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Soljénitsyne le patriarche

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À propos d'Exercices d'exil.

La vie et l’œuvre d’Alexandre Soljénitsyne (né en 1918) se résument en un double combat : donner voix aux victimes du goulag et démêler les tenants et aboutissants de la révolution russe. Nul écrivain du XXe siècle n’a joué un tel rôle, à la fois éthique et historique. Nul n’a été plus conspué, tant en Russie qu’en Occident. Après Le chêne et le veau (Seuil, 1976) et Le grain tombé entre les meules (Fayard, 1998), le grand écrivain (prix Nobel de littérature 1972) raconte, dans ce troisième volume de son autobiographie littéraire, son exil américain, un voyage en Extrême-Orient et son retour en Russie au printemps 1994.

C’est entendu : Soljénitsyne n’est pas très « tendance ». Pas vraiment « pluraliste », ce croyant orthodoxe s’affirmant clairement patriote russe. Rien de l’aimable littérateur chez ce lutteur de la parole et de la pensée trempé au fer du combat contre le stalinisme en ses jeunes années, marqué au feu de la guerre et du goulag, avant d’affronter le cancer et, dès ses premiers livres (Une journée d’Ivan Denissovitch paraît en 1962, aussitôt répercuté dans le monde entier), le déchaînement des chiens de garde du régime. Dix ans durant, sans cesse en butte au KGB, rusant comme un stratège, il poursuivra son œuvre de romancier (La maison de Matriona, Le pavillon des cancéreux, Le premier cercle) tout en construisant l’extraordinaire cathédrale vocale de L’Archipel du goulag, fondée sur les milliers de témoignage reçus d’anciens détenus. En 1967, le Nobel Cholokhov déclare : « Il faut interdire Soljénitsyne de plume ». Un an plus tard, il fera passer en Occident le microfilm de L’Archipel, mais ne donnera l’ordre de le publier qu’en 1973, après le suicide de sa secrétaire arrêtée par le KGB. La campagne anti-Soljénitsyne atteindra, en 1974, une violence inouïe. Incarcéré le 13 février 1974 et déchu de sa citoyenneté, il entrera en exil par l’Allemagne et la Suisse, avant de s’installer au milieu d’une forêt du Vermont, aux Etats-Unis, avec sa femme Alia et ses quatre fils.

Si nous rappelons ces faits, pas tous connus des jeunes générations, c’est que l’image de Soljénitsyne est trop souvent réduite à celle d’une espèce d’ ayatollah hyper-nationaliste, voire fascisant, antisémite de surcroît. Dès ses premières apparitions publiques en Occident, le personnage, absolument entier, divisa. A son propos, on pourrait rappeler ce que Tchekhov disait de Tolstoï : « Les grands sages sont tyranniques comme des généraux, tout aussi impolis et indélicats, car assurés de l’impunité ».

Or c’est ce sentiment d’impunité, précisément, de l’homme convaincu d’incarner une cause le dépassant infiniment, et s’y vouant avec une incroyable énergie, secondé par une non moins increvable épouse, qui saisit dès le premier long chapitre d’Esquisses d’exils, intitulé La douleur russe et détaillant les tribulations de l’exilé de plus en plus déçu par ses pairs de l’émigration, dont il brosse un tableau tantôt féroce (un Siniavski est sa bête noire, et ne parlons pas des « marioles » de la dernière émigration, style Limonov…) ou plus douloureux quand il s’agit d’un Sakharov. Seuls les écrivains de la terre russe, de Choukchine à Raspoutine, trouvent finalement grâce aux yeux de l’ermite du Vermont, qui n’en ressent que plus douloureusement sa situation de personne déplacée.

Si « déplacé », le naïf croisé imbu de sa bonne foi, qu’il sera souvent démuni devant les extravagantes attaques, dans les médias et jusque devant les tribunaux, qu’il va subir de la part de journalistes, de biographes en mal de scandale, d’écrivains et autres plaideurs dont le seul but semble de se faire de l’argent en l’attaquant, avec l’aide complaisante d’avocats intéressés. D’une première épouse en mal de vengeance, à tel maniaque de la procédure qui publie des montages pornographiques à son effigie, en passant par l’éditrice-pirate et le reporter « inventant » une interview : tout est bon, jusqu’aux vilenies répandues sur l’usage du Fonds d’aide aux prisonniers, entièrement financé par les droits mondiaux de l’Archipel…


Dans un triste entretien récent du magazine Lire, Alexandre Zinoviev conspue Soljénitsyne en lui déniant même la qualité d’écrivain. Or c’est en écrivain, justement, en chroniqueur passionné rompu à l’art du portrait que Soljénitsyne nous captive au fil de ces Esquisses d’exil où nous le voyons snober Reagan (qu’il estime un peu trop à notre goût) ou rappeler à Jean Paul II les torts du Vatican envers ses compatriotes, gourmander Boris Eltsine pour ses errances de moins en moins admissibles, faire l’éloge de la vie intime et retirée ou juger une fois de plus l’Occident et, revenu en Russie, déplorer la désastreuse évolution des choses. Seul contre tous, mais sûr d’être en phase avec le bon peuple candide de la vieille Russie éternelle…

Voyageant au Japon puis en Corée ou remerciant ses hôtes de Cavendish, racontant son roman en chantier ou les premières expériences de ses fistons, visitant l’Autriche ou retrouvant Paris comme une « seconde patrie », Alexandre Soljénitsyne a cœur de tout noter avec le même sérieux qu’il met à remercier le Seigneur de la mission à lui confiée. Formidable lecture, même si le cher patriarche nous donne parfois envie de cligner de l’œil ou même de lui tirer la langue… Mais quel bonhomme, quelle destinée, quel honneur pour la littérature !

Alexandre Soljénitsyne. Esquisses d’exil. Le grain tombé entre les meules II (1979-1994). Traduit du russe par Françoise Lesourd. Fayard, 702p.

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