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culture

  • Les mots qui tuent

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    Lettres par-dessus les murs (69)


    Ramallah, ce mardi 6 janvier.

    Cher Jls,

    Tu le sais, je ne suis pas venu ici pour étudier les mœurs de ces bons sauvages de Palestiniens, et je ne suis pas journaliste. Le hasard m'a mené ici, où j'ai simplement envie de vivre, comme tout un chacun – les difficultés de cette région ne m'ont aucunement attiré, j'en ai fait mon lot, comme on s'accoutume au froid sur les hauteurs de Montreux ou à la chaleur de Dhaka, avec la tristesse de voir qu'ici c'est l'homme qui rend la vie difficile, dans ce pays que la nature a épargné de ses rigueurs.
    Entre deux manifestations, Ramallah garde son visage insouciant. Les passants profitent du soleil qui s'attarde, hier soir nous sommes allés au restaurant. L'endroit était plein, des Palestiniens en majorité. Certains étaient à la recherche d'un peu de chaleur humaine, pour échapper à leurs téléviseurs. D'autres sont assis là tous les jours, et s'inquiètent de Gaza comme je m'inquiète de la planète Mars. Un restaurant n'est rien d'autre qu'un petit échantillon d'humanité, avec sa beauté et ses faiblesses, et l'on retrouvera la même diversité sur les terrasses du bord de mer à Gaza, et c'est aussi cette humanité-là qui est bombardée aujourd'hui.
    Je m'étonne de trouver tant de racisme, dans les commentaires de ceux qui veulent justifier l'action de l'armée israélienne. Si souvent, ces formules : Eux, les Arabes. They. N'ont fait que chercher ce qui leur tombe dessus. Sont responsables. Sont comme ci, sont comme ça. Vous voyez ce que je veux dire. Cannot be trusted. Si seulement vous saviez ! Islam, voile, intolérance. Tout ça. Je n'en dis pas plus. Etc.
    Ce genre de phrases, vite lancées, pleines de sous-entendus, pas toujours finies, parce qu'elles ne peuvent pas finir sans révéler le noyau dur de l'ignorance. C'est effectivement douter de l'humanité des habitants de Gaza que de chercher à justifier toutes ces morts.
    Evidemment le crime ne consiste pas seulement dans le présent de la tuerie. J'ai séjourné au Liban en 2002, une dizaine d'année après la guerre civile – et la guerre était encore peinte sur les immeubles, sur les murs rongés de balles, et la guerre était vivace, dans les mémoires, dans le cœur des gens. Les plaies qu'elle ouvre dans la terre et dans les âmes sont autrement plus durables que les plaies des corps, elles se transmettent de génération en génération.
    J'ai appelé Zakaria hier. Zakaria est étudiant de français, il n'était pas chez lui, il rendait visite à la famille d'un cousin décédé. Pas d'électricité là-bas, ce qui signifie aussi : pas d'eau. Des convois humanitaires arrivent, avec de la farine en quantité, mais essayez de faire du pain sans eau. Chez lui ça va, me dit-il, mais une maison voisine a été touchée. Pourquoi cette maison-là ? Pour rien, il ne se passait rien dans cette maison-là, ils tirent partout, me dit-il, ils tirent au hasard. Je doute pour ma part que l'armée pilonne vraiment au hasard, mais que cela soit vrai ou non est d'une importance secondaire, ce qui importe est la perception de l'événement par la population… Nous n'avons pas parlé plus longtemps, l'énergie d'une batterie de téléphone est trop précieuse.
    Lors de notre première rencontre, Zakaria me disait que les Israéliens n'étaient pas responsables de l'Occupation, même les soldats ne sont que des hommes, c'est leur gouvernement qui est en cause. Je me demande combien de temps le jeune Zakaria pourra tenir un discours aussi mesuré.
    Pour finir : j'ai été touché, je ne saurais dire à quel point, par celles et ceux qui ont exprimé ici leurs encouragements, leur amitié, en une ligne ou deux. J'ai transmis cette solidarité à Zakaria, je lui ai parlé des manifestations. Il dit merci, plusieurs fois, merci.
    Pascal

    Ramallah47I.jpgA La Désirade, ce 6 janvier, soir.

    Cher Pascal,
    L’un des derniers messages arrivés sur ce blog fait état du mécontentement d’un amateur d’Art militaire, qui déplore qu’on parle tant des victimes civiles, morts et blessés, de Gaza, et si peu des opérations elles-mêmes - si possible, je présume, du calibre des roquettes tirées par le Hamas sur les villages israéliens, mais surtout (c’est quand même plus jouissif) du nombre de tanks et de bombardiers engagés par Tsahal, du dispositif de son artillerie, des procédures de nettoyage au sol et ainsi de suite. C’est vrai que nous oublions, entre belles âmes compatissantes, ces aspects si cruciaux et captivants de la stratégie appliquées et de la tactique mise en œuvre sur le terrain. L’explication de cet état de fait, à en croire cet amateur éclairé de technique martiale, ne serait autre que la féminisation de l’information, il vaudrait mieux dire plus précisément : l’hégémonie croissante des bonnes femmes (et des fiotes) dans les médias, dont on connaît la sensiblerie naturelle et l’angélisme pendable. Sacrées meufs et bougres de pédales humanistes. Décadence & co. Cannet be trusted too…
    Ce que tu dis à propos de ces mots qui tuent, nous le vérifions tous les jours loin de la tragédie de Gaza, dans les conversations du café voisin et partout où il y a des hommes. Je sors à l’instant d’une représentation théâtrale du fameux Huis-Clos de Jean-Paul Sartre, dont la réplique « L’enfer, c’est les autres », pourrait choquer tirée de son contexte. Or ce que montre magnifiquement l’auteur, qui recoupe à tout moment la montée aux extrêmes de la violence décrite par René Girard dans son magistral Après Clausewitz (tiens, un stratège…), c’est comment un mot, un geste, un regard, et telle formule cristallisant la haine, ou telle formule lui boutant le feu, suffisent à créer cet enfer. Ce qui se passe ici entre trois personnages voués à se déchirer selon les mécanismes éprouvés du mimétisme attisé par l’envie, la peur et le rejet de l’autre, l’humiliation et le besoin de vengeance, schématise ce qui se passe depuis des années entre les Israéliens et les Palestiniens, notamment.
    On a parlé ici des mots qui répondent aux armes dans un langage qui pourrait en délivrer. Mais n’oublions pas que les mots sont aussi des armes, et que la guerre ne demande qu’à éclater tous les jours au café d’â côté et partout où il y a des hommes…

    Images: Pascal Janovjak, Chappatte

  • Cantique suisse

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    Contre les détracteurs de la Suisse et contre les chauvins à la gomme. Où il est permis de donner à manger au drapeau vu que c'est le 1er août.

     

    (Dialogue schizo)

