Le livre d’artiste en ses échappées. Une monumentale anthologie, richement illustrée et documentée, recense un genre mal défini mais qui fut très vivant en Suisse romande.
Un extraordinaire objet, marquant la fusion d’un poème solaire fulgurant et d’une peinture de deux mètres de haut, vit le jour en 1913 après la rencontre, à Paris, de Blaise Cendrars et Sonia Delaunay. Cette création mythique de la Prose du Transsibérien, figurant le «premier livre simultané » et qui suscita polémique et sarcasmes à sa parution, apparaît aujourd’hui comme un exemple idéal du «livre d’artiste», même s’il n’a pas été conçu comme tel. Du moins sa tentative d’établir de multiples échos entre mots et couleurs, formes et sons (un tel « livre » devait être lu à haute voix sur les toits…), et sa conception éditoriale, artisanale et marginale, en font-elles un objet «libéré» des contraintes et des catégories ordinaires.
Cette notion de « liberté » est évidemment relative, s’agissant d’un genre où les modes et l’argent ont joué un rôle non négligeable, mais c’est pourtant elle qui est revendiquée pour le titre du Livre libre, aussi improbable que sont variées les définitions du « livre d’artiste », par les initiateurs de cet énorme ouvrage (390 pages très richement illustrées, pesant près de 3 kilos…) qui recense les multiples aspects et avatars du livre d’artiste, de 1883 à 2010.
Trésors de l’édition romande
La mémoire défaillante des temps qui courent fait que, trop souvent, l’on oublie que notre pays, dès la Réforme mais plus encore au XVIIIe et au XXe siècle, fut un foyer d’édition de rayonnement européen. Avec des éditeurs « esthètes » de la qualité d’un Skira ou d’un Mermod, entre autres, l’édition d’art, en phase avec une tradition vivace de collectionneurs fortunés, mais aussi avec une longue généalogie d’imprimeurs et de typographes, a nourri un terreau richissime où le livre d’artiste allait en somme de soi. Mais libre ?
Entre « initiés » et sauvages
Frédéric Pajak, fils d’artiste et écrivain, inventeur d’un nouveau genre de littérature (entre essais et bios illustrées), a découvert avec son père, à quinze ans, à Saint-Prex, ce qu’était un atelier vivant où des graveurs et des poètes dialoguaient. Plus tard, Jacques Chessex, avec Pietro Sarto, « vivra» le livre d’artiste. D’une autre façon, Charles-Albert Cingria composa des textes à partir de dessins d’Auberjonois, et Géa Augsbourg, dont nous découvrons ici d’intéressantes vignettes érotiques, enlumina les textes de Cingria de façon incomparable.
Or ce qui émerveille ici, à l’écart de toutes les définitions, est qu’Yves Peyré, spécialiste du livre d’artistes français, rende hommage à Louis Soutter, génial artiste « maudit » en nos murs et qui accomplit tout seul son « livre d’artiste » - plus libre tu meurs…
Ainsi que le précise Frédéric Pajak en introduction, cette anthologie est offerte à la mémoire de Bernard Blatter, ancien directeur du Musée Jenisch, qui fut lui aussi un passeur entre les arts. Avec son franc-parler, Pajak rappelle bien le côté « élitaire », voire chichiteux du livre d’artiste, vache à lait de pas mal de poètes-artistes. Dans la foulée, et malgré le travail appréciable de l’association Art & Fiction, à Lausanne, on notera la dégringolade inventive du livre en ses occurrences actuelles, à quelques exceptions près. À croire que le livre d’artiste reste à libérer…
Le Livre libre. Essai sur le livre d’artiste. Textes de Frédéric Pajak, Paul Nizon, Rainer Michael Mason, Françoise Jaunin, Le Corbusier, Yves Peyré, Dominique Radrizzani, Walter Tschopp, etc.
Editions Buchet- Chastel, coll. Les Cahiers dessinés, 390p. 2010.