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Carnets de JLK - Page 175

  • L'espérance au coeur des ténèbres

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    La Route de Cormac McCarthy évoque, sous un ciel d’apocalypse, la survie de l’homme dans le monde dénaturé de l’hiver nucléaire.

    Il n’est pas de roman contemporain plus sombrement désolé que La Route de Cormac McCarthy, et il n’en est pas non plus qui laisse au cœur un tel sentiment de justification de la vie humaine restituée dans sa part sacrée. C’est le livre d’un visionnaire pascalien que cet extraordinaire voyage à travers une Amérique dévastée, dont les évocations de l’hiver nucléaire nous replongent dans les cercles inférieurs de L’Enfer de Dante. Comme celui-ci et son guide, un père et son petit garçon fuient à travers les territoires ravagés, les villes incendiées et pillées, avec pour espoir improbable d’atteindre les rivages de la mer, lesquels se révéleront aussi pourris que la nature contaminée.
    Cela étant, chaque nouveau pas sur ce calvaire relance la flamme d’une rédemption possible, liée à un pacte passé entre les deux protagonistes, dont la vocation affirmée est d’être « porteurs de feu ». Formule « bateau » de récit de science fiction spiritualisant ? Et manichéisme de bande dessinée que la division de l’humanité survivante en « méchants » et en « gentils » ? On pourrait le croire à rester en surface de cette road story de fin du monde sans la lire vraiment, alors que chaque page de La Route saisit au contraire le lecteur par sa puissance d’incantation et d’évocation, la lugubre beauté de son lyrisme, sa terrifiante réalité (laquelle renvoie à tout moment aux guerres sectaires et autres misères de notre actualité) et la bouleversante humanité des deux figures de l’homme et de l’enfant.
    Liés et livrés l’un à l’autre, le père et le fils se tiennent et se soutiennent au fil d’une relation constituant, dans le froid absolu et le mal régnant sous l’empire de hordes cannibales, une sorte de vestige de lumière et d’énergie vitale que seul le terme d’amour peut qualifier à vrai dire, au sens religieux autant que dans sa dimension affective. De fait, après la fuite de la mère, désespérée et refusant une telle existence de morts-vivants, le père a choisi de protéger coûte que coûte son enfant en lequel il reconnaît un « calice d’or, bon pour abriter un dieu ». A cette foi de révolté (le père demande aussi bien à Dieu s’il a une gorge, afin qu’il puisse l’étrangler, ou une âme, qui lui permette de le maudire) répond l’attente confiante et vigilante du petit, qui surveille son père comme une conscience en alerte, appelant en outre sa miséricorde à la rencontre de plus malheureux, alors que le père ne pense qu’à leur seul salut.
    Au fil de leur fuite, les épisodes atroces alternent avec des moments de grâce liés à la survie du monde d’avant: quelques souvenirs de la vie avec « elle », une gorgée d’eau pure, une cannette de Coca retrouvée dans les ruines, l’onction d’un bain dans un torrent, le trésor inespéré de réserves serrées dans un abri souterrain, le son d’une flûte taillée dans un bout de jonc, les sublimes dernières lignes rappelant la nature encore vierge…
    Une fable évangélique
    Symboliquement, Cormac McCarthy figure en somme le passé et le futur de l’humanité qui cheminent sous le ciel devenu fou à proportion de la démence humaine, où tempêtes de feu et tornades de cendres tourbillonnent à la surface d’une planète dénaturée, dans le gris définitif du jour, la pluie omniprésente, la neige et le froid, la nuit sans fond. Sous l’aspect de personnages guenilleux à la Beckett, l’homme et le petit participent cependant d’une vision moins « plombée » que celle du professeur de désespoir irlandais, tant la théologie de Cormac McCarthy reste liée à l’eschatologie chrétienne. Sans rien de lénifiant, mais dans la pure tradition évangélique, l’amour, la charité et l’espérance filtrent en effet tout au long de La Route, qui se lit comme un récit d’anticipation apocalyptique, à cela prêt que le néant cendreux et la destruction hideuse qu’il figure participent, déjà, de la réalité que nous vivons, autant que l’espérance demeure.
    Cormac McCarthy. La Route. Traduit de l’américain par François Hirsch. L’Olivier, 244p. En librairie le 5 janvier.

    f58d48f8e8b52d00eae8dafa4ddb2d2e.jpgCet article a paru dans l'édition de 24 Heures du 4 janvier 2008.

    Peinture au doigt: Louis Soutter, 1939

  • Dans la peau d'Hitler

    Ganz13.jpgA propos de La Chute. Rencontre avec Bruno Ganz.

    Les parents de Bruno Ganz, de braves Suisses moyens, ne s’attendaient pas à ce que leur garçon, certes « plein de vie», devienne un acteur mondialement connu. Comédien ? Le père était franchement contre, à moins que ce ne fût « à côté » d’un vrai métier. On lui trouva bien une place de peintre… en bâtiment. Mais le lascar ne s’y présenta même pas, happé qu’il fut par les grands acteurs allemands réunis à Zurich pendant et après la guerre. Début d’une légende…

    Revenant sans lésiner sur le rôle « extraordinaire » à tous égards qu'il interprète dans La chute, Bruno Ganz s’est prêté avec humour et pirouettes au jeu des questions et réponses, se concentrant plus particulièrement sur celles qui l’engagent vraiment. Ainsi passe-t-il vite à autre chose quand on lui demande ce que représente le fait d’être « une star » et sourit-il gentiment quand il lui est demandé pourquoi, en Suisse, il a plus souvent tourné avec de réalisateurs romands qu’avec ses collègues alémaniques (« c’est qu’ils ne m’ont pas demandé… »), avant d’annoncer un rôle de grand-père d’enfant surdoué dans le prochain film de Fredi M. Murer…

    Un visage comme surgi de la nuit, aux traits prodigieusement expressifs (on pense à Anthony Hopkins autant qu’à Jean Genet), un monologue plein d’humour et de pudeur rouée, pour dire une carrière hors cadre, d’abord liée aux grands noms du théâtre allemand d’après-guerre, de Peter Zadek à Peter Stein ou Klaus Michaël Grüber : ainsi apparaît, dans le film de Norbert Wiedmer, un Bruno Ganz très spontané et « resté simple » quoique déjà consacré meilleur acteur à Soleure (il y a quatre ans de ça) et plus récemment honoré par l’Anneau Iffland, la plus haute distinction du théâtre allemand.

    Après l’évocation de ses jeunes années de fringant acteur brechtien, nous le voyons évoluer à travers les années, du théâtre au cinéma avec sa métamorphose en ange berlinois (Les ailes du désir de Wim Wenders) ou en manipulateur troublant (le Ripley de L’Ami américain du même Wenders, d’après Patricia Highsmith) au théâtre de nouveau dans une magistrale version du Faust de Goethe selon Peter Stein, pour finir sur les épiques scènes de répétition dans le bunker de La chute où l’on voit très précisément comment il s’approprie peu à peu le plus monstrueux de ses rôles.



    Ganz.jpg« J’assume le rôle d’Hitler, dans un film politiquement O.K. »

    La controverse sur La chute, très violente en France, n’a pas ébranlé Bruno Ganz

    C’était à prévoir : les premières questions posées à Bruno Ganz ont porté sur la polémique qui a marqué la sortie de La chute, et sur la descente en flammes que son interprétation lui a valu plus particulièrement dans le quotidien Libération.« Je n’ai pas lu cette critique me visant, répond l’acteur sans se démonter, et ne peux donc me prononcer. Quant aux objections de fond, sur le fait que le personnage d’Hitler serait « trop humain » dans ce film, ou que celui-ci est par trop « spectaculaire », et que tout ce battage procéderait d’une stratégie commerciale, je suis prêt à les discuter.

    Interrogé sur le fait même d’incarner un tel personnage, toujours objet d’un tabou, Ganz reconnaît qu’il a hésité avant d’endosser ce rôle. « J’étais tout à fait conscient de m’exposer. Pourtant il m’a semblé que le script, que j’ai lu et relu très attentivement, autant que tout le travail de préparation qui a suivi, étaient conformes à la vérité historique et à la vraisemblance psychologique de cet épisode particulier. Le seul personnage qui me paraît discutable est celui du médecin commandant de l’hôpital, traité de manière trop positive par rapport à ce qu’on sait de lui. »

    Comme on peut l’imaginer, l’approche du sujet a nécessité une documentation particulière de la part du comédien. « J’ai lu tout ce que je pouvais sur l’époque, la vie au bunker, autant que sur Hitler, explique Bruno Ganz. On parle souvent comme du Führer comme de l’incarnation du mal. Mais que cela signifie-t-il ? Pourquoi un Albert Speer, si intelligent et cultivé, a-t-il pu rester si longtemps à ses côtés? Et pourquoi ne pas admettre que le « monstre » était courtois avec les dames ? Rappeler les aspects humains du personnage n’occulte pas le mal en lui. Cela étant, si je suis conscient de ce que peut être le mal en nous, je n’ai pas trouvé en moi les composantes fondamentales du mal hitlérien, aussi ai-je dû « construire » le personnage, de manière très éprouvante, en me gardant de le caricaturer. »

    A l’autre reproche, selon lequel La chute ne serait qu’un film « à grand spectacle », Bruno Ganz répond aussi posément : «Si j’avais eu le moindre doute sur l’utilisation qu’auraient pu en faire des néo-nazis, j’aurais refusé d’y participer. Mais il n’y aucun équivoque. La chute n’occulte absolument pas la responsabilité des Allemands. Aux Etats-Unis d’où je reviens, j’ai eu de longues discussions avec des juifs, qui n’y ont pas vu sujet à scandale. Bref, j’assume ce rôle que j’ai endossé, et le film, politiquement, me semble O.K… »


  • Léautaud en verve


    Entretiens radiophoniques avec Robert Mallet

    C’est un monument de la radiophonie française des années 50 qui a été réédité sous la forme d’un coffret de dix CD, accompagné d’un petit livre. Parallèlement a paru le premier volume de la Correspondance de Paul Léautaud, en poche (10-18). Ces deux publications sont étroitement liées par la conviction même de Paul Léautaud qu’un écrivain n’est jamais plus lui-même que dans son courrier et que le naturel, la simplicité et la clarté d’expression sont des vertus cardinales pour un auteur. Léautaud disait ainsi mettre la correspondance de Stendhal, son maître, plus haut que ses romans, et quand on aura dit que l’auteur du Petit ami parlait avec la même précision et la même grâce, la même vivacité et la même justesse, la même liberté totale qui caractérisent son écriture, l’intérêt de ses formidables conversations de 1950 (il avait 79 ans et une verve du tonnerre) sera mieux affirmé.

    Si Paul Léautaud, en 1950, était déjà connu d’un certain nombre de lettrés français, ses entretiens avec Robert Mallet touchèrent des millions d’auditeurs, appréciant ce vieil homme à voix de crécelle et rire voltairien, scandant ses propos du bout de sa canne. Léautaud parlait de tout: des poètes du début du siècle, de son ami Paul Valéry ou de sa maîtresse dite «le fléau», de sa mère qui l’avait abandonné et surtout, merveilleusement, des animaux dont il avait recueilli plusieurs centaines chez lui. Sacré bougre de bonhomme!


    Robert Mallet-Paul Léautaud. Intégrale des entretiens radiophoniques. Coffret de 10 CD. Frémeaux et associés.

  • Premier amour

    En relisant Tourgueniev

    Comme le lancinant Adolphe de Benjamin Constant, mais en plus tendre et perdu, Premier amour est de ces récits qui dévoilent, dans les vapeurs enivrantes de la séduction, ce que la passion amoureuse peut avoir de plus cruel et délétère.
    L’initiation avortée du jeune Vladimir est d’autant plus déchirante que l’adolescent se fait une image encore très pure de la jolie personne dont il s’éprend, et qu’il vénère positivement son père en lequel il va découvrir, catastrophé, un trop fringant rival; et le pathétique de sa désillusion est comme exacerbé par la mise en perspective de son récit dans les années enfuies, après que la mort a fauché les deux amants.
    Tout attendre de l’amour, avec la candeur et l’élan sans mélange que suppose un coeur d’enfant, et découvrir cela... A vrai dire, il n’y a que chez Tchékhov qu’on trouve, avec une telle acuité et une telle mélancolie, l’expression de ce qu’il y a de si pénible dans la déception d’un innocent - il n’est que de se rappeler l’insoutenable Volodia.
    Parce qu’il raconta cette histoire qui fut la sienne sans l’enjoliver ni l’assortir d’aucune leçon, Tourgueniev fut taxé d’immoralité. Mais Flaubert lui rendit justice en lâchant, de dessous sa moustache: “Pour moi, voilà du sublime”...

