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Grandes largeurs

  • Dialogue d’Imre et de Kertész

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    En lisant le Dossier K.

    Imre Kertész raconte, au début de ce Dossier K. que tout lecteur d’Etre sans destin, du Refus ou de Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas se devrait de lire absolument, que c’est à la suite d’une tentative manquée d’« interview approfondie » avec un ami éditeur qu’il a entrepris de composer cet entretien entre Imre et Kertész, à moins que ce ne soit entre Imre l’un et Imre l’autre, en alternance avec Kertész l’homme et Kertesz l’écrivain, sans compter la mise en abyme constituée par chacun des livres composés par Imre Kertesz et ses trois vies successives en Hongrie d’avant la guerre, au camp de concentration puis dans le Kafkaland communiste, pour ne pas parler de sa quatrième vie actuelle subdivisée en plusieurs vies de couple… et tout de suite l’enjeu de cette espèce de reprise autobiographique à deux voix se fait jour, qui met en balance la vérité de la fiction et celle des faits. Qu’a dit le romancier et qu’a-t-il tu, pourquoi telle scène à forte charge dramatique a-t-elle été gommée de tel roman alors que tel détail apparemment insignifiant y trouve un relief finalement plus révélateur ? Bref, comment Kertész s’est-il écrit en romans alors que Jean Améry (qu’il cite souvent et dont Actes Sud vient de publier une grande biographie) s’écrivait en essais, et comment parler aujourd’hui de tout ça alors que sa qualification d’auteur « pour mémoire » l’associe désormais, Nobel à l’appui, à une commémoration incantatoire le ramenant à une sorte de honte dont témoigne notamment la note saisissante qu’il prend lors d’une « visite » à Auschwitz, en 2000, qui le laisse positivement dégoûté, relançant celle qui l’habitait à sa sortie du camp.

    Or ce n’est pas « un document de plus » mais un dialogue vivant relevant d’une maïeutique peu commune que ce livre, puisque celui qui questionne et celui qui répond ne sont jamais figés dans le même rôle mais « inventent » à tout coup comme le ferait un romancier. Kertész voit d’ailleurs un roman dans cette conversation de haute volée existentielle et littéraire, profonde et légère à la fois, modulant une présence attachante quoique réservée, nimbée de pudeur et frottée d’humour, hommage rendu au plaisir d’écrire et à la vie qui continue, acceptation des contradictions de celle-ci, où cohabitent maladie, dépression, santé, joie de vivre…

    63da3ba52765310e12ff5494700820b5.jpgImre Kertész. Dossier K. Traduit du hongrois par Natalia Zaremba-Uzsvai et Charles Zaremba. Actes Sud,204p.

  • Retour au pays

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    Michael Ondaatje fait partie de cette constellation d’écrivains qu’on pourrait dire du melting pot - tels aussi V.S. Naipaul, Salman Rushdie, Hanif Kureishi ou Jamaica Kincaid -, que leur origine et leur trajectoire ont particulièrement sensibilisés aux chocs de cultures contemporains.

    Né au Sri Lanka en 1943 dans une famille aisée et haute en couleurs (qu’il évoque dans Un air de famille, paru à L’Olivier en 1991), Ondaatje a fait ses études en Angleterre avant de s’établir à Toronto où il a longtemps enseigné la littérature. Poète et romancier, il acquit une réputation internationale avec La peau d’un lion (Payot, 1989) et L’Homme flambé (L’Olivier, 1997), couronné par le Booker Prize et devenu Le patient anglais au cinéma. Avec Le fantôme d’Anil, Michael Ondaatje donne assurément son meilleur livre à ce jour, qui paraît en même temps, dans la traduction française de Michel Lederer, que le recueil de poèmes intitulé Ecrits à la main.

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    - Qu’est-ce qui vous a poussé, vous qui avez quitté le Sri Lanka depuis tant d’années, à vous replonger dans sa réalité la plus tragique ?

    - C’est un sentiment de responsabilité qui m’a tenaillé à l’époque des événements atroces qui ont coûté la vie à tant de mes compatriotes. Je savais que je devrais parler de ce thème des disparitions, mais le livre n’est venu que progressivement, au fil de mes recherches sur le terrain et dans les archives. C’est le roman le moins «personnel» que j’aie écrit, mais je l’ai vécu comme une souffrance, avec des périodes de complète dépression. J’étais déjà retourné dans mon pays d’origine que j’ai fait visiter à mes enfants, comme je le raconte dans Un air de famille, puis j’ai commencé à me documenter et, à l’occasion de nombreux séjours, j’ai multiplié les rencontres de personnes qui pouvaient témoigner de ce qui s’était passé. Le roman s’est d’abord «écrit» ainsi, au fil de mon enquête, puis les personnages me sont apparus.

    - Ces personnages relèvent-ils de la fiction ou de l’observation directe ?

    - Un seul d’entre eux, le vieil épigraphiste Palipana, procède d’un «modèle» vivant. Tous les autres sont des «types» que j’ai cristallisés à partir de multiples exemples.

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    - Vous sentez-vous particulièrement proche de tel ou tel d’entre eux ?

    - J’éprouve une tendresse particulière pour Gamini, le jeune médecin qui représente ces héros sans noms se vouant à leur tâche dans des conditions souvent effrayantes.

    - Pour quelle raison avez-vous choisi la forme romanesque plutôt que le témoignage ou l’essai ?

    - Parce que je suis romancier et que c’est dans cette forme que je pouvais traduire le mieux les aspects existentiels et émotionnels du drame, ou la correspondance constante entre l’individuel et le collectif. De nombreux essais existaient déjà, riches en faits ou en réflexions. Mais je tenais, pour ma part, à rendre «physiquement» l’atmosphère de cette période marquée par une peur omniprésente. Par ailleurs, seule la fiction me permettait de saisir les composantes obscures et irrationnelles qui éclairent les faits. Comment expliquer, par exemple, que les disparitions allaient de pair avec l’effacement systématique de l’identité des disparus, décapités ou brûlés ? Seuls des personnages vivants me permettaient de suggérer la détresse de tous ceux auxquels on a arraché des proches et qu’on a empêchés de vivre leur deuil.

    - Vous dites, à un moment donné, que «la raison d’être de la guerre était la guerre». Est-ce un fait nouveau ?

    - Il est clair que ce type de guerre civile dont on ne peut plus identifier les protagonistes, et dont la violence semble l’unique motivation, a quelque chose d’une nouvelle industrie. La Seconde Guerre mondiale me semble le dernier conflit soumis à des lois élémentaires, où l’on savait qui se battait contre qui. Ce qui s’est passé au Sri Lanka, comme au Liban ou dans les Balkans, en Amérique latine ou en Afrique, relève d’une guerre chaotique où le terrorisme aveugle devient la norme. En l’occurrence, trois parties s’affrontaient, alors que l’Etat lui-même entretenait des guérillas parallèlement à ses troupes régulières. La guerre n’est plus alors qu’une machine folle qui profite aux marchands d’armes et autres trafiquants de drogue.

    - Le choix d’un protagoniste féminin est-il fortuit ?

    - Certainement pas. Je tenais, en premier lieu, à exprimer la perception féminine de la violence. Anil n’est pas particulièrement sentimentale, mais elle vit la compassion dans ses tripes. Ses propres parents ont accidentellement disparu après son départ de Colombo, et elle a déjà fait l’expérience du désespoir au Guatemala, où elle a a déjà enquêté sur des disparitions en tant qu’experte en médecien légale. M’intéressait aussi le fait qu’Aneil, en tant que femme confrontée à un monde dominé par les hommes, et en tant qu’envoyée des Nations Unies, est doublement suspecte au Sri Lanka. Par ailleurs, elle incarne la femme émancipée d’aujourd’hui, qui croit que l’établissement de la vérité ira de pair avec l’accroissement de la liberté. Anil est un personnage d’aujourd’hui, formée aux techniques sophistiquées de la recherche, tandis que Sarath, l’archéologue avec lequel elle travaille, porte un regard sur le monde dans la pleine conscience du passé. Tous deux ne sont pas pour autant des types représentatifs schématiques, pas plus d’ailleurs qu’aucun des personnages du roman. Tous ont une histoire personnelle qui interfère dans leur attitude respective par rapport aux événements de l’époque.

