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Carnets de JLK - Page 173

  • Faitout de la lecture

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    A propos d’une escale lausannoise de François Bon et de ce qu’il en advint.
    Qu’y a-t-il de commun entre Walter Benjamin et le livre à venir, Francis Ponge et la meilleure manière de faire couper les jeunes au suicide, les caves de la Bibliothèque universitaire de Lausanne dans lesquelles on lit diverses indications topographiques et telle interjection : Déposez les fantômes !, Kafka et les débuts du cinéma, Baudelaire revenant des Indes et décidant de ne RIEN faire avant de découvrir le simultanéisme contemporain, Robert Walser visitant une exposition de peinture par le truchement d’une émission de radio, Kafka faisant l’acquisition de La Chartreuse de Parme, à Paris (séjour catastrophe à crise de furonculose aiguë) sans savoir un mot de la langue de Stendhal, le même Kafka relisant Don Quichotte comme le faisait Henry Brulard avant lui, Le retable des merveilles de Cervantès et La Guerre des Gaules, Flaubert écoutant la lecture du même Quichotte sur les genoux de son grand-père, l’unicorne de Pline et le rhinocéros de Dürer, la fable de la maman crapaud et de son petit récité par un jeune Tourangeau (prénom François) et Le livre de sable de Borges ?
    Rien en commun pour un spécialiste de littérature confiné dans sa strate de seiziémiste ou de dix-huitiémiste, et pour François Bon se livrant à l’impossible exercice de présenter sa bibliothèque idéale : tout ce qui aura mariné dans le faitout de sa cuisine littéraire personnelle, où l’évocation de l’origine de l’écriture peut se fondre-enchaîner, sur un écran portatif, avec sa dissolution en nébuleuse de lettres-sons-cris-soupirs soulignés par un riff puissant de Jimi Hendrix…
    Devant une centaine de personnes, hier soir à l’aula du Palais de Rumine - « folie » architecturale dalinienne digne de la gare de Perpignan (disons baroque mastoc néoflorentin, les plafonds de l’aula ruisselant des nudités néoclassiques du laborieux Rivier), l’auteur de Tumulte, récit-journal nocturne d’un écrivain-capteur vivant dans sa chair la mutation des signes, comme disait René Berger avant tout le monde, François Bon, donc, bondissant d’un thème à l’autre en désignant rameaux et nœuds et branches et racines et fleurs envolées d’un seul grand arbre ou d’une seule grande fresque (au fond de l’aula, retournez-vous), a relevé ce qui pourrait être une projection cartographique de sa pratique de la lecture, articulée à son écriture juste citée à la volée.Bon16.jpg
    Tout commence et tout finit avec le Quichotte, grand lecteur de romans de chevalerie dont Pierre Ménard tirerait aujourd’hui autant de resucées de polars. L’aimable assistance aura-t-elle suivi François Bon sur tous ses sentiers digressifs et saisi tous ses clins d’yeux allusifs ? Probablement pas, sans qu’on pût reprocher au « conférencier » de ne pas tenir son contrat. Certes il n’aura pas parlé de Proust, ni de Musil, ni de Céline, ni de Joyce ni de Ramuz (il serait obligé de prononcer Ramuse) ni de Dante, ni de Michaux ni de Mann, ni de Faulkner ni de Tolstoïevski, mais François Bon a cela de rare aujourd’hui, qu’avait un Charles-Albert Cingria à un degré d’élucidation à vrai dire plus cristallin: le sens du détail révélateur qui relie tous les points de la circonférence au même centre vivant.
    A la question solennelle et nécessaire : où va l’homme ? que nous nous posons tous, Alexandre Vialatte répondait : il va au bureau. Et qu’est-ce que la littérature ? C’est ce que vous êtes en train d’en faire en continuant de lire et d’écrire, les enfants, de Lascaux à Novarina (que François Bon allait faire lire ce matin aux gamins du Gymnase du Bugnon), de Walter Benjamin qui pressentait génialement de nouvelles formes de l’écrit et du lire en 1927 (merci au compère François de nous le rappeler) à Kafka griffonnant à sa pauvre table, entre ses sœurs emmerdeuses, dans la même position penchée que saint Augustin.
    Avant son escale lausannoise de lundi soir, je ne connaissais François Bon que par certains de ses livres (Tumulte surtout), son immense travail sur la toile et une lecture mémorable aux Petites Fugues de Besançon. Nous relie aussi l’amitié de Marius Daniel Popescu, dont il aime l’écriture incarnée, lequel Popescu lui fit d’ailleurs porter hier une fiole de blanc vaudois (Marius est ces jours à Bucarest pour la sortie de la traduction roumaine de La Symphonie du Loup). Or il nous importait, à l’un et à l’autre, de nous rencontrer tels que nous sommes. Et pourquoi donc ? Le virtuel ne nous suffit-il donc point ? La littérature aurait-elle besoin de s’incarner ?
    L’aventure est devant nous et nous la vivrons pleinement…

  • Esseulement

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    …Vous n’avez pas idée de ce que nous manquent les chiards quand ils ne sont plus là, pas seulement leurs petits derrières qui te glissent dessus, mais leurs cris de joie quand ils te retrouvent, la panique des plus mioches - c’est vrai quoi pour un deux-ans t’es quasiment la première sensation de foncer à l’abîme – et l’impatience de recommencer des plus crânes, et les mères et les pères et les nurses et les dragueurs de nurses qui te tournent autour comme des hélices, mais voilà qu’on se retrouve à l’abandon, ça va durer tout l’hiver à ne faire qu’espérer le retour des chiards…
    Image : Philip Seelen

  • Longévité

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    …Bien, j’admets certes que tenir treize ans dans cet appartement, qui devait être plus vétuste en 1856 que lorsque nous autres, les Clamart, y sommes entrés, en 1911 (les lettres de notre trisaïeul Palamède en témoignent précisément), dénotait un certain mérite, mais si l’on consacre une plaque de marbre à ce locataire, même considérant les améliorations notables apportées à l’objet depuis lors, et jusques aux néons de 1957, je me fais fort d’obtenir pour les nôtres, pharmaciens de père en fils et soutiens indéfectibles de la droite modérée, une reconnaissance au moins égale sinon plus solennelle auprès de la Ville de Paris…
    Image : Philip Seelen

  • Ganymède

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    Ses profs ont souvent ricané de lui découvrir ce prénom, et les plus coincés se sont évidemment montrés les plus salauds, mais lui ne s’apercevait de rien ou faisait tout comme, inconscient en outre de l’aura qui émanait de son corps dénudé.

    C’était un garçon qui voussoyait encore ses parents, du genre noblesse terrienne ruinée, avec de prestigieux souvenirs aux murs, Marcel Proust au Ritz en compagnie du grand-oncle sans moeurs (Prix de Rome) ou tel croquis des parents, côté père, signé Vuillard.

    Au premier regard il faisait vieille France avec sa dégaine en retard de cent modes, sentait le rance un peu dans ses costumes sans âge, bref c'était le snob tout craché, guindé et corseté. 

    La surprise venait aux vestiaires, à la première heure de sport, quand il envoyait valser cravate et gilet, chemise et pantalon saumur, et que son corps d’ivoire apparaissait dans le grouillement de ratons roses. Ensuite, sur le terrain de foot, c’était le prince. Et sous la douche, enfin, dans les bouffées de vapeur savonneuse, c’était le roi des corps que Ganymède Blanc de Lanautte dont chaque petit crevé tâchait plus ou moins de toucher le rond du cul pour se porter bonheur.

  • Les Schizophores

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    …Tu vois ces putains de lampadaires que les Nouveaux Maîtres ont installés le long des fossés après avoir arraché les barbelés de l'ancienne Zone: c’est marqué DANGER, ça n’a l’air de rien mais si tu passes dans leur rayon ça te fusille tout à coup de lumière noire et te coupe littéralement en deux - c’est d’ailleurs très exactement à quoi ça sert dans leur plan de déstructuration des monades errantes…

    Image: Philip Seelen

  • François Bon à Lausanne

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    Ecrivain de premier rang, animateur d’ateliers, pionnier de le la création et de l’édition sur internet, il a publié récemment deux livres consacrés à Bob Dylan et Led Zeppelin. Un homme-orchestre des expressions à venir… Rendez-vous ce soir à l'Aula du Palais de Rumine, à Lausanne, à 19h., pour une lecture-performance.

