En sortant de nous l’enfant nous a sortis de nous, me dis-je alors qu’un nouveau jour gris sort de la nuit et que je m’apprête à mettre des couleurs aux mots et aux noms sous cette douce lumière d’aube ou de fin d’après-midi que diffuse le nom de Ludmila, et relevant les yeux sur le gris du jour voici que m’apparaît, miracle de toutes nos enfances, l’arc-en-ciel des couleurs que je m’apprêtais à tirer de ma nuit.
Fugace, merveilleuse apparition, cliché parfait de l’émerveillement multimillénaire de toutes les enfances du monde - à son pied se cache un Trésor me disait mon grand-père, surnommé le Président, et je me revois avec ma pelle de crédule enfant sur le chemin du pactole, je me vois quitter le jardin de nos enfances et remonter vers le grand pré dont l’arc-en-ciel a surgi comme une signe manifeste de Celui qui a planqué le trésor, un formidable élan me porte, pas un instant je ne doute de ce que m’a raconté le Président dans son jardin à lui, puis je me trouve au lieu même que j’avais repéré et voici qu’un grand désarroi s’empare du chercheur de trésor constatant que l’arc-en ciel n’y est plus, s’étant pour ainsi dire volatilisé, et quelle déception c’est alors, quelle désillusion dont je ne parlerai à quiconque mais qui laissera en moi comme une marque à vie, selon l’expression, quel dépit pour l’aventurier, Jim Hawkins ne serait pas moins désappointé et pourtant, tant d’années après, c’est à présent l’image de Coboye qui me revient, cher vieil épouvantail à chapeau de western que j’observe mélangeant ses couleurs au beau milieu de ce même grand pré, titubant un peu devant son chevalet et m’adressant, non sans cesser de maugréer, comme un signe de connivence.
Le lieu commun du poète donnant telle ou telle couleur aux lettres, A vert, O noir, tout le bazar, me sert du moins ce matin comme tout me sert de la soupe originelle de toutes nos mémoires dans l’immensité de laquelle affluent tous les affluents par la confluence ondulatoire et corpusculaire des particules, il n’y a pas que notre lac originel qui s’étale là-bas mais tous les lacs noirs d’Afrique et les lacs verts d’Océanie et les lacs de sable et les lacs de sang - mais je divague, je me mélange les pinceaux, je vais te faire une Mère à l’enfant comme tu n’en as jamais vue.
Les couleurs, dans leurs tubes, sont comme de petites poupées à têtes multicolores attendant dans la maison miniature préparée dans la chambre elle aussi préparée de l’enfant. L’enfant habite la maison depuis quelque temps déjà mais pour le moment elle fait son job à plein temps de petite marmotte à marottes limitées : je mange et je digère et je chie et je dors et je crie est à peu près tout le programme, que le père étudie, absolument niais, non sans y participer : je lange et me lève la nuit et réchauffe sa popote, tout m’émerveille de ce loupiot.
Tout cela nourrira les couleurs de La Mère à l’enfant, me dis-je ce matin en préparant ma palette de rapin raté qu’irradie la joie de la simple idée de peindre La Mère à l’enfant qui se trouve par excellence, par les temps qui courent, la chose qui ne se fait plus chez ceux qui se disent aujourd’hui plasticiens. Il est vrai que je retarde terriblement et en tout. Je me sens tout à fait le contemporain de Lascaux ou de Paolo Ucello, les madones de Fra Angelico ou de Duccio, les garçons de Luca Signorelli ou du Caravage, les ciels de Corot ou de Turner sont du temps que je fais mien ce matin, loin des performers et des designers, qui sont un peu les raiders et les traders de la foire aux arts avariés.
Mon temps de ce matin est celui de la palette de Cézanne, pourrais-je dire par manière de reconnaissance au vieux maître dont la fraîcheur de l’œil est celle-là même de l’enfant au milieu du grand pré à l’arc-en ciel, mais les couleurs viennent toutes seules, pas besoin de palette ni de référence, les couleurs affluent et pas besoin de les convoquer ou de les aligner, tout va se passer par elles et ce sera comme l’apparition, tout à l’heure, de ce miraculeux Phénomène, oui faire, au grand sens de la poésie, faire au sens d’un dévoilement stupéfiant de beauté, sans savoir ce que diable elle est, le signe de quel Dieu vivant, faire se fait à l’aveugle par le seul jeu des couleurs montées du tréfonds de toutes les mémoires en lents glacis : c’est ce que je me dis en les laissant venir à la toile en cette fin de matinée éternelle : ce sont les couleurs, ce sont les douleurs, ce sont les parfums et les caresses, ce sont les mélodies des berceuses et des élégies, ce sont les mots que murmure la mère éternelle à l’enfant qui vient - et maintenant tu te tais…
Tout le temps que je peindrai La mère et l’enfant je vivrai dans le silence que j’entends faire parler, non sans raconter chaque instant du tableau à l’aveugle qu’il y a en moi. C’est donc en fermant les yeux que je peindrai ce portrait de Ludmila en Mère à l’enfant et j’avancerai à l’aveugle, comme dans la maison noire de nos enfances, je m’abandonnerai à la main de Celui qui sait les couleurs de l’arc-en-ciel été comment de ces couleurs tirer des bruns qui sont des ors et des lumières tissées de vert et de gris.