    - Le roman fait alterner l’enquête d’Anil et de Sarath, portant sur l’identité d’un jeune inconnu. Mais en quoi celui-ci est-il représentatif ?

    - Le cadavre de Marin, ainsi que le nomment Anil et Sarath, et qu’ils ont retrouvé au milieu de squelettes beaucoup plus anciens, dans le site historique de Bandarawela, incarne aux yeux d’Anil le représentant de toutes les vies perdues. C’est cependant plus qu’un symbole, puisque les enquêteurs en établissent finalement l’identité tout à fait plausible.

    - Le roman est ponctué, comme une sorte de litanie, par l’énoncé de faits bruts. Or curieusement, ces pages relevant de l’information dans ce qu’elle a de plus implacable, et reproduites en italiques, se modulent presque comme un chant. Pourquoi cela ?

    - C’est, à vrai dire, le noyau du roman. Sur l’une de ces pages, je me contente d’énumérer le nom, l’âge et le sexe d’une série de disparus dont la liste complète remplirait des centaines de pages. En l’occurrence, je me borne à préciser où ils ont été vus la dernière fois, et le reste appartient au mystère des disparitions. Mais les noms seuls évoquent à chaque fois un roman possible. A un moment donné, la fiction, ou sa soeur la poésie, donnent aux faits un retentissement émotionnel comparable à celui du Choeur de la tragédie grecque. C’est cela que j’ai tenté de moduler dans ces pages.

    - A la fin de l’enquête qu’elle a menée avec Sarath, Anil met en accusation ceux qui «nous» on tués dans un rapport explosif qui se trouve immédiatement confisqué. Or, vous identifiez-vous à ce «nous» ?

    - Je ne me le permettrai pas, car j’ai vécu moi-même dans un pays protégé tandis que mes compatriotes s’entretuaient. Simplement, j’ai tenté à me façon de parler au nom de tous ceux qui font partie de ce «nous» et qui ne pourront jamais plus témoigner. Je crois que c’est le rôle de l’écrivain, aussi, d’endosser cette responsabilité. Cette démarche m’a également permis de retrouver mon pays et ses habitants.

    - Quel a été l’accueil de votre livre au Sri Lanka ?

    - La situation actuelle n’est évidemment pas vraiment favorable à la diffusion de la littérature, mais le roman est en voie de traduction et, jusqu’à maintenant, la réception de ceux qui l’ont lu a été favorable.

    - Qu’avez-vous découvert par le truchement de ce livre ?

    - Je savais d’emblée quel thème je voulais traiter, mais je me doutais pas de tous les développements que celui-ci m’amènerait à multiplier. J’ai beaucoup appris, naturellement, sur ce qui s’est réellement passé dans le pays: sur l’état de peur, la torture et les enlèvements. Mes recherches, en outre, m’ont fait découvrir de multiples aspects, ethnographiques ou historiques, culturels ou religieux sur une civilisation souvent méconnu. J’ai rencontré de fascinants personnages, comme celui que j’appelle Palipana, et le travail sur le terrain de nombreux hommes de bonne volonté m’a beaucoup impressionné. Au fur et à mesure de la composition, j’ai enfin développé une méditation sur la violence, les rapports de l’art et de la destinée humaine, la place de l’être humain sur cette planète, le sens de notre vie, qui a fini par imprégner tout le roman et lui donner une portée plus générale.

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  • Bellow supervivant

     

     

    Flash back sur un hommage post mortem, daté de 2005, à Saul Bellow.

    C’est l’un des romanciers majeurs du XXe siècle qui s'est éteint récemment en la personne de Saul Bellow, à l’âge de 89 ans à Brookline (Massachussets), cinq ans après la naissance de sa dernière fille, Naomi, née en 1999 ! Ce nouveau rameau jeté au formidable tronc de la vie et de l’oeuvre du fringant vieillard précédait de peu la parution d’un livre d’une merveilleuse liberté, marquant une fois de plus, dans le mouvement tourbillonnant de la vie, la fusion de l’intelligence et de l’émotion en pleine pâte. L’ouvrage s’intitulait Ravelstein (2002) et parlait de nos fins dernières avec autant de truculence que de gravité, le narrateur (double présumé de Bellow) brossant le portrait de son ami Ravelstein (double du grand humaniste réactionnaire Allan Bloom) en train de mourir du sida. Mélange de roman foisonnant et de débat sur les grandes questions traitées comme en dansant (« Dieu m’apparut très tôt. Il avait la raie au milieu. Je compris que nous étions apparentés parce qu’il avait créé Adam à son image »...), autoportrait « en creux » et déclaration d’« amour vache » à la vie, ce livre dégageant une immense sympathie donnait une belle idée de la constante capacité de l’écrivain à se dépasser et se renouveler sans se renier pour autant, comme l’illustrent les bonds successifs de son oeuvre. Celle-ci ponctue la deuxième moitié du XXe siècle de livres qui fondent, d’une part, le roman juif américain (lequel sera chez Bellow plus américain que juif), et déploient une fresque humaine d’une prodigieuse porosité, nourrie par le milieu populaire d’émigrés juifs dans lequel l’écrivain a passé ses jeunes années, à Chicago. Après deux premiers romans assez sages, L’homme en suspens (1944) et La victime (1953) encore marqués par la vision du “souterrain” de Kafka et Dostoïevski, la première explosion du talent de Bellow s’est manifestée dans Les aventures d’Augie March (1953), biographie épique et rhapsodique d’un orphelin d’origine russe, rappelant Huckleberry Finn en version juive, et qui ressaisit la langue avec une volubilité tentaculaire et une voix sans pareille. En contrepoint, très significatif des antinomies propres à Bellow, suivra le bref et beau roman mélancolique Au jour le jour (1956), dont le protagoniste est un quadra rejeté par son père et en crise existentielle. Nouvelle brusque rupture d’un grinçant comique, ensuite, avec Le faiseur de pluie (1959) et sa dérive africaine d’un milliardaire fuyant son milieu comme un personnage à la Simenon. Après quoi viendra cet autre très grand livre: Herzog (1964), dont le héros concentre en lui toutes les contradictions et figure, selon Philip Roth, « le plus grande création de Bellow, le Leopold Bloom de la littérature américaine », marquant en outre la première plongée de Bellow dans l’océanique réalité du sexe. Roman de formation ramassé sur cinq jours de l’été 64, Herzog est le plus ambitieux et le plus beau, le plus profus des romans de Bellow, très marqué par les sources européenes (notamment de Thomas Mann, Italo Svevo et Robert Musil) mais restant curieusement assez peu lu du public de langue française... Si la reconnaissance du prix Nobel de littérature, en 1976, a consacré l’oeuvre d’un formidable romancier doublé d’un essayiste de haute volée, dont l’esprit critique n’a cessé de s’exercer contre toutes les manifestations du « crétin américain », du maccarthymse de droite au politiquement correct de gauche, la réception de Saul Bellow, en France notamment, demeure en effet sporadique alors que des auteurs de moindre format y sont célébrés. Or, tant par sa substance que par son empathie, l’intelligence anti-académique de sa perception et l’humour shakespearien qui la traverse, l’oeuvre de Saul Bellow, dont on recommandera encore les nouvelles réunies dans Mémoires de Mosby et le petit régal d’insolence d’ Une affinité véritable , reste à redécouvrir après la dernière révérence du vieux rebelle. « Regardez-moi, je vais partout ! Je suis un Christophe Colomb de quartier ! » s’exclamait crânement Augie March. Alors, oublions le quartier clôturé et sécurisé de Bush & Co, pour retrouver l’Amérique généreuse de Saul Bellow !

  • Face à la tragédie



    Amos Oz et le conflit israélo-palestinien. Pour mémoire...