    S’il ne reste qu’un écrivain engagé en France, ce sera François Bon. Mais attention: rien de l’ancien combattant rassis chez ce frondeur de gauche fan des seventies. On pourrait s’y tromper à viser les titres de ses livres, de Sortie d’usine, son premier opus nourri par son expérience du monde du travail, à Daewoo, chronique d’un désastre social annoncé, ou du fait qu’il documente les années rock de ses jeunes années. Or l’engagement de ce franc-tireur-rassembleur au parcours atypique ne se borne ni à la politique et moins encore à l’idéologie. Toute son activité d’écrivain-passeur-éditeur-performeur l’implique dans la réalité contemporaine et l’urgence de la faire parler et signifier. Depuis une douzaine d’année, dans la foulée de son travail dans les ateliers d’écriture en banlieue ou dans les prisons, ses interventions ont littéralement explosé sur la toile dont il est devenu l’animateur d’une véritable constellation littéraire virtuelle (3e rang en France) de sites et de blogs, à l’enseigne de http://www.remue.net , http://www.tiers-livre.net, et http://www.Publie.net., avec d’innombrables ramifications auprès des lecteurs-auteurs, libraires-éditeurs et autres bibliothèques…

    - Que ferez-vous aujourd'hui ?
    - Aujourd’hui : voiture pour emmener la petite dernière au collège, il faudra aussi s’occuper du ravitaillement parce que beaucoup absent ces temps-ci, et ce soir lecture avec Bernard Noël à Poitiers. Publier un livre, après 2 ans ou plus de boulot, c’est une façon d’enterrer ce qu’on vient de faire, les nouveaux projets naîtront progressivement…

    - Comment ces trois livres, sur les Stones, Dylan et Led Zeppelin, s'inscrivent-ils dans la suite de votre travail ? Quel fil rouge à travers celui-ci ?
    - Tout est parti, dans une rue de Marseille, il y a très longtemps, en achetant d’occase un livre écorné sur les Stones : la photo de couverture était la même photo que j’avais, punaisée, à l’intérieur de mon casier d’interne au lycée de Poitiers. Tout d’un coup, je pigeais que si je voulais partir à la recherche de ma propre adolescence, avec si peu d’événements, et quasi aucune trace, objets, photos, il me fallait entrer dans ce tunnel-là. Mais, une fois le chantier fini, il y avait tout ce qui venait en amont : la guerre froide, l’assassinat de Kennedy, les manifs Vietnam, ça m’amenait à Dylan, et, symétriquement, les années 70 : on avait nos voitures, on migrait vers les grandes villes, et ça c’était Led Zeppelin. Et la découverte que la contrainte du réel, quand il s’agit de légende, ça va bien plus loin que tous les romans possibles.

    - Quelle place la lecture prend-elle dans votre travail ? Qu’elle vous est vitale ?
    - J’habitais un village très à l’écart, en dessous du niveau de la mer (on apercevait la digue de la fenêtre de la cuisine), et les livres, c’était la révélation de tout ce qui était au-delà de l’univers visible. Chez mon grand-père maternel, une armoire à porte vitrée, avec Edgar Poe, Balzac… ma grand-mère, côté paternel, servait son essence à Simenon, pendant l’Occupation. J’ai lu énormément jusqu’à l’âge de 16 ans, c’est allé jusqu’à Kafka d’un côté, les surréalistes de l’autre. Puis plus rien jusqu’à mes 25 ans. Là j’ai repris via Flaubert et Proust, puis Michaux, tous les autres. Aujourd’hui, j’ai toujours une lecture d’accompagnement continue, Saint-Simon en particulier, fondamental pour la phrase. Sinon, moins de temps dans les livres, mais beaucoup plus d’interpénétration lecture / écriture dans le temps ordinateur.

    Bon1.jpg- Comment le métier de vivre et le métier d'écrire s'articulent-ils ?
    - J’allais dire qu’ils se cachent soigneusement l’un de l’autre. Ecrire c’est en secret, violence contre soi-même, fond de nuit . Et le métier de vivre, même si aucun des deux n’est un métier, c’est essayer de garder rapport au concret, à l’immédiat présent.

    - Pourquoi l'atelier ? Et comment ? Quel bilan actuel ?
    Toujours la même fascination : on peut vivre au même endroit, et le réel nous reste en large partie invisible. Il s’agit de multiplier les énonciateurs, et on y joue son rôle, puisque la langue est nécessaire, vitale, mais qu’on rend possible d’y recourir. Cette année, projet avec un collège d’un tout petit village rural, et de gens en grande précarité dans la petite ville d’à côté, en plein pays du Grand Meaulnes. Pas un métier, un poumon.

    - Quelle relation entre l'atelier et le site ?
    - Toujours pensé à un ami luthier, sa petite vitrine sur rue, et comment c’était relié à son travail. Le site, c’est juste vue en direct sur mon ordinateur. L’atelier personnel.

    - Comment Tumulte s'inscrit-il dans la suite de votre pratique, perception et modulation ?
    -Pendant un an, je m’étais donné cette discipline d’écrire tous les jours un texte, et le faire en ligne, comme ça pas de retour possible. ça amène à fréquenter des zones dangereuses, pas mal d’inconscient. ça m’a permis pour la première fois de ma vie de fricoter avec le fantastique. J’y retournerai, mais il faut être intérieurement prêt.
    - Et Rabelais là-dedans ?
    Période où tout est bouleversé d’un coup, apparition du livre. Multiplication de l’inconnu à mesure qu’on fait le tour de la terre, renversement du ciel, il est possible qu’on ne tourne plus autour du soleil, pas encore de moi je, ça viendra seulement avec Montaigne, mais émergence de la notion de sujet par le corps. On ne sait rien, alors on y va avec la fiction. Rabelais nous est urgent, aujourd’hui, parce qu’on se retrouve en même secousse.
    - Comment, pour vous, le livre actuel et le livre virtuel s'articulent-ils ?
    - Dans ma pratique quotidienne de l’information, des échanges privés, du plaisir aussi de la lecture, beaucoup passe par l’ordinateur. Rien d’incompatible entre les univers. Mais un gros défi : est-ce que, à l’écran, on peut construire les mêmes usages denses que ceux de notre génération doivent uniquement au livre ? C’est ça ou la réserve d’indiens, j’ai choisi.

    - Qu'est-ce qui défait ? Et qu'est-ce qu'on fait ?
    - Peut-être qu’on ne fait pas assez attention aux permanences : le monde s’est toujours défait en permanence, simplement c’est plus ou moins brutal. Et la littérature, là, a toujours la même très vieille tâche. Question d’Aristote en tête de sa Poétique : « Qu’est-ce qui pousse les hommes à se représenter eux-mêmes ? » On le fait.

    LedZeppelin3.jpgUn dirigeable au sulfureux sillage
    Quel intérêt peut bien trouver un lecteur d’aujourd’hui, qui n’a pas été un fan de Led Zeppelin, à la lecture de cette chronique de près de 400 pages, faisant suite aux 400 pages consacrées à Bob Dylan ?
    A vrai dire nous n’avons pas eu le temps de nous le demander : dès les premières séquences, en effet, de cette espèce de film à la chronologie complètement imprévisible (mais parfaitement orchestrée en réalité), l’art et l’énergie avec laquelle François Bon combine le récit de sa passion de jeune provincial pour Led Zeppelin et l’histoire de ce groupe vite érigé en mythe sulfureux (avec orgies zoophiles et défonces barbares à la clef, dont l’auteur démêle l’avéré et le fantasmé) captivent à de « multiples égards. Après la trajectoire solitaire du génial Dylan, la saga de Led Zeppelin, sa genèse progressive, la cristallisation de sa touche de « musique lourde avec un grand contraste de lumières et d’ombres » (dixit Jimmy Page à Robert Plant), sa montée en puissance irrépressible (dès 1968), ses tournées effrénées et ses frasques légendaires, de « clash » en « crash », se déploient ici en fresque à plans multiples, sur fond de seventies. Les protagonistes sont bien dessinés, le mécanisme de la pompe à fric et la logistique délirante (Grant et Cole) détaillés à souhait, sans parler des effets collatéraux (drogues et castagnes) de gains monstrueux et de tournées d’enfer, mais François Bon sait aussi démêler la part créatrice de ce « groupe d’improvisation » au sillage persistant.

    François Bon. Rock’n’Roll. Un portrait de Led Zeppelin. Albin Michel, 384p.