    Moi l’autre
    : - Je t’ai vu bien colère, tout à l’heure…
    Moi l’un : - Je l’étais furieusement !
    Moi l’autre : - C’est ce journal gratuit, qui mérite plus que jamais ce titre, qui t’a mis dans cet état ? Cette double page déclinant les 20 raisons d’être fier de la Suisse ? Cet étalage de vacuité et de conformisme ?
    Moi l’un : - C’est cela même, compère. Je sais que j’ai tort. Je sais que c’est faire trop de cas de rien, mais c’est plus fort que moi : la bêtise me tue.
    Moi l’autre : - À vrai dire je te comprends. Et d’abord cette fierté…
    Moi l’un : - Tu te rends compte : nous devrions être fiers de notre Heidi, fiers de notre fromage rassembleur, fiers de notre eau si pure et fiers de notre Roger Federer ! Tous ces possessifs m’atterrent. Et ces poncifs ! C’est en somme du Moix à l’envers, mais ça reste aussi réducteur et débile. Le bas bout du chauvinisme.
    Moi l’autre : - Cette idée du « fromage rassembleur » est pire, en fait, que les pires accusations d’Yann Moix. Un véritable autogoal ! Levez-vous mes frères : entonnons l’Hymne à la Gomme ! Mais pourquoi ne pas en rire, compère ?
    Moi l’un : - Parce que cette notion de fierté me semble absolument imbécile et que l’imbécillité ne m’amuse pas.
    Moi l’autre : - C’est vrai qu’on se demande en quoi nous sommes pour quoi que ce soit dans la pureté de « notre » eau ou dans le talent de « notre » Federer.
    Moi l’un : - En fait, dès que la prose de Moix s’est répandue dans les médias, les cris d’orfraie des « bons Suisses » et les appels à l’interdiction de La meute, son livre à paraître, m’ont paru du même tonneau de bêtise…
    Moi l’autre : - Donc tu n’es pas fier d’être Suisse ?
    Moi l’un : - Pas plus que je n’en suis honteux. D’abord parce que je n’y suis pour rien, ensuite parce que je trouve appauvrissant de réduire telle ou telle réalité, infiniment intéressante, mythes compris, à des clichés vidés de toute substance au seul bénéfice de fantasmes vaniteux.
    Moi l’autre : - Quand tu parles de mythe, tu parles de Guillaume Tell ?
    Moi l’un : - Entre autres. Et fabuleux, de quelque origine qu’il soit. Le plus comique, évidemment, serait d’être fier d’un héros importé de Scandinavie. Mais on peut se reconnaître dans la geste importée et réinterprétée, que Schiller l’Allemand célèbre et dont les multiples avatars ont fait florès du Vietnam en Amérique du Sud, comme l’a raconté notre ami Alfred Berchtold. Encore un livre à conseiller au pauvre Moix… également paru chez la mère Zoé.
    Moi l’autre : - À propos de celle-ci, dans la foulée, on pourrait aussi indiquer à Yann Moix la piste des Reportages en Suisse de Niklaus Meienberg. Dans le genre anti-mythes…
    Moi l’un : - Tout ça pour dire qu’on peut aimer la Suisse et ses habitants sans en être fier pour autant, et trouver sa réalité, son système politique, ses us et coutumes, sa conception du contrat, son expérience multiculturelle et plurilingue, ses artistes et ses écrivains, ses inventeurs et ses clowns, aussi intéressants que les particularités de toutes les régions d’Europe dont elle reste une espèce de laboratoire, sans en être…
    Moi l’autre : - Et Jean Ziegler là-dedans ?
    Moi l’un: - C’est devenu un ami quand j’ai découvert, dans son Bonheur d’être Suisse, combien son combat était lié à la révolte que lui inspirait une certaine Suisse assurément hypocrite, pillarde sous ses dehors vertueux. Il m’est arrivé de critiquer violemment ses positions, je me suis moqué publiquement de son rôle dans la défense du prix Khadafi des droits de l’homme, mais j’aime qu’il me dise que sa grand-mère démocrate était plus révolutionnaire que lui, et j’aime la Suisse qu’il aime, j’aime sa francophilie et ses paradoxes existentiels, entre candomblé et christianisme social, j’aime qu’il baisse le nez quand je lui reproche d’abuser du papier à lettres de l’ONU, comme le faisait avant moi son père colonel, j’aime cet emmerdeur qui a du Guillaume Tell et du Grock en lui, enfin j’aime le rire de paysan bernois de ce fou de Jean…
    Moi l’autre : - Ta passion va d’ailleurs naturellement vers les fous…
    Aloyse.JPGMoi l’un : - De fait, le genre nain de jardin, petite villa bien alignée et désormais pourvue d’un jacuzzi, m’a toujours fait fuir, comme Robert Walser ou Charles-Albert Cingria fuyaient les tea-rooms. Et les plus fous: Adolf Wölffli génie d'art brut, Louis Soutter génie d'art visionnaire, Aloyse et ses gueules d'anges, et Zouc et tant d'autres...
    Moi l’autre : - Mais qu’as-tu contre le wellness pour sembler si colère à la seule évocation du jacuzzi ?
    Moi l’un : - C’est que le jacuzzi est devenu l’emblème de la nouvelle culture, dont la vocation première est de diluer tous les clichés. Je laisse Yann Moix et ses contempteurs savourer cette sauce suave désormais conditionnée en pack mondial payable par paypal…

    Soutter160001.JPGTrois artistes suisses des plus alignés: Adolf Wölfli le schizo, Aloÿse la timbrée et Louis Soutter le siphonné. 

  • La curée des hyènes

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    De Polanski à Frédéric Mitterrand, ou le réveil des délateurs

     

    L’arrestation de Roman Polanski à son arrivée en Suisse, où il était invité pour y être honoré, au Festival du cinéma de Zurich, avec la bénédiction du Chef de l’Office fédéral de la Culture, le candide Jean-Frédéric Jauslin tout fier de lui rendre hommage, laisse une impression de dégoût accentuée par le comportement hypocrite et lâche de nos plus hautes autorités. La façon dont nos vertueux ministres se sont défilés en se rejetant la responsabilité les uns sur les autres, invoquant « l’état de droit » pour justifier l’extradition du cinéaste alors qu’ils  savent si bien, au déni de l’équité dont ils se targuent, fermer les yeux chastement  en d’autres cas (on se rappelle la protection dont ont bénéficié le financier milliardaire Marc Rich ou le dictateur Mobutu, entre autres), est aussi peu glorieuse que le désastre diplomatique dans nos relations avec la Lybie, qui a vu le président de la Confédération ramper devant le dictateur Khadafi.

    Au nombre des effets collatéraux de la triste affaire Polanski, la campagne de dénigrement visant aujourd’hui Frédéric Mitterrand, qui a « osé » se prononcer en faveur du cinéaste franco-polonais, passe les bornes de l’indignité. Autant l’affaire Polanski est délicate et compliquée, autant la délation visant le ministre de la culture française suscite la crainte de voir s’étendre, en Europe, les manifestations les plus odieuses du politiquement correct à l’américaine. À cet égard, la lecture du dernier essai de Pascal Bruckner, Le paradoxe amoureux, paru chez Grasset, où il évoque notamment les dérives du puritanisme américain en matière de surveillance et de punition, laisse présager des lendemains qui déchantent. À partir de rumeurs infondées, sur la base de quelques pages d’un livre où Frédéric Mitterrand, sans s’en vanter, fait état de relations sexuelles tarifées avec des jeunes Thaïlandais majeurs et consentants, le ministre a soudain été décrit comme un apologiste de la pédophilie indigne de sa fonction. Or ce qui est bien plus indigne, de la part de ceux qui l’attaquent, est d’opérer un amalgame immédiat entre homosexualité et pédophilie, dans la meilleure tradition populiste. Les hyènes qui se déchaînent auront du moins le mérite de nous prémunir contre l’hystérie à venir d’un puritanisme qui, loin de défendre la vertu, fait le lit de la médiocrité et de la tartufferie. Un bon contrepoison à recommander enfin : la lecture de La Tyrannie du plaisir (Seuil, 1998)  de Jean-Claude Guillebaud, qui oppose la réflexion équilibrée au délire vengeur…      

  • Le dissident conforme

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    La Suisse de Daniel de Roulet énerve et passionne à la fois… Avec Un glacier dans le coeur, il brosse une galerie de portraits d’Helvètes hors norme : Walser au regard d’une repasseuse, Le Corbusier à Vichy, Tinguely inattendu, James Baldwin en Valais, etc.

     

    La Suisse survivra-t-elle à Daniel de Roulet ? Rien n’est moins sûr à en croire le dernier livre de l’écrivain romand, Un glacier dans le cœur, qui n’a pourtant rien de mortifère. Mais voici ce qu’écrit ce fils de pasteur, né en 1944  à Genève, architecte et informaticien avant d’être écrivain et terroriste du dimanche, incarnant l’esprit de la génération soixante-huitarde dans une posture « politiquement correcte » qui peut exaspérer : «La Suisse telle que définie pour l’éternité par sa constitution est en voie de dissolution ». Et de relever quelques signes de ce « démontage tout en douceur », tels l’effondrement de Swissair et de la plus grande banque du pays « soldée à un Etat voyou mais respecté d’Extrême-Orient », la fin du multilinguisme et des postes-frontières ; et de conclure que « la Suisse est en voie de dissolution dans la mondialité ». Pourtant, à l’inverse de la liquéfaction catastrophique des glaciers, cette évolution marquerait plutôt la fonte d’un mythe « unique », et « une nouvelle définition de la nationalité».

