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Carnets de JLK - Page 170

  • Inch Allah

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    …La jument arabe, on s'y était fait depuis des générations, dans nos contrées, mais les Sarrasins en armes, ça ne s’était plus tant vu depuis Hannibal, sauf dans les rêves de certains anciens du côté de Bagnes, et voici qu’après les Sénégalais de l’autre versant du Mont, ce sont les Kabyles qui se pointent sur l’Alpage des Fribourgeois - vingt dieux de Marie, on va voir le lait que ça donne avec tout leur couscous ramadan...
    Image : Philip Seelen

  • Failles de la destinée

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    Le dernier roman de Nancy Huston
    Le sentiment de ne pas connaître les êtres qui nous sont les plus proches touche parfois au vertige, et ce peut être une des vertus du roman d’éclairer ces gouffres qui séparent les membres d’une même famille rassemblés sur telle photo de groupe. Or le nouveau roman de Nancy Huston pourrait être comparé à une série de portraits d’enfants issus de diverses époques, deux garçons et deux filles en l’occurrence, tous âgés de six ans, et qui, en commençant de parler l’un après l’autre, raconteraient en somme, avec celle de leur famille, l’histoire du XXe siècle. Telle en effet la « contrainte » de ce roman composé de quatre monologues successifs : que chacun des narrateurs s’exprime au même âge, le premier (Sol) en 2004, le deuxième (Randall, père du précédent) en 1982, la troisième (Sadie, mère de Randall) en 1962 et la quatrième (Christina, mère de Sadie) en 1944. Une telle construction, comme celle des mémorables Variations Goldberg, pourrait fleurer l’artifice, mais c’est tout le talent de Nancy Huston de faire alterner ces quatre voix en les individualisant à merveille pour donner finalement, comme en perspective cavalière, l’impression d’un vaste concert-conversation qui se tiendrait dans l’espace temporel d’un demi-siècle.
    Tremblement du temps
    Le trouble croissant qui se dégage de ce roman tient au fait que, dès le monologue de Sol, petit génie autoproclamé de l’ère Bush auquel on allongerait volontiers une claque, chaque personnage va nous sembler de tous les âges et confronter le lecteur à tous les avatars de sa propre destinée. Ainsi y a–t-il déjà de l’adulte très con chez Sol, que sa mère choie avec des attentions d’adolescente pouponnant son Mec-barbie, alors que la vieille Kristina, arrière-grand-mère de Sol, a des airs de sale gamine en dépit d’un long passé compliqué et d’une carrière de grande artiste. Or il résulte, de ce tremblement des âges dans le temps de chacun, inséré dans le tremblement du temps de l’époque, une saisissante impression mêlée de fragilité et de force, comme lorsqu’on tient un nouveau-né entre ses mains ou qu’on caresse la main d’un vieillard.
    Non l’absurde, mais l’aléatoire
    Le sentiment profond qui se dégage d’un roman est souvent plus important que l’« histoire », et c’est ce qui nous semble caractériser particulièrement les livres de Nancy Huston, même si l’histoire que chaque personnage raconte ici, modifiant la précédente en la complétant, est évidemment très importante. Le petit Sol, en 2004, se voit en Héros de l’Amérique du cow-boy Bush, mais un grain de beauté signale peut-être sa faille, tout en le reliant à sa bisaïeule, blonde enfant volée par les nazis soixante ans plus tôt. Son père Randall, à défaut de briller en Irak, « assure » comme il peut dans sa boîte de robotique, avant que son récit nous transporte en Israël à l’époque de Sabra et Chatila, parce que sa mère Sadie, pour compenser une blessure qu’elle révélera dans le chapitre suivant, a fait de la Shoah son obsédante Cause. Et d’une ligne de faille à l’autre, quatre générations remonteront à une improbable « origine », où nul idéologue de la race ou des religions n’y retrouvera ses petits…
    Est-ce à dire alors que l’identité de chacun ne relève que d’un bricolage artificiel, ou que la filiation ne soit qu’une fiction de plus ? Tel n’est pas le sentiment, une fois encore, qui se dégage de ce dévoilement progressif d’une famille humaine tissée de ressemblances et de différences, traversée par ce qu’on est tenté de dire simplement, en fin de compte « la vie » - le souffle de la vie que l’écriture de Nancy Huston déploie si magnifiquement dans tous ses mouvements et sa fraîcheur tonique.
    Nancy Huston. Lignes de faille. Actes Sud, 487p.

    Cet article a paru dans l'édition de 24 heures  du mardi 26 septembre 2006. 

  • Dépossession

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    … Ils sont au bord de la lumière déclinée, à l’orée du noir où le silence se fait, à la lisière de la nuit où s’amenuise l’ultime rayon de sang, ils descendent en eux-mêmes et la nuit les bénit…
    Image : Philip Seelen, ce soir, 18h.50.

  • Oraison

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    …Ils sont montés avec la lumière et tout les poussait au ciel ce soir-là, dans le ciel ils s’ouvraient à contre-nuit, seul le silence entendit leur hymne de vivants aux mains offertes…
    Image : Philip Seelen, ce soir, 18h.40

  • Ceux qui veillent

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    Celui que la jactance universelle n’atteint pas / Celle qui brave la mesquinerie / Ceux que la jalousie rend bêtes et méchants / Celui qui sait que cette société va dans le mur / Celle qui lit des poèmes de Cesare Pavese pour se laver de la saleté multimédiatique / Ceux qui renoncent à tout ce qui les distrait de Cela / Celui que rien ne trouble dans son psaume quotidien / Celle qui entre en ascèse de travail à l'impasse des Philosophes / Ceux qui n’attendent plus le Nouveau Produit / Celui qui cherche un nom à sa joie matinale / Celle qui aime marcher seule dans les forêts de mélèzes entre la mi-octobre et fin novembre / Ceux que la bonté de leur confrère au visage de grand brûlé font conclure à son besoin de compensation affective / Celui qui reste une énigme aux yeux de ses proches / Celle qui découvre enfin la beauté du regard de son chien Patou / Ceux qui vont peindre ensemble des bords de voies de chemin de fer et des terrains vagues / Celui que Van Beethoven délivre de la stupidité cupide et de la cupidité stupide de ses collègues cambistes / Celle que nulle bassesse de ses associées ne touche plus / Ceux qui ne voient pas ce qui ressuscite à tout moment / Celui qui souhaite en somme la catastrophe qu’il décrit dans ses livres à succès / Celle que l’insuccès de son dernier roman incite à penser que la France n’est plus ce qu’elle fut / Ceux que leur ferveur commune transporte de gaîté enfantine / Celui qui découvre un monde par les yeux de son nouvel ami / Celle qui préfère la voix de Johnny Cash à celle de Luciano Pavarotti mais n’ose pas le dire en présence de sa cousine Gilberte doctorante en musicologie qui terrorise toute la tribu des Vallotton / Celui qui évite désormais toute forme de clabaudage / Celle qui se détache peu à peu de tous ceux qui la critiquent depuis qu’elle passe tant de temps (trop de temps, pensent-ils) à lire / Ceux qui continuent d’écrire sans savoir pourquoi, etc.

    Image: Philip Seelen

  • L’Oncle

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    …Voilà celui qu’on appelle Zio, tu le mates et tu te le graves dans le disque dur vu qu’il n’y en a pas deux comme ça, tu vois déjà ce gabarit et ses paluches, mais si tu lui scannais le mental tu verrais le film gore ab-so-lu, bref Zio c’est pas santo subito, ça tu peux me croire, mais voilà la boîte de pralinés que tu vas lui offrir, mon chéri, avec ton plus joli sourire de neveu préféré …
    Image : Philip Seelen

  • Les Arlequins de Nabokov

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    En lisant Détails d’un coucher de soleil

    Ce sont d’abord des images à foison. Des ambiances, des prises de vue au flash stylographique, des métaphores, des formules frappées comme des médailles.
    L’étoile bleue d’une étincelle de tramway, dans une rue de Berlin évoquant un décor de théâtre. Une jungle à myrtilles, au fond du parc d’un grand domaine russe, où des enfants ensoleillés vont se barbouiller de pulpe violette. Le désert silencieux d’un hôtel particulier de Saint-Pétersbourg, dont la lumière des lampes, terne et jaune en hiver, se reflète sur le linoléum enduit de colophane. Tout cela saisi avec son poids spécifique et sa rondeur très concrète, quand bien même la réalité serait transfigurée, chez Nabokov, par la double alchimie de la mémoire et du style.

    Et ces souvenirs soudain rassemblés, comme une limaille multicolore, d’un voyage de noces traversant pays et saisons. Ou ces tortues du zoo de Berlin, enfonçant leurs têtes plates et ridées dans un monceau de légumes mouillés pour mâcher « salement » leurs feuilles. Ou cette table mise, dans un appartement saturé de parfum de femme, pour un souper très intime. Ou cet autre domaine russe enseveli sous les monceaux de neige.
    Enfin tous ces moments dont la substance paraît tout à coup plus dense, où l’on voit mieux, comme sous une loupe, chaque détail de la tapisserie du monde ; et tous ces lieux, aussi, qu’un grand tremblement de passion ou qu’une tristesse de catastrophe incorporent à jamais à notre mémoire vive.

    Si telle rue de Berlin, à tel moment de flamboyant crépuscule, dans les Détails d’un coucher de soleil, nous apparaît avec tant de relief, c’est que l’artiste a entreprise de raconter, dans un branle-bas d’images qui semble faire participer le monde entier à l’événement, la fin tragi-comique de Mark le blond, le « veinard en col dur », charmant vendeur de cravates dont la ferraille déambulatoire d’un tramway interrompt brutalement la course censée le jeter dans les bras de sa fiancée Klara, laquelle ne veut d’ailleurs plus entendre parler de lui – mais le pauvre pompon l’ignore.

    Faits divers banalissime ? A n’en pas douter. Mais qui n’en devient pas moins, ici, le prétexte à restituer avec des moyens techniques typiquement « années vingt », qui rappellent à la fois le cinéma, la peinture futuriste et les formes narratives de Boulgakov, de Zamiatine ou de Pilniak, l’atmosphère de Berlin que le jeune exilé a bel et bien connue, mais alors transfigurée.

    Vladimir Nabokov est de ces écrivains que rebutent le réalisme et l’aveu direct, mais dont les œuvres sont à la fois tissées de réminiscences autobiographiques. Ses romans, tels Pnine, Lolita ou Regarde les arlequins, l’illustrent aussi bien que ses quatre cycles de nouvelles, de L’extermination des tyrans à Mademoiselle O, en passant par Une beauté russe.

    Nabokov4.JPGOr, pour en revenir au dernier recueil paru, le petit Pierre d’ Une mauvaise journée, ou les jeunes exilés russes dont nous suivons les tribulations poignantes dans Le retour de Tchorb et La sonnette, sont-ils les doubles littéraires de Nabokov ? Peu importe à vrai dire !