    Dans le premier des trois textes de Comment guérir un fanatique, Amos Oz parle de la nécessité, pour un romancier, de se glisser dans la peau de l’autre. « Chaque matin, écrit-il, je me lève, prends mon café, effectue ma promenade quotidienne dans le désert et m’installe à mon bureau en me demandant ce que je ressentirais si j’étais à la place de mon héroïne ou de l’un de mes protagonistes masculins, ce qui est indispensable avant d’écrire même un simple dialogue: vous vous devez d’être loyal et spontané envers tous les personnages. En paraphrasant D.H. Lawrence, je dirais que pour écrire un roman il faut être capable d’éprouver une demi-douzaine de sentiments et d’opinions contradictoires avec le même degré de conviction, d’intensité et d’énergie. Disons que je suis un peu mieux armé qu’un autre pour comprendre, de mon point de vue de juif israélien, ce que ressent un Palestinien déplacé, un Arabe palestinien dont la patrie est occupée par des « extraterrestres », un colon israélien en Cisjordanie. Mais oui, il m’arrive de me mettre dans la peau de ces ultra-orthodoxes. Ou d’essayer tout au moins »…

    « Je sais d’expérience, écrit Amos Oz, que le conflit entre Juifs et Arabes n’est pas une affaire de bons et de méchants. C’est une tragédie : l’affrontement entre le bien et le bien. Je l’ai dit et répété si souvent que je me suis vu taxé de « traître patenté » par nombre de mes compatriotes juifs israéliens. En même temps, je n’ai jamais réussi non plus à contenter mes amis arabes, sans doute parce que je ne suis pas assez radical à leurs yeux, pas assez pro-palestinien ou pro-arabe ».
    On sait qu’Amos Oz ne s’en est pas tenu à cette « ambiguïté » d’artiste et qu’il a participé, très activement, au mouvement La paix maintenant, jusqu’aux Accords de Genève, qu’il évoque d’ailleurs à la fin de ce livre. A propos de cette action poursuivie depuis 1967, l’écrivain relève précisément: « A la réflexion, je crois que mes positions n’étaient pas tant le fruit de ma connaissance de l’histoire, des thèses arabes ou de l’idéologie palestinienne, que de mon aptitude « professionnelle » à me glisser dans la peau d’autrui. Ce qui ne signifie pas que je défends n’importe quelle opinion, mais que je suis capable d’envisager des points de vue différents du mien ».
    Amos Oz. Comment guérir un fanatique. Traduit de l’anglais par Sylvie Cohen. Gallimard, Arcades, 77p.

  • Dostoïevski ou l'homme ridicule

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    Passion de Fiodor Mikhaïlovicth Dostoïevski.
    C’était un homme absolument ridicule que Fiodor Mihaïlovitch Dostoïevski, et sans doute est-ce pour cela que nous l’aimons tant, plus encore que nous l’admirons. C’est entendu : nous admirons Tourguéniev et nous admirons plus encore Tolstoï. Le premier fut un immense artiste, le second un génie apollinien. Et nous aimons Tchékhov, plus que nous l’admirons. Mais Tchékhov n’est pas ridicule. Rozanov en revanche est ridicule, que nous aimons plus que nous l’admirons. Or Rozanov est un personnage de Dostoïevski et même plus : non seulement il aima la même femme que celui-ci, mais il représente en quelques sorte l’émanation survivante du ridicule dostoïevskien porté à son propre point d’incandescence lyrique.
    medium_Dosto.2.jpgQue Dostoïevski fût ridicule jusqu’à l’absolu, nous l’avions subodoré à le lire, alors même que maintes gloses lui arrangeaient le portrait. Exalté, fuligineux, torturé, pervers, morbide: tant que vous voudrez. Mais ridicule, on n’a pas trop osé le prétendre, sauf l’intempestif Nabokov. Ridicules ses agités personnages: certes. Mais à l’écrivain, la convenance voulait qu’on finît toujours (dans les biographies) par lui tendre un bout de fauteuil pour qu’il se repose de sa dernière crise, ou un bout de couronne de laurier pour la photo pérenne. La foule immense qui se pressait à son enterrement pouvait faire illusion. Cependant la encore le ridicule devait triompher : ses pairs dignes de manier l’encensoir étaient soit à l’étranger (Tourguéniev), soit à la campagne (Tolstoï), soit au chaud pour cause de rhume (Saltykov-Chtchédrine). Le seul qui avait préparé son speech (Maïkov) n’eut pas le temps de s’en fendre. Dostoïevski l’avait échappé belle, comme le Christ coupa à l’équipe sanitaire ou à la cellule de soutien psychologique avant la mise en croix. Loin de le tuer, le ridicule sauva Dostoïevski. De Tourguéniev nous dirons volontiers, comme des rangs d’oignons chauves de l’Académie, qu’il est « immortel ». A Dostoïevski nous devons plus d’égards. Or ceux-ci passeront d’abord par la considération pleine de l’absolutisme de son ridicule.
    medium_Dostoievski.jpgUn livre éclairant nous y aide de façon décisive dont l’auteur, Igor Volguine, a reconstitué La dernière année de Dostoïevski. Pour ridicule que paraisse aussi telle entreprise, précisons d’emblée que le paradoxe est dans les faits : car entre 1880 et 1881 Dostoïevski achève, sous les yeux de la nation, Les Frères Karamazov, tout en atteignant le sommet du ridicule dans sa confrontation avec le siècle et avec le ciel. C’est aussi bien de cela qu’il s’agit tous les jours de ces dernières années de la vie de Fiodor Mikhaïlovitch : du salut de la Russie et des fins dernières de l’humaine engeance.
    Au moment où commence le récit de Volguine, la Russie vibre d’attente impatiente et pense: Constitution. Mais les plus fébriles de ses fils préfèrent à celle-ci l’action dynamitique. Et le pouvoir menacé se défend: seize condamnations à mort pour la seule année 1879. Défendre les terroristes eût été ridicule, argueront les mêmes gens raisonnables qui auront fourré dans le même sac, de nos jours, Karakazov et Baader-Meinhof. Or Dostoïevski se paie le premier ridicule de penser tout autrement. Se disant « socialiste russe » il prend la défense des fils de nihilistes, et certain plan de son roman indique aussi bien que le doux Aliocha aurait pu devenir régicide… Mais chaque attentat contre le tsar poigne Dostoïevski au cœur et à l’âme. Parce qu’en même temps il voit en le tsar le garant d’un Etat à venir qui se confondrait à une nouvelle Eglise. Visées conservatrices banales ? Son attitude envers les chiens de garde Katkov et Pobiendonovstsev prouve le contraire. Parce qu’il ne se range pas du côté de la Volonté du peuple et publie son dernier roman dans une revue de droite, d’aucuns voient en lui un renégat. C’est ne pas déceler le ridicule profond de son attitude qui, de la raison révolutionnaire, a fait le saut dans ce paradoxe à la Tertullien (Credo qui absurdum est) qui postule la plus grande liberté (bien plus réelle, pense-t-il, qu’en démocratie parlementaire) sous le règne du tsar à l’écoute du peuple russe – non pas les fonctionnaires, les intellectuels ou les bourgeois, mais le peuple des « bougerons », les gueux de Platonov, les moujiks de Soljenitsyne, le peuple des humiliés et des offensés assimilé à la seule église vivante, hors les murs et la cléricature. Dans son dernier cahier, Dostoïevski note crânement en parlant du tsar : « Plus il croira en la vérité que le peuple ce sont ses enfants, et plus je serai son serviteur ». Puis d’ajouter, ingénu : « Mais il en met du temps à le croire ! ».
    N’est-ce pas ridicule ? Ce l’est à un point sublime, et c’est pourquoi nous l’aimons tant. Les jeunes filles et les garçons russes le suivaient d’ailleurs à genoux dans cette manière de ridicule Passion. Elles se jetaient à ses pieds, ils rugissaient de ferveur, elles retiraient ses couronnes à Tourguéniev (pseudo-progressiste de salon) pour les disposer sur son front d’ombrageux inspiré. A la fameuse inauguration du monument à Pouchkine, apothéose du ridicule dostoïevskien dont libéraux et réacs ricaneraient les jours suivants, un jeune homme perdit connaissance comme les femmes au pied de la Croix. Plus ridicule tu meurs !
    medium_Soutter160001.JPGMais ne mélangeons pas tout. Le Christ n’est pas ridicule : Il est Christ. Tandis que Dostoïevski est plus ridicule que grand chrétien. Leontiev a beau jeu de le fustiger : le dogmatique Constantin est aussi peu ridicule qu’un pape ou qu’un pope, qui légifèrent et codifient tandis que Dostoïevski vit dans la contradiction et plus encore dans le paradoxe incarné qu’est la vie du poète romancier chrétien socialiste joueur pécheur prophète et tutti quanti. Ridicule Dostoïevski : tout nous porte à le fuir, et nous y revenons. Julien Gracq disait qu’il préférait mille fois la clairière de Tolstoï aux trappes enfumées de Dostoïevski, mais que c’était dans celles-ci qu’il retournait sans cesse se fourrer malgré lui.
    Et de même, à nous replonger dans Le Songe d’un homme ridicule de Fiodor Mikaïlovitch, à revenir à Douce, à les retrouver tous tant qu’ils sont, de Raskolnikov à Muichkine, personnages non moins ridicules que Dostoïevski, de même éprouvons-nous, au bord du gouffre froid de la Raison raisonnable, comme un obscur désir de partager cette folie et ce feu du ridicule absolu de l’amour.
    Igor Volguine. La Dernière année de Dostoïevski. Traduit et annoté parAnne-Marie tatsis- Botton. L’Age d’Homme / De Fallois, 614p.
    Fiodocbabecc7658ea7a3df2f64e7b0f0b6d7.jpgr Dostoïevski. Nouvelles et récits. Traduit et présenté par Bernard Kreuse. L’Age d’Homme, 650p.

