…De toute façon, la vie dans la brousse n’était pas si excitante que ça, et puis défier un dompteur sur la piste puant la pisse, devant mille tondus et pelées transis de terreur, est aussi grisant que de poser nu pour un sculpteur à la mode, sans compter que les enfants et les jolies femmes raffolent toujours de nous à l’état de peluches ou de pelisses…
Image : Philip Seelen
Carnets de JLK - Page 172
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La fauve attitude
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Un grand Goncourt 2008 !
A propos de Cormac McCarthy et d'Atiq Rahimi
A La Désirade, ce dimanche 9 novembre 2008. - C’est avec un grand livre que cette année 2008 a commencé, et c’est avec un autre grand livre qu’elle s’achève, et l’on pourrait voir un symbole, à tout le moins une coïncidence significative, que le premier, La Route de Cormac Mc Carthy, soit le fait d’un romancier américain, et que le second, Syngué sabour – Pierre de patience, d’Atiq Rahimi, soit l’œuvre d’un écrivain afghan. Or d’autres composantes rapprochent ces deux livres violemment bouleversants : d’une part, leur dépouillement beckettien, et d’autre part leur horizon apocalyptique. Tous deux parlent de l’absurde violence des hommes en quête de pouvoir absolu, fauteurs de guerres fratricides et de destruction, tous deux portent leur attention sur les gestes d’individus isolés, éperdus.
Si La Route de Cormac McCarthy ne cesse de nous hanter, après lecture, comme une grande fable évangélique qui ne doit rien aux délires des télévangélistes à l’américaine, Syngué sabour – Pierre de patience nous immerge aussitôt dans une sorte d’impatience sacrée, qui est celle-là même de l’amour. Pour la première fois de sa vie, il est donné à une femme de parler à l’homme qui lui a été imposé par les siens, qu’elle a dû attendre trois longues années durant sous la surveillance hystérique de sa belle-mère, et pour la première fois aussi, sacrilège s’il en est, elle osera le caresser tendrement... ou lui tirer la barbe. Inconscient depuis seize jours après avoir pris une balle dans la nuque à l’occasion d’une rixe d’honneur avec un type de son camp ( !), le « héros » qui a passé, avec ses frères d’armes, d’une guerre présumée sainte à une étripée fratricide visant le seul pouvoir (autant dire qu’on ne pense pas qu’à l’Afghanistan), se trouve ainsi à la merci de celle qu’il n’a jamais fait que saillir et humilier en son impureté de femelle.
Or c’est en amante autant qu’en mère, en sœur infirmière autant qu’en épouse fidèle à ce qui a été fondé, avec deux enfants qu’elle prend sur elle de protéger, que cette femme incarnant toutes les femmes - y compris, au cours de deux scènes hallucinantes, les folles et les putes -, se sert du corps de son homme blessé comme d’une syngué sabour, cette pierre noire censée recueillir tous les mots de nos maux pour éclater finalement et nous délivrer.
Il y a de la délivrance, aussi bien, dans le sentiment qu’on éprouve après lecture de ce merveilleux roman dédié à la poétesse afghane N.A., sauvagement assassinée. Il y est beaucoup question du corps : de notre corps marquant notre présence au monde, terre de la relation entre l’homme et la femme. Mais rien d’artificiel ou d’ostentatoire, rien d’indécent non plus dans le caractère très direct, voire très cru, des aveux de la femme, pas plus que dans la mise en rapport des faits liés au sexe et des faits de guerre en train de semer la ruine alentour.
Atiq Rahimi, en poète et en compositeur d’images, en romancier mais également en sage (la figure du sage étant ici incarnée par le père du gisant, qui s’est élevé contre la dégénérescence du fanatisme guerrier), scandalisera sans doute ceux-là que les nuances de la vie épouvantent et enragent, comme le « héros » a été épouvanté ce soir-là où, prenant sa femme de force, il en est ressorti le sexe ensanglanté par son « impureté », pour la battre aussitôt. Nuances oscillant entre les extrêmes de la violence – ici l’on décapite aussi bien qu’on viole -, et de l’infinie délicatesse, de la révolte et de la folie. La grande littérature, disait John Cowper Powys, se reconnaît à cela qu’elle nous rend plus humains, et c’est en cela que Syngué sabour – Pierre de patience en relève assurément.
Atiq Rahimi. Syngué sabour – Pierre de patience. P.O.L.,154p.
Le Goncourt à Syngué Sabour-Pierre de patience.
S’il est déjà remarquable que Syngué sabour ait été retenu dans le dernier carré des papables du prix Goncourt 2008, l’attribution du prix littéraire français le plus convoité à Atiq Rahimi, au lendemain de l’élection du premier président noir des Etats-Unis, aurait également valeur de signe d’espoir, tout en redorant notablement le blason d’une Académie souvent décriée. De toute évidence, ce livre de probité et de courage, de profonde émotion et de révolte combien fondée, surclasse aussi, du point de vue littéraire, ses trois ultimes concurrents, à commencer par La beauté du monde de Michel Le Bris, cousu de thèmes « téléphonés » et monté en soufflé, qui ne tarde à se dégonfler. S’il est évident que le livre d’Atiq Rahimi ne flatte pas a priori le grand public ou les médias avides de glamour, sa lecture n’en est pas moins immédiatement prenante, accessible à tous, et ses enjeux éthiques et esthétiques s’incarnent de manière frontale et concrète dans une histoire à la fois elliptique et saisissante pour tous. Verdict demain : mesdames et messieurs les académiciens, puissiez-vous honorer la littérature aussi bien qu'y excelle Atiq Rahimi…Ce lundi 10 novembre, 13h. - Le Prix Goncourt 2008 est attribué à Atiq Rhaimi. Chapeau bas à l'Académie !
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Ceux qui jalousent le poète
Pour Jalel El-Gharbi
Celui qui considère celle qui passe et ceux qui s’éloignent comme autant de personnes / Celle qui attend que les visages affleurent la surface de la nuit / Ceux qui établissent des listes de noms et qualités / Celui qui reste interdit devant tous les possibles humains / Celle qui classe les autres comme des insectes à épingler / Ceux qui écoutent la rumeur de la foule / Celui qui fait parler les vides des mosaïques effacées / Celle qui n’en peut plus de n’être pas éclairée fût-ce une seconde par le phare de la Notoriété Locale / Ceux qui accueillent les silencieux à la veillée posthume / Celui qui laisse les mots venir à lui / Celle qui n’ouvrira jamais que des boîtes de Pandore / Ceux qui reviennent à la Pierre de patience / Celui que toutes montrent du doigt à la cafétéria de l’Hospice en murmurant que le voilà bien décati notre Casanova départemental qui prétendait écrire des poèmes en plus de ça / Celle qui n’admet pas que ce Lemercier fasse lire du Rimbaud à sa classe de 5G quand on sait ce qu’on sait de ce personnage / Ceux qui estiment que l’hétérosexualité de Shakespeare porte atteinte aux sensibilités différentes / Celui qui déclare que son Prix Nobel ne justifie pas que Faulkner se soit bituré le jour de l’anniversaire de sa fille / Ceux qui se demandent ce que faisait Raymond Roussel derrière les rideaux de sa tire de luxe / Celui qui prétend que le talent est un prétexte bourgeois d’exclure ceux qui le sont de toute façon nom de Dieu / Celle qui pense que Le mur de Jean-Paul Sartre ne pouvait être écrit que par un pédé non avoué / Ceux qui ont été franchement déçus d’apprendre que Michel Foucault fréquentait les boîtes SM / Celui qui affirme qu’il y a autant de tantes chez les poètes que chez les coiffeurs / Celle qui traque l’homophobie dans les papiers du Figaro / Ceux qui rappellent que le style c’est l’homme et qu’en conséquence d’un homme débauché ne peut filtrer qu’un style vicieux / Celui qui se dit fier d’avoir fracassé le mythe Voltaire, cet esclavagiste, dans la section français moderne de l’université de Pointe-à-Pitre / Celle qui a consacré sa thèse aux dégâts collatéraux de l’alcoolisme de Georges Bernanos / Ceux qui prouveront un jour qu’une secte de pédérastes sadiques est à l’origine de la prolifération du thème de Saint-Sébastien dans la peinture italienne / Celle qui décèle une certaine tendance saphique chez cette Agrippa d’Aubigné que Lemercier fait lire aux lycéennes de Sainte-Clotilde / Ceux qui prétendent que Gabriel Matzneff est protégé par la mafia pédophile des médias et autres ministères socialos / Celui qui traque les dérives panthéistes du club des poètes chrétiens des cantons de l’Est / Celle qui milite pour qu’on supprime la notion de grand écrivain dans les manuels de l’UE / Ceux qui prônent le rétablissement de l’Index / Celui qui a établi scientifiquement la base compulsive de tout acte créateur et son incidence sur le taux de la criminalité / Celle qui conclut son cours en suggérant que Marie Cardinal vaut tout à fait Proust en termes d’éducation positive / Ceux qui ne tolèrent les poètes que morts et oubliés.Image: La lettre, acryl sur toile de JLK, d'après Joseph Czapksi.
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Ceux qui prennent le large
Celui qui ressent physiquement le poids du monde / Celle qui se sert de l’enfant pour enfoncer son ex / Ceux qui refusent toute descendance / Celui qui cite à tout moment ses propres travaux /Celle qui passe ses jours avec des cancéreux et ses nuits sur des poèmes abscons / Ceux qui pallient leur solitude dans les grandes surfaces / Celui qui mord soudain son collègue du bureau de poste de la rue des Ursulines / Celle qui se refuse par principe aux athées déclarés / Ceux qui sont fiers de leur grosse cylindrée / Celui qui aime vous savoir exister / Celle qui ne veut pas montrer ses sculptures à son cousin docteur en histoire de l’Art / Ceux qui gèrent la fortune des tyrans du Tiers Monde / Celui qui affirme que le problème des vieux doit être solutionné sans états d’âme / Celle qui offre toujours un pyjama de pilou à son neveu Léon / Ceux qui ont un problème avec le « top 5 » du formel de sevrage du fumeur / Celle qui regarde sa montre pendant ce qu’elle appelle l’Acte / Ceux qui ne portent que des écharpes Paul Smith / Celui qui fond en larmes en plein conseil de guerre mafieux / Celle qui ramasse les mouchoirs dans les cinémas X / Ceux qui parlent à leur hamster / Celui qui lit en diagonale / Celle qui s’écrit à elle-même des lettres chaudes / Ceux qui rêvent d’escalader le Makalu par sa face sud-sud-est / Celui qui se fait un point d’honneur de prendre tous les virages à la limite / Celle qui pense que ce n’est pas le chemin qui est difficile mais que c’est le difficile qui est le chemin / Ceux qui se grisent de l’odeur de transpiration très aigre des jeunes garçons, etc.
Peinture: Thierry Vernet.
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En marge d'un roman
La montagne est d’une vieille beauté triste d’avant la tombe qui me rappelle ce sublime poème de Lamartine dont je ne me souviens pas d’un mot à l’instant, me revenant par la seule musique de Brassens. Les épilobes ont l’air de plumes d’autruches mangées aux mites au fond d’un grenier fleurant la souris morte, la cabane aux oiseaux penche plus que l’été dernier, les défeuillus mettent du gris taïga dans les vestiges d’or et de pourpre qui rehaussent le fond vert militaire de la forêt, le petit funiculaire rouge ne joue plus de l’autre côté du val, la plupart des chalets sont fermés, le silence se fait entendre beaucoup plus qu’en saisons de vie, un chat noir s’enfuit là-bas dans les taillis je me demande bien vers quelle ingrate tanière.
Les idées viennent en écrivant. Très peu de bonnes choses découlent de la seule cogitation. Le roman est une masse virtuelle de langage à travailler comme une sculpture.Un romancier doit oser être bête autant que minutieux et précis. Certaine idiotie (mais rusée, s’entend) est pour ainsi dire la clef de son rapport avec la réalité et les gens. Il ne doit pas être toujours plus intelligent. Sans faire la bête, il doit se laisser aller à la naïveté ou aux élans irraisonnés, à tout ce qui fait l’imprévu de la vie et des êtres.
«Je suis le pavillon acoustique de l’univers condensé dans ma ruelle», écrit Cendrars dans Moravagine.
L’écriture romanesque pour sortir de soi.
Qu’un roman est l’histoire de nos possibles.
«Les gens n’imaginent pas la quantité infernale de travail que demande l’écriture d’un roman. Ils croient qu’on couche simplement sur le papier des choses qu’on a vécues, et basta. Alors que c’est du boulot, les mecs. C’est comme construire une putain de pyramide.» Et plus loin la romancière (Nancy Huston) résume ainsi son rôle de médium: «Je suis l’esclave nègre: pieds nus, dos nu, traînant des blocs de pierre sur de vastes étendues de sable brûlant. Je suis le corps momifié du pharaon, enfoui dans le creux sacré de la pierre, pour que son âme puisse voyager au royaume de la vie éternelle. Je suis l’architecte et le contremaître qui supervise les travaux, le trésor et la sueur, la nourriture et le soleil lancinant, le désert et le mystère».
