisque le départ était rue de Wendel, j’essaierais pendant deux heures de temps d’éprouver ce qu’avait pu représenter pour des centaines de milliers d’ouvriers la confrontation, dans tous les aspects de leur vie quotidienne, aux signes laissées par les maîtres de forges. Du lundi où sur ordre de Mme de Wendel toutes les femmes devaient faire la lessive jusqu'au dimanche à la messe, sous les vitraux votifs. L’école, la mine, le cimetière, les jardins ouvriers, tout appartenait au patron. Même la manifestation sportive du dimanche.
Je connaissais un coureur, horloger suisse à la retraite, qui participait chaque année à une course qui passait devant une usine dont il avait été l’employé. Quand il arrivait devant le portail désormais cadenassé de son ancien lieu de travail. Il crachait par terre en jurant de repasser l’année suivante. Je n’ai aucune raison de cracher sur les Grands bureaux, mais me réjouis de faire le tour de toutes ces friches industrielles.
- Ô baron Seillière, venez en aide à ma Citroën.
La clé de contact fait un bruit qui annonce l’échec. La voiture ne démarre pas. Hier au téléphone, mon père qui attend dans une pension la guérison de sa femme m’a parlé de cette région. Il m’a dit que les hauts-fourneaux, il les avait connus, étant pasteur à Longwy. Quand la Deuxième Guerre mondiale a éclaté, mobilisé en Suisse, il avait pris le train pour Bâle. De sa voix désormais un peu tremblante, il me raconte que dans le train de nuit, à la hauteur de Nancy, il a eu une conversation animée avec d’autres passagers : « Quand ils ont su que j’étais pasteur, me dit-il, ils m’ont demandé à quoi servait Dieu s’il y avait quand même la guerre. Et tu sais quoi, fils, je n’étais pas sûr de ma réponse. À l’époque, ça discutait dur, tu vois. »
La voiture a un hoquet prometteur, J. un léger sourire. Ne pas perdre espoir, pour une fois qu’on se sentait en forme. En attendant que la mécanique veuille bien nous être favorable, nous vérifions les agrafes de nos dossards, les lacets de nos chaussures. Si la voiture part maintenant, nous arriverons pile pour le départ. Elle semble nous entendre. Toujours plus sympathique, le roucoulement du démarreur. Et à la fin, c’est bon, le moteur prend pour de bon. Nous sortons du parking souterrain. Entre-temps le ciel s’est découvert.
Une demi-heure plus tard, nous sortons de l’autoroute, trouvons une aire de stationnement pour les voitures des coureurs. Il reste juste cinq minutes pour l’échauffement. Sur la ligne de départ, J. constate :
- Le baron Seillière nous a entendus.
D. de R.
Ce texte, inédit, a paru dans la livraison d’été du Passe-Muraille, No73.
Daniel de Roulet vient de publier un nouveau roman aux editions Buchet-Chastel, sous le titre Kamikaze Mozart.Photo de Daniel de Roulet: Horst Tappe
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Memento mori
Une lecture de Tandis que j'agonise
par Antonin Moeri
Dès que je fus en âge de penser me vint l'idée que la mort était une question essentielle dans toute société dite humaine. En observant celle où j'ai choisi de vivre, je m'aperçois que ce phénomène ne fait pas partie intégrante de l'existence. Le positivisme forcené dans lequel nous nageons ordonne de considérer la mort comme un accident, dont il faudra impérativement et promptement effacer jusqu'à la moindre trace. Dans les familles où elle survient toutefois, le cadavre est aussitôt soustrait avec énergie aux regards des enfants, des adolescents et des adultes. Le seul rite autorisé par le collectif est le petit cortège qui se forme silencieusement à la sortie de la chapelle et que couronne, si l'on veut bien, une furtive poignée de main.
