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Carnets de JLK - Page 179

  • Ceux qui se ressourcent

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    Celui qui se remet à la cure de phosphate / Celle qui brûle ses toxines en courant dans les escaliers / Ceux qui vont d'un bon pas sur leurs prothèses nickelées / Celle qu'insupportent les romans qui ne finissent pas bien / Ceux que leur pessimisme fait péter le feu / Celui qui se la pète aux amphètes /Celle qui acquiert avec confiance le package Poids (sauge, verveine, citronnelle, chiendent, feuilles de bigaradier) drainant, reminéralisant et détoxiquant/Ceux qui sourient sans discontinuer aux séances d’aquagym/Celui qui estime qu’un pot de gelée royale vaut le prix d’un Evangile relié plein cuir/Celle qui découvre enfin la pressothérapie après deux divorces épuisants quoique rémunérateurs/Ceux qui parlent russe dans le jacuzzi/Celui qui a appris à distinguer le bigaradier coupe-faim de l’oranger ordinaire traité aux produits chimiques/Celle qui va se fumer une pipe de tabac hollandais sur la terrasse enneigée après que son amie Rosemonde lui a clairement fait des remarques sur son surpoids et ses humeurs de sanglier/Ceux qui se repassent la vidéo de l’exécution de Saddam en attendant l’heure de leur traitement botulique/Celui qui lit Eschyle dans l’Espace Détente du centre thermal/Celle qui remarque que ce qui manque au centre est une enceinte de barbelés et des miradors pour surveiller ceux qui refusent de se relaxer/Ceux qui ne sont pas loin de penser que le watsu est la grande conquête de la nouvelle culture japonaise/Celui qui se fait expliquer l’origine du shiatsu par le Japonais aux long cheveux qui lui a emprunté Le Tapin (c’est ainsi qu’il appelle le journal Le Matin)/Celle qui explique à la petite amie du Japonais aux longs cheveux que la raclette ne se déguste pas avec de la bière sans alcool/Ceux qui passent des heures dans la salle de repos panoramique à s’efforcer de ne penser à rien sans y parvenir nom de Dieu/Celui qui se demande comment son chien Fellow réagirait à la cure de relaxation Reiki plusieurs fois millénaire/Celle qui recommande la massage à la pierre volcanique aux Hollandais qui lui ont révélé les vertus du massage pédimaniluve/Ceux qui estiment que les employés des Sources ne devraient pas faire usage des fraiseuses Honda pour le déneigement des abords des bassins en plein air à cause des gaz polluants et d’une nuisance phonique pas possible/Celui qui se paie une teinture de sourcils pour se donner plus de chances auprès du jeune Chilien Pablo Escudo dont il apprécie les interprétations au pianola/Celle qui pète les plombs dans le hammam/Ceux qui déclarent que la cure de détente totale Nirvana à 75 francs les 30 minutes ne vaut pas la caresse orgiaque des buses d’eau…

    Peinture: Leonor Fini

  • L'énigme de CELA

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    Carnets de 2007 (fragments)

    De la musique. - Il m’est difficile, de parler de musique, autant que des livres qui me sont les plus chers, comme si cela relevait d’une part trop intime, à la limite de l’indicible. Je peux parler de littérature et de peinture sans aucune difficulté, je peux parler de blues ou de rock, qui ne me touchent guère en profondeur (même si je peux réécouter un blues cent fois de suite), mais il en va tout autrement de la musique, que je ne puis qu’évoquer en relation avec telle ou époque de ma vie, Bach pour la maison de notre enfance, Puccini dans ma trappe artiste des escaliers du Marché, Mahler au Grand Chemin ou à La Malmeneur, Arvo Pärt dans ma trappe viennoise ou Schubert à La Désirade, entre cent autres, de Fauré à Purcell…

    Insomnie I. – CELA m’empêche de dormir et c’est bien: je reconnais CELA pour mon bien, CELA ne se dit pas, qui advient lorsque je me retourne ou me déporte. CELA est mon indicible et ma justification non volontaire.
    Angoisse. – Je me dis qu’elle n’est pas de moi et précisément: elle est en moi le plus que moi qui me taraude, m’interroge et me porte à faire éclater ce moi trop étriqué et trop personnel. Par elle je renoue avec le fonds impersonnel qui procède de la personne mystérieuse. CELA est ma zone sacrée.

    Blanchot. – Longtemps je me suis couché sans le lire, mais ces nuits de bonne heure j’ouvre L’Amitié comme un recours secret. Je ne désire en parler à personne. Leur culte m’a fait me tenir à distance tout en le lisant en douce de loin en loin, lui en son moi nombreux, son silence clair, tellement doucement éclairant.

    Mondanité. – Tenue de ville exigée. Dressing code. L’endroit où il faut être. Toutes ces formules d’un théâtre nul me remontent à la gorge en lisant Comment parler des livres qu’on n’a pas lus? Cela même que je fuis avec Walser et Bartleby à travers les taillis et le long des arêtes.

    Grimace. – Le fantasme est grimace, qui n’est même pas un masque. Celui-ci serait pudeur ou protection, allusion à autre chose, même pulsion pure, tandis que le fantasme est sans histoire, j’entends le fantasme sexuel multimédiatique qui ne raconte rien mais branle la multitude.

    Bartleby. – L’esquive de celui qui refuse de jouer ne me suffit pas. Je serai l’ennemi de l’intérieur. Je sonderai la bauge et m’en ferai le témoin. Ils croient m’avoir mais je leur souris au nez: je réponds à leur parole vide par mon silence songeur. Je mimerai leur vulgarité et leur platitude. Je vis tous les jours ce grand écart entre la substance et l’insignifiance.

    Du non intérieur. – La Daena, de l’angéologie iranienne, est le modèle céleste à la ressemblance duquel j’ai été créé et le témoin qui m’accompagne et me juge en chacun de mes gestes. Au moment ultime je la verrai s’approcher de moi, transfigurée selon la conduite de ma vie en une créature encore plus belle ou en démon grimaçant. Ma Daena n’attend chaque jour qu’un petit non qui soit pour elle une pensée belle. Elle attend ta conversion matinale, me dis-je en lui souriant, puis je l’oublie en attendant demain qui m’attend, mais je garde en moi ce petit non que j’oppose à tout moment à ce qui risque d’enlaidir ma Daena…

    Insomnie II. – CELA est à la fois le butoir et l’échappée. Tout vise à l’esquiver ou à l’acclimater dans la société du non-être, mais CELA me tient présent. Telle étant la formule: rester présent.

    CELA. - Je lis Proust sans discontinuer depuis des années, et je relis ces jours Dostoïevski, je lis et relis Balzac, je lis et relis Montaigne et Pascal, j’aimerais bien lire une bonne fois La montagne magique de Thomas Mann et L’homme sans qualités de Musil, que je n’ai jamais lus en entier, comme j’aimerais lire tout Shakespeare et l’annoter pièce par pièce, mais plus je vais et plus je constate que, dans cet océan, tout est à sa place. Je lis tous les jours des tas de livres, dont j’aime à replacer chacun. Chacun est comme une bribe de l’immense conversation qui se poursuit jour et nuit à travers ce texte dont les livres ne reproduisent qu’un fragment, et qui me semble le contraire de l’universel bavardage pour autant que CELA converge, à savoir: que CELA monte.

  • Un verbe de vibrant cristal

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    Poésie de Maurice Chappaz


    « C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons », écrivait Charles-Albert Cingria en 1953, une année avant sa mort, au jeune poète valaisan Maurice Chappaz qui venait de lui envoyer son Testament du Haut-Rhône. « Enfin, voilà une façon d’écrire qui fait exception et une fameuse dans la décevante production de l’époque – aussi bien en France que chez nous », ajoutait Cingria : « Vous êtes le seul à ne pas être déprimant».
    Ce double accent porté, par un immense poète méconnu du grand public qui n’a jamais écrit un seul vers, sur la pureté cristalline et le caractère tonifiant de l’écriture de Maurice Chappaz, pour un texte de haute qualité poétique mais ne ressemblant à rien de ce qu’on attend dans le genre – ni poème versifié, ni prose poétique non plus - vaut aujourd’hui encore et pour toute l’œuvre de Maurice Chappaz, de son premier texte publié, Un homme qui vivait couché sur un banc, à ses derniers écrits de nonagénaire encore vif d’esprit et de plume. Toute l’œuvre de Maurice Chappaz, qu’on pourrait situer dans un Valais «tibétain » et un temps qui serait à la fois celui des Géorgiques de Virgile et des géniales improvisations de Rimbaud, est aussi bien du même cristal, qu’elle se module en vers libres ou qu’elle se décline en chroniques, en récits épiques ou lyriques, et jusque dans son formidable Evangile selon Judas, paru en 2001 chez Gallimard et passé quasiment inaperçu de la critique française.
    De la découpe de cette écriture, de son ton et de sa musique, il faut donner immédiatement quelques exemples. Et du tout début pour commencer, avec ce qu’on pourrait dire l’entrée en lice du jeune poète, dans son premier texte publié en 1939 sous le titre d’ Un homme qui vivait couché sur un banc, d’ailleurs dédié à Cingria : « Il est temps d’entrer dans ce monde, d’allumer une cigarette et de tirer sur la fumée, sur le feuillage tremblant et bleu de l’air maintenant. Il s’agit de s’infuser ce qui est, et cet air du matin on le boit. » Tout de suite nous frappe le tour physique de la phrase de Chappaz, son recours à des éléments très concerts et sa transmutation simultanée en début de légende dorée. A l’école des poètes ou des chroniqueurs antiques, mais aussi des Riches Heures médiévales et du vélocipédiste Charles-Albert, Maurice Chappaz se présente d’emblée en troubadour anarchisant, passant par là comme le poète de Ramuz et notant cela simplement qui se trouve à sa vue : « Il y a des granges, des entrepôts, le char des paysans et les camions chargés de vivres qui démarrent dans les goudrons, tout un bazar d’étoffes, de charges de légumes, d’enfants des rues et les rudes travailleurs manuels ; la vie du peuple magnifique avec ses odeurs, sa peinture – odeur de foin, peinture de fruits ». Simple comme bonjour et telle sera la crâne représentation initiale du travail du poète : « Moi je m’étends sur un banc pour toute la journée. Rien faire, absolument rien faire ». Cela sonne, au seuil de la Deuxième Guerre mondiale et venant de la part d’un jeune fils d’avocat en vue, notable du Valais qui aimerait le voir se lancer dans le Droit et ne pas trop musarder, comme une déclaration d’indépendance et une prise de parole apparemment coupée des grandes préoccupations du monde. Pourtant, on verra par la suite que, loin de se cantonner dans une tour d’ivoire de littérateur, Maurice Chappaz jouera bel et bien son rôle dans la communauté, mais toujours en poète, voire en visionnaire.

    800f748821bf0a54ab555ff069305ea8.jpgL’attention au monde
    Un élément me semble fondamental dès l’entrée en poésie de Maurice Chappaz, et c’est son attention au détail des moindres choses, qu’il va saisir et « enluminer » par le truchement des mots et des images. Il le répétera d’ailleurs soixante ans plus tard dans son dernier opuscule, paru en 2007, au titre joyeusement provocant (Hors de l’Eglise pas de salut) par les temps qui courent : «le péché capital, le seul péché est le manque d’attention. Le temps présent se précipite telle une chute d’eau. Hâte-toi de puiser ! C’est-à-dire : sois attentif. » Or l’attention n’est pas que la consommation de la « chose vue » mais sa consumation et sa transmutation, qui fait que le spectacle le plus banal devient un fragment de tableau. Comme un livre d’image s’ouvre d’ailleurs Testament du Haut-Rhône, premier chef-d’œuvre: « Je loge à quelques lieues seulement de la forêt, au bout d’une prairie où les eaux s’évadent. Par les fenêtres ouvertes de ma demeure de bois (qui me porte et toute une famille d’enfants déguenillés, en train maintenant de dormir), on entend les clochettes d’un troupeau de chèvres qui se déplace sur les pentes ainsi qu’une eau courante ou un nuage de feuilles sèches ».
    Ou encore, revenant un peu plus loin « à la lisière d’une ville assez vaste » où il avoue passer « pour connaître des femmes », l’errant lyrique poursuit son début de chronique légendaire : « Une angoisse agréable me poussait à travers des parcs et d’anciens quartiers pour surprendre les échanges secrets de la foule dans lesquels, comme une once d’or, je pesais ma propre luxure et le deuil de mon enfance. Je fréquentais les jardins de lilas et l’extrémité d’une banlieue où s’amalgamaient quantité de boutiques et de cafés pareils aux boulettes d’ossements que rejette l’estomac des hiboux. » Or, ces clochettes des chèvres semblables, sur la montagne de l’aube qui pourrait être d’une aquarelle chinoise, à « une eau courante ou à un nuage de feuilles sèches », et ces boutiques et autres cafés « pareils aux boulettes d’ossements » déféqués par des oiseaux de nuit, sont du Chappaz le plus pur, comme le sont ces vers de Tendres campagnes à la dévotion de la femme aimée :

    « Mon désir d’elle
    la fait ressembler à une carafe d’eau glacée
    qui circule en plein midi
    à la terrasse d’un café.

    Mon désir d’elle la pose sur la table
    telle une cathédrale claire et fragile,
    le litre et le verre.