    À en croire Daniel de Roulet, c’est aux créateurs, aux artistes et aux écrivains, ou encore aux ingénieurs, que la Suisse devrait son évolution et son ouverture, après la « glaciation » de l’après-guerre. Son livre déploie alors une galerie de portraits de personnages hors norme qui, d’Annemarie Schwarzenbach  à Thomas Hirschhorn, ont dérogé au propre-en-ordre officiel.

    Cela commence par Roméo et Juliette chez les puissants, avec l’histoire tragique de l’excellent peintre et sculpteur Karl Stauffer-Bern tombé éperdument amoureux d’une jeune et richissime héritière déjà mariée (fille du fondateur du Crédit Suisse et belle-fille du Conseiller fédéral Welti), pour le double malheur des deux amants séparés de force, tous deux suicidés. Or l’un des mérites de Daniel de Roulet est d’illustrer des situations hautement symboliques, ainsi que l’illustre aussi le double suicide de deux de ses oncles, cadres de haut niveau contraints, par fidélité à leurs entreprises respectives, à de lourds licenciements insupportables à leur éthique personnelle.

    Daniel de Roulet a beaucoup voyagé. S’il dit justement qu’un Ramuz ou un Hodler ont su, par leurs œuvres, ouvrir notre terre étroite à l’universel, il montre également combien le regard extérieur, pour les générations d’après-guerre jugeant le pays depuis New York ou le Japon, compte dans le changement des attitudes, aiguisé en outre par le regard de l’étranger. L’une de ses plus belles chroniques est ainsi consacrée à la mise en parallèle  de l’écrivain noir James Baldwin, débarquant à Loèche-les-Bains en 1951, dont les réflexions qu’il en tire recoupent celles de Barack Obama...

    Walser4.JPGAu nom de la même éthique protestante qui lui inspire l’éloge du pasteur « défroqué » René Cruse, belle figure de révolté pacifiste, Daniel de Roulet égratigne la figure adulée de Le Corbusier en rappelant, pièces en mains, son attitude de pleutre opportuniste  à l’égard des autorités de Vichy, sur fond d’antisémitisme. Non moins inattendu, son portrait de Tinguely en anarchiste religieux brocardant à la fois le fascisme et le communisme, nous attache au personnage autant que la très belle évocation, sous la plume d’une repasseuse de Bellelay, du « minable » et génial Robert Walser, pur produit de la Suisse non alignée…

    Daniel de Roulet. Un glacier dans le cœur ; vingt-six manières d’aimer un pays et d’en prendre congé. Metropolis, 219p.          

     

    Génie de

    la Suisse

     

    N’y a-t-il que le merveilleux Federer pour nous rendre la fierté d’être Suisses ? N’y a –t-il que les nationalistes crispés pour oser dire que ce pays est génial ? Et le fait que certains esprits zizaniques, pieusement relayés par nos fonctionnaires de la culture, aient prétendu que « la Suisse n’existe pas », relève-t-il pour autant de la trahison ?   

    Ces questions se bousculent à la lecture du dernier livre Daniel de Roulet, dont la confortable « dissidence » fait un peu sourire mais qui a le mérite de pousser à la réflexion et au débat. Surtout, et c’est le plus joli paradoxe, l’écrivain prouve que la Suisse existe bel et bien, avec ou sans secret bancaire, et que l’Europe ferait bien de l’étudier plus attentivement, dans toutes ses contradictions, pour exister autrement que par le ciment du fric et du bricolage politique. Denis de Rougemont appelait de ses vœux une Europe des cultures et non des Etats-nations. La Suisse l’oublie elle aussi trop souvent, faute d’écouter ses « créateurs ».

    Mais Daniel de Roulet écoute-t-il assez, lui-même, les vrais créateurs de ce pays ? N’est-il pas trop soumis aux nouveaux clichés du marketing culturel ? Discussion à suivre…

     

      

  • Rien n'est perdu...

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    tout se transforme

     

    Les barbares ont-ils gagné ? La culture occidentale a-t-elle perdu son âme ?

    La littérature qui nous a nourris et que nous avons aimée, les arts qui ont formé notre sensibilité et notre goût, et que nous continuons d’aimer, sont-ils réellement au point mort ? Plus rien de vivifiant ne se fait-il vraiment  aujourd’hui, et n’en aurons-nous plus rien à transmettre ?

    Les constats de Claude Frochaux, après ceux de Richard Millet, pour la littérature, ou de Tzvetan Todorov, pour la culture, méritent-ils d’être pris au sérieux ou ne sont-ils que jérémiades de vieux chenoques pressés de tirer l’échelle derrière eux ?

    La place que nous consacrons à ces questions, dans le numéro estival du Passe-Muraille ordinairement ouvert aux textes de création, marque une inquiétude que la fuite généralisée dans la culture de pure consommation, ou la littérature de pure évasion, au nom du Fun et du Fric, nous fait partager.

    Ce que nous ne partagerons jamais, en revanche, c’est la Schadenfreude, la délectation morose de ceux qui, repliés sur leur nostalgie ou leurs acquis rassis, refusent toute aventure nouvelle et concluent que rien ne se fait parce que cela les dérange de constater que quelque chose se fait sans eux dans un monde qui se transforme.

    Au catastrophisme mortifère des désenchantés, nous tâcherons donc d’opposer le pessimisme lucide de passeurs plus attentifs et plus généreux, à l’écoute de ceux qui viennent. Un écrivain comme le Polonais Andrzej Stasiuk, brassant les nouvelles réalités avec une vigueur renouvelée, et dont l’interpellation sur l’Europe à venir échappe à tout discours convenu, pourrait illustrer cette conviction que rien n’est perdu au seuil d’un monde en recomposition.

     

     

  • L'homme achevé...

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    ... ou la fin des rêves

    par Claude Frochaux.

