Celui qui te disait que l’obsession d’avoir le dernier mot est le fait des curés et de leurs semblables / Celle qui taxe de paranos ceux qui prennent la peine d’argumenter leurs positions en matière d’écologie préalpine / Ceux qui profitent de leur état grabataire pour écrire des poèmes de cul / Celui qui prend goût au chlorhydrate de tramadol / Celle qui essaie tous les chapeaux du Bon Marché / Ceux qui louent un cabanon solitaire pour faire leur bilan de cadres moyens dans les PME / Celui qui refuse toujours avant d’accepter / Celle qui estime que tous les écrivains sont suffisants ou mesquins sauf Jean d’Ormesson qui l’a complimentée sur son tailleur bleu nuit à la signature de l’HyperU d’Annecy / Ceux qui vous disent qu’ils prient pour vous / Celui qui rêve de séjourner dans un hôtel donnant sur un abîme / Celle qui s’achète de nouvelles boucles d’oreille en forme de petits kangourous pour le colloque sur la notion d’exterritorialité dans l’œuvre de J.M.G Le Clézio qu’elle doit présider à l’université de Séville / Ceux qui nient leur angoisse à l’approche de la Femme / Celui qui raconte à son coiffeur sa première rencontre avec Ophélie Winter dans un ascenseur du Sheraton de Houston (Texas) / Ceux qui espèrent qu’il y aura une piscine intérieure à l’hôtel de Washington D.C. où ils vont débattre des rapports entre réalité et fiction dans les derniers romans de Philip Roth / Celui qui estime que s’endormir pendant un film de Tarkovski est une expérience unique au niveau de l’absorption non consciente / Celle que la misogynie de Strindberg fait éclater de rire dans sa baignoire en forme de haricot rose / Ceux qui estiment que la baraka ça se mérite et tant pis pour les perdants / Celui qui parle de la métaphysique de l’absence devant un auditoire d’étudiants à moitié vide dont les derniers rangs dorment plus ou moins / Celle qui se demande où va le cinéma belge avant de s’apercevoir que le lit de la chambre d’amis dans lequel Benoît Poelvoorde est censé passer la nuit risque d’être trop court / Ceux qui se réunissent dans la maison de paroisse du quartier des Mésanges pour réfléchir à une phrase de Comte-Sponville sur l’Harmonie au Quotidien / Celui qui ne peut s’empêcher de te sourire au moment même où il a résolu de te trahir / Celle qui regrette ce qu’elle appelle la grande époque de la jupe plissée / Ceux qui reconnaissent dans les vestiaires du club de squash de l’Entreprise que le patron c’est le patron, etc.
Carnets de JLK - Page 174
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Ceux qui flottent entre deux eaux
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Ceux qui n’ont pas dit leur dernier mot
Celui qui campe sur les paliers / Celle qui dort dans le camion que son ex ne ferme jamais / Ceux qui ont fauché le doggy bag de leurs voisins Lemercier / Celui qui estime que 2006 sera sa dernière année de dèche / Celle qui attend encore tout du Parti / Ceux qui ne cesseront pas de boire pour autant / Celui qui envisage un réaménagement complet de son organigramme affectif / Celle qui pense que la chance devrait lui sourire pour compenser la perte de Lola sa perruche bleue / Ceux qui ont résolu d’accueillir Wamba le Katangais dans leur fanfare municipale en dépit de l’opposition des bugles / Celui qui découvre l’opium au tournant de la soixantaine / Celle qui prétend que ses gommiers subissent les contrecoups du réchauffement de la planète / Ceux qui voient d’un mauvais œil le tee-shirt des Smiths du nouvel apprenti / Celui qui craint que sa mère ne lui soit renvoyée de L’Etoile du matin / Celle qui affirme que la musique est sa façon de respirer / Ceux qui mangent la bouche pleine de sexe / Celui qui dit aimer la pluie et les politiciens minables / Celle qui prétend toujours vous avoir vu en rêve / Ceux qui estiment que le minigolf des Avanchets n’est plus ce qu’il était du temps des premiers succès de Patrick Juvet / Celui qui se reproche de n’avoir pas satisfait les attentes de sa belle-mère aux cuisines du Hamburger Heaven / Celle qui est tombée amoureuse d’un Bosniaque refoulé de Norvège / Ceux qui ont subi les menées du petit escroc dit le Coyote / Celui qui pense qu’un bon chagrin d’amour ramènera sa secrétaire Suzanne à plus d’application dans ses prises de notes / Celle qui se prépare un coma diabétique pour échapper au harcèlement de son chef de produit / ceux qui aiment voir la neige tomber sur le cimetière de Vienne, etc. -
Ceux qui positivent
Celui qui se délecte de sa lucidité négative / Celle qui se déclare athée pour qu’on sache qu’on ne la lui fait pas / Ceux qui sont pantelants d’insatisfaction satisfaite / Celui qui défie sa mère à titre posthume / Celle qui lit Bréviaire du chaos d’Albert Caraco sur le banc jouxtant le Gouffre des Belges / Ceux qui limitent l’extase à la petite secousse / Celui qui a passé de la lecture de Cioran à la culture des bonsaïs / Celle qui déclare à son amie Martine qu’elle a opté pour l’islam par dégoût des boîtes / Ceux qui estiment que la religion il en faut / Celui qui a tout de suite repéré les tendances du père Anselme à sa façon de le mater à la piscine du collège Saint-Ex / Celle qui parle hédonisme (d’après les livres de Michel Onfray qu’elle emprunte à sa voisine de palier) au nouveau facteur qui la kiffe visiblement / Ceux qui disent qu’ils relisent Nietzsche dans le texte / Celui qui a découvert les écrits de Gurdjieff dans la salle d’attente de son nouvel ostéopathe / Celle qui estime qu’on devrait réguler le taux de testostérone des Blacks / Ceux qui ne croient qu’aux miracles / Celui qui a cessé de bégayer après son accident de vélomoteur sur la route de Lourdes / Celle qu’on dit la Jézabel du quartier des Rosiers / Ceux qui prétendent voir Dieu au moment de l’Acte / Celui qui trouve saint François trop à gauche / Celle qui promet La Joie au SDF Mehdi le louf / Ceux qui espèrent retrouver leur yorkshire Milly « de l’autre côté » / Celui qui ne voit aucun avenir à l’espèce humaine en tant que telle et décide donc de se jeter dans le Gouffre des Belges à bord de sa Peugeot 403 gris métallisé / Celle qui décide de pratiquer le Culte du Moi / Ceux qui hésitent entre la cure d’âme et le nouveau forfait Wellness à Lanzarote, etc., -
New York ville debout
Notes de l’aube, janvier 1981
...Et soudain je me réveillai dans le courrier routier marqué du sceau du Lévrier, soudain je l’avais deviné, soudain c’était là : quelque chose de grand advenait; les yeux exorbités, je pleurais et j’exultais: il y avait dans le ciel une ville illuminée; au bout de la nuit, le courrier routier ne s’était arrêté que pour ça le long de l’Hudson River: le visage levé vers cet Himalaya de lumière, à l’instant j’étais transporté. Depuis trente-trois jours que je me trouvais aux États-Unis d’Amérique, pas une fois je ne m’étais senti ainsi soulevé, soudain délivré de tout un poids qui pesait sur l’ordinaire de mes jours, piètres misères et boyaux meurtris, soudain transfusé de la cosmique énergie que je sentais accumulée dans ce qui venait de m’apparaître comme une galaxie concentrée aux astres géométriquement disposés dans la masse obscure de l’armature de pierre et de verre qu’un seul élan paraissait suspendre entre deux infinis.
J’aurais pu me sentir écrasé par New York. Au lieu de cela sa vision m’exaltait. Après ces trente-trois jours que j’avais passés aux États-Unis d’Amérique où, le plus souvent, je m’étais senti égaré, seul, éperdu et comme exilé, l’apparition de l’inimaginable cité m’investissait de sa puissance contenue, laquelle me porterait, encore et encore, tout au long des sept jours que j’allais y passer.
Et tout, dans la foulée, se passerait de la même façon quelque peu magique. Tout se trouverait également entraîné dans une sorte de vent d’épopée. Déjà le courrier routier frappé au sceau du Lévrier s’était ébranlé pour se précipiter, quelques instants après, dans le conduit bétonné qui s’enfonce sous le fleuve et pénètre ainsi l’inimaginable cité par ses entrailles, pour dégorger enfin son contenu d’obscurs destins humains dans le dépotoir de la gare routière de Times Square.
J’ai tout bien noté, tout bien observé, conformément à la vérité formulée par mon occulte compère Charles-Albert, selon laquelle observer c’est aimer. Ou plus exactement: j’absorbais tout à fleur de peau, je laissais tout m’atteindre, tout m’imprégner, tout m’abreuver et me nourrir, tout me traverser et me fortifier.
Je me suis donc retrouvé dans la gare routière de Times Square, et dès que j’y fus, loin de me sentir perdu au milieu de tant de frères humains paumés, drogués, prostitués, toute la lie de l’humanité, j’enchaînai tout décidé une pensée à l’autre, tout résolu je faisais ça et ça, car je savais que de ça et ça dépendait la liberté de me concentrer et de m’imprégner de la terrible réalité.
Trente-trois fois ainsi, puisqu’il faut bien qu’aussi les chiffres affabulent pour signifier, trente-trois fois j’ai fait avec l’humanité le tour des couloirs en entonnoir de la gare routière de Times Square en attendant que là-haut, à la surface de la terre, le vent d’épopée ne dissipe les ténèbres et les fumées sur la Grande Avenue descendant à la mer.
Trente-trois fois je fus exilé et trente-trois fois repoussé par les flics métissés. Trente-trois fois je fus excorié vif, le dedans irradié de visions glaciaires et le dehors de la chair comme un ciel de nerfs sous le sel. Trente-trois fois j’eusse aimé me reposer et dormir, mais à chaque instant enfin que, putes ou pédés, camés, exilés, nus et solitaires, nous allions nous assoupir, surgissaient les flics métissés qui nous repoussaient.
Il y avait là tout le déchet de la nuit d’Amérique, toute la misère et l’accablement, l’infortune subie et la veulerie consentie, la détresse et le vice, la victime éternelle de l’injustice et l’éternel forban, mais à tourner avec eux dans les couloirs en entonnoir de la gare routière de Times Square, je confondais tous ces visages marqués, ces regards souillés, blessés, meurtris, en un seul corps je rassemblais ces spectres avachis et j’étais ce corps de toute destinée, ce corps créé, arraché au puits maudit, ce corps lavé, ce corps béni, ce corps aimé, ce corps meurtri, vieilli, torturé, crucifié.
Je suis remonté de là-bas dans un état de complète attention. Je me sentais libre et net. Je devais être sale, mais il me sembla plonger dans une onde glacée et claire au moment où, m’arrachant à l’air vicié de la gare routière de Times Square, je débouchai dans l’espèce de fjord de pierre et de verre de la Grande Avenue le long de laquelle déboulait un vent d’épopée.
Sans doute était-ce un peu niaiseux de ma part, mais il n’empêche que je me suis alors figuré que j’étais bonnement un géant. Je n’avais plus guère en poche de quoi survivre en ces lieux que quelques paires de jours, et cependant je me sentais d’humeur conquérante à déclencher des tempêtes. Et c’est ainsi qu’à véhémentes enjambées je me suis mis à marcher vers la mer.
Tout était d’une altière beauté. Il n’y avait âme qui vive encore dans l’immense décor, et tantôt il me semblait fouler une allée de lave élastique au fond de quelque canyon glaciaire, tantôt les claques d’air et le silence, la perspective inversée des buildings comme appuyés aux lucarnes du ciel, et le mystère, et l’impérieux de tout ça, le fier, l’audacieux, le prétentieux de tout ça, le prodigieux élan de tout ça me portait à me croire, comme en haute altitude, enfin délesté de tout le poids d’en bas et pour ainsi dire en passe de léviter. Or je ne délirais pas. Tout niaiseux que je fusse de me croire un géant, je participai de cet élan et, l’esprit décapé, je ne laissai à ma façon de relayer les messagers du vent d’épopée.
Par cette espèce d’escalier de pierre et de verre je suis donc descendu tout le long de la Grande Avenue jusqu’aux docks. Et de bloc en bloc, m’approchant de la mer et commençant de croiser des gens, je me sentais plus léger, plus consistant, plus joyeux. Et là-bas j’ai pris le ferry, déjà bondé de matinaux préoccupés. Or je n’en avais qu’à Manhattan que, de loin, je voyais mieux apparaître tel qu’il est, prodigieux rêve de pierre et de verre de géant niaiseux, formidable cristal des élans, conglomérat d’énergie et de sang, de folie et de vent...
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La maison rêvée de Naipaul
L’oeuvre de V.S. Naipaul, consacrée par le Prix Nobel de littérature 2001, est sans doute l’une des plus intéressantes de ce tournant de siècle et de millénaire, constituant une ample et pénétrante lecture du monde actuel soumis au changement et au métissage des cultures, et nous donnant à la fois des outils pour continuer à notre tour ce déchiffrement.
Naipaul est le grand écrivain contemporain du déracinement et de la recherche d’une maison. De son premier chef-d’oeuvre, Une maison pour M. Biswas (1961), à L’Enigme de l’arrivée (1987), cette autre merveille qu’on pourrait dire proustienne par le type d’immersion que nous vaut sa lecture et par la somptuosité liquide de son écriture, Naipaul n’a cessé de traiter ce thème, qui ne se réduit aucunement à la quête d’un établissement “bourgeois”, mais correspond à l’aspiration de tout individu à la dignité personnelle et à son insertion dans la société de ses semblables. “Chacun d’entre nous possède une chose, en dehors de lui-même”, affirme Naipaul, “qui lui donne une idée de son propre statut. On ne peut pas supposer que ceux qui vivent dans la misère ne possèdent aucune espèce de dignité intrinsèque et se laisseront donc berner par n’importe quelle propagande révolutionnaire”.
Un thème corollaire de Naipaul est sa lutte contre ce qu’il appelle le “retour à la brousse”. La critique du colonialisme va de pair, chez lui, avec la remise en cause de toute forme de régression. Elevé dans une région de grand brassage de races et de cultures (rappelons qu’il est né en 1932 à Trinidad, dans les Antilles anglaises), jeune immigré solitaire et complexé, Naipaul a partagé longtemps, tout en étudiant à Oxford puis en se lançant dans une carrière de journaliste et d’écrivain, la condition des “personnes déplacées”. Contre un certain romantisme tiers-mondiste, Naipaul a développé sa propre vision sans se contenter de rester dans sa tour d’ivoire. C’est ainsi qu’il s’est fait, après ses premiers romans, collecteur de témoignages dans une suite de récits-enquêtes où il relate (L’Inde sans espoir, 1968) sa rencontre avec l’Inde de ses origines et, rappelle, en passant, les séquelles des six siècles d’impérialisme musulman qui ont anéanti les civilisations plus anciennes, bien avant l’arrivée des Anglais. De la même façon, le romancier a exploré (dans cet autre “noeud” significatif de son oeuvre que représente A la courbe du fleuve, 1979), le Congo de Mobutu et, plus largement, la tragédie de l’Afrique d’après les indépendances. Comme un Tchékhov faisant le voyage de Sakkhaline pour enquêter sur la situation des bagnards russes, Naipaul a accompli en outre un immense travail d’investigation sur le terrain afin d’observer les conséquences du fondamentalisme musulman dans les pays d’Orient non arabes, et ce par deux fois, à plus de quinze ans d’intervalle, dans Crépuscule sur l’Islam (1981) et Jusqu’au bout de la foi (1998).
Si l’oeuvre de Naipaul est souvent considérée comme dérangeante, c’est d’abord parce que son auteur a toujours montré la réalité telle qu’il la voyait, sans jamais chercher à dorer la pilule. “Il y a dix ans à Trinidad”, remarque-t-il, si l’on disait à une personne d’origine africaine qu’elle était noire, elle était mortellement offensée”. Or l’écrivain ne s’embarrasse pas de précautions oratoires “politiquement correctes”. Il y verrait non seulement un mensonge mais également une forme de mépris. Evoquant la façon dont certains Occidentaux exaltent “l’Inde resplendissante”, il assimile cette attitude à l’“ultime soubresaut de la hideuse vanité impérialiste”. De la même façon, à ceux qui continuent de magnifier une Afrique où il ne font que passer en touristes ou en esthètes, il reproche d’alimenter “une des fonctions fondamentales de l’Afrique: rester une colonie perpétuelle, une petit île au trésor, un espace de jeu pour des gens qui veulent une culture-jouet, une industrie-jouet, un développement-jouet”. Quand on lui reproche de désigner la régression de certaines communautés, il répond en outre: “La condescendance se trouve chez ceux qui ne remarquent rien. Il faut être atrocement libéral pour ne pas être bouleversé par la détresse humaine. Quand on a vu la déchéance à un tel degré, on ne peut plus être le même”. Et revenant sur son Crépuscule sur l’Islam; voyage au pays des croyants, il constate enfin: “J’ai mieux compris la capacité humaine à se mentir et à se leurrer. J’ai perçu la tragédie de ces gens qui sont si mal équipés pour le XXe siècle, qui demeurent à des années-lumière du moment où ils pourront fabriquer les outils qu’ils ont fini par apprécier”.
Est-ce à dire que sa vision se réduise à celle d’un “renégat” occidentalisé à outrance, et l’image d’un Naipaul méprisant les “barbares” est-elle fondée ? La vérité est évidemment beaucoup plus nuancée. L’image négative de l’écrivain procède d’ailleurs plus des attitudes de l’homme public, qui refuse que les médias le traitent “comme un joueur de cricket” et ne ménage ses critiques ni au monde littéraire ni aux clercs confinés, qu’à ses livres. Le vrai Naipaul n’a certes rien d’avenant au sens conventionnel, qui s’est blindé pour survivre. On le dit caractériel et même impossible, mais qu’en pensent ceux qui l’ont réellement approché ? C’est ce que nous découvrons à la lecture du récent recueil d’entretiens de Sir Vidia avec une trentaine de journalistes et d’écrivains, de 1965 à 2001, rassemblés par Feroza Jussawalla dans un volume intitulé Pour en finir avec vos mensonges, et qui inclut son émouvante et très éclairante profession de foi de à Stockholm.
Pour compléter le portrait qui s’en dégage, avec ses aspects désobligeants ou plus attachants, il faut lire enfin le tout dernier livre de V.S. Naipaul, revenu au roman et à son “moi indien”. De fait, La moitié d’un vie (Plon, 2002), module par la fiction l’une des dernières boucles du grand roman d’apprentissage que figure toute l’oeuvre. Le protagoniste, double romanesque de l’auteur, a fui le sous-continent indien pour se forger une nouvelle identité dans la bohème londonienne des années 50, où il mène une vie tumultueuse avant de trouve la rédemption affective auprès d’une femme, un peu comme Naipaul lui-même a scellé les retrouvailles d’avec ses origines en épousant une Indienne et en réinvestissant la “maison” de ses ancêtres.
V.S.Naipaul est considéré, par les Britanniques, comme leur meilleur auteur vivant. Lui-même se défend pourtant d’être un maître à penser. Lorsqu’il affirme que “le style est essentiellement une affaire de réflexion”, il se distingue radicalement de l’idéologue qui plaquerait sa grille d’interprétation sur une réalité donnée. Au contraire, c’est par absorption, comme par osmose et transmutation, du fait noté à sa décantation pensée, et de la pensée à la musique de la langue, que le “style” de Naipaul “réfléchit”, dans un effort constant de décentrage. L’écrivain dit avoir toujours essayé de “voir comment les autres nous voient”. Or, la lecture de Naipaul nous aide non seulement à mieux voir le monde qui nous entoure, avec le regard nettoyé de l’étranger, mais également à mieux nous voir nous-mêmes.
V.S. Naipaul. Pour en finir avec vos mensonges. Sir Vidia en conversation. Anatolia/ Editions du Rocher, 2002, 326p.
V.S. Naipaul. La moitié d’une vie. Traduit de l’anglais par Suzanne V. Mayoux. Plon, “Feux croisés”, 2002, 232p.
V.S. Naipaul. Comment je suis devenu écrivain. Traduit de l’anglais par Philippe Delamare. 10/18, 2002, 96p. -
Varia 2000
La leçon de Simenon qui m’intéresse ces jours porte essentiellement sur l’usage de la langue: renoncer à tout adjectif inutile. Plus encore: à tout clin d’œil référentiel. Le plus de choses dites avec le moins de mots.
Passer du Je aux autres personnes du singulier et du pluriel. Retrouver la ville en quelque sorte.