A quoi j'ajouterai notamment: et la neige et les vaches seules à l'horizon de la Guadeloupe; et le nectar et la conscience physique que tout tient à des riens; et le sentiment que tout se déglingue et le désir de renaître; et ce genre de grande phrase soutenue par l’harmonium des forêts: «Son âme se pâmait lentement tandis qu’il entendait la neige tomber, évanescente, à travers tout l’univers, et, telle la descente de leur fin dernière, tomber, évanescente, sur tous les vivants et les morts.» Signé James Joyce. Mal traduit mais signé James Joyce.
Photo JLK: automne à Sonloup.
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Ceux qui meurent d’envie
Celui que l’ennui a rendu mauvais / Celle qui couve son fils du regard dans le train de nuit / Ceux qui font la haine / Celui qui n’aime que son chien Loukoum / Celle qui jouit de blesser les enfants de sa sœur / Ceux qui n’invitent plus les homos d’à côté / Celui que les succès du fils de son cousin consterne / Celle qui aimerait qu’on l’enlace une bonne fois / Ceux qui n’osent pas dire que le Da Vinci Code les a carrément fait ch… / Celui bronzé qui fuit le regard de celle que ceux qui lui louent l’appart lui ont dit une compliquée de première / Celle qui n’en a rien à cirer de celui qui loue l’appart / Ceux qui feraient bien une touze avec celui bronzé qui leur loue l’appart / Celui qui affirme que la Cité du Soleil n’est plus la Cité du Soleil / Celle qui se fait un look de Barbarella pour la soirée du Club Glamour / Ceux qui regrettent que le feu de la garrigue épargne le Club Glamour / Celui qui file une fausse pièce à l’aveugle mendiant sur le quai du port de Cap d’Agde / Celle qui se rappelle Doudou au Créole Beach de la Guadeloupe en sirotant le Coco Punch qu’elle a trouvé en action à l’Hyper U / Ceux qui se font signer sa photo par Raymond Poulidor à l’Hyper U et l’appellent même Poupou / Celui qui se rappelle la course A travers Lausanne où Poulidor a battu Eddy Merkkcs sans se souvenir comment s’orthographie exactement le putain de nom du coureur belge (ou peut-être hollandais ?) / Celle qui affirme que Poulidor ne s’est jamais dopé mais qu’il répandait du DDT dans ses jachères du Limousin / Ceux qui se rappellent les mises en garde du Club de Rome vers 1972 à propos des produits polluants et tout le bazar / Celui qui gère ses barres de chocolat / Celle qui vérifie les performances de son ami cycliste sur les graphiques de son ordi / Ceux qui éructent pour rappeler qui est le Patron / Celui qui pense que son homosexualité l’engage au niveau du vécu communautaire du quartier des Mouettes / Celle que les dépressifs rêvent de séduire / Ceux qui estiment que Thierry Ardisson ne mérite pas ce qui lui arrive / Celui qui ne donnerait pas son hamster en pension chez les Ardisson, parents même éloignés du voyou de la télé / Celle qui prétend qu’Ardisson lui a fait des avances quand elle sortait de l’enregistrement de Tout le monde en parle où elle s’était fait une coupe genre Dombasle / Ceux qui prétendent que Jamel Debbouze ne gagnerait pas autant de blé s’il était le fils d’une classique famille catholique de Nantes ou tu vois quoi, etc.Image: Philip Seelen.
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Les succès du bouche-à-oreille
De L'élégance du hérisson de Muriel Barbery aux Déferlantes de Claudie Gallay
Le cinquième roman de Claudie Gallay, 47 ans, fut le succès de l’été. Rien pourtant du « pavé de plage » dans Les déferlantes, âpre et beau roman d’atmosphère et d’émotion où il pleut beaucoup sur une humanité cabossée. Inspirée par Le gardien de phare aime trop les oiseaux, du cher Prévert, cette histoire du bout du monde, dans les bourrasques marines d’un phare au large des côtes du Cotentin, brasse amours blessées et secrets de famille, sur fond de province taiseuse, avec une lancinante intensité.
Sans rien d’accrocheur, le roman de Claudie Gallay a passé cet été le cap des 100.000 exemplaires et ses droits ont été acquis par TF1 international pour une éventuelle adaptation àl’écran, entre autres traductions. Pour les éditions du Rouergue, certes déjà connues et estimées pour leur catalogue jeunesse, c’est le plus grand succès enregistré en une vingtaine d’années – la maison a été fondée en 1986 par Danielle Dastugue. Cette bonne fortune rappelle, évidemment, les débuts fracassants d’Anna Gavalda avec les nouvelles de Je voudrais que quelqu’un m’attende quelque part (1.885.000 exemplaires à ce jour), publié à l’enseigne très littéraire, voire confidentielle, du Dilettante, auquel elle est d’ailleurs restée fidèle.
Il peut donc y avoir une vie, pour un bon livre, malgré les ravageuses déferlantes ( !) des rentrées successives, d’où n’émergent que quelques « élus » promus à grand fracas par la machine médiatique parisienne, le plus souvent sous le label des maisons les plus puissantes.
Or le succès de L’élégance du hérisson de Muriel Barbery, paru en 2006 chez Gallimard, s’est lui aussi confirmé à travers mois et année à l’écart de l’instance de consécration parisienne des prix littéraires et des médias. Autant que Les déferlantes de Claudie Gallay, mais dans une tout autre tonalité, frottée de malice et de fine culture, ce dialogue d’une concierge philosophe et d’une ado suicidaire a connu le succès le plus inattendu (ayant franchi cet été le cap du million d’exemplaires ) grâce surtout au bouche-à-oreille, où le rôle des libraires, et des bibliothécaires aussi, paraît essentiel.
Le réseau des passeurs
A cet égard, il est intéressant de relever l’importance, dans le relais du bouche-à-oreille, de passeurs passionnés qui pallient la massification croissante des circuits médiatiques en matière culturelle, sans oublier aussi les groupes de lecteurs eux-mêmes, rassemblés en cercles actifs.
En marge des succès jouant sur des ressorts éprouvés (romans d’amour ou d’action bien ficelés, comme chez Marc Levy ou Stephen King, thèmes en vogue comme l’ésotérisme revisité par un Da Vinci Code, succès de genre tel le roman historique ou le récit de vie), le lecteurs professionnels proches du public, tels les libraires ou les bibliothécaires, ont probablement été pour beaucoup dans ces autres grands succès du bouche-à-oreille que furent Matin brun de Franck Pavloff, chez le tout petit éditeur Cheyne, Inconnu à cette adresse de Kressman Taylor ou, plus récemment, Mal de pierres de Milena Agus, passé inaperçu lors de sa parution initiale en Italie et redécouvert après son succès en France et en francophonie par les canaux évoqué ici du bouche-à-oreille…Est-ce à dire que le succès obtenu par le bouche à oreille soit forcément garant de bonne littérature ? Nullement. Mais celle-ci, dans une société littéraire en voie d'atomisation, voire de disparition, est-elle mieux défendue par les critiques et autres gens de médias que par les libraires et le peuple des lecteurs ? Le débat est ouvert...
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Nostalgie
…Ce que j’apprécie évidemment dans la grande ville, mon cher oncle, ce sont les occasions quotidiennes de rencontres au plus haut niveau, qui ne seraient guère envisageables au village, mais il n’est pas de jour où je ne songe avec quelque pincement au coeur à nos amis du Café des Mésanges et à nos si chaleureuses fins de soirées de la Fanfare des Gais Compagnons...
Image : Philip Seelen -
Découvertes du Médicis 2008
LITTERATURE La distinction la plus « pointue » à Jean-Marie Blas de Roblès.
C’est à l’une des découvertes littéraire avérées de cette rentrée 2008, Là où les tigres sont chez eux, de Jean-Marie Blas de Roblès, publié chez Zulma, qu’a été décerné le Prix Médicis 2008, la double voix de la présidente du jury, Anne Wiazemksy, ayant fait la décision après un quatrième tour à égalité avec Jean-Paul Enthoven et sa très parisienne chronique de Ce que nous avons de meilleur, publiée chez Grasset. Ordinairement considéré comme le plus « littéraire » des grands prix de l’automne, ce Médicis 2008 a le double mérite de consacrer un roman ambitieux rappelant les constructions labyrinthiques des auteurs sud-américains (on pense à Borges et à Cortazar) et de récompenser aussi le travail exigeant des éditions Zulma. Dans la foulée, on peut rappeler que l’ouvrage a déjà été distingué par le jury du prix Giono, le prix du meilleur roman de la Fnac et qu’il fait partie des quatre derniers papables du Goncourt…
Roman « monstre » à multiples enchâssements et mises en abymes ou en miroirs, ce pavé de près de 800 pages conjugue les attraits du roman d’aventures et le goût profus des cabinets de curiosités, l’érudition la plus délirante et la spéculation philosophique. Son fil rouge module la « rencontre » d’un certain Eléazard von Wogau, correspondant de presse relégué au fin fond du Nordeste brésilien et subissant le contrecoup d’une rupture amoureuse, et de l’extravagant jésuite Athanase Kircher, figure du XVIIe dont le protagoniste reçoit la biographie inédite, rédigée en 1690. « Maître des cent arts », égyptologue et vulcanologue avant l’heure, Kircher fut également l’inventeur de la lanterne magique et un esprit curieux de tout. Difficile à résumer, ce roman profus, mais assez limpide d’expression, combine diverses autres lignes narratives faisant intervenir une archéologue en mission dans la jungle du Mato Grosso, l’étudiante paumée Moéma et Nelson le môme des favelas, notamment…
Quant au Médicis «étranger », il honore un beau roman du Bâlois Alain Claude Sulzer, Un garçon parfait, traduit chez un autre éditeur de qualité à l’enseigne de Jacqueline Chambon. D’une tonalité plus intimiste et d’une ligne plus classique, ce récit mélancolique d’un vieux maître d’hôtel se rappelant la liaison homosexuelle intense et cuisante qu’il a entretenue, à l’époque du nazisme montant, à Giessbach, avec un gigolo également prisé d’un vieil écrivain rappelant Thomas Mann, a fait un tabac dans les pays germanophones et constitue l’une des belles lectures de cette année. A noter enfin que le prix Médicis de l’essai couronne Warhol spirit de Cécile Ghilbert, paru chez Grasset.
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Ceux qui parient pour l’espoir
Celui qui aime les gens ordinaires / Celle qui rebaptise ses tortues Malia et Sasha / Ceux qui vont repeindre la devanture de leur salon de coiffure en l’honneur du Nouveau Président auquel ils s’identifient en tant que métèques amateurs de basketball supporters du club de l’université d’Oregon / Celui qui avait pointé les vers de Nostradamus annonçant La Baraka de Barack / Celle qui a réalisé un buste d’Obama en résine teintée mais pas trop / Ceux qui estiment qu’Armageddon est compromise avec ce Black probablement séropositif / Celui qui va recommencer à fumer sans états d’âme / Celle qui habillera ses filles Molly et Dolly à l’imitation de la First Lady pour le Bal de la paroisse évangélique de South Atlanta / Ceux qui se demandent si les démocrates vont enfin purger le parc municipal des écureuils gris / Celui qui est resté devant son téléviseur à écran plasma la nuit durant pour pouvoir dire à ses enfants « j’y étais » / Celle qui a enregistré la première déclaration de Barack pour se la repasser à tête reposée / Ceux qui sont amis avec Michelle Obama sur Facebook sans se douter que sous ce nom se cachent deux jumelles texanes fans de Dolly Parton / Celui qui n’enlèvera pas le poster de McCain de la porte de son garage d'auxiliaire des pompiers de Macon (Georgia) / Celle qui avait écrit un si beau poème à l’éloge de Sarah Palin / Ceux qui ont fait une liste de revendications à adresser à la Maison Blanche au nom des Républicains Déçus / Celui qui se rappelle une promesse non tenue de Barack alors qu’ils fréquentaient la même école de Punahou d'Hawaï / Celle qui a obtenu le désamiantage d’un local social grâce à l’appui de ce sacré battant de Barack / Ceux qui estiment que le futur hôte de la Maison Blanche a une chance sur deux de ne pas être assassiné / Celui qui insinue que la mère d’Obama aurait également couché avec le frère de son ex / Celle qui croit fondamentalement à la bonne foi des deux tiers de l’humanité voire plus / Ceux qui estiment que John McCain eût mieux fait de se choisir une Sarah Palin mulâtre, Celui qui lit Histoire d’O à Bamako / Celle qui envoie un SMS à Oprah Winfrey pour lui dire que sans son soutien ce freluquet ne passait pas la rampe / Ceux qui n’ont pas trouvé le temps de voter, etc. -
La saga des juifs helvètes
Avec Melnitz, de Charles Lewinsky, le roman familial devient universel. Prix du meilleur roman étranger.