    Quand j’ai commencé à écrire L’Homme religieux, je ne pensais pas parler spécifiquement, de religion. Ce qui m’intéressait, c’était le rapport, que je trouvais hautement éclairant, entre religion et littérature ; et, finalement, tous les arts - la culture.
    J’avais remarqué ce phénomène historique et sociologique singulier : la religion s’évaporait en même temps, exactement en même temps, que les créations d’ordre culturel s’affaissaient. Dans les années 60-75, les ordinations baissaient de 90% dans le monde catholique et le protestantisme ne se portait pas mieux. Du côté de la peinture et de la musique, c’était carrément la débâcle. Dans les musées comme les salles de concert ou les opéras, on avait abdiqué. A partir de 1975, on faisait comme si l’opération création était devenue caduque. Dans les théâtres, on proposait des « relectures ». Les metteurs en scène avaient pris le pouvoir. On jouait Shakespeare en jeans et en baskets : c’était la seule concession à notre époque. Avec les quelques exceptions qui confirment toutes les règles, la création contemporaine était la grande absente des scènes.
    Ce parallélisme évident de la décadence des uns et des autres commençait à me titiller. Quel est le rapport entre l’église et le musée, l’église et l’opéra, l’église et le recueil de poèmes ? Il ne pouvait pas y avoir une telle simultanéité sans signification profonde. Et le phénomène se poursuivait, de décennies en décennies.
    Des églises toujours plus vides et des salles de concert, des opéras, des musées toujours plus passéistes,
    D’une manière générale, tout le monde est d’accord avec ce constat. Il est trop évident pour ne pas être aveuglant. Ou alors il est si aveuglant qu’on refuse de le voir. La plupart du temps, on s’en tire avec une pirouette. Il y a toujours eu des époques comme ça. Voyez les impressionnistes, ils ont mis vingt ans à être reconnus. C’est un mauvais passage, dû sans doute au déboussolement provoqué par le changement de mœurs et de modes de vie. Presque personne ne veut y voir un phénomène profond et moins encore irréversible. ça reviendra : un peu de temps et de patience. Ca revient toujours. Peut-être même se passe-t-il des choses qu’on ne voit pas. Des créations si neuves, si singulières, qu’on ne leur rend pas justice ?
    Mais alors la religion ? Là, on ne peut pas dire que le phénomène de cette désaffection massive se soit produise cycliquement. Ce n’était jamais arrivé en Occident. Et, pourquoi, seulement en Occident ? L’Islam se porte comme un charme. Le phénomène n’est pas seulement circonscrit historiquement, il l’est aussi géographiquement.
    Il fallait trouver un dénominateur commun pour insérer le christianisme dans le même moule que la création culturelle. Et il n’y a qu’un dénominateur commun, un seul : l’imagination.
    Les religions, comme toute les cultures, laïques ou religieuses, s’inscrivent dans un espace commun : l’espace imaginaire. D’où la question inaugurale qui s’impose : pourquoi un espace imaginaire ? Quelle est son origine, sa raison d’être, son utilité ? J’étais persuadé que se je pouvais répondre à cette question, je comprendrais le lien mystérieux, à première vue et pourtant fondamental qui unit religions, littérature, arts et musique.
    Il faut prendre une image. Ce sera celle, bien connue, des deux vases communicants. Le premier vase est rempli de sacralité. Le second de profanations.
    Profaner signifie empiéter sur le sacré. Un peu comme marcher sur de la neige fraîche. Comme les vases sont communicants, à chaque fois que vous profanez, vous souillez en quelque sorte le sacré. Et le sacré souillé n’est plus du sacré. Comme la neige fraîche piétinée n’est plus de la neige fraîche.
    Si l’opération se répètre mille fois, vous finissez par tout profaner. Le sacré a disparu. Et c’est ce qui s’est passé dans les années 60-75. Le monde s’est retrouvé désacralisé. On dit aussi désenchanté. Mais, finalement, était-ce bien grave ? Profaner, c’est en fait humaniser ou hominiser la nature. Si l’homme avait une tâche sur la terre, un mandat qui venait de nulle part, mais dont il se croyait investi, c’était bien celui de conquérir son environnement, de dompter la nature et de domestiquer ses frères biologiques, les animaux. Et c’est ce qu’il a fait.
    Alors, où est le problème ? Le problème vient de ce que le sacré, c’était, en fait, l’imaginaire. Donc, une partie de lui-même, de l’homme, de son cerveau. En même temps que l’homme domptait la nature, il domptait son cerveau. Enfin, une partie de son cerveau, celle dévolue à son imagination. Le sacré, c’est tout ce que l’homme ne connaissait pas, ne savait pas, ne dominait pas. On pourrait penser que c’était justement sa partie faible. On ne se doutait pas que cette partie faible, qui avait disparue, portait l’essentiel des germes de la création imaginaire. Autrement dit de toutes les créations culturelles.
    On avait gagné en réalités, sur tous les plans matériels : la science, les techniques, l’économie qui en dépendait, et, au-delà de l’économie, sur nos modes de vie. On ne vit jamais aussi bien qu’aujourd’hui. Et c’est tout le problème. Mieux on vit et moins on a besoin de l’imaginaire. « Plus il y a de réalité, moins il y a d’imaginaire »,disait déjà Robert Musil, l’auteur de L’homme sans qualités,qui avait tout compris et qui savait que tout ce qu’on avait gagné d’un côté, on allait le perdre de l’autre.
    C’est le principe des vases communicants. Ce que vous enlevez dans le vase No 1 passe dans le vase No 2. Longtemps, les arts se sont distingués par une caractéristique qui était l’harmonie. On la retrouve dans la Grèce antique, jusqu’à la révolution industrielle du XIXème siècle. Au XXème siècle, tout devient disharmonieux. En musique, on dit discordant, c’est la même chose. On découpe les visages et on les recompose à sa façon, en mettant les oreilles à la place du nez ou on supprime carrément la nature, porte-parole de la sacralité. Tout est disharmonieux, parce qu’on se rapproche du point ultime, du moment fatidique de la rupture, qui verra un seul vase être plein, face à l’autre désespérément vide. Nous sommes arrivés en 1960.
    Tant qu’il restait un fond de sacré, même infime, tout allait bien. Quand un vase peut absorber la dernière goutte d’eau, on ne remarque rien. En revanche, la première qui déborde signale le changement de nature. C’est ce qu’expliquait Hegel dans sa démonstration des dialectiques. On passe de la quantité à la qualité. Rien ne changeait tant qu’on absorbait l’avant-dernière goutte, celle des années 50-60. Tout s’est retourné dans la décennie suivante.
    Mais pourquoi ? Notre cerveau est toujours le même. Nous n’avons jamais été aussi intelligents, cultivés, éduqués qu’aujourd’hui, vu massivement. Oui, mais nous sommes en bout de course. Il n’y a plus rien à conquérir. Tout semble inscrit dans une continuité de découvertes, en sciences notamment. Mais circonscrit dans l’unique vase qui nous reste : le profane.
    Il faut comprendre le rôle, la raison d’être de l’imagination. On imagine, lorque la réalité ne nous satisfait pas. En fait, on se dédouble. On crée un monde parallèle, pour augmenter le monde réel insatisfaisant. L’imaginaire a pour fonction de meubler avec des formes qui sont autant d’équivalences un espace qui rend compte de la réalité. On ne supprime pas la réalité, on la transfigure. On la transporte ailleurs. On reconnaît là une parfaite définition de ce que sont toutes les religions. Des fictions compensatoires, qui permettent de donner le sens qui nous convient, les explications qui nous rasssurent, à tout ce qui nous entoure d’inexplicable, le sacré.
    Dès lors, nous allons vivre une double vie. La vie réelle, dure, contraignante, mais aussi pleine de prodiges et de pouvoirs, tellement supérieure à l’animalité dont nous émergeons que nous ne voulons en aucun cas revenir en arrière. Et, dans le même temps, comme nous continuons à avoir une condition matérielle qui se confond injustement avec le statut des animaux : mort, maladies, procréation, nous nous projetons ailleurs. Nous avons cette faculté prodigieuse d’échapper par l’imagination à notre condition bassement physique. En fait, notre cerveau est complèment surdimensionné par rapport au reste de notre corps. Un zoologue, qui nous examinerait sous une loupe cruellemnt objective, nous décrirait comme des monstres possédant un cerveau désaccordé, démultiplié, par rapport à notre corps. L’imagination a pour mission de nous faire vivre une sorte de deuxième vie parallèle, qui nous réhabiliterait, en nous redonnant une dignité d’êtres supérieurs, que la seule réalité refuse de nous concéder.
    Nous voilà devenus des êtres semi-réels, avec notre condition animale, et semi-imaginaires par le déploiement fastueux de notre imagination. Nous n’avons pas été créés comme les autres espèces : non. Dieu nous a créé à son image, tout-à-fait indépendants des animaux. Nous n’allons pas mourir comme eux : non. Notre âme s’évadera de notre corps et rejoindra le père céleste. Nous serons immortels : peu importe les vicissitudes de notre vie terrestre. Elles ne comptent pas, face aux promesses qui nous sont faites d’une vie glorieusement éternelle.
    Comme on le voit, rien à voir avec l’intelligence : tout repose sur l’imagination et la foi. Surtout pas de preuves, ce serait encore une immixtion de l’intelligence qui n’est qu’humaine. Non, il faut croire aveuglément, sans se poser de questions. Ce n’est qu’à ce prix que fonctionne l’imagination et le royaume qu’il engendre.
    Les religions ont été et sont encore les premières fictions issues du cerveau humain. On pourrait dire qu’elles ont précédé et englobé toutes les autres, qu’elles soient d’ordre plastique, musical ou littéraire, qui constituent notre patrimoine culturel. Notre bien le plus précieux ou, du moins, qu’on peut afficher en parallèle de nos réalisations les plus prestigieuses sur le plan matériel. Les deux ordres se confondant souvent, comme c’est le cas, pour les cathédrales et, plus généralement, tous les sanctuaires.
    Alors, où en sommes-nous aujourd’hui ? Que nous est-il arrivé ? Eh bien, c’est très simple et évidemment catastrophique pour les arts et les lettres. Il n’y a plus qu’un vase, le profane. Les activités humaines remplissent tout l’espace. Leur foisonnement est étouffant. On construit, on bâtit, on cherche, on fouille, on invente de nouvelles machines. On fait de notre planète une termitière à l’agitation frénétique. Et de l’autre côté, évidemment, ça ne marche plus. Pour une raison très bête et très simple : la réalité nous suffit. Pourquoi nous dédoubler, pourquoi créer un monde parallèle et toutes ces fictions censées compenser ce qui nous manque ? Mais il ne nous manque rien. L’imagination est démobilisée. Elle est encore très utile, en sciences par exemple. En littérature, on continue sur la lancée. De toute manière, il faut réactualiser les anciennes fictions. Alors, on fait une Madame Bovary 2009. En peinture, on continue dans l’abstraction ou la figuration recomposée. On connaît la recette, toutes les recettes On fait du sous-Rothko ou du sous-Miles Davis ou en variétés du sous-Presley. Les variantes sont infinies : aucune raison de s’arrêter.
    On comprend pourquoi la création artistique s’est étiolée au moment historique précis, le même, que lorsque les religions – dans les pays les plus évolués – se sont évaporées. Tout procédait de la même source, tout venait de cette même obligation de créer des unvers parallèles, pour donner à l’homme, avant qu’il n’y parvienne, par ses seuls moyens matériels, une dignité que sa confusion avec l’animalité ne lui conférait pas. La religion, la culture, l’imagination : autant de passeports qui ont permis à l’homme son émancipation hors de son espace terrestre trop étriqué. Version céleste pour les religions, de transport ailleurs. Version terrestre, revue et augmentée pour ce qui est des arts et des lettres. Vers d’autres cieux plus ouverts, plus vastes et plus azurés, d’un côté. En prolongement de la vie, dans un monde redimensionné qui lui procure de la grandeur, de la dignité, de la beauté, de l’autre. L’homme sublimé par la religion. Agrandi par ses propres créations, dans l’univers des arts et des lettres. Dans les deux cas, produit de son imagination : la faculté majeure de l’homme, sans quoi, il ne serait, lui, l’homme, qu’un animal supérieur. Et non pas, comme le disait Boris Vian, « le seul animal qui n’est pas un animal ».