  • A l'ami

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    Ami,

    A l’heure des bilans et du compte de tes désillusions,
    Ne laisse pas seule l’érosion du temps travailler,
    Echappe au renoncement des rampants, des morts vivants.
    Reprends ton maillet et ton ciseau pour tailler la pierre brute qui t’a été donnée.

    Construis ta maison, ta tanière,
    Ne t’y refuse rien qui puisse y manquer.
    Cet antre, que toujours, où que tu sois, tu puisses rejoindre,
    Pour retrouver la rassurante et protectrice solitude,
    Qui te ramène à ton destin.

    A ta corde, ajoute le nœud qui te lie à toi même.
    « Like a bridge over trouble water”,
    Retrouve en toi toutes les faces de la Force,
    Qui y dorment depuis toujours.
    Et comme Jacob toute une nuit, livre ce combat à ton pire ennemi,
    Tapi au fond de ton âme, pour choisir ton Nom.
    Nul vénérable maître, nul père à tes côtés.
    Traque dans ton feu, dans ton désert,
    Celui qui te ressemble et n’est pourtant pas toi,
    Celui qui sournoisement, attend le plus mauvais moment
    Pour t’assommer de toutes tes bassesses et tes trahisons.
    Désarme-le en faisant front un à un à tous ces démons,
    Les effaçant d’un regard acéré et prévenant, comme autant de spectres vides.
    Ne renie rien de ce qui te fonde et t’enracine dans ton présent.
    Rien ne se perd, tout se transforme.

    Combat, jour après jour sans cesse recommencé, jamais gagné,
    Pour t’aimer assez pour échanger, partager,
    Pour t’aimer assez pour recevoir sans devoir,
    Pour t’aimer assez pour donner sans attendre…

    Plonge enfin dans l’onde fraîche qui t’enveloppe et t’apaise,
    Ce vide immense, que certains nomment, qui t’affole, qui te porte, qui te pousse,
    Cette soif infinie, ces faims insatiables,
    D’être tour à tour, et en même temps,
    Et Tamino et Papageno,
    De voir ce que tu ne peux regarder,
    D’entendre ce que tu ne peux écouter,
    De toucher ce que tu ne peux prendre,

    De ne jamais rien regretter pour ne plus souffrir,
    De vivre enfin en homme libre et fier.


    Cette lettre-poème m’a été envoyée par mon amie (occulte et si proche à la fois) Frédérique Noir. L'image: Bouddha de l'époque Song (700ans), mangé par les termites à l'exception de sa face. Protecteur tutélaire des amis fragiles de La Désirade.

  • Le souffle de la vie

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    A propos de La Symphonie du loup, de Marius Daniel Popescu. Prix Robert Walser 2008. Prix de littérature de la Fondation vaudoise pour la création. Réception le 6 octobre au Palais de Rumine.

    Rien, ou presque, n’a été dit jusque-là, en Suisse romande, de précis et de réellement conséquent sur La Symphonie du loup, qui a fait s’extasier les uns quand les autres, l’ayant feuilleté plus ou moins paresseusement, ne faisaient que hausser les épaules. On a flairé le phénomène, et d’abord douté qu’un chauffeur de bus des Transports lausannois, qui plus est Roumain, débarqué en Suisse en 1990 sans connaissance réelle ne notre langue, puisse boucler un récit de 400 pages, certes un peu hirsute dans sa forme, mais néanmoins abouti et plus substantiel, plus vivant et plus vrai que la plupart des écrits actuels, plus encore dans notre pays qu’en francophonie variée. Les médias, toujours en quête de figures, ont exalté le personnage de Popescu, parfois au détriment du livre. Mais on a vu bien pire dans le milieu supposé faire bon accueil à un nouveau livre sortant à ce point de l’ordinaire: les plus mesquins auront ainsi insinué, comme de Jonathan Littell à propos des Bienveillantes (pensez : un Américain se mêlant d’écrire en français), que certains amis écrivains de Popescu avaient mis la main, pour ne pas dire : avaient écrit ce livre. Il n’y a pas de secret : certains amis écrivains de l’auteur, dont René-Luc Thévoz a été le premier, puis le soussigné, Michel Layaz, d’autres peut-être, ont en effet relu et parfois corrigé les pages de La symphonie du loup, dont les finitions d’ordre grammatical ou syntaxique ne sont rien, cependant, par rapport à ce que ce livre apporte d’essentiel : à savoir le souffle tout personnel et tout original de ce que Gilles Deleuze appelle «une langue étrangère dans la langue», seule formule préfigurant une écriture réellement nouvelle et surtout personnelle.
    C’est cet immédiatement « étranger », cet immédiatement neuf et vif, cet immédiatement frais et fluvial, cet immédiatement bravache et chaleureux, cet immédiatement tonique et mélancolique qui m’a, pour ma part, immédiatement estomaqué dès ma première lecture des premières pages de La Symphonie évoquant, par la voix du grand-père, le premier tournant de la vie d’un adolescent de quatorze ans soudain frappé, en pleine partie de pêche, par l’annonce de la mort accidentelle de son père. Scène immédiatement mythique à mes yeux, comme la scène du baiser de Proust. Et tout aussitôt le parterre littéraire assis de se récrier et de ricaner : ah mais, voilà que ce lourdaud compare cette espèce de Roumain au divin Marcel !
    Je ne sais si « cette espèce de Roumain » en aura le temps et la discipline, mais je gage que Marius Daniel Popescu pourrait bien, à travers les années, écrire sa Recherche. Inutile de dire que l’idée ne me viendrait pas, aujourd’hui, de comparer La symphonie du loup à La recherche du temps perdu, ni de prétendre, non plus, que nous tenons déjà là un chef-d’œuvre, comme d’aucuns l’ont aventuré. En revanche, Jean-Claude Lebrun, dans le premier grand article paru en France sur le livre, dans L’Humanité, me semble tout à fait dans le vrai en reconnaissant à Popescu « le souffle des grands ». D’extraordinaires séquences, dans La Symphonie du loup, relèvent en effet, comme certaines pages des Bienveillantes, de la grande littérature. J’ai déjà évoqué la première. La deuxième est la suite de l’enterrement du père avec, notamment, la déchirante évocation du désarroi titubant du garçon dont les pensées se bousculent en délire (pp.111-118) dans cette litanie récurrente de mots « qui ne devraient pas exister », le dos tourné à la tombe et sans âge : « Les mots n’ont aucune valeur dans la vie et dans la mort. Ils n’appartiennent ni au passé, ni au présent, ni au futur. Ils ne sont ni eau, ni terre, ni fleur, ni vent. Tout ce qui se passe n’a rien en commun avec eux ».
    La symphonie du loup est toute faite de mots en apparence, mais les mots d’une autre langue, physique et métaphysique à la fois, des mots-gestes, des mots-soupirs, des mots-caresses, des mots-claques, des mots-désirs, tout un silence en ébullition de mots-musique, tout un tourbillon de sable-mots, tout un déferlement de hautes vagues ourlées de mots-écume traversent le livre d’un seul souffle. Et les grands épisodes se suivent comme autant de ces « blocs d’enfance » dont parle encore Gilles Deleuze, qui relèvent tantôt de l’épopée et tantôt de la chronique intime ou privée: séquences alternées, en contrepoint, des petits bateaux bricolés dans la chambre des enfants, aujourd’hui, et de cette formidable traversée du dépotoir roumain, vingt ans plus tôt, de l’étudiant juché sur le marchepied d’un train lancé à toute allure (pp.100-106) ; blocs d’enfance des mots et des choses qui s’agencent comme au domino dans les douces heures de l’apprentissage, bousculés et augmentés par le récit hallucinant de la mort d’un cheval, dans une usine désaffectée, sous les coups d’ouvriers enragés de n’avoir plus rien à faire et se vengeant sur le bouc émissaire au carré que représente le pauvre animal d’un Gitan méprisé (p.151-161), avec ces mots nous restant en travers de la gorge : « L’automne, les pommes tombent sur le squelette du cheval et sur ses sabots soudés aux plaques de tôle en acier. Tu as maintenant presque quarante ans, ta mémoire n’arrive plus à dormir, tu rêves souvent du Gitan ». Séquences tour à tour splendides et sordides, telles la merveilleuse évocation du souvenir roumain d’un commerce magique de bouteilles et de ballons (pp.139-148) et la confidence d’une entraîneuse de cabaret évoquant son morne esclavage au narrateur, ici et maintenant ; le triste avortement d’une jeune fille au pays du parti unique, et les mêmes détresses vécues par tant de frères humains, en Roumanie déglinguée ou en Suisse ripolinée. Séquences de la sexualité ne relevant plus du « petit secret » mais de la vie personnelle et collective, où la recommandation du père au fils de ne pas se masturber (non tant par souci moral que pour mieux aimer la femme et toutes les femmes…) s’enchâsse dans une évocation de la masturbation collective « sauvage » qui préfigure la masturbation « en ligne » des solitudes mondialisées. Séquences de poésie naïve, candide parfois, parfois complaisante aussi dans son désir de donner du galon à tout et n’importe quoi, où les « blocs d’enfance » participent du moins d’une sorte de collage de mots-confettis, alternant avec les scènes historiquement et socialement significatives d’un observateur acéré du socialisme au quotidien.
    La symphonie du loup est un concert de voix à la fois agencé, construit et jeté, aux phases tantôt ciselées et tantôt brutes de décoffrage. A un moment donné, le narrateur se voit qualifié d’«artiste brut» pour ses travaux saugrenus de façonnier de chaises en boîtes d’allumettes, mais cette qualification ne convient guère, à vrai dire, à l’art à la fois instinctif, puissant dans son élan et souvent désordonné, velléitaire parfois, mais organiquement tenu par la même perception poétique de l’existence et par le même souffle indompté. Surtout, et c’est ce que je voudrais souligner dans le contexte d’une littérature aphone ou dévertébrée, où le « petit secret » devient la grande affaire de la machine à ne rien dire, ce livre vaut par l’immense rage d’amour (Grand Secret) qu’il manifeste, où l’égomanie amoureuse de l’écrivain éclate en multiples « je », au-delà de l’étriquement de tous les « moi ». Contre la désastreuse impuissance à aimer et admirer qui affadit et écrase tout de nos jours, ce grand livre d’amour, même imparfait à certains égards, mérite d’être aimé et admiré.
    Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup. José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008. Prix de la Fondation vaudoise pour la création 2008.
    Cet article a paru dans  Le Passe-Muraille, livraison de juin, No 75.

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  • Un pas le vie, un pas la mort

    En feuilletant mes Carnets de l'année 2005.

    En voyant apparaître les aiguilles de Chamonix, ce matin au col des Montets, une bouffée d’émotion m’a fait vaciller au souvenir de tant d’équipées de notre bon jeune temps, puis je me suis rappelé notre dernière course avec mon ami Reynald, sur l’arête Midi-Plan, et sa mort dans la face nord du Mont Dolent, une semaine après, il y aura juste 20 ans le 15 août prochain, un pas la vie, un pas la mort…


    L’agression faite au silence est plus grave qu’on ne saurait dire.

    ***

    Faire comme si tout avait du sens. Faire comme s’il y avait encore de la place pour nous dans ce monde de fous. Faire comme si ce que nous faisons était encore attendu...
    Mais comme le dit le titre du dernier roman de Tabucchi : il se fait tard, de plus en plus tard...

    ***

    Tout songeur devant ce paysage qui me ramène à tout coup à ma vraie dimension.
    Dominique de Roux me disait qu’on ne pouvait être dupe du monde après avoir accouché d’un enfant - ce qui faisait selon lui la supériorité de la femme -, et de même je me dis qu’on ne peut être dupe devant l’immensité de la nature, et par exemple devant ces montagnes. Là devant, je me dis, une fois de plus, qu’il est aberrant de penser que nous avons dominé la nature; parce que jamais nous ne dominerons la mort - à moins de changer de nature précisément. (A Chamonix, ce 5 août 2005)

  • Lumières de Bukowski

    Les thèmes des nouvelles de Charles Bukowski, limités à ses errances d’alcoolique et à ses baises, sont d’un intérêt apparent à peu près nul et pourtant il y a, chez ce pochard graphomane, une sorte de grâce poétique tout à fait singulière.