    Mais mes lèvres balbutient de soif
    et cette transparence est pour mon esprit
    une nuit au milieu du jour.»

    cbb03c58b5e689f0ab697859f36726bc.jpgUn franciscain nomade
    Pour marquer sa double rupture radicale d’avec son milieu de riches bourgeois et la vie de flambeur qu’il a menée jusque-là, le jeune Francesco Bernardone se met à poil sur la place d’Assise, en 1206, avant d’endosser la tenue du Poverello, et la même mue vestimentaire symbolique, au début d’Un Homme qui vivait couché sur un banc, scelle l’entrée du jeune homme de 23 ans dans ce que son ami Georges Haldas appellera plus tard « l’état de poésie ». Celui-ci n’aura rien d’académique ni moins encore de statique : ce sera une façon de vivre autant qu’une instance fondatrice de l’écriture.
    La vocation et le rôle du poète sont assez précisément définis par Chappaz dans ses premiers livres. Un homme qui vivait couché sur un banc évoque d’emblée la vie nouvelle d’un quidam qui se défait de « son habit fort civil » avec quelques jurons bien sentis (des « damned », des « christo », des « morbleu »…), pour revêtir le costume le plus simple. «Il libéra ses souliers d’une secousse et un instant il fut tout nu (rudement étrange, bonnes gens, Cicérons !) et un instant après chaussé d’espadrilles, vêtu d’un pantalon de toile bleue, d’un chandail et d’une vieille casquette, c’est-à-dire comme Jacques et comme Pierrot, ses amis». Et d’ajouter sur le même ton de romantisme bohème : « Mais par-dessus tout, ce qui est vraiment beau, ce qui est extra, comme disent les enfants et les poètes, c’est la liberté ». Plus tard, après « sept années de tourmente », Testament du Haut-Rhône donnera de la poésie et du poète une définition plus grave et déjà prophétique puisque « les poètes seront en fait des devins. » Rien là pour autant d’occulte, mais le « voyant » de Rimbaud reste proche, qui s’oppose aux « assis » de la société conformiste : « Nous explorons les gouffres légers de l’enfance, décelant comme la chouette des Ecritures les ordres sacrés aujourd’hui pareils à des débris fanés. (…) Ceux que leurs propres cités rejettent, ceux-là seul auront le pouvoir d’écrire et de tester pour le monde défunt. J’en salue les héritiers : des ouvriers d’usine, des bergers, des semeurs de seigle, des petits marchands d’abricots et de raisons ; notre histoire sera faite par eux et non plus par les avocats ».
    S’il y a du marginal errant en Chappaz, qui s’est heurté violemment à la volonté du père pour obéir à sa vocation, lui-même connaîtra cependant les responsabilités d’une charge de famille après son mariage avec S. Corinna Bille, en 1947, avec laquelle il aura trois enfants, et ne pourra donc passer sa vie « à ne rien faire, absolument rien faire ». L’expérience de la guerre, sa participation (de 1955 à 1958) à la construction du barrage de la Grande-Dixence, et le travail sur les domaines vignerons de la famille, constitueront, avec maintes virées proches et moult grands voyages autour du monde, autant d’expériences formatrices ou lucratives qui distinguent nettement son mode de vie de celui d’un homme de lettres, d’un professeur ou d’un journaliste, même si le poète écrivit lui aussi de nombreux articles et autres chroniques pour assurer la matérielle, tôt engagé en outre dans la défense de l’environnement naturel et culturel. Mais là encore, le combat de Maurice Chappaz s’inscrit dans l’ensemble d’une vision du monde marqué au sceau de la poésie. En dépit de son titre provocateur, le pamphlet qui a valu au poète haines privées et injures publiques, Les maquereaux des cimes blanches, est un poème autant qu’une attaque frontale des affairistes immobiliers et autres marchands du temple valaisan.
    « J’ai assisté à la fin des visages », écrit le poète furieux, rappelant les « visages sortis et imprimés dans les torrents de montagne », auxquels a succédé « l’effacement par la graisse ». Et d’assener : « Les plus importants de mes compatriotes portent ce masque de bandit propret. De bandit de bureau qui culotte l’illégalité ». Friedrich Dürrenmatt reprochait à la poésie romande de cultiver la « rose bleue » de l’esthétisme. On voit que Maurice Chappaz échappe à cette accusation. Au reste, il ne s’agit pas pour lui de s’opposer au progrès au nom du « bon vieux temps ». Bien plus : c’est une « fuite en avant » qu’il dénonce, dont nous voyons aujourd’hui les conséquences et l’extension mondiale.

    a35594237fb9c6bbcd191936a27e6adb.jpgDanses d’amour et de mort
    L’œuvre de Maurice Chappaz, dans sa double nature lyrique et prophétique, ne saurait être séparée de la tradition biblique et de la foi catholique, comme l’a fort bien illustré Christophe Carraud dans le premier essai substantiel consacré, en France, à l’écrivain valaisan. Cela ne fait pas pour autant de Chappaz un «poète catholique » comme on peut le dire d’un Claudel, au sens d’un auteur à «message». La théologie de Chappaz passe par la poésie et rejoint les chants et les sagesses du monde, de l’Orient arabe aux poètes T’ang, sans diluer ses dogmes pour autant. On pense en outre à la Vita nova de Dante et à l’Amour courtois des troubadours provençaux en lisant Tendres campagnes, où la Dame est à la fois désirée et sublimée par le chant.
    Cela étant, loin des tourments de conscience de l’âme romande, à dominante protestante, le catholicisme de Maurice Chappaz et plus encore sa poésie sont tissés de sensualité et de saveur. La langue poétique de Chappaz, jusque dans l’ Evangile selon Judas, est une fête. « La femme dans l’ombre où elle est nue /est comme le lourd printemps frais », écrit-il dans Verdures de la nuit, premier recueil marquant (daté 1938-1941) qui célèbre précisément La merveille de la femme et commence par cette invocation. « O juillet qui fleurit dans les artères /je désire toutes les choses /dans la rouge mémoire de mon sang/ bougent les limons et les chairs vivaces »…
    Or à la merveille est consubstantiellement liée la « miette d’ombre » symbole de corruption ou de mort, et toute danse de joie se poursuit dans la transe des danses de morts, comme dans la peinture médiévale et ses « grotesques » auxquels nous renvoient le recueil A rire et à mourir.
    « Quelle est cette idée de faire une œuvre avec de l’encre ! Personne n’écrit ainsi. Le chant vient du sang, sur les montagnes du cœur il coule et il arrose le monde. Il fait germer les pays, c’est lui qui procrée. Il envoie les pensées devenir des arbres, des oiseaux, saumons ou truites dans l’eau (comme dans les cascades spirituelles que tu essaies de remonter). Chaque signe a besoin d’une goutelette de sang pour être manifeste. »
    La poésie de Maurice Chappaz n’a pas d’âge ni ne s’est altérée d’année en année, dans son chant autant que dans ses récits à multiples ramifications. La meilleure preuve en est la prose étincelante d’invention de l’ Evangile selon Judas, publié par l’octogénaire, ou sa nouvelle approche des contes africains réunis dans Orphées noirs, l’année de ses nonante ans ! Bref, Chappaz est un poète savoureux et lumineux, profond et tonique jusque dans ses lettres à Gustave Roud, son ami et correspondant de longue date, ou dans Le livre de C. en mémoire de Corinna Bille, son Journal de l’année 1984 ou ces textes inspirés que sont L’Océan, magnifique évocation d’un grand voyage passant par New York (qu’il appelle « Nouillorque » !), Le garçon qui croyait au Paradis ou La mort s’est posée comme un oiseau.
    Dès le Testament du Haut-Rhône, la conscience d’une perte irrémédiable a marqué l’œuvre de Maurice Chappaz de son sceau, relançant ses mises en garde et ses colères. Mais la vie est bonne jusque dans l’évidence de notre fin : La mort est devant moi…

    « La mort est devant moi
    comme un morceau de pain d’épice,
    la vie m’a tournoyé dans le gosier
    comme le vin d’un calice.
    L’une par l’autre j’ai cherché à les expliquer.
    J’ai trempé le pain dans le vin,
    je me suis assis,
    j’ai fumé,
    J’étais sauvage avec les femmes,
    avec les mains, avec l’esprit.
    J’ai tâché de travailler à des œuvres qui respirent.
    Maintenant je cherche un parfum
    dans la nuit. »


    Bien enracinée dans sa terre d’origine et faisant écho aux préoccupations de notre temps, jusqu’à la ruade polémique, l’œuvre de Chappaz nous transporte à la fois autour du monde et hors du temps, ou plus exactement au cœur de ce noyau temporel que figure l’instant « éternisé » de la poésie. Ernst Jünger écrivait que celui qui touche au cœur de la réalité en atteint tous les points de la circonférence, et c’est exactement la vertu de la poésie à la fois engagée et dégagée de Maurice Chappaz, capable à tout coup, à partir du plus simple objet de tous les jours regardé avec attention, d’atteindre l’essentiel.
    Mourir c’est écrire, écrit enfin Maurice Chappaz… pour ne pas mourir :
    « Qui est-ce qui passe ici si tard ? Entre un genévrier et le saule tremblant sur le Haut-Rhône en 203o…
    Je suis parti au pays de la mémoire.
    L’écriture est une crevasse dans un glacier qui devrait être le ciel bleu. « Je suis seul comme Franz Kafka », dit Kafka. « Je vivrai plus longtemps que vous », répond Lorca aux miliciens qui l’agenouillent de force devant les fusils.
    Au revoir mes amis de l’azur, compagnons de la Marjolaine ! Les cloches de mon église ont sonné toutes seules. Je reviens sans que vous le sachiez et je l’ignore aussi ».

    Pour Lire Maurice Chappaz (choix succinct)

    Un Homme qui vivait couché sur un banc, [Revue Suisse romande], 1939. Castella, Albeuve, 1988.
    Verdures de la Nuit, Mermod, Lausanne, 1945. Castella, Albeuve, 1988.
    Testament du Haut Rhône, Rencontre, Lausanne, 1953 et 1966. Fata Morgana, 2003.
    Portrait des Valaisans en légende et en vérité, L’Aire, 1983.
    Les Maquereaux des cimes blanches, Galland, Vevey, 1976. Zoé, Genève, 1984, 1994.
    Maurice Chappaz, pages choisies. L’Age d’Homme, Poche Suisse, 1988
    Le Garçon qui croyait au paradis, L’Aire, 1995.
    La Mort s’est posée comme un oiseau, Empreintes, Lausanne, 1993.
    Evangile selon Judas. Gallimard, 2001.
    Maurice Chappaz, par Christophe Carraud. Seghers, 2005.
    Ce texte a paru dans la revue ProLitteris.

  • Les fruits amers de la liberté

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    Le Nouveau film de Ken Loach: It's a free World 

    On se trouve, dans le dernier film de Ken Loach, sarcastiquement intitulé It's a free World, pris au piège de cette prétendue liberté dans une espèce de frénétique course du rat – plus exactement de la ratte, laquelle se débat comme une belle diablesse dans le cercle infernal du nouveau marché aux esclaves des migrants plus ou moins clandestins de l’Europe de l’Est et de partout qui débarquent en Angleterre. Angie après s’être fait virer d’une agence de recrutement pour ne s’être pas soumise à la règle machiste de ses supérieurs, se retrouve sur le carreau et lance alors, avec sa colocataire Rose, une agence indépendante de placement assortie d’une cafétéria. Malgré les mises en garde réitérées d’un de ses copains-collègues, Angie développe bel et bien un début de réseau sans se rendre compte qu’elle empiète sur le terrain de négriers sans scrupules beaucoup plus puissants qu’elle. Comme elle-même, toujours un peu « borderline » depuis qu’elle doit assumer la charge de son fils Jamie (le père de celui-ci a décroché depuis longtemps et passe son temps devant la télé) avec l’aide de ses parents dépassés par les événements, recourt à des procédés de plus en plus proches de l’illégalité, Angie va se trouver acculée à une situation dont elle se sortira de la façon la plus abjecte, dénonçant un groupe de clandestins au Service de l’immigration, pour caser à leur place une quarantaine d'autres malheureux qu’elle rançonne pour ainsi dire, avant que tout ne se retourne contre elle.
    Si le scénario du film (primé à Venise) est solidement construit, qui nous confronte à une imbrication de situations aussi scandaleuses que réelles, avec de brusques aperçus de détresses personnelles insoutenables, It's a free World, dans sa violence amère, a quelque chose de frustrant pour d'aucuns dans la mesure où Ken Loach se contente, de manière frontale, de montrer les choses telles qu’elles sont, sans béquilles critiques ni trace d’évolution rassurante chez la protagoniste, puisque Angie, à la toute fin du film, se retrouve quasiment à la case départ, à recruter de nouveaux Ukrainiens à Kiev…
    Ceux qui ont besoin d’une « morale » ou d'un espoir lui reprocheront ce parti pris, que je trouve pour ma part d’une honnêteté conséquente. Le portrait d’Angie, dont la rage de s’en sortir va de pair avec une espèce de santé sensuelle et sauvage, est remarquable (et magnifiquement servi par Kierston Wareing, tout à fait saisissante en sa beauté sexy et râpeuse à la fois, l’énergie véhémente et l’ambiguïté dérangeante de son personnage), autant que celui de Rose (Juliet Ellis, incarnant une femme plus lucide et sensible à la fois que son amie), et le rôle central de ces deux femmes ajoute à la critique implicite du film, signifiant en somme que cette liberté de merde est aussi merdique pour les uns que pour les autres dès lors qu’on obéit aux mêmes codes que ceux du système qui aboutit à ce merdier… A nous, en effet, de remplir les vides de ce film plein d’humanité mais qui se refuse aux faux-fuyants politiquement corrects ou aux conclusions lénifiantes….

  • Un chant arraché à la douleur

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    Dans son deuxième livre, Demeure le corps, Philippe Rahmy module un admirable «chant d’exécration».

    L’impression d’entendre un chant inouï monter d’un charnier, ou celle de recueillir les paroles exhalées par un supplicié, l’horrible sentiment d’impuissance qu’on peut éprouver devant un malade crucifié sur son lit de douleurs nous saisissent à la lecture de Demeure le corps de Philippe Rahmy, dont il faut rappeler brièvement qu’il souffre, depuis son enfance, de la maladie dite des os de verre. Un premier livre intitulé Mouvement par la fin; un portrait de la douleur, avait paru en 2005, couronné par le Prix des Charmettes. Et voici qu’une «seule et longue phrase» qui «regarde le soleil» nous cingle, tantôt comme un fouet de mots, et tantôt nous amène au bord des larmes douces de l’enfance, par exemple en lisant à la suite «la douleur n’apprend rien, rien, le refuge qu’elle offrait vient de s’effondrer; lorsque les cris cessent et que la bouche dévastée, puante d’entrailles, se vide à longs traits, j’entends hurler la voix que j’appelle mon âme», ou bien «le corps est l’orifice naturel du malheur», ou, sous l’effet d’une espèce de grâce éperdue, «ma mère s’est assise entre les deux fenêtres, elle me tend une tasse de thé au jasmin; j’embrasse ses mains et l’odeur de la pluie», ou bien «une mouche vient boire au bord des yeux; on dirait une âme se lavant du péché», ou encore «la douleur, légère barque d’os, me conduit tout à coup; je perçois à nouveau mon rapport au langage; le corps, soudain rajeuni, vulnérable au regard, se tient debout dans les fougères».

    Peu de livres, en si peu de mots, savent dire avec tant de violence et de douceur, de rage et de délicatesse, de précision nue et crue (où l’on hurle tantôt parce qu’on en chie, et tantôt se branle pour arracher un peu de lait de feu au roncier de son corps) et de lyrisme déchirant la totalité complexe de la souffrance physique et spirituelle, dont coule aussi de source cette sainte phrase où le martyr jamais doloriste se dit «porté par une pitié silencieuse pour tout ce qui existe»…

    Ce livre se donne le sous-titre de Chant d’exécration, mais c’est surtout un chant d’amour et de manque innocent que Demeure le corps, d’une «honnêteté absolue» et revendiquée pour telle, d’une écriture soumise à une tenue, modulée dans un style, un rythme et une musicalité sans faille.

    bcf0fd20bcff76724c98f0e61327bd9a.jpgPhilippe Rahmy, Demeure le corps. Editions Cheyne, 60p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 10 octobre 2007.

  • Fellini le mendigot

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    A propos de Roberto Begnini et du chien d’Umberto D.

    « L’huile d’olive n’est pas morte !», s’exclamait l’énerguménal Roberto Begnini après la disparition de Federico Fellini, et de fait il y avait de cette saveur ambrée, de cette fluidité d’essence féminine bonne pour la salade et de cette délicatesse odorante et raffinée par les années, chez Fellini (la personne au fin parler malicieux, plus que le personnages déjà presque trop fellinien), qu’on peut rapporter à l’huile d’olive ou au regard du silure ou au pelage du chaton ou à l’agate de l’œil de hibou dans la nuit romaine. J’aime ce délire généreux du populo italien qui se coule dans les films du Maestro en sottovoce, et je ne sais pourquoi cette prodigalité pauvre me rappelle le petit chien d’Umberto D. , bouleversant mendigot du vieil homme dont la misère est comme un clin d’œil à fleur de larmes, tel Fellini faisant la manche aux portes de l’Etat et des Riches qu’il roulait en ne cessant de se plaindre - au bord du fou rire…

    JLK: le chien d'Umberto D.