    Ce texte constitue l'ouverture de la prochaine livraison du Passe-Muraille, N0 78, été 2009. À paraître fin juin.

    Peinture: Terry Rodgers.

  • Pari pour un suicide différé

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     Entretien avec Amin Maalouf à propos du Dérèglement du monde. Rencontre ce soir au Théâtre de Vidy, à 19h. pour un grand entretien sous l'égide de 24Heures et de Payot Librairie. Entrée libre.

    L’humanité de ce début de XXe siècle semble avoir perdu la boussole, mais du pire annoncé peut-être tirera-t-elle une réaction salutaire ? C’est l’une des hypothèses du romancier Amin Maalouf (Goncourt 1993 pour Le rocher de Tanios), auteur d’un essai percutant (Les identités meurtrières) qui a fait le tour du monde, consacré à Lausanne par le Prix européen de l’essai. Originaire du Liban qu’il a quitté en 1976 pour s’établir en France, Maalouf incarne l’émigré-passeur par excellence entre Occident et monde arabo-musulman. Or ledit Occident, constate-t-il, s’est aliéné une grande partie du monde en trahissant ses idéaux; et le monde arabe, humilié, s’enferme dans la déprime et le repli. Sur fond de crise majeure annoncée, Maalouf propose, avec Le dérèglement du monde, un bilan sévère des faillites matérielles et morales de ce début de siècle, dont il étudie les tenants avec beaucoup de nuances, montre comment des catastrophes peuvent découler de prétendues victoires, et comment de cuisants échecs aboutissent parfois à de nouvelles avancées.
    - Après deux guerres mondiales, la Shoah, le Goulag et autres génocides, quel nouveau « dérèglement » pointez-vous ?
    - Les tragédies que vous citez font partie de l’histoire de l’humanité, dont le dérèglement global que je décris risque de marquer le terme. Ce n’est pas du catastrophisme, ce sont les faits : voyez la crise financière et la crise climatique. Or le dérèglement est non seulement économique et géopolitique mais aussi intellectuel et éthique. Tout le monde se sent d’ailleurs déboussolé. Jamais le double langage de l’Occident, trahissant ses valeurs, n’a été aussi manifeste que durant l’ère Bush, et jamais le monde arabo-musulman n’a paru plus enfermé dans une impasse
    - Quels signes l’ont annoncé ?
    - Au lendemain de la chute du mur de Berlin, en premier lieu, comme en 1945 avec le plan Marshall, l’Europe et les grandes nations occidentales auraient pu transformer la victoire de leur « modèle » en établissant un monde plus juste, alors qu’on a laissé se déchaîner les forces les plus sauvages du capitalisme, au dam des populations « libérées ». Si l’affrontement idéologique, qui nourrissait les débats, a disparu, c’est dans un affrontement identitaire qu’on a basculé, sur le quel toute discussion est plus malaisée. Autre intuition, qui m’est venue en 2000, lors du dénouement, en Floride, des élections américaines, quand j’ai pris conscience qu’une centaine de voix suffiraient à changer la face du monde. D’un processus démocratique pouvaient découler des événements mondiaux. Cela m’a paru mettre trop de poids sur un seul homme…
    - L’élection de Barack Obama restaurera-t-elle une certaine légitimité de la prééminence américaine ?
    - Je l’espère évidemment, s’agissant d’un président noir, intelligent et cultivé, qui ne diabolise pas l’autre a priori. Il pourrait incarner lui-même une légitimité « patriotique », comme l’a incarnée en partie Nasser, ou De Gaulle à la fin de la guerre. Mais ses tâches sont colossales, et les attentes immenses reposant sur lui vont de pair avec une immense accumulation de méfiance.
    - Et l’Europe ?
    - C’est un laboratoire prodigieux. J’ai été fasciné par tout le travail qu’elle a accompli depuis 1945, mais je regrette qu’elle n’ait pas su imposer un vrai contrepoids à l’Amérique de Bush. Elle n’a pas encore choisi ce qu’elle serait. Face au communisme, elle savait ce qu’elle ne voulait pas. Aujourd’hui, elle devrait être plus affirmative dans une perspective universelle. Je rêve d’une formule fédérale qui s’ouvrirait beaucoup plus et ferait de nouveau figure de modèle, à beaucoup plus grande échelle. Cette aspiration, en outre, devrait monter de la base des citoyens.
    - Quel espoir nourrissez-vous malgré vos sombres constats ?
    - Je crois qu’un changement radical doit être opéré au vu d’enjeux planétaires. On a vu, avec la Chine et l’Inde, que le sous-développement n’était pas une fatalité, mais cela engage de grandes responsabilités pour ces pays, notamment en ce qui concerne l’environnement. Il serait injuste de ne pas souhaiter le mieux-être de tous ceux qui en manquent, mais cela aussi va modifier les équilibres. Enfin le plus important, de manière globale, est une affaire d’éducation et de transmission des valeurs, de culture qui ne soit pas qu’un objet de consommation mais un élément d’apprentissage et d’épanouissement.
    Amin Maalouf. Le dérèglement du monde. Grasset, 314p.

  • Les armes de la critique

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    Lettres de l’imagier (4)


    Paris, 14 janvier 2009.


