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Le rire jouissif du fasciste

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Quand Jonathan Littell, dans Le sec et l'humide,  prend le mâle-soldat en flagrant délire...

 

 Avec Les Bienveillantes Jonatham Littell est devenu célèbre, à l’automne 2006, en cumulant les énormes paradoxes. De fait, susciter en quelques semaines l’intérêt d’un énorme public avec un énorme O.V.N.I . littéraire d’une difficulté de lecture non moins considérable (en tout cas sur les 100 premières pages), relevait déjà du phénomène, auquel s’est ajouté une suite d’énormes malentendus.

Des Bienveillantes, on a dit en effet tout et son contraire, souvent sans avoir vraiment lu le livre. Avant et après les prix prestigieux qu’il a décrochés en France (Grand Prix du roman de l’Académie française et Prix Goncourt), Littell a été accusé, notamment, de mal écrire, d’avoir eu recours à un nègre, de s’approprier la mémoire de la Shoah et de la banaliser en mêlant documents avérés et conjectures imaginaires, de  la « salir » plus encore en donnant la voix à un SS supérieurement cultivé et pervers, du nom de Max Aue.

Certes très dérangeant, et sûrement pas à classer parmi les chefs- d’œuvre de la littérature, malgré bien des pages dignes d’un grand écrivain, Les Bienveillantes reste un livre extraordinaire à de multiples égards, où les coups de sonde de Littell dans la psychologie des profondeurs, au tréfonds du délire fasciste, est l’un des plus intéressants et des plus hardis.

C’est d’ailleurs dans ce magma psycho-physique que nous replonge Jonathan Littell dans l’essai tout à fait saisissant qu’il vient de publier, retraçant la trajectoire hautement significative du nazi belge Léon Degrelle combattant sur le front russe avec la Légion Wallonie qui finit sa vie (jusqu’en 1994) en Espagne, avec d’autres anciens SS. Ce qui intéresse prioritairementLittell, à la lecture de La campagne de Russie de Léon Degrelle, c’est l’image héroïque que celui-ci donne de lui-même à travers un récit absolument hallucinant par son langage, où la lumière flamboyante du héros nazi, dur et pur dans son armuire de chair saine, est célébrée par opposition aux grenouilles molles de l’ennemi crapahutant dans la boue informe, ces « géants hirsutes, ces Mongols oreillards au crâne melonné » ces « Asiatiques félins aux petite pupilles brillantes, jamais lavés, haillonneux, infatigables », paraissant des « monstres préhistoriques côté de nos jeunes soldats au corps frêle, aux reins levrettés, à la peau fine ». Fantasmes homosexuels que ceux de Degrelle célébrant ses  jeunes soldats (souvent enrôlés de force…) « nus comme des Adamites » ? Même pas, relève Littell, tant le corps fasciste, idéalisé, comme est idéalisée la vierge blanche, est essentiellement asexué. Dans la foulée, on rappellera l’essai de Degrelle de récupérer à son compte la « pureté » de Tintin, en affirmant que sa propre culotte de golf aura inspiré Hergé…

 « Contre tout ce qui coule, le fasciste doit évidemment ériger tout ce qui bande », écrit Littell en éclairant les mots-fantasmes de  Degrelle à la lumière des théories de Klaus Theweleit, lequel dégage la figure du « mâle-soldat », production de l’Etat fasciste, dans ses   Männerphantasien (Roter Stern, 1977-1978) que l’auteur des Bienveillantes  lut attentivement en cours de rédaction.

En Post scriptum, après la généreuse postface de Theweleit (qui n’avait pas encore lu Les Bienveillantes en 2007), Jonathan Littell précise, en prenant appui sur les sourires de deux combattants (un commandant tchétchène et un caporal américain dans la prison d’Abu Ghraib) que la notion de mâle-soldat, avec son rire de tortionnaire et sa main se palpant la braguette, n’est pas l’apanage du fasciste.

Typologie réductrice ou trop générale au  contraire ? On peut en discuter. Au reste, le personnage de Max Aue, dans Les bienveillantes, participe de la boue autant que du phallus guerrier. Enfin, ni Littel ni Theweleit ne s’en tiennent là. Disons qu’ils ouvrent explorent des territoires (le corps, le langage, les sentiments) trop souvent ignorée, ou même décriés par les historiens purs et sûrs…

Jonathan Littell, Le sec et l’humide. Postface de Klaus Theweleit. Gallimard, coll. L’Arbalète, 140p.       

 1740961592.jpg   Le corps du délit

Dans une des séquences les plus insoutenables du dernier film de la réalisatrice camerounaise Osvalde Lewat, Une affaire de nègres, présenté ces jours à Visions du réel, un superbe militaire en treillis, répondant à son interlocutrice sur un ton de défi bravache, détaille en souriant, l’air de jouir de chaque mot, les exécutions (environ 400 de sa main) qu’il perpétra entre 2000 et 2001 à Douala, sous l’égide di Commandement opérationnel chargé de liquider les « bandits », en réalité tout individu en butte à une dénonciation de la part de n’importe qui, un millier en tout, sans jugement aucun.