    Car ce qui compte, en l’occurrence, tient précisément à la transformation du plomb en or, au passage du gris à l’enluminure, ou du particulier à l’universel. Ce qui nous touche, dans le triste après-midi que passe le garçon d’ Une mauvaise journée au milieu d’autres gosses qui le rejettent, c’est que Nabokov y capte l’essence de la détresse adolescente. Dans Le retour de Tchorb, autant que le dénouement grinçant, voire scabreux, d’un drame épouvantable, c’est la prodigieuse remémoration à laquelle se livre le protagoniste des beaux jours partagés, après la mort de la femme aimée. Avec La sonnette, comme dans Retrouvailles, c’est la façon de dire, sans lamento d’aucune sorte, l’errance et la solitude de l’exilé.

    Il y a chez Vladimir Nabokov, un magicien de la langue, dont les jeux d’esprit nous éblouissent, comme dans La défense Loujine ou Feu pâle, d’autres de ses fameux romans.

    Cependant, la lecture de ses nouvelles nous rappelle que l’écrivain est également un poète du sentiment, même si la pudeur voile chez lui toute effusion. Est-ce parce qu’on fait voler en éclats les clichés du toc sentimental ou de la mauvaise littérature qu’on est, pour autant, un cynique ou un cœur sec ? Tout au contraire, et la lecture de Noël, ressaisissant ici le désespoir d’un père qui vient de perdre son fils, achèvera sans doute de convaincre le lecteur que l’habit d’arlequin dont aimait à se parer l’écrivain dissimulait, aussi, un homme de cœur.

    Vladimir Nabokov. Détails d'une coucher de soleil. Editions Julliard, 1985. Traduit de l’anglais par Maurice et Yvonne Couturier et par Vladimir Sikorsky.
    Photo de Horst Tappe

  • Aux enfers de l'agréable

    Ellis.jpgBret Easton Ellis, de Zombies à Lunar Park
    La vérité peut-elle sortir de la bouche d’un enfant pourri ? Et la vérité sur un monde pourri a-t-elle le moindre intérêt ? Ces deux questions se posent, avec plus ou moins de pertinence, à l’approche du plus célèbre et, souvent, du plus mal compris des nouveaux écrivains américains – du plus mal traduit aussi en ce qui concerne Zombies. Le malentendu s’est accentué à l’occasion du scandale retentissant qu’a provoqué la publication d’American Psycho, roman passionnant mais inabouti et parfois complaisant, où le romancier relatait la dérive d’un golden boy dans l’horreur fantasmatique d’un serial killer. La composante la plus singulière de ce roman d’une violence inouïe – en apparence tout au moins, à la surface des mots – tenait à la confusion systématique de ce qu’on appelle la réalité et le champ d’action imaginaire du tueur. Gorillage narquois du Bûcher des vanités de l’élégant Tom Wolfe, American Psycho poussait beaucoup plus loin la description d’une société de battants oscillant entre les clichés de la réussite les plus flatteurs et une constante compulsion d’inassouvissement et de meurtre. D’un thème aux résonances dostoïevskiennes, le « jeune » écrivain a tiré un roman « panique » intéressant, mais alourdi de chapitres redondants, notamment sur la culture rock. Pourtant c’est tout autre chose qu’on lui a reproché : on le taxa de sadisme  parce que son protagoniste se montrait aussi violent que les personnages des vidéos dont il s’abreuvait, de misogynie sous prétexte que des femmes étaient violées et assassinées au fil des pages. Surtout on admettait mal que Bret Easton Ellis, produit typique de la société américaine dorée sur tranche, pût s’enrichir en brossant le tableau de la dégénérescence de son propre milieu. C’était ne pas voir que l’écrivain n’avait jamais fait autre chose que de décrire son entourage avec la lucidité d’un sale môme blessé. C’était ne rien saisir non plus de l’enjeu de son livre, poussant à l’extrême la représentation de la folie collective d’une société pourrie.

    Dès Moins que zéro, Bret Easton Ellis avait commencé de peindre le milieu de l’adolescence californienne au tournant des années 80 (il est né en 1964), flottant entre luxe et sexe, détresse affective et drogues douces ou dures. Dans Les lois de l’attraction, l’observation se développait à l’université, sur le mensonge oblitérant toutes les relations sous couvert de libération sexuelle et d’épanouissement apparent. En multipliant les points de vue des narrateurs successifs, le romancier parvenait à une sorte de mise à nu d’une ronde plus sinistre et déchirante que celle d’un Schnitzler au début du XXe siècle.
    Quant aux treize récits de Zombies (en anglais The Informers) qui nous ramènent aux débuts de l’écrivain, ils donnent une idée forte de la largeur du spectre d’observation et de l’hypersensibilité de l’auteur, entièrement investie dans son écriture, telle qu’on la retrouve exacerbée dans Lunar Park à l’autre bout de son parcours.
    Situées à Los Angeles au début des années 80, ces nouvelles évoquent une humanité stéréotypée, bronzée, souvent droguée, aux prénoms et aux silhouettes interchangeables de beaux surfers ou de belles actrices de TV (on a droit à ce titre après une pub de trois minutes), tous également informés, informants ou informes.
    Les situations de la narration rappellent souvent des standards de sit-coms tels qu’en débite la TV américaine à dose mégavomitive, en version superluxe et multisexuelle. Au présent de l’indicatif, Bruce téléphone de L.A. à son ami resté au New Hampshire pour lui raconter ses dernières rencontres (un certain Robert qui « pèse à peu près trois cents millions de dollars » et une certaine Lauren vraiment super) tandis que son interlocuteur, qui l’a déjà remplacé, se rappelle vaguement leurs vagues bons moments. Ou ce sont quatre amis qui se retrouvent dans un restau italien de Westwood, très gênés d’avoir à évoquer la mort (quelle horreur ce sujet, la mort, vraiment pas super) d’un proche crashé en voiture sous l’effet de la dope, un an auparavant ; et ce qu’on apprend, dans la foulée, c’est que toutes les les relations entre ces quatre présumés « intimes » sont faisandées. Ensuite on voit une femme bourrée de médics, dont le fils se shoote et que son mari ne supporte que pour autant qu’elle sourie aux photographes de  Hollywood. Ou c’est un père qui cherche à regagner la complicité de son fils qu’il emmène à Hawaï pour récolter les fruits amer de son manque total d’intérêt réel pour son ado. Et voici la vérité de l’enfant pourri : vous m’avez tout donné, sauf ce qui fait vivre et respirer. Bref, rarement on aura traduit le monstrueux ennui que c’est de jouir à vide ou de souffrir sans être aperçu ou entendu de quiconque.
    Et tout ce que note Bret Easton Ellis de la société qu’il observe nous parle évidemment puisque tout inter-communique désormais dans l’ubiquité et l’instantanéité mondialisées. Qu’il s’agisse de ce rocker perclus de coke qui se traîne sur les scènes japonaises en cherchant à se rappeler un vague bon moment avec son groupe scié par un suicide, ou de cette jeune fille écrivant des lettres sans réponses à un petit ami, décrivant à celui-ci, qui ne répond pas, sa lente descente aux enfers de l’agréable : tout cela relève aussi bien de la ressaisie de sentiments largement partagées par les temps qui courent.
    S’il arrive à Bret Easton Ellis de représenter, dans plusieurs de ses nouvelles, des situations parodiant la pire matière gore, où l’on voit par exemple des paumés paniqués massacrer un enfant, ou des vampires s’adonner à leur penchant comme à un jeu de société (ce fut un temps très à la mode à Beverley Hills), c’est évidemment par esprit de conséquence, comme lorsqu’un Bukowski raconte l’histoire du couple stockant dans son frigo les morceaux du jeune autostoppeur qu’il a ramassé au bord d’une autoroute, pour les déguster à l’heure du SuperBowl. Nul cynisme en cela, juste un peu d’exagération, n’est-ce pas, et encore… On sait par ailleurs quel doux poète est l’affreux Hank. Et de même Bret Easton Ellis est-il au fond un bon garçon plein de sensibilité et de révolte contre toute forme d’inhumanité, comme l’illustre Lunar Park, quitte à relancer de nouveau malentendus. C’est que, du behaviourisme tout extérieur de Less than zero ou d’American Psycho, l’on pénètre, avec Lunar Park, plus en profondeur et en nuances subtiles, au cœur de l'oeuvre d’un romancier, devenu son propre personnage, qui ne s’était jamais exposé à ce point…   


    Tous les livres traduits de Bret Easton Ellis sont disponibles en collections de poche. La première édition de Zombies date de 1996, chez Laffont (collection Pavillons), dans une très piètre traduction…

     

  • Vue sur la mer

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    …L’avantage de la prison sur le couvent, c’est que la Poésie est une question de vie ou de mort et que t’as pas d’échappe: ou tu t’avachis devant le poste à regarder Michel Drucker te regarder, ou tu tords le cou au nul qu’il y a en toi et tu t’envoles comme Rimbaud qui voyait la face de Dieu jusque sur les murs des chiottes…
    Image : Philip Seelen

  • Dune

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    …De toute évidence il s’agit là d’une planète aux mystères insondables, dont la recherche des trésors cachés nécessitera des préliminaires et du doigté, en aucun cas ne vous laissez abuser par ses dehors de plaine languide : nous sommes en présence d’une Nature éruptive, éminemment sensible aux fluences lunaires non moins qu’imprévisible en ses sautes d'humeurs fluides…
    Image : Philip Seelen