    Vieux frère,

    Que la passion d'éditer soit une affaire compliquée, sujette à caution, aux critiques et aux polémiques, nous le savons depuis si longtemps. Que les questions de faute de goût, de propos ou de publications déplacées, inadaptées, choquantes soient récurrentes dans ce type de situation, au milieu d'un conflit si meurtrier pour les populations civiles, nous l'avons observé si souvent...
    Et comment y répondre sans faire s'emballer le moulin des passions, des amalgames et des exagérations ?
    Que cela soit clair : non, ma lettre n'a pas été publiée par toi à l'insu de mon plein gré. Non je n'ai pas honte et ne trouve pas abusif de montrer la torture exercée sur des corps humains par l'intermédiaire de techniques sophistiquées d'armement ultra-moderne conçues par des êtres humains en blouses blanches, la calculette à l'oreille.
    Mon métier, mon art, mon expression passent obligatoirement par l'image et l'écrit. C'est mon choix. Il est critiquable comme tous les choix de mode et de style d'expression.
    Donc acceptons la critique, et tout en y répondant, sans polémique et sans dérapage sémantique, poursuivons de notre côté la critique des armes par les armes de notre critique.
    Gaza12.jpgNous sommes assez mûrs et assez fins pour échanger nos idées, nos émotions profondes avec nos amis ou nos interlocuteurs d'occasion, sans avoir à retirer de la vue ces images qui « sont là », devant nous, sur internet, déjà vues et revues des millions de fois, par des millions de paires de yeux de frères, de sœurs, de pères, de mères, et sans avoir à retirer des propos « écrits », même si nous pouvons changer d'avis, après débat et réflexion, sur l'opportunité de telle ou telle de nos publications...
    N'allons surtout pas faire, comme certains, du déni de publication, en effaçant nos prétendus délits d'opinions réduits, pour sauver la face, à des fautes de goût et ainsi échapper à toute critique approfondie et à tout débat sur des questions essentielles à la liberté de création.
    Si l'évocation de mes larmes peut être assimilée à du pathos manipulateur d'opinion, je ne sais quoi dire. Je suis désemparé devant mon interlocuteur. Alors quelles sont les vies que nous pouvons pleurer et quelles sont celles pour lesquelles nos pleurs ne doivent pas être versés ? Qui juge du bien-fondé de nos pleurs ?
    Ce qui manque cruellement, avec ces images de la terreur que provoque une guerre sur des êtres humains, ce sont les noms, les prénoms, le descriptif des vies,  aussi brèves ont-elles pu être. Toute vie mérite d'être pleurée parce qu'elle est digne et qu’elle aurait mérité d'être vécue.
    Il n'y a pas à ma connaissance de nécrologie des victimes des guerres menées par Israël et les Etats arabes contre le peuple palestinien. Et je crains qu'il n'y en ait jamais. Tous ces enfants, toutes ces filles et ces mères palestiniennes ont-elles des noms? Ces vies sont-elles dignes d'être pleurées ? Une nécrologie fonctionne comme l'instrument par lequel une vie devient, ou échoue à devenir, remarquable, digne d'être pleurée, une icône en laquelle une société puisse se reconnaître.
    Et cette reconnaissance n'est pas si simple. En effet si une vie ne peut être pleurée, elle n'est pas tout à fait une vie. Elle n'a pas valeur de vie et ne mérite pas qu'on la remarque...Ce n'est donc pas seulement qu'une mort est à peine remarquée, mais qu'elle ne peut l'être. Une telle mort disparaît, non dans le discours explicite (900 morts) mais dans les ellipses par lesquelles procède tout le discours public et y compris ceux qui veulent cacher ce qui ne saurait selon eux être montré ou écrit.
    Récemment, un citoyen américain d'origine palestinienne, qui avait soumis, au San Francisco Chronicle, des notices nécrologiques pour deux familles palestiniennes tuées par les troupes israéliennes, s'entendit répondre que ces notices ne pouvaient être admises sans certificat de décès.
    Panopticon906.jpgLa rédaction du Chronicle déclara que des avis in memoriam pouvaient toutefois être acceptés. Les notices furent donc réécrites et soumises à nouveau au journal sous la forme d'avis commémoratifs. Ces derniers furent également rejetés, la rédaction précisant, pour toute explication, qu'elle ne souhaitait offenser personne.
    Il faut se demander à quelles conditions le deuil public en vient à constituer une offense pour le public lui-même, et devient une irruption intolérable au sein de ce qui peut être dit en public. Qu'y-a-t-il d'offensant dans la reconnaissance publique de l'affliction et de la perte, pour que des avis de décès apparaissent comme des propos «offensants» ?
    Est-ce la peur d'offenser ceux qui soutiennent l'Etat israélien ou son armée qui s'exprime ici ? Est-ce le fait que ces morts n'apparaissent pas comme des morts à part entière et que ces vies n'apparaissent pas dignes d'être pleurées, parce qu'il s'agit de Palestiniens ou de victimes malheureuses de guerres justifiées ?
    Mes pleurs et la publication de ces terribles images, qui offensent-elles ?

    Avec mes amitiés,

     

     

    Philou


    Post scriptum :

    Je tiens à préciser, ici, que l'anecdote du San Francisco Chronicle est tirée du livre de Judith Butler : Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 paru aux Editions Amsterdam, Paris.

    Judith Butler est professeur de rhétorique et de littérature comparée à l'Université de Californie à Berkeley. Elle a écrit plusieurs livres et de nombreux articles sur la psychanalyse, le féminisme et la théorie "queer". Elle est notamment l'auteure de: Gender Trouble (La Découverte), La Vie psychique du pouvoir (Léo Scheer, 2002), Antigone, la parenté entre vie et mort (EPEL 2003),
    Le Pouvoir des mots (Amsterdam, 2004), et Humain, inhumain : le travail critique des normes (Editions Amsterdam 2005).
    Judith Butler m'a beaucoup inspiré pour la création de parties importantes de mon travail iconographique.


    Philip Seelen.

    Images: Philip Seelen

     

  • Gaza vu de Paris

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    Lettre de Philip Seelen, Paris.

    Chers amis,

    Nous sommes tous un peu Méditerranéens et donc tous affectés plus ou moins profondément par les tueries du territoire de Gaza. La dernière lettre de notre frère-correspondant à Ramallah est prenante par le transfert de la terreur vécue par les cibles civiles palestiniennes sur la cible que devient Serena, à qui on s'identifie naturellement, cette Serena au prénom de chez nous, cette Serena si proche culturellement, cette Serena si douce et si généreuse avec les cibles palestiniennes...cette Serena avec qui nous vivons en direct, avec l'image et le son, et avec son amoureux, la terreur qu'engendre la situation de cible à la merci de brutes armées jusqu'aux dents dont la mission consiste à éliminer ces cibles...fire... target out... game over...en hébreu bien sûr.

    Ce qui me bouleverse dans toutes ces nouvelles, toutes ces images, ces prises de position, c'est l'impression de déjà vu, déjà lu...de 1968 avec les massacres de plusieurs milliers de Palestiniens par les troupes spéciales du petit roi de Jordanie dans les camps de réfugiés de Amman à aujourd'hui et ces 500 morts et 2'500 blessés déjà alignés sur le sinistre compteur des agences de presses internationales...

    Ces cadavres de femmes et d'enfants dans leur linceul blanc couchés à même le sol de l'hôpital attendant leur inhumation selon les rites musulmans ou chrétien puisque, ne l'oublions pas. plus de 10 % des Palestiniens sont chrétiens.

    La plus grande victoire des partisans de la guerre intermittente-permanente, chez les Israéliens comme chez les Arabes, c'est de nous faire vivre avec cet arrière-goût de sang en permanence au fond de nos gorges...toutes ces petites vies qui ne grandiront jamais, toutes ces mères qui ne caresseront plus leurs enfants, tous ces pères qui ne seront plus admirés et aimés...

