Lettres de l’imagier (4)
Paris, 14 janvier 2009.
Vieux frère,
Que la passion d'éditer soit une affaire compliquée, sujette à caution, aux critiques et aux polémiques, nous le savons depuis si longtemps. Que les questions de faute de goût, de propos ou de publications déplacées, inadaptées, choquantes soient récurrentes dans ce type de situation, au milieu d'un conflit si meurtrier pour les populations civiles, nous l'avons observé si souvent...
Et comment y répondre sans faire s'emballer le moulin des passions, des amalgames et des exagérations ?
Que cela soit clair : non, ma lettre n'a pas été publiée par toi à l'insu de mon plein gré. Non je n'ai pas honte et ne trouve pas abusif de montrer la torture exercée sur des corps humains par l'intermédiaire de techniques sophistiquées d'armement ultra-moderne conçues par des êtres humains en blouses blanches, la calculette à l'oreille.
Mon métier, mon art, mon expression passent obligatoirement par l'image et l'écrit. C'est mon choix. Il est critiquable comme tous les choix de mode et de style d'expression.
Donc acceptons la critique, et tout en y répondant, sans polémique et sans dérapage sémantique, poursuivons de notre côté la critique des armes par les armes de notre critique.
Nous sommes assez mûrs et assez fins pour échanger nos idées, nos émotions profondes avec nos amis ou nos interlocuteurs d'occasion, sans avoir à retirer de la vue ces images qui « sont là », devant nous, sur internet, déjà vues et revues des millions de fois, par des millions de paires de yeux de frères, de sœurs, de pères, de mères, et sans avoir à retirer des propos « écrits », même si nous pouvons changer d'avis, après débat et réflexion, sur l'opportunité de telle ou telle de nos publications...
N'allons surtout pas faire, comme certains, du déni de publication, en effaçant nos prétendus délits d'opinions réduits, pour sauver la face, à des fautes de goût et ainsi échapper à toute critique approfondie et à tout débat sur des questions essentielles à la liberté de création.
Si l'évocation de mes larmes peut être assimilée à du pathos manipulateur d'opinion, je ne sais quoi dire. Je suis désemparé devant mon interlocuteur. Alors quelles sont les vies que nous pouvons pleurer et quelles sont celles pour lesquelles nos pleurs ne doivent pas être versés ? Qui juge du bien-fondé de nos pleurs ?
Ce qui manque cruellement, avec ces images de la terreur que provoque une guerre sur des êtres humains, ce sont les noms, les prénoms, le descriptif des vies, aussi brèves ont-elles pu être. Toute vie mérite d'être pleurée parce qu'elle est digne et qu’elle aurait mérité d'être vécue.
Il n'y a pas à ma connaissance de nécrologie des victimes des guerres menées par Israël et les Etats arabes contre le peuple palestinien. Et je crains qu'il n'y en ait jamais. Tous ces enfants, toutes ces filles et ces mères palestiniennes ont-elles des noms? Ces vies sont-elles dignes d'être pleurées ? Une nécrologie fonctionne comme l'instrument par lequel une vie devient, ou échoue à devenir, remarquable, digne d'être pleurée, une icône en laquelle une société puisse se reconnaître.
Et cette reconnaissance n'est pas si simple. En effet si une vie ne peut être pleurée, elle n'est pas tout à fait une vie. Elle n'a pas valeur de vie et ne mérite pas qu'on la remarque...Ce n'est donc pas seulement qu'une mort est à peine remarquée, mais qu'elle ne peut l'être. Une telle mort disparaît, non dans le discours explicite (900 morts) mais dans les ellipses par lesquelles procède tout le discours public et y compris ceux qui veulent cacher ce qui ne saurait selon eux être montré ou écrit.
Récemment, un citoyen américain d'origine palestinienne, qui avait soumis, au San Francisco Chronicle, des notices nécrologiques pour deux familles palestiniennes tuées par les troupes israéliennes, s'entendit répondre que ces notices ne pouvaient être admises sans certificat de décès.
La rédaction du Chronicle déclara que des avis in memoriam pouvaient toutefois être acceptés. Les notices furent donc réécrites et soumises à nouveau au journal sous la forme d'avis commémoratifs. Ces derniers furent également rejetés, la rédaction précisant, pour toute explication, qu'elle ne souhaitait offenser personne.