  • Dans le temps

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    Le temps était devant nous avec les enfants : les journées étaient plus longues, nous aurons souvent veillé à les entendre chialer sous les morsures des dents de la nuit, nous les avons maudits d’en baver ainsi sans se la coincer, nous avons été tentés de les secouer pour les faire taire mais nous nous sommes retenus, nous avons été tentés de les balancer par-dessus bord mais nous avons suspendu notre geste sans que le temps ne suspende son vol pour autant, donc le temps passait et les enfants poussaient, il y eut d’entières matinées et de longues après-midi à ne s’occuper que d’eux qui se prenaient naturellement pour le centre du monde, et c’était vrai : les enfants, en leur centre, nous révélèrent le monde.
    Les enfants nous ont révélé la perfection de la Création. Prométhée s’agite vainement sur son rocher tandis que l’Enfant te défie en se trouvant simplement là, sous l’aspect de ce machin emmailloté qui va te faire ramper, le servir à genoux, endurer courroux et quatre volontés, mais plus que tout : reconnaître en lui le possible Dieu vivant, dix orteils parfaits, des yeux qui s’ouvrent et se referment, un souffle et déjà la pompe puissante d’un cœur, il y aurait de quoi s’attendrir et mignoter alors que Prométhée, soudain attentif, se sent soudain petit crevé devant cette Bible possible d’une vie ou ce Coran, comme tu voudras, cette espèce de Maharabata ou cette espèce de recueil de Fioretti transmis de maisons en maisons - cette épopée d’un chef de guerre possible ou d’une sainte éventuelle.
    La sainte éventuelle nous fait des cacas bien moulés et ses premiers sourires. Le virtuel Tamerlan trépigne avant de marcher et postillonne avant de parler. La mère s’active quant à elle, tout à son affaire, qui se passe de cogitations et de constats. Le père qui se veut moderne sera plus présent que son père et les pères de nos pères, mais c’est à titre en somme de suppléant tandis que la mère se consacre à l’enfant, point barre.
    L’enfant révèle la mère au père, de même que l’enfant révèle les pères aux mères et aux mères des mères. L’enfant nous fait revisiter la maison dans toutes les positions. Il est de nombreuses maisons dans la chambre de l’enfant. Toute la caravane de la smala passe par le chas de l’aiguille de l’enfant. L’enfant sera, pour cent ans au moins, la mesure à la fois de notre présence et de la réalité reconsidérée du peintre devant sa toile. Tout va devenir jeu d’enfant pour le peintre et le musicien, à l’observation de l’Enfant, mais cela prendra bien une vie. Et l’employé de banque, le pharmacien vétilleux, l’inspecteur d’assurances deviendront eux-mêmes artistes et poètes s’ils consentent à prendre garde à l’enfant, DEDANS pour commencer et ensuite DEHORS, et au jour d’aujourd’hui, selon l’expression de mon grand-père, dit le Président, autant que dans le temps, comme il le disait aussi.
    Dans le temps nous ne faisions pas tant d’histoires, renauderait notre mère-grand s’il lui était donné d’observer l’enfant au jour d’aujourd’hui, étant entendu que, certes joli quelque temps, l’enfant n’est finalement qu’un enfant, de même que l’adolescent n’est qu’un adolescent et que ça leur passera avant que ça nous reprenne, selon son expression. Toute vouée qu’elle eût été aux petits soins des enfants et des adolescents de la smala, notre mère-grand ne se laissait point mener par le bout du nez et restait sur son quant à soi tandis que les institutrices et autres instruits de la smala commençaient de se préoccuper de la Psychologie de l’Enfant.
    Or la psychologie de l’enfant, tout entremêlée à la physiologie de l’enfant et aux variantes climatériques des effets de la prairie voisine sur les allergies virtuelles de l’enfant, l’étude fine de l’affectivité de l’enfant dans tous les cas de figure du bon environnement ou de la circonstance pathogène, l’enfant sous la loupe ou l’enfant suivi à la longue-vue dès lors qu’il passe plus de temps DEHORS que DEDANS et semble s’en accommoder de mieux en mieux, le sauvage, la tranquillité de l’enfant aux longs dimanches de pluie ou la fausse candeur de l’enfant menteur, la mine de fouine de l’enfant devenu sournois d’être malmené, l’enfant matois comme le père de son père fermier pauvre, l’enfant gâté par son père gâteau ou le père de son père gâteux, l’enfant adulé ou rejeté - tous ces avatars de l’enfant sempiternel et sans âge et sous toutes ses coutures, nous les aurons consignés et inventoriés dans les grimoires de nos mémoires, dûment classifiés et archivés d’heure en heure et de siècle en siècle jusqu’au jour d’aujourdhui, selon l’expression.
    Ce temps que nos mères et les mères de nos mères évoquaient en disant simplement dans le temps, sans y penser, l’enfant nous y a ramenés à genoux et en processions, comme les processions à genoux de Liliputiens s’affairant, dans la chambre de l’enfant, autour de l’enfant ligoté par son père en sa qualité de Gulliver.
    Ce géant que, dans le temps, figure à mes yeux l’enfant de toujours et de partout, je le retrouve ce matin en levant les yeux vers le ciel sans heures après m’être délivré des liens de mots qui m’auront ligoté tant d’années durant.
    Dans le temps où les mères et les mères de nos mères vivaient encore, nous ignorions bonnement ce qu’est un corps ligoté pour l’éternité, selon l’expression. Or il m’advint, encore enfant, de voir un jour notre mère-grand comme ligotée pour l’éternité, sur son grand lit de mariée éternelle où de probables Liliputiens l’avaient hissée et allongée, impassible et géante – il m’advint de voir CELA.
    Jamais, cependant, je le comprends à présent, jamais CELA ne me serait revenu sans la révélation, à l’apparition de l’enfant, de ce que CELA représente en réalité.
    Mon réalisme tâtonne entre une déception d’enfance et tous les élans vers le ciel que m’ont inspiré tous les dégoûts. Mon réalisme est tissé de toutes les révélations de l’enfant, qui te lie et te délie du matin au soir tous les jours que Dieu fait, selon l’expression. Mon réalisme, prénom Ludmila, ne se fera jamais à ce que le Spécialiste ligoté dans ses préjugés dit la réalité de principe, qui n’en est que le masque maquillé. Mon réalisme, plein de tous les prénoms de la terre, est cette pierre de silence absorbant tous les mots qui balbutient tous les maux de la terre. Mon réalisme n’a pas de mots réellement adaptés à ce qu’il pressent de réel DEDANS et DEHORS.
    Un rire d’enfant a dessiné, tel jour, le contour d’un prénom sans pareil. Prénom Cécile, prénom Loyse - et celle-ci de nous interpeller tel jour qu’on dira plus tard dans le temps: et le prénom de Dieu c’est quoi, nom de Dieu ?

    (Extrait de L’Enfant prodigue, pp. 158-160)

    Photo JLK: Aube à Camperduin, Pays-Bas, octobre 2007.

  • La fauve attitude

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    …De toute façon, la vie dans la brousse n’était pas si excitante que ça, et puis défier un dompteur sur la piste puant la pisse, devant mille tondus et pelées transis de terreur, est aussi grisant que de poser nu pour un sculpteur à la mode, sans compter que les enfants et les jolies femmes raffolent toujours de nous à l’état de peluches ou de pelisses…
    Image : Philip Seelen

  • Un grand Goncourt 2008 !

    Rahimi2.jpgMcCarthy3.jpgA propos de Cormac McCarthy et d'Atiq Rahimi

    A La Désirade, ce dimanche 9 novembre 2008. - C’est avec un grand livre que cette année 2008 a commencé, et c’est avec un autre grand livre qu’elle s’achève, et l’on pourrait voir un symbole, à tout le moins une coïncidence significative, que le premier, La Route de Cormac Mc Carthy, soit le fait d’un romancier américain, et que le second, Syngué sabour – Pierre de patience, d’Atiq Rahimi, soit l’œuvre d’un écrivain afghan. Or d’autres composantes rapprochent ces deux livres violemment bouleversants : d’une part, leur dépouillement beckettien, et d’autre part leur horizon apocalyptique. Tous deux parlent de l’absurde violence des hommes en quête de pouvoir absolu, fauteurs de guerres fratricides et de destruction, tous deux portent leur attention sur les gestes d’individus isolés, éperdus.
    Si La Route de Cormac McCarthy ne cesse de nous hanter, après lecture, comme une grande fable évangélique qui ne doit rien aux délires des télévangélistes à l’américaine, Syngué sabour – Pierre de patience nous immerge aussitôt dans une sorte d’impatience sacrée, qui est celle-là même de l’amour. Pour la première fois de sa vie, il est donné à une femme de parler à l’homme qui lui a été imposé par les siens, qu’elle a dû attendre trois longues années durant sous la surveillance hystérique de sa belle-mère, et pour la première fois aussi, sacrilège s’il en est, elle osera le caresser tendrement... ou lui tirer la barbe. Inconscient depuis seize jours après avoir pris une balle dans la nuque à l’occasion d’une rixe d’honneur avec un type de son camp ( !), le « héros » qui a passé, avec ses frères d’armes, d’une guerre présumée sainte à une étripée fratricide visant le seul pouvoir (autant dire qu’on ne pense pas qu’à l’Afghanistan), se trouve ainsi à la merci de celle qu’il n’a jamais fait que saillir et humilier en son impureté de femelle.
    Or c’est en amante autant qu’en mère, en sœur infirmière autant qu’en épouse fidèle à ce qui a été fondé, avec deux enfants qu’elle prend sur elle de protéger, que cette femme incarnant toutes les femmes - y compris, au cours de deux scènes hallucinantes, les folles et les putes -, se sert du corps de son homme blessé comme d’une syngué sabour, cette pierre noire censée recueillir tous les mots de nos maux pour éclater finalement et nous délivrer.
    Il y a de la délivrance, aussi bien, dans le sentiment qu’on éprouve après lecture de ce merveilleux roman dédié à la poétesse afghane N.A., sauvagement assassinée. Il y est beaucoup question du corps : de notre corps marquant notre présence au monde, terre de la relation entre l’homme et la femme. Mais rien d’artificiel ou d’ostentatoire, rien d’indécent non plus dans le caractère très direct, voire très cru, des aveux de la femme, pas plus que dans la mise en rapport des faits liés au sexe et des faits de guerre en train de semer la ruine alentour.
    Atiq Rahimi, en poète et en compositeur d’images, en romancier mais également en sage (la figure du sage étant ici incarnée par le père du gisant, qui s’est élevé contre la dégénérescence du fanatisme guerrier), scandalisera sans doute ceux-là que les nuances de la vie épouvantent et enragent, comme le « héros » a été épouvanté ce soir-là où, prenant sa femme de force, il en est ressorti le sexe ensanglanté par son « impureté », pour la battre aussitôt. Nuances oscillant entre les extrêmes de la violence – ici l’on décapite aussi bien qu’on viole -, et de l’infinie délicatesse, de la révolte et de la folie. La grande littérature, disait John Cowper Powys, se reconnaît à cela qu’elle nous rend plus humains, et c’est en cela que Syngué sabour – Pierre de patience en relève assurément.
    Rahimi3.jpgAtiq Rahimi. Syngué sabour – Pierre de patience. P.O.L.,154p.

    Le Goncourt à Syngué Sabour-Pierre de patience.
    S’il est déjà remarquable que Syngué sabour ait été retenu dans le dernier carré des papables du prix Goncourt 2008, l’attribution du prix littéraire français le plus convoité à Atiq Rahimi, au lendemain de l’élection du premier président noir des Etats-Unis, aurait également valeur de signe d’espoir, tout en redorant notablement le blason d’une Académie souvent décriée. De toute évidence, ce livre de probité et de courage, de profonde émotion et de révolte combien fondée, surclasse aussi, du point de vue littéraire, ses trois ultimes concurrents, à commencer par La beauté du monde de Michel Le Bris, cousu de thèmes « téléphonés » et monté en soufflé, qui ne tarde à se dégonfler. S’il est évident que le livre d’Atiq Rahimi ne flatte pas a priori le grand public ou les médias avides de glamour, sa lecture n’en est pas moins immédiatement prenante, accessible à tous, et ses enjeux éthiques et esthétiques s’incarnent de manière frontale et concrète dans une histoire à la fois elliptique et saisissante pour tous. Verdict demain : mesdames et messieurs les académiciens, puissiez-vous honorer la littérature aussi bien qu'y excelle Atiq Rahimi…

    Ce lundi 10 novembre, 13h. - Le Prix Goncourt 2008 est attribué à Atiq Rhaimi. Chapeau bas à l'Académie !