    Panopticon119.jpgEt toutes ces haines qui viennent encore alimenter les banques de la colère...j'ai suivi de loin cette immense manifestation de plusieurs dizaines de milliers de manifestants à travers Paris, samedi. Je n'y ai rencontré que des cris colériques, des appels à la vengeance, des slogans convenus, des manipulateurs d'émotions, des gérants prospères des comptes banquaires de la colère, des insultes antisémites proférées sans retenues ni réprobation, appelant à l'anéantissement d'Israël, je n'ai perçu aucune expression de compassion silencieuse et respectueuse de la mémoires des victimes, seuls les cris, la colère, la vengeance, la gérance des politiques...je n'avais aucune envie de prendre une quelconque image de ce rassemblement sans dignité dont les participants me semblaient ressembler en négatif à leurs adversaires sur l'échiquier abstrait où se joue la manipulation des haines et des peurs...la rue me semblait hostile à la raison, à mille lieux de toute expression de compassion, occupée à alimenter encore et encore la haine intercommunautaire...

    Pour finir, quelques-uns ont brûlé des véhicules, cassés des vitrines, pillés des boutiques de chaussures et de matériels électroniques...et Paris s'est endormi.

    Panopticon712.jpgVive l'art, la poésie et la littérature, remparts indispensables aux fanatismes et à la haine.

    Chaleureusement.
    P.

    Images: Philip Seelen

  • L’ami de notre ami

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    Destination Palestine, via Google Earth et Battuta

    Les lecteurs de ce blog qui ont eu la patience de lire la centaine de lettres échangées depuis mars 2008 par Pascal Janovjak, jeune auteur franco-slovaco-suisse établi à Ramallah, et le sieur JLK, auront relevé plusieurs mentions, par celui-là, d’un certain Nicolas, auteur d’un certain blog à l’enseigne de battuta.

    Les amis de nos amis ne sont pas forcément nos ennemis, en tout cas Pascal choisit bien les siens (je parle de ceux de Ramallah…), à en juger par la qualité de ce blog, que Nicolas lui-même présente en ces termes:

    Battuta est né un 28 janvier 2008, à Ramallah. Je vis en Palestine et compte bien y rester quelque temps encore. Dans l'encadré "Palestine: rencontres" j'aimerais continuer à partager toutes les émotions qui émanent de mes découvertes humaines.

    La Syrie sera l'objet d'exercices d'écriture, seul ou à plusieurs. Avec des amis nous essayons, phrase après phrase de "reconstruire" nos souvenirs et parler de ce pays, parce qu'il nous a touchés et qu'on n'en entend pas toujours que du bien. Tous ceux qui ont vécu, ou passé dans ce pays, peuvent participer à l'écriture de ce livre ouvert.

    L'Irak est un conflit majeur de notre temps, qui nous pose à tous des colles essentielles. Cet encadré est en chantier, l'idée est d'y discuter des films qui paraissent sur ce pays, mais aussi de répertorier des blogs ou sites particulièrement intéressants pour s'informer sur ce qui s'y passe.

    battuta se veut, disons, de moins en moins personnel, et de plus en plus collectif. Tout le monde est le bienvenu pour y participer.


    Dans l’immédiat, ne manquez pas de rendre visite à battuta: http://battuta.over-blog.com


     

  • Guillebaud l’éclaireur

    Guillebaud.jpgUne nouvelle synthèse stimulante du « reporter d’idées », Le commencement d’un monde.


    Venu du journalisme de terrain, Jean-Claude Guillebaud à entrepris, depuis 1995, un vaste travail de « reporter d’idées », plus précisément une enquête sur le désarroi contemporain amorcée avec La Trahison des lumières et consacrée, au Salon du livre de Genève, par le Prix Jean-Jacques Rousseau. Ont suivi La Tyrannie du plaisir, prix Renaudot 1998, La Refondation du monde, Le principe d’humanité, prix européen de l’essai, Le goût de l’avenir et La force de conviction. Après la profession de foi de Comment je suis redevenu chrétien, ce disciple de Jacques Ellul nous revient avec une nouvelle grande synthèse parachevant son « enquête » .

    Lecture intégrale (1)
    - Message personnel : note que les trois ans qu’il a passés sur ce livre, lectures et composition, l’ont changé profondément.
    - Au départ se trouvait alarmé par l’immensité des changements en train de se faire dans le monde, les risques d’un écroulement et d’un « désordre immaîtrisable ».
    - Lui était difficile de concevoir qu’à l’engloutissement puisse succéder un surgissement
    - Or c’est de cela que va traiter ce livre.
    - Dit qu’il a appris à surmonter « cette vaine obstination à vouloir recycler sans cesse des concepts, des repères, des préjugés qui n’ont plus de pertinence ».
    - Exactement ma position actuelle.
    - Relève l’irruption du monde dans notre monde. « Le dehors est arrivé chez nous ».
    - Et cela on pour la Suisse d’aujourd’hui : « Nulle barricade, nulle douane, nulle gendarmerie ne nous protégera bien longtemps de ce rendez-vous. Que nous le voulions ou non, nous serons pluriels et métis. Il nous reste à en tirer parti, sans démagogie et sans xénophobie ».
    - Mais cette interrogation ressurgit : savoir si nos certitudes égalitaristes, laïques, progressistes, individualistes, raisonnables, critiques, ne sont pas le dernier avatar d’une arrogance judéo-chrétienne réformatée ?
    - Invoque alors le partage réel et réciproque de valeurs à défendre.
    - Introduction : la fortune d’une idée fausse.
    - Exergue de Georges Bernanos, tirée du Crépuscule des vieux : Je me représente assez le Diable sous les traits d’un idéaliste qui baptise de noms évangéliques, à l’usage des nigauds, les forces obscures qui mettront demain l’univers à feu et à sang »
    - Depuis une quinzaine d’année, l’idée du « choc des civilisation », introduite par Samuel Huntington, fait florès.
    - Nouvelle grille de lecture du monde, pour beaucoup, dont les Américains néo-conservateurs.
    - Immédiatement décriée comme faux paradigme, mais tenace.
    - Pourquoi le succès de cette théorie ? En quoi n’est-elle pas pertinente ?
    - Rappelle le départ de la chose : un article dans Foreign affairs, à l’été 1993.
    - Annonçant des conflits d’un type nouveau après celui des blocs Est-Ouest.
    - Huntington dénombre sept « civilisations » différentes : Occidentale, slavo-orthodoxe, musulmane, chinoise, japonaise, hindoue et africaine.
    - L’époque marque cette pensée. Huntington relève que « le sang coule sur toutes les frontières de l’islam ».
    - Explique l’explosion de la Yougoslavie par l’appartenance, soumise artificiellement par le communisme, des trois nations, Serbes orthodoxes, Croates catholiques et Bosniaques musulmans.
    - Les thèses de Huntington sont fondées à divers égards, mais…
    - Rappelle six arguments : la longue maturation des civilisations, plus consistantes que les idéologies ; le rapprochement, et donc l’exacerbation des tensions entre civilisations différentes ; l’effacement du national sous l’effet de la mondialisation économique, favorisant les replis identitaires ou religieux ; la faiblesse de l’Occident encourageant un tropisme de rivalité ; le caractère irréductible et non négociable des rivalités identitaires.
    - Caractère sombre, prophétique, voire apocalyptique de ces thèses.
    - Rappelle celles de Spengler dans Le déclin de l’Occident.
    - Huntington prétend que c’est dans le sentiment de la différence que la violence prend sa source. Différence= violence.
    - D’après JCB, cette corrélation n’est pas pertinente.
    - Les thèses de SH ont subi des attaques violentes.
    - On lui reproche de sous-estimer le rôle persistant de l’Etat-nation.
    - SH a une vision fixiste de sept civilisations (Spengler en comptait huit…) alors que Braudel insistait plutôt sur leur fluidité évolutive.
    - Daryush Shayegan montre le caractère inter-dépendant des civilisations.
    - JCB rappelle que la majorité des conflits du XXe et du XXIe siècle ont lieu à l’intérieur des frontières et nons pas entre « civilisations ».
    - Amartya Sen reproche à Huntington de donner une caution académique à des croyances grossières.
    - Giuseppe Sacco parle d’ »appel aux armes » et de « spot publicitaire ». (p.21)
    - JCB relie les « textes de combat » de Huntington à l’idéologie américaine du « containment » de Truman, et au maccarthysme.
    - Il s’agit d’une défense de l’Occident à tous crins, préludant à la dénonciation de l’« axe du mal », selon l’expression forgée par David Frum.
    - « L’image que laisse entrevoir Huntington est bien celle d’un Occident libéral littéralement assiégé par des « civilisations » plus ou moins barbares.
    - SH insiste sur la « haine de l’Amérique ».
    - Fait significatif : la « civilisation » occidentale est la seule qu’il ne typologise pas…
    - Amartya Sen souligne le fait que l’Occident joue toujours un rôle dans la destruction des droits et des libertés dans les autres pays.
    - Comment la thèse de SH rejaillit au lendemain du 11 septembre.
    - Compare les conséquences des attentats à celles du sac de Rome par les wisigoths, le 24 août 410.
    - Rome au Ve siècle est comparable, par son influence, à New York en 2001.
    - Cite les pages de Saint Augustin, dans La cité de Dieu, sur le viol des Romaines.
    - Rappelle la particularité culturelle des Wisigoths, ralliés à l’arianisme.
    - Les reproches de Ben Laden aux Occidentaux (« Ce sont les Américains qui ont commencé… ») font écho aux admonestations de saint Augustin : Rome a « subi la coutume de la guerre qu’elle avait, durant des siècles, imposée à d’autres peuples ».
    - Revient à la théorie du choc des civilisations, remise en vogue au lendemain des attentats.
    - Pour JCB, « si la violence menace, ce n’est pas parce que les « différences » se renforcent mais, au contraire, parce que la « ressemblance » progresse.
    - Cite La condition politique de Marcel Gauchet (p.33)
    - Se réfère à la « rivalité mimétique » observée par René Goirard.
    - Cite Samir Frangié : « L’Occident envoie à l’Orient arabe des signes contradictoires. Il lui demande de l’imiter, de suivre sa voie et, en même temps, le lui interdit ».
    - Cite explicitement René Girard dans Celui par qui le scandale arrive (2001).
    - « Ce type d’analyse des relations internationales et cette description de la rencontre des cultures, dans sa complexité inaugurale, me paraissent à la fois plus justes et plus féconds que la présentation rudimentaire d’un « choc » des différences ou, pire, la désignation effarée de nouveaux « barbares » qui assiégeraient l’Occident.
    - Souligne les « influences croisées » et autres « contaminations réciproques » qui fondent les nouvelles relations entre nations et civilisations.
    - « Ce mouvement prodigieux permet que naissent des « formes » anthropologiques nouvelles, annonçant une transformation de la modernité par métissage. (p.35)