On voit partout, depuis quelque temps, des effigies de condamnés à mort rassemblés en série publicitaire par la firme Benetton. A vomir. Sous prétexte de rappeler l’horreur du monde, on y ajoute le cynisme intolérable de la compassion lucrative.
A la fois intéressé et frustré par L’Adversaire d’Emmanuel Carrère, ce livre dont «tout le monde parle» et qui me semble passer à côté de l’essentiel, faute d’engagement de la part de l’auteur, pas assez romancier à mon goût, je veux dire: pas assez médium. Au bout de la lecture, on a presque l’impression de mieux comprendre l’assassin que ses victimes ou plus exactement on sent l’auteur plus proche de celui-là que de celles-ci. Surtout: cela manque de détails, de chair et de folie. A un moment donné, un vieux routier des prétoires, au procès, recommande à Carrère de bien regarder Romand, qui présente selon lui la figure d’un fou comme il n’en a jamais rencontré - on pourrait dire atteint de cette folie ordinaire que prophétisait Witkiewicz. Or l’écrivain ne fait pas du tout sentir cette folie, ni n’en remonte même la piste. D’une certaine manière, aussi, l’admiration que Romand voue au romancier paraît troubler celui-ci. La complicité qui s’établit entre eux dès lors que le tueur reprend contact avec lui après avoir lu La Classe de neige, a quelque chose d’assez gênant. Bref, c’était un sujet pour Dostoïevski, et le moins qu’on puisse dire est que l’auteur en reste assez loin…
Café des Abattoirs. A la fenêtre ce camion portant l’inscription: Animaux vivants. Et cette enseigne de la charcuterie d’en face: L’Art de la viande.
Café des Abattoirs ce matin: cette femme qui dit le petit roi qu’est Monsieur son fils et le grand con Monsieur son ex, avant de lâcher comme ça qu’elle préfère les voitures aux hommes, tous des salauds. En tout cas elle, elle a son Opel Corsa, qu’elle ne doit à personne.
Assez touché par le film American beauty, mais exagéré d’en faire un chef-d’oeuvre. Divers types représentatifs de la middle-class américaine, et un bon portrait d’un quidam de notre temps. Pourtant c’est surtout la poésie élémentaire de certaines séquences qui m’a ému, liée précisément à la révélation de la beauté. Ainsi de la scène où le fils, apparemment maniaque et allumé, du militaire nazi, fait voir sa «plus belle vidéo» à la jeune fille qu’il drague: la simple danse, au pied d’un mur de brique orange, d’un sachet de plastique animé par le vent.
En fin de matinée à Karnak, très vaste site assez chaotique qui donne une forte idée de l’effacement successif des règnes les uns par les autres. Ce qu’on appelle un champ de ruines. Au passage, sous le soleil de plomb, je relève le spectacle de la jeune Japonaise déchiffrant les hiéroglyphes et les transcrivant dans sa langue au milieu de compatriotes a l’air studieux. Ensuite nous nous retrouvons dans le souk arabe où nous nous gorgeons d’images de la rue populeuses et de senteurs fortes, de criailleries et de musiques de toute sorte. Tandis que nous nous restaurons sur la terrasse de Chez Omar, nous voyons défiler une procession de calèches du haut desquelles des touristes filment la rue de loin. Ce qui s’appelle «faire le souk». Pour notre part, après une longue station Chez Omar agrémentée de chansons de Dalida en allemand, nous nous attardons plusieurs heures chez Ashraf Al-Bôni, qui est à la fois instituteur et marchand de tapis. (Louxor, en février)
Me viennent ce matin ces élans et ces refus étranges. Voudrais prier mais point de mains. M’agenouiller mais point de jambes. Me lever et sortir mais point de porte ni de chemin devant la maison, et d’ailleurs point de maison. J’essaie de chanter mais rien ne vient. Courir une fois encore le long du ruisseau, mais j’ouvre les yeux sans voir, ou plutôt c’est comme si j’étais couvert d’yeux. Que se passe-t-il? Ou a passé ma corde à sauter? Et pourquoi les mots me font-ils si mal ce matin? Encore heureux: je me pose des questions, cependant mon corps ne me brûle plus puisque point de corps.
Repris ma lecture de Balzac. Dans La Fille aux yeux d’or, je trouve une analyse des deux sortes de jeunes gens parisiens en vue (ceux qui ont et donnent le ton, et ceux qui n’ont pas mais veulent avoir) qui reste tout à fait valable aujourd’hui.
Comme disait je ne sais plus qui: on m’attaque, c’est donc que je commence à compter. Dérision, cependant, de tout ça.
Seul à La Désirade. Le jardin réclame mes soins. Lui balance deux seaux de merde d’âne. Me suis plongé dans la nouvelle Anthologie de la poésie française de la Pléiade. Merveille immédiate du poème de Guillaume d’Aquitaine «sur le néant», écrit en dormant, à cheval.
Fraîcheur du matin au parc Valency, jardin public au milieu de la ville, pleine de la rumeur de celle-ci, avec la tache orange des trolleybus qui file là-bas entre les massifs bien ordonnés.
Passé cet après-midi chez Jean Pache, récemment opéré de son cancer de fumeur et de buveur, qui m’accueille assez gentiment dans sa vaste maison décatie sous les arbres, et ne cesse, après m’avoir offert son dernier livre, de tirer sur sa clope et de picoler.
C’est un drôle de vieux grigou à la mise élégante qu’Albert Cossery, que j’ai retrouvé au Louisiane à l’heure dite, et avec lequel j’ai entamé la conversation (pas facile, car il est pour ainsi dire aphone) en attendant de rejoindre l’Emporio Armani où il déjeune quotidiennement. Mélange de malice et de fureur contre un peu tout (contre l’américanisation de Saint Germain-des-Prés, contre la télévision, contre les gens de la rue, contre les garçons de chez Armani quand nous nous y sommes pointés), il ne m’a pas dit grand-chose de plus, me glissant tout de même un petit papier, à un moment donné, sur lequel il avait écrit: Peut-on écouter un ministre sans rire?
Place de Clichy. Brasserie Wepler. Commencé de lire les Règles pour le parc humain de Peter Sloterdijk. Très intéressé par cette méditation sur les tenants et les lendemains qui déchantent de l’humanisme.
Devant moi (de l’autre côté de la verrière de la brasserie) se dresse l’étal des Douceurs d’Odette, Pralines (10F le sachet), bonbons fins, nougats et chocolat. Un panneau indicateur désigne la direction du Cimetière de Montmartre où repose mon ami Marcel Aymé. Il pleuvine ou, plus exactement, il pleuvote. (Paris, en mai)
A qui me dit que je lui manque, jamais je ne manquerai.
Plus jamais je ne subirai la condescendance de quiconque.
Replongé ce matin dans Sueur de sang de Léon Bloy. Chaque phrase saturée d’énergie et de furieux amour. Très bonne introduction de Pierre Glaudes, à vrai dire indispensable aujourd’hui. De fait, comment un lecteur baignant dans le climat actuel d’humanitarisme pourrait-il tolérer, sans explication, le souhait de Bloy d’une guerre «exterminatrice» sans laquelle rien n’a de sens, ou comprendre que l’imprécateur soit à la fois du côté des sans-grade et contre la «populace» de la Commune?
Tout faire, désormais, pour échapper à la confusion des sentiments.
Il faut prendre soin de la vie: de la sienne, de celle des autres, de la vie elle-même sous tous ses aspects.
Revenir au Sujet. Revenir à La Chose. Revenir aux objets d’une réflexion incarnée. Voilà la base du roman à venir.
Ne plus rien attendre de quiconque, pour en être mieux surpris. Ne pas demander ni s’impatienter de recevoir quoi que ce soit, mais donner.
Il y a des hommes sans défense devant la femme. C’est ce que montre, en tout cas, Philip K. Dick dans Confessions d’un barjo. La femme en question (Faye Hume, femme du petit entrepreneur Charley Hume dont elle considère tous les biens pour siens, surtout sa maison dans l’arrière-pays de San Francisco) est le type de l’amazone américaine nouveau style, qui refuse toute tâche féminine (elle envoie Charley acheter ses Tampax, ce qui aboutit à leur première scène violente du livre) et transforme ses maris en esclaves en se traitant elle-même de salope - à la fois une intellectuelle progressiste et une hystérique. Charley et le jeune Nat (dont Faye convoite la chair dès qu’elle le voit) incarnent respectivement, quant à eux, l’homme d’entreprise proche de la nature (il aime son cheval, ses moutons et sa basse-cour) et l’intellectuel cultivé mais assez immature et très impatient de faire des expériences. Tous les deux tombent dans le piège de la mante religieuse. Quant à Jack, le frère de Faye, il développe une autre forme de folie où cohabitent la lucidité et une jobardise mystique qui fut celle-là même de l’écrivain. Détail significatif rapporté par le préfacier: que Dick a vécu avec le modèle de Faye pendant cinq ans après avoir achevé son livre, lequel est resté quinze ans sans éditeur…
Retrouver la constance du faire, l’obsession du faire tout le temps.
Attention de ne pas retomber dans certain catastrophisme qui était le propre de nos conversations, à L’Age d’Homme, à la fin de mes relations avec Dimitri, de 1992 à 1994. Le monde va mal, comme toujours, et la lucidité nous commande de réagir. Mais ce que je voudrais, pour ma part, c’est éviter le prône et le discours prophétique univoque, au profit d’opinions modulées par des personnages, peut-être très contrastées (très pour ou très contre) mais aussi incarnées. Là est à mes yeux l’intérêt du roman
Problème de la compétence. Un peu n’importe qui s’exprime désormais sur n’importe quoi. Vrai aussi dans la critique littéraire, où le bookchat devient une nouvelle norme.
Fait ce rêve angoissant cette nuit, qui m’a communiqué le sentiment physique de la peur de mourir. C’était la guerre et je me trouvais enfermé avec un groupe d’homme dans une espèce de grange fermée autour de laquelle l’Ennemi avait pris position. A un moment donné, j’entendis distinctement l’ordre, donné d’une voix détachée, en français, d’abattre tel et tel, sans savoir exactement de qui il était question.
La difficulté d’incorporer la réalité contemporaine dans un roman tient essentiellement, je crois, au type d’immersion que suppose celui-ci. L’échec (échec à mon sens) de beaucoup de romanciers tient à cela qu’ils en restent à une perception journalistique de la réalité. Aucun intérêt à mon sens. Plus intéressé, à vrai dire, par le journalisme honnête que par la romance documentée.
Les squatters de Prélaz (dix pelés et un tondu) ont été délogés aujourd’hui par une véritable armada policière. Tout cela d’un ridicule achevé. Ridicule de l’Autorité, proportionnée au ridicule des prétendus révolutionnaires. (Lausanne, en juillet)
Au début d’Ulysse, Stephen Dedalus parle de l’art irlandais comme d’«un miroir fêlé de bonne à tout faire.» Or ce que je me demande à l’instant, c’est à quoi l’on pourrait comparer l’art et la littérature romands d’aujourd’hui? A la morne rêverie d’un enseignant mal dans sa peau? Au reflet embué d’un(e) journaliste impatient de se bricoler une identité?
J’ai lu Nietzsche pour la première fois vers dix-huit ans, puis je l’ai repris (Zarathoustra et Le Gai savoir) lors d’un voyage en Grèce, en 1970 je crois, en même temps qu’Au-dessous du volcan. Ne m’en restait rien à vrai dire. Et ce que j’y trouve à présent: tout nouveau pour moi.
Le roman pratiqué comme un exercice constant de décentrage et de connaissance. La multiplication des points de vue comme enrichissement de la perception. Où les personnages seraient à la fois porteurs d’interrogations et de réponses contradictoires.
Me détache de toute ambition autre que la plus haute, au sens du roman à faire.
La pensée du roman ne cesse de m’habiter, nourrie de tout ce que je vis au jour le jour et même si je n’ai pratiquement rien écrit depuis plus d’une semaine. Tout me devient «bon pour le roman» et ma vie s’est à la fois recentrée et comme égayée. C’est cela même: je suis de nouveau gai. Voici la bonne nouvelle qui me fait reprendre à la fois distance et contenance. Toutes mes lectures et autres rencontres de ces prochains temps (hier encore, une très longue conversation avec le moine bouddhiste Matthieu Ricard, bientôt mes rendez-vous à Paris avec Michael Ondaatje et Ahmadou Kourouma), plus la fréquentation quotidienne de l’Amigo, plus ma vie avec mes beautés, tout cela devrait alimenter la même bonne source et la faire bouillonner. (A La Désirade, en septembre)
Je suis impressionné, et même ému par la lecture de L’infini dans la paume de la main, le dialogue du moine bouddhiste Matthieu Ricard et de l’astrophysicien Trinh Xuan Thuan. Alors que les entretiens du catholique Jean Guitton et des frères Bogdanov m’avaient laissé perplexe, fleurant l’alliance contre nature, cet échange convainc au contraire de la proximité indéniable des intuitions du bouddhisme et des observations de la physique en ses derniers tâtons. Cette double approche de la réalité, de surcroît, m’aide à me libérer, personnellement, d’un long malentendu que je tâcherai d’élucider dans mon roman.
Je vois de plus en plus, dans ce qu’on appelle la culture, un encombrement d’objets de consommation et la répétition à satiété de tout ce qui a déjà été fait et dit.
Le bouddhisme, selon Matthieu Ricard, tend d’une part à la recherche de la sérénité, par rapport à tout ce qui nous trouble et nous enténèbre, ainsi qu’à la pratique de la compassion, qui nous rappelle que le christianisme n’a rien inventé à cet égard. Je découvre en outre, ce matin, la nouvelle théorie des cordes, expliquée par Trinh Xuan Than et qui me parle aussitôt. Même si cela relève de la métaphysique, voire de la science fiction (rien ne peut en être vérifié expérimentalement, pour le moment, tant les dimensions des objets sont infinitésimaux, comparables à la taille d’un arbre par rapport à la taille de l’Univers), et pourtant quelque chose me séduit là, qui évoque une sorte de pure «musique» originelle.
Je ne sais plus qui disait (je crois que c’est Enesco) que Jean-Sébastien Bach était l’âme de son âme.
La poésie saute une idée sur deux.
Une fois de plus ma distinction de vieux bon sens terrien: ceux qui parlent et ceux qui font. Ma réponse à la rhétorique: cause toujours mon lapin, etc.
Captivé par la lecture de la biographie intellectuelle de Nietzsche par Rüdiger Safranski. Sa façon de raconter l’élaboration de l’œuvre en suivant l’évolution de la vie est la meilleure que je connaisse dans le genre, si délicat s’agissant d’un philosophe. Par ailleurs m’apparaît de mieux en mieux le génie tragique, profondément vécu, jusqu’au fond du corps et au tréfonds de l’esprit, au fond des corps (jusqu’au fond du corps du caillou ou de l’amibe, du léopard ou de la vierge) de ce grand contempteur de l’illusion et du mensonge - ce grand démaquilleur.
Ce que Nietzsche dit du respect de soi: la base d’une vraie mesure de la qualité. Attention, à cet égard, de ne plus jamais manifester aucun mépris à quiconque. Respecter les autres par respect de soi.
Perplexe en revanche à l’égard de sa défiance envers la compassion ou la charité. Pas convaincu par sa vision d’une compassion masquant un désir de vengeance. Sûrement vrai dans certains cas, mais pas absolu du tout. Pas sûr qu’il ait assez vécu et rencontré assez de grands hommes (Wagner pas du tout un grand homme à mes yeux; mesquinerie de Wagner à son endroit, qui refusait de lire Humain, trop humain par crainte de constater un égarement du pauvre ami philosophe; mesquinerie proportionnée à sa boursouflure, si sensible dans sa musique grandiloquente…) pour en parler avec les nuances requises.
Celui (celle, souvent) qui refuse toute controverse. Qui conclut, impatient de voir une conversation s’enflammer, à la masturbation intellectuelle. Tout effort d’intelligence ramené à de l’onanisme.
Entendu Claude Frochaux hier soir à la radio. Le type du bavard touche-à-tout. Son livre, le monumental Homme seul, m’a certes beaucoup intéressé, mais relève tout de même de l’autodidactisme branlant. En tout cas, pas d’accord avec sa conclusion, selon laquelle la culture occidentale s’achèverait dans les années 60. S’il y a là-dedans du vrai, et qu’on a besoin de Cassandre pour réagir, j’ai l’impression que le manque de curiosité et de vitalité de l’auteur compte aussi pour beaucoup là-dedans. Et puis en l’entendant parler, me revient le sentiment qu’il m’a toujours donné, de l’insatiable amateur de parlote.Heidegger ne m’a jamais parlé, tandis que Nietzsche me saisit immédiatement et me touche, me secoue, parfois me contrarie, jamais ne me laisse indifférent ou ennuyé.
Ces gens qui magnifient l’amitié pour mieux en camoufler toutes les compromissions et la médiocrité.
Lydie Salvayre me parlait, à juste titre, de ceux-là qui pillent, dans le domaine de la création romanesque, qui pillent la vie sans se laisser traverser par elle. Pareil partout. Ceux-là qui ne pensent qu’à prendre. Pour qui tout doit rapporter. Plus du tout la notion de service ou de plaisir gratuit. Plus que le souci de l’effet (par l’image diffusée de soi) et du profit. Mentalité de rapaces et de spéculateurs.
Terrible scène à la radio. Un reporter, à Gaza, vient de parler à un gosse de 12 ans, lanceur de pierres, qui lui a affirmé qu’il préférait mourir pour la Palestine et être heureux au ciel qu’être malheureux sur terre. Trois minutes après, sous les yeux du même reporter, le gosse est abattu par les Israéliens d’une balle explosive dont on entend le fracas. Et l’animatrice d’enchaîner d’un ton résolument positif: et voici les dernières nouvelles de la route, rien à signaler, etc.
Nietzsche parle de la santé en précurseur de l’hygiénisme et de l’esprit olympique. C’est d’autant plus drôle qu’il incarnait en somme l’intellectuel toujours mal fichu.
Repris la lecture, cette nuit, des Hommes de bonne volonté de Jules Romains. Très intéressé par de nouveaux détails, et toujours impressionné par la solidité et la vitalité, la beauté de cette langue si dénuée apparemment de génie.
Ma vraie base: l’honnêteté et l’amour. Tout le reste: du flan. Ma vraie base: la sincérité et la conséquence, et tout le reste du pipeau.
Le personnage dont les fausses dents se font la malle (mauvaise colle). Me rappelle Miss Lonelyhearts (le personnage qui a tant de prothèses qu’il ne sera bientôt plus qu’un automate) et mon Grossvater (les dents reposant dans leur verre, à la salle de bain), mon père et mon dentiste antisémite que je ne pouvais contredire, cloué que j’étais à ma chaise et la bouche pleine de ses putains d’instruments.
Très belle préface de Marc Fumaroli à L’Art de la pointe de Baltasar Gracian. Evoque notamment ces oeuvres qui nous ont l’air de disparates (tels Les Essais de Montaigne, La Patience du brûlé de Guido Ceronetti, ou les Notizen de Ludwig Hohl) et qui sont en réalité des synthèses-éclair.
Plus je vois le caractère dérisoire de mes petits travaux par rapport au ballet des galaxies, et plus je me sens libre, responsable et soucieux de les accomplir.
Je me dis in petto que je me trouve bien partout.
Pense sans cesse à de nouveaux personnages et aux liaisons entre eux.
Mes personnages comme autant de problèmes humains.
Lire et relire Tchékhov.
Me méfie instinctivement des habiles, autant que de l’habileté en moi.
Il y a à peu près trente ans que je suis venu à Amsterdam, dont je ne me souvenais d’à peu près rien sauf de l’ambiance enfumée (fumée de joints) du Paradiso et de l’aspect pittoresque des rues et des canaux. Je souris un peu en resongeant au garçon noué que j’étais alors, bourré de complexes et de préjugés, ne voyant guère les choses et souffrant de ne pas mieux vivre. En tout cas, quel chemin parcouru depuis lors… Et quel bonheur aussi de me retrouver ici avec mes beautés, quelle enrichissante présence aussitôt que celle du jeune Laurens, ami de Katia dont les diplômes en philosophie ne font pas un cuistre pour autant. Il m’effraie un peu, lors de notre première balade, par un début de monologue sur «sa» philosophie (il travaille sur les ruines de la métaphysique), puis je le sens plus proche en parcourant les salles du musée d’art moderne où je sens qu’il sent que je sens. Nous ressentons la même émotion devant un bœuf écorché de Soutine (il me parle de Rembrandt et je lui retrace la filière Goya-Soutine-Bacon) et le même rejet des œuvres tautologiques de la pauvre expo contemporaine de l’étage supérieur, avant la purification du regard que nous vaut le cher Van Gogh. Ensuite découvrons de vieux bistrots à la belle patine, où nous mangeons en continuant de parler dans le brouhaha des dîneurs (il me fait un tableau sans complaisance de la littérature néerlandaise), tandis que, de l’autre côté de la table, Julie et ma bonne amie forment une paire émouvante aux têtes reposant l’une contre l’autre, la mère et la fille au café brun à la flamande.