     

  • Ceux qui jalousent le poète

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    Pour Jalel El-Gharbi

    Celui qui considère celle qui passe et ceux qui s’éloignent comme autant de personnes / Celle qui attend que les visages affleurent la surface de la nuit / Ceux qui établissent des listes de noms et qualités / Celui qui reste interdit devant tous les possibles humains / Celle qui classe les autres comme des insectes à épingler / Ceux qui écoutent la rumeur de la foule / Celui qui fait parler les vides des mosaïques effacées / Celle qui n’en peut plus de n’être pas éclairée fût-ce une seconde par le phare de la Notoriété Locale / Ceux qui accueillent les silencieux à la veillée posthume / Celui qui laisse les mots venir à lui / Celle qui n’ouvrira jamais que des boîtes de Pandore / Ceux qui reviennent à la Pierre de patience / Celui que toutes montrent du doigt à la cafétéria de l’Hospice en murmurant que le voilà bien décati notre Casanova départemental qui prétendait écrire des poèmes en plus de ça / Celle qui n’admet pas que ce Lemercier fasse lire du Rimbaud à sa classe de 5G quand on sait ce qu’on sait de ce personnage / Ceux qui estiment que l’hétérosexualité de Shakespeare porte atteinte aux sensibilités différentes / Celui qui déclare que son Prix Nobel ne justifie pas que Faulkner se soit bituré le jour de l’anniversaire de sa fille / Ceux qui se demandent ce que faisait Raymond Roussel derrière les rideaux de sa tire de luxe / Celui qui prétend que le talent est un prétexte bourgeois d’exclure ceux qui le sont de toute façon nom de Dieu / Celle qui pense que Le mur de Jean-Paul Sartre ne pouvait être écrit que par un pédé non avoué / Ceux qui ont été franchement déçus d’apprendre que Michel Foucault fréquentait les boîtes SM / Celui qui affirme qu’il y a autant de tantes chez les poètes que chez les coiffeurs / Celle qui traque l’homophobie dans les papiers du Figaro / Ceux qui rappellent que le style c’est l’homme et qu’en conséquence d’un homme débauché ne peut filtrer qu’un style vicieux / Celui qui se dit fier d’avoir fracassé le mythe Voltaire, cet esclavagiste, dans la section français moderne de l’université de Pointe-à-Pitre / Celle qui a consacré sa thèse aux dégâts collatéraux de l’alcoolisme de Georges Bernanos / Ceux qui prouveront un jour qu’une secte de pédérastes sadiques est à l’origine de la prolifération du thème de Saint-Sébastien dans la peinture italienne / Celle qui décèle une certaine tendance saphique chez cette Agrippa d’Aubigné que Lemercier fait lire aux lycéennes de Sainte-Clotilde / Ceux qui prétendent que Gabriel Matzneff est protégé par la mafia pédophile des médias et autres ministères socialos / Celui qui traque les dérives panthéistes du club des poètes chrétiens des cantons de l’Est / Celle qui milite pour qu’on supprime la notion de grand écrivain dans les manuels de l’UE / Ceux qui prônent le rétablissement de l’Index / Celui qui a établi scientifiquement la base compulsive de tout acte créateur et son incidence sur le taux de la criminalité / Celle qui conclut son cours en suggérant que Marie Cardinal vaut tout à fait Proust en termes d’éducation positive / Ceux qui ne tolèrent les poètes que morts et oubliés.

    Image: La lettre, acryl sur toile de JLK, d'après Joseph Czapksi.

  • Ceux qui prennent le large

    Vernet2.JPGCelui qui ressent physiquement le poids du monde / Celle qui se sert de l’enfant pour enfoncer son ex / Ceux qui refusent toute descendance / Celui qui cite à tout moment ses propres travaux /Celle qui passe ses jours avec des cancéreux et ses nuits sur des poèmes abscons / Ceux qui pallient leur solitude dans les grandes surfaces / Celui qui mord soudain son collègue du bureau de poste de la rue des Ursulines / Celle qui se refuse par principe aux athées déclarés / Ceux qui sont fiers de leur grosse cylindrée / Celui qui aime vous savoir exister / Celle qui ne veut pas montrer ses sculptures à son cousin docteur en histoire de l’Art / Ceux qui gèrent la fortune des tyrans du Tiers Monde / Celui qui affirme que le problème des vieux doit être solutionné sans états d’âme / Celle qui offre toujours un pyjama de pilou à son neveu Léon / Ceux qui ont un problème avec le « top 5 » du formel de sevrage du fumeur / Celle qui regarde sa montre pendant ce qu’elle appelle l’Acte / Ceux qui ne portent que des écharpes Paul Smith / Celui qui fond en larmes en plein conseil de guerre mafieux / Celle qui ramasse les mouchoirs dans les cinémas X / Ceux qui parlent à leur hamster / Celui qui lit en diagonale / Celle qui s’écrit à elle-même des lettres chaudes / Ceux qui rêvent d’escalader le Makalu par sa face sud-sud-est / Celui qui se fait un point d’honneur de prendre tous les virages à la limite / Celle qui pense que ce n’est pas le chemin qui est difficile mais que c’est le difficile qui est le chemin / Ceux qui se grisent de l’odeur de transpiration très aigre des jeunes garçons, etc.

    Peinture: Thierry Vernet.

  • En marge d'un roman

    Automne5.jpgNotes d'automne

    La montagne est d’une vieille beauté triste d’avant la tombe qui me rappelle ce sublime poème de Lamartine dont je ne me souviens pas d’un mot à l’instant, me revenant par la seule musique de Brassens. Les épilobes ont l’air de plumes d’autruches mangées aux mites au fond d’un grenier fleurant la souris morte, la cabane aux oiseaux penche plus que l’été dernier, les défeuillus mettent du gris taïga dans les vestiges d’or et de pourpre qui rehaussent le fond vert militaire de la forêt, le petit funiculaire rouge ne joue plus de l’autre côté du val, la plupart des chalets sont fermés, le silence se fait entendre beaucoup plus qu’en saisons de vie, un chat noir s’enfuit là-bas dans les taillis je me demande bien vers quelle ingrate tanière.

    Les idées viennent en écrivant. Très peu de bonnes choses découlent de la seule cogitation. Le roman est une masse virtuelle de langage à travailler comme une sculpture.

    Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec la réalité et les gens. Il ne doit pas être toujours plus intelligent. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.

    «Je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle», écrit Cendrars dans Moravagine.

    L’écriture romanesque pour sortir de soi.

    Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.

     «Les gens n’imaginent pas la quantité infernale de travail que demande l’écriture d’un roman. Ils croient qu’on couche simplement sur le papier des choses qu’on a vécues, et basta. Alors que c’est du boulot, les mecs. C’est comme construire une putain de pyramide.» Et plus loin la romancière (Nancy Huston) résume ainsi son rôle de médium: «Je suis l’esclave nègre: pieds nus, dos nu, traînant des blocs de pierre sur de vastes étendues de sable brûlant. Je suis le corps momifié du pharaon, enfoui dans le creux sacré de la pierre, pour que son âme puisse voyager au royaume de la vie éternelle. Je suis l’architecte et le contremaître qui supervise les travaux, le trésor et la sueur, la nourriture et le soleil lancinant, le désert et le mystère».

    A  quoi j'ajouterai notamment: et la neige et les vaches seules à l'horizon de la Guadeloupe; et le nectar et la conscience physique que tout tient à des riens; et le sentiment que tout se déglingue et le désir de renaître; et ce genre de grande phrase soutenue par l’harmonium des forêts: «Son âme se pâmait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts.» Signé James Joyce. Mal traduit mais signé James Joyce. 

    Photo JLK: automne à Sonloup.

  • Ceux qui meurent d’envie

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    Celui que l’ennui a rendu mauvais / Celle qui couve son fils du regard dans le train de nuit / Ceux qui font la haine / Celui qui n’aime que son chien Loukoum / Celle qui jouit de blesser les enfants de sa sœur / Ceux qui n’invitent plus les homos d’à côté / Celui que les succès du fils de son cousin consterne / Celle qui aimerait qu’on l’enlace une bonne fois / Ceux qui n’osent pas dire que le Da Vinci Code les a carrément fait ch… / Celui bronzé qui fuit le regard de celle que ceux qui lui louent l’appart lui ont dit une compliquée de première / Celle qui n’en a rien à cirer de celui qui loue l’appart / Ceux qui feraient bien une touze avec celui bronzé qui leur loue l’appart / Celui qui affirme que la Cité du Soleil n’est plus la Cité du Soleil / Celle qui se fait un look de Barbarella pour la soirée du Club Glamour / Ceux qui regrettent que le feu de la garrigue épargne le Club Glamour / Celui qui file une fausse pièce à l’aveugle mendiant sur le quai du port de Cap d’Agde / Celle qui se rappelle Doudou au Créole Beach de la Guadeloupe en sirotant le Coco Punch qu’elle a trouvé en action à l’Hyper U / Ceux qui se font signer sa photo par Raymond Poulidor à l’Hyper U et l’appellent même Poupou / Celui qui se rappelle la course A travers Lausanne où Poulidor a battu Eddy Merkkcs sans se souvenir comment s’orthographie exactement le putain de nom du coureur belge (ou peut-être hollandais ?) / Celle qui affirme que Poulidor ne s’est jamais dopé mais qu’il répandait du DDT dans ses jachères du Limousin / Ceux qui se rappellent les mises en garde du Club de Rome vers 1972 à propos des produits polluants et tout le bazar / Celui qui gère ses barres de chocolat / Celle qui vérifie les performances de son ami cycliste sur les graphiques de son ordi / Ceux qui éructent pour rappeler qui est le Patron / Celui qui pense que son homosexualité l’engage au niveau du vécu communautaire du quartier des Mouettes / Celle que les dépressifs rêvent de séduire / Ceux qui estiment que Thierry Ardisson ne mérite pas ce qui lui arrive / Celui qui ne donnerait pas son hamster en pension chez les Ardisson, parents même éloignés du voyou de la télé / Celle qui prétend qu’Ardisson lui a fait des avances quand elle sortait de l’enregistrement de Tout le monde en parle où elle s’était fait une coupe genre Dombasle / Ceux qui prétendent que Jamel Debbouze ne gagnerait pas autant de blé s’il était le fils d’une classique famille catholique de Nantes ou tu vois quoi, etc.

    Image: Philip Seelen.