RENCONTRE Un grand roman juif et un grand roman suisse : best seller dans les pays germanophones et aux Pays-Bas, ce livre foisonnant, émouvant et passionnant, constitue l’une des plus belles lectures de la rentrée. L’auteur, rencontré à Zurich, parle, en artisan, de ce magnifique ouvrage.
Le lecteur sait-il que, jusqu’en 1869, les Juifs n’avaient le droit de vivre, en Suisse que dans deux localités d’Argovie, Endlingen et Lengnau ? S’il l’ignorait, comme le soussigné, il découvrira bien d’autres faits méconnus de notre histoire dans Melnitz, qui n’a rien pour autant d’un « roman historique» ni d’un document sur la condition des Juifs en Suisse. La merveilleuse frise de personnages qui s’y déploie, certes très typée par ses traditions, ses rites et sa langue savoureusement pimentée de yiddish, ne se borne en rien à une tribu fermée. De la guerre de 1870 à la Shoah, l’Histoire avec une grande hache marque ce grand roman de l’intimité familiale ouvert sur l’Europe et le monde.
- La famille de Melnitz est-elle inspirée par la vôtre ?
- Pas du tout. Bien entendu, de nombreux détails se rapportent à mon observation personnelle, mais mes personnages sont purement imaginaires. J’ai grandi dans une famille de la moyenne bourgeoisie dont une partie était très orthodoxe. Pour celle-ci, par exemple, le théâtre représentait le diable. Comme les Meijer du livre, nous vivions les rites et les fêtes juifs selon la tradition, et la famille reste à mes yeux le premier groupe d’appartenance, mais les choses ont changé depuis lors.
- Votre roman fourmille d’histoires. Y avait-il des conteurs dans votre famille ?
- Non, les miens ne m’ont guère raconté d’histoires. Mais j’ai commencé de lire très tôt tout ce qui me tombait sous la main. D’abord omnivore et sans goût, j’ai été heureusement influencé, vers l’âge de 14 ans, par un prof qui m’a donné des tas de livres à lire en me faisant croire que je l’aidais à constituer la bibliothèque. C’est ainsi que j’ai accédé à la vraie littérature, découvrant Hemingway et tant d’autres bons auteurs.
- Et l’écriture ?
- Je l’ai toujours pratiquée de pair avec la lecture, et cela n’a jamais tari, dans tous les genres. J’ai écrit ma première tragédie à 8 ans. Quand ma première pièce a été jouée, j’avais 16 ans, et dès 14 ans je m’étais mis à fréquenter le théâtre avec frénésie.
- Vous envisagiez alors une carrière d’écrivain ?
- Sûrement pas ! Pour une famille comme la mienne, ce n’était pas sérieux. Mais j’ai bientôt pris mes distances et décidé, après mes études, de me lancer dans la dramaturgie et la mise en scène. Du théâtre, j’ai ensuite passé à la télévision, où je me suis retrouvé à la tête du département variétés, presque sur un malentendu. A cette époque, j’ai énormément écrit dans le genre du feuilleton et de la sitcom, parallèlement à des sketches et des chansons. Puis, d’un jour à l’autre, j’ai décidé de quitter ce « poste à vie » pour ne plus me consacrer qu’à l’écriture.
- Quelle a été la genèse de Melnitz ?
- C’est une longue histoire, que j’ai portée pendant des années. Un premier projet se concentrait sur l’entre-deux-guerres, puis il m’est apparu qu’on devait remonter plus haut, au temps où les Juifs étaient pour ainsi dire assignés à résidence.
- Le roman se subdivise en cinq chapitres datés : 1871, 1893, 1913, 1937, 1945…
- Ces unités de temps correspondent à la première ouverture de la « cage », en 1870, avec l’arrivée des Français, tolérés pour des raisons économiques ; à la gifle de la votation populaire interdisant l’abattage rituel, en 1893 ; à l’afflux des Juifs de l’Est, en 1913 ; aux persécutions du nazisme, à la veille de la guerre ; enfin aux lendemains de la shoah.
- Comment les personnages vous apparaissent-ils ?
- Je n’en ai pas la moindre idée ! Pas plus que je ne connais d’avance les péripéties du roman. Ce que je dois savoir pour commencer, c’est le début, la fin et le « style » du livre, Pour Melnitz, ainsi, je savais qu’il s’inspirerait du roman réaliste du XIXe siècle. Plus que du roman juif contemporain qu’on a évoqué, je me sens proche de Flaubert… Par ailleurs, plus qu’un roman juif, je crois que Melnitz est un roman suisse. J’y ai travaillé quatre ans durant, comme un artisan. S’il y a de l’art là-dedans, c’est au lecteur de le dire.
- D’où vient l’oncle Melnitz ?
- C’est un personnage dont ma grand-mère m’a parlé quand j’avais 8 ans : un homme au passé tragique, grande figure de Hollywood qui avait débarqué à Leipzig, où elle habitait, pour lui annoncer qu’elle devait fuir l’Allemagne où se préparaient de terribles événements…
- A quoi travaillez-vous aujourd’hui ?
- Je prépare la sortie de mon nouveau livre, un recueil de nouvelles qui n’a rien à voir avec Melnitz, de pure fantaisie !
- Que représente Melnitz par rapport à vos autres livres ?
- C’est d’abord le roman qui m’a offert, pour mes 60 ans, de devenir, contre toute attente, best seller ! Plus sérieusement, c’est un livre de la mémoire. Le problème du peuple juif est d’ailleurs là : dans ce trop-plein de mémoire…
La mémoire de l’immortel Juif errant
Dès sa première phrase, « Après sa mort, il revenait. Toujours », reprise au terme de l’incantation du dernier chapitre marquant le retour de l’immortel juif errant des enfers de la shoah, Melnitz est traversé par le double courant de la comédie et de la tragédie. Evoquant les innombrables histoires qu’à la fin du roman, comme des nuées d’âmes murmurantes, pourraient raconter les disparus, le vieil oncle déclare son amour à « ce pays où l’on se plaint de la faim quand le chocolat vient à manquer» et nous lance, lui qui sait tout et ne permettra à personne d’oublier : « Profitez de la vie. (…) Vous avez eu de la chance, ici, en Suisse »...
L’oncle Melnitz, âme omniprésente du roman surgissant à tout moment, les a tous connus, tous observés et conseillés, tous aimés et morigénés, les Meijer des quatre générations qui se succèdent ici, du marchand de bestiaux Salomon, figure patriarcale du Juif en voie d’intégration à Endlingen, au jeune docteur Arthur Meijer qui se fera humilier et tabasser par les nazis au moment de sauver celle qui deviendra sa femme.
Marqué par les événements du monde et la sempiternelle défiance envers les juifs, le roman nous touche par la capacité médiumnique de l’auteur à incarner des personnages. D’inoubliables figures de femmes (dont les deux demi-sœurs ennemies-amies Mimi et Hannele) de non moins fringants « fondateurs », tels les tailleurs Janki Meijer et Zalman Kamionker, et leurs descendants (le converti François Mejer ou les futurs martyrs), animent cette chronique familiale savoureuse et superbement orchestrée, dont la traductrice Léa Marcou (en dépit de quelques broutilles) rend l’essentiel de la musique et du rythme. Plein de vie et de poésie, restituant en nuances une cohabitation délicate parfois entachée de violence ou d’abjection, ce roman au déchirant épilogue prend la meilleure place dans une mémoire qui déborde largement la communauté juive.
Charles Lewinsky, Melnitz. Traduit de l’allemand par Léa Marcou. Grasset, 776p.
Ces articles ont paru dans l'édition de 24Heures du 15 septembre 2008.
A lire dans Le Nouvel Observateur: la belle présentation de Mona Ozouf, qui parle d'un livre "bouleversant"
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Fournier papa blessé
PRIX FEMINA
Roman-exorcisme déjà plébiscité par le public, Où on va papa ? justement récompensé.
Bien connu pour une vingtaine de livres souvent marqués au sceau d’un humour doucement grinçant, du Pense-bêtes de Saint-François d’Assise à l’autobiographique Il a jamais tué personne mon papa, en passant par Le petit Meaulnes et ses récentes Histoires pour distraire ma psy, Jean-Louis Fournier, ancien complice de Pierre Desproges sur La minute nécessaire de Monsieur Cyclopède, a créé la surprise de cette rentrée littéraire avec un roman-récit d’une tonalité plus grave puisqu’il y est question de son parcours de père aux côtés de Mathieu et Thomas, ses deux garçons nés avec un lourd handicap moteur et cérébral et ne pouvant communiquer qu’en « lutin », selon l’expression de leur père fantaisiste…
Loin d’édulcorer le mélange d’accablement et de révolte qui l’a frappé, l’auteur d’Où on va papa ?, paru chez Stock, trouve les mots justes, sourire jaune en coin, pour dire ce qui a été vécu, notamment sous le regard souvent cruel des autres, avec ces enfants « différents » qui ont « de la paille dans la tête » et dont l’un, Mathieu, mourra « droit » à quinze ans après qu’on aura tenté de l’opérer pour le redresser. Et Fournier, déchirant, de préciser que c'est « aussi triste que la mort d'un enfant normal»…
Tendre et terrible, le livre de Jean-Louis Fournier, fort bien accueilli par la critique, fait déjà un véritable tabac en librairie, ayant passé largement le cap des 100.000 exemplaires et sans doute promis à un succès hors norme. Les jurés du Goncourt doubleront-ils la mise ? Modeste, l’auteur déclarait l’autre soir à la télévision que sa présence parmi les papables de deux grands prix, et plus encore le plébiscite du public, suffisait à le combler.
L’émotion est également au menu du prix Femina « étranger », attribué à Chaos calme (paru chez Grasset), vaste roman tenant du tour de force en cela qu’il ne s’y passe rien que d’intérieur dans la tête de son protagoniste, riche et pimpant homme d’affaires soudain terrassé par la mort de sa femme et reportant, sur sa fille, tout son désarroi. Déjà gratifié du prestigieux prix Strega en Italie, adapté au cinéma par Antonio Grimaldi avec Nanni Moretti dans le premier rôle, le livre de Veronesi est certainement l’une des meilleures lectures de l’été dernier. Enfin. Notons que c’est au comédien Denis Podalydès qu’est revenu le prix Femina de l’essai pour Voix off, paru au Mercure de France, suite élégante de variations autobiographiques ou le comédien se montre aussi à l’aise à l’écrit qu’à l’oral…
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Lampes de la mémoire
Des jours qui ont suivi et des jours suivants tout a été et tout sera oublié : c’est écrit et réglé comme sur des portées de papier de musique. Tout le temps que j’écris je le prends à l’oubli, ou du moins est-ce ce que je me dis pour me rassurer, pour justifier ce geste d’écrire, mais dès que, relevant la tête, je me prends à oublier que j’écris sur du papier de musique aux portées bien réglées, me reviennent les voix muettes de tous ceux que nous avons oubliés et que nous oublierons.
Or mes sœurs étaient là, muettes et oubliées, chacune venant seule, un jour d’hiver ou d’été, devant les tombes oubliées de nos père et mère, oubliant ou n’oubliant pas de s’arrêter devant le tas de cendres du Jardin du Souvenir où reposait notre frère. Chacune de mes sœurs. Là. Seule. Chacune avec ses pensées d’hiver ou d’été. Quadras ou quinquas ? Peut-être bien sexas tant qu’à faire, selon l’expression, et des mèches teintées, va savoir. Et se rappelant quoi ? Me disant quoi de leurs voix alternées ?
Je les vois bien attentives à l’instant, seules là-bas dans le grand cimetière de la ville où de lentes silhouettes cheminent de tombe en tombe, cherchant un nom, cherchant à se rappeler le visage de ce prénom-là, à déchiffrer ces chiffres, ces dates liées par un trait d’union - elle vint au monde et elle s’en fut, il naquit tel jour et tel autre il s’en alla, pour être bientôt oubliée, oublié.
J’avais pourtant noté, quelque part, qu’il ne faudrait pas oublier de parler de mes sœurs et des enfants de mes sœurs, des conjoints de mes sœurs et des maisons, des saisons et des humeurs de mes sœurs que la plupart du temps j’oubliais de même qu’elles m’oubliaient la plupart du temps comme, la plupart du temps, nous oublions ce qui n’a pas été noté et réglé comme sur les portées d’un papier de musique. Et les voici qui me reviennent tandis que le jour nous revient et avec lui tous nos souvenirs. On se retrouverait dans le noir à jouer au jeu de l’Aveugle, et rien n’en serait oublié : tout resterait écrit et réglé comme sur du papier de musique, à tâtons on se retrouverait ce matin, dans le jour aveugle où les yeux de nos morts nous lisent – et mes sœurs là-bas semblent petites devant la tombe de nos mère et père que tous avaient oubliée.