Il pleut mouillé sur Amsterdam. Toute l’histoire de l’humanité résumée dans les autoportraits et les scènes gravées de Rembrandt. Très touché aussi par la musique tout intérieur de la Jeune fille à la lettre de Vermeer. L’incroyable matière de celui-ci, qu’on dirait la sublimation incarnée. Egalement remarqué le peu de motifs et l’infinité des reprises chez Rembrandt.
Ne plus entretenir aucune agressivité non contrôlée, à l’égard de qui que ce soit. En revanche ne rien passer, ne rien jamais passer aux fâcheux.
La télévision hollandaise aussi stupide que les autres. (Amsterdam, en octobre)
Le Christ purifie et délivre, tandis que le diable disperse et défait.
Voiler les miroirs.
Il ne s’agit pas d’être sage ou pas sage: il s’agit de ne pas être dépendant.
Très intéressé par Le dernier des Iroquois de Joseph O’Connor, qui a quelque chose d’un Werther punk. Toujours ce sens du détail et de l’humour des Irlandais, avec un mélange de détresse et d’humour gouailleur, de désespoir et d’énergie qui traverse les générations. Le petit héros (musicien accro des Sex Pistols débarquant à Londres avec l’intention de briller au ciel de la gloire) a vingt-cinq ans mais ses désarrois, ses phobies et ses élans sont tout pareils à ceux de n’importe quel individu à la dégaine moins branchée. La jeune fille sur laquelle il a vomi pendant la traversée, et qui l’engueule et le caresse en moins de deux («Elle le branla avant même de savoir son nom») est également un personnage de petite provinciale qui vibre de sensibilité sous son air un peu godiche.
13h.30. Bulletin de France Info: on attend toujours la désignation du 43e Président des Etats-Unis +++ Mort de deux légendes: Zatopeck, «la locomotive tchèque» et Théodore Monod, «le marcheur du désert», +++ Décrue dans le Pas-de-Calais +++ Double meurtre sur un parking de l’aéroport de Marseille +++ Une bombe a explosé cette nuit à Pristina +++ En Espagne, nouvel attentat à Barcelone, attribué à l’ETA +++ Quatre Palestiniens tués dans la bande de Gaza +++ Nouveaux massacres en Algérie +++ Valeurs françaises en forte baisse à la Bourse de Paris. (A La Désirade, en novembre)
Ce que j’abhorre: les gens de lettres.
La notion de bon génie de la Cité, pour l’écrivain ou l’artiste, me plaît assez, surtout depuis que des gens comme Berdiaev ou Chesterton m’ont aidé à me délivrer du ressentiment que nourrit la révolte des fils de bourgeois. Entre incendiaires et sauveteurs, je me préfère sauveteur.
Ramuz fait partie, à n’en pas douter, de l’école non institutionnelle du vrai.
Repris, avec un bonheur immédiat, la lecture d’Alexis Zorba. Je ne me rappelais pas la profonde sagesse qui filtre de chaque ligne et donne leur résonance profonde à des tableaux si vivants, si savoureux et si sensuels - si sains de corps et d’esprit.
L’aube pure, bleue et rose, que n’altère aucun nuage, se lève, du dernier jour de l’année, du siècle et du millénaire. Je me sens très serein, très au milieu de moi-même et de nouveau tout proche de ma bonne amie, au bord d’un nouveau cycle que j’espère fécond. (A La Désirade, ce 31 décembre) -
La stratégie des rapaces
Après No Logo, essai percutant sur l’empire des marques, Naomi Klein décrit la montée du « capitalisme du désastre », ou l’art de profiter des crises et des catastrophes à l’enseigne du néolibéralisme.
Quoi de commun entre le coup d’Etat de Pinochet au Chili et les attentats du Worl Trade Center (les mêmes 11 septembre 1973 et 2001), le massacre des étudiants chinois sur la place Tiannanmen (1989) et le tsunami au Sri Lanka (2004), l’effondrement du communisme soviétique et le cyclone Katrina sur la Nouvelle-Orléans ? Rien apparemment, sauf ces « sauveteurs » d’un nouveau type, débarquant sur les lieux de désastres avec mission de reconstruire sur investissement. Pompiers ou prédateurs ? Agents de la paix et de la liberté, comme ils se présentèrent en Irak, spéculateurs cyniques ou bâilleurs de fonds intéressés, comme en Amérique latine, en Pologne ou au Liban ? A en croire Naomi Klein : agents d’un véritable « capitalisme du désastre », inspirés par l’idéologue pur et dur du néolibéralisme américain Milton Friedman, Prix Nobel d’économie en 1976 et théoricien d’un capitalisme libéré des entraves de l’Etat, des services publics et de toute politique freinant son expansion. Maître à penser des Chicago Boys de Pinochet et des faucons du gouvernement Bush, il influença notablement Margaret Thatcher et Ronald Reagan et fonda la « thérapie de choc ».
« Seule une crise – réelle ou supposée – peut produire des changements », affirmait Milton Friedman, dont le premier laboratoire fut le Chili en 1973, où le « traitement de choc » s’appliqua autant à l’économie, au seul profit des riches, qu’à la torture de milliers d’opposants. Sous l’étendard de la liberté économique et de la démocratie, la « thérapie de choc » s’appliquera le plus souvent contre les peuples. Même stratégie en cas de catastrophe naturelle : au lendemain du passage de l’ouragan Katrina sur la Nouvelle-Orléans, l’un des promoteurs immobiliers les plus riches de la ville, Joseph Canizaro, constatait ainsi : « Nous disposons maintenant d’une page blanche pour tout recommencer depuis le début ». De superbes occasions se présentent à nous ». Une razzia sur les logements sociaux et les écoles publiques, entre autres menées spéculatives réalisées au dam de la population, fut une de ces « superbes occasions » saluées le nonagénaire Friedman. Même opportunisme prédateur au lendemain du 11 septembre 2001, qui fit de la lutte contre le terrorisme « une entreprise presque entièrement à but lucratif », alors même que la stratégie du choc vise à privatiser le gouvernement.
« Je ne dis pas que les régimes capitalistes sont par nature violents », écrit Naomi Klein, qui vise essentiellement le fondamentalisme corporatiste fusionnant politique et économie : « Il est tout à fait possible de mettre en place une économie de marché n’exigeant ni une telle brutalité ni une telle pureté idéologique » ; et de rappeler les réformes d’après la Grande Dépression, à l’enseigne d’une économie mixte et réglementée, assortie de freins et de contrepoids, dont la contre-révolution néolibérale a démantelé les équilibres et les acquis. Or ce qu’on découvre à la lecture de La Stratégie du choc, dont la concentration de faits documentés produit un effet tour à tour accablant et révoltant, c’est, reproduisant à l’inverse « l’axe du Mal » cher à George Bush, un courant de pensée sans âme, cyniquement axé sur le profit et le mépris de toute générosité et de tout respect des peuples et vdes individus, dont les échecs successifs ont également révélé un fonds de corruption, voire de criminalité. Ces taches marquent d’ailleurs son déclin, que Naomi Klein décrit en fin de volume en lui opposant quelques raisons (notamment en Amérique latine) de ne pas désespérer ni d'y voir une fatalité des sacro-saintes lois du marché....
Naomi Klein. La stratégie du choc ; la montée d’un capitalisme du désastre. Traduit de l’anglais (Canada) par Lori Saint-.Martin et Paul Cagné Leméac/Actes Sud, 669p.
Le pavé sous la plage
Paranoïa de gauchiste ? Nouvel avatar de la théorie du complot appliquée à la mondialisation ? Pamphlet anti-américain à la Michael Moore comme d’aucuns l’ont prétendu ? De telles questions tiendront peut-être lieu de jugement a priori au lecteur estival effrayé par ce pavé rouge sang. Or celui-ci se lit, pardon pour le cliché, « comme un roman ». Dès le premier chapitre, le lecteur est transporté par la journaliste en Louisiane au lendemain de l’ouragan Katrina pour y rencontrer Jamar Perry, jeune sinistré choqué par le cynisme des nettoyeurs de La Nouvelle-Orléans. Zap ensuite à Bagdad, pour un zoom « vécu » sur la première tentative avortée du « traitement de choc » américain, puis au Sri Lanka où affluent les investisseurs ravis de transformer le littoral rasé en stations balnéaires de luxe, au dam des habitants. Une citation d’un ex-agent de la CIA recyclé à la tête d’une entreprise de sécurité, en Irak, résume la nouvelle donne du « capitalisme du désastre » après avoir décroché des contrats pour environs 100 millions de dollars : « La peur et le désordre nous ont admirablement servis ».
Les faits priment dans cette chronique-enquête extrêmement nourrie et vérifiée (5o pages de notes) balayant une trentaine d’années et une dizaine de «désastres » emblématiques, alternant témoignages et réflexions, du bas en haut de l’échelle sociale. Le cœur de Naomi Klein bat à gauche, c’est évident, mais la droite honnête devrait s’indigner à l’unisson tant la stratégie du choc, après le mensonge du communisme, sue le faux, la rapine et la mort.
Ces articles ont paru dans l’édition de 24Heures du 1er juillet 2008 -
La Symphonie du Loup
Une chronique flamboyante de Marius Daniel Popescu
Dès l’ouverture, limpide et poignante, de cette chronique polyphonique que constitue La Symphonie du loup, le lecteur est saisi par la puissance expressive et narrative de l’auteur, évoquant initialement la scène capitale de son adolescence, au jour où lui fut annoncée la mort accidentelle de son père. D’emblée aussi, la modulation vocale du récit, par le truchement de la voix du grand-père paternel, figure tutélaire faisant pendant à celle du père disparu, inscrit cette remémoration dans le flux et les rythmes d’une véritable épopée personnelle au temps du Parti unique. Dans cette Roumanie de la dictature du « socialisme réel » dont nous découvrons peu à peu le décor déglingué et la vie quotidienne, avec une frise de personnages hauts en couleurs dont la vitalité expansive colore et réchauffe un univers teinté d’absurde, Marius Daniel Popescu puise une substance romanesque effervescente, que son talent de romancier fixe en visions inoubliables, comme celle de tel cheval martyrisé. En contrepoint de ces rhapsodies « gitanes » proches parfois de la transe, se dessine le motif tout de douceur et de délicatesse de la vie présente de l’écrivain, où le fils éperdu se reconstruit dans son rôle de père attentionné et de « loup » pacifié. Il y a comme une « chronique européenne » en raccourci dans ce grand récit alterné, profus et généreux, qui brasse plusieurs cultures et les expériences de plusieurs générations, finalement ressaisi dans l’unité d’une langue-geste originale.
Marius Daniel Popescu
Marius Daniel Popescu, né à Craiova (Roumanie) en 1963, et établi à Lausanne depuis 1990, où il gagne sa vie en qualité de chauffeur de bus au Transports publics locaux, est à la fois écrivain, poète et prosateur. Il a commencé de composer et de publier de la poésie dans son pays d’origine, où parurent quatre recueils. Son premier ouvrage de poèmes en langue française, intitulé 4 x 4, poèmes tout-terrains et publié par les éditions Antipodes, à Lausanne, fut suivi en 2004 par Arrêts déplacés, chez le même éditeur, qui obtint le prix Rilke 2006. Proche du quotidien par sa poésie, dans une veine rappelant parfois le lyrisme urbain d’un Raymond Carver ou d’un Charles Bukowski, Marius Daniel Popescu a lancé dès 2004 un journal dont il est le rédacteur unique, à l’enseigne du Persil, marqué par la même démarche lyrique et critique visant à la sacralisation des choses de la vie et à la lutte contre l’uniformisation.Bien présent dans la vie littéraire romande, par le truchement d’animations diverses (dans les prisons ou les écoles), de collaborations à des revues ou à divers médias, Marius Daniel Popescu publie aujourd'hui La symphonie du loup, première grande prose polyphonique brassant des thèmes autobiographiques fortement enracinés dans son expérience roumaine, avec le constant contrepoint de sa vie actuelle.
Marius Daniel Popescu. La Symphonie du loup,chez José Corti, 399p. Prix Robert Walser 2008.
Photo JLK: le loup et Filou.
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La déchirure à vue d’enfant
A découvrir: My first Sony, de Benny Barbash
Lauréat du Prix du Grand Public au Salon de Paris 2008 , l’auteur israélien Benny Barbash a déjà fait un tabac en Israël, en Italie et en Allemagne avec My first Sony, fresque tragi-comique d’une société déchirée, d’une verve irrésistible.
La folie des hommes captée, sur le petit magnéto qu’il a reçu de son père, par un garçon de dix ans prénommé Yotam: tel est, en raccourci, le propos My first Sony, formidable roman choral de l’écrivain, dramaturge et scénariste israélien Benny Barbash.
«La famille de Yotam cristallise le mal-être et les débats exacerbés de toute la société israélienne», nous explique Benny Barbash, venu à Paris avec les 39 autres écrivains israéliens présents au Salon du Livre. «L’idée du roman m’est venue par le fait que l’un de mes trois fils, ayant reçu le même «first Sony», passait son temps à tout enregistrer. Cette «oreille vierge», jouant sans cesse sur des associations, m’intéressait beaucoup, et j’ai écouté moi-même les enfants, je me suis intéressé à leur façon de parler pour la composition du roman. Par ailleurs, j’ai passé moi-même cinq ans de mon enfance en Argentine, qui m’ont beaucoup marqué.» L’Argentine de la dictature est en effet présente, dans My first Sony, par le personnage de la mère de Yotam, dont les positions d’extrême gauche se heurtent au nationalisme véhément du grand-père, autant qu’au fondamentalisme du frère de son mari, lequel penche plutôt pour le mouvement Shalom Akhshav (La Paix Maintenant) et la trompe plus souvent qu’à son tour. Or, plus on avance dans ce concert de voix d’abord familial, et plus le débats et les diatribes s’étendent à l’actualité puis à l’histoire d’Israël, remontant à la fondation de la nation par le grand-père émule de Menahem Begin, et brassant les voix de toutes les communautés.
«La société israélienne est extrêmement hétérogène, dit à ce propos Benny Barbash. De plus, elle a subi plusieurs «divorces» internes que les écrivains reflètent. Jusqu’en 1967, ceux-ci étaient engagés de façon assez homogène. Après la guerre des Dix Jours, une première cassure s’est opérée, accentuée par la guerre du Liban »
Marquant lui-même (il est né en 1951) le changement de mentalité des nouvelles générations, Benny Barbash a co-signé, en 1984, un film devenu «culte», intitulé Derrière les murs et dont l’acteur palestinien Mohammed Bakri a pu dire que «c’était la première fois qu’on allait si loin dans la remise en question d’Israël». Paradoxe significatif: le film reçut le Prix du meilleur scénario par le Centre du film israélien
«La politique est omniprésente dans la société israélienne, remarquait Benny Barbash lors de son passage à Paris au dernier Salon du Livre, cela touche parfois à l’hystérie, mais cela s’explique par notre position de pays en état de siège permanent, où il est important de ne pas se taire ». Reste que la réalité captée sur le Sony de Yotam va bien au-delà des idéologies: dans la pleine pâte de la vie…
Benny Barbash. My first Sony. Traduit de l’hébreu par Dominique Rotermund. Zulma, 475p
Portrait de Benny Barbash: Raphaëlle Gaillarde / Gamma
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Gustave Thibon pour la route
Sur la pensée incarnée et lumineuse de Gustave Thibon
Un ami orthodoxe me disait, l'autre jour, à propos des temps qui courent, que le terrible est qu'il ne s’y trouvait plus de bon maître, à quoi j'ai répondu qu’en effet et que non: qu'il y en avait, que j'en ai un en tout cas, un bon maître et certes pas le seul, mais un tout bon: le bon Monsieur Thibon.Mais qui est Gustave Thibon ?
Dans sa préface à Diagnostics, publié en 1940 aux éditions Médicis, Gabriel Marcel présentait son ami, dit le paysan-philosophe, dans ce portrait retranscrit en partie par le Frère Maximilien-Marie du Sacré-Cœur à l’usage du forum du groupe Gustave Thibon, sur Facebook.
" Qui est Gustave Thibon? Un religieux? ou plutôt un universitaire? un philosophe professionnel? un économiste? un médecin? Non point : c'est un paysan, au sens le plus précis du terme, un paysan qui, Dieu merci, est resté paysan ; qui n'a par conséquent jamais perdu le contact avec "ces vastes réserves de fraîcheur et de profondeur que créent dans l'âme la communion étroite avec la nature, la familiarité avec le silence, l'habitude des paisibles cadences, d'une activité accordée aux rythmes primordiaux de l'existence". Il appartient au fond à la même famille qu'un Pourrat ou un Roupnel, qui, fort heureusement, n'ont jamais rompu les liens qui les unissent à leur terre natale, au Livradois, à la Bourgogne. Tout de même, Roupnel est universitaire et même romancier ; Pourrat est romancier lui aussi. Je conçois mal que Gustave Thibon écrive jamais un ouvrage d'imagination, ce qui ne veut d'ailleurs pas dire qu'il en serait incapable : rien ne saurait surpasser la saveur de ses récits lorsqu'il narre les faits et gestes de ses voisins. Ce qui est exceptionnel dans son cas, c'est qu'une jonction s'opère spontanément en cette âme, cette intelligence privilégiée entre l'expérience immédiate, celle des travaux journaliers, et la spéculation la plus haute, la vie mystique elle-même. Comment est-ce possible? J'avouerai sans ambages qu'à mes yeux une destinée comme celle-là s'enracine dans la métaphysique et défie toutes les explications que psychologues, sociologues, idéologues de tout acabit tenteraient d'en proposer. Bien plus, elle suffit à réfuter les prétentions absurdes qui recouvrent le sol avare et mal drainé d'une certaine impuissance universitaire. Au sens le plus fort du mot, Thibon est un autodidacte. Il n'a d'autre diplôme, à ma connaissance, que le certificat d'études primaires. De très bonne heure, il dut aider son père, vigneron des environs de Pont-Saint-Esprit. Mais il vint un moment où la passion du savoir s'abattit sur ce petit cultivateur ; et par chance, un de ses camarades qui avait hérité d'une bibliothèque la mit à sa disposition. Sans jamais délaisser son travail, il trouva moyen d'apprendre tout seul le latin à fond, le grec, l'allemand et les mathématiques, de lire les philosophes et les poètes : il sait des milliers de vers par coeur. Mais en même temps, par une libre démarche de son esprit, il accédait à la plénitude d'une foi catholique qui devait satisfaire toutes les aspirations de son intelligence, et non pas seulement une affectivité dont il s'est toujours méfié. Il y a plus étrange : de son aveu même, l'écrivain qui a exercé sur lui, peut-être avec Pascal, l'influence la plus profonde est probablement Nietzsche ; c'est trop peu dire : je suis enclin à penser que c'est Nietzsche qui l'a révélé à lui-même ; beaucoup d'aphorismes de Thibon sont essentiellement nietzschéens et par la forme et par l'élan, par le nisus intérieur.
(...)
En Nietzsche, c'est l'ascète, me semble-t-il, que Thibon admire par dessus-tout ; c'est d'une ascèse de l'esprit, de l'intelligence elle-même qu'il s'agit ici - celle par laquelle il nous est donné de combattre toutes les formes que peut présenter notre complaisance à nous-mêmes, de percer à jour toutes les comédies que nous nous jouons et dont nous sommes dupes. Rien de plus nietzschéen qu'une certaine horreur de la fausse gravité, du faux tragique, des uniformes et des défroques dont nous nous affublons pour représenter ce qu'en réalité nous ne sommes point ; que le goût passionné d'une vibration éthérique de l'être qui évoque l'ivresse familière à ceux qui hantent les sommets. Bien qu'il faille se méfier de ces métaphores géographiques, de leur précision souvent fallacieuse, je dirais volontiers que l'Ardéchois Gustave Thibon rallie quelque part le chemin qui joint l'Engadine de Zarathoustra aux plages méditerranéennes - à Gênes ou à Sorrente - mais aussi à l'Espagne d'Unamuno (...)."
Citations grappillées de Gustave Thibon
«S'aimer, c'est avoir faim ensemble et non pas se dévorer l'un l'autre.»
«On aime non dans la mesure où l'on possède mais dans la mesure où l'on attend.»
L'ignorance étoilée
«La foi consiste à ne jamais renier dans les ténèbres ce qu'on a entrevu dans la lumière.»