  • Le sel des jours

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    Carnets de 2007 (extraits)
    La vision la plus émouvante de ma journée est celle de ma bonne amie endormie, lorsque je viens la rejoindre tard le soir. J’y vois à la fois une petite fille et une vieille gisante, elle a tous les âges et figure la plénitude de ma vie, ni plus ni moins, dont je n’ose penser à ce qu'elle serait sans elle… Il y a des semaines et des mois que je suis au bord de m’attaquer à son portrait, mais je ne me sens pas encore tout à fait prêt : je sans qu’il faut encore que je me purifie avant de m’y mettre vraiment. (Janvier 2007)

    d95c763a013de25d0b49965a7d6518de.jpgIl y a chez Maurice Chappaz, qui se retrouve de part en part de l’œuvre en dépit de la dispersion de celle-ci, de la variété de ses formes et de ses tonalités, de ses différences aussi de tension ou de niveau, une qualité cristalline de l’écriture, doublée d’une fraîcheur et d’une originalité de l’image qui en scellent le génie que je dirai simultanément antique et de ce matin même. Comme l’écrivait Charles-Albert Cingria à propos du Testament du Haut-Rhône: «C’est du pur cristal qu’enfin nous respirons».

    Rêvé cette nuit que c’était la guerre. L’horreur physique tenait au fait que nous avions à traverser des souterrains très étroits où nous risquions à tout moment de rester coincés, comme souvent dans ce genre de rêves qui doivent venir de loin, je présume: de l’angoisse physique du nouveau-né ?

    Après le moment de noir qui m’accable chaque matin, je reviens à la vie en buvant mon café à la fenêtre d’où je vois le monde émerger lui aussi du noir en beauté; et ce mot me sauve alors: ce mot de beauté.

    Sa qualité de porosité fait de Shakespeare l’écrivain des écrivains, plus encore que Baudelaire qui a pourtant tout senti lui aussi. Mais à la porosité s’allie l’effort de transmutation sans lequel la porosité ne serait qu’une disposition spongieuse et passive. La poésie est un acte.

    On voit de plus en plus de gens, au cinéma mais aussi chez les écrivains, comme dans les médias, penser en termes de « coups » en oubliant l’œuvre à faire qui se développerait dans la durée et selon sa propre cohérence. Il s’agit avant tout d’être remarqué et d’occuper le devant de la scène, en cherchant le sujet « porteur » qui s’inscrit dans le trend du moment.

    efda08bf2fb3af1ebc4b619698edd722.jpgIl y a quelque chose de proustien dans Autour de ma mère, le magnifique dernier livre de Catherine Safonoff, qui se déploie comme une chronique intime, personnelle et sans cesse à l’écoute, tendrement impatiente, de cette autre personne qu’est Léonie sa toute vieille mère fragile et forte, alors que la vie continue et passent des amies, des amis, repassent les souvenirs des amours passées ou ressurgies. «Tant que j’aurais de la mémoire, il n’y aurait pas de fin à cette histoire», murmure la narratrice au terme de cette section d’un journal recouvrant trois ans, avant de conclure, faute d’une «idéale dernière note» à la Kafka (très présent dans tout le livre par son propre Journal) sur cette image d’une lampe qui «se balance sur la place d’un village abandonné, la pente va vers la mer, le vent passe dans l’arbre, la nuit est vaste, les secondes filent, quelqu’un lève la tête et ouvre les bras vers les ciel noir».

    «Une seule chose a compté dans ma vie, aimer quelqu’un, être aimée de quelqu’un. J’ai vécu ou survécu grâce à cela. J’écris sur l’amour personnel, j’écris sur l’unique entreprise qui vaille au monde, aimer quelqu’un.» Or tel est le ton de ce livre, qui est d’amour mais souvent âpre, difficile, arraché à la complication des relations hommes-femmes comme Au nord du capitaine, roman précédent de l’auteur, disait la complication des relations nord-sud; et l’âge venant, c’est l’enfance aussi qui remonte et toutes les années passées auprès de cette mère qui y retombe, tout le doux et le triste de la vie, la guerre entre les parents, la paix jamais établie…

    Ce qui compte c'est de situer ce bouquin, mec, donc de prendre conscience qu’  Ulysse de Joyce est un remake de L’Odyssée d’Homère (pas le film, le texte d’Homère), qu’il se rattache plus ou moins au mouvement du flux de conscience et se passe à Dublin. Ouais, mec, Ulysse ça se passe à Dublin, c’est vachement chiant, j’veux dire, mais à Dublin tu bois une bière super. Bon mais maintenant on parle de Finnegans’wake. T’sais mec, Butor a écrit que Finnegan’s wake c’était du whisky, je l’ai pas lu mais c’est vachement bien vu, j’veux dire c’est super comme jugement littéraire… (Lire à la façon de Pierre Bayard).

    Si tu veux savoir ce que pense Monsieur, vise Madame, me disait je ne sais plus qui, et de même ai-je toujours été attentif, sans le laisser forcément paraître, aux réactions de ma bonne amie par rapport aux gens que nous approchions, qu’il s’agisse de mes anciens amis, de collègues ou de relations courantes, avec l’impression de disposer d’une espèce de radar décelant et fixant ce que moi-même j’avais décelé sans forcément le fixer, plus enclin qu’elle à me leurrer, en tout cas en ce qui concerne mes propres amis, car il m’est arrivée de montrer la même lucidité acérée à l’endroit des siens, que je supportais comme elle supportait les miens. Ce qui est sûr est que nos deux appareils de détection sont assez redoutables dans leur exercice combiné, et que les faiseurs, les truqueurs, les mesquins, les faux-culs n’ont pas trop de chance avec nous deux. Ainsi ne nous arrive-t-il plus jamais de nous égarer ou de nous attarder dans une compagnie de raseurs ou de frimeurs, très vite d’accord pour repérer la sortie de secours dès que l’ennui menace en tel ou tel lieu…

    6be246155ff9f37be54a9cdac851c43d.jpgMa première pensée de ce matin a été consacrée à Georges Haldas, auquel j’ai décidé de consacrer la prochaine ouverture du Passe-Muraille. Il y aura dix ans cette année que j’ai cassé cette relation, choqué par son rejet du Viol de l’ange, qu’il disait un livre sale. Comme il m’a fait à la même époque un mot aimable, et donc hypocrite, pour l’envoi de je ne sais plus quel nouveau livre de lui, je lui ai renvoyé celui-ci en lui écrivant qu’il pouvait aussi bien m’oublier. Et c’est ainsi que je n’ai plus rien lu de lui. Je lui ai rendu poliment hommage lorsqu’il a reçu le Prix Rod, mais c’est tout. Notre longue amitié ne s’en remettra probablement pas, mais ses livres existent, le vieil homme est dans sa nonantième année et tout à coup j’ai envie de revenir, non pas à l’homme mais à ses livres. La dernière fois que j’ai ouvert un de ses livres, dans une librairie, je suis tombé sur cette page où il traitait la philosophe Jeanne Hersch d’« amazone pisseuse». J’ai eu moi-même un conflit carabiné avec Jeanne Hersch, après un abus de pouvoir caractérisé de sa part, mais traiter cette dame d’«amazone pisseuse» m’a semblé indigne de la part d’un l’écrivain prônant, par ailleurs, l’Attention à l’Autre à grand renfort de majuscules.
    Mais le temps passe, il nous crible, nous serons bientôt tous morts tandis que les livres continueront de témoigner de ce qui nous dépasse, et j’ai envie à l’instant de retrouver l’âme de Georges Haldas, ses petits matins, ses balades en Grèce, ses lectures de Cavafy ou de Saba, ses lectures de l’Evangile, ses coups de gueule, ses chroniques merveilleuses du père (Boulevard des Philosophes) et de la mère (Chronique de la rue Saint-Ours), nos rencontre Chez Saïd où nos engueulades parfois chez Dimitri – tout ce qui fait le sel de la vie, et tout ce qu’il a cristallisé dans ses livres sans pareils.
    Un jour j’ai reçu de la part de Jacques Chessex, après que j’eus publié un grand papier élogieux sur Georges Haldas, une carte postale m’apostrophant pour me reprocher de dire du bien de ce «cuistre christique» écrivant comme un balai, et quelques années après le même Chessex célébrait Haldas à la remise du prix Rod. Petite foire aux vanités de la littérature, à laquelle survivent les livres. Lorsque nous étions amis, Jacques Chessex m’a dit un soir sa réelle affection pour Haldas, malgré leurs différends de toute sorte, de même que Chappaz m’a dit la sienne, qui avait rompuz avec Haldas depuis leur jeunesse. Le premier jour que nous nous sommes rencontrés à Genève, en 1973, Georges Haldas a dit au petit crevé que j’étais alors: «Méfiez-vous des écrivains, il y a un diable en chacun de nous».
    A l’instant, le regard perdu sur les crêtes enneigées des montagnes qui de cela se foutent comme du dernier fossile, je ressens le besoin de dire ma reconnaissance à Georges Haldas, et de ce pas j’irai tout à l’heure faire l’acquisition des derniers livres qu’il ne m’a pas envoyés. (17 février 2007)

    Peinture JLK: Creste senesi, 2007, huile sur toile

  • Le mentir créateur

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    Cendrars à l’oral.

    Est-ce quand il mentait le plus que Cendrars était le plus vrai ? Ce serait trop facile de l’affirmer, surtout en un temps de grand déballage où l’on se figure que le vrai se réduit aux « révélations » avérées par les faits. Si Sauser devint une légende poétique dès le choix de son pseudonyme, c’est tout au long de sa vie, en écho à l’épopée de son œuvre, qu’il n’a cessé de développer les enluminures de ses Riches Heures, jusque dans les journaux l’interrogeant ou les micros se tendant vers sa gueule de pirate.
    Ainsi que l’explique Claude Leroy, éditeur des nouvelles Œuvres complètes (« Tout autour d’aujourd’hui » en 15 volumes, chez Denoël), c’est après la Deuxième Guerre mondiale que le personnage de Cendrars se hausse au niveau d’une véritable légende vivante, jouant son personnage jusqu’à se parodier lui-même. Du mitan des années 1920 où il voit l’avenir de l’homme blanc en Amérique du sud, au lancement du premier spoutnik où sa carcasse le torture méchamment, voici, après les fameux entretiens avec Michel Manoll, une trentaine d’interviews ou de portraits plus ou moins fouillés, dont quelques vrais bijoux signés Parinaud, Labro (son premier papier !) ou Lapouge, notamment. Presque que du mentir vrai !
    Rencontres avec Blaise Cendrars (1925-1959), textes établis par Claude Leroy. Editions Non Lieu, 302p.

  • Beauvoir l’éclaireuse

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    ANNIVERSAIRE Simone de Beauvoir aurait eu cent ans aujourd’hui.
    Le nom de Simone de Beauvoir, plus de vingt ans après sa mort (en 1986) reste l’un des plus connus, voire des plus adulés de la scène intellectuelle et littéraire française du XXe siècle. Plus qu’aucune femme écrivain de l’époque, le Castor (ainsi surnommée par un condisciple jouant sur le nom anglais de Beaver) fit figure, aux côtés de Jean-Paul Sartre, de véritable « icône », selon l’expression au goût du jour. De la bohème de Saint Germain-des-Prés aux manifestations de mai 68, en passant par la guerre d’Algérie et les luttes pour la dépénalisation de l’avortement, l’ancienne prof de philo fut concrètement engagée, par ses écrits et dans la rue, avec une intensité jamais démentie. Ainsi que l’explique Danièle Sallenave au début de la monumentale déconstruction critique qu’elle vient de publier sous le titre de Castor de guerre, « l’œuvre entière de Simone de Beauvoir, romans compris, porte ce sceau guerrier, jusque dans son style, la coupe de ses phrases, leur rythme, jusque dans la présence d’une voix qui ne laisse jamais le lecteur en repos ».
    L’activisme politique de Simone de Beauvoir, ses voyages autour du monde, la caution qu’elle donne (avec Sartre) par sa présence et ses écrits aux causes révolutionnaires qu’elle estime justes et bonnes, face aux puissances de l’oppression et de l’injustice, de Cuba à la Chine de Mao, lui ont attiré les critiques les plus virulentes, parfois justifiées. Dans La lune et le caudillo, ainsi, Jeannine Verdès-Leroux a stigmatisé la complaisance aveugle du couple français, littéralement ébloui par Castro. De la même façon, l’obsession anti-bourgeoise de ces grands esprits fascinés par le « réel » et le peuple, leur haine anti-capitaliste et leur vindicte anti-américaine les auront-elles poussés à prendre des positions proches de celles des « idiots utiles » cher à Lénine. Du moins seront-ils restés conséquents (Sartre refusera le Nobel après avoir manifesté sa solidarité au terroriste Andreas Baader) et l’évolution de Simone de Beauvoir en imposera par l’approfondissement de son regard sur le « phénomène humain » qu’elle scrute à l’observation nette et honnête de sa propre vie.
    Or il ne faut pas oublier l’œuvre. L’estime et la reconnaissance qu’elle suscite toujours découlent surtout du Deuxième sexe, ouvrage fondateur du féminisme publié en 1949, qui s’arracha à plus de vingt mille exemplaires dès la première semaine, fut traduit en plus de trente langues et valut à l’auteur la mise à l’index du Vatican. Pour rappeler le « ton » de l’époque, on peut relever que François Mauriac écrivit à l’un des collaborateurs des Temps modernes : « J’ai tout appris sur le vagin de votre patronne »... De la droite conservatrice à la gauche stalinienne, le livre déchaîna les passions. Cet ancrage dans l’atmosphère politiquement très polarisée des années doit être rappelé pour mieux évaluer la détermination frondeuse de la brillante agrégée en rupture de conformité, qui s’affirme dès L’Invitée, premier roman à la touche très personnelle paru en 1943. Avec Les mandarins (prix Goncourt 1956), autre roman qui pose la question de l’engagement et de ses pièges, et Les mémoire d’une fille rangée (1958) rapidement hissé au rang de best-seller, Simone de Beauvoir donne ses meilleurs livres avant la trilogie de ses mémoires dont Une mort trop douce, évoquant la fin de sa mère avec une remarquable noblesse.
    C’est à la genèse et au développement de ces mémoires que Danièle Sallenave s’attache dans Castor de guerre en « dialoguant » sans discontinuer avec son impérieuse aînée, quitte à poursuivre la « dispute » pied à pied. Il en ressort, comme à la lecture de La cérémonie des adieux ou de la correspondance extrêmement vivante, parfois aussi captivante et drôle (le cynisme en plus) que celle de George Sand, du Castor avec Nelson Algren ou Claude Lanzmann (deux passions durables de l’amoureuse), un portrait nuancé qui rompt avec la figure caricaturale de la cheftaine à souliers plats ou de la patronnesse à chignon serré : une intellectuelle en guerre à la lucidité tranchante, mais également une femme orgueilleuse non moins qu’attachante - un écrivain qui gagne à être parcouru dans ses marges où la liberté se nuance d’humour et de spontanéité sans rides…
    Danièle Sallenave. Castor de Guerre, Gallimard,601p.
    Jacques Deguy et Sylvie Le Bon de Beauvoir. Simone de Beauvoir. Ecrire la liberté. Découvertes Gallimard, 126p.
    Simone de Beauvoir, une femme entière. France 5, le 10 janvier, à 20h. 40, et sur Arte à 22h.35

     

    La donneuse de leçons s’efface devant l’écrivain 

    ba4b669d4087e280b796b2a69e5ff6d3.jpgQu’aurait pensé Simone de Beauvoir, en sa centième année, de la très large diffusion, advenue ces jours, d’une image intime la représentant toute nue, croquée de dos par un compère photographe de son amant américain Nelson Algren ? Se serait-elle réjouie de ce dernier pied de nez au conformisme de la bourgeoisie catholique dont elle était issue ? Y aurait-elle vu l’expression de sa liberté de mœurs  ou se serait-elle indignée de ce que soit ainsi exploitée l’image de son corps ? Poser la question revient à s’interroger sur le culte  voué à l’ « icône » du couple qu’elle formait avec Jean-Paul Sartre : deux grands intellectuels briseurs de tabous réduits eux-mêmes à un cliché pour touristes ou étudiants japonais. Or que magnifie ce cliché ? La bohème de Saint Germain-des-Prés ? L’emblème de deux esprits libres aux positions éthiques et politiques exemplaires ? Ou les deux derniers maîtres à penser d’une époque désormais sans « figures » ? Symboles bien discutables à vrai dire, tant le meilleur et le pire cohabitent dans l’« enseignement » de Sartre et du Castor.