Le sentiment, avant l’aube, d’être au soir déjà, ne sera dissipé que par cette lumière attentive trouant de loin en loin les ténèbres de l’oubli, et voici que me reviennent, du fond de l’hiver qui vient et de tous nos hivers qui reviennent, ces quelques gestes, sous les lampes, et ces visages, ces patiences, ces attentes à n’en plus finir de ceux qui sont seuls sans avoir personne à le dire.
Ces gestes ne sont qu’à notre sœur aînée, Madame l’élégante là-bas dans un tea-room décent au nom de Marinella où elle s’est retrouvée après le cimetière, débarquée d’Espagne et y retournant ce soir même, cette façon d’être là sans que nul ne la voie que sous l’aspect de cette dame, la soixantaine, bien mise, l’air absent mais bien là tout de même, ce geste de prendre un journal et de le laisser aussitôt, ou de porter sa tasse de thé à ses lèvres et de la reposer, ces gestes d’hésiter, cette façon d’être là et de n’y être pas, me rappelle à l’instant ma mère traversant la rue ou ma sœur puînée s’accordant une clope de répit dans sa journée, et me revient de chacune le façon d’être seule un instant dans l’enchaînement des gestes de la journée, de chacune sa façon de n’avoir à ce moment-là que ses gestes à soi – et tout nous reviendrait, ainsi, de chacun, par ses gestes à nuls autres pareils.
L’émouvante beauté des gestes de la femme seule d’un certain âge, selon l’expression, se rappelant dans le tea-room jouxtant le cimetière de la ville de L., la rengaine Marinella de l’été de ses dix-huit ans à La Spezia. L’émouvante beauté de notre sœur aînée, plus revue depuis des mois, et qui se lève à l’instant dans son hacienda des Asturies et répète, comme à chaque aube, les gestes précis de préparer le continental breakfast de sa maison d’hôtes. Et ces gestes multipliés par autant de prénoms. L’émouvante beauté du prénom de Ludmila que je murmure ce matin dans ton cou en déposant à tes côté, d’un geste qui n’est qu’à moi, ton café grande tasse.
Sous la lampe le visage de ta mère dont l'absence te pèse jusqu'au sommeil. Laisse venir à toi, dormeuse, les enfants lumineux de la mémoire. Laissez les mots vous alléger de tout ce poids d’oubli. L’aube viendra et elle verra, par vos yeux, cette émouvante beauté.(Extrait de L’Enfant prodigue, pp. 156-157)
Image: Lever du jour à Schoorl, 2007. Photo JLK.
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Panorama
7.
Et cet autre matin des mêmes années je serais reparti vers le nord et le fjord ensoleillé de Berg am See, aux bons soins de nos tantes incarnant alternativement la vigilance et la clémence, alias Greta et Lena, celle qui se croit vilaine et qui en souffre, qui est l’aînée et la plus posée, et celle qui ne fait que s’époumoner d’émerveillement devant toute chose et ne gronde jamais - la puînée qui me tient lieu de marraine.
C’est un monde dans le monde que le monde de Berg am See, où l’on sent encore le Héros ancien, du nommé Tell qui refuse de saluer le chapeau du tyran au prénommé Winkelried se jetant sur la ligne ennemie que défendent cent hallebardes pointées, sacrifiant ainsi sa vie pour opérer la trouée nécessaire à la ruée du bataillon.
Grossvater nous serine que ce sont ceux-là, ou plutôt l’esprit encore vif de ceux-là chez les nôtres, qui a fait réfléchir et fléchir Hitler le mauvais. Notre grand-père paternel, dit le Président, est d’avis, pour sa part, que la Chance et les Circonstances y sont aussi pour quelque chose, et Lena se range à cette école, tandis que Greta penche pour l’autre parti, et de tout cela découle une controverse à répétition qui nourrit incidemment mes premières rêveries géographiques et militaires.
Au vrai, Berg am See est le plus bel album de géographie et de stratégie potentielle qui se puisse imaginer puisque tout s’y trouve rassemblé en plein air, jusqu’au désert minéral et au mouvement sidéral du ciel le plus changeant qui soit en dehors des données caraïbes, incitant à tout coup à l’exaltation picturale.
Si je parle de nord et de fjord à propos de Berg am See c’est que c’est la réalité puisque chez Grossmutter ma sœur puînée et moi nous dormons face à un fjord bitumé et que le lac à forme d’araignée de Grossvater est au nord de notre lac natal.
Ma sœur puînée a peur du noir du fjord suspendu face à nos lits jumeaux, aussi nos tantes conteuses nous racontent-elles des histoires et celle surtout d’un petit garçon s’envolant du noir du fjord emporté par des oies, et de fait on voit, sur la grande toile tavelée d’embus, une traînée blanche s’élevant d’entre les hautes parois, qui diminue l’effroi de ma sœur puînée, et d’autant plus que nos tantes nous jurent que ce fjord n’est pas pour de vrai puisque ce n’est qu’un tableau.
Pourtant un autre jour, en joyeuse excursion (c’est notre tante Lena qui parle volontiers de joyeuse excursion) nos tantes raconteuses constatent, devant l’imposant panorama (là c’est plutôt la façon de parler toujours un peu solennelle de notre tante Greta) que Berg am See décidément figure un incomparable tableau, plus encore : que nous sommes dans le tableau, et le même soir ma sœur puînée se met à frissonner d’angoisse renouvelée en craignant d’être avalée par le noir du fjord.
La question qui se pose alors tient à distinguer ce qui est pour de vrai de ce qui n’est qu’un tableau, et comment éviter de tomber dans le noir du fjord qui-n’est-qu’un-tableau. Or je crois avoir compris, dès mes sept ans, ce qui distingue le mot de la chose, et la chose évoquée de la chose elle-même, mais je peine à l’expliquer à ma sœur puînée, et plus tard j’aurai plus de peine encore à lui expliquer que si la chose existe la chose évoquée n’existe pas moins.
De fait, c’est à sept ans, l’année précédant de deux ans celle des réfugiés hongrois et de l’hiver le plus rigoureux de nos enfances, que je comprends que le tableau n’est que le tableau mais qu’il est un paysage aussi paysage et parfois bien plus que ceux dans lesquels nous entrons bel et bien au gré de nos joyeuses excursions.
Je ne me suis pas encore dédoublé mais cela commence de se manifester. A la Petite Ecole, déjà, la demoiselle Chambordon s’est inquiétée de me voir m’attarder plus que les autres devant la caisse à sable à regarder le pays qu’elle a magiquement reconstitué, où tel morceau de verre bleu représente, au sud, notre lac natal, et tel autre, plus au nord, le lac en forme d’étoile de Berg am See; or j’y serais resté des heures, au point que cela m’aura valu l’inscription de dans mon carnet : se laisse entraîner par son imagination.
Mais qu’aura fait Chambordon elle-même en figurant, au moyen de minuscules tétraèdres de bois blond, les fortifications de béton de type Toblerone qui protègent les frontières du pays contre l’invasion ? Et au fait, j’y pense à l’instant : où s’est-elle procuré ces ravissants polyèdres ? Au fil de quelle ingénieuse recherche notre maîtresse de la Petite Ecole aura-t-elle déniché ces objets bel et bien destinés à entraîner notre imagination ?
Expliquer à ma sœur puînée que le noir qu’elle voit ne va pas l’avaler mais que le tableau, Grossvater l’a répété, doit être regardé parce qu’il semble aussi vrai que la réalité, se révèle non moins délicat que de lui faire comprendre, lorsque nous recevons un Toblerone, que la guerre est finie, laquelle n’a d’ailleurs jamais ravagé le pays, sans avoir été cependant pour de semblant, et que les Toblerone destinés à nous protéger n’étaient pas de chocolat mais de béton armé.
Dire que j’aime la guerre, à sept ans, autant que le chocolat, n’est pas un effet de mon absence présumée de sens des réalités : c’est évidemment la preuve du contraire.
Le pays de Berg am See m’est incessamment réel, plus encore que celui de mon lac natal, peut-être parce que j’y vois mieux la guerre et les drapeaux, les glaciers et les bateaux.
Regarde, nous ont toujours dit nos père et mère, regardez ce qu’il y a ; regarde la mer me souffle encore mon grand-père qui repose je ne sais même plus dans quel cimetière; regardez l’arc-en-ciel, regarde le funiculaire - regardez ce palais tout blanc : c’est le Taj Mahal, déclare fièrement notre père à la séance d’inauguration du petit projecteur vert qu’on appelle lanterne magique et qui nous fera tant voyager les jours de pluie passés dedans, regardez donc la mangouste et le serpent, l’abeille tapissière et le radar de l’oreillard…
Mais nous ne faisons pas que regarder : nous plongeons les yeux ouverts dans l’eau des lacs et dans l’air bon à respirer (respirez le bon air, nous serinent nos tantes si portées à de joyeuses excursions), il fait bon nager et se laisser couler au fond des lacs, marchons au fond des lacs, laissons-nous entraîner par nos imaginations.
Soit, les mères et les tantes se défient des reflets : je l’admets, mais est-une raison pour ne pas déraisonner ? Or dès sept ans je déraisonnerai, et jamais elles ne s’en feront une raison, d’où cette guerre à vie que nul d’entre nous ne gagnera, je l’admets, ni la guerre ni la mer.
Nous cheminons sur une arête et notre tante Greta, en knickerbockers, nous fait observer les traces de la mer, précisément. Regarde le fossile, nous dit posément notre tante la plus posée : on dirait l’empreinte d’un ange, mais c’est du temps où les oiseaux géants avant l’air de serpents, tandis que les poissons volaient, et peut-être est-ce au temps du Déluge de Noé que la mer a tout recouvert avant que tout renaisse ?
J’ai sept ans et je regarde le monde qu’on me dit que Dieu a fait en sept jours, et je laisse courir mon imagination au fil des mots qu’elle tire du fameux chapeau, comme de verts drapeaux. Plus tard viendra le sperme mais je n’en ai cure. Plus tard viendra le sang de mes sœurs, et cruel sur les mains des hommes et vicié dans le cœur des vicieux, mais que sait-on à sept ans ?
Image: JLK, Berg am See, huile sur toile, 2008.
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Ceux qui se retrouvent en Zone Risque
Celui qui use de la liste comme d’un moulin à prière / Celle qui craint que l’énumération du monde n’aboutisse à un relativisme dissolvant / Ceux qui se demandent à quoi riment ces litanies absurdes / Celui qui retombe en enfance à chaque fois que la neige s’annonce par la clarté d’avant l’aube / Celle qui écoute Le Banquet du vœu 1454 en songeant à ce que fut la vie de son père mort dans la nuit / Ceux qui se sont construits des châteaux de mots en Espagne / Celui que la bonté inattendue de ses semblables surprendra toujours / Celle qui a banni le mot confiance de son vocabulaire / Ceux à qui l’on explique qu’ils ne sont plus bienvenus sur le territoire national / Celui qui te prend les mains avant de fondre en larmes / Celle qui a résolu d’accueillir son oncle Marc à sa sortie de taule / Ceux qui se sont rencontrés au parloir du pénitencier et ont refait leur vie à l’insu de leurs taulards respectifs / Celui qui se rappelle les paroles de toutes les chansons des Chats sauvages et d’abord celle qui dit comme ça que les filles te rendent marteau / Celle qui tapine pour offrir des études supérieures de secrétariat si possible de direction à sa fille Louloute / Ceux qui considèrent que les Anciens avaient raison de considérer la Lune comme le foie mélancolique du monde / Celui qui court à la mer et plonge sept fois la tête dans les flots / Celle qui se considère comme la réincarnation de la Reine de la Nuit à l’agacement manifeste de Fernande l’organisatrice du Jeu de Rôle des anciens du ski-club / Ceux qui recapitalisent leur banque d’émotions /Celui qui se demande dans quelle mesure son optimisme procède de l’état de meurtre / Celle qui voit l’avenir de sa carrière de gestionnaire évoluer sous le signe du MALUS / Ceux qui ont mal à leur portefeuille d’actions / Celui qui fut toujours infoutu de se soucier le moins du monde d’économie / Celle que la seule idée de mettre de l’argent de côté fait gerber (dit-elle) / Ceux qui avaient à cœur de s’acquitter de leur dû rubis sur l’ongle (disent-ils) au temps qu’ils situent dans le temps, etc.