Il faut se demander à quelles conditions le deuil public en vient à constituer une offense pour le public lui-même, et devient une irruption intolérable au sein de ce qui peut être dit en public. Qu'y-a-t-il d'offensant dans la reconnaissance publique de l'affliction et de la perte, pour que des avis de décès apparaissent comme des propos «offensants» ?
Est-ce la peur d'offenser ceux qui soutiennent l'Etat israélien ou son armée qui s'exprime ici ? Est-ce le fait que ces morts n'apparaissent pas comme des morts à part entière et que ces vies n'apparaissent pas dignes d'être pleurées, parce qu'il s'agit de Palestiniens ou de victimes malheureuses de guerres justifiées ?
Mes pleurs et la publication de ces terribles images, qui offensent-elles ?
Avec mes amitiés,
Philou
Post scriptum :
Je tiens à préciser, ici, que l'anecdote du San Francisco Chronicle est tirée du livre de Judith Butler : Vie précaire. Les pouvoirs du deuil et de la violence après le 11 septembre 2001 paru aux Editions Amsterdam, Paris.
Judith Butler est professeur de rhétorique et de littérature comparée à l'Université de Californie à Berkeley. Elle a écrit plusieurs livres et de nombreux articles sur la psychanalyse, le féminisme et la théorie "queer". Elle est notamment l'auteure de: Gender Trouble (La Découverte), La Vie psychique du pouvoir (Léo Scheer, 2002), Antigone, la parenté entre vie et mort (EPEL 2003),
Le Pouvoir des mots (Amsterdam, 2004), et Humain, inhumain : le travail critique des normes (Editions Amsterdam 2005).
Judith Butler m'a beaucoup inspiré pour la création de parties importantes de mon travail iconographique.
Philip Seelen.
Images: Philip Seelen
Commentaires
vous devriez écouter cette interview de mahmoud darwich faite par judith lerner sur ce conflit. darwich explique avec justesse ce qui intéresse le monde dans cette guerre, et ce qui intéresse le monde n'est pas les palestiniens.
pour le reste, vous ne manquerez pas de travail, ça fait 50 000 ans que la guerre se poursuit sur terre, en fait depuis le début de l'apparition de l'homme pas une seule période de paix...
en fait, pourquoi pleurez-vous sur ceux-ci et pas sur les autres? sans considérer une quelconque et hypothétique offense
http://fr.youtube.com/watch?v=erzl60Dk2bM#
@ Philip Seelen
Il y a pour la pensée émue un devoir d'expression et une exigence de retenue. Vous réconcilier ces deux exigences d'une manière magistrale.
Personne ne peut vous reprocher votre émotion.
Bien à vous
Je crois que le fait de montrer des photos choquantes pourrait être interprété, en effet, soit comme du voyeurisme malsain soit comme une complaisance dans un pathos exagéré.
Cependant, dans le cas décrié par Pascal, il y a lieu de préciser :
1) qu’il n’est peut-être pas mauvais, pour une fois, de montrer de telles atrocités, car c’est finalement la seule chose qui pourra émouvoir la terre entière et donc indirectement la seule chose qui pourra faire arrêter le gouvernement israélien dans son désir de vengeance et dans son massacre organisé. On entend dire, d’ailleurs, que certains membres de ce gouvernement commencent à se poser des questions sur l’image de marque d’Israël après ce conflit (il est bien temps d’y penser). C’est peut-être choquant de parler ainsi, mais dans le contexte actuel et vu la gravité des faits, il faut user de tous les moyens, même les moins avouables, si on peut épargner quelques vies.
2) que ces photos ne sont pas sorties du néant mais qu’elles ont été précédées par plusieurs articles de Ph. Seelen ainsi que par les nombreux commentaires qu’il a laissés ici ou là et dans lesquels il a exposé un point de vue des plus nuancés. En d’autres termes, ces photos sont comme l’aboutissement d’un raisonnement, dont elles illustrent les propos. Elle ne sont pas données pour elles-mêmes, pour le plaisir malsain de voir l’horreur, mais comme preuve irréfutable de ce qui a été avancé dans les articles.
De deux choses l'unes: soit ces images sont truquées, comme il en a proliféré ces dernières décennies, et notamment à Timisoara, où l'on a prétendu que des cadavres ont été déterrés pour être photographiés, alors que notre propre rédacteur en chef revenait de Bucarest en annonçant 40.000 morts (chiffre aberrant qui a été publié dans notre journal et jamais corrigé), soit ces images sont vraies.