«Il est malaisé de composer avec le monde sans se laisser décomposer par le monde.»
L'ignorance étoilée
«La société devient enfer dès qu'on veut en faire un paradis.»
«C'est toujours un grand mal que de juger dépassé ce qui est irremplaçable.»
L'équilibre et l'harmonie
«L'homme ne sait pas ce qu'il veut, mais il sait très bien qu'il ne veut pas ce qu'il a.»
L'ignorance étoilée
«Les nations ont besoin de héros et de saints comme la pâte a besoin de levain.»
«A droite, on dort A gauche, on rêve.»
«Une amitié véritable, c'est celle qui repose avant tout sur la communion aux mêmes principes et à la poursuite d'un même idéal.»
«Le premier devoir du philosophe est de dépoussiérer les vérités premières...»
L'équilibre et l'harmonie
«L'amour ne pèse pas, cette branche ne casse que si l'oiseau posé sur elle s'envole, "ce qui peut me briser, ce n'est pas que tu t'appuies trop sur moi, c'est que tu m'abandonnes."»
«Toutes les chutes appellent la compassion et le pardon, sauf celles qui se déguisent en ascensions.»
L'équilibre et l'harmonie
«La fraternité n'a pas ici-bas de pire ennemi que l'égalité.»
Diagnostics
«Rien n'est plus vide qu'une âme encombrée.»
«Le doute est un poison pour la conviction et un aliment pour la foi.»
L'ignorance étoilée
«On peut toujours apprendre ce qu'on ne sait pas, non ce qu'on croit savoir.»
L'ignorance étoilée
«La devise de notre monde contemporain c'est “omnia illico” (tout, tout de suite).»
«L'amour commence par l'éblouissement d'une âme qui n'attendait rien et se clôt sur la déception d'un moi qui exige tout.
«Qu'es-tu donc, toi qui m'aimes ? Le miroir où je me regarde ou l'abîme où je me perds ?»
L'Ignorance étoilée
«L'esprit philosophique consiste à préférer aux mensonges qui font vivre les vérités qui font mourir.»
L'Ignorance étoilée
«Le mensonge est un hommage à la vérité comme l'hypocrisie est un hommage à la vertu.»
L'Ignorance étoilée
«L'amour sans éternité s'appelle angoisse : l'éternité sans amour s'appelle enfer.»
L'Ignorance étoilée
«La difficulté de trouver l'aliment grandit en fonction de la pureté de la faim.»
L'Ignorance étoilée
«N'oublions pas que ce n'est pas le nombre et la longueur de ses branches, mais la profondeur et la santé de ses racines qui font la vigueur d'un arbre.»
L'Equilibre et l'harmonie
«Faire rêver les hommes est souvent le moyen le plus sûr de les tenir endormis - précisément parce que le rêve leur donne l'illusion d'être éveillés.»
«Ce n'est pas la lumière qui manque à notre regard, c'est notre regard qui manque de lumière.»
«Bien vieillir : gagner en transparence ce qu'on perd en couleur.»
L'Ignorance étoilée
«Chaque concession ne peut qu'affaiblir un peu celui qui la fait et offenser davantage celui qui l'obtient.»
Diagnostics
«Rien ne prédispose plus au conformisme que le manque de formation.»
L'Équilibre et l'harmonie
«Connaissez-vous beaucoup d'hommes qui attribuent leurs échecs à leur incapacité ?»
L'Equilibre et l'harmonie
«Ne se sentir heureux que par comparaison, c'est se condamner à n'être jamais vraiment heureux, car il faut toujours se démener pour rejoindre ou pour dépasser quelqu'un.»
L'Equilibre et l'harmonie
«Mal savoir ne vaut pas mieux que tout ignorer...»
L'Equilibre et l'harmonie
«Etre dans le vent : une ambition de feuille morte...»Image: JLK, L'olivier de Pézenas. Aquarelle, 2007.
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Virée matinale
La Dent de Jaman en une heure pile
De la baie de Montreux en levant les yeux, nombre d’étrangers croient y voir le Cervin, dont elle a vaguement le profil busqué. Rendant visite à Nabokov, Daniel Rondeau a fait de cette bévue un trait perdurable de son entretien publié en recueil. Le Maître n’a pas dû relire sa copie, ou a laissé la bourde par malice. Bref : ce n’est pas le Matterhorn qu’on voit là-haut, c’est la Dent de Jaman, et c’est sur celle-ci que j’ai jeté mon dévolu pour ma virée de ce matin, profitant de l’embellie.
On peut en gagner le pied à pied ou par le petit tortillard grimpant en grinçant aux proches Rochers de Naye, mais le mieux est la voiture. En une vingtaine de minutes, de Montreux, visant d’abord le palace perché néo-gothique de Caux, fief naguère du Réarmement Moral, on gagne ensuite les Hauts de Caux où François Nourissier a longtemps eu son nid d’aigle perso, puis le Col de Jaman dont Ramuz a tiré parti des brouillards dans une petite nouvelle mémorable, évoquant l’homme perdu dans l’univers vague et semé d'embûches qui est le nôtre.
Mais il fait ce matin grand clair, et voici le Manoïre, restau de montagne tenu (notamment) par un Malien affable. Tout y dort encore à sept heures : on attaque donc aussitôt l’arête droite de la Dent un peu pataude en son flanc ouest, par une sente rocheuse passant devant les installations de captage d’oiseaux migrateurs, dont les filets ne sont pas tendus pour le moment. On monte ensuite dans la forêt, la sente devient vite vertigineuse : on découvre par un créneau la soudaine immensité bleue du lac et la farouche face sud où divers jeunes gens pleins d’avenir se sont abîmés, on franchit des dalles, on traverses des barres rocheuses, on atteint ainsi une épaule herbeuse (trente minutes se sont écoulées) d’où se découvrent les Alpes vaudoises et fribourgeoises découpées dans un velours bleu sombre et gris taupe.
Reste le dernier ressaut, qu’on remonte par un sentier pierreux praticable par temps sec mais assassin dès la première pluie, et c’est alors de tous côtés que s’ouvre la vue jusqu’au Mont-Blanc à l’Est, au crêtes rosées du Jura de l’autre côté, où se creuse la conque bleutée jusqu’à l’autre bout du Léman, et voici la Croix du sommet, on souffle, on titube, on s’efforce de ne pas faire le pas de côté qui mettrait un terme à cette évocation, on se boit une gorgée de thé à la vipère, on envoie un MMS aux êtres chers, et c’est déjà le moment de descendre car le ciel menace.
Mise en garde à celles et ceux que cette brève et grisante virée attirerait : qu’elle ne doit être envisagée que par temps absolument sec, par des marcheurs peu sujets au vertige et de bon pied montagnard. L’accès à l’épaule est facilitée par le train de Naye ou le chemins agrestes du flanc nord. Certains y débarquent en parapente, lancés d'on ne sait où, avant de rebondir dans le précipice tandis que de placides moutons mâchonnent l’herbe visiblement al dente de l'Être Suprême...Photos JLK: vue du sommet, la face "à vaches", le lac vue du sommet, la croix sommitale.
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Le feu sous la glace
Entretien avec Amélie Nothomb.
"Si vous n'aimez pas Amélie Nothomb, offrez ses livres à vos ennemis !"
Bide critique et succès public ont marqué la parution, en automne dernier, d’Acide sulfurique, quatorzième livre d’Amélie Nothomb révélée, en 1992, par Hygiène de l’assassin. Jouant avec le feu, la romancière imaginait une émission de télé-réalité se déroulant dans un camp de concentration, avec mise à mort réelle des participants au « spectacle ». Scandaleux pour d’aucuns, ce roman illustrait, poussée à l’extrême, une forme d’abjection médiatique bien réelle pourtant, relançant une réflexion sur le mal qui court à travers toute l’œuvre de la romancière. Celle-ci paie-t-elle, de la part de la critique, un succès aussi insolent que celui d’un Michel Houellebecq ? Ce qui est sûr, c’est qu’il en faut plus pour démonter cette petite dame apparemment toute fragile et qu’on sent, au fil de la conversation, comme dans ses livres, pleine de ressources d’intelligence et de malice…
- Quel regard portez-vous sur le monde en ce début de l’an 2006?
- Comme tout un chacun, je regarde ce qui se passe dans le monde avec effroi. J’écris des livres qui participent de cet effroi, dans lesquels j’espère me tromper. Mais on a vu se développer ces derniers temps, en France et en Belgique notamment, des violences électriques et inextricables, dans lesquelles il m’a semblé que tout le monde avait tort, et dont il se dégage l’impression que nous vivons un recul de civilisation inquiétant, qui risque de se concrétiser par des éruptions de plus en plus importantes. Ce qui me révulse le plus tient à un véritable déferlement de vulgarité. Dans mon dernier livre, je traite le thème de la télé-réalité, où la vulgarité atteint des sommets. Je suis effrayée par le fait que, de plus en plus, tout le monde méprise tout le monde, aboutissant à une vulgarité cosmique. Il est certain que les atrocités commises par l’homme au XXe siècle expliquent ce mépris, mais celui-ci ne résout rien.
- Si vous redeveniez Dieu, comme en votre petite enfance, que feriez-vous pour améliorer le monde?
- A ma toute petite échelle, ce que j’essaie de faire est de propager le virus de la lecture, qui peut constituer une forme de salut. Si je peux y contribuer, ce sera déjà ça de pris à la barbarie…
- Quel a été le déclencheur d’ Acide sulfurique?
- Une énième conversation sur la télé-réalité, que je n’ai du reste jamais regardée. Une énième personne me disait qu’elle trouvait ça lamentable mais affirmait que cela lui permettait de voir combien les autres peuvent tomber bas. Je lui ai répondu que trouver de l’intérêt à voir les autres s’abaisser était une manière de s’abaisser soi-même, ça m’a mise hors de moi et l’idée du livre m’a littéralement assaillie. Je me rendais bien compte de la monstruosité de cette idée, mais le fait d’être enceinte d’un monstre n’est pas gratuit pour autant. Mon livre n’est pas un livre sur la shoah, mais ce que j’ai voulu exprimer se réfère au mépris absolu de l’humanité.
- Comment le livre s’est il construit?
- De manière fulgurante. A partir du moment où j’en suis tombée enceinte, les choses se sont agencées en cinq minutes. Cette confrontation du bien et du mal à travers les deux personnages de Zena et Pannonique, et la contamination de l’un par l’autre, m’ont vite semblé évidentes. Il est toujours miraculeux de trouver un nouveau gisement en soi, mais celui-ci, complètement inattendu, me fait encore subir ses conséquences. J’ai écrit ce livre entre le 18 mai et le 2 août 2004, et aujourd’hui encore je me sens comme vidée de mon sang. Ce livre a représenté une débauche d’énergie, mais autant d’exaltation extrême, je dois le reconnaître, que de souffrance. Même si l’histoire semblait loin de moi, j’avais l’impression de régler des enjeux très importants pour moi.
- N’aviez-vous pas la crainte de blesser certaines gens qui ont subi l’horreur des camps?
- Ceux qui se sont dits blessés n’étaient pas les victimes directes de la shoah. J’ai reçu des lettres de rescapés. La plus belle m’est venue d’un vieux monsieur de 92 ans, Jean Kaufmann de Lyon. Bien entendu, je prie pour qu’une telle horreur ne se produise jamais. Il y a une règle de la science fiction, paraît-il, qui veut qu’une prédiction ne s’avère jamais. Mais à ceux qui me reprochent d’avoir «exagéré», je réponds que je préfère ne pas attendre qu’il soit trop tard. On peut rappeler ceux qui se sont tus à propos de la déportation, arguant qu’ils ne savaient pas ce qu’il advenait des déportés. Je ne sais pas comment j’aurais réagi moi-même, mais le fait est que là commence la résistance. Et à ceux qui me reprochent de parler de cela parce que je ne suis pas d’origine juive, je réponds que c’est l’humanité qui est en question et pas telle ou telle communauté.
- Faites-vous une différence entre vos romans relevant apparemment de la fiction, comme Les catilinaires, et vos récits plutôt autobiographiques, du genre de Biographie de la faim ou de Stupeur et tremblements?
- J’en suis actuellement à la composition de mon cinquante-septième livre, dont je n’ai publié que ceux qui me semblaient susceptibles d’être «partagés» avec le lecteur. Hygiène de l’assassin était mon onzième roman, que j’ai écrit à 23 ans, après l’expérience catastrophique du Japon relatée dans Stupeur et tremblements. Jusque-là, l’idée de publier ne m’était jamais venue, ma seule ambition étant alors de vivre au Japon. L’échec du Japon a donc été suivi par la composition d’Hygiène de l’assassin, qui est peut-être l’exorcisme de cette humiliation, même s’il n’y paraît guère. Après quoi je me suis posé la question de savoir ce que j’allais faire de ma vie… Quant à la distinction entre écrits «fictifs» et «autofictifs», je ne la fais guère. Ce n’est pas parce qu’on raconte une histoire qu’on connaît déjà que celle-ci n’est pas infiniment mystérieuse. C’est ainsi huit années après les faits, en écrivant Stupeur et tremblements, que j’ai enfin compris ce qui m’étai arrivé dans cette entreprise. Une phrase de Virgina Woolf dit tout à ce propos: «Il ne s’est rien passé aussi longtemps qu’on ne l’a pas écrit»…
- Prenez-vous des notes, et tenez-vous un journal?
- Rien de tout cela. J’entraîne démesurément ma mémoire depuis que j’ai 13 ans et l’une des façons de l’entraîner est de ne jamais prendre de notes. La note est la perte de la mémoire.
- Quel rapport entretenez-vous avec vos lecteurs?
- Je lis tout et m’efforce de répondre à chacun. Je m’impose d’écrire un minimum de huit lettres par jour et malgré tout mon bureau ressemble à celui de Gaston Lagaffe avec des piles de courrier en retard. Cela va de l’adolescent qui me confie des choses très intimes au prêtre qui me livre des considérations d’une profondeur infinie.
- Vous sentez-vous faire partie d’une famille littéraire?
- Est-ce à moi d’en parler. Il est toujours difficile de se situer. Tout de même, par rapport aux écrivains russes qui me semblent «juger» beaucoup, je me sens plutôt proche de la sensibilité française qui assiste à des faits sans trop donner de jugement. A tort ou à raison je ne me sens pas aussi perverse qu’un écrivain japonais.
- Quels auteurs on compté pour vous de façon majeure?
- Il en est tellement, de Stendhal à Mishima, de Tacite à Diderot ou Marguerite Yourcenar… Durant mon adolescence, expatriée et totalement «larguée» il faut bien le dire, j’ai vécu au cœur des livres comme peu de mes semblables.
- La lecture nourrit-elle l’écriture?
- Bien sûr: j’ai mes besoins journaliers qui sont très importants. Certaines lectures de mon adolescence font partie de mon vécu autant que mon vécu.
- Relisez-vous certains livres?
- J’ai relu Les jeunes filles de Montherlant plus de cent fois, et La Chartreuse de Parme 64 fois. Ma fascination pour Les jeunes filles tient peut-être à une terrible paranoïa que j’avais par rapport à la féminité. Quand on risque de devenir une femme, cette lecture exacerbe ladite paranoïa pour en faire à la fois une jouissance et un effroi. «Est-ce que vraiment je vais devenir ça?» me suis-je demandée, sans savoir à vrai dire ce que je suis devenue… Quant à La chartreuse de Parme, je m’en suis détachée pour me lancer désormais dans Le rouge et le noir.
- Quelle est l’importance chez vous de la source belge?
- Sûrement très grande. Déjà par le fait d’une identité peu marquée, qui donne une certaine porosité, peut-être favorable au roman. Et puis, et surtout il y a le surréalisme. Dans mon imaginaire en tout cas, il est là.
- Vous parlez de vos livres comme de vos enfants. Avez-vous jamais éprouvé le désir de maternité?
- Cela ne m’a jamais effleuré.
- Quel rapport entretenez-vous avec votre enfance?
- Du point de vue des responsabilités, je suis totalement adulte. Mais si l’enfance est la première démarche de définition du monde, je continue alors de la vivre avec la même intensité.
- Que diriez-vous à un enfant qui vous demanderait de définir Dieu?
- Tout ce que je peux dire, c’est que si Dieu n’est pas en nous, il n’est pas. Donc je dirais à un enfant que la seule façon de le trouver est de le chercher en lui-même.
- Qu’évoque pour vous le nom de Dieu ?
- C’est un mystère et une présence intérieure que j’ai ressentie depuis toute petite. Mais… «ce dont on ne peut parler, il faut le taire».
- En quel animal aimeriez-vous vous réincarner?
- En cormoran. Parce qu’il est à la fois du ciel et de la mer. Mais j’insisterais, pour être un cormoran dont le cou ne soit pas bagué. Parce que je trouverais très vache de pêcher des poissons et de ne pouvoir les avaler…
- Quelle est votre ville préférée?
- Paris.
- Votre tableau préféré?
- Le jardin des délices de Jérôme Bosch.
- Votre roman préféré?
- Le rouge et le noir.
- Votre film préféré ?
- Vertigo d’Alfred Hitchcock
- Votre philosophe?
- Nietzsche. Le Nietzsche de La généalogie de la morale…
- Votre regret absolu?
- D'être un néant musical.
- Votre compositeur?
- Schubert.
- Votre souhait pour 2006?
- Ne pas exploser. Je me sens toujours en danger de grande déflagration et d’un excès de tout…
La version raccourcie de cet entretien, enregistré à Paris, a paru dans l’édition de 24Heures du 7 janvier 2006. -
Ballade de la mal aimée
PREMIER ROMAN Au front de la relève française, Aude Walker, 28 ans fait son entrée en littérature avec un livre mordant et déchirant à la fois, d’une très belle écriture.
Lorsque Lisa, serveuse à « cernes de panda » dans un hôtel parisien chic où elle joue les « sbires à limonadier », tombe un jour sur Vera, assise à la table 114 et qui, sans la regarder, lui commande une Grey-Goose-trois-glaçons-et-que-ça-saute, les six ans qu’elle a passés à essayer d’effacer ladite Vera, sa mère, de sa mémoire, lui sautent à la gorge alors que sa génitrice, très classe, lui balance successivement « C’est incroyable de te voir ici, ça fait si longtemps…», puis «Qu’est-ce que tu as changé. J’ai failli ne pas te reconnaître »…
Lisa, vaguement mariée à Antoine, gentil garçon lisse qui ne sait rien du passé compliqué de sa conjointe, ressent un telle détresse et une telle rage en retrouvant par hasard celle qui l’a toujours humiliée en la gavant de cash sans lui donner rien de l’amour qu’elle attendait, lâche illico son emploi bidon et quitte nuitamment son attentionné compagnon pour entamer un retour à l’Origine (c’est aussi le surnom qu’elle donne à sa mère) que représente Black Lion, résidence de la tribu irlandaise friquée des McAllan dont le patriarche a établi la fortune en dessinant les plans des premiers ponts new yorkais. En bordure d’océan, sur la côte Est de l’Etat de New York, la propriété, flanquée d’une grange où le père de Lisa, le journaliste français Matthieu Duval, rangeait ses voitures de collection, est toujours habitée par Vera, qui va fêter son anniversaire, sa mère Trish, sa fille June d’un autre père, et Assan, son fils arabe d’un autre amant de passage, demi-frère de Lisa que celle-ci retrouve dans le grand vent fou de la plage voisine après qu’elle a passé sa première nuit dans le cabanon mythique de leur adolescence. C’est en ces lieux, notamment, qu’elle a vécu ses quinze ans de sauvageonne, entre jeux sexuels d’adolescents amoraux et parfois amoureux, quête d’un improbable Trésor sous-marin, dérives dans la drogue et bascule tragique du récit qui fait arrêt sur image à la mort d’un des « youngsters ». On pense alors à la jeunesse dorée de Moins que zéro de Bret Easton Ellis ou, plus encore, aux adolescente éperdus des films de Larry Clark. Mais Aude Walker a sa propre papatte, son univers et son vocabulaire à elle.
Exorcisme romanesque du désamour maternel, gravure à l’acide d’un milieu pourri-gâté oscillant entre déprime et défonce (« Tox shootés au vide, les nantis vivent une éternelle crise de manque. C’est la croix des nantis »), chronique ravageuse des hypocrisies verrouillées par les conventions sociales et leurs bénédictions cléricales, frise de personnages magnifiquement silhouettés, ce récit très maîtrisé dans sa structure et d’une étonnante énergie dans sa modulation rythmique, révèle en effet un écrivain de race. Sans rien de mimétique du point de vue de l’écriture, la rage d’Aude Walker rappelle les récits d’enfance et d’adolescence d’un Thomas Bernhard (qu’elle cite dans ses remerciements, à côté d’Hubert Selby Jr), mais c’est par son ton personnel, son sens de l’image ou de la formule, sa verve et son humour, sa lucidité de vieille sorcière et sa grâce de jeune fée rockeuse et croqueuse (on sent aussi qu’elle aime Schubert) qu’Aude Walker en impose finalement avec ce premier Opus qui en appelle, souhaitons-le lui autant qu’à nous, bien d’autres…
Aude Walker. Saloon. Denoël, 195p.
Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 23 août 2008. -
Le Nothomb qu'on attendait
Amélie souveraine dans Le fait du prince.
Il y a toujours eu, dans les romans d’Amélie Nothomb, une pointe de génie, mêlée à un certain tout-venant de qualité variable, qui fait l’originalité indéniable de cet auteur que son immense succès dessert évidemment. Dès l’Hygiène de l’assassin, ce fait d’un génie propre, d’une folie propre, d’une complexion absolument originale m’avait paru évident, comme il me paraît évident chez un Pierre Gripari, à l’immense insuccès...
Jamais cependant, il me semble, Amélie n’avait été aussi inspirée, et tout en légèreté, que dans Le fait du prince, son nouveau roman à paraître en septembre prochain, qui hante, pourrait-on dire, la profondeur de la surface chère à Oscar Wilde. C’est un roman d’une parfaite fluidité, qui m’évoque à la fois les romancières anglaises, du genre Ivy Compton-Burnett (pour le dialogue et le délire alerte) et Ronald Firbank (qui est une romancière délicieuse sous son masque d’homme distingué) ou le dandysme de certains post-futuristes italiens tels Bruno Corra ou Alberto Savinio, et je pensais aussi à certains écrit magiques de Cesar Aira en lisant Le fait du prince, qui tient à la fois du conte de fée et du polar hilare.
C’est l’histoire, en somme, d’un Français de 39 ans fatigué de s’appeler Baptiste, assez médiocrement adapté à la mécanique des jours, à qui le hasard (ou la Providence, comme on veut) fait cadeau du prénom d’Olaf, riche et Suédois, après que le riche et suédois Olaf eut sonné chez lui pour y tomber mort après quelques instants, lui offrant sa vie en quelque sorte. Or cette vie continuant par le truchement de la jeune veuve d’Olaf, trouvée elle-même sur la rue et comme adoptée par le premier Olaf, la suite de l’histoire, baignant dans les champagnes de marque, réalisera non tant les bas fantasmes mais les hautes rêveries de « notre héros » et de celle qui le reçoit sans se douter qu’elle a déjà changé de mari... Vous suivez au fond de la classe ?
Ce qui m’épate là-dedans est la qualité des phrases, ou plus exactement leur électricité, leur plasticité, le mélange détonant du songe et de la fiction qui font qu’elles font plaisir à l’œil et à l’esprit, même à l’âme qui est l’œil et l’esprit de dedans. Moi qui n’aime pas du tout le champagne, j’en redemande sous cette espèce sublimée de la rêverie narquoise et de la pensée imprévue. C’est cela : tout est imprévu, imprévisible et non convenu dans Le fait du prince. C’est le fait du prince de creuser un tunnel souterrain entre sa villa et la banque voisine quand il a besoin d’un peu de blé, le roman permet ça et pourquoi s’en priver si c’est pour dire autre chose ? On n’a pas assez vu qu’Amélie Nothomb disait le plus souvent autre chose, enfin: la critique établie ne l’a pas vu, que le succès dérange quand il n’est pas celui de Marc Levy qui, lui, ne dit jamais autre chose. Or le grand public, qui n’est pas la masse abrutie qu’on croit, est sensible à la pointe de Nothomb autant qu’à son humour. Celui-ci fait merveille dans Le fait du prince. C’est le fait du talent, il me semble, et peut-être d'autre chose encore…
Amélie Nothomb. Le fait du prince. Albin Michel, 169p. -
Notes de La Désirade
JLK. Vufflens-la-ville. Huile sur toile, 2005.
Sur une affiche placardée à la Bibliothèque universitaire: «Pour un quart d’heure de méditation - Espace Dieu, salle X.»
Le travail est le seul acte, avec l’enfantement, qui ajoute un contenu à l’extase.
Bernanos: «L’homme de ce temps à la coeur dur et la tripe sensible. Comme après le déluge, la terre appartiendra peut-être demain aux monstres mous».
Je me suis réveillé avec un sentiment de frustration, à quatre heures du matin, après un rêve qui m’a fait rencontrer deux très beaux personnages imaginaires, le superbe Nicolas Fargo et son compère Haudincourt (noms trouvés par le rêve) tous deux vivant dans un univers d’amitié et de beauté où je me suis aussitôt trouvé chez moi. Avec Fargo, nous avons parlé de l’exposition que nous projetions de monter au Palais de La Malmeneur, consistant en une collection d’objets, dont un bel éléphant de cuir. Avec Haudincourt, c’est dans un univers parallèle que j’ai transité ensuite. Le cérémonieux notable, pensionné du royaume au titre de Marbatta (il ignorait la signification précise de sa fonction) m’a présenté ses tableaux et ses jouets animés en insistant sur la nécessité de divertir gratuitement les enfants au jour le jour, selon son expression.
Sur quoi je me suis retrouvé les yeux ouverts dans un ruissellement de pluie de montagne en songeant à la jalousie que doit éprouver l’huître qui voit danser et parader les poissons des grands fonds, d’autant plus envieuse qu’elle ne voit rien du tout.
Léon Bloy: «Tout homme est, en naissant, assorti d’un monstre».
On peut se perdre à tout moment. Cela se passe on ne sait comment. Parfois même certains jours, on meurt, physiquement ou psychiquement. Aujourd’hui j’ai perdu pas mal de temps, mais la vision d’une vieille femme, à un arrêt de bus, m’a sauvé.
Très bel orage ce soir, avec, d’un côté, le décor gris sabre et noir bleuté des montagnes et du lac strié de lignes métallisées, et, de l’autre, le front jaunâtre tombant d’un dais noir profond, traversé de formidables éclairs étrangement silencieux, tandis qu’un tiède vent d’Afrique agitait les feuilles d’étain des bouleaux sous nos fenêtres. Après quoi, comme après l’amour, dans le désordre des draps, il commença de pleuvoir des trombes tandis que la grêle hachait rudement la salade.
Sénèque: «C’est toujours avec du vrai que le mensonge attaque la vérité.»
L’enfer est ce lieu où l’on ne sourit pas en regardant par la fenêtre.
Les vicieux nous détournent du vice (de l’imbécillité du vice) autant que les vertueux de la vertu.
La femme-enfant que j'ai rencontrée dans le train, qui m'a suivi et avec laquelle j'ai dormi tout habillé, en automne 1970.
Les poissons Flaubert et Balzac que je tenais par la queue dans un rêve récent.
La fraîcheur du premier corps étreint, et la fraîcheur des draps.
Mon premier amour impossible (à dix ans).
Songer, dans nos rapports avec les autres, à ce que ceux-ci n’ont peut-être pas. Point d’énergie en réserve. Point d’enfants. Point de distance. Point de repères sociaux. Point de représentation d’eux-mêmes. Point d’appétit ou point de courage. Point de fantaisie ou point de suite dans les idées. Ainsi de suite.
Smooth Sunday, snowy and bright. But feeling of illness. Maybe, some days, we are dying or having lost our soul. But what does it mean ? Perhaps this: lack of love.
Ravissante image que celle de la petite fille (5 ans) assise en robe longue devant la maison et corrigeant, l’air pénétré, l’écrit secret sur lequel elle travaille depuis plusieurs jours.
Comment les gens vivent-ils ? Comment font-ils pour supporter la vie, mais comment font-ils donc ?
Réveillé ce matin tôt l’aube, dans un rêve mallarméen et de juvénile amour. Une voix disait: «Tout de suite on a vu que c’était vous le fiancé». Sur quoi me sont venus ces deux vers:
Ma verte, ma vive, ma vulnérable
Mon âme vocable, que ma vie délie
Et sans peine aucune ensuite j’ai bondi de mon lit, et café, et vite aux mots!
Ces gens qui vous aiment pour la vie parce qu’un jour vous avez dit un peu de bien d’eux.
Bataille: «Le vent de la vérité a répondu comme une gifle à la joue tendue de la piété». Bataille encore: «Orestie / rosée du ciel /cornemuse de la vie».
Cette espèce de silence distrait qui accueille une vérité dite.
Francis Bacon: «Plus vous travaillez, plus s’approfondit le mystère de ce qu’est l’apparence».
Galien: «La nature est un feu artiste marchant sur une route vers la genèse, et tirant de lui-même l’énergie de son mouvement».
Commentaire du pape Innocent à Velasquez, devant son portrait: «Trop vrai».
La vie s’est déposée et les mots la revivifient. On croit avoir tout oublié, mais il n’en est rien. Ou plus exactement: on n’oublie rien de ce qui nous a réellement marqué - de ce qui nous a rendu plus réel.
La table cosmopolite de la Pension Pianigiani, à Sienne, juste à côté de l’Académie de musique, dans les années 70.
Le vieux philosophe des Escaliers du Marché, en vieille ville de Lausanne, ramenant chaque midi, de l’épicerie, sa boîte de raviolis ou de lentilles.
Le sourire d’enfant de l’enfant, comme éclairé de l’intérieur.
Le décor de théâtre des murs de Sienne, la nuit, et le pas solitaire qui en peuple l’espace.
La pièce policière du lundi soir écoutée en famille, mais chacun sur son poste (le poste à galène de mon frère aîné), il y a à peu près quarante ans de ça.
Les tables aux têtes de porc alignées sous la falaise éclairée par une vierge de néon, cette année-là, à Sorrente.
La silhouette de mon père quittant la maison dans la nuit jaune des matins de neige, à l’époque des anciens réverbères aux poteaux de bois.
L’odeur des escargots dans les haies de l’asile des aveugles, juste après la pluie.
Le ruisseau Danube dans les prairies de Souabe, adolescent comme nous en 1961, l’été de la mort d’Hemingway et de Céline.
Le couple classique de la mère très belle, et de son fils très beau, dans le train pour l’Italie.
Penser à ce que sont les gens en réalité. Penser à ce qu’ils ont reçu et ce qu’ils ont voulu recevoir. Penser à ce qu’ils ont appris et au moment où ils ont cessé d’apprendre. Penser à ce qu’ils ont risqué. Pensé à ce qu’ils ont osé. Penser à ce qu’ils ont pensé.
Le bonheur de l’écriture nous est donné quand on écrit malgré soi, et tellement mieux que soi.
Le raisin que nous allions grappiller dans les vignes surplombant le lac Majeur, la nuit au clair de lune, avec les hautes maisons de pierre de Scajano qui se détachaient sur le ciel, cet été de notre enfance.
Le premier corps étreint (toute la nuit).
Le bleu vitreux des glaciers de Grindelwald, et la face nord de l’Eiger que nous observions à la jumelle, dans laquelle se déroulait un drame, tel autre été de notre enfance.
Le besoin de se perdre (dans la foule, dans la forêt, dans les caresses, dans le vin).
Ceux qui restent froids (révélation de quelque chose, naissance de la prudence).
Ma mère marchant dans la rue et moi séchant un cours à une terrasse: la fourmi, la cigale.
Un interminable camion rouge, sur l’autoroute de Francfort, me dépassant avec cette inscription sur son flanc droit: chips, chips, chips, hourrah!
Le règne du plan, de l’horaire et de l’organigramme, tient lieu de nouvelle structure psychique à pas mal de gens. Mais là-dessous, quel chaos.
Une folie comme la mienne se vit en douce, je ne veux pas dire sous le manteau mais plutôt sous cape, comme on rit.
On ne devient réellement sérieux, aujourd’hui en littérature, qu’en risquant l’affrontement. Ou alors on fait des phrases. La plupart ne font que des phrases.
Passer du miroir à la fenêtre.
La pensée transforme.
L’heureuse discipline que de penser qu’on n’est rien, et d’agir comme si de rien n’était.
L’aspiration à tout maîtriser donne le style, mais cela part d’une nuit, cela part d’un corps et d’un chaos. Tout n’est pas ordonné par la grammaire mais le corps traverse le chaos de la grammaire comme un rideau de pluie et de l’autre côté sont les chemins.
L'esprit classe moyenne a tout acclimaté et tout aplati. La Suisse en représente l'accomplissement. Le nain de jardin en est l’emblème. -
L'arrachement
J’avais déjà vécu plusieurs vies avant de m’installer vraiment à la Datcha, en dépit de l’opposition des objets de Galia, mais dès notre première soirée au Caveau des artistes, et plus encore durant notre première nuit à la Datcha, tout ce temps de ce début de coup de foudre nous nous étions reconnus dans notre rire commun et d’abord dans le sourire de nos yeux – tu as les yeux qui sourient, m’avait dit Galia dans la fumée du caveau, je lui avais fait la même observation, et que notre rire aussi se distinguait du rire de ses amis artistes, et ce même rire, et tout ce qui allait avec ce rire et le sourire qu’il contenait dans sa partie douce, tout ce qui acquiesçait au monde dans ce rire et ce sourire qui contenaient la connaissance de l’horreur de ce même monde, autant dire l’humour de notre rire et de notre sourire nous avaient révélés l’un l’autre, l’humour de nos façons de vivre l’un et l’autre, et l’histoire de Volodia que Galia ignorait et que je me gardai de justesse de lui raconter jusqu'au bout, lui évoquant à peine la terrible histoire du petit garçon jaloux, propre à l’intriguer au milieu de nos rires et de nos sourires - tout cela nous lia l’un à l’autre cette première nuit, avant que Galia ne me prie, à cause d’Aliocha, de rentrer chez moi, crainte de choquer l’enfant à son réveil de petit prince à sa matiouchka..
Le don des larmes se pressentait dans le rire et le sourire de Galia, et sans doute était-ce à cela que tenait l’émotion que dégageait sa beauté, à ce mélange de lumière et d’ombre qui m’avait rappelé une deuxième fois, devant la porte fermée du petit garçon, au moment du clin d’œil complice que m’avait adressé Galia, l’atroce histoire de Volodia. Son petit garçon dormait derrière une porte couverte de dessins de maisons, Galia avait souri tout tendrement, et nous avions titubé à travers les couloirs et les étages de la Datcha que Galia tenait à me présenter après m’en avoir parlé comme du type même de la maison artiste dont elle avait toujours rêvé, et l’idée m’était alors venue que je cherchais moi aussi une maison et que peut-être la Datcha serait ma maison à moi aussi, mais une troisième fois le souvenir de l’histoire de Volodia me revint, que je faillis raconter à Galia au risque de tout gâcher, et comme un frisson de terreur me parcourut et me figea, puis tout ensuite ne fut plus que douceur.
Sa plus grande douceur, cependant, Galia la réservait à son enfant et j’en fus averti dès notre première nuit: que j’entrais dans un cercle où l’enfant primerait quoi qu’il se passât entre nous, Aliocha étant le seul de ses amours à ne pas lui avoir été arraché jusque-là, mais elle ne voulait pas en dire plus, elle m’expliquerait plus tard quelle vie fracassée avait été la sienne, pour le moment elle n’aspirait qu’à se laisser couler, elle et moi l’enveloppant de mes bras, nous deux comme un seul arbre frappé d’un coup de foudre qui se transformait en esquif dans un grand tourbillon qui le faisait tournoyer dans le courant, et le piano de Fauré roulait sa vague et nos corps à la fois aiguisés et alanguis par tant de fumée et trop d’alcool, se cherchaient et se trouvaient plus ou moins dans la dernière obscurité, et la vague nous emportait dans une mêlée confuse et véhémente, nous nous étions tout dit et nous étions reconnus mais nous devions encore nous connaître jusqu’à la dernière extrémité avant que d’un coup, après trois sommeils, Galia me commande, chaude encore, de décamper avant le réveil de l’enfant…
La rue en pente que je descendais en lévitant plus ou moins était la même que mon père-grand, dit le Président, empruntait tous les midi pour remonter de son jardin, et je me rappelai la pelisse de poil de chamelle de ma mère-grand en passant devant la villa La Pensée, et le souvenir d’Illia Illitch l’étudiant me traversait alors et je me sentais fort, je me sentais Maciste et Rambo, j’avais rencontré LA femme, de toute évidence Galia était la femme de ma vie, selon l’expression qui me vint dès ce matin-là, des objets de Galia je ferais mon affaire et mon affaire aussi d’ensorceler son angelot, ce matin-là la ville était comme transfigurée, tout à coup je n’étais plus seul mais bientôt trois plus le chat d’Aliocha, c’était la vie bonne que relançait l’amour toujours et la vague obscénité de cette odeur de femme dans mes cheveux et sur mes doigts me comblait d’un bonheur suave dont mon corps charnel et mortel redemandait, cependant c’est à l’idée de l’arrachement que je n’ai cessé de revenir et de revenir depuis ce matin-là, et jamais l’émouvante beauté de Galia, aujourd’hui de Ludmila, jamais leur douceur ne sera pure de cette ombre, jamais l’arrachement de Lioubov ne se détachera de la mémoire de nos plus tendres après-midi, jamais non plus le sourire enfin conquis d’Aliocha, le sourire matinal et complet de l’enfant ne sera pur du souvenir atroce de Volodia se tirant une balle dans le coeur pendant que sa mère se fait caresser par un militaire.
Tout le temps que j’avais été militaire, ces années-là, j’avais lu Tchékhov. Je l’avais raconté à Galia dès le début de nos confidences, après qu’elle m’eut parlé du projet de Laszlo, et cela la fit éclater de son rire éclatant, dans la fumée du Caveau des artistes, de m’entendre lui narrer nos équipées par monts et vaux, tout alourdi, pour ce qui me concernait, des œuvres de Tchékhov dont je remplissais les poches de ma tenue de combat. Le doux et terrible Anton Pavlovicth, le sombre et tendre Tchékhov avait été mon désarmant frère d’armes des mois durant. Le bronze des soleils d’été et l’onction rageuse de la pluie sur les hauts gazons avaient marqué les vingt volumes vert pâle à liseré rouge des œuvres d’Anton Pavlovitch Tchékhov, tout en m’imprégnant de l’esprit de vérité et de compassion de l’auteur de La Cerisaie désormais livrée à la déconstruction du sieur Laszlo…
Ma connaissance indéniable de Tchékhov en avait imposé à Galia dès les premiers instants où elle me parla du projet de Laszlo, me voyant d’abord me rembrunir quand elle prononça le mot de déconstruction, puis s’éberluant de la violence de ma réaction, d’abord encouragée à me rejeter illico par ses amis artistes, puis se ravisant, me faisant parler, comprenant que j’aimais autant qu’elle celui-là même qu’elle chérissait entre tous les auteurs russes, autant que Schubert ou que Billie Holiday, et qu’en somme je disais tout haut ce qu’elle pensait elle aussi, à savoir que déconstruire La Cerisaie, selon le projet de Laszlo, pour faire apparaître les contradictions idéologiques patentes de l’auteur, petit- bourgeois en somme, donc potentiel ennemi de classe, selon l’expression de Laszlo, ne pourrait que détruire le subtilissime entrelacs de sentiments et de féroces constats dont l’essentiel revient à dire l’arrachement et l’attachement d’une femme, comprends-tu Galia, disais-je à Galia qui vivait elle-même La Cerisaie depuis quelque temps, et Galia me regardait avec émotion car mon élan la transportait à son tour et loin de ses amis artistes ou prétendus tels, oui c’est cela me répondait-elle, c’est exactement cela, c’est l’arrachement et l’attachement absolu que veut exprimer Anton Pavlovich, La Cerisaie c’est LA pièce de l’arrachement et de l’attachement , et nos genoux se touchaient sous la table basse du Caveau des artistes enfumé, c’est tout le drame, la tragédie de l’arrachement et de l’attachement aux choses et aux gens, aux lieux et aux temps auxquels on s’est attaché et qui nous sont arrachés que Tchékhov concentre là-dedans, et j’te jure que je l’ai vécu et que je le vivrai en jouant Lioubov Andreevna, ça tu peux me croire, maltchik, mais quel fou tu fais, tu es aussi fou que moi ou quoi ? Et je lui disais quelque chose comme : tu es celle seule, Galia, qui peut incarner Lioubov Andreevna, ça ne fait aucun doute, mais pas en jouant contre elle, tu es sans doute une Lioubov Andreevna, je le savais avant de te rencontrer par ce que m’a raconté Sacha de toi, et tout de suite je l’ai senti en découvrant ton rire et ton sourire : tu es réelle, tu es bien plus réelle que tous ceux qu’il il y a là, tu es mille fois plus réelle que moi qui sais du moins que je suis irréel, et ce n’est rien d’autre, La Cerisaie, que ça : c’est ce qui est réel, ce n’est pas l’aliénation que veut montrer Laszlo, ni l’annulation qu’il prétend déceler et montrer, Lioubov n’est pas plus aliénée qu’elle n’est portée à l’annulation de la réalité : Lioubov est réelle et perçoit, plus que les autres, et avec sa douceur, la pesanteur terrible de la réalité, c’est cela et rien d’autre que tu devrais incarner à mes yeux, et ce n’est pas en jouant contre Lioubov que tu seras Lioubov…
Galia ne fut jamais Lioubov que dans la vie, la déconstruction de Laszlo se fit contre Galia, bientôt remplacée par une blonde anguleuse, mais notre pièce à nous, notre film à nous se déconstruisait au fil des semaines et je vivais à la fois avec une Lioubov souriante et une Galia de plus en plus à cran, que mon irréalité croissante excédait.
