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Christiane Singer

  • Un envoûtant théâtre d’ombres

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    Unknown-3.jpegSur Les écorchés vifs de Nicola Barker

    Wide open. Grand ouvert. Comme l’horizon. Ou comme le vide. Comme un large regard. Comme une plage déserte ou un ciel nocturne sillonné d’autoroutes vrombissantes ou de silencieux satellites. Comme l’entonnoir d’un cœur ou d’une âme. Wide open : tel est le titre anglais de ce livre béant, énigmatique et fascinant.
    On traverse Les écorchés vifs comme un grand rêve éveillé que baigne une lumière crépusculaire. Cela commence sur un pont d’autoroute où deux hommes, tous deux prénommés Ronny, se rencontrent sans savoir qu’un lien secret les attache ; puis l’essentiel du roman se déroule sur le bord d’un chenal, en l’île de Sheppey où voisinent une plage de nudistes et une zone de bungalows préfabriqués, des dunes où se terrent des lapins noirs et un élevage biologique de sangliers. C’est ce « coin désert », ce « paysage lunaire » évoquant les landes désolées de Beckett que hante une étrange humanité de vieux enfants perdus. Il y a là le premier Ronny, fils du malfaisant « grand Ron », du genre ogre pédophile – Ronny qui va devenir Jim lorsque l’autre Ronny (Jim de son vrai nom, squatter errant) s’installera chez lui. Il y a Sara, qui s’occupe de l’élevage de sangliers en l’absence du père, et sa fille Lily, la mal-aimée qu’attire la monstruosité animale, persuadée que «la nature est un véritable tyran ». Il y a Luke le porno-photographe, qui se livre à des jeux étranges à partir d’images de corps morcelés, et plus tard apparaîtra Nathan frère du premier Ronny-Jim, en affaires avec Jim-Ronny, qui s’intéresse à l’obscène message présumé d’un Christ d’Antonello de Messine...
    Compliqué tout cela ? Bien plutôt : immergé en de mystérieuses ténèbres, et se dévoilant progressivement comme une trame de roman noir ou comme un drame à la Faulkner, à la fois très physique et diffusant comme des ondes d'inquiétude métaphysique. De fait, et à l’exclusion de toute explication factuelle rassurante, le dénouement de ce roman renvoie le lecteur dans le « monde malade » dont il constitue la projection poétique, tout en offrant une forme de paix à chacun des protagonistes. Au regard de surface, l’univers de Nicola Barker paraît absurde et désaxé. Or cette méditation incarnée sur le Mal aboutit à une forme non lénifiante de pardon.
    Qui sont ces personnages ? Que leur est-il arrivé au juste ? D’où viennent-ils et à quoi rime au juste leur existence ? Tous, en l’occurrence, sont marqués par une forme de malédiction, à commencer par les deux Ronny, dont on pourrait penser parfois qu’ils ne forment qu’une personne à deux faces. La figure inquiétante du père de Ronny, violeur d’enfants, dépasse de loin les dimensions de l’anecdote pour étendre son ombre maléfique, qui rejoint celle des pères (absents) des deux jeunes personnages féminins.
    Si la filiation est entachée, la représentation de soi n’est pas moins problématique ou faussée, à commencer par l’image de son propre corps (que Sara photographie sous toutes les coutures pour mieux se « révéler », croit-elle) ou celle de l'autre et du groupe, complètement éclatée en ce lieu fantomatique. Plus encore : ces animaux dénaturés, dont la vie sexuelle a sombré dans une confusion totale, ont pour ainsi dire déteint sur leur environnement: voici naître des hybrides étranges qu’on dirait le résultat de manipulations génétiques ; et l’apparition des lapins noirs ou du sanglier géant frappé à mort face à la mer accentue encore le sentiment de déréliction qui émane de ces pages.
    Très curieusement cependant, de cet univers apparemment insensé et glacial se dégage une singulière énergie et comme une sombre beauté, avant qu’une réelle compassion ne nous gagne.
    S’il y a chez Nicola Barker de la moraliste mystique, avec des à-pics spirituels qui rappellent une Flannery O’Connor, son univers est à la fois plus radical et plus glauque, sa « théologie » moins orthodoxe, sa façon de parler du corps, du sexe, de la douleur et de la solitude, plus violente mais non moins pénétrante. Bref c’est à mes yeux un grand livre que Les écorchés vifs…
    Nicola Barker. Les écorchés vifs. Traduit de l’anglais par Mimi et Isabelle Perrin. Gallimard, coll. Du monde entier, 429p.

  • Des idiots utiles

     
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    Simon Leys contre les jobards de l'intelligentsia parisienne.

    Dans Le Studio de l’inutilité, son dernier recueil d’essais, Simon Leys se livre à une mise en boîte carabinée de Roland Barthes après son mémorable voyage de 1974 en Chine, avec l’équipe de Tel Quel. J’avais déjà bien ri en lisant Les Samouraïs de Julia Kristeva, qui en donne une relation hilarante de jobardise, par exemple quand je ne sais plus lequel de ces éminents intellectuels se demande pourquoi le Pouvoir chinois les a invités, à quoi Philippe Sollers répond, sérieux comme pas deux, que la caution de l’intelligentsia parisienne aux options du Pouvoir en question justifie probablement cette invitation...
    Or Simon Leys rappelle que cette excursion d’idiots utiles correspond à une période de répression féroce accrue dont aucun de ceux-là n’a pipé mot. Mieux : dans un commentaire à ses notes de voyage, d’une insipidité abyssale, Roland Barthes justifie sa servilité en donnant du galon à un «discours ni assertif, ni négateur, ni neutre» et à «l’envie de silence en forme de discours spécial »...
     