    François Bon, le 1er décembre prochain, sera l'hôte de la Bibliothèque Cantonale et Universitaire, à Lausanne, pour une conférence où il évoquera les livres de sa bibliothèque. Palais de Rumine, à 19h.
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    François Bon en dates
    1953. Naissance à Luçon. Père mécanicien, mère institutrice. Etudes d’ingénieur en mécanique. Travaille dans l’industrie.
    1982. Premier roman. Sortie d’usine. Minuit.
    1983. Séjour à la Villa Médicis. Ne se voue plus qu’à la littérature depuis lors.
    1990. La Folie Rabelais. Minuit. Essai sur son auteur fétiche.
    1997. Fonde ce qui deviendra www. Remue.net.
    2002. Temps machine. Récit. Verdier. Prix Louis Guilloux.
    2004. Daewoo. Fayard. Prix Wepler.
    2006. Tumulte. Fayard.
    2007. Bob Dylan, une biographie. Albin Michel.

    Cet entretien a paru, en version émincée, dans l'édition de 24Heures du 24 octobre 2008.

  • Mais oui, je te

     

     

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    …Je suis navrée tu m’as toujours dit, je:  t’oses pas me dire, je me… tu me reproches depuis 35 ans le même, je… mais non je ne dis pas que… tu dois aussi m’écouter jusqu’au… Alexis, je voudrais que ce soit toujours… oui je crois que je, toi aussi ? et qui t’as dit que c’était plus comme, je … ah mais si tu… je vais te dire pourquoi je reste, tu…

     

    Image: Philip Seelen

  • La messagère

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    … Ce que j’ai à vous dire est important, Monsieur Ruf, mais je ne sais pas dans quel trou parler, m’entendez-vous Monsieur Ruf ? c'est juste que je devais vous signaler que vous avez oublié la batterie de la pile de l’amplificateur de votre Appareil Auditif individuel sur le comptoir de la Pharmacie des Grottes, je suis la mère de la pharmacienne, Monsieur Ruf, et comme j’habite juste à côté je lui ai proposé de vous avertir, mais là, vraiment, je ne suis pas sûre d’avoir parlé dans le bon trou…
    Image : Philip Seelen

  • Ceux qui se disent élus

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    Celui qui te fait sentir qu’il en sait tellement plus que toi / Celle qui se sent investie d’un Savoir Secret / Ceux qui jettent le discrédit sur toute personne ne pensant pas comme eux / Celui qui récuse toute forme de plan théologique ou téléologique en matière de guerre coloniale / Celle qui aimerait te laver les pieds avant de passer à table / Ceux qui estiment que l’esprit critique est un obstacle sur la Voie Droite / Celui qui traite ses fidèles d’esclaves de la chair du haut de sa chaire de pierre / Celle qui tire une claque au type profitant de la répétition du chœur mixte Les Âmes Vaillantes pour lui mettre la main quelque part / Ceux qui ont connu la concierge de la Maison de Paroisse au sens biblique du terme / Celui qui se risque à chouraver la boussole de son cousin le chef scout Agile Achille / Celle qui a cousu les Insignes de Mérite Spirituel sur les robes blanches des 7 Vigiles de la Foi Radieuse / Ceux qui ont fait dissoudre la secte des Disciples de Judas / Celui qui découvre avec stupeur que la généalogie de son oncle Tibère l’apparente au cruel Hérode / Celle qui se fait mal voir de ses cousines en affirmant que toute une tradition a sacralisé la prostitution / Ceux qui affirment que Jeanne d’Arc n’était ni bergère ni pucelle ni ne fut probablement brûlée mais admettent qu’elle tenait son cheval comme pas deux et sabrait mieux que Gilles de Rais, etc.

  • L’échappée

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    …Des fois, à la toute fin du service, quand il n’y a vraiment plus une ombre sur les quais et que la nuit semble blanche, je me dis que ce serait beau le métro vraiment aérien qui se mettrait à s’élever au-dessus des toits de la ville et qui planerait au-dessus des plaines et des forêts, tu sais, comme quand on marchait toute la nuit toi et moi, ces années-là…
    Image : Philip Seelen

  • L'ange dévasté

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    De la belle dernière pièce de René Zahnd, consacrée à Annemarie Schwarzenbach, Christian Egger a tiré un spectacle inventif à Nuithonie.
    Le personnage d’Annemarie Schwarzenbach (1908-1942), fille rebelle d’une famille richissime de l’establishment helvétique, fait aujourd’hui figure d’«icône» romantique de la résistance et de la transgression, au risque de se figer dans le cliché de la femme « libérée ». Antinazie, bisexuelle, cherchant la «vraie vie» loin des conventions d’un milieu matérialiste, dans l'écriture et le journalisme d'intervention, le voyage et la drogue, l’amie intime des bohèmes Erika et Klaus Mann, compagne compliquée d’Ella Maillart sur la route de l’Orient, incarne une ambigüité fondamentale qui lui valut d’être comparée à un ange, « inconsolable » pour un Roger Martin du Gard, « dévasté » pour Thomas Mann. Romanesque et tragique à la fois, sa destinée d’individualiste engagée en proie à toutes les contradictions nous interpelle aujourd’hui encore. La meilleure preuve en est la pièce, à la fois stylisée et très dense, révélatrice aussi par  ses composantes historiques et politiques, qu’en a tiré René Zahnd, créée cette semaine à Nuithonie par Christian Egger.
    Comme un film dont les séquences, de 1931 à 1942, retraceraient les pérégrinations d’Annemarie en focalisant l’attention sur ses relations conflictuelles avec sa mère, et, plus sensuellement légères, avec ses amis Erika et Klaus, Annemarie reconstruit un tableau vivant et vibrant, à la fois intimiste et en phase avec  la tragédie collective. Renée Schwarzenbach (Marie Iracane) y fait figure de teigneuse gardienne de l’ordre familial et de la respectabilité, Erika Mann ( Marie-Aude Guignard) incarne l’intellectuelle vaillante, plus forte que son frère Klaus (Cédric Dorier) au croissant désespoir, alors qu’Annemarie elle-même (Anne Carrard) apparaît d'une grâce vive et délicate, en butte à un déséquilibre psychique de plus en plus perceptible. Au lieu d’un ange: une femme-enfant brûlant d’amour et plus encore de manque d’amour. Or un ange (Yves Adam), dédoublé, l’accompagne bel et bien de bout en bout sous la forme d’un personnage dansant, nu et bleu, balbutiant au début puis déployant un langage d’émotion rayonnante de lyrisme. Tout cela que la mise en scène de Christian Egger restitue avec une remarquable originalité, dans la scénographie d’Yann Becker d'une plasiticité efficace en dépit de praticables un peu envahissants. En crescendo, la réalisation de la Compagnie T2 impose à l’évidence la «vision» de la pièce de René Zahnd, dont on espère  une reprise prochaine.

    René Zahnd. Annemarie. Actes Sud-Papiers.

    A voir à la Cinémathèque suisse, à Lausanne, le 2 novembre, à 20h: les films de famille de René Schwarzenbach-Wille, mère d'Annemarie.

  • Le secret

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    … Il n’y a qu’une Porte, comme le désigne sans équivoque le numéro de celle que voici, pourvue d’une seule serrure, et la porte est étroite, il est plus difficile de la franchir qu’à un chameau de passer par le chas d’une aiguille, même avec une clef, mais la porte est verte, signe d’espoir, et la clef se trouve où est la clef, et la trouve qui la cherche - là c’est juste dans la boîte à lait, mon chti loup, et t’évites de sonner à cause des voisins…
    Image : Philip Seelen

  • L'Apparition

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    … Avisez-vous, citoyen Desmoulins, ce que j’avise ? – Certes, citoyen Robespierre, m’est avis que je l’avise ? – Et qu’avisez-vous donc, Camille ami ? – J’avise ce qui me semble un orteil, ami Maximilien – Et qu’en concluez-vous en ce vingtième jour de Prairial ? – Dois-je en conclure, se montrant à l'Incorruptible, qu'il s'agit là de l’Orteil Suprême – Ah mon enfant je ne puis vous le celer : ce l’est !