    Professeurs de liberté ? Mais quel usage en firent-ils en fermant les yeux sur les sinistres prisons de la dictature cubaine ou en célébrant la sanglante révolution culturelle maoïste ? « L’avenir m’a donné raison », ose écrire Simone de Beauvoir dans La Force des choses.  Hélas pour elle, les victimes de « l’avenir » ont témoigné depuis lors, entre autres historiens non partisans. Pourtant l’admiratrice de BB (dont elle défendit la figure de femme libre…) n’est pas à jeter avec l’eau des bains de sang : reste l’œuvre. Un auteur qui écrivait « avec un fer à repasser », comme le prétendait Nathalie Sarraute ? Pas seulement : une femme heureusement contradictoire, une amoureuse à tempêtes, une fille à sa maman capable d’émotion devant Une mort trop douce, une vieille camarade touchante à la Cérémonie des adieux, une épistolière à la George Sand, une bête littéraire que nous osons préférer à la donneuse de leçons…

          Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 9 janvier 2008.

     

  • Le regard de la chouette

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    Un sentiment étrange, mêlé de curiosité froide et de satisfaction esthétique, non exempte de cynisme, se dégage de ce roman qui rappelle, par son climat et plus encore par le regard que jette l’auteur sur ces drôles d’animaux que sont nos semblables et leurs cultures variées, le climat et le regard des nouvelles les plus incisives de Paul Bowles. Nul hasard en cela, puisque Rodrigo Rey Rosa (né à Ciudad de Guatemala en 1958) fut disciple et ami du grand écrivain de Tanger, qui l’accueillit dans ses ateliers d’écriture et traduisit plusieurs de ses romans en anglais.
    Autant dire que l’élève est plus qu’un épigone : un maître à son tour, jouant ici sur la « rencontre » de deux jeunes types - un berger fruste et un quidam colombien en rupture de conformité – qui ne se verront pas mais que réunit l’attrait, pour des raisons opposées, d’un oiseau capturé. Entre nature sauvage et civilisation faisandée, Maroc de l’arrière-pays aux superstitions encore vivaces et Tanger aux voyageurs « borderline », le roman met en rapport révélateur (comme dans les nouvelles mémorables du Scorpion de Bowles) deux mondes en train de se perdre dans un jeu de mimétisme et de fuite en avant. L’auteur ne « juge » pas pour autant, comme s’il avait lui-même arraché les yeux de la chouette pour « voir la nuit »...
    Rodrigo Rey Rosa La rive africaine, traduit de l’espagnol (Guatemala) par Claude Nathalie Thomas. Gallimard, coll. Du monde entier, 176p.

  • E la nave torna…

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    Fellini en grande traversée

    C’est une légende incarnée que Federico Fellini en sa féerie freudo-clownesque, c’est la rouerie géniale et l’art artisan dans toutes les manifestations de son cinéma, c’est le cas de dire, qui touchait à la vie vivante autant qu’à sa transmutation multiforme, jetant mille éclats sur fond de vieille tendresse humaine et de malice populaire, de vitalité bondissante et de mélancolie. A-t-on d’ailleurs envie que la légende perde de son merveilleux ou de sa cocasserie au nom de la vérité des faits ? Un premier test est à faire avec la naissance du Maestro, qu’un journaliste fit naître dans un train, en voiture de première classe, une nuit de janvier 1920, tout près de Rimini. Or Fellini se garde de démentir. Se non è vero… Mais voici que nous apprenons la vérité: que les cheminots de la côte romagnole étaient alors en grève et que nul train ne put servir de salle d’accouchement roulante cette nuit-là…
    1a848727e8fe2c9337b119da5c07b32d.jpgTullio Kezich serait-il du genre rabat-joie sourcilleux, impatient de « rétablir la vérité » à propos d’un affabulateur notoire, ou la biographie qu’il nous livre après trente ans d’amitié avec Fellini participera-t-elle de la « vérité poétique » de celui-ci. Tutti e due, l’un et l’autre et dans l’allégresse, la vigueur documentaire et la pénétration sensible, la connaissance enfin des multiples coins et recoins de l’Italie de la dernière moitié du XXe siècle, des multiples coins et recoins du cinéma de cette même période- du néoréalisme cher à Rossellini (premier maître vénéré) aux années de plomb et aux années télé, des multiples coins et recoins de Cinecittà, des multiples coins et recoins de la vie toujours en mouvement du Maestro, aussi charmeur que bourreau de travail.
    bc5973dcdcfc9569bc3a933dcbda5a4d.jpgAvant de se sentir assez vite « burattino tra burattini », marionnette de la joyeux bande du Maestro, Tullio était un jeune critique arrogant sur les bords, comme on l’est à vingt ans, lorsqu’il rencontra Federico sur la terrasse de l’Hôtel des Bains de Venise, en septembre 1952, le jour de la présentation du savoureux Courrier du cœur, plus connu sous le titre de Cheik blanc, avec l’irrésistible Sordi dans le rôle d’un bourreau de tendrons de roman-photo. Et d’emblée il est alors question de la fraîcheur de l’accueil de la critique en ces années de guérilla idéologique dont on n’a plus la moindre idée aujourd’hui, qui se déchaîna bien plus violemment ensuite à propos de La Strada et de La Dolce vita.
    J’allais reprendre le roman de Bob Dylan par François Bon, injustement laissé de côté depuis quelque temps, lorsque cet autre roman d’une vie et d’une œuvre (l’une et l’autre entremêlées intimement à tout instant, car le travail artistique était la substance même de la vie de Fellini) m’est tombé dans les mains pour y rester scotché, avec ses histoires pleines des nôtres, entre Giulietta et la Gradisca, la mère et les compères vitelloni…
    Critique lui-même et dessinateur, scénariste et écrivain  puis réalisateur, considérant la fabrications d'un film comme l’équipée d’un capitaine entraînant un équipage décidé à marcher en sens contraire… poète en mouvement incessant et formidablement attentif au moindre détail de ses réalisations (autant que son ami Pasolini, dont il freina la moindre les débuts, ou que Visconti dont on découvre ici les détails de la brouille et de la réconciliation), qui était essentiellement Fellini en tant qu’artiste? Un pittore ! Un peintre, répondait-il lui-même. Un peintre de notre temps aussi peu réaliste qu’abstrait, un peintre sur bulles de celluloïd qui eût aimé « fixer » un seul tableau, mais quoi, fermons les yeux tout en lisant : le tableau demeure…
    Tullio b1b02536657f77430e9ec60f7cbfe93b.jpgKezich. Fellini. Gallimard, Biographies, 412p

  • Blowin' In The Wind

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    De Bob Dylan à Robert McNamara

    A La Désirade, ce samedi 29 décembre. – J’ai commencé la journée d’hier par une longue balade dans la foulée de Bob Dylan, tel que le raconte François Bon, et nous avons fini la soirée entre amis à regarder The Fog of War, où Robert McNamara, l’un des Masters of War que stigmatisait Dylan au début des années 60, parle longuement, face à la caméra, de sa trajectoire et de ses dilemmes de patriote américain qui aura vécu les bombardements incendiaires de Tokyo (100.000 morts en une nuit) et la terrifiante épreuve de la crise cubaine, avant la guerre au Vietnam dont la fuite en avant  le désolidarisa finalement de Lyndon Johnson alors qu'il en fut longtemps l'apologiste froid.
    Ce que j’aime beaucoup, dans la chronique biographique très serrée de François Bon, c’est qu’elle déconstruit la réalité d’une légende sans sacrifier l’aura de celle-ci. Comme un Blaise Cendrars, Robert Allen Zimmermann a senti très tôt que sa mythologie personnelle ne prendrait corps qu’au prix d’une image composée qui ferait de lui un personnage de roman (entre Dickens qu’il adorait, Mark Twain et Woodie Guthrie dont le récit de vie lui fut un choc), sans pour autant qu’il y ait là le début d’un marketing au sens actuel. Or cette légende de l’orphelin à casquette sur l’œil, mal sapé, mal lavé et dormant volontiers chez ses amis, « oubliant » sa fidèle parenté avant de lui imposer son pseudonyme, ne serait qu’un petit folklore sans l’omnivore obsession du folkeux revisitant ce fonds musical et poétique pour devenir une véritable mémoire vivante de l'Amérique d’en bas.
    cec0c388c9eafabe41c0d8365017408a.jpgFrançois Bon connaît la musique, à tous les sens de l’expression, et comme on ne la lui fait pas, c’est avec autant de connaissance éprouvée du sujet (lui aussi est une mémoire ambulante, et sa pratique personnelle d’écrivain et de musicien y ajoute encore) que d’instinct « romanesque » des situations vraies (réelles ou recomposées) qu’il retisse sa chronique en rectifiant souvent les versions par trop enjolivées ou gâtées par la rancœur des uns et des autres. Ce qui est sûr, c’est que sa bio permet au lecteur attentif de se faire une image précise, jusque dans les flous de cette vie parfois flottante (la vie végétative de l’artiste comptant à cet égard autant que l’herbe à fumer), d’un personnage à la fois convaincu de sa vocation singulière, faisant miel de tout ce qu’il grappille au passage (on l’accusera plus d’une fois d’appropriation par jalousie) et ne cessant d’écouter les autres, d’admirer et d’aimer (à commencer par Woodie Guthrie), d’imiter et de réadapter (ses premières compositions mythiques revisitant d’anciens thèmes oubliés), de partager la passion de ses partenaires professionnels ou affectifs (il découvre Rimbaud avec Suze) et de cristalliser peu à peu son propre récit de l’Amérique, dont l’histoire le rejoint soudain à la veille de sa rencontre avec Joan Baez, juste après l’éclosion de ses premiers titres mythiques, de Blowin’ In the Wind à Don’t think twice, it’s Allright.
    J’écoutais No Direction Home en lisant François Bon, regroupant dans le film de Scorsese des enregistrements au son fréquent de fond de cave ou de salles d’époque, et c’était toute une époque de nos adolescences qui me revenait avec des échos de notre premier tourne-disques (mon père débarquant triomphalement un soir avec l'objet en question et Day O d’Harry Belafonte, d’ailleurs présent en ces pages) et de nos émissions de radio préférées; et ce fut le soir, après le énième passage d’I was young when I left home et de Masters of War, lorsque, avec nos amis, nous avons préféré, à la baveuse Star’Ac dédiée au jeune Gregory angélisé-victimisé, le film d’Errol Morris (Oscar 2004 du meilleur documentaire) constitué par le récit rétrospectif d’un demi-siècle de danse sur le volcan nucléaire, par l’ancien Secrétaire de la Défense de Kennedy puis de Johnson, Robert McNamara.
    Un des maîtres du monde dit libre qui vous dit, comme ça, que ce qu’il a fait lui vaudrait la qualification de criminel de guerre si sa nation avait été vaincue, n’est pas banal, mais ce n’est ni dans le plaidoyer pro domo ni par l’autocritique que le récit de McNamara saisit et passionne: c’est par la mise en évidence, très documentée, d’une montée aux extrêmes marquée par quelques épisodes affolants (François Bon rappelle le climat de la crise cubaine vécu par Bob Dylan et les Américains, comme nous l’avons éprouvé nous-mêmes de loin) dont nous ne sommes pas sortis, même si nos enfants continuent à chanter au coin du feu, en attendant que les temps changent :

    On mettrait les fusils et les tanks au fond de la mer
    Ils sont les erreurs de l’histoire ancienne…


    f6b18dc3a8a5444355b248674eeebd86.jpgFrançois Bon. Bob Dylan. Fayard, 485p.
    530b00731e85069d054f606e35bc4966.jpgErrol Morris. Brume de guerre (The Fog of War). DVD Gaumont.

  • Un chant dans le noir

    Poésie de Fabio Pusterla

    La poésie qui me parle vraiment est aujourd’hui rarissime, mais dès que j’ai « entendu » la voix de Fabio Pusterla, dès que je suis « entré » dans ses images et sa musique, dès que j’ai « vu » les objets tels que l’éclaire la lumière de ses mots, il m’a semblé ressentir la même amplification de présence, le même sentiment de dilatation intérieure et de perception accrue que j’ai pu éprouver en forêt ou dans les grandes villes à la lecture de Pavese ou de Saba. Philippe Jaccottet, dont Pusterla a traduit plusieurs recueils, dit très justement de sa poésie que « tout, à travers sa voix ferme, sobre, admirablement maîtrisée, est toujours à la fois quotidien, proche, vrai et vaste, réel et néanmoins mystérieux », comme je l’ai ressenti si fortement tout à l’heure, rangeant mes livres et retombant dans Une voix pour le noir, premier recueil en version bilingue que j’aie lu de lui, sur ce Paysage dont je dois recopier ici chaque mot dans nos deux langues :

    Ici, il pleut des jours entiers, parfois des mois.
    Les pierres sont noires d’averses,
    les sentiers lourds.

    Sur le bord des canaux :
    Têtards, ferraille sombre. Une valise
    goudronnée.

    Un filet d’huile coule
    sur le gravier. Dessus, du ciment
    Si tu grattes la terre : des déchets,
    briques écaillées, dents de lapins.

    On peut penser à des bruits humains,
    des pas, balles de tennis. Voix éventuelles.
    Tout débris est admis à condition d’être inutile.

    Comme il s’agit du vide il y a de la place pour tout,
    Et ce peu qu’il y a, est comme s’il n’était pas.
    Même les voies sont parfaitement inertes,
    les lézards immobiles, les wagons
    oubliés.

    Et puis le poulailler. Les choses sans histoire.
    Ou dehors. Une brouette
    Qui n’a pas de roues. Un puits. Un seau pourri
    Sans fond. Le prénom d’un idiot :
    Luigino. Plumes dans le grillage, de poule.
    Trous dans le grillage. Intrigues rompues.
    Ce que vous n’appelez pas cruauté.

    Je suis ceci : rien.
    Je veux ce que je suis, fortement.
    Et les mots : maintenant personne ne mes les volera.

    Ce qui se chante en italien :

    Qui piove per giorni interi, talvolta per mesi.
    I sassi sono neri d’acquate,
    I sentieri pesanti.

    Sul bordo delle rogge :
    Girini, latte scure. Una valigia
    Incatramata.

    Un filo d’olio cola
    Sulla ghiaia. Sopra, cemento.
    Se gratti la terra : detriti,
    mattoni scagliati, denti di coniglio.

    Si possono pensare rumori umani,
    passi, palle da tennis. Voci eventuali.
    Ogni frantume è ammesso purché inutile.

    Siccome questo è il vuoto c’èposto per tutto,
    E quel poco che c’è, è come se non ci fosse.
    Anche i binari sono perfettaments inerti,
    Le lucertole immobili, i vagoni
    Dimenticati.

    E poi il pollaio.Le cose senza storia.
    O fuori. Una carriola
    che non ha ruote. Un pozzo. Un secchio marcio
    privo di fondo. Il nome di uno scemo :
    Luigino. Piume dentro la rete, di gallina.
    Buchi dentro la rete. Trame rotte.
    Quello che no chiamate crudeltà.

