Sur un message posthume de Samuel P. Huntington à JLK. Par manière d’hommage malicieux…
Dans ma dernière lettre à mon ami Pascal Janovjak, à Ramallah, parue le 1er janvier 2009 et intitulée Pour un année d’embellie, je hasardai l’opinion selon laquelle la notion de Choc de civilisations, dont on nous a rebattu les oreilles au lendemain du 11 septembre 2001, ne serait qu’une de ces formules à la fois vagues et péremptoires qui servent à conforter une idéologie, en l’occurrence celle de l’Axe du Bien chère au président Bush et à ses inspirateurs néolibéraux. Comme chacun sait, cette notion émane d’un livre du professeur américain Samuel Huntington, Le choc des civilisations, lui-même développé à partur d’un article paru en 1993 dans la revue Foreign Affairs. Or Samuel Huntington, décédé le 24 décembre dernier à New York d’une crise cardiaque, a trouvé la vigueur posthume de répondre à ma pique dans un commentaire daté du 1er janvier et que je reproduis texto.
« Je n'ai vraiment pas de chance. Personne ne m'a lu en Europe, mais ca fait toujours bien, pour l'intellectuel et/ou le journaliste du vieux continent, de me ringardiser au détour d'une petite phrase, en introduction, en phrase d'accroche ou que sais-je encore... »
Je regrette, sincèrement, d’avoir vexé un défunt que mon intention n'a jamais été de ringardiser, dont je comprends cependant le dépit. Si le cher prof est injuste en affirmant que «personne» ne l’a lu en Europe, voire dans les 39 pays du monde dont les lecteurs ont eu connaissance des traductions de son livre, il est vraisemblable que la plupart des mortels qui se réfèrent à sa formule le font sans avoir lu ni l’article de Foreign Affaire ni son fameux ouvrage, dont les thèses sont à vrai dire si connues qu’on en peut faire l’économie. Ainsi n’ai-je fait, pour ma part, que citer tel ou tel intellectuel et/ou journaliste qui avait entendu parler de ce que prétendait telle journaliste et/ou intellectuelle laquelle aura plus ou moins lu tel résumé des thèses de l’excellent idéologue américain, lequel se cite lui-même dans le message qu’il m’a adressé :
« Le monde d’après la guerre froide comporte sept ou huit grandes civilisations », m’écrit-il d’abord en supposant que je l’ignore - puisque aussi bien je ne l'ai pas lu...
Mais là, je suis obligé de préciser pour la lectrice et le lecteur de ce blog qui l’ignoreraient crassement: qu'Huntington définit les civilisations par rapport à leur religion de référence (le christianisme, l'islam, le bouddhisme, etc.), et leur culture. Il définit sept civilisations et potentiellement une huitième : Occidentale (l'Europe de l'Ouest et les Etats-Unis), latino-américaine, islamique, slavo-orthodoxe (autour de la Russie), hindoue, japonaise, confucéenne (sino-vietnamo-coréenne) et africaine.
Puis il continue : « Les affinités et les différences culturelles déterminent les intérêts, les antagonismes et les associations entre Etats. Les pays les plus importants dans le monde sont surtout issus de civilisations différentes. Les conflits locaux qui ont le plus de chance de provoquer des guerres élargies ont lieu entre groupes et Etats issus de différentes civilisations. La forme fondamentale que prend le développement économique et politique diffère dans chaque civilisation. Les problèmes internationaux les plus importants tiennent aux différences entre civilisations. L’Occident n’est plus désormais le seul à être puissant. La politique internationale est devenue multipolaire et multicivilisationnelle. »
Bien entendu, le résumé des ses propres thèses est lacunaire, mais on sent encore la vivacité de Mr. Huntington, et son indéniable originalité, dans ce qui suit : « L’expansion de l’Occident a été facilitée par la supériorité de son organisation, de sa discipline, de l’entraînement de ses troupes, de ses armes, de ses moyens de transport, de sa logistique, de ses soins médicaux, tout cela étant la résultante de son leadership dans la révolution industrielle. L’Occident a vaincu le monde non parce que ses idées, ses valeurs, sa religion étaient supérieures mais plutôt par sa supériorité à utiliser la violence organisée. Les Occidentaux l’oublient souvent, mais les non-Occidentaux jamais.
« Seule l’arrogance incite les Occidentaux à considérer que les non-Occidentaux s’occidentaliseront en consommant plus de produits occidentaux. Le fait que les Occidentaux identifient leur culture à des liquides vaisselle, des pantalons décolorés et des aliments trop riches, voilà qui est révélateur de l’Occident. Le lien entre puissance et culture a presque toujours été négligé par ceux qui pensent qu’apparaît et doit apparaître une civilisation universelle comme par ceux pour qui l’occidentalisation est une condition nécessaire de la modernisation. Ils refusent de reconnaître que la logique de ces raisonnements les incline à soutenir l’expansion et la consolidation de la domination de l’Occident sur le monde et que si les autres sociétés étaient libres de façonner leur propre destin, elles revigoreraient leurs croyances, leurs habitudes et leurs pratiques, ce qui, selon les universalistes, est contraire au progrès. Que d'arguments pour les bellicistes de l'axe du bien en effet... »
Que répondre, alors, au cher Professeur sans l’avoir lu – ce qui est désormais notoire ?