Ce qui est vrai, aujourd'hui, c'est que plus de 300 enfant sont morts à Gaza, et que l'usage d'armes effrayantes, par Tsahal, est avéré. Ce ne sont pas des agents d'influence ou des idiots utiles, à la solde du Hamas, qui l'affirment, mais Le Monde et, aujourd'hui même, Le Canard enchaîné.
Nouvelles armes à Gaza ?
Deux médecins norvégiens, présents à Gaza, affirment avoir « vu des victimes d’un nouveau type d’armes, les DIME »
Sophie Shihab est grand reporter au quotidien Le Monde, où elle est notamment spécialiste de la Russie. Elle a été dans les années 90 envoyée spéciale du journal à Moscou. Elle y a couvert à ce titre la première guerre de Tchétchénie et le début de la seconde, se distinguant par la mise en avant des exactions commises contre les populations civiles. Elle a été une des rares journalistes à continuer à se rendre régulièrement en Tchétchénie après 1999, malgré le bouclage du territoire. Voici ce qu’elle écrit dans Le Monde du 12 janvier 2009.
Des blessés d’un type nouveau - adultes et enfants dont les jambes ne sont plus que des trognons brûlés et sanguinolents - ont été montrés ces derniers jours par les télévisions arabes émettant de Gaza.
Dimanche 11 janvier, ce sont deux médecins norvégiens, seuls Occidentaux présents dans l’hôpital de la ville, qui en ont témoigné.
Les docteurs Mads Gilbert et Erik Fosse, qui interviennent dans la région depuis une vingtaine d’années avec l’organisation non gouvernementale (ONG) norvégienne Norwac, ont pu sortir du territoire la veille, avec quinze blessés graves, par la frontière avec l’Egypte. Non sans ultimes obstacles : « Il y a trois jours, notre convoi, pourtant mené par le Comité international de la Croix-Rouge, a dû rebrousser chemin avant d’arriver à Khan Younès, où des chars ont tiré pour nous stopper », ont-ils dit aux journalistes présents à Al-Arish.
Deux jours plus tard, le convoi est passé, mais les médecins, et l’ambassadeur de Norvège venu les accueillir, ont été bloqués toute la nuit "pour des raisons bureaucratiques" à l’intérieur du terminal frontalier égyptien de Rafah, entrouvert pour des missions sanitaires seulement. Cette nuit-là, des vitres et un plafond du terminal furent cassés par le souffle d’une des bombes lâchées à proximité.
« A l’hôpital Al-Chifa, de Gaza, nous n’avons pas vu de brûlures au phosphore, ni de blessés par bombes à sous-munitions. Mais nous avons vu des victimes de ce que nous avons toutes les raisons de penser être le nouveau type d’armes, expérimenté par les militaires américains, connu sous l’acronyme DIME - pour Dense Inert Metal Explosive », ont déclaré les médecins.
Petites boules de carbone contenant un alliage de tungstène, cobalt, nickel ou fer, elles ont un énorme pouvoir d’explosion, mais qui se dissipe à 10 mètres. « A 2 mètres, le corps est coupé en deux ; à 8 mètres, les jambes sont coupées, brûlées comme par des milliers de piqûres d’aiguilles. Nous n’avons pas vu les corps disséqués, mais nous avons vu beaucoup d’amputés. Il y a eu des cas semblables au Liban sud en 2006 et nous en avons vu à Gaza la même année, durant l’opération israélienne Pluie d’été. Des expériences sur des rats ont montré que ces particules qui restent dans le corps sont cancérigènes », ont-ils expliqué.
Un médecin palestinien interrogé, dimanche, par Al-Jazira, a parlé de son impuissance dans ces cas : « Ils n’ont aucune trace de métal dans le corps, mais des hémorragies internes étranges. Une matière brûle leurs vaisseaux et provoque la mort, nous ne pouvons rien faire. » Selon la première équipe de médecins arabes autorisée à entrer dans le territoire, arrivée vendredi par le sud à l’hôpital de Khan Younès, celui-ci a accueilli « des dizaines » de cas de ce type.