Cette tendance à évacuer hystériquement la mort du jardin des délices terrestres, amoureusement entretenu par les hommes de bien, cette tendance est depuis longtemps perceptible aux Etats-Unis, puisque William Faulkner fit paraître, au début des années trente du siècle passé, un roman qu'il rédigea en six semaines dans une soute à charbon (où il devait gagner sa vie) et dans un état de rare exaltation. En lisant aujourd'hui Tandis que j'agonise, à l'heure où les best-sellers croulent de gentillesse, où les âmes idylliques descendent dans la rue pour réclamer l'abolition des cyclones et des raz-de-marée, en lisant ou relisant cette histoire racontée par quinze personnages, nous retrouvons l'allégresse que procure le roman quand le rire, l'ambivalence, l'ombre, le négatif, le louche, le grotesque et la cruauté en constituent la matière et que, précisément, la mort n'y est pas considérée comme un accident.
Loin de là, puisqu'elle occupe, ici, toute la scène. C'est d'abord la construction du cercueil. Debout dans une litière de copeaux, un personnage ajuste deux planches. La mourante est adossée à un oreiller, la tête relevée, elle entend le tcheuc tcheuc de l'erminette. Elle voit par la fenêtre son fils clouer, raboter, scier. Elle le surveille pour qu'il ne lésine pas sur le bois. C'est elle qui a voulu que la boîte fût fabriquée par Cash, le charpentier boîteux comme Héphaïstos. C'est elle qui veut être enterrée à Jefferson, ville située à plusieurs journées de route. C'est elle qui choisira l'heure du trépas. Un cyclone se prépare. On est en plein mois de juillet. Sa fille, debout près d'elle, à moitié nue, agite l'air avec un éventail. Les membres de la tribu croient que la reine se relèvera.
Le dernier soupir est mis en scène de manière cinématographique. On dirait du Kusturica. Celle qui ne remuait plus depuis dix jours se redresse tout à coup. Elle hurle d'une voix rauque Eh Cash! "Il lève les yeux vers la face décharnée qu'encadre la fenêtre. Il soulève la planche pour qu'elle puisse la voir". Elle se laisse retomber. Sa fille se met à vociférer, saisit le corps sans vie qu'elle secoue énergiquement. Puis elle tire la couverture jusqu'au menton. Le père lui ordonne d'aller préparer le souper, tout le monde étant affamé. Elle y va. Le lecteur sait qu'elle est enceinte de Lafe, le superbe ouvrier venu de la ville pour aider à la récolte du coton. "Devenir quelqu'un qui n'est pas seul est une chose terrible".
Trois jours plus tard commence le voyage funéraire pour le géniteur et les cinq rejetons, dont l'un sera bientôt interné dans un asile de fous. Un autre suit le convoi à cheval, un somptueux cheval sauvage qu'il a gagné en défrichant, de nuit, le champ d'un voisin. L'odeur du cadavre en décomposition attire une nuée d'oiseaux rapaces. L'eau de la rivière ayant emporté le pont, les mules doivent descendre dans le courant qui les noiera. Pour raconter cette traversée épique, Faulkner focalise l'attention du lecteur sur les outils de charpentier que le fleuve emporte avec le cercueil. Les personnages ont alors une seule préoccupation: retrouver le rabot, la scie, l'aiguisoir, le marteau, le cordeau, l'équerre, la règle. Le spectacle que ces gens offrent, avec leur bouche bleuâtre, leur grelottement, leurs yeux dilatés par la panique, leurs gestes déments pour se maintenir en vie, ce spectacle à la fois inquiétant, grotesque et comique me rappelle les tableaux de Jérôme Bosch.
Le benjamin de la famille est un gamin nommé Vardaman. Persuadé que sa mère est vivante, il colle son oreille contre le bois du cercueil posé sous un pommier. Il l'entend murmurer puis se tourner vers lui. Il est sûr qu'elle le regarde à travers la planche. C'est comme si Vardaman entendait la confession de sa mère qui, allongée dans sa boîte, avoue son délit dans une langue imagée et soutenue. Le péché le plus complet, elle l'a commis en offrant, au fond d'une forêt odorante, son corps frissonnant de volupté au pasteur de la région qui, par conséquent, sera le père de Jewel, l'intrépide cavalier dont se méfieront les autres membres de la tribu. Mais tout cela, Vardaman ne peut le comprendre, son esprit étant le jouet de peurs imprécises, de chimères vagues et de redoutables envies.