Les yeux de Ludmila ne seront pas visibles en tant que tels, ce seront les yeux de tous les yeux, mais il y aura dans ces yeux ce gris et ce vert bleuté qui échappe à Ludmila comme je sens à l’instant m’échapper les mots d’une autre langue qu’il faudrait, alors même que j’ai commencé de peindre en me rappelant nos deux silences, ce dernier voyage à Den Hagen que nous avons fait, devant ce couple de vieux peint par Rembrandt et qui nous regardaient et que nous regardions en silence.
Je revois alors l’enfant Titus ébouriffé. C’est dans la même salle, je crois, que les vieux qui nous regardaient, et que des tas d’autres portraits de Rembrandt, juste à l’entrée, que se trouve le petit Titus ébouriffé, devant lequel aussi je suis resté muet. Car l’enfant ébouriffé m’a rappelé, alors, le grand tableau de l’enfant Ludmila peint le jour par l’ami de sa mère et qu’elle est allée effacer la nuit, le trouvant peu joli, et c’est alors ce que je me dis en silence, parlant à l’aveugle qui est en moi : que ce portrait de Ludmila en mère à l’enfant serait celui que personne jamais ne pourrait effacer, étant en nous et se peignant en silence, que je peindrai le jour et que chacun ira retoucher la nuit pour le faire à sa ressemblance.
Ce que je fais à l’instant ne m’appartient pas. Signé Rembrandt ne m’en impose aucunement non plus, étant entendu que la vieille et le vieux de Rembrandt résument tous les vieux de la vieille et que ce sont des enfants ébouriffés sous le regard de l’aveugle qui est en chacun de nous.
L’idéal serait que je puisse peindre ma Mère à l’enfant, qui sera le portrait des portraits de Ludmila, comme le portrait de l’enfant sera le portrait des portraits de nos deux enfants, sur une Mère à l’enfant idéale résumant toutes celles depuis Lascaux que l’aveugle en nous a peintes sur les murs de sa caverne à décor variable.
Avant l’irradiante apparition de Ludmila dans le bar de ce soir-là, il y a de cela deux vies d’enfants, je peindrais donc toutes les Ludmila depuis que je l’ai connue et toutes les Ludmila qu’elle m’a racontées d’avant notre rencontre, que je n’ai pas connue mais que j’ai reconnue dans le visage irradiant de la Ludmila ressuscitée de plusieurs morts déjà, reconnaissant en moi le reflet d’un garçon rêvé que j’ai massacré plusieurs fois déjà jusqu’à me trouver ce soir-là, tout con, à lui sourire comme je ne sourirai plus à personne.
Le début d’un portrait ne peut être qu’un Tohu-Bohu, mais je sais une vieille histoire à dormir debout qui parle d’un atelier plus encore chaotique que le mien ce matin où, taiseux, à l’insu de Ludmila qui roupille dans son recoin, je choisis à l’aveugle les couleurs de cette Mère à l’enfant que je vais concevoir en six jours avant de me reposer dimanche prochain si tout va bien, et la toile que j’ai choisie est elle aussi un Tohu-Bohu sur laquelle, à travers les années, se sont empilés quantité de portraits et de paysages en couches ajoutées, dont les rouges et les verts de nos années ardentes se dorent peu à peu et se mordorent et donneront bien à la fin quelque chose comme un début de monde, comme un jardin que nous aurions parcouru toi et moi sans savoir bien qui tu es et qui je suis, qui nous a fait et comment, qui sera cet enfant qui ronflote dans son couffin, comment encore nous l’avons fait à l’aveugle, sans penser le moins du monde au lendemain, souviens-toi, ce n’est pas le premier soir que nous nous sommes aimés mais ça devait se faire dans les six jours ou peut-être un dimanche, c’était pour ainsi dire écrit nous disions-nous dans cette immense et vaine innocence du couple inaugural se livrant nu à l’initial Désir, et ce matin mes pinceaux se mélangent et délirent, je ne vois rien mais la lumière affleure le chaos et des formes se lèvent, dans la nuit remuent les animaux et les matinaux, Ludmila et le jour se lèvent, au commencement était le silence et le silence parlait…
(Ce texte est extrait de L’Enfant prodigue, roman en chantier)
Image JLK: Arc-en-ciel au lever du jour, le 21 octobre 2008, vu de La Désirade.
Peinture: Rembrandt, Titus.