Galia se jouait maintenant le cinéma du cinéma, elle était pressentie pour un rôle de mater dolorosa, mais je sentais que jamais elle n’aurait l’aplomb d’affronter une équipe de cinéma sans houspiller les uns ou les autres, l’affront de Laszlo l’avait transformée ces jours-là, qu’exacerbait mon irréalité croissante, et déjà le réalisateur Manfred Mauser, LE Mauser de Sentiments indélicats, l’Auteur par excellence du nouveau cinéma, qui avait séduit Galia à leur première rencontre, se montrait plus distant et plus froid après les premiers essais, et Galia m’accusait de lui porter malchance, Galia m’en voulait de me retirer de son jeu, Galia m’en voulait d’écrire ailleurs que sur la table qu’elle m’avait préparée et de ne jamais peindre à la Datcha, Galia me trouvait froid et distant, Galia me trouvait de plus en plus étranger disait-elle en commençant de monter les tours, mais je ne me laissais pas faire, je lui disais qu’elle exagérait, Galia me reprochait de ne pas la défendre, Galia me reprochait d’avoir monté Laszlo contre elle en lui serinant qu’elle était la Lioubov idéale, Galia me reprochait de ne l’avoir jamais défendue vraiment ni vraiment aimée, Galia se demandait si je n’étais pas plutôt pédé, Galia me reprochait maintenant de regarder trop tendrement son frère Sacha dont on ne savait trop ce qu’il était, Galia déconstruisait à mesure tout ce que nous n’avions pas vraiment construit en quelques semaines puis en quelques mois, et je m’en allais comme Albertine s’en va dans La Fugitive qu’elle était en train de lire, je me cassais pour respirer en forêt ou dans mon atelier du Vieux quartier, alors Galia revenait, j’avais quitté la Datcha après une nuit d’excès et le même soir elle entrait par la fenêtre de mon atelier et nous nous retrouvions comme jamais, puis Galia pleurait comme Lioubov dans La Cerisaie à tout moment, nous nous pleurions dans le gilet et nous nous retrouvions comme jamais, Galia avait écrit une lettre terrible à Mauser et j’avais relevé le saisissant talent de polémiste de Galia, tu es un foudre de guerre verbal lui avais-je dit, tu as la même force poétique à l’écrit que dans l’oral de ta vie, et elle avait éclaté de son rire le plus éclatant, tu me fais du bien m’avais dit Galia, tu as très bien vu que je ne vaudrais jamais rien sur une scène ou un plateau entourée de crevards, tu as toujours été sincère, il n’y a que toi qui m’ait dit ce que je me disais au fond à moi-même, nous ne vivrons jamais ensemble et maintenant je sais pourquoi, je sais que jamais nous ne pourrons vivre dans un temps partagé, je suis trop moi et tu es trop toi, ça n’ira pas, ça n’ira jamais, tu vas voir, ça va casser un de ces soirs, tu vas me dire que je suis folle et je ne le supporterais pas, tu casseras donc de la vaisselle, c’est écrit dans le marc de café et dans les lignes de ta main, et quelques jours plus tard la prédiction de Galia s’était avérée alors que Manfred Mauser venait de tenter de réparer les pots cassés : j’avais fracassé la vaisselle de Galia, Aliocha s’était pointé comme au cinéma et j’avais libéré Galia du poids que j’ajoutais au poids de sa vie en dépit de mon irréalité.
C’était cela : j’étais irréel entre vingt et trente ans et je ne fis rien que d’irréel avant que de retrouver Ludmila, un soir dans un bar…(Ce fragment est extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier)
Image: Pierre Bonnard.
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Notes à la volée
On dit qu'il n'y a pas de miracle. C'est signe qu'on y est fermé ou qu'on n'en veut pas. Tandis que pour qui y aspire il n'y a, du matin au soir, que miracle.
Chassés par le premier coup de vent de l'hiver, les enfants ont déserté l'île de sable au milieu des pelouses dont on entrevoit le cercle magique entre les colonnes du temple d'arbres, et plus on s'approche et plus s'exacerbe le sentiment que c'est de force qu'ils ont été arrachés à leurs jeux, sinon comment expliquer cet air d'après le désastre que montre la dune sinistrée, de laquelle affleure un pied de poupée aux ongles peints, et là-bas, parmi les feuilles mortes, cet outil de plastique rose que le petit terrassier aura sans doute abandonné à l'instant de fuir le cataclysme ?
A jamais lié au don de joie: le don des larmes.
Après qu'on a refermé le dictionnaire, les mots continuent de chuchoter. César fait la cour à césarienne, la diva feint d'ignorer la divette qui s'en soucie comme de colin-tampon, se sachant plus proche que l'autre de dividende et de divinité; et là-bas, dans les allées d'hiver, snow-boot snobe socque: « Mes snow-boots que j'avais pris par précaution contre la neige ». (Marcel Proust).
C’est peut-être dans la position de ces deux juifs méditant au pied de la Croix que je me reconnais le mieux aujourd’hui, touché par l’inquiétude du premier et la compassion de la seconde. Ce que Chestov appelle la « lutte contre les évidences » me semble toucher à la pointe d’un christianisme d’avant la théologie et d’avant les églises, à la fois opposé à l’épicurisme et à l’acceptation de la mort. Le Christ de Chestov échappe autant à Renan qu’à Nietzsche ou au pari de Pascal. Mais celui-ci est au coeur de La nuit de Gethsémani, le plus crucial des livres de Chestov. Quant à la sainte ouvrière, elle s’est elle-même crucifiée et représente par excellence, à mes yeux, cette conscience qui ne dormira plus « jusqu’à la fin du monde ». (Léon Chestov et Simone Weil)
Je ne pratique pas la littérature comme une guerre mais comme une joie. Dès qu’on mêle la guerre (à savoir l’envie, la jalousie, l’arrivisme, la violence sous toutes ses formes) à la littérature, je décroche. Cependant il s’agit de rester en armes, car la littérature est bel et bien un combat.
Je n’ai jamais su manœuvrer. Jamais su calculer ni ruser, et ne tiens pas à l’apprendre. Jamais je n’ai pensé stratégie, à aucun égard. Jamais je n’ai flatté pour avancer – d’ailleurs pas le sentiment d’avoir jamais avancé. Jamais non plus n’ai été capable de transiger en amitié. Mais à qui revient, je reviens. Tandis qu’à qui ne revient pas jamais je ne reviendrai.
L’obsession d’être connecté risque de vous déconnecter de vous-même.
La violence est du côté de celui qui fait le mort. Cette fausse douceur fait froid dans le dos.Aquarelle JLK: vers Donneloye
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Défense de La possibilité d’une île
Dialogue schizo (3)
Moi l’autre : Et tu dis que tu as aimé ce film débile ?
Moi l’un : Débile, je ne sais pas mais c’est vrai que j’ai aimé.
Moi l’autre : Mais il n’y a rien, là-dedans, c’est vide, pas de scénar, pas de personnages, pas de dialogue, pas de cinéma, foutaise ! Et c’est moche, en plus !
Moi l’un : Ce n’est pas moche : c’est belge.
Moi l’autre : Comment ça, belge ? Tu fumes du belge, maintenant ?
Moi l’un : Tu ne t’en étais pas aperçu ? Nous vivons ensemble et tu ne t’es pas aperçu de mon goût pour le belge ? Ne me dis que tu n’aimes pas les Deschiens...
Moi l’autre : C’est belge les Deschiens ? Première nouvelle !
Moi l’un : C’est belge à outrance. Et dès les premières séquences du prêcheur en banlieue, le film est une merveille de belgitude. C’est-à-dire que c’est à la fois sinistre et irrésistible. Grotesque et délicieusement émouvant. Minable à pleurer et néanmoins vrai. Ce prêcheur à camionnette, accompagné d’un accessoiriste incarné par un Jean-Pierre Malo à l’air plus ravagé que jamais, cette séance de propagande spiritualiste devant deux trois alcoolos et deux trois SDF dans un hangar pourri, tout ça est exactement ce qu’on peut éprouver, sous des apparences plus flatteuses, dans toutes les réunions de propagande spiritualisante. Souviens-toi de Billi Graham au stade olympique ?
Moi l’autre : Tu trouves que ça a à voir ?
Moi l’un. Je trouve que ça a très à voir. Avec le raccourci terrifiant de l’image, Houellebecq montre la misère spirituelle du chien humain qui mendie une chtite caresse. Et ce n’est qu’un début…
Moi l’autre : Donc tu paries pour un Houellebecq surréaliste à la manière belge ? Un Buster Keaton des terrils ?
Moi l’un : Pas du tout : j’y vois un réaliste. Un visionnaire de la nullardise. Tu te rappelles Cap d’Agde, les échangistes ?
Moi l’autre : Si je me rappelle !
Moi l’un : Eh bien, c’est pareil. Houellebecq force un peu le trait, mais pas plus que Reiser en somme.
Moi l’autre : Tu ne vas pas me dire que Reiser est belge ?
Moi l’un : Reiser est belge au possible, et je ne me moque absolument pas des Belges, qui ont tout de même à leur actif C’est arrivé près de chez vous et Les convoyeurs attendent. Du cinéma, c’est vrai, bien plus élaboré que La possibilité d’une île. Mais du pur belge noir et blanc. Houellebecq y ajoute la couleur et l’horreur d’une espèce de Club Méd à Wellness pseudo-mystique…
Moi l’autre : Bon, admettons le style Deschiens. Je n’y avais pas pensé, mais tu avoueras que le film reste mal fichu, décousu, nonsensique et finalement pourquoi ? Qu’est-ce que ça raconte, en somme ?
Moi l’un : Ca ne raconte rien du tout. C’est comme un rêve : ça évoque, et je veux bien que tu entres ou pas. Mais ça n’est pas rien. Moi, j’ai été touché. Il y a là-dedans quelque chose de mélancolique et qui va, pourtant, vers une découverte, qui passe par l’image et la construction d’un espace, utérin d’abord, disons onirico-utérin, et ensuite cosmique.
Moi l’autre : Et quel rapport avec le livre ?
Moi l’un : Guère à mes yeux, à part ce sentiment très physique et métaphysique des limites de la vie, de l’extension et de la rétraction du temps, du comique insondablement dérisoire des menés festives de la crapule humaine (à Ibiza, c’est quand même d’une belgitude radieuse, entre Jeux sans frontières et Gala de Miss Suisse à la télé alémanique - c’est vraiment le bas bout du grotesque), et puis ça bifurque vers la nature et tout autre chose.
Moi l’autre : Vers quoi donc ?
Moi l’un : Vers la nature. Vers l’être-là de la nature. Vers l’être.
Moi l’autre : Mais pourquoi pas de femmes ? Pourquoi ces zombies ? Pourquoi ce seul Belge taré et ces clones effarés ? Tu trouves ça passionnant ?
Moi l’un : Pas du tout. Le film ne m’a pas du tout passionné. Mais il m’a touché. Une fois encore, c’est un film qui touche à l’être.
Moi l’autre : Tu ne te prends pas la tête ?
Moi l’un : Nullement compère, je le dis comme je le sens : c’est un film qui investit la clairière de l’être comme disait l’autre, et qui te le fait ressentir. Plus on avance, moins on a envie qu’il se passe quelque chose. Et pourtant il se passe quelque chose : on est au monde. Et s’il n’y a pas de femme, il y a le chien. Et l’on traverse les ruines, dans ce paysage admirable, comme on traverserait les millénaires et les galaxies, et le chien te regarde avant de s’arrêter pour pisser. C’est grandiose…
Moi l’autre : Enfin, tu ne vas pas comparer ce fox à notre amie la femme ?
Moi l’un : Dieu m’en garde : ce serait comparer Virgile, dans La Comédie de Dante, à Béatrice. Chacun son job…
Moi l’autre : Non mais tu dérailles : Dante ! Tu ne vas pas comparer Houellebecq à Dante !
Moi l’un : Eh, je serais curieux de voir l’adaptation de l’Enfer par l’amer Michel. Filmée avec une caméra de téléphone portable, cela pourrait donner quelque chose…
Moi l’autre : Tu me fais marcher…
Moi l’un : Je m’en voudrais. Mais allez, j’aimerais que tu retrouves l’humour qui me fait te supporter et te laisses aller à reconnaître, simplement, en quoi ce film apparemment mal foutu est parfaitement adapté, non pas au livre mais au génie très particulier de Michel Houellebecq.
Moi l’autre : Génie, tu y vas de plus en plus fort !
Moi l’un : Tu aimes Fellini ?
Moi l’autre : Tu le sais bien : je suis fou de Fellini.
Moi l’un : Et comment dit-on d’une scène qui est du pur Fellini.
Moi l’autre : On la dit fellinienne.
Moi l’un : Et voilà, c’est ça le génie, ma poule : Shakespearien, simenonien, tchékhovien, kafkaïen, houellebecquien. Non. Je ne compare pas Houellebecq à Shakespeare ou à Kafka, mais ce type a quelque chose d’unique, et c’est cela même qui fait de La possibilité d’une île un bric-à-brac de film absolument houellebecquien.
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Ceux qui se font la 7 tous les matins
Celui qui a appris à se taire pour ne pas blesser / Celle que tout renfrogne / Ceux qui se servent de toi sans que cela te dérange le moins du monde / Celui qui nie toute responsabilité dans l’accident de chemin de fer miniature qui a coûté la vie à la chatte de Mademoiselle Mauduit / Celle qui envisage l’acquisition d’un lot de colibris / Ceux qui s’inscrivent au cours de mandarin de l’université de Malmö dès leur retour des J.O. / Celui qui aime rire au milieu des retraités plombés par une journée de scrabble / Celle qui adapte son sourire à chaque circonstance / Ceux qui se lavent tout le temps les mains / Celui qui te taxe de fasciste parce que tu refuses de traiter les Juifs de nazis avant la lettre / Celle qui n’arrive pas à caser le barbecue des Koller dans son organigramme d’arrière-été / Ceux qui lisent Confucius au bord de la piscine du Hilton Shangaï / Celui qui milite pour l’éradication des écureuils gris de Toronto / Celle qui écrit des romans de science fiction féministe / Ceux qui estiment que les Roms sont indignes de la nouvelle Europe / Celui qui positive malgré l’œil au beure noir qu’il a ramassé dans une boîte de motards gays / Celle qui s’estime la nouvelle Ophélie Winter de la ZUP Les Mouettes / Ceux qui estiment que le nouvel aumônier de la Maison des Jeunes ne devrait pas peloter en public le jeune Letton qui fait le ménage chez lui / Celui qui rêve d’un cabanon à Perth / Celle qui prend franchement le parti des Russes dans le conflit ossète / Ceux qui te font une scène parce que tu sors une Lucky Strike devant leurs enfants /Celui qui observait Michel Houellebecq dans la foule de Locarno en se demandant s’il allait l’accueillir sous son parapluie / Celle qui a demandé un autographe à Nanni Moretti qu’elle a oublié sur la terrasse de la Trattoria Da Luigi juste avant la pluie / Ceux qui fraternisent volontiers avec les gens connus qu’ils hèlent par leur prénom / Celui qui se rend compte de cela que la ministre est plus petiote qu’elle ne paraît à la télé / Celle qui crève l’écran mais ne paie pas de mine dans le lobby de l’hôtel La Palma / Ceux que l’Alzheimer menace sans qu’ils s’en doutent tandis qu’ils prennent l’apéro dans les jardins du Bella Vista, etc.Image: huile sur toile de Thierry Vernet.
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La comédie selon Anne Fontaine
Présenté à Locarno en première mondiale, La fille de Monaco, le dernier film de la réalisatrice française, pétille, non sans observations pertinentes sur le désir et ses ivresses, ses égarements et ses incidences sociales.
D'aucuns réduisent la comédie, au cinéma ou au théâtre, à un sous-produit frivole, alors que le genre, frottant d'humour les tribulations humaines, nous a valu maintes merveilles, de Molière à Billy Wilder ou Dino Risi. Sans atteindre ces sommets, Anne Fontaine nous revient avec un film à la fois enjoué et mordant, dont l'apparent clinquant ne fait pas oublier l'angoisse de vieillir d'un brillant avocat ni ne flatte l'arrivisme cynique d'une Miss Météo en mal de gloriole.- Quelle idée de départ vous a-t-elle lancée dans l'écriture de La fille de Monaco?
- Le sujet du film est le désir, que j'ai déjà exploré, auquel je tenais pourtant à revenir en développant un personnage qui ne serait pas un séducteur ordinaire mais un prédateur verbal: à la fois un type qui séduit les femmes par la parole et qui, par sa fonction sociale, est l'interprète de la vie des autres. La figure du brillant avocat s'imposait doublement...- A partir de quel moment avez-vous pensé à Fabrice Luchini?
- Le visage de Fabrice, qui est un ami de longue date, m'a accompagné dès le tout début. Je voyais en effet un homme brillant mais fragile, et d'un âge propice au retour sur soi de la comédie, correspondant à une période où on a construit sa vie. Le premier couple que j'ai imaginé n'était pas un homme et une femme, mais de deux hommes: à côté du «cerveau» un peu chancelant dans son corps, je voulais un type granitique, et c'est ainsi qu'est apparu son garde du corps, incarné par Roschdy Zem, le gars «qui assure» en apparence et n'en a pas moins lui aussi une sensibilité qui se découvre. Le lien qui se développe entre eux tient à la fois de l'amour et du maternage... Il fallait en somme conjuguer «une vérité» et «une nature»...»
- Et comment la «fille» vous est-elle apparue?
- Je l'ai pas mal cherchée! Il me fallait une jeune femme qui fasse bien ressortir l'opacité du désir, d'une part, et qui pète de santé, si j'ose dire, qui «surplombe» le protagoniste au double sens du terme, étant physiquement plus grande et psychologiquement plus gonflée. Comme c'était la première fois que je traitais ce genre de personnage, j'ai eu de la peine. Sur quoi Fabrice Luchini m'a parlé de la présentatrice de la météo sur Canal+, qui pourrait convenir selon lui. J'ai un peu hésité, car Louise n'avait aucune formation de comédienne, puis elle m'a convaincue du fait qu'elle avait en elle ce mélange de présence sensuelle et de réserve, de rouerie et de tendresse, de bêtise triomphante et de féminité plus complexe...
- Comment Fabrice Luchini a t-il abordé son personnage?
En premier lieu, il a été troublé. Le personnage de Bertrand, au premier regard, ne correspond pas à l'image ordinaire qu'on se fait de lui, et pourtant il a cédé à mon insistance et pour donner, je crois, toutes les nuances comiques et émouvantes d'un vrai personnage de comédie.
- Qu'est-ce pour vous qu'une comédie?
- C'est, et je l'entendais bien ainsi, un divertissement, mais celle qui m'intéresse suppose un décalage, avec un fond de vérité et de gravité. Vous savez qu'un avocat engagé dans un grand procès cesse toute activité sexuelle. Or l'irruption de la superbe créature dans la vie de Maître Beauvois, alors qu'il doit se concentrer sur sa seule affaire, est un élément de comédie, comme celle de Christophe, le garde du corps, quand il prétend «sécuriser le territoire» d'un homme aspirant à se retrouver seul...
- La fille de Monaco est également une charge sur l'arrivisme médiatique et la télé-réalité...