    J’en vois un exemple, parmi cent autres, dans A propos d’un drapeau vietcong, qui raconte le minable épisode de la confrontation, au bord d’une autoroute, d’un camionneur à cran d’arrêt et de trois hippies auto-stoppeurs, une fille et deux garçons traînant un drapeau du vietcong.

    En trois pages, Bukowski raconte une espèce de viol plus ou moins consenti qui évoque toute une Amérique brutale et veule à la fois et dont ne reste finalement que cette image de bannière abandonnée dans la lumière pure: “Il était là, dans la poussière, près des voies. La guerre continuait. Sept fourmis rouges, grand modèle, se baladaient sur le drapeau”.

  • Le style d'une femme libre



    Révérence à Françoise Sagan. Hommage au lendemain de sa mort.

    Françoise Sagan, comme Georges Simenon, connut très tôt une gloire populaire peu compatible avec l'estime des milieux littéraires de l'ancienne société française, mal préparée aux « coups » de la publicité.
    Il en a résulté, dès la parution de Bonjour tristesse, marquant une rupture beaucoup plus nette, à l'époque, que la publication de Baise-moi d'une Virginie Despentes, un scandale et un intérêt de scandale qui s'est concrétisé par un succès de vente sans doute disproportionné par rapport aux réelles qualités de l'ouvrage de la jeune fille, âgée alors de 18 ans.

    Le talent était certes là, et le point de vue nouveau sur le monde, de cette enfant terrible de bourgeois cossus qui s'émancipait à l'instar de toute une génération. Mais toute une classe établie fut effarouchée au point de faire de ce premier roman un phénomène, qui poussa un François Mauriac à prendre à partie le ciel (le diable n'était-il pas envoyé sur terre en voiture de sport ?) tandis que ses pairs concluaient à la décadence.

    D'autres, cependant, et non des moindres, dont un Benard de Fallois, brillant commentateur de Proust, reconnurent en Françoise Sagan un auteur authentique qui, d'un roman à l'autre, allait moduler une musique tout à fait personnelle et inimitable, d'une ligne claire et nette, sauvageonne et sensible, absolument appropriée, un ton en dessous des « destinées sentimentales » d'un Chardonne, à un milieu et à ses mœurs observés et restitués avec une constante justesse, le blues et le charme en plus.

    Le personnage parisien de Sagan a sans doute faussé l'image de l'écrivain, dont on peut se demander ce que retiendra la postérité ? Certes au-dessous d'une Colette par la découpe du style, et sans la prodigieuse richesse d'observation d'un Simenon, la romancière n'en a pas moins tissé un univers tissé de pénétration lucide et de désabusement, qui restitue le ton des années de l'après-guerre français, de la bohème existentialiste aux avachissements de la gauche caviar.

    Du point de vue du style, en dépit de ses errements personnels, Françoise Sagan reste enfin dans la ligne claire d'un certain classicisme français ton sur ton. Les anges qui l'ont accueillie de l’autre côté du miroir avaient la sèche au bec et le verre à la main.

    Sagan par elle même

    LA VIE: « On ne m'ôtera jamais de l'idée que c'est uniquement en se colletant avec les extrêmes de soi-même, avec ses contradictions, ses goûts, ses dégoûts et ses fureurs que l'on peut comprendre un tout petit peu, oh je dis bien un tout petit peu, ce que c'est que la vie, en tout cas la mienne. »

    LA MORT: « Je me suis habituée peu à peu à l'idée de la mort comme à une idée plate, une solution comme une autre si cette maladie (après son accident en 1957) ne s'arrange pas. (...) Ce serait triste mais nécessaire, je suis incapable de tricher longtemps avec mon corps. Me tuer ... Dieu que l'on peut être seule parfois. »

    LA SOLITUDE: « Le voilà lâché, le mot clé: la solitude. Ce petit lièvre mécanique qu'on lâche sur les cynodromes et derrière lequel se précipitent les grands lévriers de nos passions, de nos amitiés, essoufflés et avides, ce petit lièvre qu'ils ne rattrapent jamais mais qu'ils croient toujours accessible, à force. Jusqu'à ce qu'on leur rabatte la porte au nez. »

    LA VITESSE: « Elle aplatit les platanes au long des routes, elle allonge et distord les lettres lumineuses des postes à essence, la nuit, elle bâillonne les cris des pneus devenus muets d'attention tout à coup, elle décoiffe aussi les chagrins: on a beau être fou d'amour, en vain, on l'est moins à 200 à l'heure. »
    « La vitesse rejoint le bonheur de vivre et, par conséquent, le confus espoir de mourir. »

    SON FILS: « Quand on me l'a mis dans mes bras, j'ai eu une impression d'extravagante euphorie. (...) Je sais ce que c'est d'être un arbre avec une nouvelle branche: c'est d'avoir un enfant. »

    Nota bene : les romans de Françoise Sagan sont réunis dans un volume de la collection Bouquins. Un téléfilm lui a été consacré récemment, qu'on peut ne pas voir sans la moindre perte.

  • Les heureux scandales d’antan



    De La jument verte à Catherine Millet. Chronique de l'an 2005....

    Les belles âmes sont-elles en voie de disparition ? C'est la grave question qui s’est posée à l’occasion du succès du "baise-seller" de Catherine M. auquel nul ne trouva à redire. Pas le moindre relent de scandale devant la ruée moutonnière des consommateurs sur ce livre supposé manifester la plus grande liberté de moeurs. En d'autres temps, ce récit placidement pornographique des faits et gestes d'une dame qui "baise comme elle respire" eût choqué les vigiles de la morale et suscité des poursuites. Mais en l'occurrence: à peu près rien. D'aucuns trouveront là le signe caractéristique de temps dissolus; d'autres y verront plutôt le triomphe de la tolérance. Or ce qui frappe surtout, dans le récit de Catherine Millet, est son absence totale de sensualité et de style, et l'espèce de conformité impersonnelle qui le ramène, en version chic-intello, aux magazines spécialisés.

    C'est alors avec une sorte de nostalgie que nous avons retrouvé, dans l'Album Marcel Aymé de La Pléiade, la relation détaillée d'un bon vieux scandale à l'ancienne opposant quelques vraies belles âmes à l'auteur d'un livre jugé sulfureux.
    En décembre 1933, après la parution de La Jument verte, dont le succès de l'époque dépasserait de beaucoup aujourd'hui celui de Catherine M., les foudres conjuguées de la soeur aînée de l'écrivain, d'un Monsieur Coquemard (sic) dirigeant le "journal de la famille française" intitulé La Femme et l'enfant, et du fameux Abbé Bethléem (re-sic) s'abattirent sur le malheureux auteur. Avertissant l'éditeur Gaston Gallimard qu'il avait décidé, après avoir "parcouru cette ordure", d'en référer au procureur de la République afin qu'il arrête la vente de cet ouvrage, le Coquemard en question ajoutait que le talent de Marcel Aymé rendait "plus infâme encore" cette Jument verte tout à fait "de nature à pourrir la jeune génération".

    A la citation de ces attaques réjouissantes, nous ne saurions résister au plaisir d'ajouter celle de la réponse de Gallimard ainsi libellée: "Monsieur, permettez-moi de vous dire combien je suis surpris par votre lettre. Depuis la parution de La Jument verte, que j'ai fait soigneusement lire autour de moi, ma vieille grand-mère, contre tout espoir, vient de mettre au monde deux jumelles, et ma petite-nièce, quoique âgée seulement de cinq ans et demi, vient de mettre bas deux charmantes souris blanches". Inutile de dire que cet humour fit réagir Coquemard au point d'incriminer la mère de l'éditeur, suspectée d'être "née dans une porcherie sélectionnée pour avoir mis au monde un tel cochon", mais passons sur d'autres amabilités.

    Ce qui nous semble plus intéressant, aujourd'hui, c'est, en relisant La Jument verte, de voir ce qui pouvait tant choquer à l'époque. Bien entendu, point trace de pornographie "à la Millet" dans ce roman paysan, mais une sensualité joyeusement goulue, pleine et colorée, tranquillement anticléricale aussi, qui oppose la saine verdeur du paysan Honoré et l'hypocrisie tortilleuse de son fère le vétérinaire. Le premier ne croit pas sombrer dans l'abîme pédophile en flattant au passage le téton printanier de sa fille aînée, tandis que l'autre voit le mal partout.

    "Quand Honoré caressait sa femme, écrit Marcel Aymé, il invitait les blés de la plaine, la rivière, et les bois du Raicart". Alors que son frère le véto, découvrant un traité d'éducation sexuelle dans les cahiers d'écolier de son fils, et dans ce traité "la coupe d'un testicule grossi quatorze fois", croit y voir l'image du Mal et le motif de priver la garçon de dessert jusqu'à sa majorité...

    Les heureux scandales ! Et combien de vérité humaine dans ces tensions, combien de gaîté dans ces profanations, combien de vie dans ce sexe relié au mystère et à la profusion du monde. L'heureux temps où l'on incriminait le talent d'un auteur supposé rendre "plus infâme encore" sa mauvaise influence ! L'heureux temps où la vertu des belles âmes rendait hommage au "vice" de l'artiste !

    Quant à Catherine Millet, son nouveau livre repose là-bas, sur une pile. Alors allons, repose encore un peu, Catherine Millet...

  • Les gens ordinaires

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    Je revois, tant d’années après, ma mère traverser la rue Centrale à pas décidés sans me voir, et je revois alors, à ma mère, là-bas, cette même émouvante beauté que je voyais à Galia quand elle ne voyait pas que je la regardais. Je voyais ma mère pour la première fois en ville, j’entends : seule en ville et sans se douter que je la voyais, et tout de suite j’avais pensé : ma petite mère.

    C’était ma mère au bois en chaperon vert groseille, ma petite mère dans la forêt de la ville mais bien mise, évidemment, pas du tout à baguenauder ou à bayer aux corneilles: ma mère à son affaire comme toujours elle l’avait été, mais là, tout à coup, son apparition m’avait fait penser à ce qu’elle avait été en son enfance à elle, en son adolescence à elle et en sa jeunesse à elle, en sa vie sans nous et sans moi - en sa vie à elle ; ma mère était seule dans la ville, je la voyais préoccupée, je la voyais sans qu’elle me voie, je maintenais cette distance entre nous au lieu d’aller à sa rencontre, je m’étais même un peu dissimulé à ses yeux, je ne voulais pas qu’elle voie ma mine défaite de ces jours-là (je venais de quitter la Datcha dans un fracas de vaisselle), je ne voulais pas qu’elle me demande des nouvelles de Galia qu’elle avait finalement trouvée une bonne personne en dépit de la prévention initiale que lui inspirait de toute façon une femme séparée, je la voyais traverser la rue et je me disais pour la première fois, ah ça, ma mère a une vie  à elle, et des années durant je la revis traverser ainsi la rue Centrale en me rappelant la robe verte de ma petite mère jusqu’au moment où, pour la dernière fois, dans la chapelle du Centre funéraire, je la vis dans sa petite robe bleue de veuve jamais vraiment consolée mais restée coquette.

    Enfin coquette : à la paysanne, pour sortir et non pour briller, pour aller en ville avec décence et non pour se faire valoir. Or elle avait, ce jour-là, sa robe couleur d’espérance, d’un vert groseille chiné de rose très tendre et presque translucide, vert d’eau limpide ou vert libellule, pourrait-on dire, qu’elle s’était choisie pour lui, au début de la relance de la maladie de notre père, comme tout ce qu’elle avait entrepris dès la nouvelle terrible que leur avait annoncée l’oncologue - à présent je ne vis plus que pour lui, m’avait-elle dit un jour en se retenant de sangloter, et sa robe verte, le vert espérance de la jolie robe dans laquelle elle allait veiller notre père à la clinique, à chaque nouvelle opération, ce vert me restait comme un signe de vaillance contrastant, pour lors, avec mon spleen de romantique à la manque.

    Ma mère traversait la rue dans les passages cloutés : elle traversait mon champ de vision de son pas décidé, traçant une ligne impeccable. Elle allait d’un point à un autre sans hésiter, et avec elle c’étaient sa mère à elle et son père qui traversaient mon champ de vision, c’était l’humanité décente dont je venais, moi l’indécent bohème, c’était la cohorte des réguliers cravatés traversant la ville en ignorant, en amont de la rue Centrale, les établissements louches du Pigalle et du Palais Mascotte où je m’attardais certains soirs, c’étaient les miens dont je m’étais bien éloigné et que le détail de mes menées nocturnes eût forcément horrifiés, mais vers lesquels je n’ai cessé de revenir depuis lors, et ma mère et mon père auxquels je ne cesse plus de parler.