En ce qui me concerne je me contenterai de hasarder quelques éléments de réponses piqués à gauche et à droite, voire à hue et à dia, en reconnaissant au préalable qu’il y a du vrai dans pas mal d’observations de S.P. Huntington.
En résumé de résumé, Huntington rappelle que la longue maturation des civilisations donne plus de consistance à leurs entités que les idéologies. N’est-ce pas évident ? Secundo, que leur rapprochement aboutit à l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes. Cela, en revanche, se discute. Que l’effacement du sentiment national, sous l’effet de la mondialisation, favorise les replis identitaires ou religieux. Probablement, n’est-ce pas, mais est-ce une règle universelle ? Que l’affaiblissement de l’Occident encourage un tropisme de rivalité. Tropisme signifierait automatisme organique, et vérifié comment ? Que les rivalités identitaires ont un caractère irréductible et non négociable. Alors là, Huntington a beau se dire démocrate : un pseudo intellectuel et/ou journaliste suisse ne peut que se rappeler sa propre histoire et parier encore pour d’autres fédérations et confédérations - optimiste invétéré qu’il est en matière d'inventions et de reformulations culturelles et/ou politiques…
D’aucuns ont relevé le caractère sombre, voire apocalyptique des thèses de S.P. Huntington, rappelant celles de l’auteur du Déclin de l’Occident. Selon lui, le sentiment de la différence aboutirait forcément à la violence. Mais est-ce si sûr ? Au contraire d’un Fernand Braudel, qui insistait sur la fluidité évolution des civilisations, Huntington y voit des unités encloses sur elles-mêmes, sans inter-dépendances. Mais celles-ci ne sont-elles pas au contraire constantes à travers l'Histoire et aujourd'hui plus que jamais, et ne voit-il pas que la plupart des conflits actuels ne se déchaînent pas entre civilisations mais à l’intérieur de certaines d’entre elles ?
Bref, la notion de choc des cultures a cela de discutable, à mes yeux, qu’elle nie le processus complexe et progressif des échanges entre cultures et civilisations dont celles-ci se sont toujours nourries, et la vision de Huntington pèche en cela qu’elle oppose un Occident compact, même hautement affaibli et critiquable, à de nouveaux barbares qui l’assiégeraient de toute part.
Mais qu’en pense aujourd’hui le cher homme de son nouveau poste d’observation ? RSVP…
S.P. Huntington. Le choc des civilisations. Odile Jacob.
A lire aussi: Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d'un monde, Seuil, 2008.
René Girard, Celui par qui le scandale arrive. Desclée de Brouwer, 2001.
Marcel Gauchet, La Condition politique, Gallimard, 2005.
Commentaires
Je n’ai pas été vexé cher JLK mais plutôt déçu de vous voir régler si vite le compte du choc des civilisations comme auraient pu le faire d’autres vivants à l’intellect moins raffiné et développé que le vôtre.
Il est un balayage du revers de la main qui m’a particulièrement marqué : celui de Marjane Satrapi, qui lors de la promotion de son film Persepolis (un titre que je ne comprends toujours pas), après l’avoir brièvement présenté devant des caméras, avaient conclu sans lien logique : « il n’y pas de choc des civilisations » avec un ton qui présageait une suite comme celle-ci : « c’est pour les barbares ». Vraiment ?
Mon ouvrage ne s’intitulait pas « Je veux le choc des civilisations ». Peut-être aurait-il du s’appeler « Comment éviter le choc des civilisations ? ». Et n’oublions pas le sous-titre : The remaking of world order.
J’ai insisté, dans les premières pages du Clash, sur le fait que le paradigme civilisationnel que je propose n’était qu’un… paradigme ! valable jusqu’à ce qu’une nouvelle grille de lecture des relations internationales émerge.
Je ne doute pas une seule seconde que vous connaissez cette vérité absolue selon laquelle aucun modèle issue d’un cerveau humain ne pourra jamais rendre compte totalement de la complexité du monde.
J’ai voulu abstraire de cette dernière certains éléments que j’estime toujours pertinents afin de faire la lumière sur une réalité du monde se situant entre celui du Mur et celui qui vient.
Comme tout paradigme, le mien est temporaire. Il doit l’être ! Mais la réalisation de son caractère temporaire est soumis à la prise en compte du paradigme pour quiconque mène les relations internationales : il faut ménager les sensibilités culturels, les affinités culturels lors de la survenance de tensions. Persister dans l’exportation agressive de valeurs et systèmes se voulant universels ne fera que dresser les civilisations les unes contre les autres (ce qui ne veut pas dire que telle ou telle norme n’a pas vocation à être universelle. Comme le rappelle Stéphane Hessel, ce qui provoque le repli et la crispation c’est le fait que cette exportation est d’abord accueillie par les leaders politiques des peuples destinataires et ceux-ci, comme tout le monde le sait, sont prompts à l’instrumentalisation).