    Image : Philip Seelen

  • Ceux de la milice

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    …Moi les tagueurs je vous dis faut les attaquer sur le terrain et les liquider dans l'oeuf, sans ça vous imaginez quelle image de la culture alsacienne cela montre à nos jeunes, et encore sur des murs dont l’entretien se fait avec nos impôts, non mais vous avez vu le mur du cimetière de Ringeldorf, si ce n’est pas la Schmutz, alors voilà ce que je vous propose, dès ce soir, à tous les camarades vigiles de la région…
    Image : Philippe Seelen

  • Brûlé de l'alcool

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     L’homme qui penche, à Vidy, module le journal de détresse de Thierry Metz avec force et poésie.
    L’homme qui penche, sous le poids de la vie, est ici celui qui s’efforce de fixer sur le papier ce qu’il vit pour « ne pas perdre le fil». La première page de ce carnet de détresse est datée d’octobre 1996, au Centre hospitalier de Cadillac en Gironde, pavillon Charcot, entre 1996 et 1997. La dernière s’est écrite le 31 janvier 1997. Thierry Metz a choisi de disparaître le 16 avril 1997.
    « Je dois tuer quelqu’unj en moi, même si je ne sais pas trop comment m’y prendre », écrit-il au début de son sevrage. Et plus loin : « J’essaye, à ma manière et plus simplement, de faire entrer l’homme que je suis devenu dans la maison de la rencontre et de la réparation ». On ne saurait mieux dire, en mots émaciés « le plus possible », puisque la réparation éventuelle va passer par la rencontre, avec soi-même autant qu’avec les autres. Dans ce lieu clos, en pyjama réglementaire, dans un « va et vient de petites choses », chacun erre autour de lui-même, tous « plus ou moins endormis » par les anxiolitiques, Mady toute maigre avec sa « simple petitre rose du regard », Denis aux ailes brisées qui se bourre de biscuits sans grossir, ou Bernard, Mickey, Raymonde cherchant « un habitant qui n’est plus dans la maison ».
    Sur la trame de ce désarroi quotidien, Thierry Metz ressuscite la vie par ses mots qui chantent et gémissent en alternance, sans lyrisme exalté ni sans pathos.
    Or c’est avec la même élégance blessé, aussi délicate qu’incisive, que Sylvain Thirolle habite le verbe et la présence de l’écrivain, en complicité parfaite avec l’accordéoniste Jean-Jacques Franchin.
    Dans une mise en scène et une adaptation de Marc Feld, la scénographie et les images vidéo étant conçues avec la collaboration de Jean-Jacques Nguyen, L’Homme qui penche restitue admirablement, avec un excellent contrepoint de l’image et du verbe, la matière existentielle et poétique arrachée par Thierry Metz au silence et à la peine. Rien d’édifiant ni de complaisant non plus dans l’échec, comme si la soif persistante en désignait une plus fondamentale, dont rien n’est dit au demeurant…

    Photo: Mario del Curto.
    Théâtre de Vidy, La Passerelle, jusqu’au 14 décembre. Me-sa, à 20h. Di à 18h. Lu relâche. Durée : 1h.15. Location : 021 619 45 45 ou www.vidy.ch

  • L'immortel centenaire

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    Claude Lévi-Strauss fêté ce 28 novembre.

    « Si je suis encore vivant, c’est par inadvertance », déclarait récemment Claude Lévi-Strauss, qui aura marqué son siècle plus que l’ordinaire des savants. Ainsi, celui qui écrivait en 1953 (dans la revue Diogène) que l’ethnologie se mettait «en position de formuler un nouvel humanisme», aura-t-il assisté, en juin 2006, à l’inauguration du Musée Bramly, où les «arts premiers» sont illustrés dans la filiation directe de son œuvre et d’un goût qu’il partageait déjà, réfugié à New York pendant la guerre, avec un certain André Breton. Autre sujet de satisfaction pour le vieil homme lorsque, en 2007, la Déclaration des droits des peuples autochtones, visant à endiguer l'extermination des Indiens, fut adoptée à l'Onu.

    A bien d’autres égards, cet homme de culture classique, taxé facilement de « réactionnaire » en mai 68, et peu porté sur les estrades médiatiques, résistait aux modes passagères et portait sur la société occidentale un regard lucide. Ainsi constatait-il déjà, dans Tristes Tropiques (1955, réédité en 2001), que « l’humanité s’installe dans la monoculture ; elle s’apprêt à produire la civilisation en masse, comme la betterave. Son ordinaire ne comportera plus que ce plat ».

    Dans la même optique décentrée, Lévi-Strauss « a tranché les racines coloniales et racistes de l'anthropologie française d'avant-guerre », note sa biographe Catherine Clément, et contribué à relativiser la notion  de «société primitive» naturellement appelée à se développer selon les normes occidentales. Selon lui, la véritable civilisation consiste plutôt à faire coexister des cultures ayant le maximum de diversité entre elles.

    La leçon du «terrain»

    S’il dit, avec l’humour du sage,  avoir atteint sa centième année «par inadvertance», Claude Lévi-Strauss, prof juif de trente ans « inconscient » de ce qui le menaçait à son propre dire,  échappa de la même façon aux mesures antijuives de Vichy en rejoignant l’Amérique où, en 1935, au Brésil, il avait enseigné et accompli ses premières missions d’ethnologue auprès des tribus indiennes d’Amazonie.

    C’est à partir des « faits ethnographiques » examinés sur le terrain que toute l’œuvre de l’anthropologue se développa d’ailleurs, à commencer par l’ouvrage qui lui valut une renommée mondiale : Les structures élémentaires de la parenté, paru en 1949, où il analyse le rôle central des rapports de parenté dans les sociétés dites primitives. Par la suite, sous l’influence des fondateurs du structuralisme, les linguistes de Saussure et Jakobson, se constituera tout l’édifice théorique, contesté, de l’Anthropologie structurale (1958 et 1973) à La Pensée sauvage (1962) en passant par les quatre volumes des Mythologiques (1964 à 1971).        

    Dans sa remarquable préface aux Oeuvres de Lévi-Strauss en Pléiade, Vincent Debaene rappelle que «l'étude de l'homme est, par essence, littérature». Or, malgré sa défiance envers le « structuralisme littéraire », Lévi-Strauss pratiquait lui-même «une écriture majestueuse », écrit encore Debaene, « qui fait songer à Chateaubriand pour la posture et à Bossuet pour le rythme». Formules un peu solennelles à nuancer notamment à la lecture de Tristes tropiques, d'un ton souvent très direct et d'une mélancolie fleurant le XXIe siècle écolo(la conclusion notamment, en hommage à la beauté des choses), mais qui inscrivent bel et bien l'anthropologue dans la filière humaniste d’un Montaigne avec la même déférence envers le monde et «l'homme nu».

    Dans le cadre du centenaire, le Quai Branly, la Bibliothèque nationale française, le Collège de France et l'Unesco proposent divers hommages.

     

    LeviStrauss.jpgClaude Lévi-Strauss

    NAISSANCE      Le 28 novembre 1908 à Bruxelles, où son père, peintre, exécute une commande.

    ETUDES             Droit et philo à La Sorbonne. Agrégation en 1931. Bifurque sur l’ethnologie. Enseigne à Sao Paulo, Brésil, en 1935. Premières missions en Amazonie.

    ŒUVRES            Premier livre majeur sur les systèmes matrimoniaux : Les structures élémentaires de la parenté, en 1949. Simone de Beauvoir salue sa présentation de la condition féminine dans les sociétés primitives. En 1955, Tristes Tropiques. Les Goncourt se désolent de ne pouvoir honorer un essai… Réédité en 2001 en PressePocket. Un classique accessible…Après la série plus ardue des  Mythologiques, continue d’écrire des articles sur l’art, la musique et la poésie. En 2008, Œuvres à La Pléiade, honneur rare pour un auteur vivant.

    CARRIÈRE         Dès 1959, occupe la chaire d’anthropologie sociale au Collège de France. Après la parution des Mythologiques, est élu à l’Académie française en 1973. Prix Erasme la même année.  

    Cet article a paru dans l'édition de 24Heures du 27 novembre.

     

  • Dernière envolée

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    …C’est quand l’eau du fleuve s’est mise à bouillonner autour de moi, puis à produire des bulles au format de balles puis de ballons plus légers que l’air, et quand j’ai vu les images de mon avenir dans chacune des sphères argentées qui tournoyaient dans le ciel, que j’ai repris courage: tout allait changer désormais, je ne serais plus jamais lourd, je me remplissais de l’eau de l'air, les gens m’avaient vu m’envoler du haut du pont et je me sentais à présent comme exploser au-dessus des toits et des forêts…
    Image : Philip Seelen

  • Les gens d’en face

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    …Il va de soi que le voyeurisme tel que je le pratique chaque soir, dans les rues de notre ville, ne correspond en rien à la recherche de la triviale petite secousse, plutôt motivé par cette Curiosité omnivore qui me fait bonnement jouir du simple spectacle de la veuve du troisième pelant une poire sous un lampadaire, de son voisin le musicien s’exerçant à diriger un orchestre devant son miroir, ou de telle ombre à deux têtes apparaissant à l’instant et qui semble osciller derrière les rideaux comme une paire amoureuse alors qu’il s’agit du vieux professeur aveugle du deuxième et de sa gouvernante l’aidant à retirer son pardessus au retour de sa soirée de canasta…
    Image : Philip Seelen

  • Le dieu caché

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    …Vous êtes là-bas et je suis ici, mais vous n’avez aucune preuve de mon existence, ni moi de la vôtre: on en reste toujours réduit à des approximations et à des conjectures qui changent selon qu’on est venu au monde dans une grande ville du nord ou en bordure d’un désert, mais il ya ce souffle, c’est vrai, il y a ce souffle dont on dit qu’il est partout le même - on se dit que ce souffle serait le seul à pouvoir dissiper ces nuées…
    Image : Philip Seelen

  • Comme je te vois

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    …Qui sont nos ombres et que se murmurent-elles quand nous avons le dos tourné, compère, y as-tu jamais songé, où es-tu lorsque je me retourne vers ton ombre, et la mienne, la vois-tu comme je vois la tienne, et qu’en serait-il de nous si nos ombres cessaient de s'entendre ?…

    Image: Philip Seleen

  • Maudits de luxe


    COUP MEDIATIQUE. La correspondance des deux écrivains à succès Michel Houellebecq et Bernard-Henri Lévy, courant sur six mois de 2008, vaut-elle le battage qu’elle suscite ?