    Cependant je ne parlais à ma mère, en ces années-là, que sur un ton d’impatience ou de gêne. Tout ce qu’elle me serinait pour mon bien m’impatientait et me gênait à me rendre rogue, voire cruel, et de me le reprocher à moi-même redoublait ma gêne et mon impatience. J’eusse voulu la prendre dans mes bras et la cocoler, comme Galia me l’avait demandé tant de fois, au lieu de quoi je la bousculais et la repoussais. Le seul fait de la voir s’inquiéter de mon teint ou de mes fins de mois, et sa façon de me recommander ceci ou cela pour mon bien, tout en s’excusant, me hérissait au lieu de me faire sourire, et Galia la première me le fit observer en me signifiant au demeurant son penchant plus marqué pour mon père.

    Ton père est le type du type bien, m’avait dit Galia au lendemain de notre rencontre que j’avais crainte un peu, ton père est le type du bon type, puis elle avait hésité un quart de seconde avant de sourire à l’évocation de ma mère, selon elle la fourmi maison qui portait un tablier même sans en porter. Et de fait, c’était l’industrieuse fourmi domestique que j’avais vu traverser la rue Centrale, ce jour-là, et avec elle toute la procession des fourmis familiales et cantonales, toutes les fourmis locales et mondiales de la multitude de ces gens que mon père disait les gens ordinaires.

    Les gens ordinaires ne roulent pas en Rolls, disait mon père, qui s’étonnait d’autant plus que l’écrivain Georges Simenon, qu’il voyait parfois sortir de sa Rolls devant le traiteur chic Au Fin Bec, sur la place jouxtant l’immeuble de La Vie assurée où il avait son bureau - que ce rupin avéré, selon son expression, fût capable de parler aussi bien, et de comprendre surtout, les gens ordinaires. Notre mère utilisait aussi l’expression : les gens ordinaires, et les mères et les pères de notre mère et de notre père évoquaient de la même façon ces gens ordinaires auxquels on semblait m’assimiler ; et revoyant ma mère seule en ville, affairée à se rappeler ce qu’elle ne devait pas oublier, qu’elle avait d’ailleurs noté sur son petit carnet, je revoyais sa mère à elle, penchée sur son ouvrage, ou la mère de mon père à ses fourneaux, et cette expression des gens ordinaires commençait à diffuser elle aussi son émouvante beauté, qui me touchait en dépit de ma duplicité.

    Car  j’étais loin, alors, de m’identifier entièrement à ceux que mon père appelait les gens ordinaires : je restais sur mes gardes. Il y avait quelque chose, en effet, de buté, même d’un peu borné, dans la façon de ma mère de traverser la rue, qui me rappelait ce qu’il y avait de buté et de borné chez les gens du quartier des Oiseaux. Et le sort du monde ? disait une voix en moi. Et les fins dernières ? Que pensent-ils donc des fins dernières ? Et l’art ? Et la littérature ? Et L’Art et la Littérature ? Et Shakespeare comptait-il donc la moindre pour les gens ordinaires ? Le seul nom de Yorick disait-il quoi que ce fût à mon employé de père ? Et ces fameuses gens ordinaires évalueraient-elles jamais l'insondabilité abyssale de la question: to be or not to be ?

    J’avais beau traiter d’imbécile et de cuistre celui qui posait en moi ces questions de cuistre et d’imbécile : elles n’en étaient pas moins là, ces questions, elles étaient en moi, elles étaient moi, c’était moi tout craché ce juge imbécile et cuistre qui se plaçait évidemment, par sa position de juge, au-dessus de ceux-là que mon père appelait les gens ordinaires. Mon père ne me disait pas de ne pas jouer au plus malin, mais c’était de cela qu’il s’agissait bel et bien : je me croyais plus malin, j’étais du côté de ces gens-là qui se croient plus malins. Tandis que les gens que mon père disait les gens ordinaires travaillaient dans leurs ateliers et leurs bureaux, je savais cette duplicité créatrice en moi, ce poids et cette grâce, cet ange et ce serpent, cette candide crevure, cet amoureux moqueur, ce fervent ricaneur qui surgissait à l’improviste et me tournait autour, me vrillait ses œillades artistes

    Après le Président qui avait, le premier, décrété  devant nos mère et père qu’il me voyait en somme artiste, et fier aussi, vers mes treize ans, de voir mes premières aquarelles agréées par l’intempestif Coboye, j’eusse dû me satisfaire de cette position singulière que mes père et mère autant que mes oncles et tantes admettaient visiblement comme on avait admis mes chats bleus, mais  je me trouvais plutôt, après avoir quitté la Datcha, dans la sombre disposition de me réduire à rien, scribe de rien et rapin de moins que rien juste bon à rêver au chef-d’œuvre inconnu dans ma carrée du Vieux Quartier, indigne en somme d’être assimilé aux gens ordinaires que mon père évoquait.

    Mais la première lumière sur les jardins en cascades de murets en murets des anciennes vignes médiévales du Vieux Quartier, à la fenêtre de mon antre, et cette lumière, à l’instant, tant d’années plus tard, d’une fin d’après-midi que j’évoquais à ma table de l’aube, bien plus tard encore, cette lumière de mon enfance songeuse qui ne cessait d’adoucir mon adolescence rageuse, cette lumière silencieuse que je scrutais à présent pour en capter les voix enfouies, cette première et cette dernière lumière confondues me révélaient à l’instant chaque mot nouveau dans le mouvement le moins volontaire de le consigner à l’encre verte.

    Ma mère avait écrit, aussi, à ma demande, ce qu’elle vivait depuis la mort de mon père, que je lirais des années plus tard dans son Cahier noir. Et mon père lui aussi, avant elle, avait écrit ce qu’il avait vécu dans ses jeunes années, que j’avais lu avant sa mort et avec lequel j’en avais parlé. Je me trouvais toujours là, dans cet angle mort où elle ne pouvait me voir, à regarder ma mère traverser la rue de son pas décidé, toujours je la reverrai, toujours je me verrai l’observer durant ces quelques minutes, ma petite mère est là seule comme une grande et je la laisse venir et passer. Ce n’est pas que je l’évite : ce n’est pas ça. Je me rappelle ce moment où, le long d’une rue du centre ville, un camarade de la Jeunesse léniniste m’a proposé, soudain agité, de traverser la rue pour ne pas avoir à croiser son père le juge V., ce valet du pouvoir, selon son expression. Or revivant le moment de voir ma mère traverser la rue Centrale, c’est tout autrement que j’interprète ma réserve, ma distance, mon attention vive aussi, mon regard à la fois amusé, surpris, mon élan suspendu, je dis bien mon élan : je reste immobile tout en me disant que je cours vers elle et l’embrasse, tout en moi court vers elle et l’embrasse comme je vais à la rencontre de ceux que mon père appelle les gens ordinaires.   

    (Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)  

    Image: Mère et fils, d'Alexandre Sokourov.

     

  • Ceux qui se laissent faire

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    Celui se plaint tout le temps et se le reproche / Celle qu’attriste le déni que subissent ses poèmes muraux écrits dans un esprit résolument favorables à l’avenir du sovkhoze / Ceux qui laissent tourner leur machine à gazon surpuissante à proximité du barbecue de leurs voisins de gauche / Celui qui hante le Jardin aux volières en refusant toute rencontre / Celle qui peint d’après nature les villas du quartier sans même demander aux voisins s’ils sont d’accord / Ceux qui ont tous les disques du Patrick Juvet des débuts / Celui qui a vécu dans le chalet nordique de Patrick Juvet après son départ pour l’étranger / Celle qui a eu un bon contact avec Patrick Juvet à l’épicerie où elle croisa aussi Yannick Noah mais quelques années plus tard / Ceux qui ont dénoncé Yannick à la Commune pour lui faire retirer son permis de séjour vu qu’il n’était là que de sept en quatorze / Celui qui photographie régulièrement les trois familles de blaireaux qu’il y a dans le petit bois jouxtant l’ancien chalet nordique de Patrick Juvet, à peu près 250 mètres au-dessus de l’ancienne résidence secondaire de Yannick Noah / Celle qui qualifie toujours Patrick Juvet de gonzesse velue / Ceux qui militent pour la réintroduction des martres dans le secteur jadis prisé par l’écrivain américain Hemingway / Celui qui te fait visiter l’ancien hôtel dans lequel Hemingway a fini L’Adieu aux armes / Celle qui jure à son ami professeur de lettre qu’elle a vu François Nourissier dans un champ de narcisses des hauts de Caux / Ceux qui ont tapé le carton avec Eric Ambler et Noël Coward dans la propriété de celui-ci que tu vois là-haut juste au-dessus des Avants / Celui qui a essuyé un refus lorsqu’il a proposé à la femme de Nourissier de laver une aquarelle de son abyssin-lièvre Pacha / Celle qui n’arrive pas à se rappeler si le parfum de la femme décédée de François Nourissier était à la tomate ou au citron / Ceux qui ont vu James Brown se rouler un joint au col de Jaman sans être sûrs que c’était bien LE James Brown qu’ils avaient sifflé la veille au Festival / Celui qui estime que la Commune devrait faire plus de pub autour de la présence de toutes ces célébrités par nos monts et vaux / Celle qui se rappelle très bien le sourire de Freddy Mercury quand elle l’a appelé par son prénom à l’abribus de Clarens où il semblait si seul / Ceux qui estiment un peu mélancoliquement que le Leonard Cohen de cet été n’était plus tout à fait le Leonard Cohen qu’ils ont connu en écoutant les 33 tours qui ont tous brûlé dans la ferme de leur communauté hippue vers 70-71, etc.

    Aquarelle JLK: l'ubac des préalpes de Savoie.

  • A l'écoute de François Cheng


    Quelle beauté pour sauver quel monde ?
    Que signifie l’affirmation de Dostoïevski, dans Les Frères Karamazov, selon laquelle « la beauté sauvera la monde ». De quelle beauté s’agit-il, et de quel monde ? Dans la partie conclusive des Aventuriers de l’absolu, son dernier essai sur les destinées comparées d’Oscar Wilde, Rainer Maria Rilke et Marina Tsvetaeva, Tzvetan Todorov s’interroge à ce propos en esquivant le double piège de l’esthétisme et de l’idéalisme désincarné.
    Dans le même esprit, quoique partant d’une expérience personnelle toute différente, François Cheng se livre lui aussi, dans son nouvel ouvrage à paraître, intitulé Cinq méditations sur la beauté, à une réflexion sur ce thème.
    D’emblée, le poète et penseur chinois réunit la beauté et le mal, comme si la lumière ne pouvait trouver sens que par rapport aux ténèbres.
    Pour évoquer ce qui, par la beauté, nous transporte hors de nous-mêmes, et parfois jusqu’à l’extase (au sens premier), Tzvetan Todorov citait la musique, et par exemple vécue au milieu des autres, dans un concert.
    François Cheng, pour sa part, se rappelle l’émerveillement qu’il a éprouvé, en son enfance, dans le site naturel du Mont Lu (dont le nom en chinois, associé à l’idée de beauté, signifie « mystère sans fond ») où l’emmenaient chaque année ses parents, comme tant de poètes et d’artistes fascinés par ces lieux magiques.
    Tout aussitôt, cependant, François Cheng associe, à cette reconnaissance de la splendeur du monde, qui nous renvoie à notre propre unicité intérieure, le rappel de son expérience non moins précoce du mal, concrétisé par les atrocités de la guerre sino-japonaise.
    « Je sais que le mal, que la capacité au mal, est un fait universel qui relève de l’humanité entière », écrit encore celui qui se définit lui-même modestement comme « un phénoménologue un peu naïf », rappelant ensuite que la pensée sur le beau n’a de sens que liée à une pensée sur le vrai et sur le bien, alors même que le beau semble avoir moins de nécessité que le vrai ou le bien.
    Ce qu’est la beauté ? « Elle est là, de façon omniprésente, insistante, pénétrante, tout en donnant l’impression d’être superflue, écrit encore François Cheng, c’est là son mystère, à nos yeux, le plus grand mystère »…

    François Cheng. Cinq méditations sur la beauté. Albin Michel, avril 2006.