Si vous détestez ces listes, infligez-en la lecture à vos ennemis: Http://Publie.net
Image: Philip Seelen
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De la Forme Pure
…Vous savez comme moi que nous vivons positivement l’Ère du Signe et que tout, autour de nous, littéralement, fait signe, au sens deleuzien de l’expression, mais il y a signe et signe (possiblement exposé au sens parasite) et ce que je voudrais alors relever, à l’approche du travail de Jérémie Lesieur-Alliot sur la signalétique urbaine, tient à ce que j’oserai dire, de manière provocatrice et peut-être même subversive aux yeux de certains, une manière d’enjambement quantique excluant toute forme de sens qui fasse menace au Signe pur…
Image : Philip Seelen -
Coupe sombre
… Je voulais savoir absolument ce qu’il y avait là-dedans, mais pas du tout le VOIR, je n’en suis plus aux curiosités scientifiques de mes douze ans où je scannais des cerveaux de scorpions, non, c’est le palimpseste de la mémoire du CORPS que j’entendais modéliser en termes synchroniques où la musique retrouvée de mes années sensibles se déconstruirait par le MOT à MOT de ce qu’on pourrait dire la recollection proustienne de leur ÂME, enfin quelque chose comme ça…
Image : Philip Seelen -
De la sainte journée
Alors comme il en va, tous les jours que Dieu fait, selon l’expression consacrée, depuis le commencement des temps, nous passerons toute la sainte journée à réparer ce qui a été cassé hier et à casser ce qui sera réparé demain, même s’il ne faut pas remettre à demain, selon l’expression, ce qui peut être cassé ou réparé sur l’instant.
Dans l’Atelier du Jouet dévolu à la fabrication d’armes de destruction pacifique et de poupées de distraction massive pour enfants innocents, les nettoyeuses et les nettoyeurs d’avant l’aube ont cédé la place aux monteuses et aux monteurs des chaînes appropriées, arrivés le matin même des villages et des villes pour y gagner le pécule régulé par les flux et influx de la Bourse, et dès la première heure les premiers produits étiquetés et empaquetés par les étiqueteuses et les empaqueteurs ont été listés et envoyés de par les villes et les villages où les enfants n’auront de cesse que de les détruire dans la journée.
Comme il est de la nature des créatures faites à la ressemblance du Dieu méchant, dominants et dominés sont entrés par des portes séparées dans les ateliers géants de l’Atelier du Jouet, mais les enfants des dominés et des dominants feront le même usage de leurs jouets au cours de la sainte journée : il est écrit depuis le commencement des temps que la nature de la créature est ainsi conçue que ce qui a été fait sera défait et que ce qui est brisé sera réparé, et de même que les dominés d’hier seront demain dominants, de mêmes les enfants d’hier verront-ils leur jardin piétiné dans la sainte journée, et nul n’y pourra mais, selon l’expresion.
De tout temps je le savais : de tout temps je l’avais pressenti avant de l’observer sur le grand pré de nos enfances, de tout temps le meilleur avait couvé le pire et l’inverse s’avérait à tout instant : nous étions tous de vrais angelots et de vraies crevures en puissance, les morveux du quartier des Oiseaux, faits pour défaire faute d’avoir encore admis qu’il n’est de bon que faire, au sens où l’entendaient mon oncle Stanislas et les plus sages de nos aïeux qui avaient connu le défaire absolu de la guerre.
Mais le geste de faire n’allait-il pas de pair, de toute éternité, avec cette rage que le grand Ivan avait montrée, de plaire ? Et le petit Ivan jouant les poètes, avec sa façon de couper les cheveux en quatre, quitte à déplaire, n’était-il pas la même espèce de Caïn que son frère le bâtisseur des chantiers ? Qui étaient le plus violent sur le grand pré ? Quand et comment l’envie était-elle apparue dans le quartier des Oiseaux ? Quels seraient les plus dénaturés, des anciens enfants des Oiseaux, de celle qui, rejetée de tous les siens, vendrait son corps aux abords du Palais Mascotte ou de la femme de notaire faisant métier de délation sous couvert d’évangéliser les classes basses de la société ?
Que pouvait-on dire à l’Enfant, de ce qui est Juste ou dénaturé. La nature n’était-elle pas juste en laissant le dominant dévorer le dominé ? Et n’était-il pas de la nature que l’Enfant rejette l’enseignement de l’Ancien, comme en adolescences nous aurons piétiné tous les jardins ?
Toute la sainte journée, les enfants, nous aurons le temps de gamberger tout en réparant ce qui doit l’être, que vous fracasserez peut-être demain avant de vous retrouver vous-même en morceaux. Or ils étaient en morceaux, Elle et Lui, quand ils se sont rencontrés, et de ces morceaux ils ont fait leur nacelle et les voici voleter sans ailes, portés par on ne sait quel souffle un peu fatigué, battant de l’aile.
Nous serions fatigués mais ce geste de réparer nous revient à journée faite et c’est mieux que rien, selon l’expression. Nous referions ainsi le monde et les anciens n’y pourraient mais, tout en se trouvant justifiés quelque part, selon l’expression avariée. Notre langage serait avarié mais nous ferions comme si de rien n’était : nos enfants seraient à leur tour comme des dieux, selon l’expression, qui nous adopteraient à leur tour, puis leurs enfants les adopteraient à leur tour, on n’en finirait pas de s’adopter quelque part et ce serait Byzance à la fin, selon l’expression.
Toute la sainte journée de ce dimanche à ne rien souder, selon l’expression, puisque c’est jour chômé de l’Eternel au Jardin, nous ne ferons, les enfants, que nous faire du bien et au monde, nous ne ferons que jouer sans gain, nous ne ferons quelque part que réparer les jouets fracassés de nos enfances dénaturées, nous ne ferons que faire de notre mieux, selon l’expression.
Toute la sainte journée nous avons donc raconté aux enfants, et aux enfants de nos enfants, le faire de nos pères et de nos pères, le savoir-faire appris et transmis de lignées en lignées à travers les villages et les paysages du pays, et sur les photos sépias c’était le défilé des visages et des regards dont chacun de nous gardait quelque chose, et les années et les siècles défilaient sur les photos sépias des travaux à l’ancienne des gens de la terre - celui-ci ce doit être l’Alfred au Rodolphe, vois-tu ces mains, elles en ont vu, nous avait dit notre mère-grand, et celui-là tout courbe et fourbe c’est le tout mauvais sujet placé chez le grand-oncle Sigismond, on l’appelait James, va savoir pourquoi, mais ce qu’il nous en a fait voir, et celle-ci, tiens, c’est la Rosa de la Fanny des hauts de l’Essart, regardez-moi ces fins doigts de couturière, est-il bien étonnant qu’elle ait travaillé à l’atelier du 21 de la rue Cambon, chez Mademoiselle Bonheur, ce devait être en 1911 et là, je saute, nous voici, le Président et moi devant les pyramides d’Egypte, à la veille de la Grande Guerre, et cette autre paire est celle de la Grossmutter et du Grossvater, qu’on dirait en tenues de soirée à l’orée du désert.
L’émouvante beauté des mains de notre mère-grand préparant sa confiture de coings. L’émouvante beauté des cheminots fiérots de l’équipe de la première traversée du Gotthard, dont votre bisaïeul, qui en a dirigé le train, n’est autre que ce géant sourcilleux à solennelle casquette. Le travail du facteur d’orgues auquel le père de notre mère, à Berg am See, avait loué un atelier dont nul d’entre nous jamais n’oubliera l’odeur de copeaux et de colle à bois. Le travail de Grossvater au Royal du Caire. L’émouvante beauté du vieil homme retiré de tout, déçu d’autant mais le taisant, ne se plaignant jamais que de la cherté des choses, penché le soir sur la table de la Stube et lisant quelque épisode de l’Ancien Testament. Le travail de nos tantes institutrices. L’émouvante beauté de nos tantes nous faisant visiter la Petite et la Grande Ecole, vides en ces temps de vacances mais fleurant cette odeur que vous aussi, enfants, aurez humée dès le premier jour, à vous faire tituber de quelle douce panique. L’émouvante beauté des objets orphelins, me rappelant la mort de Pilou. Pilou travaillant : rien n’existant plus que Pilou écrivant.
Tout est sale et dégoûtant, nous objecte-t-on pourtant à tout moment, les enfants, et vous aussi le constatez et le répétez : que tout semble gâché, pourri, foutu, gâté, fichu. D’ailleurs votre bisaïeul Grossvater, que vous voyez là lors de sa dernière promenade, en ferait une maladie ; lui que la seule idée d’une dette faisait gronder et tempêter, les menées des raiders et des traders lui eussent paru les dernières manifestations de la déchéance en ce pays de rigueur et d’honnêteté que, d’Egypte, avant la Grande Guerre, il fut contraint de regagner par la faute de l’Emprunt Russe, ce premier signe de l’effondrement de ses valeurs et de tout un monde bientôt englouti.
Or vous nous avez, enfants, appris tellement, que je ne me lasserai pas de vous raconter mes histoires à rester debout, moralisant et pontifiant comme une vieille peau, vous ressortant nos albums et vous assommant comme, à longueur de dimanches, nous auront assommés le Président et Grossvater, et Grossmutter et notre mère-grand et toute la smala des oncles et des tantes, à compulser leurs collections de fleurs séchées et de dents de requin, tous tant qu’ils sont ils nous auront dit, les premiers, de regarder, et voyez, enfants, si perdu et perclus que soit le monde, regardez le crépuscule de ce dimanche soir - jamais vous ne le reverrez, mais de le voir à l’instant vous le fera raconter comme, à vous raconter le monde depuis que vous vous y êtes pointés, nous l’avons pour ainsi dire ressuscité en nous tel que demain vous le ressusciterez pour les petits paumés de ce monde péricliteux et désespéreux.
Foutredieu les enfants : souffrez que nous sortions de nos gonds, l’oncle Stanislas et moi. Regardez-vous, beauté du monde. Et regardez, là-bas, les enfants qui n’ont rien, regardez les humiliés et les piétinés que les raiders et les traders spolient et affament - regardez-les dans la lumière de ce dimanche, les enfants, ces enfants-là sont le sel de la terre tandis que les morts-vivants comptabilisent leurs Bonus de damnés.
Le jour cède à la nuit mais nos lampes resteront allumées, les enfants, nos lampes douces de rêveurs allumés.
(Extrait de L’Enfant prodigue. Pp.152-155)Lucienne K: vue de la Désirade.
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L'envolée des années
Avec le jour qui se lève, les mots d’abord réapparus dans la nuit comme des suites de plots dont chacun portait une lettre que l’enfant déchiffrait, de même que l’homme ensuite aux façades des rues lirait CABARET ou DÉVALOIR, les mots devenus chair se coulent ensuite dans une rivière sans accrocs toute pareille à un sang sans caillots que plus rien n’arrête, et tout se met alors à parler à tort et à travers, réellement on prend corps, et c’est une autre histoire.
On raconte, alors, qu’un malandrin rôde dans le pays, dont on suit la traque dans le journal, et les grands font mine de s’inquiéter même si cet Ange Calamin n’a rien du terrifiant criminel. Du lieu du crime, le meurtrier par passion n’a cessé de fuir dans les bois et le long des haies, se réfugiant la nuit dans les fenils. Sur le journal on va de cache en cache, chaque fois illustrée d’une mesquine photographie où il est répété que l’oiseau s’est envolé, et non sans complicité parfois car Ange inspire quelque commisération non exempte de considération fascinée: il a tué la femme qui l’a trompé. Un seul coup de couteau au cœur a suffi : c’est le pain bénit des feuilletons et nous tenons pour Ange Calamin, mon grand frère et moi, même si notre mère se croit un devoir d’ajouter que tuer n’est pas bien : que c’est interdit.
Le Tribunal des mères et des tantes, des voisines et des grand-mères, est incessamment vigilant : il rappelle à chacun et tous les jours la Loi. Mais voici que mon frère aîné commence de montrer le mauvais exemple, mon grand frère aux jarrets élastiques qui bientôt fera le mur et rôdera.
Certes le grand Ivan reste encore le héros de son frère puîné, qui s’efforce de ne pas démériter à ses yeux, mais entre eux l’écart se creuse, il y a de la moustache dans l’air et l’on voit des clans se former dans la taïga ; et de même en va-t-il sur le Grand Pré où les premiers mués, les premiers velus des garçons du quartier se mettent à fomenter des complots séparés alors même que mon bagou, de moins en moins contrôlé, les porte à me regarder de travers: ils me trouvent depuis quelque temps bien disert et bavard avant que d’avoir la moindre pilosité.
Je me console en me rappelant le complot des marins de L’île au trésor et la voix de Long John Silver, que j’ai dû entendre à la radio, me grasseye aux oreilles : c’est la vie, compagnon, c’est ainsi que va la vie, mais que ça ne t’empêche pas, flibustier, de croire qu’elle est meilleure que ça.