    Unknown-1.jpegÀ ce «discours spécial» de vieille peau gâteuse se tortillant dans son étole de mohair, Simon Leys répond en vrai Belge non moins spécial: «M. Barthes définit avec audace ce que devrait être la vraie place de l’intellectuel dans le monde contemporain, sa vraie fonction, son honneur et sa dignité: il s’agit, paraît-il, de maintenir bravement, envers et contre «la sempiternelle parade du Phallus» de gens engagés et autres vilains tenants du «sens brutal », ce suintement exquis d’un tout petit robinet d’eau tiède. »Dans la livraison de janvier 2009 du Magazine littéraire, Philippe Sollers affirmait que les carnets chinois de Barthes reflétaient en somme la « décence ordinaire » célébrée par Orwell. Mais Simon Leys y voit plutôt «une indécence extraordinaire» et cite le même Orwell pour qualifier le non moins extraordinaire aveuglement d’une certaine intelligentsia occidentale face au communisme, d’Aragon en Union soviétique à Sartre léchant les bottes de Castro: «Vous devez faire partie de l’intelligentsia pour écriredes choses pareilles; nul homme ordinaire ne saurait être aussi stupide... »
    simon-leys_926394.jpgOr il va de soi que Simon Leys gardera sa réputation d’anticommuniste primaire, même sachant ce que nous savons aujourd’hui des crimes de la Révolution culturelle aux centaines de milliers de victimes, alors qu’il incombe au très élastique Sollers de nous expliquer aujourd’hui même, dans le Nouvel Obs, «Comment devenir Chinois »... 
     
    (Extrait de L'échappée libre, à paraître aux éditions L'Âge d'Homme)

  • Une vie nouvelle

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    Derniers fragments d’un long voyage de Christiane Singer, ou l’anti-Zorn.

    C’est un livre essentiel, un livre lumineux et bouleversant, le livre de la douleur retournée et du dépassement de la maladie que nous envoie Christiane Singer comme une sorte de lettre aux demi-vivants que nous sommes la plupart du temps. Le 2 mars 2007, à la veille de sa mort annoncée depuis octobre 2006, Christiane Singer écrivait à son éditeur. «Comme promis, et dans la joie… Je crois que ce livre a vraiment sa lumière propre ! Quelle grâce j’ai reçue de lui livrer passage !! Prends-en soin, je t’en prie. Mon rêve serait qu’il paraisse le plus vite possible- Ce serait une manière très forte d’entrer désormais dans un espace NEUF – peu importe où – mais NEUF. »
    Et de fait, à l’opposé de toute désespoir ressentimental, donc aux antipodes du fameux Mars de Fritz Zorn, ce journal d’une lente agonie dont les affres ne sont en rien édulcorées (« Il y a des moments où l’âme empalée au corps agonise. Enfer de la souffrance. Enfer jour après jour (…) Journée terrible. Nuit terrible. Ventre calciné (…) Tous ces jours, j’éprouve le malaise profond d’être dans le corps d’un autre. Je ne reconnais plus rien », etc.), mais dont le mouvement général est une ouverture graduelle à plus d’amour et plus de vraie vie.
    «Nous sommes appelés à sortir de nos cachettes de poussière, de nos retranchements de sécurité, et à accueillir en nous l’espoir fou, immodéré, d’un monde neuf, infime, fragile, éblouissant ».
    Rien là-dedans d’une fuite dans une euphorie spiritualisante coupée de la chair, au contraire : ce journal débordant de tendresse, de petits faits cruels ou drôles de tous les jours, avec les proches, les amis, les soignants, les toubibs, les oiseaux de Vienne, est une traversée des apparence qui nous associe à tout instant à celle qui nous rejoint en nous quittant.
    On pense à Charlotte Delbo, à Etty Hillesum, à Flannery O'Connor chantonnant dans les grandes douleurs, à Philippe Rahmy endurant crânement le martyre des os de verre  en lisant ce petit livre d’une condamnée à mort déterminée à ne pas lâcher le fil de la Merveille: « L’amour n’est pas un sentiment. C’est la substance même de la création ».
    J’aimerais citer de pleines pages de ce petit livre atrocement revigorant: « Les Vivants n’ont pas d’âge. Seuls les morts-vivants comptent les années et s’interrogent fébrilement sur les dates de naissance des voisins. Quant à ceux qui voient dans la maladie un échec ou une catastrophe, ils n’ont pas encore commencé de vivre. Car la vie commence au lieu où se délitent les catégories. J’ai touché le lieu où la priorité n’est plus ma vie mais LA VIE. C’est un espace d’immense liberté »…
    Christiane Singer. Derniers fragments d’un long voyage. Albin Michel, 135p.