  • Le rêve des Vitelloni

    Toute l’Italie est là, et toute notre adolescence de lecteurs de romans-photos, en ces années cinquante où nous collectionnions, assorties à chaque paquet d’odorant chewing-gum, les effigies polychromes d’Ava Gardner et de James Dean, de Gary Cooper et de Nathalie Wood, dont les plus âgés avaient vu, au cinéma de quartier Le Colisée, La loi du Seigneur ou La fureur de vivre.

    Il n’y avait alors qu’une télévision dans le quartier où les plus jeunes, une fois par semaine et moyennant le versement de cinquante centimes, suivaient les épisodes de Lassie chien fidèle, mais déjà les plus grands s’en allaient en stop de par les routes -  et jusqu’en Italie parfois...

  • Simenon n’est-il qu’un phénomène ?

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    Un romancier populaire, et l'un des plus populaires au monde, peut-il être un bon écrivain ? Est-il concevable qu'un auteur, à qui il arrivait d'écrire cinq à dix romans en une année, dont un seul eût suffi à établir une réputation, puisse ne pas être un faiseur, voire un pisse-copie ?

    Ces questions n'ont cessé de nourrir, dans le monde littéraire, la suspicion envers l'oeuvre extraordinairement fertile de Georges Simenon, même si certains de ses pairs lui vouaient la plus naturelle admiration. André Gide le premier, qui lui manifesta autant de respect professionnel que d'affectueuse attention, l'avait écrit: "Il est le plus grand de tous... le plus vraiment romancier que nous ayons en littérature". Et Williamn Faulkner surenchérissait: "J'adore lire Simenon. Il me fait penser à Tchékhov".

    Beaucoup cependant, en France surtout où l'on continue de séparer la "pure" littérature, destinée à quelques-uns, de celle qui touche le moins lettré des lecteurs, ont classé une fois pour toutes le romancier prolifique dans la catégorie "policière", autant dire de la sous-littérature. D'ailleurs, prétendent les plus doctes, Simenon n'a "pas de style".

    Le plus cocasse, à ce propos, est cependant que la très stylée Colette fut la première, à la lecture des textes de Georges Simenon, à lui conseiller de "faire moins littéraire", devinant que cet écrivain était de la race rare de ceux qui en disent le plus avec le moins. Le professeur Jacques Dubois, qui a établi l'édition Pléiade des romans de Simenon, ne dit pas autre chose: que le "style" de Simenon n'a rien certes qui brille comme le style de Proust ou le style de Céline, mais que Simenon n'en est pas moins l'inventeur d'une écriture absolument originale qui passe essentiellement par la sensation et l'intuition, la perception profonde, et souvent subconsciente, des moindres mécanisme du comportement humain, restituées dans une langue limpide mais parfaitement rythmée, avec une poésie qui ne se réduit pas aux clichés de la fameuse "atmosphère Simenon", de trottoirs mouillés en brumes traînantes.

    Simenon n'a jamais posé au grand écrivain: il se disait lui-même un artisan, et celui qui a vu, à ses archives de Liège, ses manuscrits et ses tapuscrits, ne peut qu'abonder dans le sens de ce que nous disait un jour la romancière Patricia Highsmith, confondue d'admiration devant l'immensité du travail du romancier.
    Pour relativiser le mérite de celui-ci, d'aucuns évoquent souvent un "phénomène", qui ferait de lui une éponge absorbant tout et le recrachant sans y penser. D'une manière plus triviale encore, les clichés du romancier-record, qui plus est riche à millions et couvert de femmes, achèvent de brouiller l'image réelle d'un écrivain qui a beaucoup travaillé, et non du tout en tâcheron mais en observateur inlassable, et de plus en plus fin, du phénomène humain. Car l'évolution de Simenon, du journaliste-aventurier de seize ans qui reflétait l'idéologie très "époque", antisémite et populiste, de la réactionnaire Gazette de Liège, au romancier compassionnel des "romans de l'homme", nous révèle la prise de conscience progressive d'un témoin lucide de la condition humaine. L'auteur de l'admirable Lettre à mon juge s'efforce ainsi de "comprendre et ne pas juger", selon sa devise qui ne l'empêche pas, au demeurant, d'avoir une idée très affirmée de la vraie justice (rappelez-vous le plaidoyer prodigieux des Inconnus dans la maison, tonné au cinéma par Raimu) et de la vraie fraternité, dont son commissaire Maigret, inspiré par son propre père qui "aimait tout", est l'interprète le plus connu.

    Cela étant, John Simenon me le disait, ce n'est plus tellement vers Maigret, figure un peu fatiguée de la TV, mais vers les "romans de l'homme", que se dirigent aujourd'hui les nouveaux lecteurs de Georges Simenon. C'est le meilleur sort qu'on pouvait espérer pour la postérité d'une oeuvre à redécouvrir, dont l'auteur lui-même, trop modeste, croyait qu'elle ne survivrait guère, et qui pourrait bien refléter, plus qu'aucune autre, l'humanité perdue de notre époque en quête de quelle fragile espérance...

  • L'esprit avant le chocolat

     Enlisant les Mange-pas-cher de Thomas Bernhard

    On se croirait d’abord dans une parodie de Thomas Bernhard, tant les premières pages de ces Mange-pas-cher sont marquées, de répétitions martelées en reprises cycloïdes, par la « manière » si particulière de l’écrivain autrichien, de plus en plus accusée au fil de ses récits, confinant parfois au maniérisme (en tout cas ressent-on cela dans les versions françaises, notre langue analytique ne rendant pas toute la rythmique et l’envoûtante musique de cette prose), comme l’illustre par exemple la première page de ce récit en cascades où il est question d’un personnage qui a « pu revenir, après une longue période, d’une pensée parfaitement sans valeur concernant sa Physionomonie à une pensée utilisable et même en fin de compte incomparablement utile, et donc à la reprise de son écrit, que, dans un état d’incapacité à toute concentration, il avait laissé en plan depuis le temps le plus long déjà, et dont l’aboutissement, disait-il, conditionnait finalement un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait de fait un autre écrit dont l’aboutissement conditionnait un quatrième écrit sur la physiognomonie reposant sur ces trois écrits qu’il fallait absolument écrire »…
    Que le lecteur se rassure pourtant : ce n’est pas un trop « monstre » morceau de Sachertorte qui lui est enfourné là en dépit de cette première apparence, mais le récit de la vie d’un homme qui, au contraire, a toujours fait passer l’esprit avant le chocolat, les valeurs spirituelles avant le confort bourgeois, et qui sacrifie tout à sa mission, sa passion, sa conviction qu’il a une œuvre personnelle à faire, tournant autour de sa fameuse Physiognomonie, projet fou d’une synthèse pour ainsi dire mathématique et non moins philosophique de ce qu’il a observé depuis qu’il est au monde (il ne l’avait pas demandé) et plus précisément dans la Cantine Publique Viennoise, genre de soupe populaire, où il a rencontré les Mange-pas-cher, ces exemplaires rarissimes (il sont quatre) de l’humanité en laquelle il s’est reconnue un jour.

    C’est en somme l’histoire de Thomas Bernhard lui-même qui a choisi un jour, jeune homme, comme il le raconte dans les magnifiques chroniques de sa jeunesse, de marcher à contre-sens ; ou bien c’est l’histoire de l’artiste, du poète éternel, de l’inventeur ou du philosophe iconoclaste s’opposant à « la masse ».
    En l’occurrence, le récit de Koller, qui s’est toujours voulu un « homme de l’esprit », maladif à proportion de son aspiration, est recueilli par un employé de banque en tout son contraire, mais qui sera aussi le témoin d’élection auquel il racontera son observation décisive des Mange-pas-cher. Au préalable, il va raconter dans quelles circonstances hasardeuses (en réalité : « mathématiquement » prévues), la morsure d’un chien, l’amputation de sa jambe gauche et la somme qu’il a mise de côté après avoir traîné le propriétaire du chien en justice, lui ont permis de rejoindre les Mange-pas-cher et de vivre royalement… comme un pauvre.
    Il y a du comique de film muet, du théâtre de l’absurde, et une noire sagesse dans cette fable anti-fable, où Thomas Bernhard passe toutes les « positions » de ses personnages à la moulinette du langage. Ses litanies n’ont rien de gratuit pour autant, mais il faut les « vivre » phrase à phrase, en scrutant l’entre-deux du discours et de ses « scies », pour discerner bientôt d’autres voix et une autre musique sous les mots et débordant de toute part, parlant de pauvres gens qui se débattent, de vous, de nous et de nos chiens…

  • Ceux qui ont mal à l'Italie

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    Celui qui affirme que jamais il n’habitera à côté d’une église à cause des cloches et des mendiants / Celle qui a élu domicile sous une arche de béton de l’autoroute Genova-Livorno taguée d'un virulent Torna Il Duce / Ceux qui font l’amour debout entre les blocs de marbre importés de Chine centrale / Celui qui te propose une dose de coke dans le Parco Ferdinando Mancino (1902-1940) dont tu admirais la fabuleuse plantation de pins parasols couchés par le vent / Celle qui erre entre les boutiques obscures / Ceux qui se rappellent les nuits de l’été 61 au camping de Levanto tandis que Ghigliola Cinquetti chantait Tintarella di luna / Celui à qui son régime interdit de toucher aux raviolis de mer dont tu te régales avec insolence en évoquant le néo-réalisme italien / Celle qui étend sa lessive à six heures du matin en écoutant les dernières nouvelles de la guerre urbaine en Campanie / Ceux qui dans les journaux de Berlusconi qualifient de «jeune centaure de Forza» le scootériste percuté par l’Alfa sûrement volée d’un Black clandestin / Celui qui déclare au bar Blitz qu’on devrait appliquer la Solution finale aux roms / Celle qui collectionne les copies de plâtre des statues de Michel-Ange qu’elle repeint dans le style pop / Ceux qui achètent des parapluies aux jeunes Sénégalais dont les sourires les aident à positiver ce dimanche de merde / Celui qui fredonne Amico fragile sous la pluie fine de Riccomaggiore / Celle qui recueille une vieille chatte qu’elle soigne avec les antibiotiques de sa mère décédée il y a trois ans de ça / Ceux qui prétendent que la Béatrice de Dante était une nymphette à la Nabokov / Celui qui regrette de ne pouvoir s’arrêter au milieu du paysage à la Corot qui se déploie au sud de Parme dans la brume du soir / Celle qui a juré de se faire le DJ de la boîte de Portofino qu’on dirait un personnage de Piero della Francesca / Ceux qui évoquent les miracles de Padre Pio en écoutant Vasco Rossi dans leur 4x4 japonais / Celui qui ne donne à ses malades que des thermomètres bloqués à 40°.5 / Celle qui est persuadée qu’elle n’a plus qu’un poumon de valide / Ceux qui attrapent les oreillons en abusant de leur téléphone portable / Celui qui croit que la méchanceté se transmet par microbe / Celle qui a une tendance récurrente à tomber du côté gauche / Ceux qui se jettent ivres dans les eaux basses du Tibre dont ils se relèvent porteurs de divers germes peut-être mortels, etc.