- Là encore, la comédie joue sur le décalage entre ce que vit l'avocat, qui le bouscule très intimement, et l'utilisation que la jeune effrontée veut faire de lui pour devenir elle aussi une star. Le côté complètement artificiel de Monaco, genre Las Vegas méditerranéen, avec lequel contraste
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Ceux qui écrivent sur des feuilles d’air
Celui qui a écrit : « Ce vent tout de même est si beau. Quand il traverse mon crâne, je suis tenté de me taire » / Celle qui aime se couler dans certaines phrases / Ceux qui savent où poser le point-virgule / Celui qui vit l’aube sans se laisser distraire / Celle qui a compris pourquoi le vieux chêne contemplait les fleurs de cerisier / Ceux qui savent que ce chemin personne ne le prend que le couchant d’automne / Celui qui regarde son bégonia comme s’il découvrait l’Etre en Tant que Tel / Celle qui compare les gesticulations des platanes à celles des boxeurs / Ceux qui ne font attention à rien / Celui qui estime que son cousin poète est un branleur / Celle qui fréquente les soirées de la revue L’Effacée / Ceux qui flingueraient l’éditeur pour une coquille laissée dans leur recueil à la gomme / Celui qui pense que la Poésie est un Sacerdoce / Celle qui drague les jeunes critiques fascinés par ses Sublimes Poëmes / Ceux qui baisent en écoutant murmurer Delerm junior / Celui qui peaufine son dernier poème minimal tandis que ses fils répètent avec leur groupe de Hard dans l’abri anti-atomique / Celle qui affirme que la poésie de Marc Levy lui a remis le moral au top / Ceux qui savent Verlaine par cœur / Celui qui tient le rôle d’ange aéropostal entre ses amis amoureux / Celui qui affirme que Baudelaire est son copilote / Celle qui se poile en lisant le poème d’amour que lui a écrit son collègue fondé de pouvoir Hervé Brousse de la Motte / Ceux qui connaissent la difficulté d’emploi du passé simple / Celui qui se dit tous les matins en se flattant le sac que rouler sur l’A16 est une ascèse / Celle qui ne porte que des tabliers jaunes / Ceux qui se rappellent l’odeur de chocolat de la gare du Sud à Bruxelles / Celle qui ne m’a jamais rendu le disque des Stones sur lequel figure Ruby Tuesday / Ceux qui voient du train le vieux cheval rongeant la barrière dans la brume automnale / Celui qui rend son salut à la branche de saule à la fenêtre / Celle qui n’aime pas le yucca que lui a offert ce con de Lucas / Ceux qui affirment que le thé les boit, etc.
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Ceux qui transitent le long du fleuve
Celui qui se tient en équilibre au-dessus du fleuve / Celle qui regarde si on la regarde / Ceux qui boivent une Badoit sans retirer leurs casques de cyclistes alsaciens / Celui qui a flingué deux Croates dans les hauts de Mostar (te raconte-t-il) et qui sert maintenant à la terrasse du Café Merian / Celle qui fume un joint entre deux chauves tatoués / Ceux qui continuent de s’engueuler par SMS / Celui qui est sûr (dit-il à ton voisin en dialecte bâlois) de sortir de l’hosto par la porte de derrière / Celle qui a mangé sept carottes en regardant un film d’animaux / Ceux qui montent dans leur chambre pour faire la haine / Celui qui espère retrouver la guitariste bègue mais vachement sexy du groupe Teutonia / Celle qui en pince pour le mendiant roumain aux yeux bleu sérac / Ceux qui puent le parfum bon marché mêlé de sueur dominicale / Celui qui rédige les discours du président du club de curling de l’Oberland bernois / Celle qui parle espagnol en compagnie du gardien de la volière au merle des Indes insultant les Américains / Ceux qui ne laisseront pas passer cette occasion rêvée de participer au reality show des cuisiniers cannibales / Celui qui se rappelle la belle époque où il rêvait d’ouvrir de nouveaux marchés en Afrique du Nord / Celle qui se cherche une machine de chair (dit-elle) / Ceux qui constatent que leur épouse est un estomac sur pieds / Celui qui fréquente les soirées chantantes des bords du Neckar / Celle qui fuit sa cousine dont l’haleine sent le foie cru / Ceux qui écoutent Chostakovitch en fermant les yeux comme au bord d’un cratère cosmique / Celui qui essaie de réduire son amour pour Martine à la jonction de deux systèmes cellulaires et qui chiale quand même un max en pensant à elle / Celle qui se dit indifférente au spectacle de la mort / Ceux qui mastiquent de la réglisse en se rappelant leurs dix-huit ans au bord de la rivière à fumer des Lucky Strike sans filtre, etc.
Photo JLK. Yoga sur le Rhin. Bâle, Pâques 2007. -
Le retour des zéros
Dernières nouvelles de Bret Easton Ellis
Que sont devenus les jeunes paumés de Moins que zéro ? Lesquels ont survécu à la drogue, au Sida ou au spleen de la Cité des Anges ? C’est ce que nous apprendrons, en américain dans le texte, au tournant de l’an 2010, en découvrant le nouveau roman de Bret Easton Ellis, d’ores et déjà intitulé Imperial Bedrooms.
Après l’autobiographie fictive de Lunar Park, et la fresque grinçante de Glamourama, le ci-devant « enfant terrible de la littérature américaine », selon l’expression du New York Times qui mérite aujourd’hui un petit correctif puisque le jeune auteur passe le cap des 44 ans, celui-ci affirme que ce prochain roman pourrait marquer, aussi, son chant du cygne.
Ce qui est sûr, c’est que les personnages de Moins que zéro, son premier roman minimaliste paru en 1985 (il avait à peine plus de vingt ans), à commencer par Clay, l’étudiant de retour à Los Angeles pour les vacances de fin d’années, où il va de défonce en défonce, ont eux aussi vingt-cinq ans de plus (même les personnages de romans vieillissent, paraît-il) et c’est à savoir ce qu’ils sont devenus que s’est intéressé l’écrivain.
D’où tiens-je ces renseignements de seconde main ?
D’un exemplaire, grand ouvert à la page 53, de l’édition du Corriere della Sera du jeudi 27 mars, reposant sur un des bancs de la Via dell’Amor, fine corniche piétonne reliant les villages de Manarola et de Riomaggiore, dans le site des Cinque Terre fort prisé par les jeunes Américains à backpackers…
Sous la plume glamourameuse d’Alessandra Farkas, correspondante du quotidien lombard à New York, l’on y apprend également que Bret a fini par pardonner à son père d’avoir été un nul (comme le laissait entendre Lunar Park et maintes autres pages) et que sa mort l’a moins secoué que celle du jeune sculpteur Michael Wade Kaplan, « peut-être le plus grand amour de sa vie ». Passons sur quelques détails relatifs à la vie privée de l’écrivain, entre autres potins du gotha littéraire américain, (Bret correspond tous les jours par mails avec Jay McInerney qui a été l’un des premiers à défendre American Psycho contre la curée de l’époque) pour relever cette observation qu’il fait à propos de ce fameux brûlot : « Une allégorie de mon enfance dans une famille parfaite d’apparence, sous la surface de laquelle couvaient alcoolisme, folie et abus sexuels... »
Pour ceux qui ont apprécié The Informers, ses premières nouvelles traduites sous le titre discutable de Zombies, et constituant l’un des meilleurs livres de Bret Easton Ellis, la dame du Corriere précise que l’adaptation cinématographique du recueil est la seule (sur une demi-douzaine) à laquelle ait participé l’auteur, avec un casting d'enfer (Winona Ryder, Kim Basinger, Mickey Rourke et Chris Isaak, notamment) et qu’on devrait la découvrir bientôt… -
Les secrets de Palestine
C’est un livre secret que Palestine de Hubert Haddad, un livre prenant et mystérieux, un livre qu’il incombe au lecteur d’ouvrir, au sens fort. Palestine n’est pas un livre fermé ni même hermétique : c’est une rose serrée dans sa concentration songeuse comme un poème de Rilke, ou une fleur de papier comme celle de Proust qu’il suffit d’immerger pour qu’elle s’ouvre ; et de même Palestine s’ouvre-t-il à qui s’immerge dans ses pages.
Cham est une « bleusaille », un tout jeune homme dont on ne saura pas grand-chose si ce n’est qu’il a quelque part un frère peintre malade de solitude. Les hasards de sa naissance et des frontières humaines font que Cham, qu’on pressent de souche arabe, porte l’uniforme de l’armée israélienne et qu’il a ses amis à Jérusalem. Lorsque, s’apprêtant à partir en permission, il est retenu par l’adjudant Tzvi pour une dernière ronde, il ne se doute pas que celle-ci va le confronter à une réalité qu’il n’aspire qu’à fuir pour vivre comme un jeune homme et qui porte un nom : Palestine, où d’emblée on le sait et le sent : « la mort rôde ».
Le destin fond sur Cham comme un rapace, s’engouffre pour ainsi dire dans la vie de Cham par le trou minuscule au front de l’adjudant Tzvi, tandis qu’un commando surgit de la nuit, qu’il tire et se fait blesser et traverser par « la douleur à tête d’aspic ».
La lecture de Palestine doit se faire à une lenteur inversement proportionnelle à sa vitesse, comme celle d’un poème de Rilke ou d’une page de Proust. A trois pages du début Cham est déjà pris au piège dans une espèce de cave, au coté de l’assaillant qu’il a blessé et sur le cadavre duquel il s’endort. Qui était cet homme crevé ? On croit comprendre que le commando craint le Hamas autant que le Fatah et que Tsahal, autant dire que c’est à n’y rien comprendre, mais ce n’est qu’un début, après quoi le commando, sans avoir le temps de liquider Cham, se fait liquider, Cham perdant connaissance pour se retrouver nu dans un lit propre, veillé par une Palestinienne aveugle et un toubib, bientôt relayé par une jeune femme du nom de Falastin, la fille de la vieille aveugle, qui vient de se faire caillasser sur un chemin. Tandis que sa mère la soigne, Falastin se rappelle la mort de son père, dirigeant d’un front démocratique, dans un attentat auquel elle a miraculeusement échappé, éclaboussée cependant par le sang de celui qu’elle aimait autant que son frère Nessim, partisan d’une Palestine binationale… Nessim auquel ce type nu ressemble si étrangement. Nessim qui servira de « couverture » à Cham qu’il s’agira de planquer après l’avoir soigné.
Le mystère de Palestine tient aussi à cela que ce livre lutte contre les évidences, selon l’expression chère à Chestov : cela signifiant que nulle explication n’en épuise le multiple sens.
Fuyant par les collines en direction d’Hébron, Cham-Nessim et Falastin se retrouvent dans ce piège à ciel ouvert qu’est la Palestine quadrillée de murs et de check-points, qui inspire à Falastin des réflexions incisives (p.45) sur l’arbitraire et l’illégalité établie. Mais au discours politique, Falastin préfère, comme l’auteur, celui du conte et de la fable, telle celle du nabi et de l’oiseau (p.56). Et là aussi réside le mystère de ce rêve éveillé hyperréaliste et poétique à la fois : dans cette contiguïté de la tragédie et de la poésie, du coup de feu et des lavis aquarellés de terre sainte…
Retour au drame dans une planque ménagée par un vieux photographe qui a bien connu le père de Nessim, où Cham fait la connaissance d’Omar, islamiste impatient de se faire exploser dans une foule « sioniste ». Or Cham ne pense qu’à Falastin. A laquelle on revient pour faire la connaissance de Layla, tante de celle-là, prof et intellectuelle engagée dont le mari, lui aussi résistant à la montée aux extrêmes de la violence, croupit pour lors en prison. Le lendemain matin, alors que le gardien de la maison de Layla est arrêté, Falastin l’est aussi après avoir pris sa défense, mais le major Mazeltof ne tardera à la libérer non sans lui avouer qu’il a envie de rendre les armes tant la guerre le dégoûte. Et l’auteur de préciser à propos de Falastin : « D’avoir touché un jour aux secrets, avec sur les lèvres un goût de cervelle humaine, l’avait rendue inapte à tout jugement »…
A la contiguïté de l’horreur et de la beauté (l’écriture de Hubert Haddad réussissant aussi bien le mélange de l’évocation sensible ou sensuelle et du récit aux saillantes aspérités) s’ajoute la frise nuancée des personnages traînant avec eux leur bazar de mémoire, comme le photographe Manastir dans sa boutique, soudain saccagée par un commando israélien, ou le petit infirme Moha qui aide Nessim-Cham à retrouver sa route.
Réunis et planqués dans la même pièce, Falastin et Nessim passent ensemble une nuit à parler et se rapprocher encore, sur un seul lit, sans que rien ne soit dit de ce qui s’y passe, étant entendu que dire qu’il ne s’y passe « rien » ne signifie rien en l’occurrence tant il passe entre eux de sentiments – et toute cette vie qui les unit et les sépare, notamment leur vision de l’avenir de la Palestine, pleine d’espoir confiant chez elle, plutôt désespérée à ses yeux à lui…
La fin du livre semble donner raison à Cham-Nessim, qui ne cesse de fuir en pensée mais que Falastin ramène bientôt au cœur du drame collectif vécu par la Palestine, devant la maison rasée de sa mère, survivant cependant sous les décombres, mais que la nuit achèvera. Chaos de tout cela. Falastin ayant disparu avec sa mère emportée en ambulance, fuyant en camionnette au côté d’un sioniste effréné, Nessim-Cham va redevenir Cham lorsque, envoyé par Omar chez un activiste palestinien spécialisé, au milieu des ses machines à coudre Singer, dans l’appareillage des kamikazes, l’homme lui remettra un nouveau passeport… à son nom même. La boucle refermée, qu’adviendra-il du protagoniste censé se faire sauter au milieu d’un chœur de mômes israéliens ? Là encore, « rien » n’est dit du dernier geste de Cham, quand bien même le geste serait accompli.
Nulle ambiguïté pour autant dans la conclusion de Palestine, dont le mystère réfracte la complexité d’un imbroglio historico-politique autant qu’il traduit la complexité humaine et le secret des êtres. A cet égard, Hubert Haddad, en romancier, participe du même effort de compréhension et de pacification qui marque les œuvres de Mahmoud Darwich ou de David Grossman et Amos Oz, entre autres hommes de bonne volonté…
Hubert Haddas, Palestine. Zulma, 152p. -
Au Magasin de l’Univers
Le Labyrinthe de lecture hyperinteractive inventé par Hubert Haddad se multiplie merveilleusement dans son Nouveau Nouveau Magasin d'Ecriture. Mea culpa sur une découverte tardive, et propos d’un formidable écrivain.
On a beau se croire un lecteur attentif : on passe, et plus souvent qu’à son tour, à côté d’œuvres importantes en train de se faire, et c’est ce qui m’est arrivé avec plusieurs auteurs contemporains auxquels j’ai « raccroché » tardivement alors que je constatais que ce qu’ils avaient à me dire était important. C’est ainsi que j’ai découvert tardivement les romans du Portugais Antonio Lobo Antunes, avec La mort de Carlos Gardel, dont j’ai tout lu ensuite « à rebours », de même que c’est après Dolce agonia seulement que j’ai commencé de lire Nancy Huston, par le truchement de laquelle je me suis également rendu compte que j’avais quasiment ignoré, à tort, l’oeuvre de Romain Gary.
De la même façon, même si l’existence de Hubert Haddad m’était évidemment connue, dont j’avais lu Meurtre sur L’île des marins fidèles, La condition magique, Le Camp du bandit mauresque et de la Bragora et les très révélateurs essais littéraires réunis dans Les scaphandriers de la rosée, ce n’est que récemment, avec le Nouveau Magasin d’écriture, et, d’une manière plus ardente et urgente, avec Palestine, que l’extraordinaire engagement existentiel et poétique de cet auteur m’est apparu.
Cette évidence, nourrie par une œuvre aussi dense (une cinquantaine de titres) et multiple que mal aperçue par les temps qui courent, m’a donné envie de rencontrer l’écrivain et de lui consacrer les pages d’ouverture du journal littéraire Le Passe-Muraille, modeste contribution à une défense et illustration très-nécessaire.
Je reviendrai sur ma lecture, en plein cours, du Nouveau Nouveau Magasin d’écriture. Dans l’immédiat, cependant, j’aimerais partager le bonheur de lire les propos qui suivent.
Des rues de Ménilmontant à la Bibliothèque de Babel
Il n’y a pas à le cacher : même si nous sommes rencontrés récemment à Paris, cet entretien a été rédigé par Hubert Haddad. Aux sept questions que je lui ai soumises, il a répondu comme suit. Qu’y ajouter ? sinon que c’est un beau cadeau qu’il nous a fait là…
- D'où venez-vous Hubert Haddad ?
- Sans doute d'une désignation pronominale résonnant dans un abîme, sur fond d'exil glacial. Les premières images qui me viennent sont les rues humides de Ménilmontant, l'hiver, et cette odeur de fumée rabattue et de misère du vieux Paris: j'avais tout oublié du soleil de Tunis. Je me demande si l'amnésie qui frappe souvent mes personnages ne vient pas de là, de ma stupeur d'enfant de quatre ou cinq ans jeté dans un monde sans secours. Mes parents n'avaient rien, ils s'isolaient dans leur mémoire faite d'arabité et de judaïsme. Nous vivions dans l'extrême dénuement, à quatre puis à cinq dans un taudis d'une pièce cuisine. Une nostalgie sans repère me travaillait, mêlée d'angoisse, d'un fond d'exclusion que je ne pouvais m'expliquer.
- Quelles expériences fondatrices vous ont-elles révélé à vous-même ?
- La première à cinq ans, un jeu avec mon frère aîné Michel, un duel à l'arc sur le terre-plein du boulevard Ménilmontant après le marché. On s'était fabriqué nos armes avec les roseaux des caisses abandonnées par les poissonniers. J'ai reçu une flèche dans l'œil gauche et je me souviens comme d'un voyage dans une dimension insoupçonnée le masque d'anesthésie, à l'hôpital. J'ai dû rester conscient trop longtemps, toucher à quelque seuil. Subir un décollement d'âme, comme on parle de décollement de la rétine. La seconde à 22 ans, rue Pastourelle où j'habitais. C'est pour moi l'expérience fondamentale dont parle René Daumal dans un texte sur l'Évidence absurde. Je ne connaissais pas Daumal alors, mais en le lisant plus tard, j'ai compris aussitôt l'identité absolue de l'expérience. Que chacun au demeurant fera au moins une fois à l'instant du désassujettissement, de la mort, à l'instant de tous les instants, quand toutes les mémoires, tous les univers se rassemblent pour disparaître en un éclair qui figure de manière adamantine la totalité. À côté de cela, il y a eu les rencontres bien sûr, les amours et les deuils dont on ressort mûri, blessé, changé. Mais la réduction à l'être nu, c'est-à-dire au savoir bègue, sans mots, qui laisse son ombre fantasque sur toute chose, c'est rue Pastourelle que je l'ai vécue.
- Henry James parlait du "cercle magique de la fiction". Que cela signifie-t-il pour vous et comment le vivez-vous ?
- Le romancier dès sa première fiction entre dans une aventure intérieure redoutable car il trace autour de lui une arène qui ne cessera de s'agrandir sans jamais perdre son caractère de cercle enchanté convoquant à jamais, avec les déplacements, les déformations et les condensations du songe, les mêmes figures emblématiques, monstres et doubles venues des origines individuelles et historiques, traumatiques et génésiaques. Il y a là comme un parcours, un jeu de l'oie initiatique, une danse de Thésée devant le minotaure, au gré bien sûr du degré d'implication de l'écrivain. L'écriture de fiction vous change au même endroit tourbillonnaire du fleuve. J'ai commencé par des histoires morbides et emportées, comme Un Rêve de glace, la Cène ou les Grands Pays Muets, après un premier récit relatant sur le mode fictionnel l'expérience de la rue Pastourelle (Armelle ou l'éternel retour), puis à force de fouailler les entrailles de l'inconscient, j'ai pu resurgir dans la réalité commune en ludion surchauffé et me pencher sur l'actuel, la guerre d'Algérie par exemple (Les Derniers Jours d'un homme heureux), les conflits du Moyen-Orient aujourd'hui (avec Palestine). Mais le cercle magique de la fiction, c'est surtout la provocation permanente à transgresser les conventions du réalisme d'époque, seule façon de se projeter dans cette surréalité qui fonde toute vie conséquente: nous sommes captifs d'un miracle mutable à l'infini, mais secrètement, par les chemins abyssaux de l'imaginaire dont tout ce qui est humain procède, depuis la pyramide de Kheops jusqu'à la théorie des supercordes.
- Dans quelle filiation littéraire ou poétique vous situez-vous ?