Parce qu’il y a la radio que tous nous écoutons à tous les étages des maisons, poil ou pas, et qui nous relie au monde par ses ondes dont mon grand-père dit le President m’a expliqué qu’elles étaient, plus ou moins longues, comme les vagues d’un océan et que toutes pouvaient nous amener en une seconde à telle ou telle île ; mais c’est par elle, également, que tel soir noir nous commençons d’entendre rouler les chars dans les rues de Budapest et crépiter les armes. C’est par la radio que nous entendons Frank Sinatra, que l’oncle Brutus qualifie tantôt de macaroni et tantôt de macaque, roucouler sa romance sous les fenêtre d’Ava Gardner qui ne nous apparaîtra de visu que plus tard, en noir et blanc pour commencer : sur le petit écran de la salutiste du quartier chez laquelle nous nous retrouverons pour suivre le nouvel épisode de Lassie chien fidèle, moyennant dix sous ; par la radio nous arrive tous les soirs, à l’heure du repas, la voix lugubre du speaker de l’Agence Télégraphique qui nous annonce tantôt la mort d’Albert Einstein, que mon oncle Stanislas a connu quand il était expert de troisième classe au Bureau des Brevets Fédéraux, tantôt le drame affreux du cinéma Rio, quelque part en Belgique, où vingt-deux enfants périssent carbonisés (ce sont nos père et mère qui disent ce drame affreux et notre mère d’ajouter : mais comment Dieu possible cela se peut-il encore au jour d’aujourd’hui ?) ou la tragédie des 24Heures du Mans qui, au fil des heures, coûtera d’abord la vie à trois cents spectateurs, puis à cent, puis à quatre-vingts seulement, et qui inspirera à Charles Faroux, le directeur de la course des courses, selon l’expression des journaux, ces propos résolus qui réjouiront pour longtemps notre oncle Brutus : «Même quand il arrive une catastrophe, la loi du sport impose de continuer »; et par les mêmes ondes moyennes ou longues de la radio nous parviennent indifféremment les dernières nouvelles concernant le sieur Ange Calamin toujours en cavale et les succès de Louison Bobet à la Grande Boucle et de Minou Drouet, juste huit ans comme je les ai, qui écrit ces mots déclamés à L’Heure des Enfants : « Nuages / Haies de plumes,/ Oiseaux d’écume. / Oiseaux aux grandes ailes, venus de mon ailleurs, /Nuages ventrus, battant l’animal / pris au piège ».
On aura dit, cette année-là, que cette enfant promettait : on aura dit cela comme on l’a toujours dit, même d’enfants ne voyant point au ciel de nuages ventrus battre l’animal, mais ce n’est pas toujours que la promesse est suivie d’effet. Au reste nul d’entre les nôtres ne se monterait le coup au point de communiquer aux journaux et à la radio le fait avéré que tel de ses rejetons joue du pianola comme un démon, ou que telle autre chante aussi divinement le Bambino de Dalida. Nous sommes de modestes gens, n’est-ce pas ? D’ailleurs notre grand-mère le recommande à la cantonade : « Il ne faut pas promettre d’œuf à deux jaunes »…Image: Philip Seelen
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Les matinaux
Pour Philip
Les matinaux se retrouvaient comme adoucis, aux petites aubes nocturnes de l’heure d’hiver, et parfois tel ancien enfant du quartier des Oiseaux saluait de loin tel autre qu’il croisait par hasard dans la brume de la ville encore endormie ou de telle autre, et comme une onde de sentiment vaguement tendre le traversait tandis qu’il essayait de se remémorer le prénom de la silhouette déjà disparue, au tournant de telle ou telle rue. Et quel ressentiment peut-être dans ce sentiment attendri par ces atmosphères ? Celui-ci n’en voulait-il pas toujours à celui-là de ne lui avoir jamais rendu telle thune qu’il lui avait prêtée ? Ou celle-là ne restait-elle pas blessée d’avoir subi l’affront du jeune faraud semblant maintenant un pauvre hère ? Et si c’étaient les morts du quartier des Oiseaux que je croisais ce matin dans cette purée de poix ?
On aime pourtant ces équivoques et le confort d’inconfort de cette espèce de dédale pénombreux et glissant semé de réverbères, où l’on va comme d’île en île, quel en maugréant et quelle en chantonnant un air de Mozart, comme aux Limbes incertains où l’on dit les morts sans baptême – mais ne va-t-on pas ce matin baptiser tout ce monde ?
Les petites buées humaines des matinaux, de tout temps, m’auront ému de leur beauté bien intime et nimbée encore d’obscurité personnelle à balbutiements subconscients de sensualité sommeilleuse et cependant rappelée à l’ordre et cravatée, le corps corseté, la verge au nid du caleçon, les nénés serrés dans leur bonnet à la juste taille, le parfum les auréolant tous de grâce chère ou bon marché, tous allant quelle au bureau et quel à l’atelier, tous en quelque sorte revenus en enfance le temps d’accéder à la scène, là-bas, du théâtre illuminé.
Venez à moi les matinaux, me dis-je alors à sonder ces heures chères d’avant le jour, quand les premières ombres empressées des nettoyeuses ou des chauffeurs franchissent la fosse de lumière du boulanger juste entrevu là-bas en blond Pierrot enfariné, et n’ont-ils pas l’air d’enfants du Seigneur, tous tant qu’ils sont, quel mâchant son premier cigare et quelle pressant le pas en regardant sa montre de tombola, quel relevant son col de canadienne sur son profil de Brando Black, quels semblant boire le brouillard, quelles se dandinant comme des oies à l’instant même où les oies de la ferme affectent la dignité compassée de jeunes employées d’Etat, venez à moi laitières et infirmières des aubes de novembre aux odeurs de lait et d’urine mêlées, voici le vieil Haldas cheminant vers l’écritoire de son café populaire, et celui-là tout de guingois, la mèche au vent, sérieux et fou comme le loup ne peut être que certain Gitan de ma connaissance, et tournent les heures, ont défilé les ouvriers et les apprentis des ateliers, de loin en loin se sont allumées les lumières de la ville et de toutes les citées polluées quand le viveur titubant encore de sa nuit foirée croise la secrétaire à chignon strict et manteau de loden vert - et tu captes à l’instant le regard sévère qu’elle lui vrille non sans l’envier peut-être -, mais que savoir de qui dans cette pantomime feutrée où profs et adolescents se matent dans la clarté des vitrines aux magazines affriolants, où vieillards et enfants se pressent sous l’abribus et s’égaillent, quel ronchonnant et quels piaillant comme des étourneaux, où les villages et les villes surgis des lits se répandent par les rues et les avenues - et si le jour tarde à se lever, ce feignant, cet enfoiré de syndiqué de l’heure d’hiver, tous ils sont là déjà, les fidèles de la vie qui vaque.
Les petites aubes d’avant l’hiver ont la mémoire précise, je vous prie de le croire, de l’émouvante beauté de chacun de vous autres, les matinaux, et voici vos enfants se répandre à leur tour par les villages et les villes, quels tenant de vieilles mains ridées et quelles marchant déjà crânement toutes seules et bien nattées, toutes et tous allant vers ce premier jour de novembre que d’aucuns disent de tous les saints, et les saints de toute part font procession de concert avec marins et putains, de Dieu la foule, ça croule de partout des lits aux rues et aux avenues, de mon écritoire céleste je les vois affluer à travers les nuées de mon café grande tasse, venez à moi vieux enfants des nuits lasses, et vous, les morveux du quartier des Oiseaux de partout et de toujours, rappliquez donc pour l’inventaire de mon Prévert angora.
Ô douces heures d’avant les heures ouvrières, ô tendre chair des matinaux à leur affaire, ô l’émouvante beauté de tous ces nains et de tous ces saints se rendant tous les matins à leurs guichets et leurs oratoires, oh le beau jour qui vient, oh la divine journée…
(Extrait de L’Enfant prodigue, récit en chantier, pp. 150-151)Image: Georges Haldas avant l'aube. Photo Slobodan Despot.
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Image : Philip Seelen -
À l'heure prime
9.
Un paysage de montagnes enneigées m’apparaît à la fenêtre, à l’heure prime de ce matin, et c’est le monde. Mais d’où ce monde me vient-il ? Et tout aussitôt je me demande : comment le voyais-je alors ? Quels mots m’inspirait-il ? Qu’avait-il à me raconter avant que je ne commence à me l'écrire ?
On croit qu’on existe à cet âge, mais c’est du flan: on n’est qu’un flanc qui se prête. On ne fait que prêter le flanc. Dans le matériel du film qui se tourne on n’est qu’une bobine encore humide des derniers bains de l’usine d’où elle vient de sortir ; on n’est que de la molle pellicule, on n’est rien qu’une plus ou moins longue bande enroulée de vierge celluloïd sur lequel il n’est rien encore de visible. On ne sait alors, on ne voit, on ne sent, on ne décide, on ne choisit, on n’entreprend rien qui ne soit suggéré et corroboré par le Tribunal des mères et des pères.
En voyant le ciel de l’heure prime rosir au-dessus des monts émergés de la brume, je me dis à présent que ce rose plus rose que jamais il ne l’a été à mes yeux est du rose même que mes yeux ont tissé à travers les ans, et je ne saurais le dire rose bonbon non plus que rose jupon, ni le borner au rose de la rose : c’est le rose bleuté, le rose maintenant orangé et flûté de cet instant qui jamais plus ne sera.
On passe beaucoup de temps dans les bras de ses mère et père avant de courir les monts et les villes. On est comme dans un rond tout doux. On tient dans ses bras son ours mou. Qu’on soit très riche ou très pauvre c’est à peu près du pareil au même, ou du moins est-ce cela qu’on se raconte devant le rose si rose du lever du jour sur le monde partout pareil.
Mais comment ce fut, comment ce fut réellement de se sauver, cet hiver-là des Hongrois, comment ce fut de s’arracher à tout le doux et le mou de la vie ordinaire pour fuir les chars, comment se le représenter sans l’avoir éprouvé sur sa propre peau et dans ses mots à soi ? Du moins les coups de feu entendus à la radio, l’air grave de nos père et mère, les diatribes de l’oncle Brutus visant les Bolchéviques et toute la clique à Kadar, puis les photos dans les journaux, les reportages à la radio et dans les journaux, les visages effrayés et les processions de réfugiés à nos frontières dont les journaux et la radio parleront jour et nuit cette année-là, me restent-ils en mémoire, mais comment les dirai-je à l’instant de voir là-haut, sur les monts multimillénaires ouatés de neige aux multimilliardaires cristaux hexagonaux, la première touche argentée de soleil rasant, comment trouver ses mots à soi pour renouer les fils du temps tandis qu’un nouveau jour se lève ?
Je me levais parce que c’était l’heure et que notre mère nous disait : c’est l’heure de se lever, donc on se levait sans discuter puisque l’heure c’est l’heure. Je me levais tandis que mon grand frère entrait dans ce que nos tantes et nos voisines appelaient l’âge bête. Je regardais mon grand frère à la dérobée et n’y voyais que mon ordinaire frère aîné, le même grand Ivan que rêvait d’égaler son frère puîné, sans le montrer. Mon frère cachait sa nudité comme tous nous cachions la nôtre, mais sa voix déraillait, sa voix muait comme nos oncles et nos mères le remarquaient, ce que soulignaient même d’un air entendu nos tantes et nos voisines dont on eût dit qu’elles le jugeaient pour quelque secret forfait.
A un autre étage maintenant, nos sœur se levaient à leur tour et se lavaient, chacune son tour, après que nos père et mère se furent levés et lavés. Tout le quartier, de la même façon, se levait et se lavait, et la ville en contrebas se levait et se lavait, tout le pays se levait et se lavait, je riais sous cape en imaginant Monsieur Cruchon se levant et se lavant puis enfilant son caleçon et nouant joliment son nœud papillon, et sur les chemins ensuite, sur les chemins de terre et sur les chemins goudronnées du quartier, sur les rues et les avenues confluant vers les écoles des quartiers et les bureaux du centre des affaires, sur toutes les artères et chaussées processionneraient bientôt grands et petits manteaux d’hivers, bonnet et chapeaux, tous arborant la même mine matinale plus ou moins bien lunée, mais bien lavée et décidée tandis qu’à nos frontières de privilégiés se présentaient, plus ou moins bien lunées et lavées, les cohortes de réfugiés.
Avec le temps et les inscriptions on a poussé et grandi, on a fait siennes et rapporté les prescriptions et les proscriptions en prenant son rôle dans le cinéma familial et mondial, ou le théâtre et l’opéra, le théâtre de quartier et l’opéra car tout ça chante aussi, tout ce qui parle et nous parle et nous fait parler, tout ça nous percute et nous répercute, et tout demain sera relevé et relavé dans l’eau claire de la nuit du temps quand le cirque, avant l’aube , le cirque et ses gens débarqueront.
Aquarelle: JLK. La Savoie en hiver.
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CELA
Mais que CELA signifie-t-il donc, se demandait le petit Ivan, que le grand Ivan raillait en objectant qu’on fait bien mieux de ne pas se poser de questions si l’on veut aller de l’avant, selon son expression. CELA ne nous regarde pas, affirmait le grand Ivan, et le petit Ivan se taisait en constatant que le grand Ivan était plus écouté que lui dans les villages et les villes. Le grand Ivan était, de toute évidence, de la race des bâtisseurs de villages et de villes, le grand Ivan n’était pas de ceux qui bâtissent sur le sable, le grand Ivan ferait son chemin, disait-on dans les villages et les villes en considérant de plus en plus le petit Ivan comme un doux rêveur juste bon à bâtir des châteaux en Espagne, comme ils disaient, et le grand Ivan lui demandait, insistant encore avec une sorte d’inquiétude qui n’échappait pas au petit Ivan, à quoi bon chercher midi à quatorze heures ?