    A lire absolument: Dostoïevski, Les années miraculeuses. par Joseph Franck. Actes Sud.

    Image du Christ: Louis Soutter

  • Un effet de réel


      Du romancier et de ses personnages. À propos de L’homme ralenti de J. M. Coetzee et du Complot contre l’Amérique de Philip Roth.
    Dès qu’Elizabeth Costello apparaît dans L’homme ralenti, le dernier roman de J.M. Coetzee, quelque chose se passe de mystérieux et d’également incongru, que le lecteur n’ayant pas lu Elizabeth Costello, le précédent ouvrage du même auteur, peinera probablement à comprendre. Elizabeth Costello est en effet romancière, à la fois célèbre et vieillissante, que l’on a vu vivre et se débattre tout au long de ce roman qu’on pourrait dire par excellence le roman du romancier, et la voici qui se repointe tout à coup dans ce nouveau livre dont tout laisse à supposer qu’elle est elle-même en train de l’écrire, dans sa tête ou pour de bon…
    Marcel Aymé s’était bien amusé déjà, dans Le romancier Martin, l’une des nouvelles de Derrière chez Martin, à confronter un romancier et ses personnages venus lui présenter leurs doléances, mécontents qu’ils étaient du sort qu’il leur réservait.
    Avec J.M. Coetzee, on passe du registre de la malice à celui des reflets retors, voire vertigineux, du réel et de la fiction, avec cette sensation presque physique de voir s’incarner les personnages.
    Or qui est le plus réel, du romancier et de ses personnages ? La question paraît académique, mais elle signale pourtant la vraie réalité de l’art et de la littérature, laquelle est à mes yeux plus réelle que ce qu’on dit le réel. Ainsi, après avoir lu cet autre roman plus-que-réel que figure à mes yeux Le complot contre l’Amérique de Philip Roth, je me dis que plusieurs de ses personnages (à commencer par le père et la mère de Philip, son frénétique cousin Alvin, l’écrabouilleur affairiste Steinheim, le journaliste anti-fasciste  Walter Winchell ou le rabbin « collabo » Bengelsdorf, entre beaucoup d’autres) me semblent plus réels que nombre de vivants que j’ai fréquentés « en réalité »… De la même façon, je ne regrette pas, en somme, de n'être pas ces jours en Suisse où Coetzee se trouve précisément de passage, convaincu que ses livres nous en disent bien plus que lui-même, ainsi qu'il l'a d'ailleurs dit et répété... 

  • Soljénitsyne le patriarche

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    À propos d'Exercices d'exil.

    La vie et l’œuvre d’Alexandre Soljénitsyne (né en 1918) se résument en un double combat : donner voix aux victimes du goulag et démêler les tenants et aboutissants de la révolution russe. Nul écrivain du XXe siècle n’a joué un tel rôle, à la fois éthique et historique. Nul n’a été plus conspué, tant en Russie qu’en Occident. Après Le chêne et le veau (Seuil, 1976) et Le grain tombé entre les meules (Fayard, 1998), le grand écrivain (prix Nobel de littérature 1972) raconte, dans ce troisième volume de son autobiographie littéraire, son exil américain, un voyage en Extrême-Orient et son retour en Russie au printemps 1994.

    C’est entendu : Soljénitsyne n’est pas très « tendance ». Pas vraiment « pluraliste », ce croyant orthodoxe s’affirmant clairement patriote russe. Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur de la parole et de la pensée trempé au fer du combat contre le stalinisme en ses jeunes années, marqué au feu de la guerre et du goulag, avant d’affronter le cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt répercuté dans le monde entier), le déchaînement des chiens de garde du régime. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La maison de Matriona, Le pavillon des cancéreux, Le premier cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage reçus d’anciens détenus. En 1967, le Nobel Cholokhov déclare : « Il faut interdire Soljénitsyne de plume ». Un an plus tard, il fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljénitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février 1974 et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont, aux Etats-Unis, avec sa femme Alia et ses quatre fils.

    Si nous rappelons ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljénitsyne est trop souvent réduite à celle d’une espèce d’ ayatollah hyper-nationaliste, voire fascisant, antisémite de surcroît. Dès ses premières apparitions publiques en Occident, le personnage, absolument entier, divisa. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».

    Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, et s’y vouant avec une incroyable énergie, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit dès le premier long chapitre d’Esquisses d’exils, intitulé La douleur russe et détaillant les tribulations de l’exilé de plus en plus déçu par ses pairs de l’émigration, dont il brosse un tableau tantôt féroce (un Siniavski est sa bête noire, et ne parlons pas des « marioles » de la dernière émigration, style Limonov…) ou plus douloureux quand il s’agit d’un Sakharov. Seuls les écrivains de la terre russe, de Choukchine à Raspoutine, trouvent finalement grâce aux yeux de l’ermite du Vermont, qui n’en ressent que plus douloureusement sa situation de personne déplacée.

    Si « déplacé », le naïf croisé imbu de sa bonne foi, qu’il sera souvent démuni devant les extravagantes attaques, dans les médias et jusque devant les tribunaux, qu’il va subir de la part de journalistes, de biographes en mal de scandale, d’écrivains et autres plaideurs dont le seul but semble de se faire de l’argent en l’attaquant, avec l’aide complaisante d’avocats intéressés. D’une première épouse en mal de vengeance, à tel maniaque de la procédure qui publie des montages pornographiques à son effigie, en passant par l’éditrice-pirate et le reporter « inventant » une interview : tout est bon, jusqu’aux vilenies répandues sur l’usage du Fonds d’aide aux prisonniers, entièrement financé par les droits mondiaux de l’Archipel…


    Dans un triste entretien récent du magazine Lire, Alexandre Zinoviev conspue Soljénitsyne en lui déniant même la qualité d’écrivain. Or c’est en écrivain, justement, en chroniqueur passionné rompu à l’art du portrait que Soljénitsyne nous captive au fil de ces Esquisses d’exil où nous le voyons snober Reagan (qu’il estime un peu trop à notre goût) ou rappeler à Jean Paul II les torts du Vatican envers ses compatriotes, gourmander Boris Eltsine pour ses errances de moins en moins admissibles, faire l’éloge de la vie intime et retirée ou juger une fois de plus l’Occident et, revenu en Russie, déplorer la désastreuse évolution des choses. Seul contre tous, mais sûr d’être en phase avec le bon peuple candide de la vieille Russie éternelle…

    Voyageant au Japon puis en Corée ou remerciant ses hôtes de Cavendish, racontant son roman en chantier ou les premières expériences de ses fistons, visitant l’Autriche ou retrouvant Paris comme une « seconde patrie », Alexandre Soljénitsyne a cœur de tout noter avec le même sérieux qu’il met à remercier le Seigneur de la mission à lui confiée. Formidable lecture, même si le cher patriarche nous donne parfois envie de cligner de l’œil ou même de lui tirer la langue… Mais quel bonhomme, quelle destinée, quel honneur pour la littérature !

