Lettres de l’Imagier (3)
Paris, ce lundi 12 janvier 2009.
Vieux frère,
Je travaillais samedi à la vente de toutes ces Unes quotidiennes, ivres de nouvelles terribles en provenance de Terre Sainte, au kiosque du boulevard des Filles du Calvaire, appartenant à mon ami Fathi.
Fathi, un fils de Djerba La Douce. Il y a 25 ans son père, petit agriculteur, bon chasseur de lièvre, mais sans ressource suffisante pour sa grande famille, l'encouragea au voyage pour la riche France.
L'employé d'épicerie qu'était devenu Fathi après l'école, se résolut, l'âme déchirée, à suivre les conseils de son père et à embarquer sa petite famille pour ce dur, ce si triste voyage vers le Septentrion tant vanté, ce Royaume de l'Exil, là où sortent de terre les blancs frigidaires, les cuisinières à gaz et les belles Peugeot (prononce Pijot) 404 d'occasion.
Installé avec sa famille dans un deux pièces-cuisine à la Rue de Suez, accroché dix-huit heures par jour au comptoir d'une épicerie de la grande chaîne parisienne de l'Arabe du Coin, dite aussi des Dépanneurs, il apprit à vivre à Paris plus chichement qu'à Djerba, mais sans jasmin et surtout sans ses amis îliens de son enfance.
Après 20 ans d'épicerie, Fathi saisit l'opportunité d'investir ses économies dans l'achat du fond de commerce d'un kiosque à journaux de la chaîne des NMPP. Gagnant à peine l'équivalent d'un salaire minimum avec revues de cul, peoples et quotidiens, il améliore l'ordinaire pour payer les études des gosses avec des activités dont il cache subtilement l'existence et la nature.
C'est devenu un ami, on se raconte nos secrets, nos peurs et nos doutes, son humour et son sourire de djerbien sont blindés à toute épreuve. Fathi est profondément croyant:
Pour les musulmans, « Le meilleur jour dans lequel le soleil s’est levé, c’est le vendredi: c’est le jour où Adam a été créé, le jour où il a été introduit au Paradis et le jour où il en a été chassé. En outre l’Heure de la résurrection ne peut être que le vendredi ».
Donc tous les vendredis Fathi est à la prière. Il ferme le kiosque s'il ne trouve personne de confiance pour le remplacer. Avec le temps et la profonde sympathie que nous éprouvons l'un pour l'autre, j'ai fini moi aussi certains vendredis derrière le comptoir. En échange de quoi je peux lire gratuitement tous les journaux et les revues à ma disposition.
Une tradition aussi que nous respectons dans notre pacte méditerranéen d'échange amical, c'est le poulet rôti hebdomadaire, ou le couscous que nous partageons installés assis de guingois entre les présentoirs de presse.
Et ce samedi c'est ce poulet que nous avons partagé. Ce poulet je l'achète chez mes amis David, Daniel et Joseph, juifs pratiquants, qui tiennent un tout petit magasin-cuisine où ils préparent les plats qu'ils vendent en respectant leכשרות המטבח והמאכלים, autrement dit le kashrout hamitba'h vèhamaakhalim qui est le terme désignant le code alimentaire du judaïsme.
C'est Fathi qui m'a fait connaître ces trois compères, en exil de Méditerranée eux aussi. Fathi leur fait confiance pour respecter les règles de l'abattage rituel, confiance qu'il n'accorde guère aux poulets rôtis des boucheries Halâl de l'avenue qu'il soupçonne de tricher sur la provenance, en toute complicité avec les autorités françaises de contrôle.
Donc c'est ce poulet cuisiné selon le respect juif de la Cacherouth que nous partagions lorsqu' a surgit la foule de l'immense manifestation de protestation contre les massacres commis à Gaza par l'armée et le gouvernement d'Israël.
Habitué de ce type de situation, Fathi interrompit nos agapes pour mettre à l'abri des vandales son gagne pain quotidien. La foule s'écoula heurtant sans gêne les parois du petit kiosque, transformé en un frêle esquif, au milieu de la tourmente humaine.