    Ce devait être le « coup » de Teresa Cremisi, patronne des éditions Flammarion qui orchestra déjà, l’an dernier, les effets d’annonce précédant la parution de La Possibilité d’une île de Michel Houellebecq. Selon la même logique marchande, une rumeur non moins affriolante annonçait cet été le retour de l’amer Michel avec un « inédit ». Des libraires, françaises et francophones ont subi de fortes pressions visant à leur faire passer de grosses commandes avant de pouvoir juger de l’objet. Or en quoi consiste celui-ci ?
    Ennemis publics, le titre de l’ouvrage, constitué de 29 lettres échangées entre janvier et juillet 2008, annonce la couleur. Michel Houellebecq en est l’inspirateur, selon lequel lui et BHL, qui n’auraient rien d’autre en commun, seraient tous deux les victimes d’une « meute » les poursuivant de sa haine.
    L’entrée en matière est quasi burlesque: Houellebecq, dans une première lettre, fait ainsi le portrait de BHL en « spécialiste des coups foireux et des pantalonnades médiatiques », baignant dès son enfance « dans une richesse obscène », incarnant par excellence la « gauche-caviar ». Et de préciser : « Philosophe sans pensée, mais non sans relations, vous êtes en outre l’auteur du film le plus ridicule de l’histoire du cinéma ». Dans la foulée, Houellebecq se présente lui-même comme « nihiliste, réactionnaire, cynique, raciste et misogyne honteux », concluant en ces termes non moins accablants : « Fondamentalement, je ne suis qu’un beauf », doublé d’un « auteur plat, sans style »…
    On l’aura compris : cette double caricature serait celle que diffusent les ennemis de nos « maudits ». Ceux-ci se sont découvert le même sort affreux « au restaurant ». D’où le besoin de répondre à la grave question : « pourquoi tant de haine ? » Et BHL, milliardaire affligé, d’évoquer, avec le millionnaire Houellebecq, la cohorte des lynchés de génie qui les ont précédés, de Baudelaire (sic) à Ezra Pound…
    Pourtant cet échange, soyons juste, ne va pas s’en tenir à ces lamentations évidemment infondées - la meute se réduisant de fait à une poigné de critiques parisiens qui ont le front de ne pas reconnaître l’incommensurable talent des duettistes, tel un Pierre Assouline, qualifié par l’élégant Houellebecq de « ténia ». Autant Houellebecq que BHL ont des choses parfois intéressantes à dire. Qu’ils parlent de leurs pères respectifs (l’alpiniste ronchon de Michel, et l’affairiste froid de BHL), de morale politique (Michel le cynique et BHL le vertueux) de ce qui les passionne réellement ou leur tient lieu de credo « philosophique »: chacun, en écrivain « tripal » pour Houellebecq, ou en intellectuel plus structuré pour BHL, dépasse parfois le papotage convenu ou le plaidoyer pro domo. Mais tout cela fait-il un vrai livre ? Le lecteur appréciera…
    Michel Houellebecq, Bernard-Henri Lévy, Ennemis publics. Flammarion/Grasset, 332p.

  • Ceux qui rayonnent

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    A propos d'Alexandre Jollien et de Christiane Singer

    Deux livres font ces temps un malheur, qui ont pour point commun de témoigner d’expériences existentielles difficiles, voire extrêmes. Il s’agit, d’une part, de La construction de soi d’Alexandre Jollien, où le jeune handicapé s’attache à dépasser la griserie du succès que lui ont valu ses premiers livres, et sa panique devant le bonheur, avec l’aide de la philosophie. Et, d’autre part, des Derniers fragments d’un long voyage de Christiane Singer, consignés durant les derniers mois d’une existence dont la fin était annoncée dès octobre 2006. Or à quoi tient le succès de ces deux livres ? L’engouement du public ne serait-il pas lié à un mélange douteux de curiosité et d’apitoiement « voyeur » ? N’est-ce pas la seule « performance » de l’infirme ou de la malade qui en impose ? N’y aurait-il pas là qu’un effet de mode et d’entraînement moutonnier ?
    A vrai dire, seuls ceux quoi ont lu ces deux livres pourront répondre de bonne foi à ces soupçons, tant la substance de ces écrits échappe aux critères ordinaires du succès. Certes, autant Alexandre Jollien que Christiane Singer nous apparaissent comme des individus hors du commun, pour ne pas dire des « modèles » ou d’humbles «héros». Mais ni l’un ni l’autre ne pose en donneur de leçons. Ni l’un ni l’autre ne propose de recettes pour échapper au poids d’un handicap ou à l’angoisse de la mort. Tous deux sont empêtrés dans leur chair et tâchent de « faire avec ». S’ils ont apparemment plus de dons ou de courage que la moyenne, ce n’est pas leur talent ou leur cran qui nous touchent, mais plutôt le rayonnement involontaire de leur personne et de leur parole.
    Tout cela est évidemment très peu marketing : le rayonnement d’une personne ou d’une parole. D’ailleurs essayez de fabriquer un Jollien bis ou un clone de Singer à partir des mêmes ingrédients présumés (handicap + kit philo, ou cancer + kit littérature), et vous verrez ce qu’il en résulte…
    L’esprit vulgaire de l’époque se figure le succès sous la forme d’un «gros lot» qui se décroche automatiquement en fonction de certains mécanismes. Or s’il est vrai que nombre de « tubes », en matière de littérature ou de cinéma, répondent à un conditionnement du sentimentalisme ou du sexe, de la violence ou de l’action, de l’exotisme ou du rêve, il est non moins évident que le goût des gens n’est pas réductible à cette standardisation. Bien entendu, d’aucuns diront qu’Alexandre Jollien « profite » de la vogue actuelle d’une philosophie prête-à-porter, même s’il se démarque clairement de celle-ci. De la même façon, d’autres sceptiques rangeront Christiane Singer au rayon « développement personnel »…
    Ce qui est plus difficile, en notre temps de clientélisme froid, est de considérer que l’un et l’autre, Alexandre et Christiane, nous touchent parce qu’ils vivent ce que nous vivons tous et qu’ils expriment ce que nous ressentons et ne pouvons tous exprimer. Pourquoi, lorsque Christiane Singer se pointait à Fribourg ou à Crêt-Bérard, des foules se déplaçaient-elles ? Pourquoi les gens affluent-ils aux conférences d’Alexandre Jollien et lisent-ils ses livres ? Parce que ce sont des stars ? Nullement. Parce que ce sont des gens simples qui disent vrai et rayonnent, chacun à sa façon, mais de la même joie. Là gît peut-être leur secret à tous deux, qui ne s’achète pas plus qu’il ne se vend : la joie.

    medium_Jollien2.3.jpgmedium_Singer.3.JPGAlexandre Jollien, La construction de soi. Seuil, 2006.
    Christiane Singer. Derniers fragments d’un long voyage. Albin Michel, 2007.

    Cette chronique a paru dans les colonnes de 24Heures.

    Aquarelle de Samivel: à découvrir dans la magnifique exposition du Château de Saint-Maurice d'Agaune, consacrée au centenaire de l'artiste-écrivain, jusqu'en septembre.