    Io sono questo : niente.
    Voglio quello che sono, fortemente.
    E le parole : nessuno adesso me le ruberà.

    Cette poésie, cette lumière noire, ce chant muet me rappelle Tarkovski.

    Et cette vision de nos enfants petits :

    Sommeil de Claudia et Nina
    Tu disais que le jour
    l’obscurité reste dans les armoires,
    ou derrière les montagnes,
    et ne sort que vers le soir,
    quand on peut dormir
    et avoir peur.
    Mais c’est une nuit d’insomnie, pleine lune,
    et derrière chaque fissure l’air palpite,
    magnétique, je devine
    presque chaque repli des bois.
    Ainsi je compte vos
    respirations, corps ici tout près : longue vague
    qui monte lentement et descend, qui revient,
    Et dessous, des abîmes, la danse des murènes.


    Fabio Pusterla. Une voix pour le noir (poésie 1985-1999). Préface de Philippe Jaccottet. Traduit de l’italien par Mathilde Vischer. Editions d’En Bas, 2001.

  • De la pensée incarnée

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    La philosophie passe à mes yeux par la création verbale, ou elle me laisse froid. Un philosophe qui ne soit pas en même temps un écrivain, et j’entends par là plus précisément un poète travaillant la langue au corps et à l’âme, ne m’intéresse pas. La philosophie des spécialistes ne m’intéresse pas. La manie actuelle des professeurs de philosophie de se dire philosophes me fait bonnement sourire. Des pions qui rêvent du quart d'heure Warhol.

    Repris ce matin ma lecture de Chestov. La philosophie de la tragédie. Basique pour moi. Comme un René Girard, Chestov incarne le penseur qui achoppe à la littérature, ici Nietzsche et Dostoïevski, sur la question de la vérité, du bien et du mal, de ce qui attire vraiment l’écrivain (la lutte contre les évidences) et de ce qu’il se dissimule (l’aplatissement humanitaire de Tolstoï) par confort intellectuel. Me dis alors que ces phrases vivantes surtout me parlent. Toujours m’attirent d’abord et avant tout les phrases vivantes. Cingria m’a libéré du marxisme et du structuralisme par ses phrases vivantes. Je me trouvais à parler papagei au milieu d’une cour de Papagei, et soudain j’ai lu ces phrases, de Cingria puis d’Audiberti, de Calet puis de Jules Renard. Et ce matin, précisément, je lis un papier de François Nourissier qui rapproche Calet de Jules Renard, puis compare Calet et Cingria, Calet et Vialatte, avec des propos sur Calet qui me semblent à la fois juste et mesurés - pas du tout les exagérations d’un Schmitt parlant de Monsieur Paul comme d’un des grands romans du XXe siècle, stupidité. A ce propos, je me dis qu’il faut s’exercer, chaque jour un peu mieux, à dire un peu moins de stupidités.

    Chestov s’interroge sur l’origine de la transformation intérieure de Dostoïevski et de Nietzsche, dont il montre l’étroite parenté et ce qui les eût fait se haïr, comme deux frères ennemis: vérité invivable des limites de chaque génie enfermé dans sa chair et son absolutisme conquis de haute lutte, jusque sur le rebord de l’abîme de Pascal. Là que tout converge et divise (apparemment), selon les circonstances. Or, ce moment de la cristallisation d’une pensée personnelle me passionne également, thème de la seconde naissance et de chaque «nouvelle naissance» qui ponctue notre évolution à tous, si nous évoluons.

    “Les hommes se doutent-ils que le commencement du jour est aussi mystérieux que le crépuscule, qu’il contient en suspens la même part d’éternité ? On ne rit pas aux éclats, d’un rire vulgaire, dans la fraîcheur toute neuve de l’aurore, pas plus qu’au moment où vous frôle la première haleine de la nuit. On est plus grave, avec cette imperceptible angoisse de l’être devant l’univers, parce que la rue n’est pas encore la rue banale et rassurante, mais un morceau du grand tout où se meut l’astre qui met des aigrettes aux angles vifs des toits”. (Georges Simenon La fenêtre des Rouet)

    En reprenant ce matin l’Exégèse des nouveaux lieux communs de Jacques Ellul, trente ans après ma première lecture, je vérifie la solidité et la droiture de cette pensée, non du tout de droite mais dressée contre les nouveaux conforts de la gauche bien-pensante. Ce qu’il disait en 1966, à savoir que la bourgeoisie a absorbé tous les lieux communs d’une gauche omnitolérante et humanitaire, alors que le monde ouvrier s’adaptait pour sa part aux lieux communs du confort bourgeois, relance ce que prédisait Witkiewicz dans les années 20, à savoir l’avènement du nivellisme, et je comprends mieux moi-même, avec la distance, contre quoi j’ai toujours réagi en me montrant certes, parfois, trop complaisant envers la droite - mes fréquentations de L'Age d'Homme y étant évidemment pour beaucoup, mais sans jamais me départir d’un sentiment profond de révolte, à tout le moins d’insoumission.

  • Notes grappillées

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    Toute l’Italie est là, et toute notre adolescence de lecteurs de romans-photos, en ces années cinquante où nous collectionnions, assorties à chaque paquet d’odorant chewing-gum, les effigies polychromes d’Ava Gardner et de James Dean, de Gary Cooper et de Nathalie Wood, dont les plus âgés avaient vu, au cinéma de quartier Le Colisée, La loi du Seigneur ou La fureur de vivre. Il n’y avait alors qu’une télévision dans le quartier où les plus jeunes, une fois par semaine et moyennant le versement de cinquante centimes, suivaient les épisodes de Lassie chien fidèle, mais déjà les plus grands s’en allaient en stop de par les routes et jusqu’en Italie parfois... (Les Vitelloni de Fellini)


    Le bookchat devient le genre dominant en matière de journalisme littéraire. Ce n’est plus du livre qu’il s’agit mais de ce qu’il y a autour du livre, la dernière baise de l'auteur ou la nouveau yacht de l'éditeur.



    L’un est toute sensibilité radieuse au matin du monde, et l’autre toute intensité de douleur, l’un fait s’épanouir les couleurs en prairies suspendues et l’autre les fait saillir dans les replis de la chair ou des paysages orageux, l’un chante et l’autre gémit ou crie, l’un prie les yeux ouverts au jour et l’autre vaticine dans sa nuit de sang, l’un est sobre et l’autre se cuite au gros rouge, l’un est sage et l’autre fou, tout les sépare apparemment mais je leur voue la même indéfectible dilection. (Bonnard et Soutine)


    Cette image possible de l’enfer: le lieu où le plaisir serait obligatoire. L’enfer de l’agréable.


    Henry James parle du “fluide sacré de la fiction”.


    Henry James, à propos de tel bas-bleu: “Avec sa jolie façon de tenir sa tête penchée de côté, c’était une de ces personnes que l’on a, comme on dit, envie de secouer mais qui ont appris le hongrois toutes seules”.
    Et cela de mieux encore: “qu’elle sentait en italiques et pensait en majuscules”... En relisant L’Image dans le tapis)


    Deux hommes et une femme, du genre universitaires bon teint, préparent un Colloque sur l’Argument à la table voisine. L’un d’eux, un chauve à l’air de fonctionnaire, a visiblement tout préparé. Ils vont lancer (papier à lettres à faire imprimer) un Centre Européen pour l’Argument (CEA). Ce sera l’occasion de réunir théologiens et linguistes, juristes et savants. Auparavant il s’agira de fonder une Association, dont le but sera de réaliser le Colloque, pour lequel chaque participant disposera de “frais de colloque”. Pour les frais annexes (voyages, etc.) on recourra plutôt aux “fonds propres”. Tout cela pourquoi ? Pour l’Argument. Au fil du conciliabule, je comprends que le second compère du trio est un Belge. Il suggère d’intéresser la Communauté européenne au projet du Centre. Et pourquoi faire, ledit Centre ? La question reste ouverte, mais fonder une Revue pourrait donner un sens au Centre. “Il n’existe pas de revue sur l’Argument”, relève le Belge. (Au Buffet de la Gare).

  • Joyeuses fêtes

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    A La Désirade, ce 23 décembre 2007. – Je suis retombé ce matin sur ces notes d’il y a plus de trente ans, de mes carnets de l’époque :

    La maison de mon enfance avait une bouche, des yeux, un chapeau. En hiver, quand elle se les gelait, elle en fumait une.

    Noël en famille, ce sera toujours pour moi le retour à la maison chrétienne de mes parents. Au coeur de la nuit, c'est le foyer dont la douce chaleur rayonne dès qu'on a passé la porte. Puis c'est l'odeur du sapin qui nous évoque tant d'autres veillées, et nous nous retrouvons là comme hors du temps. Chacun se sent tout bienveillant. Nous chantons les hymnes de la promesse immémoriale. Nous nous disons sous cape: c'est entendu, nous serons meilleurs, enfin nous ferons notre possible. Nos pensées s'élèvent plus sereines et comme parfumées; et nous aimerions nous dire quelque chose, mais nous nous taisons. (25 décembre 1974)

    C'étaient de vieilles cartes postales dans un grenier. Des mains inconnues les avaient écrites. L'une d'entre elles disait: “Je ne vous oublie pas”.

    Or voici qu’hier, dans la maison de notre enfance, tant d’années après la mort de nos parents, les enfants, les petits-enfants et les arrière-petits enfants de ceux-là ont perpétué à leur façon le rite ancien, quitte à esquinter la moindre les sempiternels chants de Noël. Si la ferveur candide et la stricte observance des formes n’y est plus, l’esprit demeure et j’ai été touché par la joie commune retrouvée autour du dernier tout petit, les yeux bien brillants comme les nôtres à son âge et comme ceux hier de notre vénérable arrière-grand-tante, bonnement aux anges.
    Il y a de plus en plus de gens, dans nos sociétés d’abondance inégalitaire, que la période des fêtes pousse à la déprime. Tel n’a pas été notre cas, si j’excepte pour ma part quelques années noires. Mais Noël reste le moment privilégié de ces retrouvailles et de ces signes – de ce reste de chaleur dans le froid du monde.
    Or je tiens à la faire rayonner, cette calorie bonne, à la veille de Noël selon nos dates.

    Donc :

              Joyeux Noël à toutes et à tous qui passez et laissez ici, de loin en loin, un prénom, un sourire ou un pied de nez.
              Joyeuses fêtes et très belle année 2008, avec tous les Bonus possibles !

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  • Le bonheur difficile

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    Entretien avec Alexandre Jollien.
    Comment le bonheur peut-il être mal vécu ? Est-il concevable que les cadeaux de la vie soient difficiles à recevoir ? Se peut-il qu’un individu, longtemps soumis à l’adversité, panique soudain devant l’embellie de son existence ? Telles sont les questions qu’on peut se poser à propos d’Alexandre Jollien qui, devenu père et auteur à succès après des années de lutte, s’est trouvé déstabilisé par tant de largesses, au point de se demander s’il les avait méritées ?
    Alexandre Jollien aurait pu n’être, le temps d’un engouement parfois ambigu, que ce courageux handicapé diplômé de philosophie, racontant son histoire exemplaire dans son (magnifique) Eloge de la faiblesse, avant d’être invité sur toutes les estrades médiatiques et primé par l’Académie française. Le caractère exceptionnel du « cas » Jollien ne se borne pas pour autant à une success story qui le ferait échapper à sa condition. Son dernier livre le montre plus encore que les autres, Jollien continue de souffrir et pas que de son handicap : Jollien souffre d’être un homme avec ses hantises et ses désirs, ses angoisses et ses insatisfactions. Jollien trouve la vie dure. Mais Jollien n’en sourit pas moins à l’existence: dans les rues de La Tour-de-Peilz où nous le rejoignons, il se « royaume » sur son tricycle, cordialement salué par les passants. Sur quoi le jeune Alexandre (31 ans) nous emmène dans le minuscule bureau que la commune met à sa disposition, et c’est un homme alors qui nous parle, dont nous oublions les difficultés de se mouvoir et de s’exprimer tant ce qu’il dit est proche de nos vies à tous…

    - Un deuxième enfant, en mars, et un nouveau livre à l’automne ont marqué pour vous cette année. Heureux bilan que celui de 2006 ?
    - Je me suis aperçu qu’il y avait chez moi une logique de réparation, liée à tout ce que j’ai souffert dans mon enfance. Je me suis lancé dans la construction d’une famille, et dans une carrière littéraire - terme prétentieux que je n’aime pas -, pour réparer. Mais qu’est-ce qui répare vraiment le passé ? S’il fallait faire un bilan, je dirais que j’en suis arrivé, aujourd’hui, à m’accepter un peu mieux comme je suis, grâce aussi au regard des autres et à leur reconnaissance. De celle-ci, j’avais un indéniable besoin. Mais je ne suis pas grisé pour autant par le succès : juste content, sur le moment, sans fausse modestie, surtout content de voir que j’apporte quelque chose aux autres. Sur un autre plan, nos deux enfants, Victorine et Augustin, ont aussi représenté une véritable révélation, pour moi, avec leur fragilité et la force de vie qu’ils incarnent. Par ailleurs, j’aimerais me débarrasser, aujourd’hui, de l’image du sage qui « assure ». Je reste, je m’en rends compte, un homme fragile. Fragile et joyeux…
    - Que représentent les fêtes pour vous, qui semblez vous défier de l’euphorie ?
    - J’ai toujours craint la déception, et le risque d’être trahi par une fausse joie. Pour moi, Noël est essentiellement l’occasion du don, qui fait dépasser la tentation de se replier sur soi, fréquente évidemment quand on va mal. Or je crois qu’il ne faut pas attendre d’aller bien pour penser aux autres. La période des fêtes, d’une manière plus générale, est liée à des souvenirs de réjouissance en famille dont il me reste surtout de la chaleur et de la lumière. Je vois bien ce que ces illuminations et ces agapes peuvent avoir de peut-être égoïste, ou même de factice, mais comment juger ?
    - Vous écrivez, dans votre dernier livre, que la vie peut aussi être bonne sans philosophes patentés, citant l’exemple de vos parents. Que vous ont-ils apporté plus précisément ?
    - Mes parents m’ont appris l’humour, et cela m’a beaucoup aidé dans la vie. Les épreuves qu’ils ont subies auraient pu les faire se recroqueviller et s’aigrir. Au contraire, ils ont pris les choses avec une distance et une légèreté qui était, de leur part, la meilleure « philosophie ». De la même façon, ma femme Corine me ramène sur terre en me rendant attentif, aussi, à la beauté des choses que je n’aurais peut-être pas remarquée sans elle. Nous avons chacun notre monde, nous connaissons des tensions comme tous les couples, mais nous nous complétons bien et ne cessons de nous rapprocher.
    - La construction de soi est un recueil de lettres que vous adressez à Dame Philosophie et à quelques penseurs qui vous ont aidé à vivre. Pourquoi cette forme de la lettre ?
    - Je ne vis pas la philosophie comme une discipline abstraite mais comme une thérapie, un art de vivre et une recherche du bonheur. Après Le métier d’homme, j’avais l’impression d’avoir tout dit. Surtout, je sentais que la référence à mon passé devenait obsessionnelle et j’avais envie de rompre avec la forme du témoignage. Le déclic a été Boèce, le philosophe latin incarcéré pour motifs politiques et qui s’adresse, de sa prison, à Dame Philosophie. C’est d’ailleurs à lui que j’avais consacré mon mémoire de licence. Et puis j’ai « rencontré » Etty Hillesum, la déportée juive morte à Auschwitz, qui choisit le parti de la joie et à laquelle j’ai eu envie d’écrire pour la remercier, comme je le devais à Epicure, qui m’a appris à recevoir et à savourer l’instant et à Schopenhauer aussi, dont je n’aime pas trop la misanthropie et la misogynie, mais qui a posé le diagnostic de mon propre mal : l’insatisfaction, liée à cette volonté tellement durcie qu’elle se retourne contre nous.
    - Qu’est-ce qui vous révolte dans le monde qui nous entoure ? Vous intéressez-vous à la politique ?
    - Quand on souffre, vous savez, la politique, on s’en fout ! Mais maintenant que je vais mieux, j’essaie de m’impliquer plus en évitant les prises de position de café du commerce. Ce qui me révolte et me fait peur, c’est la montée des extrémismes. En Suisse, le cynisme d’un Blocher m’effraie particulièrement, et plus encore le fait qu’il soit suivi par tant de gens qu’il abuse. Voyez sa prétendue défense des paysans : c’est de la pure démagogie populiste, démentie par ses actes. Avant les dernières votations sur l’asile, je suis d’ailleurs descendu dans la rue avec ma petite fille pour distribuer des tracts. Ceci dit, je regrette de ne pas en savoir assez pour m’engager en connaissance de cause. Aussi, j’ai de moins en moins envie de m’engager pour la seule cause des handicapés, estimant que c’est des gens défavorisés en général, des réfugiés, de tous ceux qui souffrent qu’il faut prendre la défense.
    - Qu’avez-vous envie de transmettre à vos enfants ?
    - Essentiellement, je crois, la joie par l’exemple. Je n’aimerais pas trop « transmettre », dans le sens d’un savoir précuit ou de recettes de « développement personnel », comme c’est la mode. J’aimerais mieux que notre présence seule, notre affection, notre sévérité le cas échéant, enfin notre amour les aide à vivre ce qu’ils ont à vivre…

    Alexandre Jollien. La construction de soi. Seuil, 182p.