    Alexandre Soljénitsyne. Esquisses d’exil. Le grain tombé entre les meules II (1979-1994). Traduit du russe par Françoise Lesourd. Fayard, 702p.

  • Jack London supervivant

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    REDÉCOUVERTE 

    Souvent relégué dans le rayon jeunesse, le grand romancier revit dans une exposition, une biographie et un inédit.
    Un formidable souffle de vie traverse l’œuvre de Jack London de part en part, et cela dès les premières notes jetées par le turbulent jeune homme décidé à rallier en 1894 (il avait 18 ans) l’épique «armée industrielle» de l’autoproclamé général Kelly drainant, à travers les Etats-Unis, direction Washington où elle débarquerait pour le 1er mai, tout ce que le pays comptait de chômeurs et de sans-abri en cette période de première grande crise économique préfigurant celle de 1929. Sans le sou, contraint de « brûler le dur», à savoir voyager sans billet dans le langage des vagabonds, celui qui était devenu le « prince des pilleurs d’huîtres » à bord du Razzle-Dazzle, son premier bateau acquis à 15 ans, allait vivre six mois durant, une première aventure dont il a consigné les péripéties des sept premières semaines, et qui s’achèvera en prison pour vagabondage. Les familiers de son œuvre se rappellent, sans doute, qu’il fera le meilleur usage de cette cuisante expérience dans son dernier grand roman, le plus important avec Martin Eden : intitulé Le vagabond des étoiles et rédigé entre la fin de mars 1913 et 1914, deux ans avant sa mort.
    A propos de ce premier périple, éclairé par un inédit retrouvé aux Etats-Unis par Jennifer Lesieur, qui signe en même temps la première biographie de Jack London en français, celle-là précise:«Six mois sur la route vont révéler Jack London à lui-même, aiguiser son œil et sa pensée. Il en sortira socialiste, humaniste et conteur hors pair, trois composantes fondamentales de sa vie et de son œuvre d’écrivain. De fait, malgré le caractère lapidaire des observations figurant dans ce carnet, la fulgurance de la notation, l’acuité du regard, la chaleur du ton et cette façon de faire immédiatement du roman avec sa vie révèlent, au fil de pages tordante évoquant le cinéma burlesque des mêmes années – notamment avec la course- poursuite sur le train en marche des clandestins et des employés les jetant au fossé… - un talent déjà repéré par les lecteurs du San Francisco Call où avait paru, en 1893, une nouvelle intitulée Un Typhon au large des côtes du Japon, gratifiée d’un premier prix.
    Si la découverte de cet épatant Carnet du trimard, bijou d’édition reliée donnant le texte en version bilingue joliment superposée, vaut déjà la plus chaude recommandation, la parution récente du Jack London de Jennifer Lesieur fait figure d’événement, tant cette biographie équilibre une réhabilitation nécessaire (Jack London est souvent taxé d’auteur mineur aux Etats-Unis), une mise au point honnête (sur les faiblesses réelles de l’œuvre et le pesant racisme de certains ouvrages), et un nouvel éclairage sur le caractère visionnaire, parfois aussi prophétique de l’écrivain qui déclarait dans l’un de ses derniers entretiens : "Vous pouvez vous demander pourquoi je suis pessimiste; je me le demande souvent moi-même. Je possède la chose la plus précieuse au monde: l'amour d'une femme; j'ai de beaux enfants, j'ai beaucoup d'argent, j'ai du succès comme écrivain… Je vois les choses sans passion, scientifiquement, et tout m'apparaît le plus souvent sans espoir(…) »
    Ainsi qu’elle le rappelle dans sa préface, Jennifer Lesieur a déniché l’inédit du trimard grâce à l’entremise de Francis Lacassin, auquel elle rend le plus bel hommage dans sa biographie. De fait ce grand critique-éditeur, passionné de Simenon (lui-même fou de London), a joué un rôle crucial, notamment par la première édition complète en poche 10/18, dans la redécouverte d’un grand écrivain méprisé des « littéraires » et souvent relégué dans le rayon «mineur » des auteurs pour la jeunesse. Si les merveilleux romans d’aventure de Jack London n’ont pas à être rabaissés, la dimension réelle de l’écrivain du rêve américain, « l’un des derniers auteurs de la frontière et l’un des premiers réalistes modernes », note encore Jennifer Lesieur, reste à réévaluer. Cette nouvelle biographie en est la meilleure incitation.


    A lire et à voir
    Œuvres complètes, en poche 10/18, dans la collection Bouquins, en cours chez Phébus.
    805297662.jpg►Jack London. Carnet du trimard. Tallandier, 111p.
    1751099182.jpg►Biographie nouvelle : Jack London, par Jennifer Lesieur. Tallandier, 413p.
    ►Francis Lacassin. Jack London ou l’écriture vécue. Bourgois, 1994
    ►L'exposition du Salon du Livre de Genève propose sur 100m2 de nombreux documents et photographies. Montée par Michel Sandoz et parrainée par Francis Lacassin, elle circulera cette année dans les bibliothèques municipales de Genève.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 29 avril 2008.

  • Dame de coeur et de cran

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    La consécration littéraire suprême du Prix Nobel de littérature rend (enfin!) justice à Doris Lessing.

    C’est une figure majeure de la littérature romanesque anglo-saxonne du XXe siècle qui a été honorée hier avec l’attribution du Prix Nobel de littérature à Doris Lessing, âgée de 87 ans et «nobélisable» depuis des décennies. Le choix a surpris car le nom de Doris Lessing, souvent cité naguère, ne paraissait plus d’actualité alors qu’on donnait pour favoris des auteurs plus «jeunes» tels que l’Américain Philip Roth, le Mexicain Carlos Fuentes, le Péruvien Mario Vargas Llosa, l’Israélien Amos Oz ou le poète français Yves Bonnefoy, notamment. Doris Lessing s’est dite «ravie» autant que surprise «Ça fait 30 ans que ça dure», a-t-elle déclaré. «J’ai remporté tous les prix en Europe, tous ces foutus prix. Cette fois, c’est un flush royal», a-t-elle commenté en usant d’un terme de poker
    Ce franc-parler n’étonne guère dans la bouche de Doris Lessing qui, sous des airs de petite dame au regard doux et intense, dissimule l’énergie indomptable d’une femme qui en a vu de toutes les couleurs avant de publier son premier roman.
    Pétrie de chair et de sang, l’œuvre de Doris Lessing puise en effet sa substance dans une vie engagée à tous les sens du terme. Ainsi la romancière a-t-elle roulé sa bosse de Perse, où elle est née au lendemain de la Grande Guerre (en 1919), en Rhodésie raciste où elle grandit au milieu des plantations de son père (un univers qu’elle décrit notamment dans ses Nouvelles africaines, en passant par Salisbury où elle fit ses premiers pas de jeune fille au pair et Londres où, en 1949, elle émigra avec son fils Peter après deux divorces et maintes tribulations relatées dans les grands cycles romanesques des Enfants de la violence et son chef-d’œuvre, Le carnet d’or.
    Communiste en ses jeunes années, Doris Lessing a partagé les désillusions des militants de sa génération, rompant avec le PC en 1956 lors de l’écrasement de l’insurrection hongroise sans renoncer jamais à son combat contre l’injustice. Au début des années 90, ainsi, elle consacrait un livre-cri à la condition tragique du peuple afghan, dans Le vent emporte nos paroles. Dans La terroriste, en outre, datant de 1985, Doris Lessing avait analysé avec pénétration la dérive d’une jeune femme dans la violence politique sous l’effet d’un ressentiment personnel à caractère névrotique. Plus récemment, après le roman poignant consacré à un rejeton «monstrueux», intitulé Le cinquième enfant, la romancière s’est lancée dans un vaste cycle ressortissant à la science-fiction avec les cinq tomes de sa Canopus in Argos, dans la filiation visionnaire et critique d’un Orwell, où les relations entre hommes et femmes se trouvent réinvesties après les observations pénétrantes nourrissant maintes nouvelles mémorables, L’habitude d’aimer ou Notre amie Judith. La romancière s’est toujours défendue, au reste d’entretenir aucune haine sectaire «En ce qui me concerne, me confiait-elle ainsi en 1990, je suis incapable d’établir des hiérarchies en fonction de ces barrières si artificielles que sont les sexes, les races ou les religions, Ce qui m’importe est la qualité d’un individu, voilà tout!»

