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amérique

  • La saga de Lady Blues

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    Alain Gerber a ressuscité Billie Holiday entre dèche, gloire et passions, sur les ailes de la musique. Il vient de publier un nouveau pavé, chez Albin Michel, simplement initulé Blues.

    La figure fascinante de Billie Holiday (1915-1959), mélange de fragilité et de violence, de grâce et de trouble, dont la sensibilité catastrophique aura marqué sa voix sans pareille et précipité ses multiples casses, est inséparable d’une destinée dont elle-même a tissé (ou fait tisser) la légende dans Lady sings the blues. On connaît les grands traits de la vie, fracassée par la drogue, de la plus grande chanteuse de blues du XXe siècle, que seule la musique aura sauvée de ses démons, jusque dans ses apparitions les plus pathétiques. Déjà largement documentée, notamment par Donald Clarke dans Wishing on the Moon. The Life and Times of Billie Holiday (Viking Press, 1994) et par Christian Gauffre dans un CD-livre référentiel (Billie Holiday, Vade Retro/Jazz Magazine, 1995), la vie passionnée et la passionnante carrière de Lady Day (comme l’appela Lester Young qui l’aima et la fuit à l’apparition de la première seringue) a en outre inspiré maints auteurs, dont un Marc-Edouard Nabe, et tout récemment encore paraissait une nouvelle « évocation » biographique de Véronique Chalmet, à la fois claire et sommaire, confortant la légende plus que ne l’éclairant de nouveaux aperçus.
    Si paradoxal que cela puisse paraître, c’est cependant par le biais de la fiction en pleine pâte, il est vrai fondée sur une immense connaissance du jazz et de son histoire, que le plus « américain » des romanciers français, Alain Gerber réinvestit le monde de Billie Holiday et de ses proches, qu’il fait parler en alternance. Billie elle-même, tantôt canaille et bouleversante, évoquant un personnage « noir » de Chester Himes ou Ring Lardner, mélange de femme-enfant blessée et de furie, d’artiste et de sorcière, est « vécue » de l’intérieur par le romancier, comme l’est aussi Sadie la mère douloureuse, à laquelle sa fille se reproche d’avoir « planté cette putain de seringue dans le cœur ». Au même premier rang des présences les plus vibrantes, tant du point de vue existentiel et affectif que pour sa relation au jazz, Lester Young nous en apprend aussi beaucoup sur la quête éperdue de Billie et sur ses regrets d’avoir négligé sa Lady, tout à sa « musique über alles », cette « fille qui se roule les yeux doux toute seule, qui trinque toute seule, qui danse doute seule, qui s’épouse toute seule et fait la noce toute seule dans son coin, Makin’Whopee… ».
    Mais cette « histoire d’amours » mêlant le sordide et le sublime, la prescience enfantine de la mort (qu’Alain Gerber nous dit avoir vécu lui-même avec une intensité foudroyante, et que Billie découvre avec sa mémé Mattie qui la terrifie en essayant de l’entraîner dans la tombe…) et la découverte précoce de l’abjection humaine, d’un bordel l’autre, se déploie et se nuance aussi par les comparses d’un récit à multiples voix, dont celle de la journaliste-romancière noire Melissa, par contrepoint, éclaire de sa lucidité le « rêve américain », qu’elle juge « grossier et primitif », autant que le mentir-vrai de Billie dans ses confessions à William Dufty, véritable auteur de Lady sings the Blues…
    « Je ne suis pas poète, nous dit Alain Gerber, mais ce qui m’a quand même intéressé dans le roman, c’est de faire dire aux mots ce que les mots ne sont pas capables de dire. C’est d’ailleurs la définition qu’on donne de la musique...»
    Or le romancier torrentiel du Faubourg des coups-de-trique et du Plaisir des sens, entré en littérature sous le patronage de Faulkner, Hemingway et Thomas Wolfe avec La couleur orange (premier titre, datant de 1975, d’une œuvre qui en compte vingt-cinq et vingt autres recueils de nouvelles ou d’essais sur le jazz), donne sa pleine mesure dans la saga de Lady Day. Après les figures de Louie (Armstrong), Chet (Baker) et Charlie (Parker), celle de Billie Holiday revit magnifiquement en dépit de la distance séparant le modèle déjanté de son peintre : «Je vois ces gens vivre et se défoncer, je ne vis absolument pas leur vie de dingues, mais j’essaie néanmoins de les rejoindre en écrivant. De la même façon, je fais de la batterie depuis plus de quarante ans, et je ne suis toujours pas fichu de jouer. Jouer de la musique est un truc tellement mystérieux, au sens le plus fort, presque au sens religieux »…
    Or il y a bel et bien du feu sacré dans la passion vouée par Alain Gerber aux gens autant qu’à la musique. Passion communicative…

    Alain Gerber. Lady Day. Fayard, 609p.
    Véronique Chalmet. Billie Holiday. Payot, 198p.

  • New York ville debout

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     Notes de l’aube, janvier 1981

    ...Et soudain je me réveillai dans le courrier routier marqué du sceau du Lévrier, soudain je l’avais deviné, soudain c’était là : quelque chose de grand advenait; les yeux exorbités, je pleurais et j’exultais: il y avait dans le ciel une ville illuminée; au bout de la nuit, le courrier routier ne s’était arrêté que pour ça le long de l’Hudson River: le visage levé vers cet Himalaya de lumière, à l’instant j’étais transporté. Depuis trente-trois jours que je me trouvais aux États-Unis d’Amérique, pas une fois je ne m’étais senti ainsi soulevé, soudain délivré de tout un poids qui pesait sur l’ordinaire de mes jours, piètres misères et boyaux meurtris, soudain transfusé de la cosmique énergie que je sentais accumulée dans ce qui venait de m’apparaître comme une galaxie concentrée aux astres géométriquement disposés dans la masse obscure de l’armature de pierre et de verre qu’un seul élan paraissait suspendre entre deux infinis.