  • La sainte d'Auschwitz

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    En lisant Mort et vie d’Edith Stein de Yann Moix


    On se dit d’abord que ce n’est pas vrai : que c’est pour rire ou pour changer de provoc ou de public : Yann Moix hagiographe… Non mais de quoi je me mêle ? Yann Moix qui consacre un livre à Edith Stein, la carmélite d’origine juive gazée à Auschwitz et canonisée par Jean-Paul II : vous imaginez le tableau. Et comment ne pas penser illico que ça ne pourra que « craindre », comme on dit dans le langage de Yann Moix. Avec quoi de sincère ? Quoi de sérieux dans tout ça ?
    C’est ce que je me suis dit moi aussi en ouvrant ce petit livre et en commençant d’en lire les premières pages, immédiatement hérissé par le maniérisme dont l’auteur use et abuse tout au long des : pages. Vous avez : bien lu. De fait c’est ainsi que Yann Moix écrit : «Quand tu te lèves le matin, lecteur, tu sais que tu ressembles: à. Que plus ou moins tu es le sosie: de. Que t’inventer sur mesure la vie que tu aurais dû vivre est de plus en plus hard, de moins en moins possible: c’est un aveu d’échec: tu vas mourir tout à l’heure. Mais tu seras déjà mort quand tu: mourras ». Et ça va durer : longtemps ? Oui jusqu’au : bout. Mais entretemps, il se passe quelque chose…
    Pour continuer de donner le « la » du livre, voilà ce que Yann Moix, avec sa façon relaxMax, au milieu du chemin, écrit de la conversion de la philosophe (husserlienne à mort) allemande juive Edith Stein, baptisée le 1er janvier 1922, fête de la Circoncision de Jésus : « Est-ce vraiment une conversion ? Ne serait-ce pas, plutôt, la « rencontre » d’une juive athée avec Jésus, ce même Jésus qui lui redonnera la curiosité du judaïsme ? Edith Stein, en devenant chrétienne, va enfin pouvoir : aimer Israël.
    « C’est une énorme révolution qui s’opère. A première vue, rien de très spectaculaire : le beauf hilare bouffeur de chips verra dans cette histoire, pour peu qu’il s’y intéresse (on ne sait jamais), une pauvre petite intello paumée qui, mal dans sa peau, s’enferme dans la « religion » chrétienne pour fuir le mon de et ses problèmes.
    « Quand on regarde la scène au microscope : c’est une révolution. C’est un acte fondamental du XXe siècle. C’est une date fondatrice de l’histoire des chrétiens et des juifs. Edith, née Stein, juive, vouant sa vie au Christ, devient un bouclier humain contre les assauts de l’antijudaïsme des chrétiens de l’époque. Elle fait paratonnerre et détourne la haine de l’Eglise envers les juifs vers d’autres univers, à des milliers d’années-lumières de là (elle essaye). »
    Mais du même coup, attention: ce n’est pas qu’un paratonnerre « bon pour les juifs » que Yann Moix voit en Edith Stein: pas du tout. On est ici dans une histoire perso enchâssée dans une mille fois plus grande histoire, et c’est l’enjeu de la première au vu de la seconde : c’est le sens de la destinée d’Edith Stein devenue sainte Thérèse Bénecdicte de la Croix que Yann Moix détaille sur son ton faussement désinvolte dans ce livre à vrai dire étonnant, bien plus profond et pertinent que le lecteur de Podium ou de Partouz eût pu l’imaginer : sincère et sérieux.
    Des illustrations de ça ? La première à propos de la façon dont la Grâce se faufile en catimini dans le « bloc d’athéisme buté » d'Edith Stein, dont l’auteur parle comme d’un phénomène physiologique : « Pendant quatre ans, la Grâce va s’infiltrer dans les veines et les artères et les pores d’Edith, sans jamais se lasser de l’innerver : une Grâce têtue, moléculaire, insidieuse, qui chemine dans : le corps ». La seconde : dans le commentaire de Paul lié à l’enseignement du judaïsme qu’Edith prodigue à ses sœurs du Carmel. Edith en pince pour Paul car elle est « impressionnée par les âmes théoriques » et que Paul est le génie du christianisme incarné : celui qui prépare le judaïsme « new look » que sera le christianisme. « Ce que Paul adore dans le judaïsme, c’est le christianisme ! » lance Yann Moix. Et cela aussi : « Paul est un « rectificateur » d’élection. A la mesquinerie pas prêteuse des juifs juifs qui ne sont plus dignes du judaïsme, il oppose la générosité universelle des juifs chrétiens qui sont les juifs nouveaux, les seuls juifs désormais : licites, les seuls juifs désormais : légitimes. Bien fait ! s’exclame Paul ; les juifs n’avaient qu’à être plus juifs que ça ! C’est pas de ma faute si les chrétiens sont plus juifs que les juifs ! »
    Un concert de grincements de dents ne manquera pas d’accueillir ce livre, qui pourtant mérite d’être lu. Ses pages concernant Israël et son espace-temps unique (« Israël est plus grand qu’Israël. La France est devenue moins grande que la France »), ses réflexions sur le « travail » posthume des saints et sur ce qui les distingue des génies artistiques, ses réflexions souvent fulgurantes sur la filiation/rupture entre judaïsme et christianisme, les pages très émouvantes aussi qu’il consacre à la fin tragique et sereine à la fois de la déportée, outre la qualité du découpage de son « film » biographique ponctué de phrases d’Edith Stein qui font tilt à tout coup : tout cela fait de Mort et vie d’Edith Stein un ouvrage d’autant plus remarquable qu’il s’ouvre tout grand aux jeunes lecteurs, sans démagogie. Lorsque Yann Moix commence son livre en écrivant : A l’heure où nous sommes, Amour est encore possible, on se dit : c’est ça, coco, mais prouve-le donc. Or ce livre, contre toute attente, est une preuve…
    Yann Moix. Mort et vie d’Edith Stein. Grasset, 193p.

     

  • Gracq le dernier des grands

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    Avec la mort, à 97 ans, de ce maître du verbe, s’achève une période faste de la littérature française du XXe siècle.
    Julien Gracq n’est plus. Jamais il n’avait cessé de se tenir à distance de la scène littéraire, et pourtant il restait présent, en son grand âge, comme une figure tutélaire: l’incarnation même de la Littérature. La qualité de son style, la respiration de son écriture, autant que son ton unique et son absolue probité en faisaient une figure unanimement respectée. Le prof d’histoire et de géographie Louis Poirier n’en jetait pas, pour parler trivialement, mais Julien Gracq aura défendu le graal de la littérature en preux chevalier. Son œuvre, relativement peu abondante mais d’une qualité sans faille, se caractérisait elle aussi par son apparent détachement de l’actualité alors qu’elle s’ancrait au cœur du temps et de la présence. Proche du surréalisme mais à l’écart, elle marquait la confluence de la lignée qui va du Cycle de la Table Ronde (dont témoigne sa pièce de 1948, Le Roi pêcheur) au romantisme, et la réaffirmation de l’imaginaire irrationnel, à l’opposé du naturalisme ou de l’éthique sartrienne. Gracq n’en était pas moins solidement attaché aux valeurs d’humanité et de civilisation, en poète et en styliste ciselant sa phase avec la rigueur et l’exigence musicale d’un Flaubert. Avec lui prend fin une grande époque de la littérature française du XXe siècle qui va de Proust et Céline à Bernanos et Aragon, entre cent autres auteurs de premier plan, où les idées les plus opposées n’empêchaient pas le respect du même idéal, partagé par un public également exigeant,
    Dès la parution d’Au château d’Argol, pastiche de roman noir paru la même année (1937) que La nausée, bientôt suivi par le roman Un beau ténébreux (1945) et les poèmes en prose de Liberté grande (1947), Julien Gracq s’imposa au premier rang des auteurs de l’après-guerre, à la fois par la singularité fascinante de ses romans-contes et par la protestation implicite qu’ils marquaient contre le rationalisme et l’asservissement de la littérature aux « messages » ou aux « programmes ». Avant même de refuser le Prix Goncourt, en 1951, pour le plus fameux de ses romans (Le rivage des Syrtes), l’écrivain se fit pamphlétaire cinglant dans La littérature à l’estomac (1950) où il fustigeait à la fois les usages encanaillés du monde des lettres – culte croissant du personnage et prix littéraires « magouillés » - et le primat grandissant des théories (dont celle du Nouveau Roman) et autres systèmes réducteurs à venir (du structuralisme à la déconstruction) qui soumettraient bientôt la littérature à la pseudo-science des pions et des cuistres.
    Un lecteur du monde
    Deux romans à la fois « historiques » et «décalés» marquent le sommet le plus visible de l’œuvre de Julien Gracq: Le rivage des Syrtes (1951), qui raconte (un peu comme Le désert des Tartares de Buzzati) l’attente et le songe de l’événement que marquera la reprise de la guerre dans l’espace imaginaire de la mer des Syrtes ; et, plus envoûtant encore, Un balcon en forêt (1958), où le même thème est repris avec variation de focale dans le décor d’un blockaus des Ardennes, durant la « drôle de guerre ».
    En dépit de la puissance d’évocation du romancier et de son art de moduler sa mythologie par le truchement de ses personnages, Julien Gracq nous semble pourtant plus, dans l’ensemble de son œuvre, un poète-prosateur, un « lecteur du monde » et un pur écrivain plus qu’un romancier au sens commun. Au fil de rêveries personnelles enracinées dans des lieux inspirateurs, dont les abords du Saint-Florent de son enfance dans Les eaux étroites (1976), ou la ville de Nantes dans La forme d’une ville (1985), Gracq est l’arpenteur-rêveur d’un long voyage éveillé qui passe autant par les livres (comme l’illustrent les deux volumes de Lettrines ou ses réflexions pénétrantes d’En lisant en écrivant) que par l’histoire ou l’actualité. Le meilleur hommage qu’on puisse rendre à Julien Gracq, après son dernier souffle, est alors de reprendre sa lecture, pour apprécier combien sa phrase respire encore…

    Portrait de Julien Gracq,  en 1981: Sophie Bassouls

  • Bourgois le découvreur

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    Mort d'un grand éditeur

    Il fut, au début des années 1960, le premier éditeur français de Garcia Marquez et de Soljenitsyne, à l’enseigne de Julliard. Sous son propre label, il publia Toni Morrison, prix Nobel de littérature en 1993, et brava le terrorisme islamiste en éditant Les versets sataniques de Salman Rushdie, ce qui le contraignit à s’entourer de gardes du corps pendant plusieurs mois, avant d’être lâché par l’écrivain pour mieux offrant… Avec un catalogue prestigieux mêlant grands noms (Jünger, Borges, Gombrowicz, Miller) et autres découvertes, Christian Bourgois incarnait l’une des dernières figures mythiques de l’édition littéraire française, avec Maurice Nadeau et Jean-Jacques Pauvert. « Je suis en somme un éditeur du XIXe siècle », nous disait-il il y a une dizaine d’années de ça, au tournant du trentième anniversaire de sa maison. Il était entré en édition au côté de Dominique de Roux, proche aussi de Vladimir Dimitrijevic dont il soutint L’Age d’Homme, à Lausanne. De la race des passionnés et des découvreurs, il avait renoncé à une carrière plus lucrative dans les hautes sphères de l’édition commerciale pour se frayer une voie personnelle. Il vient de s'éteindre à l'âge de 74 ans, des suites du cancer. 
    C’est en 1959 que le jeune Christian Bourgois, brillant sujet de l’ENA (dans la volée d’un certain Chirac) renonça à la haute administration pour rejoindre l’éditeur René Julliard, auprès duquel il fit ses premières armes d’éditeur, dont la première initiative inspirée fut le développement de la collection de poche 10/18, parallèlement au lancement de sa propre maison, dès 1966. Convaincu que l’avenir du livre résidait dans le passé, à savoir dans le texte, le sens, la valeur et la beauté des mots, Christian Bourgois n’avait rien pour autant de l’éditeur recroquevillé sur les valeurs homologuées. C’est ainsi qu’il se fit vite connaître, avec la « ligne » esthétique immédiatement reconnaissable de ses ouvrages, par la défense d’auteurs novateurs (de Witold Gombrowicz à Juan Carlos Onetti ou de William Burroughs à Fernando Arrabal, entre beaucoup d’autres), sans se borner aux modes passagères. Avec des conseillers avisés (tels Dominique de Roux ou Francis Lacassin, Hubert Juin, Paul Zumthor ou Brice Matthieussent), Christian Bourgois constitua un catalogue international en constant renouveau, où apparurent les noms du jeune Irlandais McLiam Wilson ou de l’Alémanique Martin Suter, du Jurassien Bernard Comment, de la Française Linda Lê ou du Portugais Antonio Lobo Antunes, dont l’œuvre fascinante reste un fleuron de la maison. Découvreur de tempérament, Christian Bourgois avait révélé l’essayiste américaine Annie Dillard et le philosophe allemand Peter Sloterdijk, ainsi que les premières traductions (par Bernard Comment) d’Antonio Tabucchi. Comme beaucoup de ses pairs sourciers, il vit nombre de ses « poulains » lui échapper vers de plus verte prairies, selon les fluctuations de l’offre. Reste un catalogue formidablement vivant et varié, où Lovecraft voisine avec Juan Marsé, Martin Amis ou Tolkien, Boris Vian ou Peter Stamm. A préciser enfin que Christian Bourgois ne se prenait pas lui-même pour un créateur, estimant que son catalogue le justifiait à cet égard.

    Post Scriptum: contrairement à ce qui a été écrit ci-dessus dans la hâte et sans la documentation italienne de l'auteur, les premières traductions françaises de Tabucchi n'ont pas été le fait de Bernard Comment mais de Lise Chapuis et d'autres traducteurs. Mille excuses...  