- D'emblée vers quinze ans, Pascal, Baudelaire, Lautréamont, Poe m'ont envoûté, sauvé à demi du désastre de la rue. La poésie pour moi fut vraiment nourricière dans le désert où j'étais. Cela grâce à Michel, mon frère aîné aventureux, qui déjà dessinait et peignait, achetait des livres, s'affrontait comme un damné à la loi archaïque du père. Moi, je m'isolais dehors, en modeste fugueur, trouvant dans l'école buissonnière l'espace pour lire et écrire. Les Hauts de Hurle-vent, le Loup des steppes, la Nausée furent mes premières découvertes avec Gide en précepteur de fortune et Homère en ancêtre fondateur . Puis très vite Mallarmé, les présocratiques, Apollinaire et Milosz, les surréalistes, Breton après Chateaubriand. Stendhal et Dostoïevski. J'évitais longtemps ce qui me ressemblait le plus par une sorte d'instinct, craignant à juste titre la lecture palimpseste, avec Nerval et Daumal surtout. Plus tard mon œuvre de fiction, dramatique ou romanesque, s'emparera de maints auteurs de prédilection: Racine (Le Rat et le Cygne), D. H. Lawrence et Katherine Mansfield (Tout un printemps rempli de jacinthes), Renato Descartes (La Condition magique) H.G.Wells (Visite au musée du temps), Thomas De Quincey (Le Robot mélancolique), Shakespeare (Loin de Wittenberg) entre autres. En fait, outre la poésie fondatrice, ma filiation littéraire fut anarchique et arborescente, toujours en état de mutation, ce que reflètent assez des livres comme l'Univers , roman dictionnaire, et le Nouveau Magasin d'écriture complété depuis peu par un Nouveau Nouveau magasin d'écriture.
- Comment vivez-vous le rapport avec le Magasin. Que signifie-t-il et comment le remplissez-vous ?
- Le Magasin, c'est ma pauvre tête d'autodidacte roulant jour et nuit entre les rayonnages de la bibliothèque de Babel. J'ai l'impression à la fois exaltante et effrayante que je pourrais ne plus m'arrêter de multiplier les circuits analogiques, de provoquer les découvertes, les croisements d'imaginaires. L'analogie universelle dont parle Edgar Poe dans Euréka est le secret adamantin de l'espace symbolique et des langages, je m'y attache en forcené ludique dans ces ouvrages, comme pour me défaire sans remords des mille fictions que je n'aurais jamais le temps d'écrire.
- Que signifie pour vous le mot "exil" ? Comment vivez-vous la société ? Que cherchez-vous dans la compagnie des enfants et des laissés pour compte ? Et qu'y trouvez-vous ?
- L'exil, je l'ai connu enfant, mais sans référent, dans l'oubli de la traversée et de l'ailleurs, avec seulement le sentiment d'une grande lumière et de parfums perdus. Après l'expérience de la rue Pastourelle (que j'évoque dans un court récit, Les Indes de la mémoire, en clôture de La Vitesse de la lumière), le sentiment d'exil m'a envahi de la manière la plus intense, au sens platonicien: j'avais touché aux secrets ineffables, à l'impossible, et je revenais à moi, à ce moi pétri de ténèbres comme un aveugle de naissance après l'éblouissement qu'il ne saurait décrire. Mais l'exil est notre lot de créature de vent, la symbolisation y contraint: nous ne savons que nommer indéfiniment un contact perdu et cette distance en soi constitutive de l'humain (et que le soufi ou le cabaliste tente avec un succès mitigé de résorber) est en même temps sa grandeur et sa perdition. Le temps est l'étoffe même de cette relégation. Quelque chose d'absolument libre et salvateur a lieu pourtant à chaque instant perdu, hors de l'encéphalogramme plat des discours phatiques, comme si nous étions tous des bêtes obscures rampant sous un arbre de foudre et que chaque éclair soudain pourrait restituer au secret de l'univers, à la pure verticalité d'un savoir qui ne supporte aucune répétition. Cependant tout ce que je raconte là est d'ordre intime, à usage poétique ou secret. Dès lors que je rencontre les gens, amis ou inconnus, dans mes pérégrinations d'animateur d'atelier d'écriture par exemple, je n'ai qu'un objectif, aider chacun à dépasser les censures et les peurs réductrices, les handicaps de la formation, amener à prendre conscience que le langage n'est pas quelque chose d'hostile, d'extérieur à soi, mais qu'il est au contraire constitutif de l'individu, que nous sommes tous langage et qu'il s'agit de naître à lui, de naître à soi. Que toute la culture du monde ne suffit pas à séparer substantiellement l'analphabète de l'érudit, parce que la culture qui est tout n'est pourtant qu'une nuance entre toi et moi, nuance suffisante pour élever l'humain dans le règne mystérieux de l'inachevé, du temps, du salut.
- Que raconte votre oeuvre au plus profond ? Comment en évoqueriez-vous la basse continue ?
- Une persévérance musicale, je crois, aujourd'hui, une sorte de hantise. On pourrait arrêter après telle découverte ou tel accomplissement, arrêter d'écrire ou de malmener son piano, mais pourquoi le musicien cesserait-il de jouer une fois le concert donné? Et puis j'explore de livre en livre le sens de cet éloignement, toujours au bord de l'aventure extrême. Je voudrais aujourd'hui incliner cette tragédie de la connaissance du côté de la méditation. La sérénité, une fois le dépouillement accompli, ne vous garde certes pas des affres de l'incarnation, de la maladie et de la solitude. A travers l'art méandreux, je voudrais décanter encore et encore le secret qui m'habite et qu'il m'est douloureusement impossible de communiquer autrement. C'est là, un peu comme dans la musique baroque, la basse continue qui rythme les contrastes du récit au poème ou à l'essai dans mon travail. Un fond mélodique chiffré de métaphores.
(Cet entretien constitue l’un des éléments du dossier consacré à Hubert Haddad dans la dernière livraison du Passe-Muraille, No74. Commandes à Passe-muraille.admin@citycable.ch)
Hubert Haddad. Le Nouveau Nouveau Magasin d'écriture. Editions Zulma, 634p. -
Couleurs du noir
Notes sur un coin de table au Festival de Locarno
Ce n’est pas un propos bien original, ni paradoxal non plus, que d’évoquer les couleurs du noir : le peintre Soulages les a fait chanter à l'inifni et, au cinéma, elles se distribuent également selon le regard de chacun, avec toutes les nuances du blanc, du « gris suprême » de Renoir aux ciels plombés verts lessivés de la vidéo…
Un âpre et beau film québecois de la composition internationale, Elle veut le chaos, signé Denis Côté, joue admirablement sur la puissance expressive du noir et blanc, rappelant à la fois les épures photographiques d’un Walker Evans, dans les campagnes américaines de la Grande Dépression, et les films noirs de la même époque. Tant par ses cadrages « silencieux » que par la dramatisation saisissante de certains plans, le réalisateur canadien nous plonge dans un climat d’inquiétante étrangeté que d'autres couleurs que celles du noir dilueraient.
Sur la Piazza Grande, l’an dernier, c’est en hommage à ses premiers émois de cinéphile que Samuel Benchetrit usait du noir et blanc, en multipliant les citations de Carné, de Truffaut ou de Clouzot, et Jarmush était à la cafétéria. Dans la foulée, mais avec sa propre palette, Lionel Baier fait à son tour, sans l’acidité des gravures d’un Félix Vallotton, mais avec la même grâce érotique des courbes, jouer le noir et blanc dans Un autre homme.
Questions subsidiaires : que devient le noir dans les films en couleurs ? Et le blanc ? Et de quelles couleurs sont nos souvenirs ? Couleurs des Enfants du paradis ? Noir et blanc de Pierrot le fou ?
Images: Elle veut le chaos, de Denis Côté, et Un autre homme de Lionel Baier
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Baricco kitsch et toc
FESTIVAL DE LOCARNO Le premier film du célèbre écrivain italien, Lezione 21, a soumis la Piazza Grande à un cours pseudo-fellinien d’une cuistrerie rare…
Annoncé en grande pompe, et réunissant les noms très « vendeurs » de Beethoven, d’Alessandro Baricco et de John Hurt, le premier film de l’auteur de Soie, Novecento : pianiste ou Océan mer, pour ne citer que les titres les plus fameux de ce best-seller international, était évidemment très attendu. Que ce contempteur affirmé des Barbares (titre du recueil de ses chroniques dans La Repubblica), rompu eux techniques variées de la narration (il a fondé un célèbre atelier d’écriture à Turin) et doté d’une solide formation musicale, revisite la Neuvième Symphonie de Beethoven par le truchement d’un musicologue anglais excentrique, avait de quoi stimuler toutes les curiosités. Allait-on revivre le double bonheur musical et cinématographique de La flûte enchantée de Bergman ou, un degré en dessous, de l’Amadeus de Forman ? Hélas, cette Lezione 21 saisit au contraire par sa lourdeur didactique et, bien pire du point de vue du cinéma, par son indigence pseudo-baroque et la pseudo-modernité de son propos, convoquant les pires poncifs pseudo-poétiques, genre sous-Fellini délayé dans la pottermania.
L’argument de cette Lezione 21, dévelopant les thèses d’un certain professeur Mondrian Killroy (John Hurt), et fondant la « déconstruction » de la Neuvième Symphonie au regard des dernière années de Beethoven, revient à présenter l’œuvre comme une vengeance, une performance à base de ressentiment, un dernier «coup» assené par le compositeur aux abois confronté à l’incompréhension des autres et à son propre « vide », à la surdité et à la vieillesse. Nulle vraie beauté dans la Neuvième, au dire de l’extravagant Killroy, pour qui la fameuse Ode à la joie ne reflète aucune allégresse vécue (!) mais le seul « rêve de joie » d’un vieillard qui aurait perdu toute légèreté en ses dernières années.
Si la thèse se discute évidemment, qui entend démystifier une œuvre devenue «culte» - avec son chœur ressassé jusqu’au la nausée pour symboliser la fraternité voire l’urgence de « positiver » les jours de mauvais temps… -, sa modulation dément en revanche toute originalité et toute réelle invention formelle du point de vue de l’écriture cinématographique. D’un cliché à l’autre, l’on se dit, avec accablement, que bientôt Baricco va nous planter un voilier dans la forêt enneigée pour symboliser l’envol de la symphonie sous le souffle du génie créateur, et crac : voici le voilier du kitsch surgir dans la forêt supertoc…
Dès la première image de Lezione 21, on patine à la surface d’un cliché romantique, qui va se pailleter et se démultiplier en trouvailles d’une rare trivialité, feux d’artifice compris, tandis que les élèves du professeur s’encanaillent avec la même démagogie, entre bowling et bordel. Rien ne sera trop accrocheur dans ce récit aux images constamment flatteuses, juste ponctuées de citations de la Neuvième pour relancer la machine tournant à vide. Tout cela manquant absolument de cœur. Et quant à la joie, on n’en rêve même pas…
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Houellebecq en son île
Il suffit de se plonger dans la lecture de La possibilité d'une île pour oublier complètement, après un quart d'heure de lecture, le tapage et le clabaudage qui ont précédé la parution de ce livre. Tel est, en effet, le miracle de la vraie littérature que de nous transporter dans un monde parallèle à la fois imaginaire et tout aussi réel pourtant, plus signifiant en tout cas que la réalité brute. C'est d'ailleurs le propos même de La possibilité d'une île que de nous faire réfléchir à ce que nous vivons, en nous en donnant une image aux traits décalés, forcés, parfois même dérangeants ou insupportables par leurs grimaces. Or, le protagoniste contemporain de ce roman est justement un grimacier: un bouffon, un de ces humoristes médiatiques auxquels il est aujourd'hui permis, par exorcisme, de dire tout haut ce que pensent ou ressentent tout bas les « braves gens », dans les limites récemment rappelées par l'affaire Dieudonné.
Mise en abyme
Personnage de roman, Daniel 1 ira d'ailleurs beaucoup plus loin que Dieudonné dans la provocation, fort de la constatation que « l'attitude humoristique dans la vie, c'est de pouvoir se comporter comme un salaud en toute impunité », faisant alors fortune en alignant les spectacles grinçants, puis les films à tendance porno, puis le porno à tendance violente, non sans rester d'une lucidité douloureuse. Car Daniel 1, tout cynique qu'il paraisse, est une espèce d'enfant du siècle clairvoyant, sans préjugés, curieux de tout, mais également mélancolique. Si le vibrionnant Jamel Debbouze le taxe de « mec hypercool », c'est sans se douter que Daniel 1, comme Michel Houellebecq, auquel il ressemble évidemment, lit Balzac et Schopenhauer, se passionne pour la signification profonde de l'évolution des mœurs de notre drôle d'espèce et scrute sur lui-même les effets du vieillissement, passant d'une femme chérie qui se flétrit à une jeune beauté dont il tombe éperdument amoureux à l'approche de la cinquantaine …
Le récit de vie de Daniel 1, qui vécut à notre époque, constitue le gros morceau de La possibilité d'une île, alternant avec celui de Daniel 25, clone du premier et vivant dans un très lointain futur, où la vie des néohumains, cloîtrés dans des périmètres protégés, se poursuit à l'écart des derniers représentants de notre espèce, réduits à la sauvagerie et s'entre-dévorant dans les détritus. Entre Daniel 1 et Daniel 25, de grandes mutations ont eu lieu, de la Première Diminution, consommant la fonte des glaces, au Grand Assèchement, entre autres catastrophes, et la néohumanité a beaucoup évolué elle aussi, abandonnant le rire à un moment donné et les larmes un peu plus tard (à l'époque de Daniel 9), seul l'amour des chiens demeurant intact …
Tout cela relève de la sciencefiction, mais l'intérêt du roman de Michel Houellebecq tient à l'intrusion, dans la SF, de l'observation intimiste (avec les histoires d'amour d'Isabelle et d'Esther), de la vie végétative et du débat sur les fins humaines, à égale distance de Pascal et des visionnaires kitsch du New Age … Aussi, La possibilité d'une île est un tableau remarquable des mœurs de notre temps, de la fabrication d'un journal de nymphettes à la production d'un snuff-movie, (film érotique avec mise à mort réelle) en passant par les joyeusetés de l'art branché et la mise sur orbite d'un gourou de mondiale influence. A cet égard. Michel Houellebecq rejoint les grands observateurs de l'époque, tels Philip Roth ou J. M. Coetzee …
Surtout et plus que jamais: Houellebecq achoppe à la déprime contemporaine, à l'affrontement du mâle et de la femelle, à la terreur du vieillissement dans une société de plus en plus axée sur la compétition et l'élimination des faibles. Son bouffon a la liberté d'exprimer des situations proprement révoltantes et si réelles pourtant. Passionné de science, le romancier nourrit en outre son ouvrage d'observations sur les neurosciences ou la génétique qui n'ont rien de pédant.
Très réjouissant aussi: que l'humour de Michel Houellebecq soit comme apaisé, ses personnages infiniment plus nuancés dans leurs modulations (à commencer par les femmes) et son écriture, retrouvant la santé d ' Extension du domaine de la lutte, en plus ample et plus affirmé, d'un écrivain majeur. Ni Flaubert ni Céline, car il ne travaille pas dans la ciselure ou la fine musique, mais plutôt dans la filière Balzac-Zola pour l'observation et l'énergie « électrique » de la phrase, également du côté des Anglo-Saxons portés sur la conjecture, Philip K. Dick ou J. M. Ballard. Déprimant disent certains ? Pas du tout à nos yeux: stimulant au possible ! Passionnant jusque dans les sujets de désaccord !
Michel Houellebecq. La possibilité d'une île. Fayard, 485 pp.Cet article a paru dans les colonnes de 24 Heures le 1er septembre 2005.
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Houellebecq visionnaire
Première mondiale de La possibilité d'une île
Les monts boisés surplombant Locarno avaient quelque chose, tout à l’heure, d’intensément péruvien. Dans le ciel bleu jade, un extravagant cumulus rose foncé se nuançait d’or en fusion du côté du couchant. A nos pieds, le noir de l’asphalte suggérait la planète de nulle part dont nous sortions après avoir vu La possibilité d’une île dont les dernières séquences, réunissant un néo-humain, son chien Fox et une beauté noire, évoquent le monde d’après toutes les destructions, à l’aube d’une vie nouvelle - et surgit alors le grand beau bus jaune du retour à la réalité…
Comme lorsqu’on sort de certaines expositions de peinture, notre regard est comme lavé à la fin du premier film de Michel Houellebecq. Sûrement pas l’œuvre d’un grand cinéaste, mais celle d’une espèce de visionnaire de son propre univers, comme s’il projetait son roman en images oniriques, grand labyrinthe dont l’entrée se fait par la voie de la dérision et qui débouche sur le splendeur restituée de la plus sauvage nature aux vestiges immémoriaux de culture humaine : Locarno Machu Pichu !
Le film « tiré » de La possibilité d’une île a-t-il beaucoup à voir avec le plus beau livre de Michel Houellebecq ? Oui et non. Une étrangeté absolue s’y mêle immédiatement à toutes les formes de quête du bonheur et d’immortalité à la petite semaine. Mais rien d’un film de science fiction à effets. Point de sexe. Point de spéculations. Une espèce de rêve éveillé qui va vers la beauté hallucinante du réel. Le chien Fox en est le très tendre guide…
Festival international de Locarno, samedi 9 août, La Sala, 21h.
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Lionel Baier mêle satire et sensualité
Seul ouvrage suisse en compétition internationale au Festival de Locarno, Un autre homme, le nouveau film du réalisateur lausannois, miracle de créativité tous azimuts, marque une nouvelle avancée, avec des acteurs remarquables. Nicolas Bideau, notre Monsieur Cinéma a-t-il manqué le coche !
Les locaux de la rédaction de 24Heures sont parfois hantés par de drôles de gens. On y a vu, ainsi, les pieds sur la table de son bureau, une certaine Rosa, critique de cinéma du genre snob qui-tue-qui-pue, incarnée par la douce et belle Natacha Koutchoumov, formidable dans ce rôle à contre-emploi d’Un autre homme, dernier film de Lionel Baier. Celui-ci, pas vraiment du genre à s’excuser de l’implication (fictive) peu flatteuse de notre journal, lui a cependant réservé la primeur d’une avant-vision.
Une partie de la critique incendiera peut-être Lionel Baier pour lui apprendre à stigmatiser ses pratiques, sa morgue occasionnelle et son éthique. Mais l’amour du cinéma devrait faire passer l’amère pilule, car à l’évidence d’une écriture originale (déjà plus qu’évidente dans les films précédents de l’auteur, notamment Garçon stupide et Comme des voleurs), s’ajoute ici les qualités multiples d’une forme « en fusion » où la fluidité parfaite de la narration va de pair avec la « musique » des plans et les « mouvements » de la bande sonore, la beauté moelleuse du noir et blanc – aussi lyrique dans son approche de la nature qu’à la caresse des visages et des corps – la justesse aussi d’un dialogue (signé Baier comme la caméra !) à peu près sans faille.
Le pouvoir de la critique
Du point de vue de l’observation sociale et psychologique, Un autre homme, qui capte les phénomènes de rivalité mimétique liés à l’arrivisme social et/où à la guerre des sexes, est déjà passionnant. Bien plus qu’au dénigrement facile de l’activité critique, Baier s’applique à saisir le mécanismes de mise en valeur personnelle, de séduction ou d’exclusion, qui accompagnent une activité « créatrice » garante d’un certain pouvoir. Avec son bagage de docte médiéviste, François Robin (Robin Harsch, tout à fait excellent), dont l’amie Christine (Elodie Weber, également épatante) est enseignante à la Vallée de Joux, se pointe dans le journal local pour y «piger ». On lui propose les renards écrasés: la chronique cinématographique lui semble plus « classe ». Snob à sa façon, « attendant son heure », il ne tient aucun compte du public (moins encore de l’exploitante du seul cinéma du coin) et multiplie les jugements sans appel. Débarquant à Lausanne où il accédera aux « visions de presse », Robin va passer de la terre à terre Christine, que ses prétentions n’éblouissent guère, à la très chic Rosa, qui l’humilie tout en faisant de lui sa chose. Une scène érotique très réussie, où le garçon se fait littéralement «mener par le sac » au moyen de baguettes chinoises, illustre un rapport de force qui se retrouve dans une émission de radio et une interview avec LA star (Bulle Ogier), mais le plus étonnant du film est qu’il joue à la fois sur la satire et l’émotion , la cruauté et la sensualité (l’ombre de Félix Vallotton, érotomane puritain, se faufile entre les corps), le noir des desseins humains et la blancheur de la neige ou de la chair…
Baier-Bideau et les Panini
Un autre homme a tant intéressé Frédéric Maire qu’il l’a inscrit dans la compétition internationale du Festival de Locarno – seule présence suisse. Nicolas Bideau, pour sa part, n’avait pas été convaincu par le projet. Ainsi a-t-il refusé, avec ses experts, de soutenir ce film à petit budget (enrviron 350.000 francs), dont pas une mention n’est faite par ailleurs dans la brochure promotionnelle imitant le style des Panini et publiée à l’occasion du Festival. Renseignement prix : c’est le cinéaste lui-même qui a refusé de se prêter à cette opération marketing, selon lui « hideuse».
A Locarno : Un autre homme de Lionel Baier, 9 août, FEVI, 16h.15