  • Les succès du bouche-à-oreille

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    Gallay.jpgDe L'élégance du hérisson de Muriel Barbery aux Déferlantes de Claudie Gallay

    Le cinquième roman de Claudie Gallay, 47 ans, fut le succès de l’été. Rien pourtant du « pavé de plage » dans Les déferlantes, âpre et beau roman d’atmosphère et d’émotion où il pleut beaucoup sur une humanité cabossée. Inspirée par Le gardien de phare aime trop les oiseaux, du cher Prévert, cette histoire du bout du monde, dans les bourrasques marines d’un phare au large des côtes du Cotentin, brasse amours blessées et secrets de famille, sur fond de province taiseuse, avec une lancinante intensité.
    Sans rien d’accrocheur, le roman de Claudie Gallay a passé cet été le cap des 100.000 exemplaires et ses droits ont été acquis par TF1 international pour une éventuelle adaptation àl’écran, entre autres traductions. Pour les éditions du Rouergue, certes déjà connues et estimées pour leur catalogue jeunesse, c’est le plus grand succès enregistré en une vingtaine d’années – la maison a été fondée en 1986 par Danielle Dastugue. Cette bonne fortune rappelle, évidemment, les débuts fracassants d’Anna Gavalda avec les nouvelles de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part (1.885.000 exemplaires à ce jour), publié à l’enseigne très littéraire, voire confidentielle, du Dilettante, auquel elle est d’ailleurs restée fidèle.
    Gavalda4.jpgIl peut donc y avoir une vie, pour un bon livre, malgré les ravageuses déferlantes ( !) des rentrées successives, d’où n’émergent que quelques « élus » promus à grand fracas par la machine médiatique parisienne, le plus souvent sous le label des maisons les plus puissantes.
    Or le succès de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, paru en 2006 chez Gallimard, s’est lui aussi confirmé à travers mois et année à l’écart de l’instance de consécration parisienne des prix littéraires et des médias. Autant que Les déferlantes de Claudie Gallay, mais dans une tout autre tonalité, frottée de malice et de fine culture, ce dialogue d’une concierge philosophe et d’une ado suicidaire a connu le succès le plus inattendu (ayant franchi cet été le cap du million d’exemplaires ) grâce surtout au bouche-à-oreille, où le rôle des libraires, et des bibliothécaires aussi, paraît essentiel.
    Le réseau des passeurs
    A cet égard, il est intéressant de relever l’importance, dans le relais du bouche-à-oreille, de passeurs passionnés qui pallient la massification croissante des circuits médiatiques en matière culturelle, sans oublier aussi les groupes de lecteurs eux-mêmes, rassemblés en cercles actifs.
    En marge des succès jouant sur des ressorts éprouvés (romans d’amour ou d’action bien ficelés, comme chez Marc Levy ou Stephen King, thèmes en vogue comme l’ésotérisme revisité par un Da Vinci Code, succès de genre tel le roman historique ou le récit de vie), le lecteurs professionnels proches du public, tels les libraires ou les bibliothécaires, ont probablement été pour beaucoup dans ces autres grands succès du bouche-à-oreille que furent Matin brun de Franck Pavloff, chez le tout petit éditeur Cheyne, Inconnu à cette adresse de Kressman Taylor ou, plus récemment, Mal de pierres de Milena Agus, passé inaperçu lors de sa parution initiale en Italie et redécouvert après son succès en France et en francophonie par les canaux évoqué ici du bouche-à-oreille…

    Est-ce à dire que le succès obtenu par le bouche à oreille soit forcément garant de bonne littérature ? Nullement. Mais celle-ci, dans une société littéraire en voie d'atomisation, voire de disparition, est-elle mieux défendue par les critiques et autres gens de médias que par les libraires et le peuple des lecteurs ? Le débat est ouvert... 

  • Nostalgie

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    …Ce que j’apprécie évidemment dans la grande ville, mon cher oncle, ce sont les occasions quotidiennes de rencontres au plus haut niveau, qui ne seraient guère envisageables au village, mais il n’est pas de jour où je ne songe avec quelque pincement au coeur à nos amis du Café des Mésanges et à nos si chaleureuses fins de soirées de la Fanfare des Gais Compagnons...
    Image : Philip Seelen

  • Découvertes du Médicis 2008

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    LITTERATURE La distinction la plus « pointue » à Jean-Marie Blas de Roblès.
    C’est à l’une des découvertes littéraire avérées de cette rentrée 2008, Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès, publié chez Zulma, qu’a été décerné le Prix Médicis 2008, la double voix de la présidente du jury, Anne Wiazemksy, ayant fait la décision après un quatrième tour à égalité avec Jean-Paul Enthoven et sa très parisienne chronique de Ce que nous avons de meilleur, publiée chez Grasset. Ordinairement considéré comme le plus « littéraire » des grands prix de l’automne, ce Médicis 2008 a le double mérite de consacrer un roman ambitieux rappelant les constructions labyrinthiques des auteurs sud-américains (on pense à Borges et à Cortazar) et de récompenser aussi le travail exigeant des éditions Zulma. Dans la foulée, on peut rappeler que l’ouvrage a déjà été distingué par le jury du prix Giono, le prix du meilleur roman de la Fnac et qu’il fait partie des quatre derniers papables du Goncourt…
    LireBlas.jpgRoman « monstre » à multiples enchâssements et mises en abymes ou en miroirs, ce pavé de près de 800 pages conjugue les attraits du roman d’aventures et le goût profus des cabinets de curiosités, l’érudition la plus délirante et la spéculation philosophique. Son fil rouge module la « rencontre » d’un certain Eléazard von Wogau, correspondant de presse relégué au fin fond du Nordeste brésilien et subissant le contrecoup d’une rupture amoureuse, et de l’extravagant jésuite Athanase Kircher, figure du XVIIe dont le protagoniste reçoit la biographie inédite, rédigée en 1690. « Maître des cent arts », égyptologue et vulcanologue avant l’heure, Kircher fut également l’inventeur de la lanterne magique et un esprit curieux de tout. Difficile à résumer, ce roman profus, mais assez limpide d’expression, combine diverses autres lignes narratives faisant intervenir une archéologue en mission dans la jungle du Mato Grosso, l’étudiante paumée Moéma et Nelson le môme des favelas, notamment…
    LireSulzer.jpgSulzer2.jpgQuant au Médicis «étranger », il honore un beau roman du Bâlois Alain Claude Sulzer, Un garçon parfait, traduit chez un autre éditeur de qualité à l’enseigne de Jacqueline Chambon. D’une tonalité plus intimiste et d’une ligne plus classique, ce récit mélancolique d’un vieux maître d’hôtel se rappelant la liaison homosexuelle intense et cuisante qu’il a entretenue, à l’époque du nazisme montant, à Giessbach, avec un gigolo également prisé d’un vieil écrivain rappelant Thomas Mann, a fait un tabac dans les pays germanophones et constitue l’une des belles lectures de cette année. A noter enfin que le prix Médicis de l’essai couronne Warhol spirit de Cécile Ghilbert, paru chez Grasset.

  • Ceux qui parient pour l’espoir

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    Celui qui aime les gens ordinaires / Celle qui rebaptise ses tortues Malia et Sasha / Ceux qui vont repeindre la devanture de leur salon de coiffure en l’honneur du Nouveau Président auquel ils s’identifient en tant que métèques amateurs de basketball supporters du club de l’université d’Oregon / Celui qui avait pointé les vers de Nostradamus annonçant La Baraka de Barack / Celle qui a réalisé un buste d’Obama en résine teintée mais pas trop / Ceux qui estiment qu’Armageddon est compromise avec ce Black probablement séropositif / Celui qui va recommencer à fumer sans états d’âme / Celle qui habillera ses filles Molly et Dolly à l’imitation de la First Lady pour le Bal de la paroisse évangélique de South Atlanta / Ceux qui se demandent si les démocrates vont enfin purger le parc municipal des écureuils gris / Celui qui est resté devant son téléviseur à écran plasma la nuit durant pour pouvoir dire à ses enfants « j’y étais » / Celle qui a enregistré la première déclaration de Barack pour se la repasser à tête reposée / Ceux qui sont amis avec Michelle Obama sur Facebook sans se douter que sous ce nom se cachent deux jumelles texanes fans de Dolly Parton / Celui qui n’enlèvera pas le poster de McCain de la porte de son garage d'auxiliaire des pompiers de Macon (Georgia) / Celle qui avait écrit un si beau poème à l’éloge de Sarah Palin / Ceux qui ont fait une liste de revendications à adresser à la Maison Blanche au nom des Républicains Déçus / Celui qui se rappelle une promesse non tenue de Barack alors qu’ils fréquentaient la même école de Punahou d'Hawaï / Celle qui a obtenu le désamiantage d’un local social grâce à l’appui de ce sacré battant de Barack / Ceux qui estiment que le futur hôte de la Maison Blanche a une chance sur deux de ne pas être assassiné / Celui qui insinue que la mère d’Obama aurait également couché avec le frère de son ex / Celle qui croit fondamentalement à la bonne foi des deux tiers de l’humanité voire plus / Ceux qui estiment que John McCain eût mieux fait de se choisir une Sarah Palin mulâtre, Celui qui lit Histoire d’O à Bamako / Celle qui envoie un SMS à Oprah Winfrey pour lui dire que sans son soutien ce freluquet ne passait pas la rampe / Ceux qui n’ont pas trouvé le temps de voter, etc.

  • Les enfants de l'été

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    5.

    Les beaux enfants jouent à la balle brûlée sur la pelouse du Grand Pré d’après le regain. Foin de foins dans lesquels on se jette avant d’éternuer dans les nuées d’herbe sèche comme le vieil Amsterdamer crissant du père Maillefer: tout est soudain tout gazon comme un golf et déjà les corps ont commencé de bronzer comme du bois flotté.

    Or la vraie sensation qui compte à mes yeux est celle du jeu ; le summum du sensationnel restera toujours, à mes yeux d’enfant de sept ans, cette liesse absolue qu’est le jeu, consistant premièrement à tomber tout entier dans le mot JEU.

    Ne pas tomber tout entier dans le mot JEU revient à cesser d’être à mes yeux. Jouer ne peut se faire à moitié. On peut vivre à moitié ou sourire à moitié, mentir à moitié, se pendre à moitié et finir par se dépendre, mais jouer à moitié : niet.

    Quand l’étudiant russe Illia Illitch dit niet, ce n’est pas à moitié : c’est niet. Nos mères et nos tantes taxent l’étudiant russe de langueur molle et de paresse, mais elles n’ont aucune idée de la capacité de décision et de fermeté du pensionnaire de la villa La Pensée dès lors qu’il a dit niet. Le mot NIET a des angles que le NON des plus obtuses douairières, le NEIN souriant de l’oncle Fabelhaft ou le NO vaguement désolé du professeur Barker n’ont pas plus qu’ils n’ont la consistance du niet prononcé par le doux Illia Illitch, lequel trompe son monde comme je tromperai le mien en disparaissant, au jeu de se cacher, en me postant et me tenant immobile et silencieux à découvert, où personne ne se serait risqué. D’une façon analogue, c’est dans l’abandon absolu au jeu que j’ai réellement rencontré l’étudiant russe de mes sept ans alors que mon grand frère de douze ans déjà ne voyait dans le jeu qu’une façon de gagner ou de se désennuyer.

    Nous n’avons même pas besoin d’échanger nos sangs, Illia Illitch et moi, nous ne nous dirons jamais hello ni goodbye: il nous suffira de tomber en même temps dans le mot JEU et que ce soit Pierre Noir ou le damier des Dames, Mikado ou le Noble Jeu, sans parler de nos voyages au stéréoscope et de ses menteries, tout ne consistera jamais pour nous qu’à nous tenir là sans besoin même de nous sourire puisque nous serons le sourire absolu du jeu.

    De fait il n’est pas concevable de rire au jeu, mais le sourire est licite, qui flotte doucement au-dessus du jeu sans le perturber, comme je me rappelle Illia Illitch flottant sur son canapé, mollement alangui en apparence alors qu’il prépare son imparable prochain coup ; cependant on relèvera la dérogation tenant à faire du rire pur le moyen et la fin  du jeu.

    Le mot RIRE est un entonnoir dans lequel il nous arrive de nous précipiter en  bande, tous membres confondus, entre deux parties de balle brûlée sur le Grand Pré ou trois expéditions dans le Bois du Pendu. Après la tension parfois extrême du jeu, où chacun reste pour soi, le rire pour soi devient un délire de tous où les corps se laissent aller au grand tournis des derviches, au risque de mourir de rire, selon l’expression de ce filou de Pilou, le plus porté d’entre nous à rire comme un fou sans se douter évidemment que jamais il n’atteindra ce qu’on dit l’âge de raison.