     

  • La violence par la violence

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    FILM-CHOC Avec son premier long-métrage de fiction, Fuori dalle corde, le réalisateur tessinois Fulvio Bernasconi stigmatise, sans aucune concession, un monde cynique et sans règles.
    Il aura fallu plus d’une année pour que Fuori dalle corde de Fulvio Bernasconi, présent l’an dernier dans la compétition internationale du Festival de Locarno (où l’interprète principal, Michele Ventucci, décrocha un Léopard de la meilleure interprétation masculine) parvienne à nos écrans, et sans fracas… C’est que ce film radical ne flatte pas. Plus même, le spectateur en mal de délassement (évidemment légitime !) prendra soin de l’éviter. Illustrant une réalité abjecte, Bernasconi a-t-il signé un film abject comme d’aucuns l’ont prétendu ? Tel n’est pas du tout mon sentiment. Loin de se repaître des faits sordides (et tristement avérés) qu’il documente, le réalisateur tessinois (formé au Davi lausannois) laisse filtrer sa révolte dans le regard qu’il porte sur la descente aux enfers de ses protagonistes, et une émotion accablée se dégage finalement de ce film dur et pur, dont le dénouement, dans une piscine de richards helvètes pourris, frise l’insoutenable.Bernasconi3.jpg
    Mike (Michele Ventucci) est un jeune boxeur initialement trahi par son coach, pour des questions d’argent, que la nécessité de survivre pousse à participer à des combats clandestins, à Trieste puis en Croatie. C’est là qu’il rencontre Ramirez (boxeur sauvage drogué et porté sur les extrêmes, que l’acteur chilien Juan Pablo Ovalde incarne avec une intensité frénétique), dont il va devenir l’ami… à mort. Bernasconi2.jpgSeule présence un rien apaisante quoique ambivalente: celle de la soeur de Mike (Maya Sansa), qui ne pourra cependant l’arracher à la spirale démente. Celle-ci, dans un décor de déglingue « balkanique » post-catastrophe aux images sinistrement belles (la déco est signée Fabrizio Nicora), suit évidemment la course au fric et aux sensations exacerbées de toute une société où la « discipline » de la boxe est sacrifiée, « à côté de chez nous », dans une piscine de luxe aux relents d’abattoir ou d’arène de gladiateurs contemporains.
    Pour son premier « long », Fulvio Bernasconi rompt complètement, c’est le moins qu’on puisse dire, avec les canons souvent moralisants, et en somme rassurants, du cinéma suisse à contenu politique. Images crépusculaires (à quoi les zones périphériques de Trieste se prêtent), bande-son chauffée au hard rock et au turbo-folk serbe, acteurs engagés à fond : le résultat est un uppercut physique et moral. Même mal reconnu, Fulvio Bernasconi est à prendre au sérieux.
    http://www.fuoridallecorde.ch

  • Déclinaisons de la peur

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    La quatrième édition du Festival de Philosophie, déplacée à Genève,  s’ouvre largement aux questions actuelles. A suivre du 25 au 28 septembre.
    Un grand thème abordé par quelques grandes pointures : tel pourrait être l’argument le plus « vendeur » du 4e Festival de philosophie, qui vaut pourtant mieux qu’un « coup » médiatique : l’ont prouvé ses trois premières éditions dans les murs vénérables de Saint-Maurice. Avec son déplacement à Genève, la manifestation est marquée par le choix d’un thème général plus en phase avec l’inquiétante actualité que nous connaissons et les préoccupations d’un public élargi. De fait, après les thèmes plus académiques de l’identité, de la cité et de la beauté, celui de la peur, ou plus exactement des peurs (peur des dieux et de l’autre, peur de la maladie et de la mort, peur de la guerre et du futur) qui travaillent notre espèce, fera l’objet de conférences et de débats à suivre quatre jours durant.
    L’exposé d’ouverture situe d’emblée la barre au meilleur niveau, avec une conférence (jeudi 25, à 18h.30 à l’Aula Franck Martin, après l’ouverture officielle) de l’éminent biologiste et penseur français Henri Atlan, spécialiste des questions touchant à la fois à la science et à l’éthique, sur le thème de La peur des nouvelles technologies. Lui faisant suite, (même lieu, à 20h.) dans un registre moins pointu mais qui touchera probablement une plus large audience, Benoît Groult abordera une question que son œuvre n’a cessé de documenter : Peurs de femmes et peurs des femmes.
    A en croire l’acteur et réalisateur Sean Penn, cité par Guy Mettan, fondateur et directeur du Festival, nous vivons dans une « civilisation de la peur » qu’il faut apprendre à domestiquer. Un film saisissant, The Fog of war, réalisé « autour » du témoignage de Robert McNamara, rappellera les grandes peurs du XXe siècle, et tous les aspects de nos peurs seront abordés par des spécialistes : peur dans l’histoire avec Michel Porret, peur de l’islam avec Tariq Ramadan, peur au travers des médias avec Antoine Maurice, notamment, et de grands débats évoqueront « le désastre annoncé » et « la menace nucléaire » avec Michel Rocard, Edgar Morin, Ruth Dreifuss et Jean-Pierre Dupuy, entre autres. Selon la tradition, une quinzaine de personnalités formuleront leur « credo philosophique » au Foyer Franck Martin, l’ensemble de la manifestation (gratuite, mais qu’on peut soutenir en achetant le Passeport philosophique, pour 20 francs) se déroulant dans le périmètre du Collège Calvin.

    Genève, du 25 au 28 septembre. Infos : http://www.festivalphilosophie.info

    Rahmy.jpgNota Bene: notre ami le poète Philippe Rahmy donnera samedi une conférence sur le thème: Au carrefour de nos singularités, la peur. Collège Calvin. Salle de réunion, le 27 septembre à 11h.

  • Notes sévillanes

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    Croquis à la volée

    A Séville, premier confort inouï: l'hostal dont le patron est à la fois concierge, chasseur et sommelier. L'on y pénètre par un long escalier de céramique au sommet duquel se trouve une porte vitrée toujours close. Lorsqu'on a sonné, c'est d'abord un remuement lointain de chaises ou de bouteilles, puis se distingue le flapflap d'une paire de savates et l'écran de verre à lunules se remplit d'une silhouette impressionnante, s'entrouvre et laisse apparaître un faciès qui en a vu d'autres, comme on dit.

    Dans cet hostal des quartiers populaires, ma chambre se trouve sur la terrasse du toit, juste sous les étoiles. C'est une cellule de trappiste dont le lit, le volet intérieur de la fenêtre et la porte sont du même fer peint vert céladon.
    Enfin il y a, sur une tablette branlante, une carafe d'eau claire et un verre modeste. Par la porte ouverte on voit la Giralda et des publicités lyriques.


    L'oeil qui s'entrouvre à l'aube, qu'on apelle ici la madrugada, est un oeil blanc dont on ne sait si ce sont les rêves de la nuit passée ou les bruits de la ville inconnue qui lui donnent ce blanc d'amnésie. Pas une pensée, pas un mot lui venant à l'esprit pour le détourner de cette espèce de tableau intimiste qu'est la chambre par la fenêtre de laquelle la vue se porte d'une corde à lessive au muret d'une terrasse ne laissant apparaître, de la femme qui étend son linge, que deux bras nus et un immense chignon qu'un mouvement plus vif, de temps à autre, fait osciller comme un chapeau ou comme un nid d'oiseau.
    L'oeil ne comprend rien mais il épouse, déjà, et le vert écaillé du petit mur lui rappelle alors quelque chose. Il lui remémore un monde clair où les formes parlent, où les couleurs font comme des taches de musique, où voir et contempler n'ont plus de frontière qui les séparent, où le dehors et le dedans s'appellent et se répondent.


    Ce qui est le plus étonnant, quand on ne sait rien d'eux, c'est le sérieux des Espagnols. Il y a des clubs de notables, des réunions de poètes et des palais du jouet. Il y a, sur le zinc des bars, des serviettes en papier à foison qui sont utilisées gravement dans l'exercice de manger des douceurs.


    Non loin de la place d'Espagne, dans un jardin, la nuit, devant une grande vasque. Au ciel, une lune verte. Dans un arbre, des pommes, vertes aussi, mais d'un vert qui se devine à peine. Sur un banc ces deux-là se murmurant des tendresses. Et sur les moires de la pièce d'eau, ce petit canard d'émail qui suit un moment la courbe de l'anneau puis, fantaisie soudaine, vire en silence dans le rayon de lune.


    L'obscurité retentit d'appels, des quais du Guadalquivir aux frondaisons des jardins de Murillo. Là-bas, autour d'un petit kiosque illuminé où se vendent des amandes grillées et des glaces à plusieurs parfums, ondulent des jeunes filles probablement vierges qu'on dirait vêtues d'abat-jour que l'air du soir fait bomber.


    Qui appellent-elles, les cigales égarées sur la place déserte ? Le trille impatient des sifflets des agents occupés à évacuer les jardins leur donnera-t-il l'espoir de rencontrer enfin l'âme soeur ?


    Séville8.jpgSéville est la ville de tous les reflets, mais chaque reflet semble garder le souvenir infrangible de son image, laquelle naît au foyer d'une infinité d'autres images; et par l'oeil d'une espèce de kaléidoscope apparaît finalement une vision seule, comme le blanc étincelant des venelles du Barrio de Santa Cruz fait la somme de toutes les couleurs de la faïence des corridors, des patios et des fleurs aux murs.
    Mais Séville n'est pas qu'un décor. C'est aussi un personnage. Et de nouveau, mille personnages en un, avec ce nom de femme qui les résume, et celui du Guadalquivir lui faisant écho, dont les lentes boues dorées se traînent encore vers la mer.


    Il y a là comme une folie en suspension, qui se perçoit à la fin des tièdes après-midi printanières, ou plus tard dans la soirée - cela dépend des concentrations d'énergies - quand l'on entend soudain des cris lointains, derrière les arènes ou dans quelque rue avoisinante, on ne sait pas très bien; et c'est comme l'exultation de choeurs invisibles, comme la fusée soudaine d'appels incompréhensibles - comme la clameur que le génie des lieux déclenche tout au fond de nous, résonnant longtemps encore par la suite dans notre âme troublée.


    Seville9.jpgPar la porte entrouverte de la chapelle on l’entend tonner, dans l’ombre où tremblotent les quinquets des cierges et moutonnent les mantilles de vieilles esseulées, Savonarole de quartier dont la cellule austère est sûrement ornée du portrait de Franco, qui vitupère la “contestacion”, la “pornografia” et “las relaciones sexuales prematrimoniales” tandis que passent, dans la rue ensoleillée, des garçons et des filles fleurant le printemps et n’ayant visiblement de cesse que de se connaître selon la Bible.

  • Jouhandeau pour mémoire

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    À chaque fois que j’ai remis de l’ordre dans ma chambre envahie de livres et de papiers, je ne sais pourquoi j’en reviens à penser à Marcel Jouhandeau – peut-être parce que son œuvre est elle-même une constante mise en ordre ?

    Plus qu’aucun autre écrivain de ce temps, auquel il ne prêtait plus qu’un peu de sa personne, Jouhandeau savait restituer de tels instants dans ses épiphanies familières, naturellement porté à glorifier les choses les plus ordinaires de la vie, que son regard suffisait à grouper dans le nimbe d’une lumière d’éternité, son regard et son écriture relevant d’un quotidien Magnificat.

    « Quand je mourrai, écrivait-il, la mort sera surtout pour moi un adieu aux mots. Ils ont été mes meilleurs amis, ma société quotidienne, fidèle et intime. » Et de même revient-on à son œuvre comme dans une maison de mots dont chacun serait le signe vibrant du mystère de nos origines et de nos fins, dans le voisinage comme enchanté du parc de la Malmaison aux oiseaux musiciens, avec le clair-obscur des pièces hantées de souvenirs sensuels ou féroces, en bas les éclats de voix stridents d’Élise et en haut les répons jubilatoires de l’harmonium de Marcel, enfin les mots de toute une existence dont ses livres disent autant les faiblesses que les échappées vers l’azur, mais tous venus de la même source, leur eau fût-elle tantôt lustrale et tantôt trouble, tantôt savoureuse et tantôt écœurante.

    Il y avait chez lui du paysan et du comédien, du franciscain et du sybarite, du moraliste de la plus haute tradition classique et du Narcisse lettré s’oubliant parfois jusqu’à diluer le meilleur de son style dans un mélange d’encens et de vieille tisane.
    Cependant il y a, dans son œuvre, un homme tout entier qui se livre sans détours, et c’est tout entier que seulement on peut le comprendre, avec son enfance à Chaminadour et son adolescence tourmentée et mystique, sous le regard de parents qui furent des sages mesurant leurs paroles, sa bienveillante rigueur de professeur et son émancipation parallèle de jouisseur charnel, sa vénération de tous les aspects de la vie lui accordant d’anoblir jusqu’à ses vices, qu’il reconnaissait pour tels, et son allégresse, sa rouerie de croyant de mauvaise foi, son dandysme frottant d’humilité non feinte son orgueil non moins royal, et tous ces mots qui nous le masquent et nous le révèlent en même temps.

    « Une phrase heureuse parfois, où affleure le sacré, peut tenir lieu de ce qu’on a vainement cherché ailleurs, de ce que l’Univers trop souvent refuse », écrivait-il encore.
    On pourrait n’y voir qu’une formule de littérateur, ce qu’il était aussi. Au demeurant, le mandarin dans sa thébaïde avait vécu plus intensément que maints aventuriers, écouté avec la même puissance d’accueil les dits de sa tribu de Creuse, observé avec une malice plus distante les intrigues des salons parisiens où il retrouvait Léautaud et Cingria, Gide ou Paulhan, beaucoup lu les Anciens et beaucoup chanté le grégorien, beaucoup prié l’Éternel qu’il consentait à trouver plus grand que lui, et beaucoup fréquenté les mauvais lieux dont il prétendait qu’il ne sortait pas plus sali que le soleil des latrines, avec la même mauvaise foi catholique qui lui tirait des soupirs de repentance – tout cela que charrie et détaille son œuvre, des inoubliables chroniques provinciales de Chaminadour, des Pincengrain ou du Journal du coiffeur, à ses vingt volumes de Journaliers dont l’ensemble forme à la fois un visage et le plus vaste paysage.