  • Dits de Nancy

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    Sur la mort
    “Je suis frappée par la façon différente, chez les hommes et les femmes, de percevoir la mort et d’exprimer la peur de celle-ci. J’en suis venue à me demander si les hommes n’avaient pas plus peur de mourir que les femmes.”

    Sur le nihilisme
    “J’ai été nihiliste en mes jeunes années. Je sais très bien ce que c’est d’être une jeune fille anorexique, fragile, solitaire et brillante qui erre dans une grande ville avec des envies de suicide. Comme j’ai moi-même été abandonnée par ma mère, je ne savais pas vraiment ce que c’est d’être mère. J’ai dû l’apprendre comme une langue étrangère. En outre, il y aussi des morts qui m’ont aidé à sortir de cette pensée nihiliste. D’après celle-ci, la mort est une catastrophe. Or, en perdant des gens très proches, et même si je les regrette beaucoup, j’ai fait cette expérience enrichissante qu’ils continuaient de vivre en moi et de nourrir mon amour des vivants.

    Sur l’engendrement
    “Si la maternité m’a sauvée, ce n’est pas parce que les enfants sont mignons mais parce que j’ai compris que le postulat du nihilisme ne tient pas debout.“Je suis seul” est une phrase dépourvue de sens. Pour pouvoir dire “je...suis...seul”, il faut avoir appris le langage et c’est avec d’autres qu’on le fait.

    La création, hommes et femmes
    “Je crois que les hommes sont plus angoissés, plus seuls, dans la chaîne du vivant. Le fait de mettre au monde inscrit les femmes de façon évidente dans la filiation. L’oeuvre d’art est en revanche la trace qui signera le passage de l’homme. A cet égard, quoique très attachée à l’art, à la musique et à la connaissance, je m’efforce de relativiser cette survalorisation de l’oeuvre d’art qui aboutit à mépriser les gens doués pour la vie.”

    Déballage et fiction
    “Je crois que le roman n’a pas pour fonction de révéler au public la vie privée de l’auteur, mais de transporter les gens et de repousser les murs de leur moi, de les agrandir en leur faisant découvrir le point de vue des autres, qui relève de l’éthique et de l’amour.”

    Ces propos relèvent d'une conversation au Café de la Contrescarpe, après la parution de Professeurs de désespoir.

    Nancy Huston a publié récemment, aux éditions Actes Sud, un très bel hommage-essai intitulé Passions d'Annie Leclerc, dialogue posthume et profession de foi(s) avec une amie et un être vital. J'y reviendrai sous peu. 

    Vient de paraître aussi, en poche, le mémorable roman Lignes de faille, prix Femina 2006. 

    Photo JLK: Nancy sous la neige de La Désirade.



     

  • Une famille de notre temps

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    En lisant Juste un jour d’Antonin Moeri
    C’est un livre à la fois lucide et délirant, ingénieusement construit et dont le plancher se dérobe à tout moment sous le pas du lecteur, un roman choral à quatre voix alternées auxquelles s’en ajoutent quelques autres (une probable psy quelque peu fantomatique et deux homos jouant les utilités narratives, notamment) pour tracer du dehors et du dedans le portrait en mouvement d’une famille d’aujourd’hui (Jane la mère, Lucien le père, et les deux ados Arnaud et Emilie) cristallisant une somme impressionnante d’observations sur les fantasmes de bonheur généralisé de notre société, et ses réalisations plus ou moins admirables, ici à l’occasion d’un séjour en station de sports d’hiver (à l’Hôtel Eden) gagné par la famille Forminable (sic) à l’enseigne du concours Starlight.
    Le nom de ladite famille sonne un peu Deschiens, mais on n’est pas ici dans la lourde charge où tout serait tourné en dérision ou poussé vers le grotesque, même si celui-ci et celle-là ont certaine part dans la donne. Le récit se fait, sur « contrat », dans le probable cabinet d’une pro de l’« écoute » dont les questions relèvent souvent du stéréotype d’usage. Chacun leur tour, les deux adultes et les deux ados vont raconter « juste un jour » de leur séjour paradisiaque, et se déboutonner par la même occasion, parfois jusqu’au tréfonds de leur intimité – Jane surtout. Le bafouillement est au premier rendez-vous de Lucien, qui cherche aussitôt à se justifier, invoquant l’urgence éprouvée de sortir d’une situation dite « sur la jante », entre stress et ras-le-bol, que la mirifique promesse d’un « ailleurs » où « tout est possible » , non moins qu’« au-then-tique », devait évidemment pallier. D’emblée, aussi, la promesse de Lucien de dire « toute la vérité » déborde de tous côtés, au fil d’un déballage où l’emballement des mots et des idées associées sera relancé tour à tour par Jane, Arnaud et Emilie. Le langage lui-même est en effet la grande affaire de Juste un jour, parfois de manière un peu trop explicite ou accentuée à notre goût. On se rappelle ici et là la Sarraute des Fruits d’or, investissant le vocabulaire au goût du jour pour mieux goriller les marionnettes sociales qui en usent et en abusent, mais Antonin Moeri est à vrai dire plus proche de Céline (surtout dans les soliloques de Jane, constituant le meilleur du livre) et de Houellebecq (pour l’objectivation des comportements) que des subtilités scripturales du Nouveau Roman. Féru de Faulkner, et notamment du roman à multiples voix que représente Tandis que j’agonise, Antonin Moeri s’aventure, après une série d’autofictions à la fois hagardes et fulgurantes, attestant l’originalité de son regard et d’abord sur lui-même (Le fils à maman en 1989, à L’Age d’Homme, suivi de L’île intérieure, Les yeux safran ou Cahier marine) et des nouvelles de plus en plus « autonomes » et percutantes (Paradise now et Le sourire de Mickey), dans la construction polyphonique d’un roman d’une tonalité toute nouvelle, où la tendresse et certaine acceptation de la vie ordinaire se substitue à des postures essentiellement individualistes et « paniques ».
    Le grand intérêt de Juste un jour, en effet, tient à cela que les personnages (à commencer par Jane) prennent le pas sur l’auteur lui-même, ou plus exactement sur le personnage-type des livres précédents de l’auteur, dont le narcissisme problématique vole en éclats avec autant d’éclats de rire. Car ce livre étrange, engageant les regards croisés d’une paire de parents et d’une paire d’enfants, obscène à certains égards, est un roman d’amour (familial) et d'humour comme il n’en pullule pas par le temps qui courent. Les Forminable se regardent les uns les autres comme de drôles d’animaux, mais ils s’aiment. La psy n’y comprend probablement rien du tout. Jane pourrait donner l’impression d’une obsédée sexuelle ne pensant « qu’à ça », alors qu’elle fait office à la fois de maman, d’amante et de régulatrice de tous les thermostats. Lucien est un maniaque que les siens observent avec autant de perplexité que d’inquiétude (il casse volontiers les tables et se lave les dents et les membres avec une passion compulsive), et pourtant ils l’aiment tous. Très étonnant (je veux dire : très juste) est le regard que les ados portent sur leurs parents, où les règles conventionnelles n’ont apparemment plus cours alors que la demande de respect se fait d’autant plus impérieuse, sans qu’il soit question d’un « retour à l’ordre » lénifiant. Bref, et à l’opposé d’un Houellebecq, la preuve est ici faite que l’amour et l’humour sont plus forts que l’ambiante morbidezza, et nul hasard si la revendication sainement jalouse d’une bonne femme et le sérieux plus sain encore d’une paire de mômes, y sont pour beaucoup.
    Antonin Moeri amorce un virage, dans l’observation de l’individu et de la société contemporaine, qui pourrait aller vers un roman révélateur et libérateur. La modulation formelle de Juste un jour est encore inégale, mais l’important est ailleurs : dans la vision pénétrante de l’auteur sur le drôle de monde dans lequel nous vivons, et dans sa généreuse ressaisie verbale

    Antonin Moeri, Juste un jour, Campiche, 206p.

    Photo: Philippe Pache, trafiquée par JLK

  • Bleu blanc blues

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    En lisant Comment va la douleur ? de Pascal Garnier

    Une belle journée bleue, une bonne journée froide et blanche sous la neige, un dimanche de ciel bleu à base blanche de neige sans macule est un bon jour pour faire semblant de se suicider à la corde à sauter.
    C’est comme ça que commence Comment va la douleur ? de Pascal Garnier : comme un dernier dimanche avant de se pendre ou de se faire sauter le caisson, juste un jour pour lire un livre délicieux, se faire deux amis et les laisser ensuite à leur petite affaire. D’abord la mère du plus jeune s’inquiète un peu, entre deux coups de Négrita, du fait que le plus vieux, Simon, de passage dans cette ville d’eaux, s’intéresse de près à Bernard, son rejeton utile à son entretien, se demandant si ce n’est pas un pédé ? Mais sitôt informé de l’inquiétude de la mère de son nouvel ami, qui a été modiste avant d’être voyante, Simon Marechall se pointe chez elle et l’assure qu’il ne veut de son fils qu’un service rémunéré de chauffeur pour le conduire à Cap d’Agde, et pas de son cul, ce qui d'ailleurs ne change rien à rien.
    C’est donc près de la mer et des bungalows de béton, loin de la neige et des six sources de Vals-les-Bains (la Constantine, la Précieuse, la Dominique, la Désirée, la Rigolette et la Camuse), plus trois autres (la Saint-Jean, la Favorite et la Béatrix) que va se passer ce roman triste et gai, qui rappelle un peu la gaieté triste de Calet avec la cocasserie de Calet & Vialatte réunis, sans que cela cesse d’être irrésistiblement original, noir comme la neige d’un dimanche et bleu comme la douleur quand le noir est une couleur…
    Pascal Garnier. Comment va la douleur ? Zulma, 203p.

  • L’absolu et le relatif

    Littérature


    Tzvetan Todorov vient de mourir, à l'âge de 78 ans. Je l'avais rencontré en  1999, à la parution des Aventurier de l'absolu. Entretien à Paris.

     

    C’est un livre immédiatement captivant que le dernier ouvrage paru de Tzvetan Todorov, intitulé Les aventuriers de l’absolu et consacré à trois écrivains qu’il aborde, plutôt que par leurs œuvres respectives : par le biais plus intime de leur engagement existentiel. La recherche de la beauté, dans le sens où l’entendaient un Dostoïevski ou un Baudelaire, liée à une quête artistique ou spirituelle, et aboutissant à un certain accomplissement de la personne, caractérise à divers égards ces pèlerins de l’absolu que furent Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et la poétesse russe Marina Tsvetaeva. Sous un autre point de vue, ils se rejoignent également dans la représentation dualiste qu’ils se font de l’art et de la vie, comme si l’absolutisme artistique était foncièrement incompatible avec les nuances de celle-ci en son infinie relativité…
    - Quelle a été la genèse de ce livre ?
    - L’idée romantique qu’il y a une opposition entre l’œuvre de l’artiste et la vie reste très présente aujourd’hui. C’est une tentation que j’ai connue moi aussi, de croire que l’art est incompatible avec le quotidien. Lorsque j’étais étudiant en Bulgarie, j’étais attiré par la figure de l’artiste, de l’auteur ou de l’acteur, et j’ai d’ailleurs pensé, tout jeune que je deviendrais moi aussi écrivain, si possible génial. Puis je me suis aperçu que je serais plus doué pour l’essai que pour la fiction. La notion d’absolu, dans mon pays natal, se bornait alors aux idéaux du communisme, dont je me suis distancié dès ma treizième année, lorsque je suis entré dans le lycée russophone réservé à l’élite communiste, précisément. Un écrivain russe m’a fasciné durant ces années, et c’est le poète Alexandre Blok, dont l’oeuvre et la vie, les amours tumultueuses et ses relations difficiles avec la révolution en marche illustraient déjà cette figure du poète déchiré entre son idéal et la vie ordinaire.
    - Quels critères vous ont-ils fait choisir Wilde, Rilke et Tsvetaeva ?
    - Il s’agit de trois individus qui, sans être Français, se sont exprimés en langue française et ont été liés, plus ou moins, les uns avec les autres. Leurs postures respectives illustrent trois façons de pratiquer le culte du beau. Dans le cas de Wilde, ce qui m’intéresse est qu’il a été le chantre par excellence de l’esthétisme et que c’est dans la négation de celui-ci qu’il a atteint une vraie grandeur, notamment avec ses dernières lettres si poignantes, dont celle, écrite en prison, qu’on a intitulée De profundis. Sans être un très grand écrivain, Wilde exprime à la fin de sa vie des vues qu’on retrouvera chez Nietzsche. En ce qui concerne Rilke, je me demande si sa correspondance ne vas pas rester comme un sommet de son œuvre, à la fois parce que c’est là qu’il va vers les autres tout en atteignant une concentration de présence et d’expression sans pareilles. Il y a dans ses lettres l’une des plus belles explosions verbales du sentiment amoureux, qui contredit à l’évidence sa théorie selon laquelle la vie ne mérite que d’être piétinée. Quant à Marina Tsvetaeva, elle m’était naturellement plus proche du fait de ses origines slaves et parce que je la lisais en russe. Je l’ai approchée « au jour le jour » en établissant l’édition de Vivre dans le feu, après avoir fréquenté sa poésie des années durant. De ces trois auteurs, elle est naturellement la plus difficile à vivre, au point que ses amis les plus proches, comme un Mark Slonim, avaient parfois de la peine à se protéger de ses excès en même temps qu’ils s’efforçaient de la protéger d’elle-même. Avec sa détestation de la vie quotidienne, elle est évidemment celle des trois dont je me sens le plus éloigné…
    - Est-ce à dire que la vie ordinaire vous importe plus que l’art ?
    - Je ne suis pas en train de dénigrer l’idéal artiste de Tsvetaeva, mais je voudrais plaider pour une continuité liant la création artistique et le train-train de la vie quotidienne. Vous vous rappelez la position de Mallarmé dénonçant « l’universel reportage » et prônant une littérature purifiée de tout contact avec la réalité, toute vouée à la perfection formelle. Or je crois qu’en France Mallarmé ait vaincu. C’est vrai pour les écrivains, qui ont succombé à cette fascination formaliste, autant que pour les universitaires et la critique au sens large.
    - Dans les années 60-70, vous passiez pourtant plutôt pour le critique des formes par excellence, surtout attaché aux structures du texte…
    - Lorsque je suis arrivé à Paris, en 1963, c’est en effet la tendance inverse qui prévalait, donnant toute l’importance à la vie de l’auteur ou au contenu du texte, au détriment de ce qui le constituait. J’avais le sentiment d’un déséquilibre, que nous nous sommes efforcés de pallier, notamment dans la revue Poétique. Mais ni moi ni mon ami Gérard Genette n’avons voulu ce glissement vers le rejet du sens que j’ai tâché de corriger par un article, à un moment donné, qui s’intitulait La vérité poétique… et qui n’a jamais paru. D’où mon retrait de la revue, en 1979.