    Le Nobel de littérature consacre une Mère courage

    Le comité du Nobel de l’Académie de Stockholm a-t-il fait preuve de gâtisme en décernant son Prix de littérature 2007 à Doris Lessing, romancière anglaise de 87 ans, qui incarne la rébellion humaniste et féministe du XXe siècle alors que nous vivons aujourd’hui, à ce qu’il semble, une nouvelle ère d’expansion mondialisée? Et quel sens, d’ailleurs, peut bien avoir un prix de littérature, dans un univers neuf voué aux avancées de la technologie et de la performance tous azimuts ?

    La crédibilité du Nobel de littérature est-elle avérée du fait que le lauréat «touche» 10 millions de couronnes suédoises (environ 1 million de nos francs)? Absolument pas, et moins encore dans le cas de Doris Lessing, qui s'en bat l’œil (elle me l’a dit). Ce que signifie le prix Nobel de littérature est autrement important: il dit qu’une vieille femme aujourd’hui peut être reconnue pour le caractère vivifiant de ce qu’elle laisse à l’humanité du point de vue de ce qu’elle a vécu, observé, souffert, espéré et magnifiquement exprimé.

    La noblesse du Nobel n’a rien de spécialement suédois ou occidental: elle parie pour un idéal commun des habitants de la planète Terre, toutes traditions confondues. De 1901 à nos jours, les écrivains messieurs ont certes été privilégiés par rapport aux dames, et les pays riches par rapport aux pauvres. N’empêche: voici la Mère courage de partout, qui pourrait être aujourd’hui Birmane, alors même que ses livres sont purs de tout esprit partisan. Doris Lessing incarne l’éthique de la ressemblance humaine, avec autant de réalisme tragique que d’espoir réaffirmé. A celui-ci, puisse le Nobel donner de nouvelles ailes...

  • Voyage au bout de Céline

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    Le Dictionnaire Céline de Philippe Alméras

    Si l'œuvre de Louis-Ferdinand Céline figure désormais dans la Bibliothèque de la Pléiade, où ses pamphlets scandaleux seront également réédités, l'écrivain reste un maudit de la littérature contemporaine, à juste titre. Loin de disculper l'antisémite et le collabo, l'auteur du Dictionnaire Céline fournit toutes les pièces nécessaires à un jugement en connaissance de cause.
    Une contorsion a longtemps prévalu dans l'approche et la lecture de Céline, consistant à reconnaître le génie de l'auteur du Voyage au bout de la nuit, qui rata de peu le Goncourt en 1938, et le savoureux chroniqueur d'une enfance de Mort à crédit, pour mieux rejeter l'ignoble pamphlétaire de Bagatelles pour un massacre, appelant à la haine raciale et à la liquidation des juifs en train de se concrétiser en Allemagne nazie. Cette position dualiste se compliqua nettement à l'égard des livres parus après la guerre, où la malédiction frappant l'ex-collabo revenu de sa fuite et de sa captivité au Danemark, n'empêcha pas l'écrivain de composer des ouvrages aussi importants sinon plus que le Voyage, chroniques d'une déglingue apocalyptique et chefsd'œuvre de prose tels D'un château l'autre, Nord, Féerie pour une autre fois ou
    Guignol's band.
    Alors même que l'écrivain, rescapé d'une exécution probable (un Brasillach n'y coupa pas, qui fut moins violent que lui et bien plus digne humainement parlant), s' ingéniait à réécrire son histoire avec autant de mauvaise foi que de rouerie inventive, les céliniens en nombre croissant se voyaient soupçonnés d'antisémitisme larvé s' ils ne se dédouanaient pas en invoquant le « délire » ou la « folie » de l'intempestif, comme s'y employait sa veuve Lucette Almanzor, accréditant elle-même la thèse de la folie de son cher Louis et bloquant la réédition des pamphlets.
    Or, au fil des années, la publication de divers documents plus ou moins révélateurs ou accablants auront contribué à dévoiler le personnage dans sa complexité tordue, dont la créativité est inséparable de la paranoïa, la verve souvent nourrie par l'abjection, la lucidité aiguisée par une angoisse pascalienne ou une plus triviale trouille de couard. Oui, ce merveilleux orfèvre de la langue était à la fois un sale type (mais certes pas que cela), un ingrat mordant la main qui le nourrissait, un rapiat obsédé par son or, un délateur et un faux jeton en amitié, notamment. On peut certes, alors, choisir de ne pas le lire en se fondant sur ces jugements moraux, mais le lisant il faut tout lire de lui, n'était-ce que pour saisir d'où il vient et où il va.

    medium_Celine4.jpgC'est du moins le parti de Philippe Alméras qui, travaillant sur Céline depuis quarante ans, comme un Henri Godard (responsable de l'édition en Pléiade) estime que Céline et son œuvre sont indivisibles et doivent être pris pour tels sans souci constant de les excuser ou de s' excuser d'y prendre de l'intérêt. Loin de s' en laisser conter par Céline, Alméras, auteur de la seule biographie de Céline non autorisée (Céline entre haines et passion, Laffont 1994) est d'autant plus crédible qu' il récuse autant la fascination mimétique des uns (très fréquente avec cet auteur, comme avec un Thomas Bernhard) que l'inquisition réductrice des autres.
    Comme un labyrinthe
    Le bon usage de ce Dictionnaire Céline, précisons-le d'emblée, suppose une certaine connaissance préalable de l'œuvre et du parcours de l'écrivain, auxquels chaque article se rattache comme la digression d'un immense roman fourmillant de personnamedium_Celine_kuffer_v1_.jpgges historiques ou imaginés par l'écrivain.
    A la lettre A, par exemple, sont traités notamment Abetz (célèbre ambassadeur allemand à Paris chargé des relations avec les écrivains), Afrique (le périple de 1916 qui le dégoûte du vin et l'accroche à l'écriture), A l'agité du bocal (son règlement de comptes légendaire avec Sartre), Allemagne (« pays maudit funeste »… en 1948), Amour (« c'est l'infini à la portée des caniches », Animaux (qu' il aura préféré à la plupart des humains), Arletty (sa chère amie), Arrestation (un récit héroïque mais démenti par Alméras), Audiard (qui rêvait d'adapter le Voyage avec Belmondo en Bardamu), Avocats (« rigolos au salon, sinistres à l'aube, inutiles à l'audience »), etc.
    Ainsi se déploie une sorte de tapisserie-palimpseste aux multiples fils et ramifications, relevant à la fois de la chronique individuelle et du tableau d'époque.
    Que de la musique ...
    Au fil d'un prodigieux travail de recoupement, assorti de commentaires toujours vivants, souvent piquants, combinant témoignages et compilations, extraits de lettres ou coupures de presse, éléments de reportages ou extraits d'études, citations innombrables donnant au livre sa palpitation, Philippe Alméras nous propose à la fois une cartographie de l'univers célinien et un jeu de piste sur les traces du Dr Destouches (dont toutes les adresses sont répertoriées !), une analyse éclatée de l'œuvre, un « Who's who » de l'Occupation et de l'Epuration, un portrait en mouvement de l'homme en prise avec son époque et ses semblables. Y voisinent en outre un aperçu passionnant de l'accueil critique réservé à un auteur jouant toujours les victimes et dénigrant tout autre que lui ou presque, une exploration du laboratoire de l'écrivain au travail, un aperçu du méli-mélo de ses jugements balancés à tout-va et de ses positions plus ancrées de Celte, d'hygiéniste, de païen conchiant la décadence, de prophète vitupérant la religion, de dynamiteur du langage obsédé par la palpite du verbe réduit à sa seule musique: « Vous me prenez pour une femme ? Avec des opinions ? Je n'ai pas d'opinions. L'eau n'a pas d'opinions »…
    Philippe Alméras. Dictionnaire C éline. Plon, 879 pp.