« Fasciste » que ce mâle-soldat typique ? Nullement au sens où on l’entend idéologiquement, mais conforme assurément aux observations de Klaus Theweleit sur la « transgression autorisée vers le crime » que permet l’Etat « fasciste » au sens le plus large, du Salvador au Cambodge, entre autres. « Rigoberta Menchù décrit comment les tueurs des escadrons de la mort jouissent du dénouement de leur spectacle meurtrier », précise-t-il encore Theweleit, avant de rappeler combien, entre autres nettoyeurs « secs », un Eichmann jouissait d’accomplir, « avec le moins d’accrocs possibles », son travail de nettoyeur du corps social allemand, de même que le corps du mâle soldat se nettoie du «grouillement de la réalité, féminité vorace ou prolétariat fangeux »... 

Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 22 avril 2008.

 

Commentaires

  • Pour réaliser ce livre, Littell se serait appuyé sur le discours de Degrelle que l’on trouve dans Feldpost (1942). Certains ont déjà fait remarquer que Littell ne s’est pas basé sur la version originale de 1942 éditée par Victor Meulenijzer, ni sur la deuxième, parue à Genève en 1949 aux Éditions du Cheval Ailé ni même sur la troisième, publiée en 1969 à La Table Ronde, mais en fait sur la quatrième (celle parue en 1987 aux Éditions d’Art et d’Histoire d’Europe sous le titre La campagne de Russie 1941-1945). Le problème serait que le texte initial aurait été retravaillé par les différents hommes de droite, ce qui fait qu’il serait difficile d’y retrouver l’inconscient authentique de Degrelle. Ne possédant aucune de ces versions (Degrelle ne figurant pas parmi les auteurs que je lis), je ne sais pas ce qu’il faut penser de cette remarque.

  • CRY OF WAR

    Les mots de la guerre
    Sont toujours des néologismes
    Aux relents féministes
    Semeuses à la grenade offensive
    Qui éblouit les tympans
    D'un souffle corrodé
    Sur l'émail des dents
    Passe le machiste à la machette
    Celui qui veut voir sourire
    Le drap du brasier permanent

  • Bonjour.
    Une simple question : Vous dites des Bienveillantes qu'il est très dérangeant, qu'il est un livre extraordinaire, que certaines de ses pages sont dignes d'un grand écrivain, mais qu'il n'est sûrement pas à classer parmi les chefs d'oeuvre de la littérature; pourquoi?
    Personnellement, j'ai lu ce livre en 2006, à peu près un mois après sa sortie, et il m'a fait l'effet, pour parler comme Baudelaire, d' "une oasis d'horreur au milieu d'un désert d'ennui" (je viens de relire cette phrase en exergue au roman de Bolano, 2666).
    Je me permets cette question sur les Bienveillantes, parce que je trouve votre position par rapport à ce roman somme toute étrange... J'ai mis en ligne hier sur Theatrum Mundi une note qui finit par évoquer Littell : http://theatrummundi.hautetfort.com/archive/2008/04/23/du-le-style1.html
    Bien à vous, et merci de votre colossal travail critique (je me dis pârfois que vous écrivez plus vite que je ne lis)...

  • Cher Pascal Adam, J'ai rarement été d'accord avec vous, vu que je ne vous ai jamais lu, mais je vous suis très bien en commençant de vous lire sur votre blog. Moi je ne me fous pas du style, comme vous dites: c'est la chose que je cherche, mais pas du tout dans le sens où ceux qui savent ce qu'est le Lestyle ne le cherchent pas mais le trouvent dans les phrases apparemment bien foutues. Ma réserve, s'agissant de Littell, n'est donc pas tant au niveau du Lestyle que du style. Moi je pense à Dante et au Quichotte et à The Recherche of the lost time et à mille autres petits ouvrages en mégafusion dont le style est à chaque mot une surprise à tomber le cul au plafond. Or c'est cette mégafusion que je ne trouve pas tout à fait encore tout à fait dans Les Bienveillantes, chose par ailleurs extraordinaire qui reste ma grande stupéfaction de ces dernières années, j'entends: en français dans le texte. Dans le contexte on dit aujourd'hui chef-d'oeuvre pour n'importe quoi qui ne vaut pas le centième au carré des Bienveillantes au niveau du style, donc ma réserve est là, pas ailleurs. Une oasis d'horreur dans le désert d'ennui, comme disait l'autre et vous-même en personne ? Jawohl. Et le bonjour chez vous. J'importe illico l'enseigne de Théâtre du Monde...

  • Et moi, je crains que nous ne soyons plus en accord qu'il ne paraît. Je ne m'arrête donc pas à l'enthousiaste terme de mégafusion que vous employez et qui ne m'aurait jamais traversé l'esprit... Je me dis simplement, quitte à pousser un peu la logique, que si les Bienveillantes, avec un tel volume et sur de tels sujets, me semble, à moi aussi, bien extraordinaire (et pas seulement par comparaison à d'autres productions contemporaines), son style même n'y peut pas être tout à fait étranger, quoique pour autant je ne me reconnaisse aucune compétence à décréter publicitairement ce livre "chef d'oeuvre" de la littérature.
    Et bonne journée à vous.

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