    - Vos livres auront marqué, par la suite, une évolution nette…
    - L’évolution de mes livres, à partir de La conquête de l’Amérique, en 1982, et ensuite avec Une tragédie française, notamment, s’est faite par étapes successives, en fonction d’une quête de sens qui devait me conduire, à travers l’histoire des idées et la ressaisie du choc des cultures que j’avais moi-même vécu, à préciser une conception du monde et une sorte de nouvel humanisme. Ayant échappé à la paranoïa de la société totalitaire, constatant un jour que je ne me retournais plus pour voir si j’étais écouté, libre de penser et d’exprimer ce que je pense, je me suis donné pour règle de penser ma vie en conséquence et de vivre ma pensée. Ceci dit, je ne me définis pas vraiment comme un écrivain. Je suis du côté de l’Histoire et des faits, non de la fiction, et le rapport que j’entretiens avec la langue est donc celui d’un essayiste écrivant.
    - Dans quelle mesure le travail de votre compagne, Nancy Huston, a –t-il influencé ou été influencé par le vôtre ?
    - Il est certain que notre vie commune, et donc nos travaux respectifs, ont été marqués par un grand partage de plus de vingt ans et des enrichissements réciproques. Il m’est pourtant difficile de dire ce qui, dans mon évolution, vient d’elle. Ceci tout de même, je crois : le souci de m’adresser à une audience moins spécialisée : disons au lecteur en général. J’admire énormément la conduite de Nancy en tant qu’écrivain, qui aspire à l’évidence à un absolu sans sacrifier pour autant les choses de la vie. Pour ma part, je me sens également « du côté de la vie », de plus en plus attentif aux nuances de celle-ci, à sa richesse, à sa variété, à sa fragilité et à son unicité.

     

     

    Tzvetan Todorov. Les aventuriers de l’absolu. Editions Robert Laffont, 277p.
    Lumières ! Editions Robert Laffont,
    A lire aussi : l’autobiographie intellectuelle que constitue Devoirs et délices, paru en 2002 aux éditions du Seuil. Et aussi : Marina Tsvetaeva, vivre dans le feu. Laffont, 2005.

  • Andy Sweet Candy

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    Andy Warhol était-il le vampire que prétendait Valerie Solanas en le révolvérisant presque à mort en 1968, ou fut-il plutôt un saint que l’Eglise serait avisée de canoniser en mémoire de sa gentille façon de servir la soupe aux déshérités des abords de la légendaire Factory, ainsi que le fit valoir tel historien de l’art à l’occasion d’un colloque intitulé L’artistique et le comestible réservant bonne part au pape du pop ? Les avis sont à vrai dire partagés, et c’est le mérite de Jean-Pierre Keller, sociologue et auteur déjà repéré pour La solitude du coupeur de nattes (Denoël, 2003), notamment, de multiplier les points de vue sur le sujet avec autant de pertinence sympathique (on sent qu’il en pince « grave » pour le personnage) que de malice décentrée et de capacité de resituer le mythe dans son époque, sa période héroïque et ses dérives multiples. Alternant les voix d’Andy lui-même, de cuistres universitaires commentant son œuvre, d’une critique lui arrachant un scoop ou de Valerie Solanas lui tournant autour avec frénésie, l’auteur peint un fils à maman désincarné, d’un angélisme désarmant. Or, ce livre elliptique en dit plus qu’il ne semble, sur l’origine d’une démarche dont on ne fait aujourd’hui que recycler les sous-produits. Le portrait « en creux » d’Andy Warhol est réellement convaincant. La vérité du romancier n’est pas loin…

    Jean-Pierre Keller. Andy le somnambule. L’Age d’Homme, 128p.

  • Le flambeur flambé

    12c0ca0474a23e1a7fde157a14267f31.jpg Sur La Vie mécène de Jean-Michel Olivier

    L’excellent Hugo Loetscher estime que le meilleur des romans contemporains de ce pays ne vient pas de la campagne mais de la ville, ce qui vaut sans doute pour les écrivains alémaniques plus que pour leurs pairs romands ; mais la remarque est intéressante, qui renvoie précisément au manque de vrais romans urbains dans la littérature romande du dernier demi-siècle.

    Quel romancier romand contemporain aborde-t-il sérieusement les thèmes de la ville au sens large ? On en a vu quelques tentatives sporadiques, notamment avec les derniers ouvrages d’Yves Laplace évoquant une espèce de tribu encanaillée, avec un début de tableau gratiné mais partiel des nouvelles mœurs. De la même façon, si l’on admet que la ville actuelle participe aussi de la campagne perdue, Le Pays de Carole de Jacques-Etienne Bovard traite lui aussi d’une problématique contemporaine, à savoir la métamorphose des couples de trentenaires et la dégradation du lien familial de façon plus générale.

    Sociologie que tout cela ? Pas seulement. Et c’est bien plus qu’un « reflet » social que nous propose Jean-Michel Olivier dans son nouveau roman, La vie Mécène, qui investit la ville de Genève de manière frontale par le truchement de personnages typés, partiellement construits (pour certains) à partir de figures connues, sans qu’il s’agisse pour autant d’un roman à clefs. La charge satirique est en revanche évidente, et le rire au rendez-vous, fait assez rare dans notre chère littérature romande. Pour aggraver son cas, l’auteur mène son affaire avec autant de verve que d’insolent plaisir, poussant parfois jusqu’à une apparence de cynisme mimétique, étant entendu que l’auteur ne s’identifie pas forcément à ses personnages même s’il leur tient le crachoir…

    Le roman se constitue par le portrait, en creux, de l’affairiste et mécène Elias S., retrouvé noyé au large de Nyon (patrie de la famille Olivier et de ses deux poètes nationaux Juste et Urbain, soit dit en passant), le poches pleines de lingots d’or. Nous sommes alors en 1993. Après l’énoncé du fait divers par le plumitif Etienne Jargonnant, dont nous goûterons de loin en loin les talents de rédacteur à tout faire au corps intégralement tatoué dans la tradition des Maoris (la référence au « modèle » Etienne D. de la Tribune de Genève étant la plus transparente), le récit des plus ou moins hauts faits dont Elias S. fait bénéficier la République sera dévolu à neuf personnages s’exprimant alternativement dans le langage qui leur est propre. Il y a là la charmante épouse du défunt, au doux prénom d’Isabelle, fille de bourgeois bordelais dont Elias a fait la conquête en lui offrant une jolie voiture, et qui nous réserve pour la toute fin une formidable diatribe lestée de détresse (son fils a été enlevé et massacré) qui pourrait bien être celle de l’auteur. Il y a Alias, le double d’Elias, ancien malfrat recyclé dans le crime légalement organisé et qui assure notamment le roulement de la juteuse affaire d’escort girls recrutant les étudiantes genevoises. Il y a l’une d’elles justement, Elsa/Elisa, qui prépare une thèse d’esthétique entre deux passes de haut vol social – elle fait un peu d’espionnage économique par la même occasion, pour le double bénef d’Elias et d’Alias. Il y a Déborah la pianiste classique, qu’Elias sponsorise après l’avoir réorientée vers le jazz, lequel la fera faire ami-ami avec un certain Oscar Peterson; et Matthieu le peintre, inspiré par feu Marc Jurt, que le mécène aidera lui aussi par passion réelle pour son œuvre de grand coloriste ; et César également, le coach brésilien du Servette qu’Elias a racheté et qui « gère » les jarrets multinationaux du club; enfin le petit Jonah, qui ne s’exprimera qu’une fois avant d’être sacrifié par ses kidnappeurs, son drame marquant le tournant plus grave du récit.

    Il y a du roman picaresque dans La Vie mécène, qui galope sans complexes ni souci de vraisemblance « réaliste », jouant des ficelles du polar ou de la satire « pour rire », quitte à livrer au passage tel avocat-vedette aux crocs de molosses affamés – bien fait pour lui. Dans le même ordre de l’outrance, seul le cuistre ou le nigaud s’offusquera du fait que l’auteur livre tel ou tel magistrat au fouet d’une étudiante en lettres férue en culture SM, alors même que les médias viennent de révéler l’existence d’un réseau en tous points semblable à celui qu’imagine le romancier.

    Sous ces aspects grinçants ou comiques, voire burlesques, ce que dit en fait La Vie Mécène échappe à la fois au moralisme hypocrite et au cynisme déluré, en montrant bien que, dans le domaine de l’art et de la culture, la part de la passion gratuite et la part du commerce vont le plus souvent de pair, qu’un riche amateur peut être plus avisé en matière de goût qu’un spécialiste famélique, et qu’un romancier n’est pas bon à proportion de ses « positions » idéologique ou morale mais qu’il nous intéresse par son regard sur ses semblables et la société qu’ils forment.

    Le moins qu’on puisse dire est que les personnages de La vie mécène ne sont pas au-dessus de tout soupçon, mais l’empathie du romancier est telle que nous nous attachons à eux, à commencer par Elias, type du flambeur flambé, rattrapé par la vie, plus exactement démoli par la mort de son enfant. Conclusion morale ? Même pas : conséquence d’un jeu où la dérision de la réussite ne protège de rien, même pas du respect factice de la société qui, demain, fera de l’héritage du malin un musée officiel. 

    Jean-Michel Olivier, La Vie mécène. L’Age d’Homme.

    Cet article est à paraître dans Le Passe-Muraille, No 74. Décembre 2007 

     

     

  • D’un rêve d’enfance

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    De l’effet de la neige sur les créatures et d’autres clichés

    La neige est à la Désirade, dont le McDo vient de s’ouvrir aux oiseaux de la forêt et du val suspendu, tandis que Nancy se sent fondre de bonté aux ressouvenir de ses rêves d’enfant.
    C’est vrai que la neige est un rêve d’enfance, même pour ceux qui n’en ont pas eu. Les orphelins de Dickens ont les yeux qui brillent, à la première neige, plus encore que les enfants gâtés. La neige est une couette d’innocence qui matelasse et molletonne le monde. La neige nous enveloppe et nous encoconne. Tout à l’air plus beau et plus cool sous la neige. Je sais bien que c’est un cliché mais ça ne fait rien : il y aurait de la neige et l’on dirait qu’on serait meilleurs, telle étant la magie des conditionnels de notre enfance…
    Sur quoi je retourne peller cette putain de neige qui va nous ensevelir à la fin, tandis que Fellow sniffe à qui mieux mieux dans la foulée - ah mais quels sont les blaireaux qui vont prétendant que les hivers ne se font plus au jour d’aujourd’hui ?

    Photo JLK: Nancy sur le balcon de La Désirade

  • L'aurore venant

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    Une femme:
    - Comment cela s'appelle-t-il quand le jour s'élève dans le froid, que tout paraît gâché, saccagé mais que pourtant l'air se respire?
    Electre:
    - Demande-le au mendiant, il le sait.
    Le mendiant:
    - Cela porte un très beau nom, femme, cela s'appelle l'aurore.

    (Jean Giraudoux, dans Electre)


    Il doit y avoir du mendiant en soi pour accueillir l'aurore.

    (Pierre Marguerat, pasteur à Saint-Jean)

  • Dame de coeur

    c0cced9b53b145ba32ee7c95e844c0a9.jpgA propos de Mal de pierres, de Milena Agus
    Le sort des livres est souvent impondérable, qui peuvent passer complètement inaperçus en dépit de leur qualité, quitte à être redécouverts plus tard ou ailleurs, et c’est ce qui vient d’advenir au remarquable récit de Milena Agus, Mal de pierres, qui connaît ces jours une seconde vie en Italie après que sa traduction française l’eut « révélé ».
    C’est l’histoire d’un tardif amour, réalisant enfin le rêve d’une Sarde mariée quasi de force en 1943 à un homme qu’elle n’aimait pas plus qu’il ne l’aimait, et qui gagne le continent en 1950 pour une cure nécessitée par le mal de pierres (ce qu’on appelle moins poétiquement colite néphrétique ou calculs rénaux) qui la torture et qu’elle bénira plus tard puisque c’est à cette occasion qu’elle rencontre celui qu’elle surnomme le Réfugié, beau personnage à jambe de bois et grande délicatesse qui reconnaît aussitôt en elle une femme aimable. La rencontre des deux personnages est une oasis de lumière dans un tableau plus âpre mais néanmoins très vivant et contrasté, dont la narratrice (l’auteur probablement) ressaisit les détails avec beaucoup de relief et, souvent de drôlerie. L’évocation, par exemple, de la cohabitation des deux conjoints qui ne s’aiment pas, couchant dans le même lit sans se toucher et en tombant alternativement, est irrésistible. Ou, plus tard, la description des « prestations » érotique que son mari, client régulier d’un bordel, a enseignées à la protagoniste, qui les détaille à l'attention du Rescapé, est un autre moment savoureux. L’humour qui se dégage de ce livre va cependant de pair avec un mélange de mélancolie et de fatalisme, qu’accentue un dénouement qu’il faut se garder de dévoiler.
    Toute l’originalité du livre, à part le superbe tableau de mœurs et d’époque (de la fin de la guerre aux années récentes) qui s’y trouve brossé, tient aussi bien à la mise en abyme de la narration, conduite par la petite-fille de l’étonnante dame. D’un remarquable pouvoir d’évocation, au fil d’un récit aux points de vue multiples qui nous révèlent peu à peu les secrets de cette femme singulière et de son entourage, Mal de pierres est un livre qui dit enfin la vertu d’exorcisme de l’écriture.
    30c3808aa9e737734c150315b95218a3.jpgMilena Agus. Mal de pierres. Liana Levi, 123p

  • La danse du génie galactique


    Louis Soutter, delirium psychédélique
    Louis Soutter est cet ange foldingue aux yeux de charbon radioactif et aux pompes jaunes de dandy qui n’en finit pas de danser autour de nous, ayant atteint l’immortalité à force de souffrance existentielle et de saint effort de surmonter celle-ci par le truchement de son art. Ses dessins pourraient être d’un enfant ou d’un jeune sauvage endiablé, avec la maîtrise dépassée des vieux maîtres et la véhémence panique ou candide des artistes dits « bruts ». Son œuvre figure une sorte d’éblouissant trou noir dans la nébuleuse du XXe siècle. Quoique défendu de son vivant par certains (Le Corbusier, Ernest Manganel, René Berger, Pierre Estoppey, Victor Desarzens), le « fou pornographique » de Ballaigues reste pourtant un maudit de la race des Van Gogh et autres Artaud, avec la même intensité existentielle et la même incandescence créatrice.
    La présumée « folie » de Louis Soutter, étiquetée par les psychiatres mais défiant toute norme, ne pouvait qu’intéresser Henri-Charles Tauxe, braconnier de tous les savoirs (de la philosophie de Heidegger, auquel il a consacré une thèse, à la biologie comportementale qu’il a étudiée avec Laborit, jusqu’à la micropsychanalyse vécue en pratique) et polygraphe passionné par les « monstres » créateurs, de Picasso à Simenon. Pourtant une chose est de s’intéresser à une destinée de grand brûlé existentiel, et tout autre chose d’incarner celle-ci. Or c’est le miracle de Louis Soutter, délirium psychédélique, que de mêler le discours analytique et la parole d’un être à vif, les questions d’Henri-Charles (notre confrère à la folle jeunesse, curieux de tout) et les réponses d’un Soutter fulgurant sur le papier sous toutes les formes, de la valse des molécules au multiple visage de la femme ou à la silhouette crucifiée du Christ. Et voilà : du Big Bang originel au personnage bouleversant que Soutter intitule Sans Dieu, le récit palingénésique de la vie et de l’humanité se trouve ici résumé, traversé par la hantise de la mort et redéployé en poussière d’étoiles picturales.
    Tout cela que le texte de Tauxe, de plus en plus habité, concrétise, pour être magnifié sur scène par Jacques Gardel, musique et icônes souttériennes à l’appui. La démarche clôt un cycle « folie et création » où Gardel et Québatte se sont engagés à fond. Dans le rôle de Louis Soutter, Miguel Québatte est proprement bouleversant, alternant la gravité désespérée et l’humour sublime.

    Lausanne. Théâtre Kléber-Méleau, Louis Soutter, délirium psychédélique, d’ Henri-Charles Tauxe, mis en scène par Jacques Gardel, avec Miguel Québatte.  Du 11 au 16 décembre. Durée : 1h.45.