Avoir en tête mon paradigme permet d’anticiper, de prévoir des crises (ce n'est plus à démontrer). Avoir en tête sa conséquence pratique (ménager les sensibilités…) permet de régler des crises.
Plutôt qu’une Amérique dirigée par des wasp, la Turquie, pays musulman, à la jonction du Proche Orient et de l’Europe et pouvant dialoguer de manière intelligible avec Israël n’aurait-elle pas le plus grand rôle à jouer dans la résolution de ce maudit conflit ?
Le Libanais lambda n’aurait-il pas préféré, à l’issue de la dernière guerre du Liban, voir chez lui des soldats Turcs par exemple plutôt que des soldats Français et Italiens ?
La façon dont sont menées les relations internationales est parfois aussi aberrante qu’une situation où un juge des affaires familiales serait saisi d’un litige entre deux commerçants. Et cette aberration nourrit le ressentiment et favorise le repli identitaire : Mais nous sommes des commerçants nom de Dieu ! Nous sommes des musulmans ! Nous sommes des...
Je reconnais qu’un ouvrage intitulé le choc des civilisations et commençant par présenter un monde divisé en sept ou huit civilisations peut réveiller la méfiance aussi bien chez celui aux associations d’idées foireuses dans un contexte tel que la « guerre contre terrorisme » que chez celui pour qui, à juste titre, tout ce qui est simple est suspect (sept ou huit, c’est peu, c’est simple).
Croyez donc bien que cette simplification du monde peut avoir vocation in fine à servir l’entente internationale et n’avait pas vocation à servir de boîte à outils à d’obscurs faucons bellicistes. En aucun cas je n’ai voulu « ajouter au malheur du monde » en nommant mal les choses.
"It is my hypothesis that the fundamental source of conflict in this new world will not be primarily ideological or primarily economic" écrivais-je dans Foreign Affairs.
Inutile de revenir sur l’aspect idéologique dépassé. Quand aux conflits économiques, rien n’empêche les oppositions culturelles de s’y inviter. Max Weber a bien montré que le comportement économique d’un opérateur a pu varier selon qu’il traitait avec un membre de sa communauté ou un opérateur extérieur à sa communauté.
Vous dites que je définis les civilisations par rapports à leurs religions de référence.
Je nuancerais le propos : lorsqu’il n’y a plus d’idéologie et que le paradigme étatiste est dépassé, que reste-t-il ? Ne reste-t-il pas, dans la plupart des cas, un je ne sais quoi fonction à un certain degré, d'une manière ou d'une autre, d’une religion ? Un liant permettant justement de dépasser les frontières des états pour dégager des ensembles plus larges ?
Ces ensembles ne sont d'ailleurs pas fermés, ils s’entremêlent en des « torn countries » (tels que l’Inde).
Vous dites "Secundo, que leur rapprochement [le rapprochement des civilisations] aboutit à l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes".
Je pense plutôt que l’exacerbation des tensions est le résultat de l’incapacité à prendre en compte le fait qu’il ne reste plus, comme matière à identification, qu’un vague résidu culturel, d’origine plus ou moins religieuse. Le choc des civilisations serait alors le choc des incapacités à réactualiser une partie de la réalité et donc le choc des ignorances (l'expression est d'Edward Saïd mais je ne sais pas s'il l'utilise dans ce sens là).
J’insiste sur le flou des entités. Les ensembles que je dégage sont flous. Et le sort malheureux de mon ouvrage et de ma thèse s’est en partie dessiné lorsqu’on a voulu clarifier à tort ce flou. Il est très important, il est une part du « reste » de la complexité du monde non traité par mon paradigme, la marge de manœuvre obscure si vous préférez. Ce flou vous pouvez le voir au niveau individuel chez des « musulmans » par exemple, qui ne vivent en aucune manière comme des musulmans, qui sont déracinés du véritable Islam, qui peuvent être de gauche, humanistes, occidentalisés tout ce que vous voudrez mais qui cèderont tout de même à la fascination du poing levé d’un Hezbollah ou d’un Hamas.
Si on ne me prête pas de mauvaises et fausses intentions, et si, en pratique, on ne tombe pas dans l'erreur qui consiste à faire de néfastes "assignations à identité" envers certains groupes d'individus, ma théorie peut servir à assainir les relations internationales.
Le choc des civilisations n'est potentiellement plus une prophétie dès lors que le "pourquoi/comment va-t-on dans le mur?" a été traité.
Dear Professor,
Thanks for your gracious Answer. Vraiment je suis bluffé par votre disponibilité post mortem et l'intérêt vif que vous continuez de manifester à nos tribulations terrestres. Votre réponse si nuancée, par rapport à ce qu'on vous fait dire, m'intéresse particulièrement quand vous achoppez au sujet du flou. L'idéologie, et toute connaissance pseudo-scientifique, m'a toujours sidéré par son culte du flou et l'assurance inversement proportionnelle à la densité du flou, si j'ose dire, qui caractérise la très péremptoire pensée vague. Je vais bien y réfléchir avant de poursuivre un dialogue où je ne pourrai jamais faire figure que de Béotien préalpin...