Fathi faisait profil bas. Il m' enjoignit avec autorité de cacher la presse arabe ainsi que la Tribune Juive et les Actualités Juives. Je ne l'avais jamais vu dans cet état de crainte panique. Soyons prudents, se justifia-t'il, au cours d'une de leur manif ils m'ont détruit mes présentoirs, enragés de voir presse arabe et presse juives côte à côte. Ils m'ont traité d'Arabe collabo. Mais la suite s'est bien passée. Le calme est revenu autour du kiosque après une heure ou deux.
Le poulet était froid. Je suis parti chez le Kurde du "sandwich grec" d'à côté, pour faire réchauffer notre volatile refroidi. Dans sa boutique, Dirsîm regardait les dernières nouvelles de Gaza sur son écran plat tout en réchauffant mon poulet."Y en a encore que pour ces satanés Arabes palestiniens. Quand l'armée turque bombarde et massacre un village du kurdistan, on n’en voit pas une seule image. C'est normal l'Europe et maquée avec les Turcs. Nous et notre tragédie on nous oublie. Nous sommes sacrifiés sur l'autel du fric et du commerce."
En traversant le boulevard, je croise un groupe d'une vingtaine de femmes tout de noir vêtus, elles reviennent de la manifestation. Elle brandissent encore à l'adresse de badauds des pancartes "Israël-Palestine" "L'occupation qui tue nos deux peuples" "Les femmes en noir". Je m'adresse à l'une d'elle qui se déclare juive et israélienne et s'empresse de m'expliquer que le Groupe Femmes en Noir est né sur une place de Jérusalem Ouest en janvier 1988, au début de la première intifada, de la rencontre de sept femmes israéliennes, parmi lesquelles la féministe et pacifiste, Hagar Roublev, malheureusement décédée depuis.
Elles ont choisi le silence et le noir pour protester contre l'occupation militaire de la Cisjordanie et de la bande de Gaza, décidée par le gouvernement israélien. Ce choix de manifester en noir et en silence s'est inspiré des pratiques d'autres femmes dans d'autres luttes au monde: les femmes sud-africaines contre l'Apartheid, les mères et grand-mères de la place de Mai, qui chaque semaine en Argentine, manifestent pour leurs enfants et petits-enfants disparus.
L'idée d'une manifestation en silence et vêtues de noir, avec des pancartes, des symboles en forme de main, avec le slogan "Stop à l'occupation", s'est répandue spontanément dans plusieurs villes israéliennes. Cette forme de protestation symbolique - non-violente est typiquement l'oeuvre des femmes. Tous les vendredis en Israël, des femmes en noir continuent à manifester contre la violence de leur gouvernement, pour réclamer des solutions politiques pacifiques et pour témoigner de leur espoirs de paix. J'embrasse cette belle femme, qui me rend chaleureusement mon accolade.
Le poulet de nouveau à moitié froid, je retrouve Fathi qui a préparé un thé à la menthe et des pâtisseries, Aboubakar le Nigéria n vendeur du Monde à la sauvette nous a rejoints avec Jorgan, le juif marocain, boutiquier juif d'en face, tous les deux commente avec passion le dernier tiercé, Jorgan est heureux il a gagné 200 euros, et Boubakar perdant mais complice lui balance sa face pleine de sourires.
De retour à l'Allée Marc Chagall j'ai découvert sur mon ordinateur toutes ces images témoignant du supplice des enfants de Gaza. J'ai regardé longtemps couler mes larmes devant le miroir de la salle de bain, avant de me décider à faire un choix parmi des centaines d'icônes plus terribles les unes que les autres.
Un samedi comme un autre de la vie à Paris.
La Seine te coule un doux salut.
Philip.
Images : Philip Seelen et divers photographes palestiniens.
Commentaires
Vous avez un don pour raconter, Philip. J'aime la manière dont vous mettez l'accent sur la vie des petites gens: Fathi, "le fils de Djerba La Douce", qui pense d'abord à sauver son kiosque, le Kurde qui râle qu'on ne parle pas de son pays à la télévision, les femmes en noir, drapées dans leur dignité et qui osent rêver à la paix ou encore le commerçant marocain, heureux d'avoir gagné au tiercé.
Et puis tous ces enfants de Gaza, qui ont tout perdu, même la vie. Atroce.
Un bien beau Blog que le vôtre Monsieur Kuffer...