    Or, voici comment écrivait Jouhandeau : « Le langage des êtres vrais n’a autant de grandeur que parce qu’il est plus près du silence. Ce qui fait l’attrait du style, c’est l’imprévu, l’absence d’apprêt, la rigueur ou le soupçon de quelque mystère. Le plus grand mérite de l’écrivain, c’est peut-être de se tenir à la limite de l’obscurité qui avoisine et accompagne toujours les secrets, de savoir être inédit, d’approcher l’ineffable, sans renoncer à la clarté. Quand il s’agit de l’inintelligible, de l’indicible, c’est alors que le langage est le plus troublant, s’il sait suggérer ce qu’il ne lui est pas permis d’avouer ou de formuler. On recourt à l’analogie. On laisse affleurer sous les mots ce qu’on ne saurait, à aucun prix, ni décrire ni nommer. Rien de plus conventionnel apparemment. Il arrive cependant que dans un tournemain ou grâce à une faille quelque chose passe. Passe-passe. Il court, il court, le furet. »

  • De l''esprit d'enfance


    A propos du Vaste monde, de Robert Lalonde

    Quel bonheur que ce livre, et dès ses premières pages. Son thème est des plus communs, qui nous renvoie aux multiples remémorations des «verts paradis» émaillant l'histoire de la littérature, d'Anatole France à Jules Renard, et pourtant dès la première page du Vaste monde s'affirme une vision et une langue originales, riches de détails et de saveurs. Rien ici de l'évocation suave ou de l'album feuilleté, mais un univers aussitôt restitué par le truchement des formules correspondant aux croyances et aux coutumes de toute une communauté vivante.

    Ainsi, en ce temps-là, dans le pays natal de Vallier ( le jeune protagoniste) ne fallait-il jamais coucher un mort les pieds en direction de la porte, ni négliger mille signes qui annonçaient heurs ou malheurs à venir. «Les radis ou les patates semés à la pleine lune risquaient de «monter en orgueuil», tandis que les chats préfiguraient maintes diableries. "
    «Le mythe chez nous, précédait et transcendait la réalité», note le narrateur, dont la tache de vin qu'il a à l'omoplate lui semble le reliquat d'une vocation d'oiseau plutôt que la plaie cicatrisée d'une aile d'ange. Bref, c'est dans une atmopshère enchantée qu'a été élevé le protagoniste de ces dix récits d'enfance, qui rappelleront autant de souvenirs aux petits Suisses que nous fûmes qu'aux jeunes Américains ou qu'aux provinciaux de partout.

    Bien entendu, le premier rêve du garçon qui se raconte en ces pages est d'avoir voulu voler. Or il y aboutit presque, comme beaucoup d'entre nous, d'abord avec son parachute à poches de jute et à ficelle à foin, puis avec sa montgolfière faite de morceaux de chambres à air. Surtout, cette aspiration le porta à mieux voir le monde autour de lui et sous ses ailes: «Je dévisageais l'univers tourmenté, trop touffu, en pressentant la fin de ses mystères, persuadé que j'allais enfin abolir les rêveuses distances qui me privaient de cette accordance avec le réel, dont je rêvais sans finir».

    Le réel, le garçon va le découvrir en détaillant les choses et les mots, dans l'aventure partagée avec son compère à «plans de nègre» et autres «mauvais tours», le nommé Jérôme Boileau qui s'engagera tantôt pour la guerre de Corée, plus exactement pour la scierie voisine. Démons appariés, les deux chenapans apprendront au moins cette vérité: «Qu'est-ce qu'un ami, sinon cet ange qu'un dieu inconnu ajoute à votre ombre, et alors vous lancez sur la terre une très grande silhouette fabuleuse, invincible ? Vous êtes devenu plus fort qu'un des sept chevaliers de la Renommée, votre espérance est inépuisable».

    Des sortilèges de l'enfance que font buissonner la langue explorée et les mots colportés par les autres (les lettres épiques d'un oncle légendaire supposé écrire du Grand Nord, dont le verbe va décider de la vocation poétique du narrateur), aux premiers émois de la relation physique avec le cosmos (de superbes pages évoquant l'éveil de la sensualité de l'enfant dans une chaloupe, au coeur de la nuit étoilée), Robert Lalonde retrace les grandes étapes d'une découverte du monde qui passe ensuite par l'initiation à la musique, les souvenirs émerveillés de telle fête foraine, ou les saveurs, les senteurs, la sapience de tout un monde perçu dans sa totalité naissante et bientôt enfuie, la vie belle et ce qui nous l'arrache soudain...

    Sans donner jamais dans la suavité convenue, ce magnifique poème en dix chants généreux ne manquera de lever, en chaque lecteur, un vol d'images intimes et vibrantes, irriguées de sève et de lyrisme. C'est l'occasion, dans la foulée, de saluer un superbe écrivain.

    Robert Lalonde. Le Vaste Monde. Scènes d'enfance. Le Seuil.

  • Point barre, pauv'con, casse-toi !

    02e26b8d7fd98d7c1da4be298585cbdd.jpgDe la muflerie actuelle
    S’il est un signe de la vulgarité des temps qui courent, c’est bien celui qui ponctue la jactance de certaines et certains dont l’obsession est d’assener plus que d’exposer ou d’argumenter, étant entendu que ce qui est dit est dit et que ça ne se discute pas: point, barre.
    Cette expression hideuse, dérivée du langage-moignon des mails et des SMS, me semble plus haïssable encore que les formules du discours militaire qu’une seule résume avec le même effet que « point, barre », à savoir : rompez.
    Qu’un officier m’ordonne: rompez me paraît cependant dans l’ordre de sa fonction et je ne discute pas : je romps sans plier après avoir pris la position de repos, et je me casse.
    Mais qu’une cheffe de projet de telle boîte publicitaire, qu’un rédacteur en chef adjoint impatient de grimper encore, que des cadres moyens ou leurs adjointes et adjoints utilisent la formule « point ,barre » me paraît un premier indice de leur probable incompétence et de leur stupidité latente, voire de leur éventuelle dureté d’âme, ce qui est plus grave.
    L’expression « point, barre », formulée dans la langue de Pascal et de La Fontaine, doit être extirpée de sa pratique même la plus usuelle, de même que la langue de Goethe et de Rilke doit être purifiée du calamiteux « Punkt, schluss »… Fin du sermon. Point, barre, pauv'con, casse-toi !

  • Voilà

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    Sur un trait de langage 

    On entend beaucoup de « voilà » dans le discours actuel, comme en d’autres temps on a entendu « j’veux dire » ou «vous voyez ce que j’veux dire ? ». Or ce « voilà », plus univoque et catégorique, est peut-être significatif d’une époque où l’on ne se soucie plus tant de savoir si son interlocuteur « voit» ou pas ce que nous voulons lui dire. Chacune de nos phrases est ainsi ponctuée d’un « voilà », et voilà : c’est à prendre ou à laisser…
    Le metteur en scène Untel, sur France-Culture, présente ce matin sa nouvelle réalisation donnée pour un must du festival d’Avignon. Et de préciser en toute simplicité et modestie : Ce que j’ai voulu faire c’est simplement ceci, voilà. C’est simplement ceci et cela qu’il me semble important de faire aujourd’hui. Voilà. Je ne sais pas si nous y avons réussi, mais l’équipe y a mis toute son énergie, voilà. Et dans la foulée la comédienne Unetelle, qui tient le rôle-titre dans le spectacle d’Untel, témoigne à son tour : Moi aussi je pense que c’est important aujourd’hui de dire ceci et cela et de donner ainsi du sens à notre faire. Voilà : c’est le sens du spectacle de Jean-Fabrice, et c’est ce que nous avons tenté de montrer, moi et mes camarades, avec toute notre énergie. C’est vraiment ça que nous avons voulu montrer en toute modestie et simplicité. Voilà…

  • Une beauté convulsive

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      Après Sailor et Lula : Pajak et Léa. Braqueurs d’émotion et de talent à canon double. WPajak6.JPGanted !
      C’est un livre doux et dur, un livre pur et fou que L’étrange beauté du monde de Léa Lund et Frédéric Pajak, formidable quatre-mains d’amour. Je l’ai lu d’une traite, sans pouvoir m’arrêter tout en soulignant les phrases de Pajak et en rugissant de jalousie (bonne jalousie) devant les dessins de Léa. « Nous ne nous séduisons plus, car nous nous connaissons trop », écrit Pajak. « Et pourtant – pourtant. La vie nous colle l’un à l’autre. Nous vivons toujours au bord extrême de notre amour, là où nous guette la rupture. Tout ce qu’il y avait de romantique en nous est claudiquant. Toute innocence s’est évanouie depuis longtemps. Mais nous nous aimons ». On ne les croit pas tant sur parole que pièces en mains, au défilé des dessins de Léa qui se pose illico en femme fauve mangeant une banane pendant que ces messieurs luttent à la culotte (coutume populaire suisse), avant de nous entraîner dans le défilé du monde avec une étonnante vitalité expressive (crayon, fusain, lavis, originales mises en espace, surprenants cadrages) tandis que Frédéric précise : « C’est certain, tout couple est une énigme, une fragilité. L’amour se confond à la haine, l’affection à la lassitude, et ce pacte vieux comme le monde relève à la fois de la comédie et du drame. Dans ce livre sans règle du jeu, les images se mêlent aux phrases et parfois viennent rappeler qu’une histoire s’est racontée entre nous ».
      Pajak5.JPGEt cela encore avant de parler d’autre chose que de soi et soi : « Nous nous trahissons aussi. Nous nous manquons, même lorsque nous sommes ensemble, c’est-à-dire tout le temps ou presque. Nous nous voyons trop. Nous ne nous supportons plus. A peine nous éloignons-nous l’un de l’autre que nous nous téléphonons, pour être certains de coexister. Notre amour est une aliénation, mais quel amour ne l’est pas ».

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    Les dessins de Léa le montrent à leur façon, qui vont de la convulsion à l’accord, du combat à la poésie au fil de la vie déclinée dans tous ses traits et attraits. Léa n’est pas là pour « illustrer » les mots de Pajak, ni celui-ci pour faire contrepoint à ses images à elle. L’ensemble fusionne dans une espèce de musique graphique émanant d’un même creuset mais où chacun reste libre, et c’est comme ça qu’ils se racontent ensemble en se croisant parfois et se suivant des bords du Léman à Cape Town via l’Italie qui leur arrache des accès de dépit amoureux (lui) et des élans de lyrisme paysager en noir et blanc (elle), et la vie va, une mère s’arrache à eux au fil d’une page bouleversante, des enfants leur étaient arrivés, ils évoquent en passant leurs curiosités et découvertes, Lafargue (du Droit à la paresse) ou les rives du Léman, la prêtresse d’amour Maria de Naglowska ou une pension au Piémont, les amours de Stendhal et les architectures parisiennes stylisées et des quantités d’arbres et de choses vues, pour finir en étrange beauté au fin fond de l’Australie où des Redwinged starlings, genre choucas de mer, ne se nourissent plus que de frites-mayonnaise (la civilisation…) tandis que Dollar Brand pianote pour l’éternité et quelques pelés, merveilleuse page encore avant la conclusion : « Quel bonheur de se jeter dans notre propre vide »…
    Pajak3.JPGC’est un livre à parcourir comme une maison aux mille fuites et horizons, un paysage plein d’appartements et de recoins, un vêtement à transformations, un corps multiple, un cœur ardent, et Marina Tsvetaeva conclut : « L’âme, je la sens nettement au milieu de la poitrine. Elle est ovale comme un œuf et quand je soupire, c’est elle qui respire »…
    Léa Lund et Frédéric Pajak. L’étrange beauté du monde. Récit écrit et dessiné. Noirs sur Blanc, 269p. Pajak1.JPG

  • La passion des extrêmes


    Hugo Claus, Maître flamand

     Hugo Claus, disparu en mars dernier, était très légitimement considéré comme le plus grand auteur belge néerlandophone, cité depuis des années parmi les nobélisables possibles de la littérature européenne. Déployant de multiples dons d'expression, l'écrivain était aussi à l'aise dans le roman que dans le poème en pleine pâte, le théâtre ou le cinéma, et son œuvre de peintre, amorcée dans la mouvance du groupe Cobra, fit l'objet d'une monographie conséquente.