  • Ceux qui attendent sur le quai

     

    Celui qui se retrouve seul au bout des quais / Celle qui affirme qu'elle risque sa peau chaque fois qu'elle empoigne son stylo Mont-Blanc à trois cents balles / Ceux qui ne supportent pas la joie des autres / Celui qui récolte la monnaie oubliée des automates / Celle qui jouit des insinuations qu’elle sème / Ceux qui redoutent les instruits / Celui qu’obsède le Complot / Celle qui ne voit que le beau côté des choses / Ceux qui observent leur voisinage au moyen de lunettes d’approche / Celui qui se dit l’Epée du Seigneur / Celle qui fait semblant de claudiquer pour qu’on la prenne en stop / Ceux qui envoient des lettres aux journaux / Celui qui ricane de tout / Celle qui ment pour ne pas décevoir / Ceux qui mutilent les animaux / Celui qui se croit remplaçable / Celle qui hume les aisselles / Ceux qui notent les numéros de plaque des automobilistes en faute / Celui qui aime nager en apnée / Celle qui joue du piano à minuit / Ceux qui  aiment voir brûler les maisons / Celui qui se flatte de  ne pas jouir / Celle qui rêve d’un Monsieur posé / Ceux qui pleurent…  

    Dessin et peintures de Lucian Freud

  • Tautologie

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    … Alors tu vois, p’tit gars, tu voulais que je t’esplique ce qui va pas dans l’art qui se la joue, donc je t’esplique: ce qui va pas dans l'art qui se la joue c’est que l’idée ne dit que l’idée et que la matière ne dit que la matière, c’est que le seul projet se réduit au projet avant que le discours s'en tienne au discours, tu vois ça p’tit gars, y a aucun chemin, y a pas d’objet qui lévite, y a rien qui soit plus que ce qui est dit avant de le faire ni après, d’ailleurs y a pas de faire, y a que ce qu’y a, tu vois ça, pt’it gars: ce grillage qui est à la fois le signifié et le signifiant du grillage grillagé et grillageant mais les critiques vont t'espliquer ça mieux que moi, p'tit gars... 

    Image : Philip Seelen

  • Poète, vos papiers

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    Des pratique fétichistes du preneur de notes en situation aggravée. Visite d’atelier…

    Mis en demeure de présenter ses papiers par le jeune peintre Fabien Clairefond de récente connaissance, aussi talentueux qu'intrusif et injonctif, l’auteur de ce blog lève un coin de voile sur sa méthode de preneur de notes invétéré, frappé par cette maladie incurable vers l’âge de 16 ans, qui n’a cessé de s’aggraver depuis lors.
    Le support de cette manie compulsive (exercée initialement pour se libérer de la propension à mordre son prochain, notamment, ou pour dépasser le stade du miroir, comme on voudra) fut d’abord une série de petits carnets noirs de marque Biella et de format 10x16cm, dont ses archives comptent une soixantaine à l’heure qu’il est. Dans les années 90 du siècle passé, ledit support de taille modeste fut remplacé par de véritables livres, maquettes reliées aux pages vierges à lui fournies par ses éditeurs. A noter que l’encre du maniaque est verte depuis LA rencontre de sa moitié, dont les yeux virent du gris bleu au vert d’eau selon les variations de la lumière, et que chaque carnet manuscrit fait l’objet d’une recopie dactylographiée, occasionnant l’achat par série de sept de grands cahiers reliés noirs à tranches rouges de marque chinoise, dont chacun compte environ 188 pages. Lesdits carnets et cahiers noirs du malade sont enrichis de nombreux documents collés, cousus, agrafés, qui ajoutent au texte une manière d’hypertexte en trois dimensions et en feront d'improbables objets de collections, sait-on. Est-ce tout ? Sûrement non, mais pour le moment ça va comme ça. Bonsoir, Fabien...

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    Images: de haut en bas et d'ouest en est: 1) La cathédrale de Chartres en passant sur carnet de petit format: aquarelle lavée en voiture sur la route de Saint-Malo. 2) Vue de la Désirade au jour de notre installation, en 1997. 3) Le chien Filou , connu des visiteurs de ce blog en tant que médiateur attitré, sous le nom de Fellow; 3) La maison rouge, à Montagnola, également peinte par Hermann Hesse; 4) Olivier provençal classique gesticulant, non loin de Pézenas, sur un carnet de la seconde génération, relié toilé; 5) Filou sévère, pour faire croire qu'il a la moindre aptitude de gardien, au-dessus d'un coin de Léman; 6) Transcription tapuscrite avec rajout de paysage aquarellé, la Savoie vue 315401032.jpgde Lausanne-City...  7) Carnets publiés aux éditions Bernard Campiche; L'Ambassade du papillon et 986284977.jpgLes Passions partagées, recouvrant les années 1973 à 1999.1935414010.JPG 8) Dernier carnet ouvert sur des images de Toscane et du lac des Quatre-Cantons.

  • Dans les allées du Pouvoir

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    RETOUCHES Michel del Castillo relativise la monstruosité de Franco, et Dobritsa Tchossitch accentue celle de Tito…

    Les relations entre l’écrivain et le pouvoir n’ont jamais été simples, même en dictature où l’on pourrait croire que le choix des premiers, face au second, se borne à s’aligner, se taire, s’exiler ou risquer sa vie. Or deux livres récemment parus illustrent la complexité de ce rapport, et le pouvoir d’élucidation que peut avoir un roman en pleine pâte ou un récit opposant les nuances de la réalité aux idées reçues et aux clichés. Clichés de l’occurrence : Franco le « fasciste » assassin, et Tito le communiste « libéral ».

    Au général Franco,  Michel del Castillo, en écrivain français dont l’âme est restée espagnole, a consacré un récit qui bat en brèche l’image caricaturale du Caudillo sans le sanctifier pour autant. Première mise au point : Franco n’est pas un fasciste au sens païen et révolutionnaire, mais un militaire catholique conservateur, qui croit en l’armée, en l’Eglise et en l’Espaggne éternelle.  Anticommuniste pur et dur, il s’oppose aux forces de gauche, en 1936, dont les deux tiers (communistes, socialistes et anarchistes) veulent la mort de la République. Si, Castillo ne minimise pas la férocité de son combat contre les rouges et la répression sauvage sévissant jusqu’en 1942, il rappelle aussi, après Orwell et Koestler, ce que fut la terreur « républicaine » assimilable à de véritables purges staliniennes. Républicain modéré se réclamant du camp des « deux fois vaincus », par les communistes et par les franquistes, Michel del Castillo, qui a fui l’Espagne en 1939 avec sa mère, approche Francisco Franco y Bahamonde  en romancier sensible au personnage et à ses complexes d’homme petit et mal dans son corps, intérieurement peu sûr de lui et d’autant plus rigide et dogmatique. En dépit des milliesr de victimes de la répression et de conditions de détention atroces, rien de « génocidaire » chez ce dictateur militaire qui ne refoula pas les Juifs réfugiés en Espagne et en sauva même en faisant délivrer des passeports espagnols aux persécutés par ses ambassades à l’étranger. « Mon poignet ne tremnblera pas », avait dit le Caudillo le jour de son accession au pouvoir suprême. « Il tint parole » constate amèrement Michel del Castillo qui n’a jamais avalé, au demeurant, les leçons de franquisme que lui assena un Jean-Paul Sartre ignorant tout de son pays…

    Portrait de Tito en satrape

    Une bien plus profonde amertume, encore, imprègne Le Temps de l’imposture de Dobritsa Tchossitch, grand roman des illusions perdues de toute une génération de « croyants » que l’écrivain fait raconter par un dirigeant communiste fanatique devenu le dauphin du maréchal Tito, lequel le chassa d’un jour à l’autre comme un malpropre après une offense à sa majesté.

    Dernier épisode de la fabuleuse saga familiale des Katic, qui a fait de Tchossitch l’un des trois grands auteurs serbes du XXe siècle, avec Andritch et Tsernianski, Le Temps de l’imposture s’ouvre sur un saisissant « effet de réel » où Dusan Katic, protagoniste du Temps du pouvoir, remet en question la vérité du romancier avant de succomber à son troisième infarctus. Or c’est avec La chronique de notre pouvoir, confession ravageuse du personnage en question, sous-intitulée Comment nous sommes devenus ce que nous sommes, que l’écrivain, qui fut partie prenante du pouvoir, retrace la longue marche vers le « socialisme à visage humain» si cher aux Occidentaux, qui fut à vrai dire une sorte de monarchie à l’orientale dominée par un mégalomane épris de luxe dont les caniches buvaient dans des coupes de cristal et qui envoyait ses adversaires en camps de concentration. En perspective cavalière, alors que la Yougoslavie se désintègre, Dusan Katic fait le bilan  de son exercice du Pouvoir qu’il croyait « pour le bien des hommes » et que l’Histoire a balayé. Avec la mise en abyme d’une aventure politique qu’il a partagée avant de s’en distancier (en 1968), pour revenir au premier rang en 1992-1993 en sa qualité de « père de la nation », Dobritsa Tchossitch apparaît ici, au terme de son épopée, comme un acteur-témoin dont la confrontation avec le pouvoir aboutit au constat que celui-ci corrompt ce qu’il y a de meilleur en l’homme, constatant finalement que « l’homme est plus grand que toute vérité »…

     

     

    Michel del Castillo, Le Temps de Franco, Fayard, 392p.