    J’aurais pu me sentir écrasé par New York. Au lieu de cela sa vision m’exaltait. Après ces trente-trois jours que j’avais passés aux États-Unis d’Amérique où, le plus souvent, je m’étais senti égaré, seul, éperdu et comme exilé, l’apparition de l’inimaginable cité m’investissait de sa puissance contenue, laquelle me porterait, encore et encore, tout au long des sept jours que j’allais y passer.

    1289092389.jpgEt tout, dans la foulée, se passerait de la même façon quelque peu magique. Tout se trouverait également entraîné dans une sorte de vent d’épopée. Déjà le courrier routier frappé au sceau du Lévrier s’était ébranlé pour se précipiter, quelques instants après, dans le conduit bétonné qui s’enfonce sous le fleuve et pénètre ainsi l’inimaginable cité par ses entrailles, pour dégorger enfin son contenu d’obscurs destins humains dans le dépotoir de la gare routière de Times Square.

    J’ai tout bien noté, tout bien observé, conformément à la vérité formulée par mon occulte compère Charles-Albert, selon laquelle observer c’est aimer. Ou plus exactement: j’absorbais tout à fleur de peau, je laissais tout m’atteindre, tout m’imprégner, tout m’abreuver et me nourrir, tout me traverser et me fortifier.

    Je me suis donc retrouvé dans la gare routière de Times Square, et dès que j’y fus, loin de me sentir perdu au milieu de tant de frères humains paumés, drogués, prostitués, toute la lie de l’humanité, j’enchaînai tout décidé une pensée à l’autre, tout résolu je faisais ça et ça, car je savais que de ça et ça dépendait la liberté de me concentrer et de m’imprégner de la terrible réalité.

    Trente-trois fois ainsi, puisqu’il faut bien qu’aussi les chiffres affabulent pour signifier, trente-trois fois j’ai fait avec l’humanité le tour des couloirs en entonnoir de la gare routière de Times Square en attendant que là-haut, à la surface de la terre, le vent d’épopée ne dissipe les ténèbres et les fumées sur la Grande Avenue descendant à la mer.

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    Trente-trois fois je fus exilé et trente-trois fois repoussé par les flics métissés. Trente-trois fois je fus  excorié vif, le dedans irradié de visions glaciaires et le dehors de la chair comme un ciel de nerfs sous le sel. Trente-trois fois j’eusse aimé me reposer et dormir, mais à chaque instant enfin que, putes ou pédés, camés, exilés, nus et solitaires, nous allions nous assoupir, surgissaient les flics métissés qui nous repoussaient.

    203078842.jpgIl y avait là tout le déchet de la nuit d’Amérique, toute la misère et l’accablement, l’infortune subie et la veulerie consentie, la détresse et le vice, la victime éternelle de l’injustice et l’éternel forban, mais à tourner avec eux dans les couloirs en entonnoir de la gare routière de Times Square, je confondais tous ces visages marqués, ces regards souillés, blessés, meurtris, en un seul corps je rassemblais ces spectres avachis et j’étais ce corps de toute destinée, ce corps créé, arraché au puits maudit, ce corps lavé, ce corps béni, ce corps aimé, ce corps meurtri, vieilli, torturé, crucifié.

    Je suis remonté de là-bas dans un état de complète attention. Je me sentais libre et net. Je devais être sale, mais il me sembla plonger dans une onde glacée et claire au moment où, m’arrachant à l’air vicié de la gare routière de Times Square, je débouchai dans l’espèce de fjord de pierre et de verre de la Grande Avenue le long de laquelle déboulait un vent d’épopée.

    Sans doute était-ce un peu niaiseux de ma part, mais il n’empêche que je me suis alors figuré que j’étais bonnement un géant. Je n’avais plus guère en poche de quoi survivre en ces lieux que quelques paires de jours, et cependant je me sentais d’humeur conquérante à déclencher des tempêtes. Et c’est ainsi qu’à véhémentes enjambées je me suis mis à marcher vers la mer.

    1907741845.jpgTout était d’une altière beauté. Il n’y avait âme qui vive encore dans l’immense décor, et tantôt il me semblait fouler une allée de lave élastique au fond de quelque canyon glaciaire, tantôt les claques d’air et le silence, la perspective inversée des buildings comme appuyés aux lucarnes du ciel, et le mystère, et l’impérieux de tout ça, le fier, l’audacieux, le prétentieux de tout ça, le prodigieux élan de tout ça me portait à me croire, comme en haute altitude, enfin délesté de tout le poids d’en bas et pour ainsi dire en passe de léviter. Or je ne délirais pas. Tout niaiseux que je fusse de me croire un géant, je participai de cet élan et, l’esprit décapé, je ne laissai à ma façon de relayer les messagers du vent d’épopée.

    Par cette espèce d’escalier de pierre et de verre je suis donc descendu tout le long de la Grande Avenue jusqu’aux docks. Et de bloc en bloc, m’approchant de la mer et commençant de croiser des gens, je me sentais plus léger, plus consistant, plus joyeux. Et là-bas j’ai pris le ferry, déjà bondé de matinaux préoccupés. Or je n’en avais qu’à Manhattan que, de loin, je voyais mieux apparaître tel qu’il est, prodigieux rêve de pierre et de verre de géant niaiseux, formidable cristal des élans, conglomérat d’énergie et de sang, de folie et de vent... 830117130.jpg