    L’été 1954 sera celui des rires à mort de mes sept ans, sur le Grand Pré où se retrouvent, les fins d’après-midi et jusque tard, souvent, dans la soirée, la bande du quartier comptant alors une trentaine de filles et de garçons, où Pilou fait figure de bouffon.

    On a joué longtemps, on ne joue plus, on est fourbu, vidé, tout le monde se tait et soudain Pilou pète, et puis s’excuse, pouffe et se répète, arguant alors qu’il pète et pue comme une trompette que ferait son cul sans qu’il l’eût voulu, et la bande alors, quoique la facétie de Pilou soit éculée comme une vieille savate, se jette dans le rire en se tapant sur les cuisses et chacun se met à tourner à la lisière du Grand Pré et de la nuit, le rire nous gagne et nous prend, tous tant que nous sommes, jusqu’au grand Carlos qu’un trouble ardent  commence à tirer loin de nous et qui ne saura bientôt plus rire sans rime ni raison, Carlos qui tourne lui aussi à ce moment là -  Carlos qui se sent homme déjà et n’en peut plus de rire peut-être pour la dernière fois, comme ça, pour rien, hors du temps et des lois.

    Le jeu que je vivrai toujours, pour ma part, et plus que jamais dans ces moments où je répéterai, à qui voudra l’entendre, que je ne joue plus, se réduira d’ailleurs à ces mots liés l’un à l’autre comme des foulards de magicien : pour rien, comme ça, hors du temps et des lois…

    Entretemps le Grand Pré s’est couvert d’un semis préfabriqué de villas Chez Moi. J’y repasse à l’instant en fermant les yeux comme au jeu de l’Aveugle et je cherche les enfants à tâtons, peinant même à sourire au jour qui vient. Et comment rire de tout ça ? mais je ris pourtant bel et bien…

     

    Image: une scène de Jeux interdits, de René Clément.

  • La saga des juifs helvètes

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    Avec Melnitz, de Charles Lewinsky, le roman familial devient universel. Prix du meilleur roman étranger.

     

    RENCONTRE Un grand roman juif et un grand roman suisse : best seller dans les pays germanophones et aux Pays-Bas, ce livre foisonnant, émouvant et passionnant, constitue l’une des plus belles lectures de la rentrée. L’auteur, rencontré à Zurich, parle, en artisan, de ce magnifique ouvrage.

    Le lecteur sait-il que, jusqu’en 1869, les Juifs n’avaient le droit de vivre, en Suisse que dans deux localités d’Argovie, Endlingen et Lengnau ? S’il l’ignorait, comme le soussigné, il découvrira  bien d’autres faits méconnus de notre histoire dans Melnitz, qui n’a rien pour autant d’un « roman historique» ni d’un document sur la condition des Juifs en Suisse. La merveilleuse frise de personnages qui s’y déploie, certes très typée par ses traditions, ses rites et sa langue savoureusement pimentée de yiddish, ne se borne en rien à une tribu fermée. De la guerre de 1870 à la Shoah, l’Histoire avec une grande hache marque ce grand roman de l’intimité familiale ouvert sur l’Europe et le monde.

    -          La famille de Melnitz est-elle inspirée par la vôtre ?

    -          Pas du tout. Bien entendu, de nombreux détails se rapportent à mon observation personnelle, mais mes personnages sont purement imaginaires. J’ai grandi dans une famille de la moyenne bourgeoisie dont une partie était très orthodoxe. Pour celle-ci, par exemple, le théâtre représentait le diable. Comme les Meijer du livre, nous vivions les rites et les fêtes juifs selon la tradition, et la famille reste à mes yeux le premier groupe d’appartenance, mais les choses ont changé depuis lors.   

    -          Votre roman fourmille d’histoires. Y avait-il des conteurs dans votre famille ?

    -          Non, les miens ne m’ont guère raconté d’histoires. Mais j’ai commencé de lire très tôt tout ce qui me tombait sous la main. D’abord omnivore et sans goût, j’ai été heureusement influencé, vers l’âge de 14 ans, par un prof qui m’a donné des tas de livres à lire en me faisant croire que je l’aidais à constituer la bibliothèque. C’est ainsi que j’ai accédé à la vraie littérature, découvrant Hemingway et tant d’autres bons auteurs.

    -          Et l’écriture ?

    -          Je l’ai toujours pratiquée de pair avec la lecture, et cela n’a jamais tari, dans tous les genres. J’ai écrit ma première tragédie à 8 ans. Quand ma première pièce a été jouée, j’avais 16 ans, et dès 14 ans je m’étais mis à fréquenter le théâtre avec frénésie.

    -          Vous envisagiez alors une carrière d’écrivain ?

    -          Sûrement pas ! Pour une famille comme la mienne, ce n’était pas sérieux. Mais j’ai bientôt pris mes distances et décidé, après mes études, de me lancer dans la dramaturgie et la mise en scène. Du théâtre, j’ai ensuite passé à la télévision, où je me suis retrouvé à la tête du département variétés, presque sur un malentendu. A cette époque, j’ai énormément écrit dans le genre du feuilleton et de la sitcom, parallèlement à des sketches et des chansons. Puis, d’un jour à l’autre, j’ai décidé de quitter ce « poste à vie » pour ne plus me consacrer qu’à l’écriture.

    -          Quelle a été la genèse de Melnitz ?

    -          C’est une longue histoire, que j’ai portée pendant des années. Un premier projet se concentrait sur l’entre-deux-guerres, puis il m’est apparu qu’on devait remonter plus haut, au temps où les Juifs étaient pour ainsi dire assignés à résidence.

    -          Le roman se subdivise en cinq chapitres datés : 1871, 1893, 1913, 1937, 1945…

    -          Ces unités de temps correspondent à la première ouverture de la « cage », en 1870, avec l’arrivée des Français, tolérés pour des raisons économiques ; à la gifle de la votation populaire interdisant l’abattage rituel, en 1893 ; à l’afflux des Juifs de l’Est, en 1913 ; aux persécutions du nazisme, à la veille de la guerre ; enfin aux lendemains de la shoah.

    -          Comment les personnages vous apparaissent-ils ?  

    -           Je n’en ai pas la moindre idée ! Pas plus que je ne connais d’avance les péripéties du roman. Ce que je dois savoir pour commencer, c’est le début, la fin et le « style » du livre, Pour Melnitz, ainsi, je savais qu’il s’inspirerait du roman réaliste du XIXe siècle. Plus que du roman juif contemporain qu’on a évoqué, je me sens proche de Flaubert… Par ailleurs, plus qu’un roman juif, je crois que Melnitz est un roman suisse. J’y ai travaillé quatre ans durant, comme un artisan. S’il y a de l’art là-dedans, c’est au lecteur de le dire.

    -          D’où vient l’oncle Melnitz ?

    -          C’est un personnage dont ma grand-mère m’a parlé quand j’avais 8 ans : un homme au passé tragique, grande figure de Hollywood qui avait débarqué à Leipzig, où elle habitait, pour lui annoncer qu’elle devait fuir l’Allemagne où se préparaient de terribles événements…

    -          A quoi travaillez-vous aujourd’hui ?

    -          Je prépare la sortie de mon nouveau livre, un recueil de nouvelles qui n’a rien à voir avec  Melnitz, de pure fantaisie !

    -          Que représente Melnitz par rapport à vos autres livres ?

    -          C’est d’abord le roman qui m’a offert, pour mes 60 ans, de devenir, contre toute attente, best seller ! Plus sérieusement, c’est  un livre de la mémoire. Le problème du peuple juif est d’ailleurs là : dans ce trop-plein de mémoire…

     

     

    La mémoire de l’immortel Juif errant

     

    Dès sa première phrase, « Après sa mort, il revenait. Toujours », reprise au terme de l’incantation du dernier chapitre marquant le retour de l’immortel juif errant des enfers de la shoah, Melnitz est traversé par le double courant de la comédie et de la tragédie. Evoquant les  innombrables histoires qu’à la fin du roman, comme des nuées d’âmes murmurantes, pourraient raconter les disparus, le vieil oncle déclare son amour à  « ce pays où l’on se plaint de la faim quand le chocolat vient à manquer» et nous lance, lui qui sait tout et ne permettra à personne d’oublier : « Profitez de la vie. (…) Vous avez eu de la chance, ici, en Suisse »...   

    L’oncle Melnitz, âme omniprésente du roman surgissant à tout moment, les a tous connus, tous observés et conseillés, tous aimés et morigénés, les Meijer des quatre générations qui se succèdent ici, du marchand de bestiaux Salomon, figure patriarcale du Juif en voie d’intégration à Endlingen, au jeune docteur Arthur Meijer qui se fera humilier et tabasser par les nazis au moment de sauver celle qui deviendra sa femme.

    Marqué par les événements du monde et la sempiternelle défiance envers les juifs, le roman nous touche par la capacité médiumnique de l’auteur à incarner des personnages. D’inoubliables figures de femmes (dont les deux demi-sœurs ennemies-amies Mimi et Hannele) de non moins fringants « fondateurs », tels les tailleurs Janki Meijer et Zalman Kamionker, et leurs descendants (le converti François Mejer ou les futurs martyrs), animent cette chronique familiale savoureuse et superbement orchestrée, dont la traductrice Léa Marcou (en dépit de quelques broutilles) rend l’essentiel de la musique et du rythme. Plein de vie et de poésie, restituant en nuances une cohabitation délicate parfois entachée de violence ou d’abjection, ce roman au déchirant épilogue prend la meilleure place dans une mémoire qui déborde largement la communauté juive.

     

    Charles Lewinsky, Melnitz. Traduit de l’allemand par Léa Marcou. Grasset, 776p.

    Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 15 septembre 2008.

     

    A lire dans Le Nouvel Observateur: la belle présentation de Mona Ozouf, qui parle d'un livre "bouleversant"

     

     

     

     

  • Fournier papa blessé

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    PRIX FEMINA 

    Roman-exorcisme déjà plébiscité par le public, Où on va papa ? justement récompensé.

    Bien connu pour une vingtaine de livres souvent marqués au sceau d’un humour doucement grinçant, du Pense-bêtes de Saint-François d’Assise à l’autobiographique Il a jamais tué personne mon papa, en passant par Le petit Meaulnes et ses récentes Histoires pour distraire ma psy, Jean-Louis Fournier, ancien complice de Pierre Desproges sur La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, a créé la surprise de cette rentrée littéraire avec un roman-récit d’une tonalité plus grave puisqu’il y est question de son parcours de père aux côtés de Mathieu et Thomas, ses deux garçons nés avec un lourd handicap moteur et cérébral et ne pouvant communiquer qu’en « lutin », selon l’expression de leur père fantaisiste…

    Loin d’édulcorer le mélange d’accablement et de révolte qui l’a frappé, l’auteur d’Où on va papa ?, paru chez Stock, trouve les mots justes, sourire jaune en coin, pour dire ce qui a été vécu, notamment sous le regard souvent cruel des autres,  avec ces enfants  « différents » qui ont « de la paille dans la tête » et dont l’un, Mathieu, mourra « droit » à quinze ans après qu’on aura tenté de l’opérer pour le redresser. Et Fournier, déchirant, de préciser que c'est « aussi triste que la mort d'un enfant normal»…

    Tendre et terrible, le livre de Jean-Louis Fournier, fort bien accueilli par la critique, fait déjà un véritable tabac en librairie, ayant passé largement le cap des 100.000 exemplaires et sans doute promis à un succès hors norme. Les jurés du Goncourt doubleront-ils la mise ? Modeste, l’auteur déclarait l’autre soir à la télévision que sa présence parmi les papables de deux grands prix, et plus encore le plébiscite du public, suffisait à le combler.