    Dobritsa Tchossitch (Dobrica Cosic). Le Temps de l’imposture, traduit du serbe par Vladimir Cejovic. Postface de Georges Nivat. L’Age d’Homme, 372p.

     

    Cet articée a paru dans l'édition de 24Heures du 22 novembre 2008.

     

     

  • Docteur Miracle

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    Celui qui se soigne en vous soignant. Avec une révérence au Grand variable de Christian Cottet-Emard...

    Je le consulte tous les sept ans, avec la satisfaction anticipée de le soigner autant qu’il me soigne. Je ne m’en suis avisé qu’hier en sortant de chez lui aussi gai qu’il le paraissait lui-même après trois heures d’entretien délirant (ses patients se livraient à divers jeux de patience dans la salle d’attente), mais il incarne en somme la réplique vivante du Docteur Invraisemblable de Ramon Gomez de La Serna, avec des traits particuliers qui ne sont qu’à lui.
    D’abord du fait qu’il est Batave d’origine et non seulement pédiatre et psychiatre mais également gemmologue et potier, apprenti chanteur et prêtre de l’église des Vieux-Catholiques. Cela surtout est important car ma mère et la mère de ma mère étaient de la même dissidence qui récuse l’infaillibilité du Pontife romain. De surcroît, nous nous sommes trouvé le goût commun du philosophe russe personnaliste Nicolas Berdiaev (surtout pour Le sens de la création) et de la langue de bœuf aux câpres, essentiellement pour la sauce, vu que manger de la langue nous rebute l’un et l’autre.
    Ordinairement le docteur Van de P. fait attendre ses patients sept heures. La ruse consiste à prendre rendez-vous à 7 heures du matin, comme j’en avais pris la précaution hier, introduit dans son bureau tapissé de toiles abstraites ou symbolistes (tendance Carl Gustav Jung) par son assistante hindoue à grands yeux de maki. Or l’attendant, je commençai de lire, et j’eus le temps de finir le petit livre de très dense poésie de mon compère de blog Christian Cottet-Emard, intitulé Le grand variable.
    Lorsque parut le Docteur Miracle, souriant de tout son regard avant de m’embrasser avec sa fougue de mystique maboul, je lui citai tout de go l’une des dernières phrases du Grand variable: «Ce qui aurait échappé à n’importe quel promeneur prend un tout autre relief pour moi qui connais un peu la stratégie frénétique et silencieuse des plantes, des fleurs et des arbres». Et le docteur Van de P. me regardant cliniquement de répondre aussitôt: «Vous vous portez comme la Fleur du Flamboyant, à cela près que vous manquez un poil de fer et d’huile de poisson. Mais racontez-moi donc ces sept dernières années…»
    Tout le temps que je lui parle du monde tel qu’il ne va pas et tel que je le vois, en regardant tantôt le pèse-bébé et tantôt le grand livre intitulé Le Temple de l’Homme posé sur son bureau, le Docteur Miracle prend des notes fébriles en me lançant avec reconnaissance: «Vous m’aidez, Seigneur, vous m’aidez beaucoup!». Puis de me recommander soudain de mieux respirer, tout en s’allongeant à plat ventre sur son lit de consultation pour me montrer sa méthode, de danser un peu en tourniquant comme un derviche, puis de m’inviter à prononcer un long OM en faisant monter le double son de nos voix de notre double tréfonds.
    Des trois heures que nous venons de passer ensemble, tandis que ses patients patientent, je sais que nous sortirons tout à l’heure régénérés. L’Avenir du Monde nous inquiète tous deux gravement. L’Asile de Fous des arènes médiatiques nous inspire des propos vifs. Nous chantons une fois de plus le Chaos divin tout en déplorant le gâchis mortifère de la Structure et de ses plans de guerre. Il m’offre une fiole de gélules d’huile de poisson en me recommandant plutôt d’aller pêcher en altitude. Je lui promets ma prochaine aquarelle à l’eau de glacier. Sur quoi nous nous quittons guéris pour sept ans…

    (A La Désirade, ce samedi 25 février 2006)

    Image: Philip Seelen

  • L'Enfant prodigue

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    1. Le Jardin suspendu

    Ce que je vois d’abord est un jardin, et cette maison dans ce jardin, et cette lumière dans la maison, mais la maison semble flotter au milieu de l’eau et c’est pourquoi je me dis que cette image me revient peut-être d’un rêve ?

    Ce rêve serait celui d’un premier souvenir, et il est probable que ce soit bel et bien le premier souvenir réel qui m’est revenu par cette image peut-être resurgie d’un récit qu’on nous aurait fait de ce temps-là et qui aurait filtré dans le rêve, peu importe à vrai dire, sauf que le jardin sous l’eau relèverait alors d’une vision plus ancienne, je le comprends maintenant.

    J’aurai donc anticipé: avant le jardin il y avait d’abord l’eau cernant la maison, à laquelle on parvenait au moyen de fragiles passerelles qu’à l’instant je me rappelle avoir souvent parcourues en rêve, tantôt au-dessus de l’eau et tantôt sur le vide angoissant, et le jardin n’apparaîtrait qu’ensuite…

    C’est vrai qu’il y a beaucoup d’incertitude dans cette première remémoration, mais ces détails de l’eau et de la maison, des passerelles et du jardin me suffiront pour fixer les premiers éléments d’un récit possible de tout ce passé que je retrouve à chaque nouvelle aube avec plus de précision: les passerelles sont faites de planches de chantier disposées sur des blocs de parpaing autour de la maison dont on achève les travaux; ensuite le jardin séchera, dont le grand pommier abritera bientôt le landau du nouvel enfant.

    Et chaque détail en appelle un autre: tout se dessine chaque jour un peu mieux. On prend de l’âge mais tout est plus clair et plus frais à mesure que les années filent: on pourrait presque toucher les objets alors qu’on s’en éloigne de plus en plus, et les visages aussi se rapprochent, les voix se font plus nettes de tous ceux qui ne sont plus.

    Tant de temps a passé, mais ce matin je les retrouve une fois de plus, ces visages et ces voix. Tout a été inscrit dès le premier souffle, pourtant ce n’est qu’à l’instant que je ressuscite ce murmure, ces voix au-dessus de moi puis autour de moi, ces voix dans le souvenir qu’on m’a raconté de ce jour de juin se levant, ces voix dans la confusion des pleurs de la première heure, ces voix et ces visages ensuite allumés l’un après l’autre dans les nuits suivantes comme des lampes à chaleur variable, ces visages étranges, ces visages étrangers puis reconnus, ces visages et ces voix qui sont comme des îles dans l’eau de la maison - et je note tout ce que j’entends et que je vois au fur et à mesure que les mots me reviennent.

    Le mot LUMIÈRE ainsi me revient à chaque aube avec le souvenir de toujours du chant du merle, alors même qu’à l’instant il fait nuit noire et que c’est l’hiver. Plus tard je retrouverai la lumière de ce chant dans celui de Jean-Sébastien Bach que relance le dimanche matin une cantate de la collection Disco-Club de notre père, mais à présent tout se tait dans cette chambre obscure où me reviennent les images et les mots que précèdent les lueurs et les odeurs.

    Cela sent le pain chaud et la chair d’enfant: cela sent mon grand frère qui est encore petit. Nous sommes dans l’eau de l’intérieur de la maison. La mère et le père sont indistincts, sauf par la voix et l’odeur, ou par le toucher des mains et des joues. Ce n’est que plus tard que le père sentira la cigarette Parisiennes et qu’à la mère seront associées les odeurs de cuisine ou de lessive ou d’eau de lavande le dimanche avant le culte. Pour l’instant ce ne sont encore que des ombres ou des lampes autour de moi. Et d’ailleurs que cela signifie-t-il: moi? Ce n’est qu’après qu’on essaie de se représenter ce chaos originel et de l’arranger tant bien que mal. Pour l’instant on n’est qu’une oreille ou qu’un nez ou que des yeux au bout des doigts.

    Tout est sensation, et plus tard seulement viendront les images et les mots et plus tard encore reviendront les sensations par les images et les mots. Mais comment tout cela a-t-il vraiment commencé?