Or, le temps de CELA est exactement celui qui fait coïncider midi et quatorze heures, me dis-je ce matin en scrutant le noir de la neige d’avant l’aube. Je ne vois rien mais je vois. Je ne vois que du noir mais je sens la neige comme une taie blanche dans la nuit de l’aveugle. La neige ajoute au silence d’avant l’aube, le silence de la neige est infini comme le silence et la neige noire du mot CELA en me rappelant ma vie de questions, et je vois là-bas mon frère secouer la tête, et mon père secoue la tête, et la plupart de mes oncles secouent la tête en se demandant à quoi bon se prendre la tête de cette façon, mais je n’en ferai jamais qu’à ma tête et d’ailleurs mon oncle Stanislas m’y encourage comme m’y encouragent mon grand-père paternel, dit le Président, et feu mon ami Lesage, et la mère de Ludmila et l’oncle Fellow et tous ceux qui n’en finissent pas de soumettre le monde à la question, d’ailleurs mon frère a recommencé de me parler, et mon père et mes oncles me parlent et se parlent entre eux, nous nous retrouvons dans la villa Le Pensée, il y a tant d’années de ça, et tous se parlent et continuent de se parler dans le silence absolu de ce matin noir où vient d’affleurer le bleu d’acier prussien du lac au-dessus duquel apparaissent peu à peu les bois noirs des monts noirs aux corniches argentées sous le ciel noir.
CELA serait le grand mystère de ce que je vois sans le voir, et j’y associe ce matin mon frère mystérieux. Dans ce paysage immense qu’on dirait à l’instant de monts de Chine encrés à rehauts de bleu sombre, mon frère est ce personnage à manteau noir qui s’en va seul, là-bas, sur la rive du lac semblant un fleuve, mon frère n’est aujourd’hui plus que cendres sans mystère et telle est ma question : qui est cet homme que je vois là-bas qui me fait signe ?
Tu me disais, tas de cendres, que CELA ne nous regarde pas, mais ton prénom me rend un COPS et c’est le tien, ton corps d’Indien de nos étés, ton corps tatoué de grand Ivan que je regarde et qui me regarde, oui CELA me regarde, tas de cendres, CELA nous regarde, mais où s’arrête ton corps, ce matin, comment ne pas entendre ta voix de garçon petit et tout blond dans le silence de CELA.
Qu’est-ce diable que CELA? Où commence le corps de notre premier enfant ? Tiens, l’odeur de la première merveille n’est pas la même que celle de la seconde. Celle-ci sent plutôt le jasmin, celle-là plutôt l’abricot, comme leur mère sent le matin le jardin et leur père le sanglier.
Le mot CELA est le premier entonnoir de tous mes vertiges de vieil enfant et d’adolescent prolongé: il y a de quoi devenir fou à le scruter, bien plus que le nom de Dieu qui ne se laisse pas regarder en face plus que le soleil ou qu’on affuble de tous les masques.
Dieu tu ne l’as jamais vu. Dieu n’est pas CELA, mais CELA te ramène à ce Nom sans nom. Dieu t’a toujours tenu dans sa main, te dis-tu parfois, mais que diable en sais-tu ? Eux le savent qui en ont fait le Tout-Puissant, Seigneur des armées, mais de celui-là tu ne veux rien savoir. Eux le savent qui en ont fait le Verbe ou l’Absent, le Vengeur ou le Sacrifié, le Glorieux ou le Mendiant, mais de tous ceux-là tu ne sais que dire ce matin alors que le mot CELA t’engloutit, seul et muet, comme si tu te voyais toi-même sans miroir, de dos ou du dedans, seulement visible les yeux fermés.
Le ciel est ce matin de cendre et je m’en couvre le front. Ce seraient comme des mains aimées sur le front de l’enfant. Dans la maison sous la neige il y aurait comme des braises, comme autant de noms retrouvés.
(Extrait de L'Enfant prodigue, récit en chantier)
Image JLK: ce qu'on voit ce matin noir de la Désirade enneigée.
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Une irradiante détresse
Imre Kertesz à Paris
Que ressentait Imre Kertesz, ce matin-là, quand il est entré dans la Salle du Belvédère bondée, au dix-huitième étage de la Tour des Lois dominant un Paris baigné de grisaille et d’aigre crachin ? Qu’a-t-il pensé à la vue des rangées de bouteilles de Veuve-Clicquot (sponsor) qui flamboyaient à l’entrée ? Cette vision lui a-t-il rappelé le «bonheur sans fard» des poux qui dévoraient ses plaies à Buchenwald, ou bien a-t-il revu soudain son visage de déporté de quinze ans, sur lequel il remarqua «les plis et rides caractéristiques des hommes que l’abus du luxe et des plaisirs a fait vieillir avant l’âge» ?
Ensuite, qu’a-t-il bien pu se dire en découvrant tous ce monde, Hongrois de Paris ou gens des médias venus rien que pour lui en ce haut-lieu de la nouvelle Bibliothèque nationale de France ? S’ennuyait-il déjà ou se sentait-il bien ? A-t-il été blessé d’apprendre qu’un tract d’inspiration révisionniste avait circulé dans la salle avant son arrivée, ou cela lui semblait-il aussi «naturel» que de recevoir des coups de son tortionnaire attitré, il y a de ça presque soixante ans, autant dire tout à l’heure ? Et lorsqu’un «effet de Larsen» fit hurler l’un des micros installés pour lui et ses vaillants éditeurs, n’a-t-il pas sursauté intérieurement en se rappelant certaine épouvantable voisine du dessus, du genre «cyclope féminin se nourrissant de bruits», à Budapest, quand il essayait d’écrire un nouveau livre dans son logis d’obscur plumitif, à l’époque du «socialisme goulasch» ?
Nous nous posions ces questions en voyant s’avancer, à pas lents, cet homme qui se dit lui-même un Jedermann, donc un Monsieur Tout-le-monde, le visage rayonnant de la même espèce d’irradiante détresse dont la cendreuse aura baigne tous ses livres, et l’air un peu de se demander ce qu’il faisait là comme il se l’est demandé, un certain jour au beau lever de soleil rougeoyant, quand il s’est retrouvé, après un voyage ennuyeux et assoiffant, en un lieu appelé Auschwitz-Birkenau, au milieu de bâtiments et d’«espèces d’usines» dont les cheminées bavaient une fumée à l’odeur «douceâtre» et «en quelque sorte gluante» ?
Ces rapprochements étaient évidemment incongrus, et pourtant ils nous venaient «naturellement» à l’esprit, comme dictés par l’esprit même de Kertesz, qui fait communiquer à tout moment, dans ses livres, tous les temps et toutes les situations. Toute «professionnelle» ou «mondaine» qu’elle fût, cette «conférence de presse» signifiait beaucoup plus, pour les vrais lecteurs de Kertesz réunis, qu’un «must» médiatique (ce que confirmait joyeusement l’absence totale des «stars» du monde littéraire parisien), comme solidarisés par un sentiment commun.
Simplement, les lecteurs marqués par Imre Kertesz, comme celui-ci a été marqué par un destin non désiré, se réjouissaient d’être là sans penser du tout que l’écrivain en dirait plus que dans ses livres. Mais quelle pure ferveur dans cette présence commune ! Comme le jeune Imre s’extasiait sur la beauté des gens qu’il croisait dans les ruines de Budapest, à son retour de Buchenwald, il nous semblait ce matin-là que la vie valait la peine d’être vécue; et nous revint la remarque incroyable du jeune protagoniste d’Etre sans destin, quand, à moitié mort, après qu’un infirmier lui a arraché son lambeau de couverture parce qu’il l’estime «fini», le voici qui entend «la voix d’une espèce de désir sourd, qui s’était faufilée en moi comme honteuse d’être si insensées, et pourtant de plus en plus obstinée: je voudrais vivre encore un peu dans ce beau camp de concentration». Or la Salle du Belvédère n’était pas mal non plus, ce matin-là, avec ces gens qu’on sentait (sauf le réviso dans son coin) pleins de reconnaissance pour le «héros du jour»; et Martina Wachendorff, qui a dirigé l’édition française de Kertesz, lançait maintenant la discussion, amorcée par un chaleureux éloge de François Fejtö, figure majeure de l’émigration magyare qui remercia l’écrivain d’avoir «si merveilleusement» revivifié leur langue commune.
Un Prix Nobel de littérature, on s’en doute, est censé se prononcer sur tout. En l’occurrence, cependant , les questions générales ont été épargnées à Kertesz, sauf sur l’avenir européen de la Hongrie. «Pour ma part, je m’estime déjà dans l’Europe, a-t-il déclaré en souriant. Quant à la Hongrie, elle a encore du chemin à faire en ce qui concerne l’intégration de sa propre histoire, depuis le traumatisme de 1919.» Comme c’est désormais la coutume, confort intellectuel oblige, le nobélisé a été prié d’expliquer en outre pourquoi il n’avait pas refusé, lui qui est «un résistant», cette consécration ? A quoi l’écrivain a répondu que le Nobel était une «merveilleuse récompense», même si elle ne changeait rien pour lui d’un point de vue existentiel. «J’ai eu la chance de travailler dans l’ombre pendant des années», a-t-il ajouté. «Ainsi ai-je échappé aux tribulations d’un Pasternak ou d’un Brodski».
Imre Kertesz a dû s’expliquer cent fois, déjà, sur les raisons qui l’ont poussé à écrire un roman plutôt qu’un témoignage autobiographique. Mais une fois de plus, il a déclaré que le roman était à ses yeux «plus objectif» et qu’il lui permettait d’aller «sous la peau du lecteur», en quelque sorte. «J’ai été chargé d’un fardeau», a-t-il précisé, «que je dois transmettre au lecteur». Une fois de plus, il s’est expliqué sur la saisissante «naïveté» du protagoniste de son chef-d’oeuvre, qui aboutit soudain à quelle effrayante mue physique et à quel mûrissement intérieur, pour agir sur le lecteur d’une manière si profonde. Enfin, comme nous l’interrogions personnellement sur ce qu’on pourrait dire, selon l’expression de Léon Chestov, les «révélations de la mort», dans sa vie et son oeuvre, Imre Kertesz nous a confié que la perception de la mort, des autres d’abord, puis de la sienne propre, l’avait bel et bien transformé à Buchenwald. «C’est cette expérience, d’une certaine manière, qui m’a libéré»...
LE CHEF-D’OEUVRE
Etre sans destin n’est pas un livre anti-fasciste ni un réquisitoire documenté sur les camps de concentration: c’est un roman de formation, ou plutôt de «déformation», le récit candide d’un garçon qui, a quinze ans, a été (gentiment) prié de descendre d’un autobus, pour se retrouver bientôt avec une petite foule d’autres jeunes gens, puis dans une grande foule de juifs de tous âges. Après trois jours à Auschwitz, où il voit ses compagnons de voyage partir en fumée, il se retrouve à Buchenwald où il va devenir, en quelques mois, un cadavre vivant. Sur un ton préfigurant celui du film de Roberto Begnini, ce livre (1975), infiniment troublant par son humour, déjoue toute tentative de réduire le déporté à son rôle de pure victime innocente qui doit absolument renaître et donc oublier. Sali par le destin, Kertesz dépose sur notre front la même tache humaine.
Imre Kertesz. Etre sans destin. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 366p.
LE ROMAN DE LA NEGATION
Des années après la composition de son premier livre, un écrivain survivant à l’écart en alternant traductions et comédies médiocres, se rappelle les circonstances dans lesquelles les fonctionnaires de l’édition, à Budapest, lui ont refusé son ouvrage jugé «un peu amer» ou «de mauvais goût», incapable de «donner une expression artistique» à un sujet pourtant «terrible et bouleversant». D’une écriture singeant violemment le réalisme socialiste, ce livre aussi singulier que le premier, mais plus hirsute, constitue l’exorcisme du second choc traumatique vécu par nombre de déportés, et une méditation bouleversante sur la Shoah vue avec le recul des années. Dans sa seconde partie, revenu du fond de son désarroi, l’écrivain brosse un tableau ravageur du socialisme réel à la manière hongroise. Telle étant la pièce centrale (1988) de la trilogie de l’«absence de destin».
Imre Kertesz. Le Refus. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 348p.