    medium_Celine5.2.jpgAbécédaire célinien

    AU-DELÀ « Je ne voudrais pas te désobliger mais je t' avoue ne point donner de pensées aux problèmes d'au-delà. L'humanité que j'ai soufferte et que je souffre me dégoûte trop, je l'ai trop en haine pour lui désirer autre chose que des asticots et éternellement. » (Au Dr Camus, 7 juin 1948)
    ARYEN « Quel est l'animal, je vous demande, de nos jours, plus sot ? plus épais qu'un Aryen ?»
    CHINOIS « Quand les Chinois vont venir, ils vont être bien étonnés de voir ces êtres partout à la fois en meme temps, à l'hôpital, au bordel, sur les Alpes, au fond de la mer et sur les nuages. » (A Roger Nimier)
    ÉCRIRE « Je trouve d'abord la posture grotesque — ce type accroupi comme un chiot. Quelle stupidité ! Ignoble. Je ne m'en excepte pas. Loin de se presser le ciboulot, d'en faire sortir ses « chères pensées »! Quelle vanité !»
    JUIFS « Les juifs, racialement, sont des monstres, des hybrides loupés, tiraillés, qui doivent disparaître. »
    (L'Ecole des cadavres)
    MEIN KAMPF « Aucune gêne à vous avouer que je n'ai jamais lu Mein Kampf ! Tout ce que pensent ou racontent ou écrivent les Allemands m'assomme. » (A Milton Hindus, en 1947) Mais Philippe Alméras précise: « S'agissant de celui qui avait tenté d'établir le Reich millénaire et avec lequel il avait tant de points communs et quelques convictions, Céline a parcouru toute la gamme des positions possibles. Il est passé de la révérence au suprême mépris. »
    RACE «La race, ce que t' appelles comme ça, c'est seulement ce grand ramassis de miteux dans mon genre, chassieux, puceux, transis, qui ont échoué ici poursuivis par la faim, la peste, les tumeurs et le froid, venus vaincus des quatre coins du monde. Ils ne pouvaient pas aller plus loin à cause de la mer. C'est ça la France et puis c'est ça les Français. » (Voyage au bout de la nuit)
    RAMUZ « Que lira-t-on en l'an 2000 ? Plus guère que Barbusse, Paul Morand, Ramuz et moi-même il me semble. » (Lettre au Magot solitaire, 1949)
    SEXE « L'intromission d'un bout de barbaque dans un pertuis de barbaque, j'ai jamais vu là que du grotesque — et cette gymnastique d'amour, cette minuscule épilepsie. Quels flaflas !» (A Albert Paraz, 1951)
    VIEILLIR « Il faut vieillir tôt ou mourir jeune. »

  • Rozanov

     

    Un génie paradoxal 
               
               L’oeuvre immense de Vassily Rozanov reste encore méconnue de beaucoup, en dépit de la publication, à L’Age d’Homme, des Feuilles tombées , constituant certainement son ouvrage le plus représentatif pour une première approche. Collage de notations semblant captées à fleur de sensation ou de pensée, demi-soupirs ou rêveries d’une intimité qui scandalisa souvent à l’époque, ces bribes d’un murmure ininterrompu et souvent localisées au moment de leur surgissement (sur une quittance de la poste, en attendant mon tour à confesse, en m’occupant de choses et d’autres, sur un transparent, sur une semelle, à la clinique, la nuit en m’endormant, etc.) constituent la part la plus originale de l’écriture rozanovienne, qu’on pourrait dire en deça ou au-delà de toute littérature. Lui qui se considérait comme le dernier des écrivains, nous apparaît aujourd’hui comme le premier sourcier d’une littérature libérée de tous les carcans, où tous les genres se mêlent dans le flux des voix, carnet journalier et pamphlet, dialogue de théâtre quotidien et critique sociale, méditation pascalienne et croquis de moeurs, tableaux de la vie privée, correspondance ou esquisse de roman, invectives ou billets doux...
                Plus de trente ans après la parution de La Face sombre du Christ chez Gallimard, introduit par une magnifique préface de Joseph Czapski, et dans la foulée des autres traductions de Jacques Michaut à L’Age d’Homme (Esseulement et L’Apocalypse de notre temps) un nouveau titre, Les motifs orientaux, vient de paraître, où Rozanov, à la fin de sa vie, s’abreuve à la source de l’Égypte ancienne. (JLK)           
            