      Plus tard seulement me sera racontée l’histoire du serpent dans le jardin, du landau et de la terreur de la jeune fille, bien avant l’histoire de l’école du dimanche. Mais en attendant ce qui est sûr est que seule l’odeur de la pomme, dans l’herbe ou je la ramasserai plus tard sous le pommier qui sera le premier vaisseau de nos enfances, seule cette odeur me reste. Et peut-être, alors, mon culte des draps frais me vient-il de là? Mon goût du vert sur fond gris et des églises silencieuses? Mon besoin de tout réparer? Je ne sais ce qui m’a été donné ce jour-là dans le landau menacé par le serpent: peut-être une conscience? Une première intuition personnelle? Mon impatience de tout expliquer ou plus exactement: de tout nommer pour séparer le clair de l’obscur et le dehors du dedans? Que sais-je?

    Mon frère aîné, dans son pyjama de garçon, ne sera jamais freiné par aucune question. Mon frère est un soleil, constate-t-on en ces années de guerre, mon frère se lève dans son parc et parle à tort et à travers, mon frère agit et ne se regarde pas. Mon frère ne sera jamais pour moi que cette question qu’il n’a pas voulu se poser. Lorsque les cendres de mon frère ont été dispersées dans le Jardin du Souvenir, j’ai ressenti cet abandon du Nom comme une atteinte personnelle, mais aurai-je jamais rencontré mon frère?

    Au milieu de la maison, donc au cœur de l’eau, se trouve le fourneau de fonte qui a l’air d’un cuirassier à l’ancre et dont la porte est percée d’un hublot de verre dépoli par lequel on voit la lueur du feu.

    On sait que le feu est un danger, mais ce n’est pas ce qui fait le plus peur, tandis que les hommes noirs venus de dehors et qui transportent les sacs de charbon à travers la maison, noirs sous leurs capuchons baissés, sont aussi effrayants que la menace, pour les enfants, d’être enfermés un jour ou l’autre dans la cave à charbon.

    Le mot DEHORS évoquera longtemps un monde mystérieux où s’affairent les pères et les oncles. Dehors il fait encore nuit, en hiver, au moment où les pères et les oncles franchissent le seuil des maisons avant de réapparaître le long des routes enneigées ponctuées de halos de réverbères, soufflant chacun sa buée ou sa fumée de cigarette pendant que, dedans, les mères et les tantes remettent du charbon ou du bois dans les fourneaux.

    En ce temps-là, les mères et les tantes restent dedans à s’occuper de leur ménage et des enfants qui demandent plus de bras qu’on en a - surtout quand il y en a quatre, ne manque de relever notre mère, et nos tantes en conviennent.

    Notre mère n’a que deux bras, mais il lui en faudrait quatre fois plus et quatre fois plus d’argent pour nouer les deux bouts même si notre père fait son possible pour en ramener à la maison à la fin du mois. Notre mère et notre père se saignent pour nous, aurons-nous entendu dès ces années, en attendant que notre mère nous serine que jamais nous n’avons manqué alors qu’il y a tant de misère de par le monde et même chez nous.

    Le mot DEDANS signifie qu’on est à l’abri; chez nous, mais à l’abri de la misère, et la marque Le Rêve, en lettres anglaises peintes sur l’émail bleu du potager à bois jouxtant la cuisinière électrique, me revient comme un emblème des heures passées dans la chaleur odorante des matinées d’hiver à la cuisine, avant les années d’école.

    C’est là, juché sur une sorte de haute chaise articulée et transformable en siège roulant, que j’entreprends mon attentive scrutation des choses et des gens. Le potager à bois marqué Le Rêve en est un bon départ, et les préparations culinaires de ma mère ne cessant en même temps de dire: vite il me faut faire ceci, schnell il me faut faire cela. Le potager est une sorcière et ma mère est la fée en tablier du logis. Plus tard j’identifierai les hautes pattes du potager Le Rêve à celles de la sorcière Baba-Yaga dont le trépignement, à en croire mon grand frère, se fait entendre dans la forêt proche qui s’étend jusqu’en Russie où vient de s’éteindre le Petit Père des Peuples. J’aurai donc cinq ans à l’arrivée de Baba-Yaga du fin fond de la taïga, mon frère en comptera cinq de plus: plus que l’âge de raison, même s’il reste sensible à la férocité chatoyante des contes russes et se réjouit de m’en effrayer à mon tour en me les racontant dans le noir.

    C’est comme ça qu’il me raconte, dans le noir, l’histoire des deux Ivan, le petit et le grand, deux frères comme nous, le petit qui rêve et le grand qui vole.

    Le petit Ivan vient de s’endormir quand il voit le grand Ivan, appuyé à un rayon de lune, qui lui propose de l’emmener sur l’île où tout est possible, et tout aussitôt le petit Ivan, qui a répondu oui-da, se sent emporté dans les airs par le grand Ivan qui lui recommande de s’accrocher. Sur l’île où tout est possible, les deux premiers défis sont relevés par le grand Ivan, qui allume un feu pour y brûler son ombre avant d’y griller trois poissons qu’il n’a pas pêchés. Mais tout se gâte ensuite lorsque le petit Ivan prétend qu’il voit toujours l’ombre du grand Ivan et que les poissons n’y sont pas, sur quoi la pluie s’abat sur le feu du grand Ivan tandis que le petit Ivan, qui a sorti sa flûte de jonc, en joue pour faire cesser la tempête, au dam de son frère qui défie alors Baba-Yaga, surgie de son ombre, de montrer au petit Ivan de quel bois elle se chauffe. Baba-Yaga se chauffe au bois de mon grand frère, mais un jour mes larmes me sauveront la mise comme elles sauvent la vue de Michel Strogoff avec lequel je reviendrai en Russie bien plus tard.

    A chaque aube me revient, du fond du corps, cette angoisse irrépressible qui est peut-être une affaire d’âge, et qui se dissipe avec le premier café en réactivant alors, étrangement, de très anciennes hantises de cataplasmes et de ventouses administrés à l’enfant cloué à plat ventre.

    Comment a-t-on pu vivre dans ce tout petit corps de mollusque, et supporter tant de tribulations, et s’en relever si crânement? Mais avant: comment est-on sorti de l’eau de la nuit sans crever de cet effroi? Et ensuite, comment a-t-on franchi l’escalier de pierre séparant le dedans de la maison du dehors sans tomber dans le vide qu’on imaginait?

    A mesure que l’angoisse du fond du corps me surprend à chaque aube de plus, s’aiguise l’épée du mot qui me défendra des poignards du souvenir, et je ne parle pas que du souvenir des maux de la première heure qu’évoque l’expression faire ses dents, mais de tout ce qui fait cette planète de douleurs où cataplasmes et ventouses vont de pair avec soif d’enfer ou faim de lait, canicules de fièvre ou frissons glacés des épidémies familiales ou mondiales; puis le café de l’aube me ramène à l’apaisante onction des mains de mères ou de tantes, aux matinées des petites convalescences.

    Le mot CLAIRIÈRE me vient alors, avec la neige de ce matin, qui éclaire la nuit d’une clarté préludant au jour et dont la seule sonorité est annonciatrice de soulagement et de bienfait que matérialiseront les zwiebacks et la tisane du rescapé.

    La neige est une clairière dans la nuit, de même que la nuit est une clairière dans le bruit, mais à présent il est temps de ne plus subir à plat ventre les cataplasmes et les ventouses: c’est l’heure de se lever dans le parc à barreaux de bois que ma grande sœur vient de quitter en se dandinant comme une canette pour se diriger toute seule vers l’autre monde que désigne le mot DEHORS - c’est l’heure de se mettre à tomber.

    Image: papier découpé Lucienne K.

     

  • Fantasmes

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    …Ce que je vois ce sont des araignées, et je sais déjà ce que vous allez conclure, Docteur : elle voit des araignées donc elle voit des mains velues à cinq pattes qui vont ramper jusqu’à son nid, mais je vois aussi des arbres qui gesticulent, Docteur, comme vous quand vous me faites peur avec vos grandes mains nues…
    Image : Philip Seelen

  • Trou noir

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    … De toute lumière qui n’éclaire rien naît forcément le désir de Quelque chose dont nous savons qu’il est pour ainsi dire l’origine de l’éternel questionnement du lycéen moyen se demandant: nom de bleu mais pourquoi qu’il y a quelque chose au lieu de que dalle, et de cette conscience du manque, articulée à l’émerveillement du jeune être se sentant happé par le mystère insondable, émane précisément cette lumière qui n’éclaire rien…
    Image : Philip Seelen