Les médecins norvégiens, eux, se sont trouvés obligés, ont-ils dit, de témoigner de ce qu’ils ont vu, en l’absence à Gaza de tout autre représentant du "monde occidental" - médecin ou journaliste : « Se peut-il que cette guerre soit le laboratoire des fabricants de mort ? Se peut-il qu’au XXIe siècle, on puisse enfermer 1,5 million de personnes et en faire tout ce qu’on veut en les appelant terroristes ? »
Arrivés au quatrième jour de la guerre à l’hôpital Al-Chifa qu’ils ont connu avant et après le blocus, ils ont trouvé un bâtiment et de l’équipement «au bout du rouleau », un personnel déjà épuisé, des mourants partout. Le matériel qu’ils avaient préparé reste bloqué au passage d’Erez.
« Quand cinquante blessés arrivent d’un coup aux urgences, le meilleur hôpital d’Oslo serait à la peine », racontent-ils. « Ici, les bombes pouvaient tomber à dix par minute. Des vitres de l’hôpital ont été soufflées par la destruction de la mosquée voisine. « Lors de certaines alertes, le personnel doit se réfugier dans les corridors. Leur courage est incroyable », poursuivent-ils. Ils peuvent dormir deux à trois heures par jour. La plupart ont des victimes parmi leurs proches, ils entendent à la radio interne la litanie des nouveaux lieux attaqués, parfois là où se trouve leur famille, mais doivent rester travailler... Le matin de notre départ, en arrivant aux urgences, j’ai demandé comment s’était passée la nuit. Une infirmière a souri. Et puis a fondu en larmes. » A ce moment de son récit, la voix du docteur Gilbert vacille. « Vous voyez, se reprend-il en souriant calmement, moi aussi... »
(Le Monde, 12 janvier 2009)
Si ces faits sont avérés, la seule indécence, à mes yeux, serait de les taire.
Quant à l'argument de Gilles-Marie Chenot, selon lequel il y a 50.000 ans que l'homme s'étripe, et qu'il est vain de pleurer sur ceci plutôt que sur cela, il est aussi intéressant que celui qui dit que tout a été écrit et qu'il est donc inutile, absolument, de continuer d'écrire.
C'est cela même, GMC, pourquoi écrivez-vous encore ?
je n'ai pas demandé à votre ami si c'était vain ou pas de pleurer; je lui ai demandé pourquoi il avait élu ceux-là dignes d'être pleurés, ceux-là et pas les autres (pas d'exemple, ils sont trop nombreux pour qui veut effectuer un recensement uniquement dans l'actualité, à commencer par les 40 ou 50 000 enfants qui meurent de faim chaque jour -en raison de ce qu'on veut bien voir ou ne pas voir-).
juste une petite précision, le langage est peut-être quelque chose de frustre mais, en même temps, il renferme en son sein des capacités illimitées; ses capacités permettent donc de répéter à l'infini les mêmes choses de manière différente, choses qui sont entendues ou pas suivant les désirs de tout un chacun dans l'empire personnel qu'il s'est construit.
pour répondre à votre question, c'est très simple, jlk, pour ceci uniquement:
So you want to be a writer?
if it doesn't come bursting out of you
in spite of everything,
don't do it.
unless it comes unasked out of your
heart and your mind and your mouth
and your gut,
don't do it.
if you have to sit for hours
staring at your computer screen
or hunched over your typewriter
searching for words,
don't do it.
if you're doing it for money or fame,
don't do it.
if you're doing it because you want
women in your bed,
don't do it.
if you have to sit there and
rewrite it again and again,
don't do it.
if it's hard work just thinking about doing it,
don't do it.
if you're trying to write like somebody else,
forget about it.
if you have to wait for it to roar out of you,
then wait patiently.
if it never does roar out of you,
do something else.
if you first have to read it to your wife
or your girlfriend or your boyfriend
or your parents or to anybody at all,
you're not ready.
don't be like so many writers,
don't be like so many thousands of
people who call themselves writers,
don't be dull and boring and
pretentious, don't be consumed with self-love.
the libraries of the world have
yawned themselves to sleep
over your kind.
don't add to that.
don't do it.
unless it comes out of
your soul like a rocket,
unless being still would
drive you to madness or
suicide or murder,
don't do it.
unless the sun inside you is
burning your gut,
don't do it.
when it is truly time,
and if you have been chosen,
it will do it by
itself and it will keep on doing it
until you die or it dies in you.
there is no other way.
and there never was.
[Charles Bukowski]