             Vassily Rozanov (1856-1919) est peu connu en Russie et presque inconnu chez nous. Pourtant ses écrits passionnèrent les milieux intellectuels de la période pré-révolutionnaire. Biély, Berdiaev, Chestov, Florenski saluèrent son génie. Il commença comme la plus douce brebis du troupeau slavophile, conservateur, respectueux des autorités constituées, surtout des trois principes russes intangibles: autocratie, orthodoxie, nationalisme. Il semblait qu’il n’y eût pas d’homme plus scrupuleux que lui à vivre dans la tradition et à suivre les chemins battus. Pourtant il est allé à des excès de révolte dont les révolutionnaires n’ont pas idée.
             L’oeuvre de Rozanov se présente sous forme d’essais traitant de sujets variés: philosophie, religion, politique, art. Il se passionne surtout pour les problèmes de la religion et du sexe. «La douleur pour la vie est plus puissante que l’intérêt pour la vie, c’est pourquoi la religion vaincra toujours la philosophie», dit-il. Le thème essentiel de son oeuvre est l’opposition de la religion chrétienne et des religions antiques, et surtout de l’Ancien Testament et du Nouveau. Cette opposition a constitué le drame personnel de son existence. Rozanov est un fidèle de l’église orthodoxe. Il chérit en elle tout ce qui la relie à la réalité la plus intime de la vie familiale. Il ne se sent vraiment au chaud, dans son ambiance, que dans les milieux traditionnels strictement orthodoxes et conservateurs, mais en même temps, au fil des années, Rozanov, met de plus en plus en doute ce qu’il considère comme l’essence propre du christianisme. ll défend avec acharnement, contre la religion chrétienne, les valeurs du monde charnel, jamais dans le sens romantique de la passion, de la fièvre ou de la révolte, mais dans le sens de la famille et de la procréation. La famille, sa mystique chaleur animale, la chambre à coucher des époux avec ses lampes et ses icônes bénies: c’est là son lieu, son nid, son paradis. Il disait préférer un cierge à Dieu, car le cierge est concret et qu’on peut le toucher, alors que Dieu est abstrait. Il se sentait à l’aise quand il avait plusieurs prêtres à dîner et qu’un énorme poisson était servi sur la table. Il avait froid loin de ses ecclésiastiques qui, eux, ne comprenaient rien à sa problématique.
             Avant tout, il faut comprendre que la lutte de Rozanov contre le Christ n’a pas de précédent dans tout le christianisme. Jusqu’ici, les reniements du Christ avaient pour cause soit le satanisme, soit le rationalisme, révolte de la raison humaine contre la folie de la Croix. Dans l’apostasie de Rozanov, il n’y a rien de cela. Ce qui le séduit le plus, c’est le retour au paradis perdu, à cette innocence d’enfant qui ne connaît pas le mal. Tout est bon, point de mal: voilà ce qu’il aurait voulu croire. Quand Rozanov parle de la sexualité, il pense toujours à l’Ancien Testament. L’attraction sexuelle hors du mariage et de la famille l’épouvante et le scandalise. Selon lui, l’essence de l’Ancien Testament, c’est l’approbation de la sexualité comme agent de procréation. L’essence du Nouveau Testament, c’est la condamnation de la sexualité. Si Rozanov attaque le christianisme, ce n’est pas seulement parce que le christianisme est hostile au sexe, et qu’il a mis au faîte de ses valeurs la virginité et le célibat, mais c’est aussi parce que le christianisme, répandant dans le monde l’idée du ciel, du bonheur éternel et de l’enfer, oblige l’homme à choisir entre les deux. Le Christ a créé le drame humain. Il nous a jetés dans une aventure que les hommes d’avant l’Incarnation ont à peine pressenti. Les chrétiens qui veulent accorder leur religion avec l’amour de la vie et de la terre sont pour Rozanov des gens qui ne savent pas ce qu’ils font. Seuls les hommes prêts à sacrifier tout ce qui est terrestre et charnel sont des chrétiens véritables. «Seul un regard distrait sur le Christ permet de s’adonner à la politique, à l’art, à la science, de fonder une famille. Gogol a regardé attentivement le Christ, il a jeté la plume et il est mort: et le monde, à mesure qu’il regarde plus attentivement le Christ, délaisse ses affaires et meurt, et c’est ainsi que le monde se mit à sombrer autour du Christ. Ce fut le déluge sur toutes les valeurs du passé. Ils ont fait naufrage, les dieux, les Jéhovah, les Diane,  face à la nuée des idéaux célestes».
             L’humanité a été séduite par quelque chose de plus brillant que les vrais biens, elle a pris la fièvre de l’âme pour se facultés. On a vidé le pâté de sa farce, crie Rozanov, et tout s’écroule: trône, autel, Russie. Qu’a-t-on mis à la place ? Des lys (= des bons sentiments) et de la rhétorique. Les lys, c’est bien, mais l’homme, c’est mieux, pense Rozanov. L’homme, c’est-à-dire  l’homme simple, à son image, ancré dans la vie et d’un égoïsme banal, avec ses taches et ses imperfections, sensible aux choses communes et agréables de la vie: un bon repas, l’amitié, un coin de jadis, un cierge qui brûle, la prière.
             Le christianisme  a vidé le pâté de sa farce. La farce, c’est le vieil Israël. «Par sa culture, écrit Rozanov, le juif est le premier dans une Europe grossière qui ne comprend rien à l’humanité au-delà du socialisme. Le juif a connu les soupirs de Job, la chanson de Ruth et le cantique de Déborah». -  «Contre le Fils, il défend le temple, la Cité, la Famille. Au-delà, c’est le mal, le froid, l’orgueil, l’Empire. Aimer, c’est aimer à l’intérieur de la famille; le sexe est saint, la semence est sainte, c’est la marque du Père». - «Le Fils est venu détruire l’oeuvre du Père. «Pourquoi ? Pourquoi as-Tu dit: «Mon Père et moi ne sommes qu’un ?». Non seulement vous n’êtes pas un , mais Tu marches contre lui. Tu as agi comme Saturne avec Uranus. Tu es tout entier horrible». - «Tout ce qui est du Père est abondance et fruit, tout ce qui est du Fils est inquiétude et tourment. Chercher le Père, c’est chercher l’air respirable, la chaleur du nid». - «Il y a plus de théologie, plus de ciel dans le taureau qui monte sur la vache que dans l’Évangile, livre religieusement froid, libre de sentiment amoureux, de soupirs, d’épanchements...»
             Le christianisme a divisé l’homme contre lui-même, il l’a éloigné des sources de vie, il a développé en lui les poisons de l’introspection, du scepticisme, de l’abstraction. Avec toute sa science l’homme est devenu un animal triste.
             Et pourtant,luttant contre le Christ, Rozanov ne cesse de se sentir dans l’étreinte de Dieu, qui est sa joie et sa douleur. Un monde sans prière lui paraît irrespirable. «Extrayez pour ainsi dire la prière de l’essence de l’univers, faites en sorte que ma langue, mon esprit, mon intelligence en désapprennent les paroles, je fuirais ma maison les yeux hors de la tête... sans la prière tout est démence et horreur... on comprend cela quand on pleure, comment l’expliquer à celui qui ne pleure pas, qui n’a jamais pleuré ? Il ne comprend rien: tant de gens ne versent jamais de larmes».
             Après une visite qu’il a faite dans une église, Rozanov décrit  une femme qui pleurait, agenouillée devant une icône miraculeuse de la Vierge. Lorsqu’elle fut partie, Rozanov vit à l’endroit où elle s’était agenouillée une petite flaque de larmes. Il s’agenouilla à la même place qu’elle et baisa ces pleurs à la dérobée. «Si même quelqu’un n’aimait pas Dieu, comment pourrait-il ne pas aimer cet amour de Dieu ».
             Cependant, même lorsque s’éveille en lui la soif ardente de l’immortalité, il ne la lie jamais à l’idée du péché, de la récompense ou du châtiment. Il n’admet pas l’idée qu’un Dieu sévère puisse condamner l’homme. le fondement des liens de Rozanov avec le monde est une tendre tristesse. «Je ne suis pas ennemi de la morale, écrit-il dans les Feuilles tombées,son plus beau livre peut-être, mais elle se décolle lorsque sur la demande de quelqu’un j’essaie d’y réfléchir. Je ne suis pas un si grand scélérat que de songer à la morale. Un million d’années s’est écoulé avant que mon âme fût autorisée à courir le monde, lui dirai-je maintenant : ne t’oublie pas, ma petite âme amuse-toi selon la morale ? Non, je lui dirai: promène-toi, amuse-toi, comme le coeur t’en dit, et, le soir venu, tu t’en iras vers Dieu». On pense à ces lignes de Baudelaire: «Je n’ai pas de convictions comme l’entendent les gens de mon siècle, parce que je n’ai pas d’ambition. Il n’y a pas de base en moi pour une conviction. Cependant j’ai quelques convictions, dans un sens plus élevé, et qui ne peut pas être compris par les gens de mon temps».
             Cet homme indifférent à la morale vit pourtant dans un ravissement perpétuel devant la beauté morale de quelques êtres qu’il admire. Ce ne sont jamais les grands hommes, qu’il tourne en dérision. «A tous les grands hommes, j’arracherais le nez avec les dents. D’après moi, Nadia, notre bonne, est bien plus grande que Napoléon, si modeste, si gentille... Napoléon n’intéresse absolument personne. Napoléon n’intéresse que les mauvaises gens».
             Et toujours l’homme comptait pour lui, jamais l’humanité; mais un homme de chair et de sang, avec ses défauts, ses faiblesses, ses vices, plus intéressants que des vertus, et surtout sa douleur silencieuse et cachée. Il était passionnément curieux de la vie intime de chacun, indépendamment de telle ou telle conviction. Tout ce qui concernait de vastes organismes sociaux ou politiques lui était terriblement antipathique, lui semblait même maléfique.  Aucune parcelle de sa force ne va à la lutte contre la bête, au dressage de soi-même. «Nous n’aimons pas par la pensée, nous pensons par l’amour, écrit-il; même dans la pensée, c’est le coeur qui est premier». Et ailleurs: «Les machines se briseront, les rails se rompront, mais le fait qu’un homme pleure à la seule menace d’une séparation définitive ne se rompra jamais. Jetez le fer, c’est de la toile d’araignée. Le fer véritable, ce sont les larmes et les soupirs».
             Vers la fin de sa vie, Rozanov écrira: «ce qui me tient le plus à coeur, aujourd’hui, ce sont les Égyptiens... Jamais les Grecs et les Romains ne m’ont attiré; quant aux juifs, ils ne m’ont attiré que parce qu’ils portaient en eux la marque de l’Égypte. C’est l’Égypte qui est la racine de toute chose. Elle a donné à l’humanité la première religion naturelle de la Paternité... elle a enseigné aux hommes la prière, elle leur a transmis le secret de la prière, le secret du psaume... mais les enfants ingrats ont oublié leur Père.
             Rozanov, c’est le langage parlé, le langage de l’émotion. On peut se chauffer à lui, c’est quelqu’un qui excite et console à la fois comme Bloy. Car l’âme a toujours froid, est toujours triste. Clairière, ai-je dit en commençant. Les livres de Rozanov, dans notre monde convulsionné, tordu par la politique et vidé de religion et de piété, nous sont une consolation. Qui, d’âme douce, peut lire sans frémissement ces lignes: "Le mystère de l’Univers tient au fait qu’il n’est pas bon mais tendre. Le bien est une abstraction, un devoir. Le devoir finit toujours par ennuyer. Qu’il me soit doux à moi-même de répandre de la douceur,  c’est la que réside le mystère du monde».
      (Gérard Joulié, Le Passe-Muraille)