Cette hallucinante odyssée permet évidemment au lecteur d'entrer dans la peau des personnages, de percevoir les choses, les scènes, les conflits, les gestes, les paroles et les mimiques de leur propre foyer de perception, de partager leurs émotions, leurs élans, leurs révoltes, leurs joies, leurs idées fixes. Elle permet surtout à Faulkner de mettre avec jubilation en scène les interminables obsèques d'une reine de légende, de renouer ainsi avec des récits ou des mythes antiques (Homère était un de ses auteurs préférés). Les pièces du puzzle que le lecteur est prié de reconstituer sont si habilement découpées qu'une simple lecture de délassement ne suffira pas... Peut-être est-ce le prix à payer pour retrouver sa place dans une maison où l'on sache encore vous parler de la mort en la réinscrivant dans les allées du jardin des délices.
Le texte ci-dessus est inédit. -
Bingo
Un monologue inédit d'Antonin Moeri
- J’ai jamais voulu dire quoi que ce soit, le bavardage c’est pas mon genre, avec les copains on cause simple, t’as la marchandise, t’as vu la meuf, mais franchement, si je suis forcé de parler, il semblerait que ça fasse du bien, que ça soulage, ça vaudrait mieux que les cris, eh bien je dirais que jamais, mais jamais j’aurais imaginé ça: finir dans un désert pareil, à des kilomètres de chez moi, dans une espèce de cambrousse glauque, j’ai tout vu à travers la vitre du véhicule, genre camionnette pour les bouchers de grandes surfaces, j’ai vu les quartiers périphériques, il faisait jour, parce qu’ils ne m’ont pas tout de suite amené ici, je veux bien te raconter si tu ne te méfies pas trop de moi, si tu m’acceptes comme je suis, avec mes défauts et mon langage, ça fera passer le temps, on mourra moins vite, on prolongera jusqu’à l’aube, c’est des choses qui intéressent les bourges, les mamis body-buildées aimant les beaux parleurs, celles qu’on voyait sortir des théâtres quand on rentrait chez nous la dalle en pente, en tout cas celles qui ne ressemblent pas du tout à ma mère, mais pas du tout, du tout, du tout, parce qu’elle les a toujours détestées, ces petites femmes à problèmes qui veulent jouir à fond, qui voudraient que leurs gamins soient des stars, ce qui est sûr, c’est que ma mère, elle au moins, elle m’adore, je rigole pas en le disant, c’est la vérité, faut pas me chercher, je dégaine toujours le premier, bon, les flingues c’est pas vraiment mon truc, je préfère le poing américain, la batte de base-ball, la barre de fer ou la bouteille cassée, c’est plus jouissif, on voit pisser le sang, ça fait trop de bien quand t’as la haine, la haine du patron, la haine du prof, la haine du flic, la haine des services sociaux, parce que ces abrutis, avec leur face brillante de capot de Porsche, ils viennent avec un sourire comac, ils se gênent pas, ils entrent dans les appartes, ils vont dans les classes, ils vous attendent au bas des tours, ils vous espionnent à la sortie des pharmacies, des bistrots et des maisons de jeunes, faut vraiment être naze pour ne pas les reconnaître, gras du bide mais pas trop, les phalanges à poils joliment frisés, la narine qui palpite, on dirait qu’ils prennent leur pied, ils ronronnent des phrases sympa et, tout à coup, vous balancent des vacheries du genre la ferme! c’est moi qui cause! La voix tremble, on dirait une chèvre en Lacoste, ça se veut autoritaire, mais mes potes et moi on sait très bien qu’ils gagnent leur blé en faisant les chèvres, ma mère aussi le sait, elle m’a appris à voir les choses d’une certaine façon, elle m’a toujours défendu, c’est la pure vérité, même quand, à l’école, les pires profs bigleux me cherchaient, l’envie de leur casser le nez était bien