Lettre de Philip Seelen, Paris.
Chers amis,
Nous sommes tous un peu Méditerranéens et donc tous affectés plus ou moins profondément par les tueries du territoire de Gaza. La dernière lettre de notre frère-correspondant à Ramallah est prenante par le transfert de la terreur vécue par les cibles civiles palestiniennes sur la cible que devient Serena, à qui on s'identifie naturellement, cette Serena au prénom de chez nous, cette Serena si proche culturellement, cette Serena si douce et si généreuse avec les cibles palestiniennes...cette Serena avec qui nous vivons en direct, avec l'image et le son, et avec son amoureux, la terreur qu'engendre la situation de cible à la merci de brutes armées jusqu'aux dents dont la mission consiste à éliminer ces cibles...fire... target out... game over...en hébreu bien sûr.
Ce qui me bouleverse dans toutes ces nouvelles, toutes ces images, ces prises de position, c'est l'impression de déjà vu, déjà lu...de 1968 avec les massacres de plusieurs milliers de Palestiniens par les troupes spéciales du petit roi de Jordanie dans les camps de réfugiés de Amman à aujourd'hui et ces 500 morts et 2'500 blessés déjà alignés sur le sinistre compteur des agences de presses internationales...
Ces cadavres de femmes et d'enfants dans leur linceul blanc couchés à même le sol de l'hôpital attendant leur inhumation selon les rites musulmans ou chrétien puisque, ne l'oublions pas. plus de 10 % des Palestiniens sont chrétiens.
La plus grande victoire des partisans de la guerre intermittente-permanente, chez les Israéliens comme chez les Arabes, c'est de nous faire vivre avec cet arrière-goût de sang en permanence au fond de nos gorges...toutes ces petites vies qui ne grandiront jamais, toutes ces mères qui ne caresseront plus leurs enfants, tous ces pères qui ne seront plus admirés et aimés...
Et toutes ces haines qui viennent encore alimenter les banques de la colère...j'ai suivi de loin cette immense manifestation de plusieurs dizaines de milliers de manifestants à travers Paris, samedi. Je n'y ai rencontré que des cris colériques, des appels à la vengeance, des slogans convenus, des manipulateurs d'émotions, des gérants prospères des comptes banquaires de la colère, des insultes antisémites proférées sans retenues ni réprobation, appelant à l'anéantissement d'Israël, je n'ai perçu aucune expression de compassion silencieuse et respectueuse de la mémoires des victimes, seuls les cris, la colère, la vengeance, la gérance des politiques...je n'avais aucune envie de prendre une quelconque image de ce rassemblement sans dignité dont les participants me semblaient ressembler en négatif à leurs adversaires sur l'échiquier abstrait où se joue la manipulation des haines et des peurs...la rue me semblait hostile à la raison, à mille lieux de toute expression de compassion, occupée à alimenter encore et encore la haine intercommunautaire...
Pour finir, quelques-uns ont brûlé des véhicules, cassés des vitrines, pillés des boutiques de chaussures et de matériels électroniques...et Paris s'est endormi.
Vive l'art, la poésie et la littérature, remparts indispensables aux fanatismes et à la haine.
Chaleureusement.
P.
Images: Philip Seelen
Commentaires
En effet on essaie d'y croire : mais que peuvent les mots contre les chars ?
SOUS PRETEXTE D'OBJECTIVITE
La poésie peut parler
Elle n'est pas responsable
De l'emploi des oreilles
Des yeux voire de l'imaginaire
Que chacun se construit
Dans la ferveur
De ses propres contemplations
La poésie est une pin up radoteuse
Qui passe le plus clair de son temps
A tendre de la toile émeri
Aux adeptes du cérumen
Et des Ray-Ban en tous genres
Que portent les dandys
Des pays où la conscience est bonne
Paris voit des villes
Au travers d'écrans
Accepte leur peuplement
Sans remettre en question
La nature du processus magique
Qui les fait se mouvoir
Sur l'écran noir de ses projections
Comment peut on s'y faire ? On ne peut pas s'y faire folie humaine folie des pouvoirs ça continuera ça se répétera histoire des mondes humains qui se croient civilisés. Je pleure et je suis content de pouvoir pleurer mon coeur se serre se serre se serre . . .
Rosa, ma sœur, je ne m'attendais pas à te trouver ici. Seuls les mots ( venus du silence, même), peuvent aller contre les chars.
" [...] je ne peux que redire ma conviction: sans une conversion à cent quatre-vingts degrés de la relation aujourd'hui dominante ( tout d'abord en Occident, mais quid du Maghreb et du Proche-Orient?) entre l'homme et l'être, l'homme et le divin, rien ne sera promesse de liberté, ni pour la vérité spirituelle hébraïque, compromise en Israël dans un désir de puissance qui l'aveugle et l'éloigne de sa propre source, ni pour la vérité spirituelle musulmane tentée de se renier elle-même dans les politiques de terreur, ni pour la part chrétienne de l'Occident qui aura tout perdu si, à l'heure où les jeux mortels de la puissance veulent la chasser de sa terre première (Palestine, Irak, Syrie, Liban), elle s'imagine pouvoir se replier sur le seul rappel des dogmes sans s'ouvrir aux vérités nouvelles que le bouleversement entier de l'existence humaine à la surface de la planète fait lever et qui attendent que notre pensée les prenne en charge. Si d'ici là non seulement il n'y a toujours pas d'Etat palestinien mais même plus de Palestiniens du tout, si les chrétiens se trouvent chassés de Terre Sainte et de l'ensemble du Proche-Orient, si Israël s'est davantage encore enfoncé dans cette suffisance furieuse où il ne parle qu'à lui-même, si "islam" continue de signifier en plusieurs endroits de la planète la folie de la chasse meurtrière aux "infidèles" et le credo analphabète de la pureté par les armes, si l'Occident de son côté s'obstine dans sa marche aveugle à la toute-puissance de la domination technique, tout sans doute ne sera peut-être pas encore perdu, mais beaucoup de ce qui est la chance humaine l'aura été, et sans espoir de retour. En attendant, je persiste et signe: " Jusqu'à ce que le manque de Dieu nous soit en aide."