LITANIE DU REFUS
Troisième élément du même triptyque, Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas résonne comme un long cri de révolte et de désespoir, immédiatement lancé au ciel sous la forme d’un «non» radical et sans appel, ensuite modulé comme une plainte relevant tour à tour de la douleur la plus vive et d’une colère cosmique rappelant celle de Job. Empruntant son titre à la fameuse oraison funèbre de la tradition juive, ce livre extraordinairement tendu, de structure très savante, est simultanément un roman et un poème d’une puissante amplitude émotionnelle. Jouant sur d’incessantes reprises thématiques et musicales, cet ouvrage d’imprécateur (1990) est lui aussi un exorcisme littéraire de la «vie invivable» que la déporté à choisi de vivre sans retrancher rien de ce qui a été ni de ce qui continue d’être, mais en refusant de donner une vie de plus à la vie.
Imre Kertesz. Kaddish pour l’enfant qui ne naîtra pas. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 158p.
JOURNAL DE NOTRE TEMPS
Au lendemain de l’effondrement du communisme, en 1991, Kertesz vit une nouvelle période de désarroi personnel tandis que ceux qui, pendant des décennies, ont pratiqué la langue de bois, se justifient pour mieux rebondir dans la nouvelle société «libérée». Avec une lucidité qu’aiguise chaque jour la lecture de Wittgenstein, dont il est en train de traduire les Remarques mêlées, Kertesz note que «la leçon qu’on peut en tirer est que ces hommes ont consacré leur vie à un mauvais usage du langage. Mais aussi, et c’est déjà plus grave, ils ont promu ce mauvais usage au rang de consensus.». Tout au long de ces pages tissées de réflexions et de lectures, de rencontres et d’observations, qui le voient voyager de Vienne à Leipzig ou de Munich à Berlin, Kertesz ressaisit le présent avec une merveilleuse qualité de présence, à jamais dédoublé cependant en face sombre.
Imre Kertesz, Un autre. Chronique d’une métamorphose. Traduit du hongrois par Natalia et Charles Zaremba. Actes Sud, 150p.Portrait d'Imre Kertsez: Horst Tappe
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Le tabou des vaincus
W.G. Sebald et la mémoire allemande
Quel rapport particulier peut-il bien y avoir entre la littérature et la guerre aérienne ? Cette question nous replonge dans la terrible période vécue par le peuple allemand à la fin de la Second Guerre mondiale, marquée par le déchaînement apocalyptique du feu du ciel sur les grandes villes, correspondant à un véritable plan d'anéantissement. A elle seule, la Royal Air Force largua un million de tonnes de bombes sur le territoire allemand au cours de quatre cent mille vols, coûtant la vie à près de six cent mille victimes civiles. Si ce programme de destruction massive souleva de virulentes polémiques, ce fut ... en Grande-Bretagne, où le caractère « moralement indéfendable » et « contraire au droit de la guerre » d'attaques visant essentiellement des civils fut opposé à une stratégie par ailleurs non productive et coûteuse à tous égards (les pertes anglaises étant évidemment considérables), relevant finalement d'une sorte de « justice suprême ».
On sait mieux aujourd'hui quelles inimaginables souffrances furent vécues par la population des villes allemandes, souvent brûlées vives, et pourtant rares furent les témoignages de ceux qui en réchappèrent, notamment sous forme d'écrits. Loin de se trouver incorporée dans la mémoire collective, la destruction a été remplacée par l'exaltation de la reconstruction, comme si la mauvaise conscience trouvait un apaisement dans l'entretien de ce tabou.
Né en 1944, W. G. Sebald a longuement enquêté sur les raisons et les composantes de la conspiration du silence qui a marqué le temps de son enfance « idyllique », qu'il documente et analyse dans une suite de chapitres dont certains feront se dresser les cheveux sur la tête du lecteur. C'est qu'à son habitude Sebald nourrit sa recherche de la vérité de faits avérés, en deçà ou au-delà de toute « littérature ».
Rappelant que trois ou quatre écrivains seulement, tels Heinrich Böll dans Le silence de l'ange (qui ne parut cependant qu'en 1992 !), Hermann Kasack dans La ville au delà du fleuve ou Arno Schmidt dans ses Scènes de la vie d'un faune, sauvèrent l'honneur de leur corporation, l'essayiste montre néanmoins à quel point ces livres traduisent eux aussi la difficulté de cette prise en compte de la réalité, également très tardive ou marginale chez les historiens. Sans poser au juste pour autant, Sebald illustre une fois de plus ce que peut être, malgré tout, l'honneur de la littérature.
W. G. Sebald. De la destruction comme élément de l'histoire naturelle. Traduit de l'allemand par Patrick Charbonneau. Actes Sud, 153 pp.
Dans l’inferno de Gomorrha
Mon père arriva au mois de juillet à Hambourg pour un congé de deux semaines. Il était avec nous au moment des pires bombardements. Je me souviens comme si c’était hier de ces moments terribles. Les quatre bombardements qui ont le plus dévasté notre ville pendant toute la guerre ont commencé le 24 juillet 1943. Celui du 27 juillet fut le plus violent. Des tapis de toutes sortes de bombes, entre autres au phosphore, furent lâchés sur tous les quartiers de la ville dont une grande partie fut anéantie. Nous étions assis dans notre abri avec quelques voisins. Je connaissais bien les sifflements des bombes et je savais juger si la bombe était tombée à proximité. Le bruit ajouté des bombes et des canons anti-aériens devenait infernal. Nous étions saisis d’un sentiment de fin du monde et nous nous sommes tous couchés par terre, prêts à mourir. Mon père avait pris ma main. Subitement, nous entendîmes des cris à la porte restée ouverte: “Votre maison brûle !” Alors la mort fut oubliée, mon père monta les escaliers à toute vitesse et, avec les gens venus de l’extérieur, il grimpa au grenier pour éteindre le feu causé par une bombe incendiaire. Nous avons eu de la chance que ce ne soit pas une bombe au phosphore que l’on ne peut éteindre avec de l’eau, mais seulement avec du sable. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à pleurer d’émotion. J’avais onze ans.
Le temps de ce mois de juillet était splendide, beau et chaud. Mais le lendemain matin, le ciel était gris-noir, on ne voyait plus le soleil. Toute la ville de Hambourg semblait en flammes. Plus tard, nous avons appris que la stratégie des Anglais, développée par leur maréchal Arthur Harris, visait à créer un véritable ouragan de feu en employant des bombes incendiaire, des bombes au phosphore et des mines aériennes pour réduire ainsi toute la ville en cendres. La même méthode, qui provoque un embrasement généralisé, a été pratiquée contre bon nombre de villes allemandes. L’opération Gomorrha contre Hambourg (fin juillet 1943) a tué 50.000 personnes environ, étouffées ou brûlées vives. Ce fourneau de 1000 degrés a laissé des cadavres gros comme des pains. Ceux qui ont réussi à s’enfuir sous le feu devaient parfois fouler des morceaux humains collés dans l’asphalte ramolli par le feu. Le pilote britannique Richard Mayce a décrit ce feu comme l’Inferno de Dante. Il est devenu pacifiste après cette expérience. Par ailleurs, lorsque les équipes de sauvetage ont commencé leur travail après l’arrêt des incendies, elles ont été horrifiées. Des gens, pour se sauver, avaient sauté dans l’eau bouillante des canaux ! Les dizaines de milliers de morts qui se trouvaient dans les ruines avaient attiré des rats, des vers et des myriades de grosses mouches. Les autorités ont dû faire le maximum pour éviter une épidémie.
Pour revenir aux événements près de chez nous, nous étions complètement sous le choc. Au bout de notre rue, une ferme a reçu des bombes au phosphore. Elle a entièrement brûlé avec tout le bétail. Les gens ont pu se sauver. Une autre maison a brûlé et, dans une rue voisine, plusieurs maisons ont été soufflées par des mines aériennes. Une file interminable de gens avec des valises ou de petits chariots fuyaient la ville. Certains avaient des brûlures de phosphore aux bras, aux jambes ou au visage. Il n’y avait que des femmes, des enfants, des vieillards, aucun soldat. Je regardais ce défilé. Soudain, l’idée m’est venue que nous avions beaucoup de pêches dans notre jardin. J’ai demandé à mon père si je pouvais en distribuer à ces pauvres gens. Mon père a acquiescé. Les gens étaient traumatisés et désespérés. Ils disaient à peine merci. Ma mère se trouvait dans un coin sur un fauteuil en gémissant que son coeur lui faisait mal. J’ai eu très peur.
Gerda L’Eplattenier
Nota bene: Ce texte, extrait de souvenirs personnels, m’a été envoyé par Gerda L’Eplattenier à la suite de la parution de l’article ci-dessus consacré à Une destruction, paru dans les colonnes de 24 Heures. Née à Hambourg et âgée de sept ans lorsque la guerre a commencé, cette Allemande établie en Suisse romande confirme l’impossibilité de parler de la destruction des villes allemandes jusque dans les années récentes. -
Salzbourg sous les bombes
Une page de L’Origine, de Thomas Bernhard
En relisant L’Origine de Thomas Bernhard, et plus précisément l’évocation des bombardements de Salzbourg en 1944, on voit mieux comment l’exagération, chez cet écrivain de l’outrance, tend à une sorte de vérité poétique d’épopée, un peu comme chez Céline – et je pense plus précisément à la fuite de celui-ci à travers l’Allemagne et au fabuleux épisode de la traversée des ruines de Hanovre dans la chronique de Nord.
Quant à TB, sa remémoration des foules se pressant dans les galeries souterraines n’est pas moins saisissante, avec le même genre de montées en crescendo aboutissant à des visions faites pour s’imprimer dans la mémoire du lecteur : «Dans les galeries elles-mêmes, où la plupart avaient déjà leurs places par droit héréditaire, c’était toujours les mêmes qui étaient ensemble, les gens avaient formé des groupes, ces centaines de groupes étaient assis tant bien que mal sur le sol pierreux durant des heures et maintes fois, quand l’air manquait et quand les gens s’évanouissaient par rangées entières tous se mettaient à crier puis il se refaisait souvent aussi un tel silence que l’on croyait que ces milliers de gens dans les galeries étaient déjà morts. Sur de longues tables de bois disposées pour cet usage on étendait les gens évanouis avant qu’on les traîne hors des galeries et il me souvient encore des nombreux corps de femmes entièrement nus sur ces tables que les secouristes, hommes et femmes, massaient et que trps souvent nous-mêmes massions sous leur direction pour les maintenir en vie. Toute cette société des galeries, pâle, affamée et promise à la mort était de jour en jour et de nuit en nuit plus fantomatique. Accroupie dans les galeries, dans une obscurité uniquement remplie d’angoisse et sans aucun espoir, cette société promise à la mort parlait par surcroît toujours de la mort et de rien d’autre. Toutes les terreurs de la guerre dont ils avaient eu connaissances et qu’ils avaient personnellement vécues, des milliers de messages de mort arrivés de toutes les directions, de toute l’Allemagne et de toute l’Europe étaient discutés par tous dans ces galeries avec une grande insistance. Pendant qu’ils étaient assis dans ces galeries, ils répandaient librement dans l’obscurité qui régnait ici leur conviction de la ruine de l’Allemagne, de l’évolution toujours plus marquée du présent vers la catastrophe mondiale la plus grande qu’il y avait jamais eu et ils ne s’interrompaient que totalement épuisés… » -
Lettera amorosa
… Je reviens à mon écritoire, Lucinda bien aimée, pour vous dire une fois de plus, au milieu des ruines dont nous ne désespérons plus tout à fait d’être bientôt relevés par quelque faveur du Ciel, dans quelques jours peut-être le saurons-nous ? combien la seule évocation de vos yeux doux et de votre prénom, irradiant quelle lumière, suffit à m’apaiser au retour des Opérations…
Image : Philip Seelen -
Poésie à quat'sous
…Leur plan ultime est de nous couper les ailes, à nous autres poètes, ils n’ont jamais supporté nos déambulations rêveuses, ils tolèrent de moins en moins nos merveilleux caprices et nos fantaisies, la seule idée que nous puissions voler par-dessus les toits alors qu’ils restent claquemurés dans leurs bureaux, les insupporte - mais comment ne pas les plaindre à l’instant de nous envoler ?
Image : Philip Seelen -
Transsubstantiation
Le Christ mort de Holbein est un cadavre jaunâtre tirant sur le vert à barbiche de fil de fer, mais je n’y perçois aucun ricanement de l’artiste. Cela va-t-il ressusciter nom de Dieu ? Oui, cela ressuscite à l’instant. A l’instant je ressens, sur ma peau, la beauté de cette horreur. Le diable enrage, et moi je me sens plein de vie éternelle.
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Lamento
… Et le soir venant, voyez-vous, Monsieur Dieu, je rentre à la maison, je suis bien fatigué, voyez-vous, j’ai tracé mon sillon, j’ai travaillé à la sueur de mon front, enfin j’ai fait ce que j’ai pu, on me dit que je suis fait du rocher dont on fait les statues mais c’est du charre: y a que vous, qui avez inventé la maladie de la pierre, qui pouvez imaginer ce que c’est nom de Dieu…
Image : Philip Seelen