là, fallait que je fasse gaffe, surtout le poivre et sel à calvitie qui relevait mes absences comme un mouchard d’entreprise, qui se croyait très malin en téléphonant à ma mère, elle l’envoyait sur les roses, elle avait bien raison, ces poivre et sel à calvitie ne devraient pas exister, ils font du mal aux autres, surtout aux jeunes qui rêvent de pays lointains, où le cannabis est gratuit (ouais ouais, paraît que ça existe), où les filles se donnent, où tu peux respirer tranquille sans devoir te salir les mains... Je me demande si elle ira dans la piaule chercher mes jeans taille basse, ceux de mon père, elle a vite refusé de les laver: t’es qu’un p’tit con, tu gagnes pas assez! qu’elle lui disait, au noiraud... Qui aurait imaginé que j’aboutirais dans un endroit pareil ? avec des murs lisses, un lavabo qui rutile, une petite ouverture où, des fois, quelqu’un guigne... veulent voir si je roupille ou si... Quand ils ouvrent la porte, c’est pour me donner à bouffer, je ne mange presque rien, je voudrais fumer un joint, on en trouve dans les couloirs, je me demande si ma mère ira chercher les fringues pour les laver dans la machine de l’immeuble, j’aurais mieux fait de rester chez elle, dans son apparte où on était si bien, tous les deux. Depuis qu’elle avait fichu le noiraud à la porte, elle achetait des frites, on les grillait dans le four, on s’envoyait des pizzas, je rentrais quand je voulais, elle avait un peu de pognon, son salon lui rapportait la moindre, elle payait le loyer, m’achetait des jeux, on passait des soirées cool, on buvait de la bière tranquille, elle me parlait des prochaines vacances en Italie, chez mes cousins, elle voulait plus entendre parler du noiraud qui s’était casé avec une vague secrétaire blondasse. C’est lui qui m’a montré une photo, il est trop fier, on dirait une couverture de Penthouse, il adore ça, mon père, le genre homme à femmes sans moustache ni Ferrari, le genre sympa, un peu alcoolo, pas trop... m’a jamais tapé, il m’aime bien, j’étais son prince, il me filait des thunes pour acheter des Nike, c’est tout ce qu’il me fallait, je déteste le sport, mais les Nike à reflets chromés, j’m’excuse, ça situe son mec, ça te donne des ailes d’avion, t’es cap de tout, les filles t’attendent au coin des boulevards, pas besoin d’avoir une grosse cylindrée, quand il vivait avec nous, mon père avait une Fiat, une baleine essoufflée qui s’échouerait bientôt sur un littoral, une vieille caisse qu’un pote au chômage lui avait filée. On allait en Italie avec, c’était vraiment super la traversée des Alpes, moi sur la banquette de skaï imitation zèbre, j’étais aux anges, mes vieux s’aimaient, en tout cas, ils donnaient l’impression, elle lui faisait des câlins, il grognait comme un matou, je me demandais parfois jusqu’où on irait, si la bagnole tiendrait le coup. Quand ils nous voyaient arriver, mes cousins faisaient des yeux comaco, ils aimeraient venir en Suisse, y travailler à la régulière dans une boîte pharmaceutique, une fabrique de montres ou un magase d’alimentation, ils rêvent d’avoir le big écran vidéo pour voir les films américains, les grandes gonzesses qui bronzent sur les plages de Floride, à l’abri des truands sniffeurs, des vicieux à calculette et portable dernier cri, ces sublimes nanas aux seins parfaits qui se baladent en bikini à l’ombre des palmiers véritables, qui boivent des coquetèles en fixant l’horizon, qui disparaissent derrière les buissons ou dans une bouche d’égout... Ah! si on pouvait se croiser dans les couloirs, si je pouvais t’apercevoir à la place des uniformes, des casquettes et des touffes de clés, si je pouvais revoir tes cils, tes joues, sentir l’haleine de