    L’émotion est également au menu du prix Femina « étranger », attribué à Chaos calme (paru chez Grasset), vaste roman tenant du tour de force en cela qu’il ne s’y passe rien que d’intérieur dans la tête de son protagoniste, riche et pimpant homme d’affaires soudain terrassé par la mort de sa femme et reportant, sur sa fille, tout son désarroi. Déjà gratifié du prestigieux prix Strega en Italie, adapté au cinéma par Antonio Grimaldi avec Nanni Moretti dans le premier rôle, le livre de Veronesi est certainement l’une des meilleures lectures de l’été dernier. Enfin. Notons que c’est au comédien Denis Podalydès qu’est revenu le prix Femina de l’essai pour Voix off, paru au Mercure de France, suite élégante de variations autobiographiques ou le comédien se montre aussi à l’aise à l’écrit qu’à l’oral…

  • Lampes de la mémoire

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    Des jours qui ont suivi et des jours suivants tout a été et tout sera oublié : c’est écrit et réglé comme sur des portées de papier de musique. Tout le temps que j’écris je le prends à l’oubli, ou du moins est-ce ce que je me dis pour me rassurer, pour justifier ce geste d’écrire, mais dès que, relevant la tête, je me prends à oublier que j’écris sur du papier de musique aux portées bien réglées, me reviennent les voix muettes de tous ceux que nous avons oubliés et que nous oublierons.
    Or mes sœurs étaient là, muettes et oubliées, chacune venant seule, un jour d’hiver ou d’été, devant les tombes oubliées de nos père et mère, oubliant ou n’oubliant pas de s’arrêter devant le tas de cendres du Jardin du Souvenir où reposait notre frère. Chacune de mes sœurs. Là. Seule. Chacune avec ses pensées d’hiver ou d’été. Quadras ou quinquas ? Peut-être bien sexas tant qu’à faire, selon l’expression, et des mèches teintées, va savoir. Et se rappelant quoi ? Me disant quoi de leurs voix alternées ?
    Je les vois bien attentives à l’instant, seules là-bas dans le grand cimetière de la ville où de lentes silhouettes cheminent de tombe en tombe, cherchant un nom, cherchant à se rappeler le visage de ce prénom-là, à déchiffrer ces chiffres, ces dates liées par un trait d’union - elle vint au monde et elle s’en fut, il naquit tel jour et tel autre il s’en alla, pour être bientôt oubliée, oublié.
    J’avais pourtant noté, quelque part, qu’il ne faudrait pas oublier de parler de mes sœurs et des enfants de mes sœurs, des conjoints de mes sœurs et des maisons, des saisons et des humeurs de mes sœurs que la plupart du temps j’oubliais de même qu’elles m’oubliaient la plupart du temps comme, la plupart du temps, nous oublions ce qui n’a pas été noté et réglé comme sur les portées d’un papier de musique. Et les voici qui me reviennent tandis que le jour nous revient et avec lui tous nos souvenirs. On se retrouverait dans le noir à jouer au jeu de l’Aveugle, et rien n’en serait oublié : tout resterait écrit et réglé comme sur du papier de musique, à tâtons on se retrouverait ce matin, dans le jour aveugle où les yeux de nos morts nous lisent – et mes sœurs là-bas semblent petites devant la tombe de nos mère et père que tous avaient oubliée.

    Le sentiment, avant l’aube, d’être au soir déjà, ne sera dissipé que par cette lumière attentive trouant de loin en loin les ténèbres de l’oubli, et voici que me reviennent, du fond de l’hiver qui vient et de tous nos hivers qui reviennent, ces quelques gestes, sous les lampes, et ces visages, ces patiences, ces attentes à n’en plus finir de ceux qui sont seuls sans avoir personne à le dire.
    Ces gestes ne sont qu’à notre sœur aînée, Madame l’élégante là-bas dans un tea-room décent au nom de Marinella où elle s’est retrouvée après le cimetière, débarquée d’Espagne et y retournant ce soir même, cette façon d’être là sans que nul ne la voie que sous l’aspect de cette dame, la soixantaine, bien mise, l’air absent mais bien là tout de même, ce geste de prendre un journal et de le laisser aussitôt, ou de porter sa tasse de thé à ses lèvres et de la reposer, ces gestes d’hésiter, cette façon d’être là et de n’y être pas, me rappelle à l’instant ma mère traversant la rue ou ma sœur puînée s’accordant une clope de répit dans sa journée, et me revient de chacune le façon d’être seule un instant dans l’enchaînement des gestes de la journée, de chacune sa façon de n’avoir à ce moment-là que ses gestes à soi – et tout nous reviendrait, ainsi, de chacun, par ses gestes à nuls autres pareils.
    L’émouvante beauté des gestes de la femme seule d’un certain âge, selon l’expression, se rappelant dans le tea-room jouxtant le cimetière de la ville de L., la rengaine Marinella de l’été de ses dix-huit ans à La Spezia. L’émouvante beauté de notre sœur aînée, plus revue depuis des mois, et qui se lève à l’instant dans son hacienda des Asturies et répète, comme à chaque aube, les gestes précis de préparer le continental breakfast de sa maison d’hôtes. Et ces gestes multipliés par autant de prénoms. L’émouvante beauté du prénom de Ludmila que je murmure ce matin dans ton cou en déposant à tes côté, d’un geste qui n’est qu’à moi, ton café grande tasse.
    Sous la lampe le visage de ta mère dont l'absence te pèse jusqu'au sommeil. Laisse venir à toi, dormeuse, les enfants lumineux de la mémoire. Laissez les mots vous alléger de tout ce poids d’oubli. L’aube viendra et elle verra, par vos yeux, cette émouvante beauté.

    (Extrait de L’Enfant prodigue, pp. 156-157)

    Image: Lever du jour à Schoorl, 2007. Photo JLK.

  • Panorama

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    7.

    Et cet autre matin des mêmes années je serais reparti vers le nord et le fjord ensoleillé de Berg am See, aux bons soins de nos tantes incarnant alternativement la vigilance et la clémence, alias Greta et Lena, celle qui se croit vilaine et qui en souffre, qui est l’aînée et la plus posée, et celle qui ne fait que s’époumoner d’émerveillement devant toute chose et ne gronde jamais - la puînée qui me tient lieu de marraine.

    C’est un monde dans le monde que le monde de Berg am See, où l’on sent encore le Héros ancien, du nommé Tell qui refuse de saluer le chapeau du tyran au prénommé Winkelried se jetant sur la ligne ennemie que défendent cent hallebardes pointées, sacrifiant ainsi sa vie pour opérer la trouée nécessaire à la ruée du bataillon.

    Grossvater nous serine que ce sont ceux-là, ou plutôt l’esprit encore vif de ceux-là chez les nôtres, qui a fait réfléchir et fléchir Hitler le mauvais. Notre grand-père paternel, dit le Président, est d’avis, pour sa part, que la Chance et les Circonstances y sont aussi pour quelque chose, et Lena se range à cette école, tandis que Greta penche pour l’autre parti, et de tout cela découle une controverse à répétition qui nourrit incidemment mes premières rêveries géographiques et militaires.

    Au vrai, Berg am See est le plus bel album de géographie et de stratégie potentielle qui se puisse imaginer puisque tout s’y trouve rassemblé en plein air, jusqu’au désert minéral et au mouvement sidéral du ciel le plus changeant qui soit en dehors des données caraïbes, incitant à tout coup à l’exaltation picturale.

    Si je parle de nord et de fjord à propos de Berg am See c’est que c’est la réalité puisque chez Grossmutter ma sœur puînée et moi nous dormons face à un fjord bitumé et que le lac à forme d’araignée de Grossvater est au nord de notre lac natal.

    Ma sœur puînée a peur du noir du fjord suspendu face à nos lits jumeaux, aussi nos tantes conteuses nous racontent-elles des histoires et celle surtout d’un petit garçon s’envolant du noir du fjord emporté par des oies, et de fait on voit, sur la grande toile tavelée d’embus, une traînée blanche s’élevant d’entre les hautes parois, qui diminue l’effroi de ma sœur puînée, et d’autant plus que nos tantes nous jurent que ce fjord n’est pas pour de vrai puisque ce n’est qu’un tableau.

    Pourtant un autre jour, en joyeuse excursion (c’est notre tante Lena qui parle volontiers de joyeuse excursion) nos tantes raconteuses constatent, devant l’imposant panorama (là c’est plutôt la façon de parler toujours un peu solennelle de notre tante Greta) que Berg am See décidément figure un incomparable tableau, plus encore : que nous sommes dans le tableau, et le même soir ma sœur puînée se met à frissonner d’angoisse renouvelée en craignant d’être avalée par le noir du fjord.

    La question qui se pose alors tient à distinguer ce qui est pour de vrai de ce qui n’est qu’un tableau, et comment éviter de tomber dans le noir du fjord qui-n’est-qu’un-tableau. Or je crois avoir compris, dès mes sept ans, ce qui distingue le mot de la chose, et la chose évoquée de la chose elle-même, mais je peine à l’expliquer à ma sœur puînée, et plus tard j’aurai plus de peine encore à lui expliquer que si la chose existe la chose évoquée n’existe pas moins.

    De fait, c’est à sept ans, l’année précédant de deux ans celle des réfugiés hongrois et de l’hiver le plus rigoureux de nos enfances, que je comprends que le tableau n’est que le tableau mais qu’il est un paysage aussi paysage et parfois bien plus que ceux dans lesquels nous entrons bel et bien au gré de nos joyeuses excursions.

    Je ne me suis pas encore dédoublé mais cela commence de se manifester. A la Petite Ecole, déjà, la demoiselle Chambordon s’est inquiétée de me voir m’attarder plus que les autres devant la caisse à sable à regarder le pays qu’elle a magiquement reconstitué, où tel morceau de verre bleu représente, au sud, notre lac natal, et tel autre, plus au nord, le lac en forme d’étoile de Berg am See; or j’y serais resté des heures, au point que cela m’aura valu l’inscription de  dans mon carnet : se laisse entraîner par son imagination.

    Mais qu’aura fait Chambordon elle-même en figurant, au moyen de minuscules tétraèdres de bois blond, les fortifications de béton de type Toblerone qui protègent les frontières du pays contre l’invasion ? Et au fait, j’y pense à l’instant : où  s’est-elle procuré ces ravissants polyèdres ? Au fil de quelle ingénieuse recherche notre maîtresse de la Petite Ecole aura-t-elle déniché ces objets bel et bien destinés à entraîner notre imagination ?