    Artiste baroque et frondeur, Hugo Claus s'est toujours opposé au conformisme de classe, de parti ou de secte, à l'écoute des individus singuliers ou déviants, qui vivent une passion hors norme ou se trouvent isolés, voire rejetés par le groupe social du fait de tel ou tel trait d' « anormalité ». Parent à cet égard d'un Faulkner ou d'une Flannery O'Connor, Claus se distingue aussi, comme ces deux grands auteurs américains, par une écriture poétique étincelante et très concentrée, qui le fait exceller particulièrement dans la nouvelle ou le roman bref. Les meilleures preuves en sont, dans la vingtaine de ses livres traduits, et avant même le fameux Chagrin des Belges, les inoubliables récits de L'espadon (De Fallois, 1989) et du recueil intitulé L'empereur noir (De Fallois, 1993), ou encore cette sombre merveille que représente La rumeur (De Fallois, 1997), et enfin les trois récits réunis dans Le dernier lit, dont les personnages ont pour point commun de vivre au bord d'un abîme.

    La protagoniste de la nouvelle éponyme s'adresse, dans une sorte de lettre-récit, à sa vieille mère haïe qui l'a chassée de chez elle après l'avoir couvée et adulée pour mieux exploiter son talent d'enfant-pianiste prodige, n'admettant jamais ensuite qu'elle devienne indépendante et s'entiche, horreur, d'autres femmes que sa génitrice. A fines pointes elliptiques, mêlant les temps et les plans d'une histoire se construisant un peu comme un film mental, l'auteur nous fait percevoir les tenants du drame presque en même temps qu'adviennent ses terribles aboutissants.

    Moins noire, mais non moins grinçante, et se rapportant à une situation tout aussi extrême, La tentation réinvestit l'univers, qui a souvent fasciné Claus, de la passion mystique. En l'occurrence, on sourit de connivence à l'observation des menées de Sœur Mechtilde, entrée dans les ordres après avoir perdu son premier enfant et qui se mortifie et se flagelle pour mériter l'amour fou qu'elle voue à son divin fiancé, refusant de se laver (« Qu'il se détourne de moi, qu'il se pince les narines, qu'il reconnaisse: elle est excrément !») et se fichant pas mal des réformes du Vatican (les sœurs folâtrent désormais en jupe courte, et « les hosties sont cuites à l'étranger »), non sans incarner, grâce à ses visions et à ses stigmates, la véritable attraction du tourisme religieux en Flandre-Occidentale ...

    Comme nous l'avons relevé à propos du premier de ces trois récits, la forme de ceux-ci est marquée, plus que précédemment, par le souci de dire plus avec moins de mots, au fil de raccourcis qui requièrent l'attention vive du lecteur. Cette économie radicale de l'expression s'accentue encore, dans Une somnambulation, du fait de l'altération du langage vécue par le protagoniste, qu'on sent dans la situation souvent décrite des victimes de la maladie d'Alzheimer. Sans indication clinique d'aucune sorte, et avec un mélange singulier de tendresse et d'humour, Hugo Claus nous fait vivre, à fleur de mots pourrait-on dire, la dégradation de la communication verbale, qui n'exclut pas la persistance, voire le développement chaotique, d'autres formes d'échange. Ainsi, des phénomènes assez proches de ceux qu'a décrits un Martin Suter dans Small World, spécifiquement liés à l'Alzheimer, trouvent ici une résonance plus générale et plus troublante à la fois, liés à une sorte de cancer verbal où « les mots endommagés se multiplieront ».

    Hugo Claus. Le dernier lit. Récits. Traduit du néerlandais par Alain van Crugten. Editions Bernard de Fallois, 210 pp. E

  • La Russie reconnaissante

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    Sur la tombe de Nabokov

    Vladimir Nabokov est mort le 2 juillet 1977 à l’hôpital cantonal de Lausanne. Ses cendres reposent actuellement dans une grande tombe, avec celles de Véra Nabokov, au cimetière de Clarens, non loin de Montreux où l’écrivain passa les dernières années de sa vie; à quelques pas en outre de celle d'Oscar Kokoschka.
    L'an dernier, à l’occasion de la venue d’une importante délégation d’auteurs russes au Salon international du Livre de Genève, certains d’entre eux ont fait le voyage de Clarens pour fleurir la tombe des Nabokov. Parmi eux se trouvait Mikhaïl Chichkine, auteur de La suisse russe, passionnante chronique des relations entre les Russes et la Suisse. On y trouvera, notamment, un aperçu de l’immense considération posthume vouée à l’œuvre d’une des plus grands romanciers du XXe siècle, et quelques pages détaillant ses derniers mois, jusqu’à sa première défaite au Scrabble, face à sa sœur…
    Mikhaïl Chichkine. La Suisse russe. Fayard, 2007.

    Photo de la tombe de Véra et Vladimir Nabokov : Philip Seelen

  • Ceux qui veillent

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    Celui que la jactance universelle n’atteint pas / Celle qui brave la mesquinerie / Ceux que la jalousie rend bêtes et méchants / Celui qui sait que cette société va dans le mur / Celle qui lit des poèmes de Cesare Pavese pour se laver de la saleté multimédiatique / Ceux qui renoncent à tout ce qui les distrait de Cela / Celui que rien ne trouble dans son psaume quotidien / Celle qui entre en ascèse de travail à la sente des Fouines / Ceux qui n’attendent plus le Nouveau Produit / Celui qui cherche un nom à sa joie matinale / Celle qui aime marcher seule dans les forêts de mélèzes entre la mi-septembre et fin octobre / Ceux que la bonté de leur confrère au visage de grand brûlé font conclure à son besoin de compensation affective / Celui qui reste une énigme aux yeux de ses proches / Celle qui découvre enfin la beauté du regard de son chien Patou / Ceux qui vont peindre ensemble des bords de voies de chemin de fer et des terrains vagues / Celui que Van Beethoven délivre de la jactance de ses collègues cambistes / Celle que nulle bassesse de ses associées ne touche plus / Ceux qui ne voient pas ce qui ressuscite à tout moment / Celui qui souhaite en somme la catastrophe qu’il décrit dans ses livres à succès / Celle que l’insuccès de son dernier roman incite à penser que la France n’est plus ce qu’elle fut / Ceux que leur ferveur commune transporte de gaîté enfantine / Celui qui découvre un monde par les yeux de son nouvel ami / Celle qui préfère la voix de Johnny Cash à celle de Luciano Pavarotti mais n’ose pas le dire en présence de sa cousine Gilberte doctorante en musicologie qui terrorise toute la tribu des Vallotton / Celui qui évite désormais toute forme de clabaudage / Celle qui se détache peu à peu de tous ceux qui la critiquent depuis qu’elle passe tant de temps (trop de temps, pensent-ils) à lire / Ceux qui continuent d’écrire sans savoir pourquoi, etc.
    Aquarelle JLK: l'Olivier de Pézenas

  • Sollers le pied léger


    Sur Une vie divine


    «Encore une journée divine !», s’exclame Winnie au lever de rideau d’Oh les beaux jours de Beckett, et c’est en somme ce qu’on se répète, trente guerres et quelques génocides plus tard, en lisant Une vie divine de Philippe Sollers: que la vie est un cadeau, sans doute empoisonné pour à peu près tout le monde, mais à quoi nous nous accrochons, même aussi empêtrés que Winnie dans notre tas de misère.
    La contemplation navrée de celui-ci, par les temps qui courent, imprègne l’esprit du siècle d’une mélancolie désenchantée, genre spleen destroy dont le plus symptomatique interprète, dans la littérature française récente, est un Michel Houellebecq. Or c’est à l’exact antipode que, malgré son soutien loyal de pair aîné à l’auteur de La possibilité d’une île, se situe Philippe Sollers dans Une vie divine, dont les constats sur le monde contemporain, aussi virulents que ceux de l’amer Michel, aboutissent à une attitude absolument opposée, laquelle consiste à célébrer cela simplement que voit Winnie enfoncée dans son tas et que tous nous découvrons chaque matin : « L’horizon est radieux, le soleil brille, jamais un jour n’a été plus beau. Les mots sont des cailloux frais, l’eau les caresse ».
    Lieux communs d’un littérature qui « positive » ? Pas du tout.  Plutôt : effort de présence et travail de chaque instant visant à ressusciter contre tout ce qui pèse et nous tue : notre paresse et notre déprime, notre lassitude et notre désabusement, notre nihilisme en un mot que l’époque flatte en nous soufflant que rien n’a d’importance que bouffer et baiser et nous remplir les poches de pognon, alors qu’un philosophe un peu dingue n’en finit pas de nous envoyer de drôles de SMS ou de fax ou de mails que nos déchiffrons en continuant de stresser un max et qui nous souhaitent « un bonheur bref, soudain, sans merci », ou «les pieds ailés, l’esprit, la flamme, la grâce, la grande logique, la danse des étoiles, la pétulance intellectuelle, le frisson lumineux du Sud – La mer lisse – la perfection »…
    Une vie divine est le grand roman solaire – il faudrait plutôt dire conversation, carnet de croisière, essai-gigogne, livre-mulet, exercice de mimétisme, work in progress phénoménologique et poétique à la fois – du retour de Nietzsche, surgi de son suaire à la page 52 sous les initiales de M.N., « instruit par l’épouvantable saloperie du 20e siècle (dont 70 ans passés au goulag) » et revivant, ses livres battant des ailes autour du lecteur, sous la plume d’un écrivain-philosophe du début du XXIe siècle flanqué d’une Nelly (très ferrée elle aussi en questions suressentielles, non moins que bien dans son corps) et d’une Ludi (la femme-fille à croquer dont la jeunesse stimule son fringant compagnon), radieuse trinité faisant la pige à l’humanité humanitaire, au bénéfice d’un nouvel homme à venir, mais lequel ?
    On sait ce que fut la grande affaire de Nietzsche : de libérer l’humanité d’un Dieu mort selon lui et d’une morale mortifère – d’un culte de la nécessité et de la société bel et bien massifiées et mondialisées de nos jours, à l’enseigne d’une nouvelle religiosité consacrant tous les simulacres.
    Lecteur admirable, et prosateur étincelant aux fulgurantes fusées, Sollers vit ici Nietzsche comme une nouvelle possibilité de liberté, qui nous vaut de très belles pages (sur l’esprit d’envie et de ressentiment du nihiliste, la musique, le French kiss à pleines lèvres qu’il oppose au froid culte du cul, la vulgarité, les bonheurs menus et foisonnants de la vie qui va, les billets de Sade en taule, les oiseaux ou l’Evangile de Jean transposé au présent…) frappées au sceau d’un égotisme impérial qu’on pourrait croire celui d’un cynique absolument dédaigneux des vicissitudes de la vie, voire d’un Paon littéraire soucieux de sa seule brillance.
    Or à lire attentivement Une vie divine, cette superbe et cette morgue tendent à s’adoucir et à s’humaniser, hors de tout sentimentalisme, au fil d’une « histoire » dont le « héros », prof maladif à outrance se rêvant Dionysos, surmontant toutes les poisses et les crasses de ses semblables, nous murmure lui aussi en éternel retour: « encore une journée divine »…
    Philippe Sollers. Une vie divine. Gallimard, 524p.

     

  • Virginal

     

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    Madame Mère reniflait ces portulans humides avec avidité bien avant que je ne susse de quoi il retournait. La semence de ce jeune homme était surabondante, dira-t-elle plus tard en Assemblées des Propriétaires, avec le manque total de retenue qui caractérise souvent la femme établie.

    À moi il m’a semblé d’abord que cela sentait la pêche. Non, ce n’était pas la pêche : c’était l’amande que cela sentait, l’amande douce, plus exactement la fleur d’amandier dans le vent tiède, le verger tout blanc des matinées de printemps, et je me fourrais le nez là-dedans à mon tour, et je voyais plein d’étoiles, et je ne pensais pas que cela sortît de moi - je me figurais plutôt que c’était d’un rêve que cela s’était épanché de mes nappes.

    Longtemps ainsi cela s’épancha par mes rêves jamais notés, mais qui me reviennent parfois du tréfonds à l’insu de mes épouses jouant ensemble au SCRABBLE en quête de mots osés.

    Enfin je redécouvre depuis peu ce plaisir pris à la chasteté par les curés et les joueurs d’échecs, quand le corps endormi fait l’amour au sommeil.

    Image: Françoise Widoff.