Que d'atrocités, les siècles ne changent pas la vie, ni les guerres les destinées. L'Histoire demeure-t-elle sans mémoire, ne se décline t-elle plus dans les futures générations? La chevalerie d'antan, de fer, de lances et de sang, se dénommait souvent barbarie, chez nos descendants... Ce siècle n'est pas plus lumineux que la cape noire obscurantiste d'un certain moyen-âge. Il est difficile de voir des images de la sorte, évidement cela devient concret et mâche les nerfs, autrement plus que lorsqu'on entend les présentateurs en parler le matin, entre un café et deux rinçages de dents...
Comment survivre à la boucherie, sans être boucher soi-même?
Si l'homme est une bête, un loup pour lui-même, comment se fait-il qu'il continue à bâtir des abattoirs, des murs, des camps, à puer la mort et la souffrance? Qui est la Bête? Cette chose de l'Apocalypse sommeillant en nous, ou une nature indépendante, profondément mauvaise, dont on ne connait ni l'identité, ni l'origine? Et pourquoi? Quel animal est aussi haïssable que la bête en l'homme? Haine qui se haït elle-même, ou qui désigne celui à détester bien avant que Orwell le décrive, bien antérieur à 1984...
Rien ne change, c'est toujours aussi trivial.
On se bat pour le char, le territoire, ses limites, avoir de plus en plus de pouvoir, plus d'argent, pouvoir dominer, pouvoir de s'élever du pavé, de la masse, atteindre le sommet de la pyramide, demeurer au centre de l'oeil qui voit tout, assis sur les $$$ et les mains sur la manette des gaz...
Evidement cela pète en chair tout autours dans les champs d'enfants...
Gaza et gazés... Deux noms terribles si proches l'un de l'autre, comme un hasard étrange pavant les mêmes chemins de caillasse que ceux menant vers l'affreux portique du "Arbeit macht frei... "
Doit-on vraiment prendre au pied de la lettre, cet entonnoir, ce Vortex tourbillonnant au centre de la terre et que Dante nommait enfer?
Voir les atrocités de l'homme enterrant les enfant décapités et les mères éventrées?
Sommes-nous vraiment tous habitants de la même planète?
La terre? Laquelle? Celle qui est globuleuse et bleue, vue de l'espace, et qui se dilate de plus en plus, tant on l'enfourne de cadavres?
C'est le même portique... Gaza... O vous qui entrez, laissez toute espérance!
C'était une fois l'Arche de l'alliance, c'était une fois l'Arche de Noé, c'était l'espoir de l'Exodus, c'était la terre promise... Mais jusqu'à quelle limite?
Luciano cavallini
Cher Luciano, Laissez tomber le Monsieur, il me va aussi bien que la cravate que je ne porte qu’aux enterrements. Ceci dit il est moins que jamais question de laisser là toute espérance, vu que le chemin reprend tous les matins, des cercles infernaux aux terrasses agréablement fréquentées du Purgatoire, auxquelles je m’en tiens personnellement. Plus haut cela devient un peu pompier, avec ce char divin, cette Béatrice inatteignable, et toutes ces légions angéliques et archangéliques qui psalmodient dans le tourbillon de lumière. Question poésie cependant le Paradiso de Dante relève quand même de la musique la plus cristalline et la plus épurée, dont l’âme punctiforme est un cœur amoureux. Tout le fatras bestial ne change pas, mais la créature « peut mieux faire », c’est prouvé et stocké dans la Grande Mémoire qu’il suffit de consulter d’un clic. Merci de vous être signalé. Nous reparlerons si la démarche que je vous ai proposée ne donne rien. Bonne journée sur la Terre qui est, parfois, si jolie.
Jls
assise devant mon écran volant quelques minutes à mon patron pour lire ce texte, je suis émue par l'amitié qui se dégage de ce récit. Me remontent à la mémoire les anecdotes que nous racontait notre mère de son pays en guerre, les prières que nous disions avec elle pendant les événements de Hongrie, tous ces petits moments arrachés à l'agitation, qui nous ont contribué à ce qu'aujourd'hui nous puissions partager avec nos voisins la Vie et ce qu'elle apporte sans juger, sans condamner unilatéralement. Gardez-moi un morceau de poulet j'arrive !