    Chapitre 2. Quatre siècles d’hégémonie.
    - Pas plus que le choc, la notion de dialogue des cultures n’est pertinente.
    - Les civilisations seraient plutôt moment, séquences de l’Histoire.
    - La séquence occidentale privilégiée courrait sur quatre siècles.
    - Avec une prétention affirmée, et reconnue, à l’universalisme.
    - Un «centre organisateur » indéniable.
    - Mais l’Occident, aussi, comme «libérateur qui opprime », « civilisateur qui massacre », « humaniste qui asservit ».
    - Toutes les civilisations en ont été marquées, y compris la Chine et l’Inde.
    - Comment le « délabrement de l’Occident », selon la formule de Castoriadis, est-il survenu ?
    - « L’Occident a fini par incarner la midernité elle-même ».
    - Liberté, démocratie, science, technique, culture, progrès humain.
    - Cela s’est fait à partir du XVIe.
    - Jusqu’à la Renaissance, d’autres civilisations étaient plus avancées.
    - En Chine, en Inde, dans l’empire byzantin, dans la civilisation arabe.
    - Mais à partir du XVIe, l’Europe décolle, tandis que la Chine et l’islam se figent.
    - L’histoire humaine s’occidentalise.
    - Or ce qui fait la différence n’est ni la technique ni l’économie, ni la géographie : c’est la culture.
    - Qui se fonde sur les bases du Moyen Age européen.
    - Pour David Landes, « l’une des sociétés les plus inventives de l’Histoire ».
    - Où l’héritage de la philosophie critique grecque est prépondérant.
    - Les Chinois ont développé des techniques remarquables, sans en tirer parti – à raison peut-être ?
    - Souligne alors la « fonction fécondante » du judéo-christianisme.
    - Du prophétisme juif au messianisme chrétien, démythification du réel et sortie du religieux archaïque (décrite par René Girard).
    - Le catholicisme participe à l’essor des sciences expérimentales, plus qu’on ne croit.
    - Le protestantisme développe l’individualisme.
    - La confluence des héritages grec et judéo-chrétien transforme le rapport au réel et l’universalise.
    - « Quoi de plus universel que les mathématiques ?
    - Selon Marcel Gauchet : « premier noyau ».
    - Nouvelle légitimité politique, en outre.
    - Rabbin Jonathan Sacks : « L’Europe disposait d’un atout que les Chinois n’avaient pas : l’éthique judéo-chrétienne ».
    - L’hégémonie culturelle de l’Occident ne saurait donc se réduire à une supériorité technologique ou économique de colonisateur.
    - Rappelle l’arrivée des jésuites en Chine au XVIIe.
    - Liang Shming en relève l’apport décisif.
    - Mais souligne aussi la « dérive perverse » qui suivit.
    - Relève la nature prométhéenne de la culture occidentale (p.55).
    - Sa dynamique en mouvement, par opposition au statisme chinois et au nihilisme indien.
    - Mais pour Liang Shuming, ces trois courants ne sont pas étanches les uns aux autres.
    - En appelle à un confucianisme revivifié, et pense que l’Occident pourrait y gagner lui aussi.
    - Rappelle comment la Chine a redécouvert l’Occident au début du XXe, via le Japon de la période Meiji.
    - Rappelle le rôle de la mission Iwakura (1871-1873) où le Japon s’est documenté à fond sur l’Occident.
    - A partir de quoi la réforme de la religion d’Etat s’est faite sur un modèle christiano-monarchique.
    - Rappelle en outre l’influence des penseurs occidentaux (Russell et Dewey, notamment) sur les jeune intellectuels chinois des années 20.
    - Tout cela pour illustrer le métissage des civilisations japonaise et chinoise, contre la vision de Huntington.
    - Passe ensuite au sous-continent indien.
    - Mêmes observations sur l’influence de l’Occident sur l’Inde à travers les siècles.
    - Puis cite l’exemple du Mexique, autant que du Brésil.
    - Cite Octavio Paz et les particularités, les limites aussi, du « génie créole », et les impasses côté politique.
    - Le Mexique inclassable en terme de « civilisation ».
    - Résume enfin la « marque » occidentale.
    - Une influence planétaire, massive, fondatrice.
    - Dont on a cru pouvoir importer tel ou tel aspect (technologique surtout) en faisant l’économie de ce qui la fon de.
    - Illusoire.
    - Jean-Pierre Dupuy : « Loin d’être neutre, la science porte en elle un projet, elle est l’accomplissement d’une métaphysique, d’autant que le positivisme spontané des scientifiques leur fait croire qu’ils se sont affranchis de toute métaphysique ».
    - Cite la synthèse de Pierre Legendre, dans La Balafre.
    - Du romano-christianisme de l’Occident, où les fondements juridiques et éthiques prédominent.
    - Jacques Derrida et la « mondio-latinisation » développe le même genre d’observation sur la « marque » occidentale. (p.73)
    - Ainsi les rejets de l’Occident procéderont-ils de crises nourries par celui-ci…
    - (A suivre)
    Jean-Claude Guillebaud, Le commencement d’un monde, Seuil, 390p. En librairie le 24 août.