    Expliquer à ma sœur puînée que le noir qu’elle voit ne va pas l’avaler mais que le tableau, Grossvater l’a répété, doit être regardé parce qu’il semble aussi vrai que la réalité, se révèle non moins délicat que de lui faire comprendre, lorsque nous recevons un Toblerone, que la guerre est finie, laquelle n’a d’ailleurs jamais ravagé le pays, sans avoir été cependant pour de semblant, et que les Toblerone destinés à nous protéger n’étaient pas de chocolat mais de béton armé.

    Dire que j’aime la guerre, à sept ans, autant que le chocolat, n’est pas un effet de mon absence présumée de sens des réalités : c’est évidemment la preuve du contraire.

    Le pays de Berg am See m’est incessamment réel, plus encore que celui de mon lac natal, peut-être parce que j’y vois mieux la guerre et les drapeaux, les glaciers et les bateaux.

    Regarde, nous ont toujours dit nos père et mère, regardez ce qu’il y a ; regarde la mer me souffle encore mon grand-père qui repose je ne sais même plus dans quel cimetière; regardez l’arc-en-ciel, regarde le funiculaire - regardez ce palais tout blanc : c’est le Taj Mahal, déclare fièrement notre père à la séance d’inauguration du petit projecteur vert qu’on appelle lanterne magique et qui nous fera tant voyager les jours de pluie passés dedans, regardez donc la mangouste et le serpent, l’abeille tapissière et le radar de l’oreillard…

    Mais nous ne faisons pas que regarder : nous plongeons les yeux ouverts dans l’eau des lacs et dans l’air bon à respirer (respirez le bon air, nous serinent nos tantes si portées à de joyeuses excursions), il fait bon nager et se laisser couler au fond des lacs, marchons au fond des lacs, laissons-nous entraîner par nos imaginations.

    Soit, les mères et les tantes se défient des reflets : je l’admets, mais est-une raison pour ne pas déraisonner ? Or dès sept ans je déraisonnerai, et jamais elles ne s’en feront une raison, d’où cette guerre à vie que nul d’entre nous ne gagnera, je l’admets, ni la guerre ni la mer.

    Nous cheminons sur une arête et notre tante Greta, en knickerbockers, nous fait observer les traces de la mer, précisément. Regarde le fossile, nous dit posément notre tante la plus posée : on dirait l’empreinte d’un ange, mais c’est du temps où les oiseaux géants avant l’air de serpents, tandis que les poissons volaient, et peut-être est-ce au temps du Déluge de Noé que la mer a tout recouvert avant que tout renaisse ?

    J’ai sept ans et je regarde le monde qu’on me dit que Dieu a fait en sept jours, et je laisse courir mon imagination au fil des mots qu’elle tire du fameux chapeau, comme de verts drapeaux. Plus tard viendra le sperme mais je n’en ai cure. Plus tard viendra le sang de mes sœurs, et cruel sur les mains des hommes et vicié dans le cœur des vicieux, mais que sait-on à sept ans ?     

    Image: JLK, Berg am See, huile sur toile, 2008.

     

  • Ceux qui se retrouvent en Zone Risque

    Panopticon179.jpgCelui qui use de la liste comme d’un moulin à prière / Celle qui craint que l’énumération du monde n’aboutisse à un relativisme dissolvant / Ceux qui se demandent à quoi riment ces litanies absurdes / Celui qui retombe en enfance à chaque fois que la neige s’annonce par la clarté d’avant l’aube / Celle qui écoute Le Banquet du vœu 1454 en songeant à ce que fut la vie de son père mort dans la nuit / Ceux qui se sont construits des châteaux de mots en Espagne /  Celui que la bonté inattendue de ses semblables surprendra toujours / Celle qui a banni le mot confiance de son vocabulaire / Ceux à qui l’on explique qu’ils ne sont plus bienvenus sur le territoire national / Celui qui te prend les mains avant de fondre en larmes / Celle qui a résolu d’accueillir son oncle Marc à sa sortie de taule / Ceux qui se sont rencontrés au parloir du pénitencier et ont refait leur vie à l’insu de leurs taulards respectifs / Celui qui se rappelle les paroles de toutes les chansons des Chats sauvages et d’abord celle qui dit comme ça que les filles te rendent marteau / Celle qui tapine pour offrir des études supérieures de secrétariat si possible de direction à sa fille Louloute / Ceux qui considèrent que les Anciens avaient raison de considérer la Lune comme le foie mélancolique du monde / Celui qui court à la mer et plonge sept fois la tête dans les flots / Celle qui se considère comme la réincarnation de la Reine de la Nuit à l’agacement manifeste de Fernande l’organisatrice du Jeu de Rôle des anciens du ski-club / Ceux qui recapitalisent leur banque d’émotions /Celui qui se demande dans quelle mesure son optimisme procède de l’état de meurtre / Celle qui voit l’avenir de sa carrière de gestionnaire évoluer sous le signe du MALUS / Ceux qui ont mal à leur portefeuille d’actions / Celui qui fut toujours infoutu de se soucier le moins du monde d’économie / Celle que la seule idée de mettre de l’argent de côté fait gerber (dit-elle) / Ceux qui avaient à cœur de s’acquitter de leur dû rubis sur l’ongle (disent-ils) au temps qu’ils  situent dans le temps, etc.  

     

    Si vous détestez ces listes, infligez-en la lecture à vos ennemis: Http://Publie.net

    Image: Philip Seelen

     

  • De la Forme Pure

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    …Vous savez comme moi que nous vivons positivement l’Ère du Signe et que tout, autour de nous, littéralement, fait signe, au sens deleuzien de l’expression, mais il y a signe et signe (possiblement exposé au sens parasite) et ce que je voudrais alors relever, à l’approche du travail de Jérémie Lesieur-Alliot sur la signalétique urbaine, tient à ce que j’oserai dire, de manière provocatrice et peut-être même subversive aux yeux de certains, une manière d’enjambement quantique excluant toute forme de sens qui fasse menace au Signe pur…
    Image : Philip Seelen

  • Coupe sombre


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    … Je voulais savoir absolument ce qu’il y avait là-dedans, mais pas du tout le VOIR, je n’en suis plus aux curiosités scientifiques de mes douze ans où je scannais des cerveaux de scorpions, non, c’est le palimpseste de la mémoire du CORPS que j’entendais modéliser en termes synchroniques où la musique retrouvée de mes années sensibles se déconstruirait par le MOT à MOT de ce qu’on pourrait dire la recollection proustienne de leur ÂME, enfin quelque chose comme ça…

    Image : Philip Seelen

  • De la sainte journée

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    Alors comme il en va, tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.
    Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.
    Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expresion.
    De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.
    Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?
    Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?
    Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.
    Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.
    Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.

    Toute la sainte journée nous avons donc raconté aux enfants, et aux enfants de nos enfants, le faire de nos pères et de nos pères, le savoir-faire appris et transmis de lignées en lignées à travers les villages et les paysages du pays, et sur les photos sépias c’était le défilé des visages et des regards dont chacun de nous gardait quelque chose, et les années et les siècles défilaient sur les photos sépias des travaux à l’ancienne des gens de la terre - celui-ci ce doit être l’Alfred au Rodolphe, vois-tu ces mains, elles en ont vu, nous avait dit notre mère-grand, et celui-là tout courbe et fourbe c’est le tout mauvais sujet placé chez le grand-oncle Sigismond, on l’appelait James, va savoir pourquoi, mais ce qu’il nous en a fait voir, et celle-ci, tiens, c’est la Rosa de la Fanny des hauts de l’Essart, regardez-moi ces fins doigts de couturière, est-il bien étonnant qu’elle ait travaillé à l’atelier du 21 de la rue Cambon, chez Mademoiselle Bonheur, ce devait être en 1911 et là, je saute, nous voici, le Président et moi devant les pyramides d’Egypte, à la veille de la Grande Guerre, et cette autre paire est celle de la Grossmutter et du Grossvater, qu’on dirait en tenues de soirée à l’orée du désert.
    L’émouvante beauté des mains de notre mère-grand préparant sa confiture de coings. L’émouvante beauté des cheminots fiérots de l’équipe de la première traversée du Gotthard, dont votre bisaïeul, qui en a dirigé le train, n’est autre que ce géant sourcilleux à solennelle casquette. Le travail du facteur d’orgues auquel le père de notre mère, à Berg am See, avait loué un atelier dont nul d’entre nous jamais n’oubliera l’odeur de copeaux et de colle à bois. Le travail de Grossvater au Royal du Caire. L’émouvante beauté du vieil homme retiré de tout, déçu d’autant mais le taisant, ne se plaignant jamais que de la cherté des choses, penché le soir sur la table de la Stube et lisant quelque épisode de l’Ancien Testament. Le travail de nos tantes institutrices. L’émouvante beauté de nos tantes nous faisant visiter la Petite et la Grande Ecole, vides en ces temps de vacances mais fleurant cette odeur que vous aussi, enfants, aurez humée dès le premier jour, à vous faire tituber de quelle douce panique. L’émouvante beauté des objets orphelins, me rappelant la mort de Pilou. Pilou travaillant : rien n’existant plus que Pilou écrivant.
    Tout est sale et dégoûtant, nous objecte-t-on pourtant à tout moment, les enfants, et vous aussi le constatez et le répétez : que tout semble gâché, pourri, foutu, gâté, fichu. D’ailleurs votre bisaïeul Grossvater, que vous voyez là lors de sa dernière promenade, en ferait une maladie ; lui que la seule idée d’une dette faisait gronder et tempêter, les menées des raiders et des traders lui eussent paru les dernières manifestations de la déchéance en ce pays de rigueur et d’honnêteté que, d’Egypte, avant la Grande Guerre, il fut contraint de regagner par la faute de l’Emprunt Russe, ce premier signe de l’effondrement de ses valeurs et de tout un monde bientôt englouti.
    Or vous nous avez, enfants, appris tellement, que je ne me lasserai pas de vous raconter mes histoires à rester debout, moralisant et pontifiant comme une vieille peau, vous ressortant nos albums et vous assommant comme, à longueur de dimanches, nous auront assommés le Président et Grossvater, et Grossmutter et notre mère-grand et toute la smala des oncles et des tantes, à compulser leurs collections de fleurs séchées et de dents de requin, tous tant qu’ils sont ils nous auront dit, les premiers, de regarder, et voyez, enfants, si perdu et perclus que soit le monde, regardez le crépuscule de ce dimanche soir - jamais vous ne le reverrez, mais de le voir à l’instant vous le fera raconter comme, à vous raconter le monde depuis que vous vous y êtes pointés, nous l’avons pour ainsi dire ressuscité en nous tel que demain vous le ressusciterez pour les petits paumés de ce monde péricliteux et désespéreux.
    Foutredieu les enfants : souffrez que nous sortions de nos gonds, l’oncle Stanislas et moi. Regardez-vous, beauté du monde. Et regardez, là-bas, les enfants qui n’ont rien, regardez les humiliés et les piétinés que les raiders et les traders spolient et affament - regardez-les dans la lumière de ce dimanche, les enfants, ces enfants-là sont le sel de la terre tandis que les morts-vivants comptabilisent leurs Bonus de damnés.
    Le jour cède à la nuit mais nos lampes resteront allumées, les enfants, nos lampes douces de rêveurs allumés.


    (Extrait de L’Enfant prodigue. Pp.152-155)

    Lucienne K: vue de la Désirade.