ta petite bouche tout près de la mienne, tu te souviens de la soirée au Mocombo? Je t’ai pris la main, faux! je t’ai pris le bras, on parlait pas because musique à pleins tubes, ton string dépassait, c’était la folie, je te jure, t’as une peau si... des formes si... j’arrête... je veux plus y penser, la dentelle sur tes fesses, ton tatou sur l’épaule, la fumée dans les yeux j’ai la tête qui bat, je ne vois que toi dans la pénombre du Mocombo, te prendre j’aurais voulu, j’étais maladroit, le suis toujours, me demandais dans quelle piaule on irait, je dormais chez mam’s, t’avais un gourbi pas possible, une chambre de bonne sous le toit d’une baraque ancienne, je me demandais si... Je regarde ton dos, je deviens dingue, ciré, zinzin, des clous dans les yeux, des monstres punaises, des cisailles en forme de bec, le bide en fermentation avancée, bondir j’aurais voulu, foncer sur le bitume, à travers les immeubles, voler vers les nuages, les serrer contre moi... Tu me regardais bizarrement, j’avais plus rien dans les poches, j’avais tout filé à Gino, on était entré dans la boîte par une porte de service, tu connaissais quelqu’un, un copain de ta cousine, un black aux piercings plein les sourcils, l’air féroce quand il esquisse un sourire sur ses grands fanons, il nous avait à la bonne, surtout toi, il te reluque tout le temps, il voit bien que t’es avec moi, mais ça ne le gêne pas, il exagère, j’avais pas le poing américain ni ma batte de base-ball, il me dégoûte trop avec ses lames cornées, ses longs bras désarticulés de gorille apathique, j’imagine une embrouille, lui tendre un guet-apens comme ils font en Irak, ils attirent le GI au fond d’une ruelle imprenable, tout près du fleuve qui sent la vase et le pourri, ils lui coupent les testicules que les habitants verront pendre à la bouche du cadavre abandonné au bord d’un terrain vague, je n’exagère pas, ils sont dingues les gars là-bas, cruels, impitoyables, des tigres en délire, des fauves frénétiques, irais-je aussi loin? J’ai imaginé un traquenard pour ce black-là, aux muscles luisant dans la lumière des sunlights, des strobo je sais plus quoi, un mot que tu avais prononcé, tu avais montré la boule qui tournait au plafond, lançant des rayons roses et bleus, verts et jaunes aux quatre coins de l’espace, ils te caressent le visage, tu dis des trucs que je ne comprends pas, je sens dans le bide une force de dragon, je tiens pas en place, un pote m’avait dit: Vas-y! t’es pas pédé! Ouais... avec Lara, toi, si seulement on pouvait se croiser dans les couloirs, à la place des uniformes, des gerbes de clés et des casquettes, tu n’es pas venue au parloir, pourquoi? mais pourquoi? putain de merde! pourquoi? Tu pourrais me chuchoter des trucs sympa, me prendre la main, me donner un bisou, un p’tit bisou discret, on pourrait rêver ensemble, partir à l’autre bout du monde, au Mexique, tu bosses dans un salon de coiffure, j’élève des molosses, ça je sais faire, là-bas pas besoin de muselière, je les promène sans blèmes, t’as ta clientèle, tu fais partie d’un syndicat, tu défends tes intérêts. Jusqu’à quand vont-ils me laisser croupir dans ce local? L’avocat qu’on m’a filé est venu me voir avec sa serviette en simili-cuir et ses lunettes de star fatiguée, il puait de la gueule, c’est pas pour dire, j’aimerais bien décoller, m’envoler vers les cimes, planer dans les hauteurs, m’a plutôt l’air d’un enculeur de mouches, d’un tringleur sans frontières, il doit s’envoyer les meilleures sauces, les cigares les plus chers, les nanas à mille balles, il a dit: Ce sera pas simple!
Cet extrait d’un monologue inédit d’Antonin Moeri a été publié dans le Numéro 73 du Passe-Muraille. Eté 2007.