Bernard Sichère, "L'Etre et le Divin", Ed. Gallimard, (L'Infini) octobre 2008
Le manque de Dieu nous est en aide depuis le commencement du monde et rien n'est "sans espoir de retour", chère Elisabeth, la "chance humaine" n'est pas un but à atteindre mais une conversion de tous les matins, et ce n'est que là que les mots ont la moindre supériorité sur les armes - ne nous payons pas de belles paroles quand les chars ou les roquettes "parlent"...
Certes, cher JLK. Une citation hors contexte se prête au malentendu, c'est bien connu. Je crains que ce soit le cas. Il faudrait replacer celle-ci, qui dans le magnifique livre de Bernard Sichère n'est qu'une note (p. 364), dans son contexte.
Vous dites "conversion", c'est exactement de cela qu'il s'agit. La démarche de Bernard Sichère est de repenser l'histoire de l'être et du divin à partir de la révélation chrétienne et de Heidegger. Incompatible, m'a dit Juan Asensio. En partie incompatible, selon Bernard Sichère, pour qui Heidegger n'est pas allé jusqu'au bout de sa lecture de Hölderlin ( grâce à laquelle, pourtant, il a opéré sa propre "conversion", après "Etre et Temps" et après la lourde faute de sa compromission avec le nazisme) puisque il a occulté la dimension chrétienne de la poésie de Hölderlin, notamment des trois grands poèmes, "Le Pain et le vin", "L'Unique", "Patmos". De cette méditation sur Heidegger ressortent la nécessité et l'appel à une "autre pensée" pour dépasser le nihilisme, conçu par Heidegger comme le déferlement de la volonté de puissance, celui-là même qui se manifeste en ce moment en Palestine," autre pensée" qui se dit et se dira dans la langue poétique. C'est là qu'il faut "dire", quand les chars et les roquettes parlent; il ne s'agit pas de "belles paroles", mais de foi dans le Verbe et de combat par le verbe, à la suite de Baudelaire, Rimbaud, Hölderlin et aussi de Jabès et Mahmoud Darwich. Les armes du verbe contre les armes de la technologie: ne pas y croire, c'est cela, le nihilisme, je le dis aussi pour Rosa, ma sœur dans la vie, dont je ne partage pas du tout la conception du "Progrès" et qui me prend pour une affreuse passéiste-réactionnaire-conservatrice ^^^^.
Cette guerre se prolongera au-delà des armistices platoniques. L'implantation des concepts politiques se poursuivra contradictoirement, dans les convulsions et sous le couvert d'une hypocrisie sûre de ses droits. Ne souriez pas. Écartez le scepticisme et la résignation, et préparez votre âme mortelle en vue d'affronter intra-muros des démons glacés analogues aux génies microbiens.
[Feuillets d'Hypnos]
Nous sommes probablement d'accord, mais ça ne se verrait qu'en chemin. Je n'ai pas encore lu le dernier livre de Bernard Sichère, qui m'a intéressé dès L'Invention de Jésus. Si vous en avez le loisir, faites le détour par le chapitre consacré à Hölderlin par René Girard dans Après Clausewitz. Il y a là-dedans des choses aussi, justement sur le refus de Heidegger. Quant à moi, je ne vois aucun progrès possible sans réactivation constante de tout notre tissage de passé. Etre réactionnaire n'a aucun sens à mes yeux, sauf à réagir à tout moment contre tout fixisme, et conserver quoi, sinon tout ce qu'on devient ? Le Verbe nous tire-t-il en avant ou en haut ? Réponse les doigts dans le sable, peut-être, mais ces doigts ne sont pas les nôtres...
PRETS ET INTENTIONS
On fait tout dire
Au poète mort
Qu'on n'écoute pas
Les philosophes notamment
Qui n'aiment le poète
Que reposant en paix
Chacun son théâtre de mots
Sa projection privée
Où le spectateur juge
Sans rien voir
De la trame qui sous-tend
Le mouvement des ombres
prout !
> Etre réactionnaire
Lu ce matin sur un site du genre :
Personnellement ce qui m’énerve dans ce conflit c’est qu’on y parle beaucoup (trop) des populations civiles (avec TOUS le jours un reportage dans un hôpital de Gaza) et très peu de stratégie militaire. Pas vraiment de topo sur l’arsenal des deux forces en présence, le matériel, le moral des troupes, les tactiques de guérilla urbaine. Les invités sont des ONG, des médecins, des fonctionnaires de l’ONU, la grosse Shahid, etc. mais JAMAIS un militaire ou un spécialiste des conflits asymétriques. Je ne sais pas si c’est à cause de la forte féminisation de la profession de journaliste mais on reste furieusement sur sa faim.